LIVRE I MAI 2008 Population mondiale : 7,25 milliards d’habitants

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Le concept, le projet et jusqu’au terme d’« Île Un » dérivent des recherches menées dans les années 1970 par le professeur Gérard O’Neill à l’ancienne université Princeton. À l’origine, il envisageait Île Un comme une colonie spatiale installée sur une orbite lunaire que l’on monterait dans le vide en se servant de matériaux recueillis sur le satellite. Sa capacité prévue était de dix mille résidents permanents. C’était gigantesque selon les critères de l’époque et les gens en eurent le souffle coupé. Pourtant, l’Île Un du projet O’Neill n’était pas plus colossale que l’un des supertankers qui sillonnaient l’océan en un temps où le pétrole devait être transporté d’un bout du monde à l’autre.

Tel était le rêve d’O’Neill, et que de sarcasmes ne suscita-t-il pas ! Mais les gros consortiums, eux, n’en rirent pas. Et, à l’aube du troisième millénaire, quand ils prirent finalement la décision d’édifier une colonie spatiale, le rêve d’O’Neill parut bien étriqué à côté de la réalité.

Cyrus S. Cobb,

enregistrements en vue d’une autobiographie officieuse.



— Pas si vite ! Je suis une fille des villes, moi ! s’exclama-t-elle.

David Adams s’arrêta et se retourna. La pente herbeuse qu’ils escaladaient n’était pourtant pas tellement raide. Il y avait un peu partout des érables au tronc mince et des bouleaux auxquels on pouvait s’accrocher pour s’aider. Mais Evelyn était à bout de souffle et elle commençait à en avoir assez. Il fait du cinéma, songea-t-elle. Le jeune mâle viril et musclé dans le jardin d’Éden !

David, le visage fendu d’un large sourire, lui tendit la main.

— Vous avez dit que vous vouliez visiter la colonie d’un bout à l’autre.

— C’est vrai, répondit Evelyn en haletant, mais je n’ai pas envie d’attraper une crise cardiaque en prime.

Il la saisit fermement par le poignet et la prit en remorque.

— Quand on sera un peu plus haut, ce sera plus facile. La gravité sera moins forte. Et la vue mérite quelques efforts.

Elle opina mais bougonna dans son for intérieur : Il sait qu’il est beau. Un corps d’athlète, une musculature en béton… C’est pour cela qu’ils l’ont choisi comme guide, il n’y a aucun doute. À sa vue, toutes les hormones féminines explosent !

David lui rappelait les playboys hawaiiens qui, depuis quelque temps, envahissaient les plages anglaises : le même corps puissant et élancé, le même visage séduisant à l’ossature accusée, le même sourire éclatant. Il était vêtu — et, cela, Evelyn ne s’y était pas attendue — pour affronter le grand air : un short grossier, une chemisette aux plis lâches à col ouvert qui révélait son thorax musclé, des chaussures de randonnée en cuir. Le tailleur jupe courte d’Evelyn était parfaitement à sa place dans un bureau, un restaurant ou dans n’importe quel endroit civilisé mais, ici, il paraissait on ne peut plus incongru. Elle avait déjà ôté sa veste qu’elle avait fourrée dans le sac qui se balançait à son épaule mais, néanmoins, elle crevait de chaud et suait comme une bête.

N’empêche que son sourire est fascinant ! Mais il y avait aussi autre chose chez lui… quelque chose de… de différent. Est-il possible que ce soit lui ? Est-il possible que je sois déjà tombée dessus ? Si c’est bien lui et qu’on l’a chargé de me faire faire la visite du propriétaire, ce serait une curieuse coïncidence ! Mais une petite voix murmurait dans la tête de la jeune fille : Les coïncidences, ça n’existe pas. Méfie-toi !

Ces yeux bleus, ces cheveux couleur des blés ! Quelle drôle de combinaison avec cette peau légèrement olivâtre. Est-ce un gène méditerranéen ? Est-ce qu’ils peuvent aussi déterminer la teinte de l’épiderme ? Pourtant, il a quelque chose de… On dirait un peu une vedette de cinéma. Il est trop parfait. Pas la moindre anomalie. Pas de défauts, pas de cicatrices. Même ses dents sont blanches et régulières.

— Faites attention !

David glissa un bras autour de la taille d’Evelyn pour l’aider à franchir un minuscule ruisseau bouillonnant qui traversait le sentier.

— Merci, murmura-t-elle en se dégageant. Il sait qu’il est une belle image. Ne te laisse pas posséder par ce visage d’archange, ma petite vieille.

Ils continuèrent de grimper en silence au milieu de chênes et d’épicéas alignés au cordeau et régulièrement espacés. Et ses dents ! Ce n’est pas vrai ! C’est une girl-scout en fleur qu’ils auraient dû charger de ce travail, pas une journaliste.

David l’observait : Pourquoi Cobb m’a-t-il choisi pour lui faire faire la visite ? se demandait-il. Tient-il en si piètre estime mon travail pour m’avoir mis sur la touche et m’avoir chargé de jouer les boy-scouts avec elle ?

Il fallait qu’il se contrôle pour que son expression ne trahisse pas sa mauvaise humeur. La visiteuse avait toutes les peines du monde à le suivre avec ses chaussures à bouts découpés. Pris d’une impulsion subite, il déclencha d’un coup de langue le communicateur inséré dans sa dernière molaire et murmura d’une voix si basse que personne ne pouvait l’entendre en dehors de l’émetteur miniature : « Evelyn Hall, arrivée la semaine dernière. Dossier, je vous prie. »

À peine eut-il fait quatre pas que la pastille réceptrice microscopique implantée derrière son oreille se mit à grésiller : « Evelyn L. Hall. Vingt-six ans. Née à Londres-Métropole. Études dans divers établissements d’État du grand Londres. Sortie de l’université polytechnique de Plymouth. Diplômée de l’école de journalisme. Documentaliste, puis reporter à l’International News Syndicate. Terminé pour la vie professionnelle. Mensurations… »

David coupa l’ordinateur d’un nouveau coup de langue. Les renseignements d’état civil ne l’intéressaient pas. Il lui suffisait de la voir. Elle était presque aussi grande que lui — un mètre soixante-quinze — et on devinait à sa silhouette épanouie et bien étoffée qu’elle menait un combat constant contre les kilos. Ses cheveux couleur de miel qui flottaient sur ses épaules étaient maintenant en bataille. Des yeux d’aigue-marine pétillants, intelligents, inquisiteurs. Et une jolie frimousse. Sans ce regard scrutateur, toujours en mouvement, elle aurait ressemblé à une enfant innocente. Mais, vraiment, elle était jolie. Un visage vulnérable, presque fragile.

— On aurait dû m’avertir qu’il faudrait faire de l’alpinisme, ronchonna-t-elle.

David éclata de rire.

— Allons ! Ce n’est pas une montagne. On n’en a pas construit de ce côté de la colonie. Cela dit, si vous tenez vraiment à faire de la varappe…

— Il ne manquerait plus que ça ! s’exclama-t-elle en repoussant les mèches emmêlées qui lui tombaient dans les yeux.

Son tailleur était fichu. Plein de taches d’herbe, imbibé de sueur. Quel salaud, ce Cobb ! Parce que tout ça, ç’avait été l’idée du « maire » d’Île Un.

— Il faut absolument que vous voyez la colonie, avait tonitrué la vieille baderne comme s’il haranguait les foules. Que vous la voyez réellement, je veux dire. Vous allez la sillonner, la sentir. Je vous trouverai un guide…

Si c’est de cette façon qu’il traite tous les nouveaux, c’est un miracle qu’il y ait des gens qui décident quand même de s’installer ici à demeure. À moins… à moins que je n’aie droit à des attentions particulières parce qu’il se doute de la raison de ma présence ? Evelyn prenait conscience pour la première fois de sa vie qu’une enquête journalistique pouvait être non seulement dangereuse mais aussi affreusement fatigante.

Elle suivait en tirant la jambe l’homme des bois musclé qui l’entraînait par monts et par vaux, à travers les forêts coupées de ruisseaux. Ses vêtements étaient dans un triste état, ses souliers bons pour la réforme, elle avait des ampoules, son sac cognait contre sa hanche et son irritation grandissait à chaque pas.

— On va bientôt arriver. (La gaieté de David ne faisait que l’exaspérer davantage.) Vous ne vous sentez pas plus légère ? La gravité dégringole très rapidement, ici.

— Non.

Elle ne se sentait pas assez sûre d’elle-même pour être plus explicite. Si elle lui disait ce qu’elle pensait réellement de ce bled, ils la réexpédieraient tambour battant sur la Terre par la première navette.

David marchait maintenant à sa hauteur. Le terrain s’était considérablement aplani et la progression était quand même moins pénible. Des buissons de la taille d’un homme poussaient de part et d’autre du sentier, pleins de fleurs énormes, grosses comme des citrouilles, qui éclataient de tous leurs rouges, de tous leurs orange, de tous leurs jaunes.

— Qu’est-ce que c’est que ces fleurs ?

La respiration d’Evelyn était redevenue presque normale. David plissa le front. Il émit un claquement de langue, les yeux fixés sur les fleurs.

Comme cicérone, il se pose un peu là ! Il me fait faire la visite guidée grand luxe et il ne sait même pas…

— C’est une forme mutante de l’Hydrangea commune, dit David en penchant curieusement la tête de côté comme s’il répétait les paroles de quelqu’un. H. macrophylla murphiensis. L’un des généticiens des premiers temps de la colonie dont le violon d’Ingres était la botanique a essayé d’inventer une nouvelle souche de fleurs de prestige qui n’auraient pas seulement des couleurs spectaculaires et inédites mais seraient aussi auto-pollinisantes. Il n’a que trop bien réussi dans son entreprise : pendant plus de trois ans, ses hydrangeas modifiées ont menacé d’envahir les terres arables de la colonie. Grâce à une équipe spéciale de biochimistes et de biologistes moléculaires, on est parvenu à confiner l’espèce en altitude à la pointe extrême du cylindre principal.

Il récite ça comme un robot, se dit Evelyn.

David lui sourit et reprit sur un ton plus normal :

— Le jardinier amateur en question ne s’appelait d’ailleurs pas Murphy, à propos. Il n’a pas voulu que la nouvelle variation porte son nom et le Dr Cobb a baptisé cette plante d’après la loi de Murphy.

— La loi de Murphy ?

— Personne ne vous l’a expliquée ? « Si quelque chose doit mal tourner, ça tournera mal. » C’est cela, la loi de Murphy. Et, ajouta David d’une voix plus grave, c’est la première et la plus importante des règles qui régissent notre existence, ici. Si vous décidez de vous installer définitivement dans la colonie, rappelez-vous la loi de Murphy. Elle peut vous sauver la vie.

— Si je décide de m’installer ? répéta Evelyn. Parce que vous en doutez ? Enfin quoi ! on m’a admise comme résidente permanente, oui ou non ?

— Bien entendu, répliqua David avec toutes les apparences de la surprise et de l’innocence. Ce n’était qu’une manière de parler.

Il n’empêche qu’Evelyn s’interrogea : Qu’est-ce qu’il sait exactement ?

Ils se remirent en marche entre la double muraille de fleurs resplendissantes. Elles n’avaient pas beaucoup de parfum mais c’était autre chose qui tracassait Evelyn… quelque chose qui manquait.

— Il n’y a pas d’insectes !

— Pardon ?

— On n’entend pas de bourdonnements d’insectes.

— Les insectes sont rares à cette altitude. Nous avons des abeilles dans les champs cultivés, évidemment, mais nous n’avons pas ménagé notre peine pour ne pas être infestés par les nuisibles — les mouches, les moustiques porteurs de maladies. Il y a dans les profondeurs du sol des vers de terre, des scarabées et tout ce qui est nécessaire pour l’enrichir et maintenir sa fertilité, évidemment. Il faut beaucoup de bestioles pour que la terre soit féconde. Il ne suffit pas de faire de l’épandage avec la poussière lunaire. La Lune est stérile, c’est un astre mort.

— Il y a longtemps que vous habitez ici ? s’enquit Evelyn.

— J’ai passé toute ma vie sur la colonie.

— Vraiment ? Vous y êtes né ?

— J’y ai passé toute ma vie, répéta David.

Evelyn tressaillit imperceptiblement. C’est bien lui !

— Et ils vous ont affecté aux R.P. ?

— R.P. ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Les relations publiques. Est-ce que vous ne savez pas…

— Ah bon ! (David lui sourit.) Non, je ne fais pas partie de la section relations publiques. D’ailleurs, il n’en existe pas en dehors du Dr Cobb lui-même.

— Alors, votre rôle consiste uniquement à servir de guide aux nouveaux venus ?

— Non. Je suis prévisionniste… enfin, j’essaye de l’être.

— Prévisionniste ? Au nom du ciel, qu’est-ce que c’est que ce métier ?

Mais elle cessa brusquement de penser à sa question. Ils venaient de négocier le dernier tournant du sentier et le panorama qui s’offrait soudain à sa vue lui coupait le souffle.

Ils étaient au sommet d’une haute colline. À cette altitude, il aurait dû y avoir du vent, mais s’il y en avait, Evelyn ne le sentait pas. Son regard embrassait toute l’étendue de la colonie.

Île Un.

Des terres fertiles, des successions de reliefs boisés, des ruisseaux sinueux, des clairières herbues, de petits bois, des bâtiments éparpillés ici et là, des lacs bleus miroitant au soleil. Evelyn avait presque l’impression qu’elle tombait, que le décor verdoyant qui s’étendait à perte de vue était un aimant qui l’attirait. Très loin, le paysage se confondait avec la brume. Elle distinguait le bouquet de tours d’un village, les voiles blanches de bateaux qui sillonnaient le plus grand des lacs. Là, un pont délicat enjambait une rivière, plus loin des ailes diaphane tournoyaient doucement dans l’air limpide. Dans les lointains bleutés s’étiraient des champs géométriques.

Elle savait qu’Île Un était un gigantesque cylindre flottant dans l’espace. Elle savait qu’elle se trouvait à l’intérieur d’un immense tuyau. Elle se rappelait le briefing qu’elle avait subi et les chiffres tourbillonnaient dans sa tête. La colonie mesurait vingt kilomètres de long sur quatre de large. Le cylindre effectuait une rotation complète toutes les quelques minutes afin de maintenir une pesanteur artificielle équivalente à la gravité de la Terre. Mais les chiffres ne voulaient rien dire. C’était trop grand, trop vaste, trop colossal. C’était… oui, c’était un monde, une terre riche et fertile, une oasis de beauté et de paix qui défiait toutes les tentatives que l’on pouvait faire pour la mesurer et lui assigner des limites.

Un monde de plein droit ! Vert, où l’œil respirait, un monde vibrant d’espoir où l’on avait la place de marcher, de remplir ses poumons d’air pur, de jouer, comme autrefois en Cornouailles et dans le Devon quand les gris tentacules des mégalopoles n’avaient pas encore envahi les collines verdoyantes.

Evelyn s’aperçut qu’elle tremblait. Il n’y a pas d’horizon ! Le sol s’incurvait vers le haut, c’était vertigineux. Il s’élevait, s’élevait ! Elle leva la tête et vit au-dessus d’elle que la terre continuait au-delà du ciel bleuté émaillé de nuages. C’était un monde interne. Elle vacilla sur ses jambes.

De longues et éclatantes zébrures de lumière sabraient la verte étendue. C’étaient les fenêtres solaires. Faites d’un verre renforcé à l’acier qui concentrait la lumière du soleil réfléchie par les miroirs titanesques installés à l’extérieur de l’énorme corps tubulaire de la colonie, elles étaient réparties à intervalles réguliers le long du cylindre.

C’était trop phénoménal pour avoir un sens. Les collines, les arbres, les fermes, les villages qui montaient à l’assaut du ciel, qui escaladaient le zénith, qui l’enveloppaient en formant un cercle parfait, ces champs verdoyants, ces fenêtres éblouissantes, et d’autres champs, encore, qui se perdaient dans l’azur brouillé…

Elle sentit le bras de David autour de ses épaules.

— Vous avez eu un coup de vertige. J’ai eu peur que vous ne tombiez.

— C’est… c’est quand même assez stupéfiant, vous ne trouvez pas ? murmura-t-elle avec gratitude, d’une voix faible.

Il opina et lui sourit. D’un seul coup, Evelyn retrouva sa colère. Non, pas vous ! Cela ne vous stupéfie pas ! Ce spectacle, vous en avez l’habitude depuis que vous êtes venu au monde. Vous n’avez jamais eu à vous battre pour vous insérer dans une file d’attente ou à mettre un masque uniquement pour traverser une rue en restant en vie…

— C’est vrai que c’est un panorama qui vous secoue, dit David aussi calmement que s’il lisait un bulletin météorologique. Aucune image au monde ne peut vous préparer à cette réalité.

Evelyn se surprit à pouffer.

— Christophe Colomb ! Cela l’aurait rendu fou ! Il a déjà eu assez de peine à faire admettre aux gens que la Terre était ronde. S’il avait vu ce… ce monde… Tout est inversé !

— Si vous voulez voir des gens se tenir debout à l’envers, j’ai un télescope chez moi.

— Oh non ! Je ne suis pas encore mûre pour cela.

Ils se tenaient au faîte d’une colline escarpée. Le silence était fantasmagorique. Pas le moindre pépiement d’oiseaux. Pas de camions grondant sur une proche autoroute. Evelyn se força à lever à nouveau les yeux, à regarder le sol qui s’incurvait au-dessus d’elle, à se convaincre qu’elle était à l’intérieur d’un cylindre dû à la main de l’homme, à un tube géant de plus de vingt kilomètres de long suspendu dans l’espace à quatre cent mille kilomètres de la Terre, dessiné par des paysagistes, rempli d’air, un paradis mécanique abritant une élite composée de quelques gens très riches alors que des milliards d’êtres croupissaient dans la misère sur la vieille Terre à bout de souffle, surpeuplée.

— Aimeriez-vous connaître d’autres données sur la colonie ? lui proposa David. Elle a pratiquement la même longueur que l’île de Manhattan mais comme nous pouvons utiliser la quasi-totalité de l’enveloppe interne du cylindre, nous disposons, en réalité, d’une surface plus de quatre fois supérieure à celle de Manhattan…

— Et une population de cent fois inférieure à celle de Manhattan !

Si la réplique avait irrité David, il n’en laissa rien paraître.

— L’un des avantages de la colonie, c’est justement la faible densité de sa population, enchaîna-t-il comme si de rien n’était. Nous n’avons aucune envie de nous retrouver enlisés et étranglés comme c’est le cas des villes de la Terre.

— Que savez-vous des villes de la Terre ?

— Sans doute pas grand-chose, répondit David avec un haussement d’épaules.

Ils se turent à nouveau. Evelyn se retourna pour contempler une fois encore le paysage. Toute cette immensité ! Ils pourraient loger un million de personnes. Et plus encore.

Finalement, David lui tendit la main.

— Venez. Ça a été une rude journée pour vous. On va se rafraîchir et se reposer.

Elle le dévisagea. Après tout, il est peut-être humain. Elle ne put s’empêcher de lui sourire.

— Par là, fit-il en désignant du doigt un autre sentier qui se tortillait et disparaissait au milieu des arbres.

— Il va encore falloir grimper ?

Il s’esclaffa.

— Non, c’est à deux pas et, la plupart du temps, on descendra. Si vous voulez, vous pouvez ôter vos chaussures.

Evelyn, dont les pieds étaient endoloris, retira ses souliers avec satisfaction et les accrocha par les talons à la courroie de son sac. L’herbe était fraîche et soyeuse. Ce sentier était, lui aussi, bordé de ces étranges buissons d’hydrangeas aux couleurs somptueuses. Ils suivirent un ruisseau qui dévalait en direction de la forêt qu’ils avaient traversée tout à l’heure en montant.

Elle s’est sérieusement égratigné l’épaule, se dit David dans son for intérieur. Évidemment, elle n’était pas entraînée pour une course pareille. Cobb nous a pris de court, tous les deux. Avec lui, il y a toujours des surprises.

Soudain, il revit l’expression d’Evelyn quand elle avait vu pour la première fois la colonie tout entière se déployer sous ses yeux. La récompense valait bien l’effort. Son étonnement, son émerveillement, son éblouissement… Oui, cela valait bien qu’il eût lâché son travail pour une journée. Mais pourquoi Cobb m’a-t-il fait jouer les guides ? J’étais presque sur le point d’avoir une vue d’ensemble, de comprendre où tout cela aboutit… et il m’oblige à perdre une journée à me promener dans les bois.

Evelyn observait le jeune homme à la dérobée. Il paraissait parfaitement détendu, parfaitement sûr de lui. Elle aurait voulu lui faire un croche-pied ou glisser un ver de terre dans sa chemise rien que pour voir comment il réagirait.

Il ne pense pas que ça en vaille la peine, méditait David. Il n’a jamais eu beaucoup d’estime pour le prévisionnisme mais c’est la première fois qu’il s’immisce dans mon travail. Pourquoi maintenant, alors que je suis presque arrivé à débrouiller l’écheveau des corrélations fondamentales ? Est-ce qu’il craint que je découvre quelque chose qu’il ne veut pas que j’apprenne ?

Maintenant, les arbres étaient davantage espacés. C’étaient surtout des pins avec, ici et là, quelques bouleaux au tronc argenté. Un parfum de résine imprégnait l’air. De temps en temps, des rochers gris et grêlés affleuraient à travers l’herbe épaisse. Quelques-uns arrivaient presque à hauteur d’épaule bien que la plupart fussent de dimension beaucoup plus modeste.

— Ils ont un drôle d’air, ces rochers.

— Comment ? fit David, brusquement interrompu dans ses réflexions.

— Les rochers… ils sont bizarres.

— Ils viennent de la Lune.

— Mais toute la colonie est faite de matériaux lunaires, n’est-ce pas ?

— En effet, jusqu’au moindre gramme. Depuis la coque extérieure jusqu’à l’air que nous respirons, tout provient de la surface de la Lune. Le minerai que nous en ramenons est raffiné dans nos fonderies. Mais ces rochers n’ont subi aucun traitement. Les paysagistes ont pensé que cela donnerait un intérêt supplémentaire au paysage.

— C’étaient sûrement des Japonais.

— Comment le savez-vous ?

Evelyn se mit à rire et secoua la tête. Quinze pour moi !

— Eh bien, nous sommes arrivés, annonça David quelques instants plus tard.

— Où ça ?

— Chez moi. (Il écarta les bras et pivota sur lui-même.) C’est ici que j’habite.

— Vous vivez en plein air ?

Ils étaient devant une large mare où le ruisseau qu’ils avaient suivi se déversait avant de reprendre sa course et de dévaler dans la forêt. Les pins et les bouleaux s’arrêtaient un peu plus loin. Le sol était tapissé d’herbes et de fougères et, ici et là, on voyait se hérisser les mêmes roches grises. L’une d’elles, énorme, beaucoup plus haute que lui, se dressait à droite de David. Il tendit la main vers elle.

— Voici ma maison. Elle est en plastique et conçue pour avoir l’air d’un rocher. Ce n’est pas très grand à l’intérieur mais je n’ai pas besoin de beaucoup de place.

Le salaud ! Il m’a conduite chez lui !

Se méprenant sur l’expression d’Evelyn, David poursuivit :

— Évidemment, je passe beaucoup de temps dehors. Pourquoi pas ? Quand il pleut, on est prévenu deux jours à l’avance. La température ne descend jamais au-dessous de quinze degrés centigrades… presque soixante degrés Fahrenheit.

— Nous utilisons l’échelle Celsius, répliqua Evelyn sur un ton acariâtre. Vous dormez à la belle étoile ? demanda-t-elle, sceptique.

— Cela m’arrive, mais rarement. Nous ne sommes pas des Néandertals.

Oui ! Et je parie que ton lit est assez large pour deux, pas vrai ?

— Un bon bain pour vous détendre, ça ne vous tenterait pas ? Je vais mettre vos vêtements dans le nettoyeur et vous préparer un verre.

Evelyn évalua rapidement les probabilités. Se prélasser dans un bon bain chaud… c’était une occasion à ne pas manquer. Jamais ses pieds à vif ne lui pardonneraient de la laisser passer.

— Un bain, oui, ça me paraît être une riche idée.

Après, quand j’aurai récupéré mes vêtements, on pourra toujours voir pour le verre. Une soudaine crampe d’estomac vint à point pour lui rappeler que son dernier repas se perdait dans la nuit des temps.

David lui fit faire le tour du rocher factice. La porte en plastique était si bien camouflée qu’il fallait beaucoup d’attention pour distinguer le rectangle mince comme un cheveu qui la délimitait.

C’était une garçonnière de célibataire. D’épais tapis d’un rouge ardent. Les murs incurvés étaient couleur crème. Pas de fenêtres mais deux écrans pour le moment opaques au-dessus du bureau installé à côté de la porte. Le centre de la pièce était occupé par une cheminée ouverte surmontée d’une hotte. Rouge à l’extérieur, elle était couverte de suie à l’intérieur. Un peu plus loin, un lit bas grand format.

Ah, ah ! se dit Evelyn. À suspension hydraulique, en plus !

Un coin cuisine strictement utilitaire, une petite table ronde flanquée de deux chaises et quelques poufs orientaux éparpillés un peu partout. Pas d’autre meuble. C’était net et propre mais austère. Tout était parfaitement rangé. Comme ses dents, l’animal ! Pas un seul livre, pas le moindre papier qui traînait.

David s’approcha du lit et posa sa main sur le mur. Une porte s’ouvrit, révélant un placard. Il en sortit un ample peignoir gris et le lança à Evelyn qui le rattrapa avec adresse.

— La salle d’eau est par là, dit-il en désignant une autre porte quasiment invisible. Balancez-y vos vêtements. Je les mettrai dans le nettoyeur.

Evelyn opina et entra dans la salle d’eau. David se dirigea vers le coin cuisine. Pourquoi est-elle aussi nerveuse ? se demanda-t-il en ouvrant le meuble de rangement encastré au-dessus de l’évier.

La porte se rouvrit, Evelyn surgit, l’air furibond.

— Il n’y a pas de baignoire ! Il n’y a pas de douche ! Rien !

David la regarda fixement.

— Vous n’allez pas vous baigner dans les toilettes ! Il y a la mare pour cela.

— Quoi ?

— Pour se récurer, on se sert du vibrateur, lui expliqua-t-il avec agacement. Ce truc en métal avec un flexible accroché au mur. La crasse est extirpée et aspirée par infrasons. On emploie le même système pour nettoyer les vêtements. (Il tapota le nettoyeur installé sous l’évier.) L’eau est trop précieuse pour être gaspillée.

— Il y avait des baignoires et des douches dans mon pavillon.

— C’était le pavillon de quarantaine. Ce matin, on vous a attribué un logement permanent et, là, il n’y a ni baignoire ni douche, vous verrez.

— Mais vous avez parlé d’un bain…, protesta Evelyn.

— Oui, dans la mare. Une fois que vous serez propre.

— Je n’ai pas de maillot.

— Moi non plus. Personne ne sera là pour nous épier. Mon voisin le plus proche demeure à cinq kilomètres.

L’expression d’Evelyn se durcit.

— Et vous ?

— J’ai déjà vu des femmes nues. Et vous avez sans doute déjà vu des hommes nus, vous aussi.

— Moi, vous ne m’avez jamais vue toute nue ! Et je me moque des coutumes tribales en honneur dans votre Éden. Et je n’ai pas de goût pour l’exhibitionnisme !

Une Anglaise bégueule ! C’est bien ma veine !

— Bon, bon, fit à haute voix David sur un ton conciliant. Voilà comment nous allons procéder. Vous allez me passer vos vêtements par l’entrebâillement de la porte de la salle d’eau…

Elle avait l’air aussi méfiant que le Dr Coob quand une délégation terrienne se présentait dans l’intention d’« inspecter » la colonie…

— …Et je les mettrai dans le nettoyeur. Après, je sortirai et je plongerai dans la mare.

— Tout nu ?

— Si ça peut vous faire plaisir, je garderai mon short. Mais vous me permettrez quand même d’enlever mes bottes, j’espère ? Les types de la protection de l’environnement font une vraie maladie quand on se baigne avec des chaussures pleines de boue.

— D’accord, fit la jeune fille toujours réticente.

— Je me passerai au vibrateur dehors et je piquerai une tête. Quand vous serez prête, vous n’aurez qu’à crier. Je tournerai la tête, je fermerai les yeux, je me boucherai les oreilles et je disparaîtrai sous l’eau. Ça vous va ? Et ensuite, quand vous serez entrée à votre tour dans l’eau et si je ne me suis pas noyé, nous nous octroierons une agréable et réconfortante baignade. L’eau est toujours chaude, vous savez. Et je ne m’approcherai pas à moins de deux cents mètres. Cela vous convient-il ?

Evelyn sentit qu’un sourire lui retroussait les lèvres.

— Cette mare n’a pas deux cents mètres de large.

— Enfin, je ferai de mon mieux.

Il a l’air terriblement sincère !

— Ce n’est pas que j’aie l’intention de faire dans la pudibonderie mais, chez nous, on ne se baigne pas tout nu avec des gens qu’on ne connaît pas.

— À chacun ses coutumes. Ici, tout le monde se baigne nu. Je n’avais pas pensé que cela vous choquerait.

Se sentant un peu gourde mais encore remplie d’appréhension, Evelyn s’enferma dans la salle d’eau et commença à ôter ses vêtements imprégnés de sueur. Est-ce que ce sont ses scrupules ou les miens qui me gênent ?

Mais, finalement, c’était sans importance. Elle était ici pour enquêter et quand elle aurait son papier, elle quitterait l’Île Un. Elle sourit. Ce serait un bien meilleur article si je pouvais voir à quoi il ressemble sans ce short ridicule.

2

Nos conclusions seront les suivantes :1. Si l’actuelle tendance à l’accroissement de la population mondiale, de l’industrialisation, de la pollution, de la production alimentaire et du tarissement des ressources se poursuit au même rythme, les limites de la croissance de cette planète seront atteintes au cours des cent prochaines années. Le résultat le plus probable sera une… chute brutale et incontrôlable de la démographie et de la capacité industrielle.

Meadows, Meadows, Randers et Behrens,

Les limites de la Croissance,

Universe Books, 1972.


Les poings sur les hanches, Denny McCormick balaya d’un regard courroucé l’aire de stationnement des véhicules. Il n’y avait plus rien : pas un camion, pas une voiture.

— Merde ! gronda-t-il. Et moi qui croyais que ces salopards commençaient à m’avoir à la bonne !

Sanglant, le soleil basculait à l’horizon, transformant le ciel en cuivre fondu. Oui, il fait presque assez chaud pour faire fondre du cuivre ! se dit-il en essuyant son visage en sueur. Il ne craignait pas la chaleur, d’habitude, mais il était furieux que l’équipe ait fichu le camp sans rien lui laisser, pas même un électrocyclo pour rentrer à l’hôtel. Il allait lui falloir regagner Bagdad sous cette chaleur à crever !

Quand même, le shamal brûlant — un vrai gueulard de haut fourneau — avait cessé de souffler sur le chantier. L’air sec était torpide.

— Ce gredin d’Abdul aura de mes nouvelles ! grommela McCormick. Je vais le foutre à la porte. Ça lui apprendra !

En réalité, il était déçu parce qu’il était persuadé que les travailleurs arabes avaient fini par l’accepter. Depuis quelques semaines, ses rapports avec eux avaient pris un tour amical. Peut-être qu’ils n’y ont pas pensé, tout bêtement. Après tout, la gestion du parc automobile, ce n’est pas leur affaire.

À nouveau, il contempla le chantier. Le palais commençait à prendre forme. Même les lavandières qui allaient chaque jour au fleuve faire leur lessive et jacasser se rendaient compte qu’une merveille était en train de naître. Elles restaient des heures entières à béer. Le haut mur incurvé longeant la berge était déjà terminé. Les tours, à l’autre bout du chantier, le seraient avant huit jours.

Avec un soupir où la satisfaction se mêlait à l’irritation à l’idée de la partie de jogging qui l’attendait, Denny s’épongea le front et se mit en marche en direction du pont qui enjambait le Tigre. Des filets de transpiration s’infiltraient dans sa barbe rousse, glissaient le long de son cou, lui coulaient sur la poitrine. Mais le soleil ne tarderait pas à se coucher et ce serait, enfin, la fraîcheur du soir.

Tout en traversant le site poussiéreux, plat comme la main, il tapota les touches de son communicateur de poignet et examina, en plissant les yeux, les chiffres qui s’inscrivaient sur le minuscule voyant. Tout collait parfaitement. Il y avait un léger dépassement de devis, mais, compte tenu de la façon dont l’opération avait démarré, ça se passait admirablement bien.

Les ouvriers irakiens avaient difficilement admis de devoir obéir à un étranger. (Pas seulement un étranger, inch’allah ! Un infidèle, un chrétien… un Irlandais !) Et puis, peu à peu et non sans réticence, ils avaient fini par le respecter. Progressivement, les quolibets et les murmures derrière son dos s’étaient raréfiés. Apparemment, ils ne comprenaient pas comment un homme de descendance irlandaise pouvait être canadien. Pour eux, il était l’Ah-reesh. Mais, maintenant, ils l’appelaient l’architecte du calife.

— S’ils t’aiment tellement, pourquoi ne t’ont-ils pas laissé une bagnole pour rentrer ? demanda Denny aux toits et aux tours qui se pressaient de l’autre côté du fleuve, ensanglantés par le couchant.

Quand ils avaient vu leur travail devenir une réalité concrète et belle, ils avaient réagi avec leur fierté et leur enthousiasme d’Arabes.

— Reconstruire le palais d’Haroun al-Rachid ? Mais personne ne sait à quoi il ressemblait.

— Ne vous en faites pas pour ça, mon garçon, avait répondu son patron. Les têtes d’œufs de l’archéologie seront là pour vous guider et vous ne manquerez pas d’« experts » locaux qui ne demanderont pas mieux que de vous donner des conseils.

— Voyons, Russ, c’est de la folie !

— Non, c’est de la politique. Le Gouvernement mondial tient absolument à faire quelque chose pour l’Arabie hachémite afin qu’elle ne soit pas jalouse de l’Arabie saoudienne. Autrement, le désert prendrait feu et flamme. Bagdad a besoin d’un bon lifting. Il lui faut redorer son blason.

— Alors, laissez-moi lui fabriquer un complexe industriel comme celui qu’on a monté à Dacca.

— Non, pas cette fois. Vous allez reconstruire le palais d’Haroun al-Rachid, le calife des Mille et une Nuits. D’après les pronostics des ordinateurs, c’est ça dont ils ont besoin pour relancer leur économie.

— Vous voulez donc transformer Bagdad en un super Luna-Park comme vous l’avez déjà fait à Elseneur ?

— Ne soyez pas aussi méprisant, mon petit Denny. Ça fait beaucoup mieux marcher le tourisme et le commerce que des complexes industriels que les autochtones ne sont pas capables d’administrer. Faites-moi quelque chose de bien et vous aurez votre part du prochain fromage.

— Et qu’est-ce que ce sera ?

— Babylone. Avec les jardins suspendus et tout le toutim. Nous allons reconstruire entièrement la cité antique, tout comme les Grecs ont reconstruit leur Acropole.

Du coup, comme Russ s’y était attendu, Denny avait eu l’eau à la bouche. Il avait été profondément déçu que le gouvernement grec n’ait pas autorisé des étrangers à travailler sur le projet du nouvel Acropole bien que ce programme fût financé par le Gouvernement mondial.

— Babylone, avait répété Russ. Ces derniers temps, les Irakiens sont devenus très jaloux de leur vieille culture. Ils veulent faire revivre leurs gloires passées. Si vous vous en tirez bien avec le palais du calife, ils vous supplieront de prendre la direction du programme babylonien.

Les chiffres qui scintillaient sur le communicateur étaient automatiquement transmis par satellite relais au quartier général du Gouvernement mondial, à Messine. Nous aurons terminé vers la fin de l’année. Ensuite on passera à Babylone et, après, ce sera le truc le plus terrible de tous : Troie.

Le soleil baignait de sa lueur rouge les murailles fraîchement sorties de terre du palais que Denny construisait. Il leva le bras et suivit des yeux l’ombre étirée de ses doigts qui frôlaient presque la base du rempart, puis il se tourna vers le pont sous lequel roulait majestueusement le Tigre. La vieille cité de Bagdad s’étalait sur la rive opposée. La voix des muezzins, amplifiée par les haut-parleurs aux sonorités grêles, vibrait dans l’air étouffant et lourd :

— Venez à la prière, venez à la prière… venez à la maison de la prière. Allah est grand. Il n’y a pas d’autre dieu qu’Allah…

Les tours à gradins de l’International Hôtel se dressaient au-dessus des toits et des dômes aux tuiles polychromes de la vieille ville. Une douche, du linge frais et — surtout ! — deux bouteilles de bière glacée y attendaient Denny.

Le chemin le plus court passait par le souk, ce merveilleux bazar bruyant, odorant, encombré, qui était déjà le centre de la vie de Bagdad longtemps avant la naissance d’Haroun al-Rachid lui-même. C’était un endroit peu recommandé pour les étrangers. Il était facile de s’y perdre et plus facile encore d’y perdre son portefeuille mais Denny l’avait traversé bien des fois et tout le monde savait qu’il n’avait jamais plus de quelques fils sur lui.

N’empêche que des hommes avaient été tués pour une poignée de fils. Ou moins encore.

Il faisait plus frais sous les hautes arcades du souk. Même là où les tailleurs de pierre et les souffleurs de verre ne plantaient pas leurs auvents en pleine rue, de vieilles bâches tendues modéraient les ardeurs du soleil. Mais les ruelles puaient l’urine et le crottin.

La foule paraissait moins nombreuse que d’ordinaire. Et moins bruyante.

C’est l’heure de la prière, songea Denny. Et la plupart des gens rentrent chez eux pour souper.

Toutes les échoppes étaient ouvertes comme à l’accoutumée. Elles l’étaient toujours. Les boutiquiers mangeaient sur place ou s’absentaient un bref instant pour monter à l’étage où leurs invisibles épouses avaient préparé le repas. Denny suivit la ruelle étroite et sinueuse des chaudronniers, réglant machinalement son pas sur le rythme assourdissant et éternel des marteaux frappant l’enclume. Chaque artisan étalait ses chefs-d’œuvre à la vue des passants. Les ghoum-ghoums, ces énormes cafetières de cuivre d’une contenance d’une dizaine de litres, étaient omniprésentes.

Les mendiants étaient à leur place habituelle, dans tous les coins, le long de tous les murs, jeunes et vieux, accroupis dans la poussière. Psalmodiant d’une voix nasillarde, ils demandaient l’aumône au nom d’Allah. On aurait dit un mauvais enregistrement.

Denny nota qu’il n’y avait pour ainsi dire pas de cadavres. C’était un jour faste. Et pas la moindre bande d’enfants. D’ordinaire, ils fondaient comme des essaims de mouches sur les étrangers, partant du principe que tout étranger était cousu d’or. Ils quémandaient des cigarettes, quelques piécettes, se proposaient indifféremment comme guides, gardes du corps, entremetteurs ou putains. Mais, aujourd’hui, les gosses brillaient par leur absence.

Denny en éprouvait un vague malaise. C’était comme s’il manquait un longeron à un pont à arches multiples, c’était une anomalie que l’on ne remarquait pas consciemment d’emblée mais qui vous donnait l’impression de quelque chose qui ne tourne pas rond.

Au coin de la rue des marchands de fruits, une gitane dansait. Il y avait là l’éternelle buvette, l’une des préférées de Denny, qui prit une chaise branlante et s’assit à l’une des tables de la terrasse.

La fille était jeune, pas plus de quinze ans, et si elle avait un corps de femme faite, il était parfaitement dissimulé sous les plis ondoyants de sa dichdacha. Mais elle n’était pas voilée et son visage animé, à mi-chemin de l’enfance et de la maturité, était ravissant. Pieds nus dans la poussière, elle oscillait et virevoltait au son aigre de la flûte dans laquelle soufflait un garçon, encore plus jeune, assis en tailleur, le dos appuyé au mur de la buvette. Au milieu de la rue, une demi-douzaine d’hommes regardaient. Il n’y avait personne à la terrasse en dehors de Denny.

— L’architecte du Calife ! s’exclama l’homme à la barbe en bataille qui était le patron. Qu’est-ce que je peux vous proposer aujourd’hui ?

Quelques mois auparavant, il avait décidé d’employer l’International English pour parler avec Denny dont l’arabe mettait à mal les tympans raffinés.

— De la bière, répondit McCormick sans se faire d’illusion.

L’autre entra immédiatement dans le jeu.

— Hélas ! Allah dans Sa sagesse a interdit aux hommes civilisés de s’enivrer.

Denny, les yeux fixés sur la danseuse, sourit.

— Mais c’est que je ne suis pas un homme civilisé. Je suis un barbare venu d’un ténébreux pays septentrional où le froid oblige les hommes à boire des boissons alcoolisées.

— Alors, c’est une bien triste vie que la vôtre !

— J’ai quelques raisons de me plaindre. Mais, dis-moi, n’est-il pas vrai que le Coran interdit aux adeptes de l’Islam de boire du fruit de la vigne ?

— C’est la vérité.

Le vieillard observait la danseuse, lui aussi, mais aucune émotion ne se lisait sur son visage ridé.

— Mais la bière, mon ami, n’est pas fabriquée avec du raisin. Aussi, pourquoi un barbare, voire un homme civilisé, ne pourrait-il pas s’en abreuver à sa guise ?

Le patron toisa Denny et sourit, révélant des dents jaunies par le thé et pourries par les sucreries.

— Je vais voir ce que je peux faire, dit-il en rentrant dans son antre.

Denny, qui savait d’avance que tout cela finirait par un verre de thé sucré, le suivit des yeux. Il remarqua que plusieurs hommes étaient aux aguets à l’intérieur, massés derrière les fenêtres que masquaient de lourds rideaux, et il eut l’impression que ce n’était pas la fille qu’ils regardaient mais lui.

Le musicien continuait à tirer de sa flûte des soupirs plaintifs et la petite continuait de danser. La sueur perlait à ses joues mais personne ne lui lançait la moindre piécette, personne parmi les spectateurs ne souriait.

Le propriétaire réapparut avec, sur un plateau de cuivre, une bouteille de bière déjà ouverte et un de ces verres allongés utilisés pour boire le thé.

— Allah a jugé bon de vous prodiguer de la bière, dit-il en posant le tout sur la table.

Denny était trop surpris pour lui demander d’où venait cette canette. C’était la première fois qu’il voyait de la bière dans le souk.

— Grâce soit rendue à Allah, se contenta-t-il de dire. Et à toi aussi.

Le vieil homme s’inclina imperceptiblement et battit à nouveau en retraite. Denny remplit son verre et goûta. C’était de la bière importée d’Europe orientale. Pas fraîche. Mais c’est de la bière ! s’émerveilla-t-il.

Après une dernière virevolte, la petite danseuse tomba à genoux dans l’attitude traditionnelle de la mendicité. Les Arabes qui avaient assisté à sa prestation s’éloignèrent sans lui prêter davantage attention. Elle lança un regard triste au musicien — son jeune frère, probablement, songea Denny — et se releva lentement en repoussant une mèche que la sueur collait à son front.

— Viens ici, lui cria l’architecte.

Elle se tourna vers lui avec hésitation et Denny lui fit signe.

— Viens t’asseoir.

Il tapota la chaise voisine au cas où elle ne comprendrait pas l’anglais. Elle s’approcha et s’arrêta, plantée de l’autre côté de la table, l’air méfiant, presque effrayée.

— Est-ce que tu parles anglais ? lui demanda McCormick en souriant pour la mettre en confiance.

— Oui.

Une voix d’enfant, haut perchée et incertaine. Elle aurait été jolie si elle avait été propre — d’immenses yeux noirs, des cils qui n’en finissaient pas, des lèvres charnues et sensuelles, mais la poussière des rues incrustait son visage.

— Assieds-toi, répéta-t-il. Tu t’es rudement fatiguée. Veux-tu prendre un verre de thé ?

Elle s’assit sur la chaise qu’il lui indiquait, si près que McCormick fut assailli par l’odeur aigre de son corps. Le petit frère resta accroupi à l’écart.

Le vieillard fit une nouvelle apparition et Denny lui demanda du thé pour la fillette.

— Et auriez-vous encore de la bière, par hasard ?

— Je vais voir.

— Oh ! Apportez donc aussi quelque chose à manger pour notre jeune danseuse pendant que vous y serez — une pâtisserie par exemple.

La gitane ne souriait pas, elle ne réagissait pas mais son regard ne cessait d’aller de Denny à son frère.

— Comment t’appelles-tu ?

— Médina.

— Et lui, c’est ton frère ? Il te ressemble un peu.

— Oui, c’est mon frère.

— J’aimerais te donner un petit quelque chose pour ta danse.

Il fouilla ses poches.

— Non. (Les yeux de la danseuse s’écarquillèrent.) S’il vous plaît…

Denny finit par extirper un billet chiffonné qu’il posa sur la table.

— Non ! s’exclama-t-elle à nouveau, manifestement terrifiée. Je ne peux pas accepter. À cause du mauvais sort.

— Mais pourquoi dansais-tu ? Ce n’était pas pour qu’on te donne de l’argent ?

— Si.

— Eh bien, prends.

— Le mauvais sort ! murmura-t-elle sur un ton farouche — comme si elle cherchait à se convaincre elle-même plus que qui que ce soit d’autre, se dit Denny.

Sa main fine aux ongles cassés et noircis glissait vers le billet froissé comme animée d’une volonté propre.

— Pourquoi parles-tu de mauvais sort ?

— La mort… la mort est sur vous.

Denny sentit ses sourcils se hausser presque au ras de ses cheveux.

— La mort ? Qu’est-ce que tu veux dire ?

Elle s’arracha à la contemplation de la coupure et vrilla son regard à celui de McCormick qui songea qu’avec des yeux pareils, elle devait briser bien des cœurs.

— On entend dire des choses dans le souk.

— Par exemple ?

— Il y aura un chrétien, un homme grand avec une barbe rousse, un étranger venu pour construire le palais du calife…

— C’est moi, fit-il en hochant la tête.

Elle jeta un coup d’œil affolé autour d’elle — sur la rue maintenant déserte, sur son frère, sur la fenêtre obscure du café.

— Il ne sortira pas du souk vivant, acheva-t-elle.

— Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ?

— C’est la rumeur qui a couru aujourd’hui. Le grand chrétien à la barbe rouge ne quittera pas le souk vivant.

Denny fit mine de rire mais sa gorge était singulièrement sèche.

— C’est ridicule.

Il s’empara de la bouteille de bière. Elle était vide.

— C’est la vérité, riposta l’adolescente.

— Mais qui voudrait me tuer ? Et pourquoi ?

Elle ne répondit pas. Pris d’un brusque mouvement d’impatience, Denny cogna sur la table avec la bouteille et cria :

— Patron ! Ça vient, oui ou non ?

Le tenancier sortit de l’établissement, les mains vides. Cette fois, il ne souriait plus. Il dit quelque chose en arabe à la danseuse. Denny comprit les deux premiers mots : « Va-t’en ! » et une référence à Ah-reesh. La fillette fila sans demander son reste, suivie de son petit frère.

— Monsieur, prenez garde à ne pas vous laisser exploiter par ces gens-là. Ils vous enjôlent avec des contes à dormir debout et ils vous prennent tout votre argent.

Denny se leva, pêcha au fond de sa poche les derniers fils qui lui restaient et les jeta sur la table.

— C’est tout ce que j’ai. Elle ne m’aurait pas pris grand-chose.

Le vieil homme regarda longuement les billets, puis il dévisagea Denny. Sous la blanche broussaille de ses sourcils, ses yeux bordés de rouge étaient tristes.

— Vous feriez peut-être mieux de repartir par le même chemin que vous avez pris pour venir et de ne pas vous promener dans le souk ce soir. L’heure est maléfique, pleine de présages funestes.

Lui aussi, il est au courant.

— Vous avez peut-être raison.

— Votre argent, lui rappela le patron comme Denny faisait mine de s’en aller.

— Gardez tout. Ce sera pour la bière… et pour votre conseil.

Il s’éloigna d’un pas vif dans la ruelle des chaudronniers. À un moment donné, il se retourna — juste à temps pour voir trois solides gaillards en dishdasha noire et turban à damiers jaillir du café en bousculant le vieillard planté sur le pas de sa porte et lui emboîter la pas.

Les marteaux des chaudronniers s’étaient tus. Le soleil était couché et, malgré les quelques lampes qui brillaient, la venelle sinueuse était obscure et inquiétante.

Est-ce que c’est vrai ou est-ce que je me laisse impressionner par les légendes du cru ? s’interrogea Denny. Une petite traîne-semelles de gitane me fait son numéro et voilà que, maintenant, j’ai les mains qui tremblent.

Mais quand il regarda derrière son épaule, les trois hommes étaient toujours là.

Pourquoi moi ? Qu’est-ce qui se passe, bon Dieu de bon Dieu ?

Tout en marchant, il forma le numéro de son bureau sur son communicateur. La réponse de l’ordinateur s’inscrivit en lettres rouges et lumineuses sur le minuscule voyant : VEUILLEZ INDIQUER VOTRE NOM, L’HEURE ET LE NUMÉRO OÙ ON POURRA VOUS JOINDRE. NOUS VOUS RAPPELLERONS DANS LA MATINÉE.

Tandis que le message s’effaçait pour se réimprimer, mais en caractères arabes, cette fois, Denny lâcha un juron. Alerter la police ? Allons donc ! pour qu’elle s’aventure dans le souk, il fallait qu’il y ait déjà au moins un cadavre sanglant gisant dans la poussière.

Hâtant le pas, il composa le numéro de son chef de chantier. Pas de réponse. Il essaya alors le bureau des antiquités, maître d’œuvre du palais qu’il construisait. À nouveau, ce fut un répondeur automatique qui se manifesta.

Les hommes qui le suivaient avaient, eux aussi, accéléré l’allure. Ils se rapprochaient et Denny se rendit compte qu’en revenant vers le chantier, il leur facilitait la tâche. Là-bas, il n’y aurait personne. Ils pourraient le tuer sur le pont ou sur le site même, l’enterrer sous les murs qu’il était en train d’édifier et on ne retrouverait jamais son corps.

Couvert de sueur, il se mit à courir et composa le numéro d’appel de l’antenne locale du Gouvernement mondial. Trois lettres rouges apparurent sur l’écran : oui ?

Il rapprocha le bracelet électronique de ses lèvres et dit d’une voix haletante dans le micro miniaturisé :

— Passez-moi la Sécurité. C’est urgent !

— Sécurité écoute, fit instantanément une voix masculine au timbre grave.

C’est au moins un être humain !

— Ici Denny McCormick du…

Il fit brutalement halte et manqua de déraper dans une flaque de boue à la vue d’un second groupe de trois hommes qui lui bloquaient le chemin.

— Oui, monsieur McCormick. Que pouvons-nous faire pour votre service ? demanda la voix ténue.

Rien, comprit Denny.

Avisant à sa gauche un vieil escalier de pierre qui grimpait à l’assaut d’une façade, il se rua vers lui. Les trois individus s’élancèrent ventre à terre à sa poursuite en beuglant.

Dès qu’il eut atteint la terrasse, il se mit à courir mais, trente mètres plus loin, le toit s’achevait abruptement sur un mur aveugle servant de soutènement à l’une des arches qui enjambaient la rue. Quand il se retourna, il vit les six hommes qui fonçaient droit sur lui. Alors, sans réfléchir davantage, il sauta. Une chute de deux étages ! Mais la boue qui recouvrait le sol amortit le choc et Denny, après un roulé-boulé magistral, se releva et reprit sa course. Cette fois, au lieu de prendre la direction du chantier, il s’enfonça à l’intérieur du souk. Est-ce que le vieux m’a tendu un piège ? se demanda-t-il avec fureur tout en détalant.

Il ne tarda pas à se perdre dans le dédale des ruelles obscures. Mais, et c’était déjà ça, il avait semé ses poursuivants.

Si seulement je réussissais à retrouver la rue des Chaudronniers… ou même les échoppes des marchands de tapis…

Mais, dans les sombres venelles, toutes les boutiques étaient closes. Pas âme qui vive. C’était la première fois que Denny voyait le souk totalement fermé. On aurait dit que le quartier avait été entièrement évacué. Mais il savait que ses habitants étaient dans les maisons, qu’ils étaient aux aguets, toutes portes verrouillées, qu’ils attendaient le dénouement, l’instant où sa vie serait soufflée comme une chandelle. Et aucun ne lèverait le petit doigt pour porter secours à l’étranger, à l’homme marqué pour la mort.

Il aurait voulu leur cracher sa fureur, mais c’était en silence qu’il s’enfonçait à grands pas dans les ruelles désertées.

Soudain, il distingua deux jambes en haut d’un mur. Instinctivement, il se jeta dans une rue latérale et, se faisant aussi petit que possible, se coula dans l’encoignure de la première porte sur laquelle il tomba. Son cœur cognait dans sa poitrine.

Il vit passer devant lui les assassins armés de couteaux aux longues lames effilées.

Alors, il émergea de sa cachette et rejoignit la rue qu’il avait quittée. Quand il leva la tête, il aperçut un turban à damiers sur une terrasse. Qui disparut mais pas assez vite pour lui échapper.

Dieu du ciel ! Il y en a partout !

En approchant de la rue suivante, il hésita. Un coup d’œil en arrière : personne. Il se plaqua contre la surface rugueuse du mur pour inspecter précautionneusement la ruelle qui coupait la venelle. Les deux Arabes qu’il avait mystifiés quelques instants plus tôt se rabattaient sur lui. L’un d’eux examinait les porches, l’autre avançait à grands pas… droit sur Denny. Il avait une petite radio collée à l’oreille.

Le fugitif aspira un grand coup, serra les poings et attendit. Cela ne ressemblera en rien à une bagarre de chantier. Ils veulent ta peau.

Quand le premier des deux Arabes arriva à l’intersection, Denny bondit et lui expédia un coup de pied dans le bas-ventre. L’autre poussa un cri et se plia en deux. L’architecte en profita pour l’assommer d’un jab sur la nuque avant qu’il eût touché terre et il s’empara du couteau. Le complice chargea alors en braillant. Denny l’attendit de pied ferme. Il fit même un pas dans sa direction. L’Arabe s’immobilisa à quelques mètres de lui, l’arme prête.

Oui, tu peux te payer le luxe d’attendre que tes copains s’amènent pour t’aider à étriper la volaille, hein ?

Avec un rugissement de rage qui le surprit lui-même, il se jeta sur l’aspirant tueur désorienté qui tenta de battre en retraite mais, plongeant comme un demi de mêlée, Denny lui fit une clé aux jambes qui le déséquilibra, pivota sur lui-même et enfonça son poignard dans l’épaule de son adversaire qui exhala un cri de douleur et lâcha son arme. Maintenant, la lame était à quelques centimètres de la gorge de l’Arabe aux yeux écarquillés par la souffrance et la terreur.

Denny lui cracha en pleine face, le désarma et prit ses jambes à son cou. Dommage que je ne connaisse pas assez bien le gaélique pour l’injurier comme il faut !

Il tourna au coin de la rue sans rien voir et continua de courir jusqu’au moment où il eut l’impression que sa poitrine allait éclater. Alors, il s’arrêta, se plia en deux, un couteau dans chaque main, et, haletant péniblement, il s’efforça de reprendre son souffle.

Il leva la tête. Au-delà des arceaux de la ruelle, il distinguait, à sa droite, la lune presque à son plein qui dérivait, sereine, dans le ciel ténébreux. Arrête de ricaner en me regardant, lança-t-il à l’adresse de l’Homme dans la Lune. Juste à la verticale, une étoile luisait sans clignoter : Île Un qui montait à son zénith.

Peut-être que je pourrais maintenant lancer un appel…

Mais quand il se retourna, il comprit qu’il était trop tard. Debout sur un toit voisin, un homme parlait dans sa radio portative. Denny était acculé dans une sorte de cour ceinturée par de hauts murs et l’alignement des échoppes hermétiquement closes. Trois rues s’ouvraient devant lui et dans chacune d’elles un groupe d’assassins avançaient lentement, convergeant sur lui.

Trois… cinq… huit en tout. Neuf avec l’autre qui est sur le toit. Neuf contre un. Je suis mal parti. Je dois être fichtrement important pour que l’on ait mobilisé toute cette armée ! Mais pourquoi ? Pourquoi moi ?

Une partie de lui-même s’étonnait : il n’éprouvait ni peur, ni affolement, ni même de colère à l’idée que quelqu’un prenait tant de peine pour le faire passer de vie à trépas. Il tremblait mais c’était d’excitation — une excitation presque joyeuse. Bon Dieu ! pensa-t-il. Faut-il que nous soyons encore restés des guerriers païens derrière notre vernis de courtoisie et d’aimable verbiage !

Et, lançant à pleins poumons un inintelligible cri de guerre, il chargea dans la rue du milieu où il n’y avait que deux hommes.

Ils firent front. Quand il fut à bonne distance, il se jeta, le poignard droit levé, sur l’un des Arabes, l’obligeant à esquiver, et doubla d’un coup du poignard qu’il tenait de la main gauche. Un cri de douleur fusa et il se rendit compte que c’était de sa propre gorge qu’il sortait. Fulgurante, une souffrance brûlante le déchira. Ses jambes ployèrent sous lui et il s’écroula. Vision de dents scintillantes, de longues lames perfides qui dansaient au-dessus de lui…

Une lueur éblouissante l’aveugla soudain et les poignards, les visages, tout s’évanouit d’un seul coup.

Son poing crispé sur la plaie qui lui entaillait le flanc, Denny, perdant son sang en abondance, se mit à plat ventre en gémissant et essaya de comprendre ce qui s’était passé. La douleur lui brouillait la vue.

Cette lumière provenait des phares d’une voiture. Une voiture ? Dans le souk ? Quelqu’un en uniforme noir… un chauffeur ?… se pencha sur lui, attentif, tourna la tête et dit quelques mots en arabe sur un débit précipité. De la voiture, une voix lui répondit.

Le chauffeur prit Denny par les aisselles et le mit debout. La douleur s’intensifia et le blessé cria en portant les deux mains à sa blessure.

— Avancez ! le pressa le chauffeur. Vite !

Chaque fois que Denny faisait un pas, il avait l’impression qu’une pince chauffée au rouge lui fouaillait le ventre. Il s’appuyait de tout son poids sur le chauffeur qui, bien qu’il fût beaucoup plus petit, le soutenait et, moitié le poussant, moitié le halant, l’entraînait vers l’auto. En dépit du vertige qui l’emportait, Denny vit que c’était une gigantesque limousine noire. Qui diable peut se servir d’un de ces antiques zeppelins ? se demanda-t-il à travers les affres de la souffrance.

Le chauffeur réussit à ouvrir la portière arrière sans le lâcher et il le poussa au fond du véhicule. Chaque mouvement était une torture mais le martyre de Denny s’atténua quelque peu quand il se courba pour entrer.

Il y avait quelqu’un à l’intérieur qui l’aida à s’allonger sur la banquette. Denny, vidé de ses forces, ne bougeait plus. Il sentit que le chauffeur lui repliait les jambes. La portière claqua. Il faisait noir. Trop noir pour distinguer quoi que ce soit. Une voix de femme lui parvint. Elle parlait en arabe. Il était question d’un médecin. Il y eut une légère secousse quand la voiture démarra. Denny perdit conscience.

Quand il rouvrit les yeux, il était toujours couché sur la banquette de la limousine et la femme, son visage invisible dans l’ombre, était agenouillée à côté de lui. On devait avoir baissé les vitres car le vent de la nuit agitait son épaisse chevelure et sa caresse fraîche effleurait la joue de Denny.

À moins que ce soit elle qui me caresse ?

— Je délire, ce n’est pas possible, balbutia-t-il.

— Chut ! Ne bougez pas. Un médecin va bientôt vous examiner.

Elle parlait bas, d’une voix presque rauque.

La limousine filait dans la nuit. De l’autre côté des fenêtres glissaient les façades de hauts bâtiments modernes. Rue Rachid ? En tout cas, le souk était loin.

— Je vais… mettre du sang… partout, dit-il faiblement.

— Cela n’a pas d’importance.

Quand ils traversèrent une place dégagée, la lune éclaira la femme. Jamais Denny n’avait vu visage aussi exquis. Des yeux noirs fendus en amande, des pommettes hautes, un menton à la fois énergique et délicat, un nez dont le dessin avait toute la noblesse de l’Arabie.

Un ange arabe sorti tout droit du paradis coranique.

Peut-être que je suis mort et qu’on m’a dirigé par erreur chez Mahomet, songea Denny.

Il n’avait aucune intention de demander le registre des réclamations.

3

Ils s’intitulaient le Gouvernement mondial mais c’était un titre exagérément ambitieux et il y avait certainement des endroits de la Terre où ils ne gouvernaient rien du tout. Les conseils d’administration des grandes multinationales, par exemple.

De Paolo était un homme admirable à sa façon. Il avait fait en sorte que tout le crédit de l’arrêt de la course aux armements et de la destruction des arsenaux nucléaires allât au Gouvernement mondial mais, si vous voulez mon opinion, ce sont les gros consortiums — comme ceux qui ont construit Île Un — qui se sont finalement rendu compte que la guerre nuisait à leurs profits. Quand ils commencèrent à mettre l’embargo sur les fournitures stratégiques, le Gouvernement mondial put « persuader » les nations de renoncer à leur panoplie atomique.

Une phase nouvelle s’ouvrit alors dans laquelle les grandes nations (entendez les consortiums) utilisèrent leur puissance économique contre les petites tandis que le Gouvernement mondial, impuissant, comptait les coups. C’était une guerre planétaire, ni plus ni moins, une guerre économique et écologique où l’on faisait secrètement appel aux manipulations météorologiques et à diverses autres armes d’environnement. Pas toujours secrètement, d’ailleurs.

Nous, sur Île Un, nous étions évidemment sous la coupe des consortiums. Que cela nous plût ou non…

Cyrus S. Cobb,

enregistrements en vue d’une autobiographie officieuse.


David, revêtu d’un peignoir bleu ciel, fourrageait dans les placards du coin cuisine mais il ne quittait pas Evelyn des yeux.

Cette baignade avait été agréable et, maintenant, assise devant le feu crépitant qui embaumait le pin, enveloppée dans une serviette de bain corail démesurée, la jeune fille, le regard fixé sur les flammes, paraissait beaucoup plus détendue.

— L’alcool est l’une des rares choses que nous ne produisons pas nous-mêmes, lui expliquait David. Nous devons l’importer. Nous consommons surtout de l’eau-de-vie lunaire en provenance de Séléné. D’après ce que l’on dit, ce serait un mélange de vodka artisanale et de carburant pour fusées. Mais je dois avoir quelques bouteilles de vin de la Terre… et un tord-boyaux fabriqué au Tennessee.

Evelyn s’adossa confortablement aux gros coussins qu’elle avait disposés par terre.

— Vous voulez dire que personne ne possède son petit alambic personnel, chez vous ?

— Pas à ma connaissance, répondit David en secouant la tête.

— J’imagine qu’il n’y a pas de voleurs, non plus ?

Il sourit.

— Et pas davantage de percepteurs.

— Eh bien, ça ne m’étonne pas qu’on surnomme Île Un le Petit Paradis !

David finit par mettre la main sur sa cave.

— Ah ! Voilà. J’ai du chablis californien. Ou bien…

— Le chablis ira très bien.

— Seulement, il n’est pas très frais. Je peux le mettre à rafraîchir, si vous voulez.

— Non, c’est inutile.

— Il va aussi falloir penser au dîner, enchaîna David en se mettant en quête de verres. Vous avez le choix : lapin, poulet ou chèvre.

— Chèvre ? répéta Evelyn avec une grimace de dégoût.

— Ne parlez pas sans savoir. Attendez d’y avoir goûté. C’est meilleur que le mouton…

— J’en doute.

— …et, ici, les chèvres sont des animaux très utiles : elles éliminent les déchets, fournissent du lait, du crin et de la viande.

— Je préférerai quand même le poulet.

David sortit du réfrigérateur un verre givré qu’il remplit de vin à l’intention de son invitée, se servit un whisky à l’eau et rejoignit Evelyn devant le feu. Quand il s’accroupit pour lui donner son verre, il sentit la chaleur de l’âtre roussir les poils de son bras nu.

Evelyn prit le verre qu’il lui tendait de la main gauche sans cesser de maintenir de la main droite la serviette serrée autour de son corps. L’idée qu’elle se faisait de la pudeur amusa David qui sourit intérieurement. La sortie de bain qui la couvrait comme un sarong révélait avec générosité une ample surface de peau douce et blanche — les épaules, les bras, les cuisses. Elle a une gorge splendide, songea-t-il en se demandant quel effet cela ferait de l’embrasser.

Mais au lieu de passer à l’acte, il sortit deux rations de poulet du frigo et glissa les plats tout prêts dans le four à micro-ondes dont il régla la pendule.

— Le dîner sera prêt dans une demi-heure, annonça-t-il en s’asseyant sur le sol à côté d’Evelyn.

— C’est si long que ça ?

— Ça pourrait être cuit en trois minutes mais j’avais pensé que vous préféreriez déguster l’apéritif en prenant votre temps.

Une expression bizarre se peignit sur les traits de la jeune fille qui, finalement, ne put se retenir :

— C’est que je meurs de faim, David ! Je n’ai rien mangé depuis ce matin 11 heures.

— Oh ! Je suis désolé. (Il se leva d’un bond.) Si j’avais su que…

— Vous n’avez pas faim, vous ?

— Si, un peu, mais je peux rester longtemps sans manger.

— Eh bien, pas moi.

Il alla couper quelques tranches de fromage et lui ramena par la même occasion un paquet de biscuits. Quand elle se mit à les grignoter, il remarqua que le bruit qu’ils faisaient sous sa dent couvrait le craquement des bûches. Cela aussi l’amusa. La chaleur combinée du feu et du whisky avaient un effet relaxant et il se sentait bien. Il était assez près d’Evelyn pour pouvoir caresser son épaule nue rien qu’en tendant légèrement la main. Assez près pour humer son parfum. Mais il évitait de la toucher. Impossible de deviner comment elle réagirait.

Très vite, il se retrouva allongé sur le dos en train de lui parler de son travail de prévisionniste.

— Alors, cela n’a rien à voir avec la prévision météorologique ? fit-elle.

— Absolument rien. Le prévisionnisme — tel que j’entends le pratiquer — consiste à déterminer toutes les tendances économiques, sociales, technologiques afin de prédire l’avenir — en détail. De manière assez détaillée, en tout cas, pour que le pronostic soit utilisable.

— Utilisable pour qui ?

David haussa les épaules.

— Pour tous ceux que cela intéresse. Le directoire, sans doute.

— Quel directoire ?

— Le groupe qui est propriétaire d’Île Un. Les cinq plus grandes multinationales de la Terre qui se sont associées en cartel pour construire l’Île.

— Ah oui… et le Gouvernement mondial a essayé de les convaincre de renoncer à la possession de la colonie et à la restituer aux peuples de la Terre.

— Il n’y a guère de chance pour que le directoire en fasse cadeau au G.M. dans la mesure où il contrôle l’énergie que le satellite solaire que nous avons édifié fournit à la Terre.

— Hmm.

Evelyn appuya sa joue sur sa main. La blancheur de son bras nu ressortait sur les motifs bariolés du somptueux coussin oriental sur lequel elle était à demi étendue.

— Êtes-vous un bon prévisionniste ? Est-ce que vos prédictions se réalisent ?

— Je n’ai pas encore commencé à en faire. Pas pour l’usage public. J’essaie de comprendre la nature de toutes les forces en jeu. Après, les prévisions viendront tout naturellement. Comme la pluie qui tombe.

Evelyn haussa un sourcil.

— Mais vous devez sûrement en avoir fait quelques-unes… de temps à autre ?

— Euh… oui, quelquefois.

— Lesquelles, par exemple ?

David réfléchit un instant.

— Eh bien, l’année dernière, j’ai déterminé avec une marge d’erreur d’un demi pour cent le montant du produit régional brut de l’Europe de l’Ouest, de l’Eurasie, du Moyen-Orient et de l’Amérique du Nord. L’écart a été un peu plus important pour la Chine et l’Asie du Sud-Est. Je n’ai fait de prévisions ni pour l’Amérique du Sud ni pour l’Afrique. Il y a trop d’agitation politique, là-bas.

— Ce n’est pas rigolo-rigolo !

— Mais c’est important.

— J’imagine.

— Il est indispensable de connaître le R.R.B. à l’avance si l’on veut établir des plans de développement régional efficaces.

— Faites-moi une prévision, demanda Evelyn en tiraillant sur l’ourlet du peignoir de David. Mais plus intéressante.

Il vida le fond de son verre.

— Eh bien, compte tenu du rythme de construction des satellites solaires que fabrique Île Un, nous serons en mesure d’alimenter en énergie tout l’hémisphère Nord en…

— Oh non ! Vos chiffres et vos statistiques, vous pouvez les garder ! C’est une prévision politique que je veux.

— La politique, c’est la bouteille à l’encre. Il y a trop de variables.

— Mais c’est essentiel. Comment voulez-vous obtenir des prédictions exactes si vous ne faites pas intervenir les facteurs politiques ?

— Vous avez raison.

— Vous avez réfléchi à la prévision politique, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Comment procédez-vous ? Vous fourrez toutes les données dans l’ordinateur ?

— Les ordinateurs jouent effectivement leur rôle.

— Qu’est-ce qu’ils disent de la situation politique ?

Il la regarda. Elle lui souriait. Les reflets des flammes dansaient sur ses épaules nues et sur ses longs cheveux blonds.

— Eh bien, on assiste actuellement à une réaction anti-Gouvernement mondial généralisée. Le mouvement est encore faible et manque d’organisation mais il y aura bientôt une éruption violente. Cela commencera en Amérique latine. Après, je pense que ce sera au tour de l’Afrique. Un certain nombre de nations essaieront de faire sécession…

— Mais elles ne peuvent pas !

— Si. À condition qu’elles soient assez fortes et que les facteurs voulus soient réunis.

— Quels facteurs ?

David hocha la tête.

— J’aimerais le savoir. C’est justement ce que je cherche à découvrir. Il existe évidemment un rapport de cause à effet entre le revenu par tête d’habitant et la stabilité politique mais c’est beaucoup plus compliqué que ça. Il semblerait que les phénomènes météorologiques aient des conséquences sur la stabilité politique, surtout dans les pays pauvres où un ouragan peut détruire toute la récolte d’une année…

— Mais le Gouvernement mondial ne laissera sûrement pas des nations rompre leur allégeance. On en reviendrait à la situation d’autrefois, du temps des Nations Unies.

— Le G.M. n’a aucun moyen de les en empêcher à moins de leur déclarer la guerre.

— Mais les consortiums les laisseront-ils proclamer leur indépendance ? Avec les sommes fabuleuses qu’ils ont investies dans des pays comme l’Argentine ou le Brésil… sans compter l’Afrique ?

David sursauta.

— Les consortiums ? Ils ne se mêlent pas de politique.

— Allons donc !

— Marginalement, peut-être. Mais le Gouvernement mondial ne leur permettra jamais d’acquérir une puissance politique capable d’être une force…

La sonnette du four retentit.

— Je crois qu’il faut passer à table.

Evelyn n’abandonna la discussion qu’à contrecœur.

— Je devrais peut-être me rhabiller, non ?

— Vous savez, ce n’est pas un dîner protocolaire, dit David railleur.

— Mes vêtements sont là-dedans ? fit-elle en tendant le doigt vers la machine à nettoyer.

Il alla les récupérer et, tandis qu’Evelyn disparaissait dans la salle d’eau, il mit le couvert et sortit une bouteille de vin blanc du Chili. Il était en train d’apporter les assiettes fumantes quand la jeune fille revint, habillée de pied en cap. Il la fit s’asseoir et servit le vin. Ils trinquèrent et Evelyn se jeta voracement sur son assiette. Elle mange comme… comme un vautour, songea David qui la regardait faire.

Elle tenta à plusieurs reprises de ramener la conversation sur les prévisions mais, chaque fois, David changea de sujet. Il méditait sur le poids politique que représentaient les consortiums. Le directoire a la haute main sur toute l’énergie fournie par les satellites solaires, c’est un fait. Et cela constitue une force politique. Comment ne m’en étais-je pas rendu compte plus tôt ? Je suis stupide. Pas étonnant si le Dr Cobb essaie de me faire changer de métier !

— C’est délicieux, dit Evelyn, un peu agacée par le silence de David.

— Vous savez, je n’ai rien fait de plus que régler le thermostat du four. Ce sont des plateaux dîners préemballés. On va les chercher dans les magasins des villages.

Et comment des rebelles comme les révolutionnaires d’Amérique latine se procurent-ils leurs armes et leurs munitions ? Si les consortiums voulaient affaiblir le Gouvernement mondial…

Evelyn contemplait sa cuisse de poulet d’un air admiratif.

— Il y a longtemps que je n’ai pas vu quelque chose d’aussi succulent dans la joyeuse Angleterre, c’est moi qui vous le dis.

David fit un effort pour lui donner la réplique.

— Nous n’avons que des produits frais, sans préservateurs ni autres cochonneries. C’est faisable quand on n’a affaire qu’à une petite population.

— Cela ne vous gêne pas de vivre aussi bien alors que, sur la Terre, des milliards de gens ont faim et sont dans la misère ? demanda-t-elle en s’essuyant la bouche avec sa serviette.

— Je ne sais pas. Je n’ai jamais tellement pensé à ça.

— Vous devriez.

— Et vous ? riposta David. Ça ne vous gêne pas de venir vous installer ici en abandonnant ces milliards d’affamés et de misérables à leur sort ?

Elle le dévisagea un instant. Il y avait de la surprise dans les profondeurs océaniques de ses yeux. Enfin, elle baissa la tête sur son assiette et murmura :

— Oui, sans doute, cela devrait me gêner.

Il tendit le bras par-dessus la table et lui prit la main.

— Allons ! Je vous taquinais seulement.

— Ce n’est pas très drôle, vous ne trouvez pas ?

— Écoutez ! Nous faisons des choses formidables, ici, des choses qui rendront des services considérables à la Terre. Nous construisons des satellites solaires…

— Pour fournir de l’énergie à ceux qui ont les moyens de la payer.

David reposa sèchement sa fourchette.

— Il faut bien que quelqu’un paie les frais de construction et de fonctionnement. Figurez-vous que les satellites ne se fabriquent pas tout seuls.

— Total, les riches deviennent encore plus riches tandis que les pauvres continuent de crever de faim.

Il n’y a pas moyen de discuter avec cette fille !

— Et les travaux de biologie moléculaire que nous effectuons sur Île Un ? On est en train de créer des bactéries spécialisées qui fixeront l’azote des plantes céréalières comme le blé et l’orge. Il n’y aura plus besoin de fertilisants. Les cultures vivrières reviendront meilleur marché et le rendement sera amélioré. Et cela fera baisser la pollution…

— Ce seront les grosses et riches exploitations en société qui en bénéficieront en premier lieu et elles pourront ainsi étrangler les petits paysans individuels. La disette sera encore aggravée dans les pays sous-développés.

— Vous êtes têtue !

— Et vous, vous n’avez jamais mis les pieds sur la Terre. Vous n’avez jamais vu la pauvreté, la faim, le désespoir.

David ne trouva rien à répondre.

— Vous devriez y aller, insista Evelyn. Faire un tour en Amérique latine, en Afrique ou en Inde, histoire de voir comment les gens meurent de faim dans les rues.

— Je ne peux pas. On ne me laisserait pas partir.

— Qui ça, « on » ?

— Le Dr Cobb, fit-il avec un haussement d’épaules. C’est lui qui prend toutes les décisions.

— Le Dr Cobb ? Pourquoi vous empêcherait-il de visiter la Terre ? Il ne peut pas vous retenir…

— Oh mais si !

J’ai eu tort de parler de lui. David se sentait brusquement désemparé. Maintenant, elle va vouloir tout savoir.

— Expliquez-moi un peu comment il pourrait vous interdire de quitter Île Un ! Vous êtes un citoyen libre, vous avez des droits !

Il leva la main.

— C’est une longue histoire et je ne peux vraiment pas entrer dans les détails.

La soudaine expression de colère d’Evelyn fit place à la simple curiosité.

— Voulez-vous dire qu’il s’agit d’informations confidentielles ? Ou d’une sorte de secret des consortiums que Cobb vous a fait jurer de ne pas dévoiler ?

— Je ne peux pas parler de ça.

— Vraiment ?

— Je suis très content, vous savez. Je n’ai à me plaindre de rien. Je mène une vie très agréable, vous aviez raison de le souligner. Trop agréable, peut-être. Mais je regarde les nouvelles à la télé et mes recherches prévisionnelles m’obligent évidemment à me tenir au courant de tout ce qui se passe sur la Terre.

— Ce n’est pas pareil. Les données économiques et les rapports techniques, c’est bien joli mais ce n’est pas la même chose qu’être sur le terrain.

— Je sais. Peut-être qu’un jour…

Evelyn préféra ne pas insister, à la grande satisfaction de David, et ils achevèrent le repas en silence.

— Il va falloir que je rentre, annonça la jeune fille tandis qu’il mettait les assiettes dans le panier du lave-vaisselle. J’ai eu une journée longue et fatigante et mes parcours d’orientation commencent demain.

Vous pourriez rester là, fit David dans son for intérieur. Mais il dit tout haut :

— D’accord. Je vous raccompagne.

Il alla se changer dans la salle d’eau. Quand il en ressortit avec un short propre et un pull, Evelyn lui demanda de but en blanc :

— On ne va pas refaire tout le chemin à pied, j’espère ?

Elle avait l’air presque terrifiée et il s’esclaffa :

— Non, n’ayez pas peur. J’ai ma bécane.

Elle poussa un intense soupir de soulagement et prit son sac. David sourit et s’effaça pour la laisser passer.

Dehors, il faisait nuit. Les miroirs solaires n’étaient plus dirigés sur les sabords du cylindre et quand la porte se fut refermée avec un déclic, David et Evelyn se trouvèrent plongés dans les ténèbres.

— Il n’y a pas d’étoiles, murmura la jeune fille. Je ne vois strictement rien.

David la prit par le bras.

— Ne vous en faites pas. Votre vision sera accoutumée dans une minute. (Ils se turent. Enfin, le garçon reprit la parole :) Vous voyez ? À gauche, un peu en haut… ce sont les lumières d’un village. Et juste au-dessus de votre tête, il y a une voie commerçante. Votre résidence est par là, plus bas.

— C’est… oui, je vois.

La voix d’Evelyn était désincarnée, vacillante, nerveuse. David se mit en devoir de la rassurer :

— Il y a des gens qui ont inventé des constellations à partir des lumières qui sont au-dessus de nous en les reliant par des lignes imaginaires qui dessinent des figures. Et il y a même eu un dingue qui s’en est servi pour tirer des horoscopes !

Elle ne rit pas.

— Restez là et ne bougez pas. Je vais chercher le cyclo. Il est à deux pas.

— D’accord.

Mais Evelyn ne manifestait pas une assurance débordante.

David contourna son « rocher » et actionna la commande d’ouverture du garage. N’y aurait-il donc pas d’obscurité réelle sur la Terre ? J’avais toujours cru que la nappe de smog au-dessus des villes est si dense que l’on ne voit jamais les étoiles. La porte de la remise coulissa et ses murs fluorescents s’illuminèrent. Evelyn se précipita vers cette pâle lueur tandis que David sortait la cyclette de cette espèce d’étroit cagibi.

— Il n’y a qu’un seul siège, l’avertit-il. Il va falloir que vous montiez derrière et que vous vous accrochiez ferme.

— Je préfère cela à la marche à pied.

Il se mit en selle et l’aida à s’installer. Elle dut relever sa jupe qui lui arrivait à la hauteur des genoux pour enfourcher la machine.

— Vous êtes prête ?

Elle se cramponna à la taille de David. Il n’y avait rien d’autre pour se retenir. « Prête. » Son souffle caressa la nuque du garçon.

Il tira sur le démarreur et le moteur électrique commença à ronronner. Empoignant le guidon à deux mains, il embraya et l’engin se mit à rouler le long du sentier dont ils avaient fait l’ascension quelques heures plus tôt.

— Vous ne refermez pas le garage ?

— Pas la peine, répondit David en haussant un peu la voix pour que le sifflement du vent qui le giflait ne la couvre pas. Je vous ai dit qu’il n’y a pas de voleurs, ici.

— Évidemment, rétorqua-t-elle. On se demande bien pourquoi il y en aurait.

La bécane n’allait pas très vite mais c’était bon de rouler, de sentir la caresse de la brise, les bras d’Evelyn autour de sa taille, sa joue contre la sienne. David gardait le silence, le moteur vrombissait, le phare projetait une flaque de lumière sur le paysage enténébré.

Sur une impulsion subite, David quitta soudain le chemin et s’engagea sur une piste cahoteuse.

— Il faut absolument que je vous montre quelque chose, lança-t-il à Evelyn sans se retourner. Vous avez eu l’air tellement déçue de ne pas voir d’étoiles !

— Mais je dois rentrer.

— Nous n’en aurons que pour une ou deux minutes.

Le sentier grimpait ferme, c’étaient de vraies montagnes russes et David était obligé de faire des zigzags. Il aurait pu s’épargner ces tours et ces détours et filer tout droit : il lui aurait suffi de mettre la batterie de réserve en service. Mais pas la nuit. Et surtout pas avec un passager qui risquait d’être éjecté.

Ils finirent par arriver en terrain plat et ils aperçurent le lampadaire solitaire de l’aire de parcage devant lequel David arrêta son cyclo, car il se rappelait l’appréhension d’Evelyn dans l’obscurité. Il dégagea la béquille et aida la jeune fille à descendre.

— Par ici, dit-il en la guidant vers l’épais obturateur métallique de la bulle d’observation.

Il n’y avait évidemment pas de lumière à l’intérieur pour éviter les reflets sur les parois de plastoverre qui auraient empêché de voir. Ils entrèrent. David referma le panneau et la lueur chétive du lampadaire s’évanouit.

Evelyn exhala une exclamation étranglée. Pour la seconde fois.

C’était comme si l’on était au cœur de l’espace. La bulle était en saillie telle une cloque sur la surface du massif cylindre de la colonie et ses parois transparentes les enveloppaient intégralement. On aurait dit que rien ne s’interposait entre eux et les étoiles.

Evelyn tendit le bras en chancelant et David la serra contre lui.

— J’ai cru que je tombais, fit-elle dans un souffle, interloquée.

— La gravité est très faible, ici, expliqua David sans la lâcher.

— Seigneur ! C’est… stupéfiant ! Grandiose ! Ces étoiles… il doit y en avoir des millions !

David aurait pu lui donner le chiffre exact — il lui aurait suffi d’interroger son communicateur — mais il garda le silence. Il regardait l’univers, les astres qui étincelaient, poussière de diamants saupoudrant la nuit infinie de l’éternité, et il essayait de voir ce spectacle avec les yeux d’Evelyn. En vain. Mais il sentait s’accélérer le pouls de la jeune femme et son propre cœur battait plus vite.

— Elles bougent ! Elles tournent !

— C’est nous qui tournons. La colonie est animée d’un lent mouvement de rotation afin de maintenir une certaine force de gravité. C’est cela qui donne l’impression que les étoiles tournent autour de nous.

— Comme c’est étrange…

Il sourit dans l’obscurité.

— D’ici une ou deux minutes, la Lune va se montrer.

Elle se leva dans toute sa majesté. Elle était presque à son plein et sa lumière froide baignait le dôme, éclairant le visage d’Evelyn qui, le sourire aux lèvres, paraissait en proie à une intense surexcitation.

— Mais elle n’a pas le même aspect ! s’exclama-t-elle. Elle a la même taille mais elle a l’air différente.

— Nous sommes à la même distance de la Lune que l’est la Terre. C’est pour cela qu’elle semble avoir le même diamètre apparent.

— Mais on ne voit pas l’Homme de la Lune !

— Parce que notre angle de vision est dévié de soixante degrés par rapport à celui que l’on a sur la Terre. Nous voyons des régions de la surface lunaire qui sont invisibles de la planète. Regardez… cette espèce de gros œil-de-bœuf, en bas. C’est la Mer Orientale. Au-dessus, à droite, tout près de l’équateur, c’est le cratère de Kepler. Et, tout à côté, vous avez Copernic. On ne peut pas les voir tous les deux en même temps depuis la Terre.

— Qu’est-ce que c’est que ces points lumineux ?

— Les mines ouvertes de l’Océan des Tempêtes. C’est de là que viennent tous les matériaux de base de la colonie.

— Où est Séléné ?

— Elle est trop loin vers l’est, on ne peut pas la distinguer. D’ailleurs, il n’y aurait pas grand-chose à voir : elle est presque entièrement souterraine.

— Oh !

Evelyn semblait désappointée.

— Le Dr Cobb a choisi le site L4 pour la colonie parce qu’il tenait à avoir vue sur la Mer Orientale. D’après lui, c’est la plus belle formation du sol lunaire.

— Il est certain que c’est… impressionnant.

— Jadis, il y a des années de cela, quand on a commencé à penser à construire des colonies dans l’espace, on supposait qu’elles seraient installées sur le site L5, de l’autre côté de la Lune. Mais le Dr Cobb a persuadé le directoire d’édifier Île Un en L4 — pour des raisons d’ordre purement esthétique.

Evelyn lui sourit :

— Et ces espèces d’usuriers véreux qui constituent le directoire se sont rendus à ces arguments… esthétiques ?

David se mit à rire.

— Non, mais le Dr Cobb leur a fait valoir qu’en jetant leur dévolu sur la position L5, ils auraient vue sur l’autre face de la Lune qui est non seulement un panorama sinistre mais qui est, en outre, émaillée de configurations géographiques baptisées de noms russes comme le cratère de Tsiolkovsky et la Mare Moscoviens. Et le directoire est encore suffisamment anticommuniste pour se laisser influencer par des raisons aussi ineptes.

— Je n’en suis pas autrement étonnée.

La Lune glissait sereinement dans l’espace sous leurs yeux et David indiqua à Evelyn des sites qui n’avaient guère de signification pour elle : le « coin des physiciens » regroupant les cratères Einstein, Roentgen, Lorentz et quelques autres, les nervures brillantes de Tycho, les montagnes raboteuses à l’éclat éblouissant, la sombre et plate étendue de l’Océan des Tempêtes qui venait lécher le pied des cimes.

Finalement, la Lune disparut et le dôme se retrouva plongé dans le noir. Il n’y avait plus que les étoiles.

David serra Evelyn dans ses bras et l’embrassa. Elle s’abandonna à son étreinte, le souffle coupé, puis le repoussa doucement.

— Il faut vraiment que je rentre.

Elle avait presque l’air de s’excuser.

David eut fugitivement la tentation de pousser son avantage mais, au lieu d’insister, il s’entendit dire :

— Très bien. Retournons au cyclo.

— C’était beau, David. Merci.

— Merci, fit-il à son tour en ouvrant le panneau.

— Merci de quoi ?

Elle était étonnée.

— D’avoir apprécié.

Ils se mirent en marche. Evelyn frissonnait.

— Vous avez froid ?

Elle secoua affirmativement la tête en se pelotonnant sur elle-même.

— Je croyais vous avoir entendu dire qu’il ne faisait jamais froid chez vous.

Ils étaient arrivés au cyclo.

— Il ne fait pas froid. Mais prenez ça. (Il sortit de la sacoche un poncho en peau de chèvre.) Mettez ce vêtement. Il ne faudrait pas que vous vous enrhumiez dès la première nuit !

Elle enfila le poncho.

— Et vous ?

— Je ne m’enrhume jamais. Je suis immunisé.

— Immunisé ?

David confirma d’un hochement du menton tout en actionnant le démarreur.

— On m’a rendu invulnérable à toutes les maladies connues.

La machine roulait. Evelyn, cramponnée au torse musclé de David, le visage collé sur son dos puissant, se disait : Oui, c’est bien lui. Tout ce que j’ai à faire, c’est de m’arranger pour qu’il se déboutonne, qu’il parle librement. Elle se frotta la joue contre l’omoplate de David. Cela devrait être amusant tout plein !

Quand ils furent parvenus au village où étaient installés les services administratifs et les logements, David arrêta sa mécanique sous un lampadaire pour que la jeune fille fouille dans son sac à la recherche du papier portant sa nouvelle adresse — son adresse définitive.

— Ils m’ont vidée du pavillon de quarantaine ce matin même, tambour battant, pour m’expédier là, expliqua-t-elle en fourrageant dans le mystérieux assortiment d’impedimenta que contenait ledit sac, et avant même que j’aie eu le temps de reprendre mon souffle. Cobb m’a appelée… Ah ! la voici !

David prit connaissance de l’adresse et du numéro de l’appartement et se remit en route. Deux rues plus loin, il fit halte devant un gracieux bâtiment de quatre étages au toit plat hérissé de balcons qui paraissaient flotter dans l’air. Les fenêtres des maisons du village étaient allumées mais il n’y avait pour ainsi dire pas un chat dans les rues calmes bien que, par rapport aux usages de la Terre, il fût encore très tôt.

En silence, Evelyn suivit David dans le hall d’entrée de l’immeuble. Elle lui sourit quand, dans l’ascenseur, il appuya sur le bouton du second.

Elle ouvrit la porte de son appartement en effleurant la plaque d’identification du bout des doigts.

— Voulez-vous un peu de thé ou je ne sais quoi d’autre ? Je n’ai aucune idée de ce qu’il y a comme denrées dans la cuisine.

— Probablement du café. Nous produisons notre propre café, vous savez.

— Cela ne m’étonne pas.

Elle ôta le poncho qu’elle lança à la volée sur le divan et tendit le doigt vers les sacs de voyage posés devant la porte béante de la chambre.

— Je n’ai même pas encore eu le temps de déballer mes affaires.

David remarqua néanmoins que le lit était fait. Prêt à être occupé immédiatement.

— Excusez-moi un instant, voulez-vous ? (Elle entra dans la chambre. Quand elle en ressortit quelques instants plus tard, elle souriait.) Vous aviez raison. Il y a bien un récureur à ultrasons dans les toilettes mais ni baignoire ni douche.

— Ils vous ont sûrement prévenue pendant votre briefing.

— Je n’y ai sans doute pas fait attention.

David s’assit sur le divan et replia le poncho tandis qu’Evelyn s’occupait du café. C’était un petit studio, le logement classiquement attribué aux nouveaux arrivants : une chambre, un living, une kitchenette, une salle d’eau. Spartiate. Quand même, il bénéficiait d’un balcon et de fenêtres qui donnaient sur de la verdure. Mais c’était la même chose pour tout le monde.

Avant même que David s’en fût rendu compte, Evelyn s’était assise à côté de lui et ils bavardaient en sirotant le café.

— Vous ne souffrez pas de la solitude ? lui demandait-elle. Les autres peuvent aller sur la Terre rendre visite à leurs amis et à leur famille quand ils le veulent. Mais être coincé ici en permanence, ça ne doit pas être drôle tous les jours.

— Ce n’est pas tellement épouvantable. J’ai des amis.

— Votre famille habite-t-elle aussi la colonie ?

Il secoua la tête.

— Je n’ai pas de famille.

— Ah bon ? Elle est restée sur la Terre ?

— Non. Je… je n’ai personne.

— Vous êtes seul au monde ?

— Franchement, je n’ai jamais envisagé les choses sous ce jour mais, au fond, c’est vrai. Je suis seul au monde.

Evelyn demeura un moment sans parler. On dirait une petite fille effrayée, se dit David.

— Moi aussi, je me sens très seule, reprit-elle doucement. C’est… terrible d’être loin des miens, de tous mes amis.

Elle leva son visage vers lui et David l’embrassa. Elle resta quelques instants immobile, serrée contre lui, puis ses lèvres s’ouvrirent et, soudain, elle ne fut plus que passion déchaînée. Son corps se nouait à celui de David qui l’étreignit de toutes ses forces. Ils tombèrent sur le divan à la renverse, allongés côte à côte, et il entreprit de faire glisser sa robe.

— Pas comme ça, murmura-t-elle, un soupçon de rire dans la voix.

Elle se dressa sur son séant tandis qu’il caressait ses jambes souples et lisses et ôta sa robe. Une brève contorsion des hanches et elle fut nue. David commença à déboutonner sa chemise à son tour.

— Tss Tss ! chuchota-t-elle. (Elle l’embrassa à nouveau.) Laisse-moi faire. Étends-toi et ferme les yeux.

Il lui fallut beaucoup plus de temps pour le déshabiller qu’elle n’en avait mis à se dévêtir elle-même mais David n’y trouvait rien à redire. Il sentait sur lui les mains de la jeune fille, son corps, sa langue, la caresse de son épaisse chevelure sur ses cuisses. Il tendit les bras et l’attira à lui. Elle l’enfourcha comme elle avait enfourché la bécane et il explosa en elle.

À présent, il était dans la chambre. Sous un drap léger. Allongée près de lui, le menton dans la main, elle effleurait la poitrine de David du bout des doigts de sa main libre.

— Je crois bien que je me suis endormi, balbutia-t-il.

— Hm-mmm.

Elle se pencha sur lui pour l’embrasser. David répondit du tac au tac et ils refirent l’amour.

Ils étaient l’un contre l’autre. David regardait fixement le plafond qui se perdait dans l’ombre.

— Tu n’as plus peur du noir, maintenant ? fit-il.

— Non. C’est bon. Je te sens contre moi. Je ne suis pas seule.

— Je parie que tu ne dormais jamais sans ton ours en peluche quand tu étais petite.

— Bien sûr. Pas toi ?

— J’avais un terminal près de mon lit. Et, en face de moi, un écran mural. Mais je connais très bien les ours en peluche grâce à mes lectures.

— Tu as toujours été seul ?

— Oh ! je n’étais pas réellement seul. Il y avait toujours des tas de gens autour de moi… des amis, le Dr Cobb…

— Mais tu n’avais pas de famille ?

— Non.

— Pas même une mère ?

Il tourna son visage vers elle. Il n’était pas possible de distinguer l’expression d’Evelyn dans l’obscurité. Il ne discernait que le reflet lunaire de ses cheveux et la courbe d’une épaule nue.

— Je n’ai pas le droit de parler de ça, Evelyn, répondit-il d’une voix lente. Ils ne veulent pas donner matière à de grands articles à sensation avec mon histoire. Les médias se précipiteraient comme un essaim de mouches.

— Tu es le bébé éprouvette.

David laissa échapper un soupir.

— Alors, tu es au courant ?

— J’avais des soupçons. Sur la Terre, je travaillais dans la presse. Il y a des années que la rumeur circule.

— Je suis le résultat d’une sorte d’expérience génétique. Je ne suis pas né comme on naît habituellement. Ma gestation a eu lieu dans le laboratoire de biologie de la colonie. Je suis le premier — et le seul — bébé éprouvette au monde.

Evelyn resta longtemps silencieuse. David attendait qu’elle dise quelque chose, qu’elle le harcèle de questions. Mais non. Rien. Finalement, il lui demanda :

— Est-ce que cela t’embête ? Je veux dire…

Elle lui caressa la joue.

— Mais non, cela ne m’embête pas, grosse bête ! Je me demandais seulement… pourquoi t’ont-ils fait ça ?

Il lui raconta toute l’histoire par bribes. Sa mère appartenait à l’équipe technique qui avait construit Île Un. Elle était morte accidentellement, la poitrine broyée par une plaque d’acier d’une masse inexorable, bien que sans poids, qui s’était désarrimée tandis qu’elle la guidait pour la mettre en place sur la coque extérieure du cylindre.

Avant de mourir, elle avait pu faire savoir au médecin qu’elle était enceinte de deux mois et elle les avait suppliés de sauver le bébé. Elle n’avait pas eu le temps de leur dire qui était le père.

L’équipe biologique était déjà à l’œuvre dans l’un des premiers modules spécialisés de la colonie. Elle avait repris les recherches sur l’A.D.N. que les draconiennes restrictions budgétaires imposées par les pouvoirs publics et l’épouvante absurde de la population qui, hantée par le spectre de Frankenstein, saccageait les laboratoires, avaient étouffé sur la Terre. La colonie était encore loin d’être achevée mais les biologistes avaient bricolé une matrice en plastique pour y placer le fœtus et avait commandé les équipements nécessaires pour qu’il survive.

Le Dr Cyrus Cobb, l’anthropologue à la poigne de fer qui venait d’être nommé directeur de la colonie — à la stupéfaction de tout le monde sauf du directoire et de lui-même — avait passé au peigne fin tous les labos dépendant dudit directoire et réquisitionné le matériel et des spécialistes indispensables. Et le bébé inconnu que personne n’avait réclamé était devenu le grand chouchou des chercheurs.

Les biochimistes l’avaient alimenté. Les généticiens moléculaires avaient testé ses gènes et leur avaient apporté des améliorations dont personne n’avait jamais rêvé. Quand il était « né », le bébé était aussi sain et aussi génétiquement parfait que le permettait la science moderne.

Ces expériences étaient strictement illégales — ou, du moins, extralégales — sur la Terre mais sur la colonie encore en cours d’édification, il n’existait d’autre loi que celle du directoire et elle était souverainement appliquée par Cyrus Cobb qui régnait en maître avec une autorité d’airain et une volonté d’acier. Ayant fait en sorte que le nouveau-né fût physiquement sans défauts, il était, en un second temps, passé à son éducation en commençant dès le premier âge.

— Alors, tu n’as jamais eu ni mère ni père ? demanda Evelyn à mi-voix.

Son souffle chatouillait l’oreille de David qui haussa les épaules sous le drap.

— Je n’ai pas connu ma mère, évidemment. Mais le Dr Cobb a été le meilleur des pères.

— Je suis quand même sûre que…

— Non, c’est vrai. C’est un homme merveilleux. Et je me demande même parfois si… s’il n’est pas mon vrai père. Mon père biologique, je veux dire.

— Ce serait effarant !

— Pour toi, peut-être. Moi, cela me paraît tout à fait normal.

— Mais tu n’as jamais eu de parents proches. Ni sœurs, ni frères, ni…

— Donc, pas de querelles de famille, pas de conflits fraternels. Et toute la communauté scientifique de la colonie était là pour me choyer. Une vraie mère poule ! Je suis toujours un peu sa mascotte et un peu le premier de la classe.

— Sa propriété, plutôt.

— Je ne lui appartiens pas.

— Mais ils ne te laissent pas quitter la colonie, ils t’interdisent d’aller sur la Terre.

David réfléchit, se remémorant toutes les raisons que Cobb lui avait données. Il n’a pas agi par cruauté. Il n’a jamais été cruel envers moi !

— C’est que, comprends-tu, je suis encore un élément très important pour le progrès scientifique. Et un élément… sur pied. Ils continuent de m’étudier pour voir ce qu’a donné leur travail. Il leur est nécessaire de me suivre jusqu’à ce que j’atteigne ma maturité complète afin de savoir…

— Pour ça, tu n’as pas de souci à te faire ! l’interrompit-elle en lui tapotant la cuisse. En ce qui concerne ta maturité, je peux, en tout cas, apporter mon témoignage. Je suis bien placée pour ça.

David se mit à rire.

— Oui, mais il y a d’autres complications. Sur la Terre, je n’ai pas de statut légal. Je ne suis citoyen d’aucun pays. Je ne suis inscrit nulle part, je n’ai jamais payé d’impôts…

— Tu peux devenir citoyen du Gouvernement mondial, répliqua fermement Evelyn. Il suffit de signer une demande.

— C’est vrai ?

— Dame !

Il essaya de s’imaginer sur la Terre, à Messine, la capitale du Gouvernement mondial.

— Peut-être, mais quand les médias auront découvert qui je suis, on me regardera comme un monstre.

Ce ne fut qu’après un interminable silence qu’Evelyn chuchota d’une voix presque inaudible :

— C’est exact.

4

Papa est rentré de Minneapolis cet après-midi avec les papiers signés. Maintenant, c’est la compagnie d’électricité qui est propriétaire de la ferme. Au lieu de donner du blé, la terre verra pousser des antennes qui capteront l’énergie provenant de l’espace.

Maman a pleuré malgré tous ses efforts pour retenir ses larmes. Mais après le temps invraisemblable qu’on a eu pendant tout le printemps, papa n’avait plus guère de solution. Il nous l’a bien souvent expliqué. Je crois d’ailleurs qu’il le faisait pour que maman lui pardonne. Ce n’est pas qu’elle lui en veuille, non, mais… quoi ! la ferme appartient à la famille depuis six générations et maintenant elle va tomber entre les mains d’étrangers, d’une compagnie qui n’utilisera même pas la terre pour ce à quoi elle doit servir — faire pousser des plantes.

Il continue de pleuvoir. Cela dure depuis huit jours de rang. Même si on avait fait les semailles, tout aurait été emporté à l’heure qu’il est. Pas étonnant que les banques n’aient pas lâché un fifrelin ! Il était notoire que la compagnie avait des visées sur nos terres — et celles des voisins — et cela ne les a pas incitées à venir à notre aide.

Ce n’est pas vrai, cette pluie ! Ça dégringole sans discontinuer. Je n’avais encore jamais vu ça. Et maman et papa… la pluie les a liquéfiés, eux aussi. Ils n’ont plus de couleurs, plus de vie. Elle a tout emporté, tout délité.

Journal intime de William Palmquist.


Blanche et calcinée, l’antique cité de Messine somnolait sous l’implacable soleil de Sicile. Le vert intense des oliveraies cernait encore la ville et la Méditerranée miroitait, bleue comme ce n’était pas possible. De l’autre côté du détroit se silhouettaient les collines brunes et trapues de la Calabre, misérables, usées comme les épaules des paysans déguenillés de la région.

La Nouvelle-Messine dominant la vieille ville était, elle aussi, d’une blancheur éblouissante mais ses tours étaient faites de plastique, de verre et d’acier étincelant. Elles se dressaient, hautes et altières, monuments à la gloire du jeune Gouvernement mondial, à l’écart de l’ancienne bourgade épuisée, croupissant dans la misère. Là, pas de mendiants dans les rues, pas d’enfants crasseux sous-alimentés au ventre gonflé errant dans ses larges avenues.

Les tours du siège du Gouvernement mondial étaient reliées entre elles par des passerelles encloses dans des parois de verre. Jamais les hommes et les femmes qui y travaillaient n’avaient à exposer leur épiderme au brasier du soleil sicilien. Jamais ils ne sentaient la caresse de la brise de la Méditerranée, jamais ils ne cherchaient l’ombre providentielle d’un auvent, jamais ils n’affrontaient la poussière des ruelles tortueuses, jamais ils ne respiraient l’odeur contaminée de la pauvreté et de la maladie.

Emanuel De Paolo, debout devant la fenêtre de son bureau au dernier étage de la plus haute tour du complexe du Gouvernement mondial, contemplait les toits de tuiles des maisons humbles et basses de la vieille Messine. Au premier abord, il ne paraissait guère différent des vieillards silencieux, au regard amer, perpétuellement assis devant les porches et dans les cantinas de la vieille cité. Il avait le teint basané, ses cheveux qui s’éclaircissaient étaient d’un blanc de neige et ses yeux charbonneux aussi méfiants que ceux du premier paysan venu.

Mais il n’avait pas les traits lourds et épais du Sicilien de souche. L’ossature de son visage était fine, presque délicate. Il était fluet et d’apparence fragile. Mais ses prunelles de braise flamboyaient comme un feu vivant et l’amertume qu’on lisait dans son regard traduisait la lassitude d’un homme qui, depuis plus de quarante ans, assistait aux luttes que menaient ses semblables pour le pouvoir, à leurs trahisons, à leur cupidité.

Emanuel De Paolo avait jadis été secrétaire général des Nations Unies. Quand le Gouvernement mondial avait été instauré sur les ruines de l’O.N.U., il en était devenu le principal administrateur. Il portait le titre de directeur. Le monde l’appelait dictateur. Mais il n’était pas dupe. Il savait qu’il n’était ni un directeur ni un dictateur. Il gouvernait. Il se battait. Il survivait.

Son secrétaire, un jeune étudiant en droit éthiopien, entra sans bruit et s’immobilisa sur le seuil du bureau, attendant qu’il remarque sa présence, fronçant les sourcils avec inquiétude. Qu’est-ce que le directeur regardait donc par la fenêtre ? Cette vieille ville puante avec ses mouches, ses mendiants et ses lupanars ? La mer ? Les montagnes ? Cela lui arrivait de plus en plus souvent, maintenant. Il n’avait plus toute sa tête. Il était vrai que le directeur avait déjà fêté son quatre-vingt-troisième anniversaire. Il y avait de longues années qu’il portait le fardeau du monde sur ses épaules. Il ferait mieux de dételer et de remettre ses responsabilités à des hommes plus jeunes.

— Monsieur…, commença le secrétaire à mi-voix.

De Paolo se retourna imperceptiblement comme s’il sortait avec difficulté d’un rêve.

— Monsieur, la conférence va commencer.

Le directeur acquiesça.

— Oui. Oui.

— La salle est prête. Ces messieurs sont arrivés.

— Parfait.

Le jeune Éthiopien traversa d’un pas raide le vaste bureau recouvert de moquette et fit halte devant le placard aménagé dans le mur opposé.

— Quels vêtements mettrez-vous, monsieur ?

— Aucune importance, répondit De Paolo en haussant ses frêles épaules. Ce ne sera pas ma garde-robe qui les impressionnera.

Le secrétaire plissa les lèvres et examina le directeur. De Paolo portait comme d’habitude une chemise à col ouvert et un pantalon confortable. La chemise était d’or pâle, le pantalon bleu foncé : ses couleurs favorites. Pas de bijou en dehors du médaillon aztèque en argent, presque invisible sous son col, cadeau que, voici bien longtemps, lui avait fait le peuple mexicain. Le secrétaire choisit un léger cardigan bleu et aida le vieil homme à l’enfiler.

— Je regardais les nuages, dit De Paolo en se laissant faire passivement. On les voit se former au-dessus des montagnes. Puis ils s’obscurcissent et ils éclatent en pluie. Les avez-vous déjà observés ?

— Non, monsieur, jamais.

— Vous n’avez pas le temps, c’est ça ? Je vous donne trop de travail.

— Non ! Ce n’est pas ce que je voulais dire…

De Paolo lança au jeune homme un sourire empreint de douceur.

— Cela ne fait rien. Simplement, je… Chaque fois que je regarde les nuages, je me pose la question : sont-ils naturels ou est-ce qu’ils ont été fabriqués par une équipe de manipulateurs météorologiques ?

— Il est impossible de le dire.

— Impossible, oui. Mais il serait important de le savoir. Extrêmement important.

— Assurément, monsieur.

— Ne me passez pas la main dans le dos, Paco, dit-il avec une dureté inhabituelle dans sa voix généralement amène. Une guerre est en cours — une guerre non déclarée, une guerre qui n’ose pas dire son nom mais une guerre quand même. Avec des hommes et des femmes qui sont tués, des enfants qui meurent.

— Je comprends, monsieur.

Mais De Paolo hocha la tête et poursuivit :

— Nous avons empêché la guerre nucléaire. La Troisième Guerre mondiale n’a pas eu lieu grâce aux satellites et aux rebelles de Séléné. Nous avons démantelé la vieille O.N.U., mais nous avons épargné l’holocauste nucléaire au monde. On aurait pu croire que les nations s’en seraient félicitées, qu’elles auraient été reconnaissantes, qu’elles seraient tombées à genoux pour remercier Dieu de les avoir sauvées de l’annihilation !

— Elles ont désarmé…

— Elles ont spectaculairement détruit leurs arsenaux nucléaires, c’est vrai. Parce que nous avons brandi la menace de détraquer le temps si elles ne le faisaient pas, parce que leurs engins ne pouvaient rien contre les missiles à laser des satellites. Parce que nous assurons, nous, la garde de la planète, désormais, et que nous avons fait en sorte qu’il soit impossible d’utiliser les missiles et les bombes atomiques. Mais elles ont appris à manipuler le temps, elles aussi, et cette technique est devenue une arme qu’elles emploient les unes contre les autres. Quelle folie !

— Cela n’a jamais été prouvé, monsieur.

— Bah ! Vous croyez que la sécheresse qui ravage votre pays est d’origine naturelle ?

— C’est une sécheresse particulièrement sévère.

— Et l’hiver qu’a connu l’Amérique du Nord ? Et ce qui s’est passé ce printemps ? Les inondations en Chine ? Tout cela, ce sont des catastrophes naturelles, selon vous ?

— C’est possible.

— Mais improbable. C’est la guerre, je vous dis. La Quatrième Guerre mondiale. Elle se mène avec des armes secrètes, silencieuses, des armes qui s’attaquent à l’environnement. C’est une guerre écologique. On trafique le temps de l’adversaire, on dévaste ses récoltes, on s’en prend à ses nappes phréatiques, on modifie le régime des pluies. La disette tue les hommes aussi sûrement qu’une balle.

— Il faudrait réunir davantage de preuves avant de pouvoir agir.

— Je sais, je sais. Ce qui m’inquiète, ce qui m’empêche de dormir, c’est la forme que revêtira l’étape suivante. Aujourd’hui, on sabote les climats. Vous rendez-vous compte de ce que sera la prochaine offensive d’une guerre écologique ?

Comme le jeune homme gardait le silence, De Paolo répondit lui-même à sa question :

— Les épidémies. La guerre biologique. Des virus, des bactéries, des maladies nouvelles créées en laboratoire et contre lesquelles il n’existe pas de traitements. Cela approche ! Je le sais ! Je sais comment fonctionne leur pensée, je sais comment ils agissent. Il faut les arrêter, il faut empêcher cela.

— Mais comment ?

Le directeur soupira.

— Si je connaissais la réponse, croyez-vous que je passerais mes journées à regarder les nuages ?

Le secrétaire faillit sourire. Mais cela n’aurait pas été poli. Un aide de camp ne sourit pas devant son supérieur sans y avoir été invité — même s’il est enchanté de constater que le supérieur en question n’est pas en train de devenir gâteux, après tout.

Il ouvrit la porte de la salle de conférence et De Paolo entra dans celle-ci. Les six hommes d’un certain âge qui s’y trouvaient déjà se levèrent. Le directeur leur adressa un sourire de pure forme et leur fit signe de se rasseoir. Lui-même prit place dans le confortable fauteuil de cuir au haut bout de la table d’ébène vernie tandis que son secrétaire s’installait discrètement derrière lui sur une chaise de plastique moulé. L’un des sièges entourant la table oblongue était inoccupé.

— Le colonel a été appelé il y a une minute, expliqua Jamil al-Hachémi, le représentant du Moyen-Orient. Un coup de téléphone urgent de Buenos Aires.

— Je parie que ce sont les révolutionnaires d’El Libertador qui font encore parler d’eux, dit Williams, le délégué nord-américain.

Il était le plus jeune — et le plus beau — des six hommes. Sa peau était couleur chocolat au lait.

— J’espère qu’il ne sera pas trop long, fit le directeur.

— Gardons-nous de tout optimisme exagéré, répliqua le représentant russe, Malekoff, dans un irréprochable International English. Il est bien rare que ce bon colonel soit bref quand il est en conversation.

Les autres sourirent poliment.

Tandis qu’ils échangeaient d’insignifiantes plaisanteries en attendant Ruiz, De Paolo se prit à songer : Comme ils sont semblables et, en même temps, différents ! C’est le nouvel internationalisme avec toutes ses colorations paradoxales.

Chacun d’eux venait d’une autre partie du monde : l’Arabe à la peau tabac, le Chinois bistré, l’Africain noir, le Russe au poil roux, le blond Danois et l’Américain à l’épiderme foncé. Mais tous portaient le même costume gris à la coupe sobre. La couleur de leurs vêtements était plus uniforme que celle de leur épiderme. Et c’étaient tous des hommes. Nous n’admettons toujours pas que des femmes puissent accéder au Conseil exécutif. Ce serait trop cruel.

— J’ai bien peur, dit De Paolo au bout de quelques minutes, qu’il ne nous faille commencer en l’absence du colonel Ruiz.

Le brouhaha des conversations cessa et les six représentants se tournèrent vers le directeur, l’air attentif et intrigué.

— J’ai convoqué cette réunion extraordinaire du conseil exécutif pour m’entretenir personnellement avec vous des résultats de vos investigations concernant d’éventuelles manipulations météorologiques illégales et clandestines. Qu’est-ce que vos services de renseignements respectifs ont découvert ?

Les six hommes se regardèrent et De Paolo eut l’impression de six petits garçons interloqués par une question épineuse posée par un vieux maître d’école autoritaire.

Ce fut Chiu Chan Liu qui prit le premier la parole. Son visage lunaire ne révélait rien de ses émotions profondes :

— Compte tenu de la guerre civile qui déchire actuellement mon pays, il ne nous a pas été possible d’enquêter sur ces modifications climatiques illicites. Je puis toutefois préciser que mon gouvernement n’est pas impliqué dans une telle action de sabotage bien qu’il en souffre gravement. La récolte de riz a été inférieure de quarante pour cent aux prévisions. Quarante pour cent !

— Pensez-vous que ces altérations de votre climat puissent être imputées aux Taïwanais ?

C’était Victor Andersen, le Danois, qui avait posé la question. Les lunettes qu’il portait n’étaient pas pour la vue ; elles servaient à dissimuler ses prothèses auditives.

— Non, répondit Chiu en agitant la main. Non, ils ne possèdent pas la technologie adéquate. Nos scientifiques demeurent loyaux envers le gouvernement central. Les Taïwanais n’ont ni le personnel ni les équipements nécessaires pour produire des modifications du temps sur grande échelle.

— C’est absolument vrai, murmura Jamil al-Hachémi.

C’était l’aristocrate du groupe, un cheik aux traits hautains, descendant du fils du Prophète.

— Mais ils pourraient acheter le matériel dont ils auraient besoin, répliqua Malekoff. Les multinationales n’hésitent pas à vendre de la technologie militaire au plus offrant. Peut-être vendent-elles aussi de la technologie météo.

— Non, laissa laconiquement tomber al-Hachémi.

— Pouvez-vous vous porter garant pour toutes les firmes multinationales ? lui demanda Malekoff dont un sourire railleur retroussait les lèvres minces.

— Je peux parler avec assurance en ce qui concerne les holdings de mon groupe et je me suis informé sur les opérations des autres grands consortiums. Les administrateurs de ces entreprises sont parfaitement conscients que les manipulations climatiques sont non seulement illégales mais qu’elles sont, en outre, sans intérêt en tant qu’arme stratégique. C’est mauvais pour le commerce, cela nuit aux bénéfices.

Malekoff émit un grognement qui était peut-être un ricanement.

— Ainsi, les capitalistes renoncent au sabotage météo pour des raisons morales. Pour eux, tout ce qui porte atteinte au profit est un péché mortel !

— Mais ce n’est pas le cas pour les communistes, riposta al-Hachémi d’une voix égale. Détériorer le climat de la planète serait dans le droit fil des théories marxistes-léninistes, n’est-il pas vrai ?

— Absolument pas ! lança avec hargne Malekoff dont le visage s’était subitement empourpré.

— Cessez de vous quereller, les morigéna De Paolo.

Il n’avait pas haussé le ton mais son intervention suffit pour mettre un terme à la dispute naissante.

— Dois-je comprendre, enchaîna-t-il, qu’aucun d’entre vous n’a trouvé le moindre indice d’agissements illégaux visant à perturber le temps ?

Kowié Bowéto, le représentant africain, se pencha en faisant saillir ses puissantes épaules :

— Ce sont les consortiums — les grosses multinationales. Elles ne vendent pas la technologie climatique aux nations : elles l’utilisent directement à leurs propres fins. Ce sont elles qui font la guerre… qui la font contre nous ! Contre le Gouvernement mondial !

Les yeux d’Andersen clignèrent derrière ses verres.

— C’est une accusation gratuite.

— Et bien dangereuse si vous insinuez que j’ai menti, renchérit al-Hachémi.

— Non, pas du tout, fit Bowéto sur un ton conciliant. Mais vos pairs, les hommes qui constituent avec vous votre directoire, savent que vous êtes membre du conseil exécutif du Gouvernement mondial. Croyez-vous qu’ils vous disent toute la vérité ?

— Je me suis livré à une enquête approfondie.

La voix d’al-Hachémi était d’autant plus menaçante que son timbre était sourd.

— Ils ont les moyens de bloquer n’importe quelle enquête. Il n’est pas difficile de cacher une équipe de manipulation climatique dans une région reculée et isolée. Il suffit de quelques hommes, d’un peu de matériel très léger et d’un ordinateur.

— Mais pourquoi les consortiums feraient-ils une chose pareille ? objecta De Paolo. Il semble peu vraisemblable…

Bowéto le coupa :

— Parce qu’ils se sont mis en tête de détruire le Gouvernement mondial ! Ou, tout au moins, de nous rendre impotents. Ils veulent être les maîtres de la planète et, si nous les laissons faire, ils ont toute la puissance et tous les capitaux qu’il faut pour parvenir à leurs fins.

— Je ne peux pas croire une chose pareille.

Les poings noirs et massifs de Bowéto se nouèrent.

— Pourquoi les consortiums n’autorisent-ils pas nos représentants à se rendre sur Île Un ? Ils contrôlent totalement l’énergie que nous recevons des satellites solaires. Ce sont eux qui les ont construits, ce sont eux qui les font fonctionner, ce sont eux qui décident qui bénéficiera de cette énergie et à quel prix. Nous sommes pris à la gorge. Sommes-nous le Gouvernement mondial ou une poignée de vieux radoteurs débiles ?

Les yeux d’al-Hachémi fulminaient, ses lèvres blêmes n’étaient plus qu’un fil. Mais Williams sourit à l’Africain :

— Allons, frère, pas si vite ! Moi aussi, je m’interroge avec inquiétude sur les consortiums. Mais, ils ont construit Île Un — pas nous. Ils construisent des satellites solaires — pas nous. Ils exercent leurs droits légaux et légitimes de propriétaires. Ce sont des entreprises privées.

— Et ils vendent aux États-Unis de l’énergie à un prix que vous pouvez vous permettre de payer, murmura Chiu.

— Île Un n’est pas de ce monde. (C’était la première fois que ses collègues entendaient Andersen dire quelque chose qui pouvait presque passer pour un bon mot.) Je vois mal comment nous pourrions la placer sous notre juridiction par décret.

— Ils contrôlent totalement notre énergie, répéta Bowéto. Et qui sait ce qu’ils fabriquent d’autre, là-haut, où nous ne pouvons pas les surveiller ? Il y a des laboratoires de biologie ultra-perfectionnés sur Île Un. Comment pouvons-nous être sûrs qu’ils ne sont pas en train de créer des virus mutants dans la perspective d’une guerre bactériologique ?

— Croyez-vous vraiment qu’Île Un puisse être un centre de développement d’armes biologiques ? D’armes écologiques ? s’exclama De Paolo.

— Comment le savoir ? Ils peuvent faire ce qui leur chante à l’abri des regards indiscrets.

Williams opina.

— Il y a cette vieille histoire… le bébé-éprouvette qu’ils auraient fait naître…

— Nous ne pouvons pas nous fonder sur des rumeurs et sur des craintes, protesta Andersen.

Le regard de De Paolo fit le tour de la table.

— Existe-t-il des preuves, quelles qu’elles soient, à l’appui de ces présomptions ?

— Notre directoire s’est fixé pour règle de maintenir Île Un en dehors de toute politique, dit lentement le cheik. C’est la raison pour laquelle nous refusons tout droit de visite aux agences gouvernementales.

— Mais compte tenu des soupçons que cette attitude provoque…

— Je verrai ce que l’on pourra faire.

— Très bien, murmura De Paolo.

Et pendant qu’il tergiversera, il faudra que nous trouvions un autre moyen de prendre pied sur la colonie. Il faudra que nos services de renseignements dénichent un espion capable, quelqu’un de confiance, songea-t-il.

Williams intervint à nouveau :

— J’aimerais soulever une autre question. Un problème dont je sais que le colonel Ruiz voulait parler.

— El Libertador ? demanda Malekoff.

L’Américain plissa le front.

— Il vous cause des ennuis en Russie ?

Malekoff haussa les épaules.

— Même au paradis des travailleurs, il y a des jeunes égarés qui trouvent que semer le trouble est très romantique. Nous avons enregistré quelques incidents… rien de sérieux, des actes de sabotage dérisoires.

De Paolo écoutait. Bien qu’il y eût près d’une génération qu’il n’avait pas revu son Brésil natal, il ne cessait d’entendre parler d’El Libertador, un chef charismatique, un bandit, un révolutionnaire hors la loi qui avait levé l’étendard de la révolte contre l’autoritarisme et l’uniformité dont le Gouvernement mondial avait imposé la morne grisaille.

— Comme si l’espace ne suffisait pas, dit-il doucement. Voilà maintenant que nous avons à faire face à des menées souterraines !

Personne ne rit.

— El Libertador n’est pas un sujet de plaisanterie, ce n’est pas un vulgaire Robin des Bois insaisissable qui se cache dans la montagne, protesta Williams qui s’embrouillait dans ses métaphores. Les guérilleros urbains eux-mêmes — le Front révolutionnaire des peuples — le considèrent comme une sorte de chef spirituel.

— Il est en passe de devenir le symbole de la liberté et de la lutte contre l’autorité dans une grande partie de l’Afrique, renchérit Bowéto. Les groupes du F.R.P. suscitent la plus vive admiration, là-bas.

— C’est plus grave que cela, dit Chiu. Le Front révolutionnaire des peuples est un ramassis hétéroclite de jeunes mécontents de la société dans laquelle ils vivent. Pour violente qu’elle soit, leur action manque de coordination. C’est un petit essaim de moustiques plus gênants que dangereux, de jeunes révoltés qui s’affublent de pseudonymes romanesques… tels que Shéhérazade. Mais s’ils rejoignent El Libertador et se transforment en une force disciplinée à l’échelle mondiale, le F.R.P. risque de se métamorphoser en un nuage de guêpes venimeuses, et cela fera mal.

— Ne dites pas de stupidités ! s’exclama sèchement le délégué russe. El Libertador n’est guère plus qu’une légende romantique. Il incarne une certaine nostalgie du nationalisme d’antan.

— C’est beaucoup plus dangereux que cela, rétorqua Williams.

À peine avait-il dit ces mots, que la porte coulissa. C’était le colonel Ruiz qui revenait, le visage défait, les yeux rougis, au bord des larmes.

— Mes amis… le gouvernement de mon pays a été renversé, annonça-t-il. C’est un coup d’État. Les dirigeants, mes collègues, ont tous été exécutés ou jetés en prison. Ma propre famille est retenue en otage afin que je sois obligé de rentrer à Buenos Aires.

Tous les assistants, excepté De Paolo, se levèrent d’un bond et entourèrent le colonel effondré qu’ils aidèrent à s’asseoir. Le secrétaire du directeur lui apporta un verre d’eau.

— Allez lui chercher du whisky ! lui ordonna Williams.

— Qui a organisé ce putsch ? s’enquit De Paolo en élevant la voix pour dominer le tumulte. On ne nous a signalé aucune agitation politique en Argentine, sauf…

Il n’alla pas jusqu’au bout de sa phrase. Le colonel Ruiz leva la tête :

— Sauf pour ce qui est d’El Libertador. (Son expression était celle d’un homme torturé.) Oui. Il s’agit bien de lui. Mon pays est tombé entre ses mains comme un fruit mûr. Toute l’Argentine est maintenant en son pouvoir. Combien de temps encore avant que ce soit le tour de l’Uruguay et du Chili ? Du Brésil ?

Impavide et muet dans sa limousine climatisée, Jamil al-Hachémi regardait les membres de la protection se déployer en éventail pour boucler l’héliport. Tous portaient la bien reconnaissable gandoura hachémite et le turban à damiers. Tous étaient armés de meurtriers fusils laser au canon camus.

L’héliport appartient au Gouvernement mondial qui est responsable de sa sécurité, songeait al-Hachémi. Mais le Gouvernement mondial a beaucoup d’ennemis. Il sourit intérieurement. L’homme qui confie sa vie aux mains d’autres hommes y attache bien peu de prix !

L’hélicoptère blanc et rouge surgit dans la clarté éblouissante du jour et se posa à côté de la limousine en soulevant des tourbillons de poussière. Al-Hachémi coiffa le turban que lui tendait le garde du corps assis à côté du chauffeur et après avoir mis en place le haïk comme pour affronter une tempête de sable, il mit pied à terre et se dirigea à grands pas vers l’appareil.

Quand l’hélicoptère eut décollé et mis le cap sur le yacht ancré dans le port, le cheik se tourna vers le pilote et lui demanda en arabe :

— As-tu visité soigneusement ton appareil ?

Le pilote sourit de toutes ses dents derrière le casque qui cachait sa figure.

— Oui, Excellence. Avec le plus grand soin. Il est franc.

Al-Hachémi le remercia d’un signe de tête. Sortant de sa poche un magnétophone pas plus grand que la main, il l’approcha de sa bouche.

— À l’intention de Garrison, à Houston, commença-t-il en anglais pour que le pilote ne comprenne pas. À remettre en main propre par la voie la plus sûre. De Paolo redoute maintenant qu’Île Un soit un centre de recherches bactériologiques stratégiques. Notre refus d’autoriser l’inspection de la colonie spatiale fait voir rouge à Bowéto. Il est absolument paranoïaque ! Il faut s’attendre à un renforcement de la surveillance et à des tentatives d’infiltration.

» La principale préoccupation de De Paolo continue d’être les altérations climatiques. Je suggère que nous terminions cette phase de l’opération aussi vite que possible avant qu’ils ne réussissent à trouver une faille.

» Il serait bon de consolider nos rapports avec El Libertador en utilisant les filières dont nous nous servons déjà pour lui fournir le matériel dont il a besoin. On ne doit en aucun cas le laisser adopter une attitude d’apaisement envers le Gouvernement mondial et vice versa. »

5

Malgré tous les efforts déployés par la police nationale et la police du Gouvernement mondial, les commandos du Front révolutionnaire des peuples qui ont pillé la semaine dernière un arsenal du G.M. à Athènes sont toujours en fuite.

Conduites par une femme qui se fait appeler Shéhérazade, les forces du F.R.P., essentiellement composées d’adolescents ou d’individus des deux sexes âgés de moins de vingt ans, se sont emparées de plusieurs centaines d’armes modernes, carabines automatiques, pistolets mitrailleurs et fusils d’assaut. On n’a toujours pas retrouvé trace ni des commandos F.R.P. ni du matériel volé.

Toutefois, dans une émission clandestine diffusée hier, Shéhérazade elle-même a annoncé que ces armes serviraient à « poursuivre la lutte contre la tyrannie du Gouvernement mondial »

Bulletin d’information du 28 mai 2008.


Evelyn s’agrippa au rebord de la couchette capitonnée et fit de son mieux pour se relaxer et se calmer. Elle souffrait le martyre. La gravité à l’intérieur de la navette — une petite sphère qui reliait le cylindre principal aux modules de service ceinturant la colonie — n’était même pas le cinquième de la gravité terrestre. C’était juste suffisant pour que le poids des passagers les maintienne dans leur siège et l’estomac d’Evelyn en proie à la nausée était en pleine révolte.

Les douze recrues et le guide occupaient la moitié des couchettes. Tous les autres, sanglés dans leur harnais, ne paraissaient souffrir d’aucun inconfort. Ils sont sans doute aussi malades que moi mais ils le cachent mieux, se dit la jeune fille.

Essayant d’oublier les soubresauts de son estomac, elle se concentra sur le but qu’elle s’était fixé : pénétrer dans le second cylindre.

Île Un, en fait, était constituée de deux gigantesques cylindres. Des câbles faisant office de va-et-vient permettaient de passer de l’un à l’autre.

Mais alors que l’on pouvait se déplacer librement d’un bout à l’autre du cylindre principal, celui où elle habitait, où David habitait, où tout le monde habitait, Evelyn n’avait encore pas rencontré une seule personne qui, de son propre aveu, eût mis les pieds dans le cylindre B. C’était, semblait-il, une zone interdite. Interdite à tout le monde ? C’est impossible.

Il y avait dans le cylindre B quelque chose qu’ils — Cobb et ses amis — ne voulaient pas qu’on voie. Aussi Evelyn était-elle bien résolue à savoir de quoi il s’agissait.

Si, toutefois, elle survivait à cette sacrée tournée d’orientation !

Son cerveau avait beau se tuer à lui répéter qu’elle flottait confortablement sous 0 G, son estomac n’était pas dupe : il savait, lui, qu’il tombait, qu’il tombait sans fin, et le petit déjeuner qu’Evelyn avait pris avant de partir menaçait de refaire surface.

La faible pseudo-gravité entretenue dans la navette ne lui était pas d’un grand secours. Pas plus que le paysage que l’on apercevait derrière les hublots circulaires encastrés dans la paroi de la sphère : des étoiles qui dérivaient et, toutes les quelques secondes, la boule bleutée qui était la Terre. Jamais elle ne m’a paru aussi séduisante quand j’étais dessus !

La navette s’arrima au module de service avec un choc qui fit frissonner Evelyn.

— Ce module est sous 1 G, annonça le moniteur à ses ouailles qui commençaient à se défaire de leurs harnais. Préparez-vous à retrouver votre poids normal.

Deux recrues poussèrent un grognement de mécontentement. C’est que ces ahuris appréciaient réellement la faible gravité !

Les douze visiteurs franchirent lentement l’écoutille. Tous portaient la même tenue de saut, anonyme et grise, et avaient un badge d’identification fixé à la poitrine. Le guide, un grand escogriffe à l’allure solennelle dont les tempes commençaient à peine à grisonner, vêtu, lui d’une combinaison bleue, debout à côté du panneau, y allait déjà de son laïus :

— C’est un module agrobiologique comme il en existe un certain nombre. Bien que la plupart des plantes vivrières de la colonie soient récoltées dans les sections cultivées du maître cylindre, ces modules extérieurs sont affectés à des recherches expérimentales sur des plantes nouvelles ou à des productions spécialisées comme les fruits tropicaux.

Drôle de ferme ! se dit Evelyn en balayant du regard l’intérieur du module. Ça ressemble plus à un hangar d’avion envahi par les mauvaises herbes.

Le module était une sphère de métal à la surface nue. Le « champ de culture » était une bande d’humus grouillante de plantes qui en occupait tout le pourtour. Quand Evelyn leva les yeux, elle vit des végétaux et de la terre au-dessus d’elle. Une lumière éblouissante se déversait par les fenêtres rondes percées dans les parois de part et d’autre de cet anneau cultivé. Il faisait chaud et humide et le soleil était si aveuglant qu’Evelyn ressentit instantanément un début de migraine.

— Dans ces modules, disait le guide, nous pouvons contrôler le dosage de l’air, la température, le degré hydrographique, la pesanteur et même la longueur du jour.

Il désigna les hublots de la main et Evelyn vit les volets métalliques permettant de les obturer.

Comme, du fait de sa position en L4, la colonie était perpétuellement éclairée par le soleil, la seule variable était la durée de l’ensoleillement à calculer. Dans les modules, l’ouverture et la fermeture des hublots créaient le « jour » et la « nuit » à volonté. Dans le cylindre principal, les grands miroirs solaires étaient programmés de façon à déterminer un cycle de vingt-quatre heures.

— Nous pouvons ainsi établir pratiquement les conditions d’environnement que nous souhaitons sans perturber le cycle terrestre des jours et des nuits ni les autres cadres d’existence au niveau du cylindre principal.

Je persiste à penser que ça ressemble à de la mauvaise herbe, s’entêta Evelyn.

— Dans ce module-ci, continua le guide avec un sérieux imperturbable, nous étudions la croissance de plantes parasites capables de s’attaquer à nos récoltes ou de provoquer des réactions allergiques chez certains colons particulièrement sensibles. Des mauvaises herbes, en quelque sorte.

Evelyn eut beaucoup de mal à réprimer son fou rire. Elle se tourna vers les autres recrues — six femmes et cinq hommes dont aucun n’avait plus de trente ans. Ils sont sérieux comme des papes ! À croire que leur vie dépend de la moindre syllabe proférée par ce raseur !

Brusquement, elle comprit que leur vie dépendait, en effet, et au sens le plus littéral, du savoir qu’ils étaient en train de glaner. Ils envisageaient de s’installer à demeure sur la colonie. Ils n’avaient aucun désir de revenir sur la Terre. Mais est-ce que c’est une raison pour avoir l’air de missionnaires ? Ils ne peuvent donc pas sourire une fois de temps en temps ?

Elle-même n’avait guère souri, cependant, ces derniers jours. Après sa balade inaugurale dans le cylindre principal et sa première nuit passée dans les bras de David, elle s’était exclusivement consacrée aux activités de base des néophytes — amphis et exploration. David l’avait appelée à plusieurs reprises et elle avait finalement accepté de dîner avec lui le vendredi. Mais de la réserve, hein ? C’est bien gentil de s’amuser un peu mais tu ne vas pas t’éterniser ici. Attention à ne pas te brûler les ailes, ma fille !

Le guide, qui était enfin arrivé au bout de sa conférence, s’apprêtait à faire rejoindre la navette à son troupeau.

— Mais, monsieur, l’interpella une recrue, il n’y a personne. Est-ce que le travail est entièrement automatisé ?

— Le plus possible, répondit le moniteur, impavide. Les modules ne sont pas aussi bien protégés des rayons cosmiques durs et des radiations solaires que le cylindre principal et nous nous efforçons de réduire au minimum l’exposition des hommes au rayonnement.

Merci beaucoup ! fit Evelyn dans son for intérieur.

Si les autres s’inquiétaient de la dose de radiations qu’ils étaient en train d’encaisser, ils ne manifestaient aucun souci apparent. Ils réintégrèrent docilement la navette dans un silence tel qu’Evelyn avait l’impression d’être revenue à l’école de catéchisme de Notre-Dame-des-Larmes quand elle se préparait pour sa première communion sous l’œil sévère de bonnes sœurs renfrognées.

Elle prit subitement conscience qu’une nouvelle balade sous faible gravité l’attendait. Juste au moment où mon estomac commençait à se calmer ! Enfin, c’était peut-être la dernière de la journée…

Quelqu’un lui tapa sur l’épaule. Elle se retourna. C’était le guide à la triste figure. Il la dévisagea fixement. Si seulement il souriait, il ne serait pas vilain garçon.

— Il m’a semblé que les passages sous faible G vous ont éprouvée, lui dit-il.

Sur le moment, Evelyn fut tentée de nier mais elle se dit, réflexion faite, que jouer les matamores serait pire que de reconnaître ses faiblesses. De toute évidence, le guide avait remarqué qu’elle avait viré au vert.

— J’ai peur que mon estomac ne fasse pas très bon ménage avec l’apesanteur, répondit-elle en essayant de prendre un ton badin.

Les autres recrues s’introduisaient pendant ce temps dans la navette à la queue leu leu comme une file d’automates.

— En principe, reprit le guide en farfouillant dans les poches de sa tenue de saut, en principe, nous ne sommes pas autorisés à administrer des médicaments aux nouveaux mais je ne crois pas que ceci puisse être nocif.

Il avait extrait de sa poche une petite boîte d’où il sortit une pilule qu’il tendit à Evelyn.

— Ce remède supprimera vos spasmes. Le retour au cylindre principal prend une quinzaine de minutes et nous serons pendant presque tout ce temps sous une gravité inférieure à un cinquième de G.

La jeune fille contempla la pilule dans le creux de sa paume, puis elle leva les yeux.

— C’est… c’est très gentil à vous.

Enfin, il sourit et son visage se plissa de rides.

— Je m’appelle Harry… Harry Bronkowski.

— Merci, Harry.

Il lut le badge qu’elle arborait.

— Evelyn Hall.

— C’est moi.

Il l’aida à franchir l’écoutille, alla lui chercher une ampoule d’eau en plastique, s’assit au bord de la couchette, et lui tint compagnie jusqu’à ce que l’on eût regagné le cylindre, lui parlant de sa vie, de son travail de moniteur et de guide, de ses violons d’Ingres et de la tristesse de l’existence solitaire des célibataires. Evelyn était consciente des coups d’œil au vitriol que lui décochaient quelques femmes. Si vous le voulez, ne vous gênez pas, leur lança-t-elle silencieusement. Je préférerais encore avoir le mal de l’espace.

De retour au cylindre principal, le groupe eut droit à deux heures de pause pour déjeuner. On avait le choix : ou manger à la cafétéria du centre d’instruction, ou aller dans l’un des mini-restaurants du village. Evelyn annonça à la cantonade qu’elle rentrait chez elle pour faire un somme : elle préférait ne pas provoquer son estomac mal luné en le gavant de nourriture.

Elle s’éloigna donc mais, au bout de quelques pas, s’arrêta et se retourna vers l’édifice en terrasses bariolé de couleurs vives. Plus personne en vue. Les recrues s’étaient dispersées.

Evelyn fit précautionneusement le tour du bâtiment. Du côté opposé des voix d’enfants chantant une comptine s’échappaient des fenêtres ouvertes d’une classe maternelle. Il n’y a pas de place dans les écoles réglementaires ? s’interrogea-t-elle. Ou est-ce une classe spéciale ? Elle finit par trouver ce qu’elle cherchait : l’escalier conduisant au métro de la colonie.

Le quai était désert. Evelyn scruta le tunnel. Pas de rame à l’horizon. Elle se mit à faire les cent pas avec énervement. Les palpeurs du tourniquet signalent automatiquement à l’ordinateur qu’il y a un passager qui attend, se récita-t-elle. Alors, où est-il ce fichu train ?

Soudain, elle aperçut une lueur dans le tunnel et avant même qu’elle en eût conscience, le métro surgit silencieusement. Il n’y avait qu’un unique wagon aux étincelantes parois d’aluminium traité. Prestement, elle arracha le collant vert des recrues de son badge et le glissa avec soin dans sa poche.

Les portes s’ouvrirent en chuintant et elle monta. Elle eut l’impression que la voiture oscillait légèrement sur ses coussinets magnétiques, mais le mouvement était si imperceptible que c’était peut-être simplement un effet de son imagination. L’automotrice redémarra.

Il n’y avait qu’un seul voyageur dans le wagon, un garçon brun à la figure carrée assis à l’avant en train de mastiquer placidement un sandwich.

On déjeune où on peut, pensa Evelyn en s’installant sur la banquette la plus proche de la porte.

La voiture filait dans un silence presque total, s’enfonçant sans faire d’arrêts dans le tunnel qui traversait d’un bout à l’autre le cylindre de la colonie et elle sourit en se rappelant comme elle avait souffert le premier jour au cours de sa randonnée pédestre.

La voiture ralentit. Evelyn se leva et attendit que les portes s’ouvrent. L’autre passager se mit debout à son tour et se dirigea vers elle après avoir jeté l’emballage de son sandwich dans la poubelle installée à cet effet. Il était un peu plus petit qu’elle mais avait une carrure athlétique. Il y avait un peu de moutarde sur son menton.

— Vous êtes perdue ?

Il avait un léger accent continental.

Evelyn jeta un coup d’œil sur le symbole professionnel jaune de son badge. Une paire d’ailes stylisées. C’était un astronaute.

— Non. Qu’est-ce qui vous le fait croire ?

— Je ne vous ai encore jamais vue là. Vous n’êtes ni astronaute ni contrôleur de vol. Une fille aussi jolie, je m’en souviendrais.

Evelyn lui sourit — le genre de sourire destiné à persuader les hommes qu’ils avaient une touche.

— Et vous n’êtes sûrement pas le type de femme à faire partie d’un chantier de construction, ajouta-t-il en faisant saillir ses biceps et gonflant ses pectoraux à la manière d’un poids lourd.

Evelyn éclata de rire.

— Je suis une nouvelle, expliqua-t-elle en descendant de la voiture et en se dirigeant vers l’escalator. Je travaille dans les médias… vous savez ? La télévision et les journaux.

— Ah bon ? fit-il avec intérêt. Et vous allez écrire un papier sur nous autres, les casse-cou de l’espace ?

— Pour le moment, je ne suis pas encore dans le bain. Mais dès que ma période d’orientation sera terminée…

Elle s’en tint à cette promesse à peine suggérée, le laissant achever la phrase restée en suspens.

— Formidable ! Je m’appelle Daniel Duvic.

Il tapota son badge du bout de l’index. Evelyn hocha la tête et se nomma à son tour.

L’escalator, succession ininterrompue de marches d’acier s’élevant vers d’invisibles limbes, était interminable.

— Comment supportez-vous la gravité 0 ? s’enquit Duvic. Quand nous serons arrivés en haut, nous ne pèserons presque plus rien.

— Je m’y ferai… j’espère, murmura-t-elle d’une voix vacillante.

Sentant que son estomac recommençait à faire des siennes, elle agrippa la main courante d’un geste presque instinctif.

— Bien sûr, ça se passera très bien, la réconforta-t-il avec un grand sourire à l’appui.

Et, décidant comme de juste de jouer les vaillants chevaliers servants, il prit d’autorité Evelyn par le bras. Elle se laissa faire. La pilule que lui avait donnée le guide devait être efficace car ses entrailles étaient quand même plus paisibles. Néanmoins, lorsque l’ascension arriva enfin à son terme et qu’ils pénétrèrent dans la section des sas, elle avait les jambes en coton. Bien qu’elle vît le plancher carrelé entrecoupé de bandes de velcro colorées qui adhéraient aux semelles pour faciliter la marche, elle avait toujours l’impression de tomber dans le vide.

D’épais panneaux d’accès étaient sertis dans les murs d’acier du corridor à intervalles réguliers.

— Ce niveau est constitué d’une série de sas pneumatiques, lui expliqua Duvic. Les quais d’embarquement et de débarquement du personnel et du fret sont juste derrière les parois. Tous les tambours se scellent automatiquement si jamais la pression de l’air baisse. Sinon, toute l’atmosphère s’échapperait de la section en un rien de temps.

— Mais comment se fait-il qu’il n’y ait personne ? Je croyais que c’était l’un des endroits les plus actifs de la colonie.

— En effet, mais ce n’est pas une raison pour qu’un monde fou soit nécessaire. Les ordinateurs et les machines se chargent du plus gros du travail.

Sans lui lâcher le bras, Duvic fit entrer la jeune femme dans le centre de contrôle, une sorte d’étroit et sombre cagibi où s’entassaient une demi-douzaine de techniciens. Casque d’écoute aux oreilles, chacun installé à sa console, ils surveillaient les écrans tout en chuchotant dans leurs micros et en tapotant sur les claviers compliqués qu’ils avaient devant eux. La seule source de lumière était ces écrans d’observation d’où émanaient de mystérieuses fulgurations vertes et orange.

Sur le maître écran qui occupait toute la surface d’un mur, on distinguait un module de service flottant dans le vide à une douzaine de kilomètres de la colonie. Il était ouvert et ressemblait à un bivalve qui bâille. Et il était en train de cracher un satellite solaire terminé, disgracieux conglomérat de bras métalliques, de cellules solaires noires et luisantes qui avaient l’aspect d’ailes carrées et de micro-antennes. Ces dernières faisaient penser, songeait Evelyn, aux yeux protubérants d’un insecte grotesque.

— Je vais remorquer cette horreur jusqu’à la Terre pour la placer sur une orbite durant vingt-quatre-heures, dit Duvic en haussant la voix pour dominer le bruit de fond cacophonique des instructions que débitaient les contrôleurs.

Bien qu’elle sût que le temps dont elle disposait pour s’introduire dans le cylindre B fondît à vue d’œil, Evelyn, c’était plus fort qu’elle, resta bouche bée à contempler le satellite qui émergeait progressivement du module-usine. On aurait dit une gigantesque araignée de métal en train d’éclore. Enfin, la voix de Duvic brisa le charme :

— Il va falloir que je me mette en tenue. Nous avons un horaire très strict à respecter.

Et moi donc ! rétorqua silencieusement Evelyn.

— Je dois également rentrer, fit-elle tout haut.

— Vous pourrez vous débrouiller toute seule ?

— Oui, merci.

— Avez-vous un appartement ou vous a-t-on attribué un pavillon individuel ?

Elle éluda la question :

— Vous pourrez me joindre au centre d’instruction.

Duvic sourit devant sa circonspection.

— Ah ! J’aimerais vous revoir. Sous gravité normale.

— Ce sera avec plaisir. Appelez-moi au centre.

Evelyn sortit avec autant d’aisance qu’elle put de la salle de contrôle en dépit de la succion du revêtement de velcro sur ses semelles et bien que son estomac s’obstinât à croire qu’il faisait du toboggan.

Mais ce ne fut pas vers l’escalator du métro et la section résidentielle de la colonie qu’elle se dirigea. Son objectif était de trouver le téléférique reliant les deux cylindres.

Elle inspecta les uns après les autres les tambours alignés de part et d’autre de la coursive. Sur chacun était apposée une petite carte imprimée portant un numéro de code. Sauf le dernier sur la pancarte duquel on lisait simplement : ENTRÉE INTERDITE AUX PERSONNES NON AUTORISÉES. Sous l’écriteau s’alignaient les touches multicolores d’une serrure électronique. Evelyn commença par essayer le loquet manuel mais en vain. La porte était verrouillée.

Elle jeta un coup d’œil derrière son épaule. Le couloir était vide. Alors, elle glissa la main dans la poche de sa tenue de saut. Jusque-là, tous ses faits et gestes pouvaient s’expliquer par son ignorance. Avec un garçon comme Duvic, il suffisait d’un battement de cils pour l’empêcher de se poser des questions en la voyant dans un endroit où elle n’avait rien à faire.

Mais maintenant, c’est une autre paire de manches. Elle sortit de sa poche un décodeur grand comme la main qu’elle appuya sur la serrure. Il ne fallut pas plus de quatre secondes au micro processeur de l’instrument pour décrypter la combinaison : des chiffres s’allumèrent en rouge sur le minuscule voyant. Evelyn enclencha les touches correspondantes. Le panneau joua et s’ouvrit tandis qu’une bouffée d’air aux relents métalliques assaillait la jeune femme.

Les nerfs tendus comme les cordes d’un violon, Evelyn entra dans l’espèce de cercueil qu’était la cabine et rabattit le tambour. Les commandes étaient bloquées mais le décodeur eut vite fait de trouver la combinaison. Le capot de plastique se dégagea, révélant seulement deux boutons. L’un portait la lettre A, l’autre la lettre B. Elle enfonça le second.

Et attendit, le cœur battant.

Si la cabine s’était mise en marche, elle ne s’en apercevait pas. Elle éprouvait un sentiment de claustrophobie. Les parois nues l’écrasaient et elle s’efforçait d’ignorer l’impression de chute qui ne la lâchait pas.

Soudain, elle se rendit compte qu’elle décollait du plancher et son crâne faillit heurter le plafond. Luttant pour maîtriser la vague de panique qui montait en elle, elle écarta les bras et plaqua de toutes ses forces ses paumes contre les parois. C’était solide. Elle respira profondément et réussit en se contorsionnant à reprendre pied.

Non, je ne crierai pas !

Elle ressentit une très légère secousse et la porte de la cabine s’ouvrit. Elle avait dû effectuer une rotation complète : maintenant, elle tournait le dos au sas.

Quand elle émergea de la cabine, elle se retrouva dans un nouveau corridor aux murs de métal en tous points identique à la coursive du cylindre A. À moins que je sois toujours dans le A. Peut-être que l’ascenseur n’a pas bougé !

Elle se mit à avancer lentement, prudemment, dans le corridor, veillant à bien poser les pieds sur le velcro, un bras écarté pour suivre la froide paroi du bout des doigts. C’était comme dans le vieux cauchemar où, toute seule, elle s’enfonçait dans un couloir totalement silencieux, familier et pourtant inquiétant, sachant que quelque chose de terrifiant était tapi plus loin — ou la suivait pas à pas.

Elle pivota sur elle-même. Rien. Ça suffit comme ça ! Tu es complètement idiote !

Elle passa devant un centre de contrôle qui était la réplique fidèle de celui que Duvic lui avait montré, à ceci près que ses hublots étaient opaques et qu’il était vide et froid comme une crypte.

L’escalator conduisant au quai souterrain était immobile. Une sacrée descente ! Mais dès qu’Evelyn eut posé le pied sur la première marche, il commença à bourdonner et se mit en mouvement. Il s’en fallut de peu qu’elle perde l’équilibre mais elle se cramponna des deux mains à la rampe et se laissa porter.

Une voiture était arrêtée devant le quai. Obscure, comme morte. Mais quand la jeune femme eut passé le portillon, elle s’alluma, le vrombissement du moteur électrique s’éleva et les portes coulissèrent. Entre dans mon salon, dit l’araignée à la mouche. Evelyn monta quand même dans la voiture.

L’automotrice démarra automatiquement. La jeune femme était restée devant la porte et, détectant un passager désireux de « descendre à la prochaine », le véhicule s’arrêta à la station suivante. Evelyn descendit. Elle trouva rapidement l’escalier montant et en fit l’ascension en s’immobilisant toutes les quelques secondes, l’oreille tendue. Rien. Pas un son. Pas même l’écho de ses propres pas sur les marches. Et ce silence de mort était plus éprouvant encore que l’angoisse de se faire surprendre.

Enfin, elle atteignit la surface et émergea dans une sorte de jardin où d’énormes buissons de fleurs tropicales bouchaient la vue. Un chemin serpentait à travers la végétation. Elle s’y engagea. Les palmiers et les arbres exotiques disparaissaient sous des entrelacs de lianes qui faisaient une voûte au-dessus de sa tête et l’on aurait pu se croire au milieu de la jungle. Sauf qu’il n’y avait pas le plus faible bruit. Pas de crépitements d’insectes, pas le moindre froissement de feuillage agité par le vent. Et pas une voix humaine.

Le sentier montait à l’assaut d’une colline étrangement semblable à celle qu’elle avait escaladée en compagnie de David quand il lui avait fait faire le tour du propriétaire. Evelyn fit halte et regarda tout autour d’elle. Son cœur cognait dans sa poitrine.

C’était vraiment un paysage tropical : des hauteurs aux pentes tapissées d’arbres colossaux, une jungle, des montagnes au loin, des fleurs partout. Et des cours d’eau, des cascades, de profonds étangs, un large lac cerné de plages de sable au centre. Quand on levait les yeux, c’était le même spectacle. Ce paradis né de la main de l’homme s’incurvait, tapissant toute la surface intérieure du cylindre. C’était un immense décor hollywoodien figurant une paradisiaque île des mers du Sud. Il n’y manquait qu’un volcan au cratère fumant.

Et la vie.

Pas de maisons. Pas de routes. Pas trace d’habitat humain.

Evelyn sortit de sa poche une paire de jumelles électro-optiques, à forte puissance. Rien, pas de villages, pas de ponts, pas d’édifices. Pas même un oiseau.

Le second cylindre d’Île Un, assez vaste pour qu’un million de personnes et davantage y tiennent à l’aise, était un paradis tropical. Absolument désert.

6

L’esprit révolutionnaire du IIIe millénaire s’est manifesté de bien des façons différentes. D’un bout à l’autre du monde, les masses opprimées ont décidé de prendre en main leur destin et de déboulonner leurs tyrans. Dans les nations misérables de l’hémisphère Sud l’agitation généralisée aboutira au renversement des gouvernements despotiques et à l’avènement de nouveaux régimes solidaires de ceux que l’on écrase. Dans les riches nations industrielles du Nord, une jeunesse insatisfaite brandit le flambeau de la révolution, pour elle et pour ses frères déshérités.

Ces jeunes de tous les pays s’appellent le Front révolutionnaire des peuples. Les profiteurs contre lesquels ils se dressent les appellent terroristes. Leurs enfants et leurs petits-enfants qui, grâce à leur combat, vivront dans un monde de paix et de liberté, les appelleront libérateurs. Il n’y a pas de titre plus glorieux.

Déclaration attribuée au colonel César Villanova, dit El Libertador, lors de l’entrée à Buenos Aires de son armée révolutionnaire, le 30 mai 2008.


À son réveil, Denny McCormick fut convaincu de se trouver au paradis du Prophète — ou, tout au moins, sur un plateau de cinéma où l’on tournait un remake des Mille et Une Nuits.

Il reposait sur un lit large et bas, tendu de voilages de soie qu’une brise tiède faisait doucement onduler. La chambre était somptueuse — de vastes et voluptueux divans, des coussins aux couleurs éclatantes ; de splendides et épais tapis d’Ispahan et de Tabriz aux motifs compliqués animaient le sol de leurs bariolures. Au-delà des hautes et fines fenêtres on apercevait de sveltes colonnes au fût cannelé et, en arrière-plan, les toits de Bagdad, des minarets tels des doigts d’implorants tendus vers le firmament, les tuiles bleues du dôme d’une mosquée. Le soleil couchant incendiait le ciel et empourprait les terrasses.

Quand Denny voulut s’asseoir, une douleur déchirante le fouailla et il retomba en arrière avec un gémissement de surprise. Il portait un pyjama de soie soutaché d’argent, constata-t-il en se palpant le flanc. Et il avait un pansement.

Une femme entra. Mince, le teint sombre mais des yeux d’un bleu léger. Une robe aux tons chatoyants l’enveloppait du menton jusqu’aux pieds.

Ce n’est pas celle de la voiture, pensa Denny. L’autre était bien plus belle.

La femme s’esquiva sans avoir ouvert la bouche et la porte se referma silencieusement.

Denny s’abîma dans la contemplation du plafond, une mosaïque aux entrelacs hypnotiques dont la beauté, bien qu’elle se conformât aux édits coraniques interdisant la reproduction du visage humain, était fascinante.

Peut-être était-ce seulement mon imagination. Peut-être ai-je été le jouet du délire ? Mais comment se fait-il, alors, que tu sois ici ? ajouta-t-il intérieurement, répondant à sa propre question. Crois-tu que c’est une chambre d’hôpital ?

Il éclata de rire, ce qui réveilla sa douleur.

— C’est peu vraisemblable, fit-il tout haut. Il n’y a pas un seul hôpital de ce genre sur toute la Terre.

La femme réapparut. Cette fois, elle apportait un plateau. Sans un mot, sans même que son regard croisât celui de Denny, elle le posa à terre à côté du lit, s’agenouilla et souleva le couvercle d’un plat. L’arôme brûlant d’un bouillon épicé s’en exhala et McCormick se rendit brusquement compte qu’il avait une faim de loup. Il essaya à nouveau de se dresser sur son séant mais, cette fois encore, la souffrance l’arrêta net et il lâcha un juron d’une voix étouffée, furieux de son impuissance.

Elle posa la main sur l’épaule pour l’obliger à se recoucher. Ce n’était qu’une enfant, une adolescente. Elle se mit à lui donner la becquée en lui maintenant la tête droite, sa main libre passée sous la nuque.

S’il n’avait pas eu aussi faim, cela aurait été follement sensuel. Denny avait l’impression d’être infirme mais il s’en moquait et il s’abandonna à la main qui le nourrissait. Cuillerée par cuillerée, elle lui fit avaler le bouillon, le chich-kebab et des fruits. En guise de boisson, il n’y avait, hélas, que de l’eau. Si c’était vraiment le paradis, il y aurait de l’ale. Au moins une pinte de blonde.

Au moment où sa nourricière reposait la dernière assiette vide sur le plateau, un homme aux cheveux gris entra. Il s’immobilisa devant le lit, son regard intense fixé sur Denny. La jeune fille s’empara de son plateau et s’esquiva.

Quand elle eut refermé, le nouveau venu inclina imperceptiblement la tête en manière de courbette et dit :

— Je suis le cheik Jamil al-Hachémi et cette demeure est la mienne. Soyez-y le bienvenu.

— Je vous remercie, répondit Denny. Je suis Denny McCor…

— Je sais qui vous êtes.

Al-Hachémi était de petite taille mais il émanait de lui une impression d’autorité sereine. Son visage aristocratique à l’ossature marquée était celui d’un authentique cheik. Sa peau avait la teinte du tabac blond. Il était habillé à l’occidentale : complet blanc et chemise saumon à col ouvert.

— Nous ne nous sommes pourtant jamais rencontrés, fit Denny.

— Mes gens ont pris la liberté d’examiner vos vêtements et votre portefeuille quand on vous a eu conduit ici. J’ai naturellement entendu parler de vous. J’ai passé bien des soirées à regarder le palais que vous construisez de l’autre côté du fleuve.

— J’espère qu’il vous a plu.

L’ombre d’un sourire effleura les lèvres d’al-Hachémi.

— J’ai étudié vos plans et la maquette du projet. Ce sera un très beau palais… si vous le terminez.

— Si je…

— Je pense à cet attentat dont vous avez été victime. J’ai peur que ce soit là une réaction de mécontentement dirigée contre le palais.

— Contre le palais ?

Il n’était pas facile de soutenir une conversation dans la position horizontale.

Al-Hachémi acquiesça.

— Vous avez probablement entendu parler du Front révolutionnaire des peuples ? Il semble que votre œuvre ne soit pas de son goût.

— Mais le gouvernement irakien…

Le cheik l’interrompit d’un geste de la main.

— Je suis membre du gouvernement irakien. Et également du Gouvernement mondial. Je n’ignore rien de notre programme officiel mais il faut que vous vous mettiez une chose dans la tête, M. McCormick : le F.R.P. s’oppose au Gouvernement mondial… et à tous les gouvernements nationaux qui ont adhéré à l’organisation mondiale.

— Mais qu’est-ce que cela a à voir avec le palais ?

— Peut-être ces gens le considèrent-ils comme une mascarade attentatoire à leur histoire… ou comme une entreprise commerciale avilissante pour notre peuple. Mais il est plus vraisemblable que, comme il s’agit d’un projet du Gouvernement mondial, ils sont résolus à l’empêcher d’aboutir. Leur raisonnement n’est jamais très subtil, vous savez.

— Et ils pensent qu’ils peuvent arrêter l’entreprise en m’assassinant ?

Al-Hachémi leva les bras avec un fatalisme tout oriental.

— Une poignée de tueurs à gages coûte moins cher que des explosifs.

— Qui sont ces personnages ? Ne peut-on discuter avec eux ? Leur expliquer ?

— Je fais l’impossible pour essayer de savoir exactement qui ils sont et quand je le saurai, il n’y aura ni discussions ni explications.

Denny se remémora subitement un détail qui lui fit froid dans le dos :

— Je crains qu’ils n’aient des complicités parmi les ouvriers du chantier.

— C’est peu probable, encore que le F.R.P. a les moyens d’obtenir, au moins, la coopération tacite d’un certain nombre de gens en les intimidant.

Un certain nombre de gens… Tous les habitants du souk, par exemple !

— Puisque vous êtes apparemment condamné à mort, vous serez mon hôte et vous resterez chez moi où vous n’aurez rien à redouter.

— Mais la construction du palais ?

Les narines d’al-Hachémi en palpitèrent d’indignation :

— Il attendra. La courtoisie exige, même dans des pays aussi barbares que le Canada, que l’on remercie celui qui vous offre son hospitalité.

Denny fut trop surpris pour se mettre en colère.

— Je vous remercie, croyez-le bien. Je ne voulais pas être impoli. C’est simplement le palais qui me tracasse.

Le cheik se détendit visiblement.

— Je comprends très bien et je ne vous retiendrai pas plus longtemps que nécessaire. En attendant, considérez ma demeure comme la vôtre. Si vous désirez quoi que ce soit, vous n’aurez qu’à le dire.

— Je vous suis infiniment reconnaissant.

Avec ce type-là, il faut des kilos de pommade ! pensa Denny.

— Si vous n’avez besoin de rien d’autre pour le moment…, commença l’Arabe avec une nouvelle inclinaison de la tête à peine ébauchée.

— Si, justement, dit Denny, l’interrompant.

Les sourcils de son interlocuteur se haussèrent d’une fraction de millimètre.

— Quoi donc ?

— Comment suis-je arrivé chez vous ? Je… je me rappelle avoir été encerclé par ces… par ces tueurs à gages comme vous dites, je me rappelle m’être battu avec eux et l’un d’eux a dû me frapper. Et puis ensuite…

Denny laissa sa phrase en suspens, se rendant compte qu’il n’avait pas entièrement confiance dans le souvenir qu’il conservait de la ravissante de la limousine.

Une ombre effleura les traits altiers du cheik.

— Vous avez été retrouvé par une jeune personne. Une jeune personne exagérément émotive et très romanesque qui aurait dû vous conduire à l’excellent hôpital que nous avons dans cette ville mais qui a jugé bon de vous transporter chez elle.

— Chez elle ?

— La jeune personne en question est ma fille. Elle était dans le souk après la nuit tombée, ce qui est d’une folle imprudence. Témoin de la rixe, elle a ordonné au chauffeur d’intervenir. Vos assassins putatifs se sont enfuis à l’approche de la voiture, pensant très certainement que c’était la police. Vous baigniez dans votre sang et elle vous a conduit ici.

Elle existe pour de vrai !

— Quand… quand cela s’est-il passé ? Combien de temps suis-je resté inconscient ?

— L’agression remonte à la nuit dernière. Vous avez dormi toute la journée. Le médecin a dit que c’était excellent dans votre état.

— Votre fille m’a sauvé la vie.

— En effet.

— J’aimerais la remercier.

Al-Hachémi se raidit.

— C’est impossible. Elle est sur le départ. Elle doit poursuivre ses études sur Île Un.

Denny découvrit deux jours plus tard que le cheik lui avait menti.

Les deux seules personnes dont il recevait la visite étaient la servante et le médecin. Sa luxueuse chambre était équipée d’un gigantesque écran mural grâce auquel il pouvait regarder la télévision mondiale et même s’entretenir directement avec son patron à Messine et son contremaître sur le chantier. Le premier eut l’air ennuyé du retard éventuel que risquait de prendre le programme, le second, qui semblait avoir mauvaise conscience, promit qu’il ferait travailler le personnel aussi dur que si l’architecte était sur place.

La blessure de Denny se cicatrisait rapidement mais on continuait de lui interdire de quitter sa chambre. Le deuxième jour, il essaya de faire quelques pas mais il avait les jambes si molles qu’il dut agripper la poignée de la porte quand il parvint à l’autre bout de la pièce.

Lorsqu’il ouvrit, il aperçut dans le hall un jeune homme musclé au visage marqué par la petite vérole, une cigarette au coin de la bouche, un magazine porno sur les genoux et un énorme pistolet noir à la ceinture. Le garde dévisagea Denny, puis pointa un doigt sur lui. Il n’y avait pas à se tromper sur la signification de ce geste : rentrez et restez chez vous.

— Que ça te plaise ou non, je suis un invité, murmura McCormick en anglais.

Il obéit quand même : il ne se sentait pas assez gaillard pour ouvrir la discussion.

Il passa les heures les plus fraîches de la matinée sur la terrasse qui s’ouvrait derrière ses fenêtres, au milieu du fouillis des colonnes qui soutenaient le toit, à regarder la brume montant du fleuve et la masse verdoyante des plantations qui se déployaient au-delà de la ville.

Ce fut là qu’il la vit. Ce matin-là, une électrobécane grand sport entra dans la cour et s’arrêta dans un strident crissement de freins. La jeune femme qui pilotait l’engin sauta à terre. Une longue chevelure brune retomba en cascade sur ses épaules quand elle enleva son casque. Elle leva la tête. Et Denny distingua ses traits. C’était elle.

Le cheik sortit en trombe et lui dit quelque chose à voix basse. Et en français. Pour que les domestiques ne sachent pas qu’il l’engueule ! Les mots ne parvenaient pas aux oreilles de Denny à cette distance, mais le ton ne laissait pas de place au doute : al-Hachémi reprochait à la jeune fille de rouler comme une folle en ville — et de n’être pas rentrée de la nuit.

Elle éclata de rire, eut un haussement d’épaules — très français —, piqua un baiser sur la joue de son père et, le plantant là, elle rentra à grandes enjambées dans la maison.

Quand la servante lui apporta son déjeuner, Denny lui demanda si elle comprenait l’anglais. Il avait déjà essayé d’entrer en conversation avec elle mais, chaque fois, elle tressaillait et le regardait en ouvrant de grands yeux et en baragouinant quelque chose en arabe, l’équivalent de « moi, pas compris ».

Comme elle secouait négativement la tête, il s’exclama allégrement :

— Très bien. Dans ce cas, mon enfant, on va faire appel aux miracles de l’électronique.

Sur quoi, il composa un indicatif chiffré sur son communicateur portatif. Les mots SERVICE DE TRADUCTION INTERNATIONAL se formèrent sur l’écran mural tandis que s’élevait une voix féminine :

— S.T.I. à votre disposition.

Denny savait que c’était un répondeur.

— D’anglais en arabe et vice versa, ordonna-t-il. Langue courante. Le dialecte de Bagdad, si cela existe.

— Certainement, monsieur.

L’ordinateur connaissait déjà le code de facturation de McCormick : c’était l’un des éléments d’information qu’il avait tapé sur le clavier du communicateur pour obtenir la liaison.

— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il à l’adolescente.

La question s’inscrivit en caractères arabes sur l’écran et une voix masculine — assez proche de celle de Denny — la posa dans cette langue.

La servante considéra tour à tour l’écran et l’architecte.

— N’aie pas peur, lui dit ce dernier en souriant. Je veux seulement connaître ton nom.

L’écran répéta en arabe.

— Irène, répondit-elle faiblement en faisant sentir l’e muet.

— Mais c’est un nom grec !

— Vous ne direz pas au cheik al-Hachémi que j’ai causé avec vous ? Il m’a défendu de vous parler bien que je ne sache même pas l’anglais.

— Ne t’inquiète pas, il n’en saura rien.

— Je suis grecque, reprit-elle. Employée comme servante par le cheik. Mon père est son comptable.

Denny s’étendit sur le lit.

— Eh bien, ça alors ! Mais peut-être que tu préférerais parler en grec ? C’est facile pour l’ordinateur, tu sais.

— C’est ma langue maternelle. Je parle aussi français et un peu l’italien.

— Allons-y pour le grec. Ce sera plus simple pour toi.

Quelques minutes plus tard, Irène était assise sur une chaise à côté du lit et ils n’étaient pas seulement une paire d’amis mais, aussi, de conspirateurs.

— Al-Hachémi m’a choisie pour vous servir parce que je ne connais pas l’anglais. J’ignore pour quelle raison mais il ne veut pas que le personnel de la maison vous parle. Si le garde qui est dehors savait…

— Mais pourquoi ? l’interrompit Denny en baissant instinctivement le ton. Est-ce que je suis prisonnier ?

— Je ne sais pas. Le cheik tient à vous protéger. Je crois aussi qu’il se fait du souci pour sa fille, celle qui vous a amené ici.

— Du souci ? Qu’entends-tu par là ?

— Il veut la maintenir à l’écart des hommes. Il est très vieux jeu quand il s’agit d’elle.

— Oh ! C’est pour cela qu’il…

— Mais il l’est beaucoup moins en ce qui le concerne personnellement, enchaîna la servante.

— Combien d’épouses a-t-il ?

Elle secoua la tête avec embarras :

— Il n’en avait qu’une seule et elle est morte depuis bien des années. Mais il a beaucoup de maîtresses. Et d’amants. Il m’a fait des avances mais sa fille y a mis le holà.

— Qu’en pense ton père ?

— Il fait tout ce qu’on lui dit de faire, répondit amèrement Irène. Un peu d’argent et il ferme les yeux.

— Pourtant, la fille d’al-Hachémi vit auprès de son père.

— Pour le moment. Elle doit partir très bientôt. Le cheik veut l’envoyer sur Île Un, dans l’espace, pour y faire des études.

— C’est une scientifique ?

Irène s’esclaffa.

— Non. Et elle n’a aucun désir de quitter Bagdad. Cela fait des semaines qu’ils se disputent. Un vrai scandale ! Une jeune fille arabe ne discute jamais les ordres de son père.

— Elle est entêtée, hein ?

— Elle a été élevée à Paris et en Italie. On lui a mis des idées occidentales dans la tête.

Denny pouffa.

— Eh bien, j’en suis ravi. Comment s’appelle-t-elle ?

— Bahjat. Et son père lui a interdit de vous voir.

— Mais est-ce que j’ai dit…

— Vous êtes amoureux d’elle, laissa tomber Irène, une lueur malicieuse dans les yeux. Toute la maison sait qu’elle vous a sauvé la vie et que c’est elle qui vous a conduit ici. C’est son sang qui vous a sauvé.

— Son sang ? Tu veux dire que l’on m’a fait une transfusion ?

— Oui. Autrement, vous seriez mort. Le cheik était fou de rage quand il l’a appris. Le sang d’une al-Hachémi donné à un infidèle ! Il a piqué une de ces rages !

Son sang coule dans mes veines !

— Mais cela ne signifie pas pour autant que je sois amoureux d’elle.

— Alors, pourquoi me posez-vous toutes ces questions sur son compte ?

Denny réfléchit un instant avant de riposter :

— Pourquoi risques-tu de perdre ta place en y répondant ?

— Parce que… (Elle hésita.) Parce que c’est très romantique. Bahjat a cherché à vous voir, vous savez ?

— Vraiment ? (La voix de Denny était mal assurée. On aurait dit un collégien.) Je… oui, bien sûr, je serais très heureux de la rencontrer… pour la remercier convenablement, je veux dire.

— Je lui ferai la commission.

— Parfait ! (Il se rendit brusquement compte de ce qu’impliquait cette promesse.) Tu ne vas pas lui raconter que je suis amoureux d’elle, n’est-ce pas ?

— Bien sûr que si. Que voulez-vous que je lui dise d’autre ?

— Mais ce n’est pas réellement la vérité ! Comment puis-je savoir… enfin, je ne lui ai pas dit deux mots cohérents !

Irène eut un sourire entendu. Elle ramassa le plateau et sortit prestement.

Ah ! les femmes ! songea dédaigneusement Denny. Les grands sentiments, c’est tout ce à quoi elles pensent. Complètement débiles ! Maintenant, les commérages vont aller bon train. Encore heureux si le vieux cheik ne me balance pas dans une rue sombre pour laisser les tueurs finir leur travail !

Mais Denny s’aperçut soudain qu’il riait aux anges. Et que son cœur cognait comme s’il avait couru le mille mètres. Il s’aperçut par la même occasion qu’il n’avait, pas touché au déjeuner que lui avait apporté Irène. Mais il s’en moquait. Il n’avait absolument pas faim.

— Bon Dieu de bois ! murmura-t-il. C’est vrai que je suis amoureux d’elle !

Il passa l’après-midi à tourner comme un ours en cage dans sa prison dorée. Il sortit cent fois sur le balcon au plus fort de la chaleur caniculaire mais le patio demeurait vide. La ville tout entière paraissait dormir, écrasée sous ce soleil impitoyable.

L’idée lui vint de téléphoner à son contremaître mais il la chassa aussitôt : il ne pourrait pas se concentrer sur le travail. Et, pour l’heure, il s’en fichait éperdument.

Finalement, accablé par la chaleur qu’il traînait comme un boulet au pied, il s’affala sur son lit, toujours en pyjama, et s’assoupit. Sa dernière pensée consciente fut pour se souvenir des mises en garde qu’on lui avait prodiguées quand il était petit contre la masturbation, même involontaire.

Quand il se réveilla, il faisait nuit. La porte, en s’ouvrant, le fit émerger d’un rêve obscur, comme poissé de sueur, qui s’effaça et sombra dans les profondeurs de son inconscient telle l’image abolie d’un téléviseur que l’on éteint.

Il se dressa tout droit sur son lit.

Une femme lui apportait son dîner sur un plateau niellé d’argent. Mais ce n’était pas Irène. Elle était plus grande et son voile de soie maintenait son visage dans l’ombre.

Ne sois pas idiot ! Ce ne peut pas être elle.

Mais le pouls de Denny s’emballait.

Elle posa le plateau sur la table basse au milieu de la pièce, s’approcha du lit, fit glisser son voile sur ses épaules et sourit.

À la vague lueur que laissaient filtrer les fenêtres, Denny reconnut Bahjat, aussi éblouissante que dans son souvenir. C’était une princesse des Mille et Une Nuits, une Shéhérazade à la chevelure de corbeau, aux yeux étincelants, mince comme un fil. Sa physionomie radieuse était beauté, intelligence, amour.

McCormick voulut dire quelque chose mais les mots s’étranglèrent dans sa gorge.

Elle posa son doigt sur ses lèvres et fit dans un murmure :

— Je ne peux rester qu’un instant. Le médecin m’a dit que votre guérison est en bonne voie. J’en suis heureuse.

— Je voulais vous remercier…

Elle secoua imperceptiblement la tête.

— Un Ah-reesh aux cheveux aussi flamboyants ! Comment aurais-je pu vous laisser mourir ?

D’un mouvement prompt, elle se pencha et l’embrassa. Mais quand Denny voulut l’étreindre, elle se dégagea et battit en retraite en direction de la porte.

— Je reviendrai, chuchota-t-elle.

Et il n’y eut plus personne.

7

Il existe des similitudes frappantes entre le vieillissement et la mort des villes, et le vieillissement et la mort des étoiles comme notre soleil.

À mesure qu’elle vieillit, une étoile voit se raréfier ses sources d’énergie nucléaire. Elle commence alors à grossir et devient géante, rouge. Mais même durant ce processus de dilatation, son noyau se fait plus dense, plus chaud et il dégénère. Finalement, lorsque toutes ses réserves d’énergie sont épuisées, l’astre se désagrège. Notre soleil se transformera un jour en une naine blanche. Lorsqu’il s’agit d’étoiles plus massives, ce phénomène déclenche la formation explosive d’une supernova qui détruit tout à l’exception du minuscule et brûlant noyau. Et si l’étoile originelle est vraiment très grosse, son noyau ardent lui-même s’évanouit entièrement et il n’y a plus que ce que les astronomes appellent un trou noir.

À mesure qu’une ville vieillit et perd ses sources d’énergie (les contribuables), elle commence à se dilater. C’est ce que l’on appelle l’expansion urbaine. Mais, exactement comme pour une étoile, son noyau central devient plus dense, il s’échauffe et dégénère. Finalement, la ville meurt. Plus elle est grande, plus les chances d’une explosion accompagnant son agonie sont nombreuses. Les très grandes villes, comme New York, exploseront sans doute avec une violence telle qu’il ne restera pas grand-chose. Pas même un trou noir.

Janice Markowitz,

L’Évolution des Villes,

Columbia University Press, 1984.


Ils avaient admirablement choisi l’endroit.

Minuit était passé depuis longtemps et les rues auraient dû être vides. Il ne fallait pas être dans son bon sens pour rôder dans Manhattan une fois la nuit tombée, seul par-dessus le marché. Il n’y avait personne sauf les rats et, à l’occasion, un chat errant qui se croyait capable de se débrouiller.

Le jour, Manhattan était encore habitable — ici et là. Mais, la nuit, on se barricadait chez soi et on dormait le revolver à portée de la main.

Lacey avait pour mission de filer le pigeon.

Il était noir et il portait la panoplie adéquate : un blouson en tissu plastique rouge sang aux manches déchirées, un pantalon de cow-boy moulant les fesses, de lourdes bottes qui convenaient aussi bien pour piétiner un adversaire que pour courir. Mais c’était une tenue trop parfaite. Comme un uniforme qu’il aurait touché. Et ses vêtements étaient neufs. Au lieu de se fondre dans le paysage de la Première Avenue, Lacey était aussi visible que le soutien-gorge agressif d’une tapineuse.

Mais ce qui le trahissait était le simple fait qu’il ne s’éloignait jamais de plus de deux blocs de l’ancien bâtiment des Nations Unies. Il fallait que les autres culs-blancs l’observent avec leurs caméras et entendent tout avec leurs micros longue distance.

Le pigeon était un poulet. Pas un flic classique. Ils connaissaient la règle du jeu et laissaient les mains libres à l’Association du Quartier pour qu’elle fasse la loi sur son territoire comme elle l’entendait. C’était un flic du Gouvernement mondial. Et il voulait rencontrer Leo en personne. Parler avec lui, nom de d’là !

Leo avait rigolé et il avait dit :

— O.K., causons avec M. Poulet. Pour quoi faire, merde ? s’interrogeait Lacey.

Mais quand Leo dit « tu fais ça », on le fait. Sans chercher à savoir avec qui on est en cheville ou qui est en guerre avec qui. Leo ne donnait pas souvent d’ordres mais quand il en donnait, on bondissait.

Lacey scruta la Première Avenue en plissant les yeux. Le vent venant de la rivière était chargé de relents de détritus. À la lumière morne de la lune que tamisaient les nuages, les ruines de l’ancien siège de l’O.N.U. ressemblaient à un fantôme obscur et lézardé. Lacey frissonna. Il y avait des gens qui vivaient là au milieu de ces décombres où pullulaient les rats.

Jojo et Fade, devant le pigeon, patrouillaient le secteur pour s’assurer qu’il était bien seul, l’autre crevure. Que ce n’était pas un piège tendu pour se payer Leo. C’te saloperie d’G.M. a essayé plus d’une fois d’se l’faire. Mais Leo avait toujours été plus malin qu’eux.

La radio miniature enfoncée dans son oreille gauche grésilla et la voix de Fade, pas plus forte qu’un soupir, s’éleva :

— Ici, c’est O.K.

Lacey exhala un grognement et demanda dans le cure-dents micro qu’il avait glissé entre ses mâchoires :

— Jojo ? Comment ça se passe ?

— C’est plein de cafards, j’en ai jamais vu d’aussi gras. Mais, à part ça, rien à signaler.

— Bon. Restez à couvert.

Lacey replaça le cure-dents derrière son oreille droite et, sortant de l’encoignure où il s’était tapi, il émergea sur le trottoir baigné d’une lumière bleutée et avança en direction de l’étranger.

Le zozo déambulait. Il n’entendait rien. Connard ! Je pourrais te dégommer ni vu ni connu et tu ne saurais même pas ce qui t’arrive ! Mais, respectueux des consignes, il rattrapa le pigeon et lui lança :

— Amène-toi !

L’autre fit un bond et se retourna vivement. Il tenait à la main un pistolet d’aspect peu engageant.

Les traits de Lacey se durcirent.

— Tu veux voir Leo ou tu veux te faire estourbir ? fit-il d’une voix grinçante. Naturellement, Jojo et Fade l’avaient dans leur collimateur.

— C’est Leo qui t’envoie ?

L’arme ne vacillait pas et le ton du pigeon était ferme. Chouette pétard, nota Lacey qui pensait à l’avenir. Laissant la question sans réponse, il se contenta de désigner d’un coup de pouce les obscures profondeurs de la 42e Rue en grommelant :

— Allons-y, mec. C’est par là.

L’autre glissa son pistolet dans le holster fixé sous son aisselle.

— O.K. Je te suis.

Lacey se mit en marche. Peut-être qu’il pourrait récupérer le calibre avant la fin de la nuit, qui sait ?

Le lieu du rendez-vous était l’immeuble locatif appartenant à la branche locale de l’Association, une bâtisse vermoulue dont les fenêtres étaient presque toutes brisées mais le dernier étage était encore en assez bon état. Il y avait même l’électricité.

Il était grand, Leo. Plus grand que n’importe qui, songeait Lacey. Sa puissante carcasse débordait du vieux fauteuil déchiré, menaçant de le réduire en miettes comme une bombe qui écrase une maison. Ses mains étaient aussi grosses que la tête de Lacey, ses bras plus épais que le torse d’un gamin. Il était gros mais son embonpoint était celui des pugilistes. Leo était capable de soulever une voiture par le train arrière et de casser des os comme d’autres décalottent une boîte de bière.

Et il était noir. Mais noir… Pas caramel comme Lacey ni même chocolat comme Jojo. Il était noir comme un Africain. Les petits Ritals l’appelaient melanzana, aubergine, à cause de la teinte violacée de sa peau.

À côté de Leo, le flic du G.M. avait l’air d’être blanc. Se balançant d’un pied sur l’autre sur le tapis rongé par les cafards, il balaya du regard les murs nus dont le plâtre s’écaillait, le plafond craquelé qui prenait des airs penchés, les fenêtres badigeonnées de peinture noire pour faire échec à d’éventuels tireurs embusqués sur les toits.

Finalement, ses yeux se posèrent sur Leo, un Leo très à l’aise ; sa boîte de bière disparaissait presque dans son poing.

— Salut, Elliot.

— Elliot ? (Leo éclata d’un rire tonitruant). Qui c’est que tu appelles Elliot, mon pote ? En voilà un drôle de nom !

Le flic garda le silence.

— C’est Leo que je m’appelle, reprit le colosse dans un ronronnement digne du fauve éponyme. Leo. Et tâche à voir à pas l’oublier.

— Entendu… Leo. (Bizarrement, le policier sourit.) On peut causer ?

— Ben voyons ! C’est pour ça qu’on est là, non ?

Le flic tendit le menton vers Lacey et ses deux acolytes.

— Et eux ?

— Y a pas de problème. Ils peuvent entendre tout ce que tu as à dire.

L’envoyé du Gouvernement mondial pinça les lèvres. Tour à tour, il dévisagea Lacey, Fade et Jojo. Son regard revint à Leo qui, vautré dans son fauteuil, arborait un sourire jovial. Il a même pas proposé à l’autre tordu de s’asseoir, pensa Lacey en décochant un coup d’œil à Fade. Ce dernier, comprenant le sens de son ricanement muet, envoya son coude dans les côtes de Jojo.

— Bon, d’accord, soupira le flic. On a besoin de toi. Le moment est venu de te remettre en piste. Ce sont les ordres.

— J’en ai rien à foutre, des ordres, répliqua Leo, toujours souriant, avec suavité.

— Ce n’est pas une plaisanterie, Elliot. Ces messieurs parlent sérieusement. Ils craignent que tu tournes à l’aigre, que tu deviennes un autochtone.

— Ils n’ont pas tort.

Le mouvement de la main droite du flic fut suffisant pour que Lacey extirpe son propre soufflant de dessous son blouson dépenaillé et fasse un pas vers lui. Mais Leo leva un index massif et l’agent du G.M. s’immobilisa. Lacey en fit autant.

— Si tu ne viens pas volontairement, ils iront te chercher de force.

— Je leur souhaite bien du plaisir.

— Ils le feront, Leo. Tu sais très bien qu’ils en ont les moyens.

Leo se mit posément debout. On aurait cru voir se lever un nuage d’orage.

— Non. Ils croient seulement qu’ils le peuvent, Frank.

Lacey n’avait encore jamais entendu Leo parler avec cette voix. C’était presque comme celle du poulet !

— J’ai appris pas mal de choses sur la façon dont ça se goupille ici, dans les rues, reprit Leo. Sur le pouvoir — comment le prendre et comment s’en servir. Ce n’est pas dans les services et les agences du gouvernement qu’il est, le pouvoir. Il n’est pas plus dans les couloirs qui relient les bureaux que chez ces automates anonymes et interchangeables auxquels tu fais tes rapports. Le pouvoir est ici, dans les rues, dans les villes, chez les gens qui ont suffisamment faim, qui ont suffisamment peur, qui sont suffisamment aigris et suffisamment désespérés pour se battre.

Le flic recula.

— Tu dis des absurdités ! Tu es fou !

— Tu crois ?

— Tu ne peux pas survivre sans nous, Elliot. Les traitements à la mélanine, les stéroïdes, les hormones… ils te couperont les vivres.

Leo haussa ses lourdes épaules.

— J’ai d’autres sources d’approvisionnement, Frank. Je n’ai plus besoin de vous.

— Mais vous ne pouvez vous dresser contre le Gouvernement mondial !

— Tu crois ? (Leo avança lentement et le flic battit en retraite.) Ici, dans cette piaule, le Gouvernement mondial, c’est toi. Si je demandais à ces deux gars de t’effacer, combien de temps resterais-tu vivant, à ton avis ?

Le flic sentit le canon du pistolet de Lacey dans son dos. Et la main de Lacey tremblait, tant il était impatient d’appuyer sur la détente.

— Non, ordonna Leo. Laissez-le repartir. Ramenez ce cul-blanc là où vous l’avez trouvé.

— Tu dérailles, Elliot. Toutes ces drogues t’ont liquéfié la cervelle. Ils viendront te chercher…

— Arrête tes conneries. (Leo parlait à nouveau de sa voix normale et Lacey se sentit soulagé.) C’est nous qui viendrons vous chercher. Nous avons plus de soldats que vous et davantage d’armes. Et on sait s’en servir. Dans le monde entier, mon vieux, les paumés foutront les culs-blancs en l’air partout où ils sont.

— C’est aberrant ! C’est impossible.

Mais, visiblement, le flic était secoué. Et il avait peur.

Leo se tourna vers Lacey.

— Ramène-le là où tu l’as trouvé. Et fais gaffe : qu’il revienne entier. T’amuse pas à faire le rigolo. Je sais qu’il a un chouette soufflant. Je compte sur toi pour qu’il rentre chez lui avec. Vu ?

Déçu, Lacey glissa le sien dans sa ceinture et fit oui de la tête.

— Vu, Leo.

8

Bien des gens m’ont traité de dictateur — et pire encore. Il y a peut-être une part de vérité là-dedans. Île Un est une démocratie, juridiquement parlant. Nous avons un conseil élu et pour toutes les décisions importantes, la population tout entière de la colonie est consultée et s’exprime par un vote électronique. C’est un processus assez simple quand on a affaire à une communauté peu nombreuse où tout le monde est relié au réseau de communication.

Mais la démocratie ne fonctionne que pour autant que les citoyens le veulent. Et la plupart de nos citoyens sont trop occupés par d’autres choses pour réfléchir sérieusement à la manière dont la collectivité est administrée.

Si l’on fait en sorte qu’ils aient un emploi, que les ordures soient régulièrement ramassées et que l’on ait le contrôle des moyens de communication, on devient un parfait dictateur, même dans une démocratie…

Cyrus S. Cobb,

enregistrements en vue d’une autobiographie officieuse.


— Vide ? s’exclama David. Que voulez-vous dire par là ?

Evelyn et lui étaient aux derniers rangs du théâtre bourré à craquer. Au-dessous d’eux, sur la scène circulaire, une ravissante danseuse et son athlétique partenaire étaient en train d’exécuter un admirable pas de deux qui coupait le souffle aux spectateurs venus assister à cette représentation de La Belle au Bois Dormant.

— Il est vide, répéta à voix basse Evelyn, indifférente à la chorégraphie. Ce cylindre est entièrement vide.

— Une coquille creuse ? fit David sur le même ton, les yeux fixés sur la scène.

— Non. Un paysagiste est passé par là. C’est une jungle tropicale. Mais il n’y a personne. Pas un chat !

C’était une exhibition du Bolchoï. Les danseurs étaient à Moscou. Leur image était transmise électroniquement sur Île Un sous forme de projections holographiques en relief donnant l’impression qu’ils étaient aussi réels que s’ils se trouvaient sur la scène de la colonie. Une boucle de feed-back permettait aux réactions du public d’Île Un — surtout des applaudissements et des bravos — de se fondre à celles du public moscovite en chair et en os de sorte qu’il se créait un échange émotionnel entre les spectateurs et les artistes.

David se tourna vers Evelyn qui le scrutait intensément.

— Alors ? demanda-t-elle. Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Sortons.

Les balletomanes mécontents protestèrent quand le couple se faufila vers la sortie en leur marchant sur les pieds. Avant de quitter la salle, David regarda une dernière fois la scène.

J’aimerais être capable de contrôler pareillement mon corps, pensa-t-il. Il avait brièvement tâté de la danse mais avait constaté qu’il était trop emprunté pour cette forme d’art. Même dans les sections de gravité nulle où des mémés obèses pouvaient facilement exécuter des figures dont aucune ballerine n’eût jamais rêvé sur la Terre, il avait conclu que la chorégraphie ne convenait pas à son tempérament.

Quand ils furent sortis du théâtre, les deux jeunes gens s’engagèrent sans hâte sur le chemin sinueux qui traversait l’un des villages épars de la colonie, pour regagner l’appartement d’Evelyn.

— Comment savez-vous tant de choses sur le cylindre B ? Il est interdit d’accès.

— J’y suis allée, répondit Evelyn avec un sourire un rien espiègle. En douce.

— Non ? Quand ça ?

— Cet après-midi.

Les magasins étaient encore presque tous ouverts. Il était encore tôt. Avisant une terrasse, David désigna de la main une table en forme de tambour.

— Comment avez-vous fait ? s’enquit-il tandis qu’ils prenaient place. L’entrée en est interdite sauf…

— Je m’y suis introduite par effraction, expliqua simplement Evelyn. Je tenais absolument à savoir ce qu’il y avait à l’intérieur. Alors, j’ai fait sauter deux serrures électroniques pour jeter un coup d’œil.

David était sidéré. Il était dépassé et ne savait plus quoi dire. Par effraction ? En trafiquant les serrures ?

Le haut-parleur encastré dans le plateau de la table grésilla :

— Qu’est-ce que ce sera ?

Evelyn tressaillit sous l’effet de la surprise mais elle se ressaisit aussitôt et répondit :

— Un whisky-soda, je vous prie.

— Avec des glaçons ?

— Un seul.

— Pour le whisky, avez-vous une marque préférée ?

— Non. Juste un bon pur malt.

— C’est noté. Nos palpeurs ont détecté la présence de deux personnes à cette table. Qu’est-ce que la seconde désire ?

— Des palpeurs ? (Evelyn avait l’air un peu étonnée.)

— Un verre de rosé, commanda David.

— Si vous voulez bien consulter la carte des vins pour faire votre choix…

Une petite section rectangulaire de la table s’éclaira : c’était un écran.

— Non, ce n’est pas la peine. Donnez-moi juste un rosé local. N’importe quelle année si elle n’est pas trop récente.

— Parfaitement, monsieur.

L’écran s’éteignit. Evelyn tapota la grille du haut-parleur du bout de l’ongle.

— C’est coupé ? On ne peut pas nous entendre ?

David fit un signe de dénégation.

— C’est un ordinateur. Ici, tout est électronique. Même les serveurs sont des robots.

Il tendit le doigt vers l’un d’eux et Evelyn trouva que le « garçon » ressemblait à s’y méprendre aux tables de la terrasse : c’était une sorte de tambour en matière plastique de la hauteur de la taille d’un homme qui se dirigeait vers eux en pivotant sur lui-même. Des verres étaient posés sur sa surface supérieure. Il fit halte devant un groupe de quatre consommateurs qui se servirent eux-mêmes.

— C’est un robot ? fit Evelyn. Je n’en avais encore jamais vu.

Le robot rentra à l’intérieur de l’établissement en se faufilant avec dextérité entre les tables et dans la petite foule qui allait et venait devant l’entrée.

— Je sais que la cafétéria du centre d’instruction est entièrement automatisée, reprit la jeune femme. Les restaurants des villages le sont aussi ?

— Presque tous. Les gens ne viennent pas sur Île Un pour être larbins et nos ingénieurs ont dû mettre au point ces robots spécialisés, pas très intelligents mais capables d’accomplir un nombre limité de besognes. Nous commençons à en vendre à la Terre. Cela fait un petit revenu supplémentaire pour la colonie.

— Et ça supprime encore des emplois pour ceux qui ont besoin de travailler !

— Ça donne du travail à ceux qui construisent et entretiennent ces robots, riposta David.

— Et les riches s’enrichissent davantage. Un chasseur d’hôtel qui n’a pas d’instruction ne deviendra jamais un informaticien.

— Si. Si on lui donne l’éducation qu’il n’a pas.

— Il y a peu de chance ! À partir de douze ans, on ne peut plus rien enseigner aux enfants : malnutrition depuis la naissance, milieu familial déficient, écoles médiocres… si jamais ils y vont…

Elle s’interrompit. Le robot venait vers eux en pivotant, deux verres posés sur un plateau. David tapa son numéro de crédit sur le clavier dont le tambour était équipé. Il y eut un bref bourdonnement, un voyant vert clignota pour confirmer que tout était en ordre et le robot dit en français « À votre santé ! », ce qui arracha un sourire à Evelyn, avant de faire demi-tour.

— Il est gentil comme tout, murmura Evelyn en le suivant des yeux tandis qu’il s’éloignait.

— Pourquoi êtes-vous allée fureter dans le cylindre B ? Vous auriez pu avoir de sérieux ennuis. Le Dr Cobb a expulsé des gens d’Île Un pour moins que cela.

Evelyn marqua un temps d’hésitation. Elle but une gorgée de whisky et reposa son verre d’un geste déterminé.

— Je n’ai jamais eu l’intention de m’établir à demeure sur Île Un, David. J’ai effectivement fait une demande de résidence permanente mais c’était une imposture. Je suis journaliste. Je suis venue faire une enquête et je compte repartir pour en rendre les résultats publics sur la Terre.

David eut l’impression qu’un étau glacé se refermait sur lui.

— Une enquête sur moi ! Vous vouliez raconter mon histoire — le bébé-éprouvette qui est devenu un homme !

Evelyn opina. Ses lèvres exsangues n’étaient plus qu’un fil.

David, son regard braqué sur elle, s’efforçait de définir ses sentiments. La peur ? La colère ? Ni l’une ni l’autre. De la souffrance, plutôt. Il avait mal. Il était déçu. Et il avait honte. Imbécile ! Et tu te figurais que tu l’intéressais réellement ?

— Eh bien, votre histoire, vous l’avez eue le soir même de votre arrivée. J’espère que vous avez été satisfaite. Tout ce que vous vouliez savoir sur l’homme artificiel, y compris sa vie sexuelle… Est-ce que j’ai été à la hauteur ? Vous désirez peut-être aussi que je pose pour des photos ?

— David, je vous en prie…

— Pourquoi êtes-vous restée après ?

Le brasier de sa fureur grandissante faisait fondre l’étau de glace qui le broyait.

— Pourquoi n’êtes-vous pas repartie le lendemain ? Vous aviez obtenu tout ce que vous souhaitiez obtenir. Bon Dieu ! Quand je pense que le Dr Cobb vous a facilité la tâche ! Il vous a jetée dans mes bras.

— C’était une coïncidence.

— Évidemment.

— Cobb n’imagine pas que je suis venue espionner. Si j’ai été obligée d’introduire une demande de résidence permanente, c’est parce qu’il ne veut pas que les journalistes mettent les pieds sur Île Un.

— Vous n’avez pas besoin de vous attarder davantage. (La voix de David était rauque.) Vous pouvez repartir dès demain par la navette.

— Pas encore, dit-elle sur un ton résolu.

Lève-toi et va-t’en, se chapitra David. Fiche le camp et ne la revois plus. Cache-toi dans les collines ou rentre lécher tes plaies chez toi sans témoins. Ne te ridiculise pas.

Néanmoins, quand il ouvrit la bouche, ce fut pour demander :

— Pourquoi ?

— Si je ne suis pas partie après… après la première nuit que nous avons passée ensemble, c’est parce que j’ai commencé à comprendre que vous étiez quelqu’un de réel, un être humain avec des sentiments et… (Elle avança la main, effleura son verre mais ne le souleva pas.) Bref, j’ai livré un combat avec ma conscience et c’est ma conscience qui l’a emporté. C’est assez rare, vous savez.

— Cela veut dire quoi ? demanda-t-il d’un ton méfiant.

Evelyn, cette fois, prit son verre et avala une généreuse gorgée de whisky.

— Que j’ai décidé de profiter de mon séjour pour essayer de trouver un autre sujet d’article. Où il ne sera pas question de vous.

— Et si vous n’en trouvez pas, vous en avez déjà un tout prêt que vous rapporterez sur la Terre. Mon histoire à moi.

— Mais j’ai mon sujet, David.

— Vraiment ?

— Le cylindre B ! (Elle se pencha en avant et poursuivit avec excitation :) C’est un radieux paradis des Tropiques mais il n’y a personne ! Pas un oiseau, pas un insecte !

David secoua la tête.

— Il faut des oiseaux et des insectes pour faire une jungle. Vous ne les avez pas remarqués, voilà tout.

— Mais où sont les habitants ? Pourquoi est-ce désert ? Qu’est-ce que Cobb fait de tout cet espace vacant ? On pourrait facilement installer là un ou deux millions de personnes. Davantage, peut-être.

— Et transformer votre paradis en îlot insalubre !

— Pourquoi ce cylindre est-il inhabité, voulez-vous me le dire ?

— Je n’en sais rien.

— Mais vous pouvez m’aider à le découvrir.

David se laissa aller contre le dossier de sa chaise, les yeux fixés sur son verre qu’il n’avait pas touché.

— Je commence à comprendre. Si je vous aide à débrouiller ce mystère, vous aurez un reportage sur Île Un plus sensationnel que l’histoire du bébé-éprouvette. C’est bien cela ?

— J’en suis persuadée, répondit-elle sur un ton vibrant.

— Et si je ne vous aide pas, vous avez l’article sur le bébé-éprouvette en réserve et il ne vous restera plus qu’à le vendre à vos employeurs à votre retour.

Elle s’assombrit.

— Je ne veux pas faire cela, David.

— Mais vous le ferez quand même s’il le faut.

— Si je dois… je ne sais pas ce que je ferai.

Moi si.


Le directoire ne se réunissait jamais collégialement. Les cinq personnes qui le constituaient ne se retrouvaient jamais ensemble sous le même toit. Cela ne les empêchait cependant pas de se voir régulièrement et de tenir au moins une conférence par mois même si des continents entiers les séparaient.

L’électronique abolissait les distances. Grâce aux vidéophones holographiques, ils pouvaient s’entretenir face à face exactement comme s’ils étaient dans une salle de conférence. Les cinq hommes les plus riches du monde projetaient leur image holographique par laser et les satellites-relais qu’ils possédaient et réservaient à leur usage personnel la relançaient. C’était un mode de communication onéreux mais qui garantissait le secret et assurait une sécurité totale. Même dans ces conditions, c’était mille fois meilleur marché que n’importe quelle forme de déplacement physique. Et infiniment plus rapide.

T. Hunter Garrison était assis dans son fauteuil électrique dans une pièce de l’appartement qu’il occupait au dernier étage de la tour Garrison, à Houston. Une soixantaine d’années plus tôt, il avait tenu le rôle d’Ebenezer Scrooge dans une pièce montée par un groupe théâtral estudiantin. À présent, il avait le physique du personnage : un crâne luisant ceinturé d’une frange de cheveux blancs ébouriffés, des yeux étroits perçant un visage d’oiseau de proie, une peau parcheminée, des mains tavelées qui auraient été déformées par l’arthrite s’il n’avait pas été aussi riche et aussi puissant.

Le dernier niveau de la tour qui portait son nom était tout à la fois son bureau, son parc de divertissement, son foyer. Il le quittait rarement car c’était rarement indispensable : le monde venait à lui.

Les miroirs d’angle devant lesquels il se tenait lui renvoyèrent son sourire torve. Il effleura le clavier dont était équipé l’un des bras de son fauteuil et les murs s’estompèrent, disparurent, remplacés par les images d’autres pièces, d’autres lieux.

Hideki Tanaka était dans sa résidence d’été, loin des foules grouillantes de Tokyo. C’était un homme qui avait son franc-parler, généreux, porté à rire. Mais il avait les yeux glacés d’un tueur professionnel.

Tanaka était dans son parc, assis sur un banc de bois sculpté. Derrière l’industriel, Garrison apercevait des arbres verts à la gracieuse silhouette élancée et un jardin amoureusement ratissé. À l’arrière-plan se dressait l’imposante et symétrique masse enneigée du Fuji-Yama, frémissant dans une brume bleutée.

Tanaka inclina courtoisement la tête et se lança dans quelques commentaires poétiques sur la beauté de l’été naissant. Garrison le laissa disserter à bâtons rompus tandis que d’autres décors holographiques tridimensionnels s’inscrivaient dans les miroirs. Seul le quatrième demeurait obstinément plat et continuait à remplir sa fonction de piège à reflets.

— Bien, laissa tomber Garrison, coupant net le bavardage oiseux de Tanaka. Qu’est-ce que c’est que ce putsch en Argentine ? Comment se fait-il que nous n’en ayons pas été prévenus ?

— El Libertador est devenu plus tôt que nous ne l’escomptions une force avec laquelle il faut compter, dit le Japonais. Il a tiré parti de notre assistance pour ses fins propres.

— Mais c’est un vrai furoncle, ce rigoriste ! s’exclama Wilbur St. George, l’Australien.

Il était dans son bureau de Sidney, son visage mafflu, fendu comme d’habitude par le rictus du monsieur à qui on ne la fait pas, une pipe éteinte fichée entre les dents. Par la fenêtre à laquelle il tournait le dos, on distinguait le port, l’immense opéra et les hautes arches du pont d’acier qui le dominait.

— Un furoncle bien utile, répliqua Garrison.

À Cologne, Kurt Morgenstern, un nabot au regard soupçonneux, le teint brouillé et le muscle avachi mais qui contrôlait quasiment tout le potentiel industriel de l’Europe centrale ; dodelina du menton et dit :

— Il n’acceptera pas de se rendre à nos suggestions. Des gens à moi ont essayé de… euh… de l’orienter mais il refuse de les écouter.

— Que les dieux nous protègent des hommes assurés d’avoir raison, sourit Tanaka.

— C’est aussi ce qu’on m’a rapporté, confirma St. George. Un révolutionnaire à tous crins qui a mangé du lion. Incapable de prêter l’oreille à la voix de la raison. Impossible de lui faire confiance.

Le dernier miroir se dématérialisa à son tour, laissant apparaître l’image de Jamil al-Hachémi, allongé sur des coussins dans le compartiment privé d’une caravane d’un luxe époustouflant.

— Pardonnez mon retard, s’excusa-t-il. J’étais retenu par des affaires personnelles urgentes.

— Nous parlions de ce Libertador, lui annonça Garrison avec, dans la voix, la raucité presque imperceptible de l’accent texan de sa jeunesse. Croyez-vous qu’il soit possible de nous servir de lui de façon plus directe ?

Al-Hachémi haussa les épaules.

— Ce n’est pas exclu mais j’en doute. Certes, il a une large audience auprès de ces jeunes révoltés…

— Le Front révolutionnaire des peuples, grommela Morgenstern avec un mépris évident.

— Ils sont vigoureux et ont la vue courte mais ils sont fermement convaincus qu’il faut détruire le Gouvernement mondial.

— Ce qui fait d’eux un instrument idéal pour nous, dit Garrison.

— Mais ce sont de dangereux fanatiques, attention, intervint Tanaka. Le F.R.P. nous hait — nous, les consortiums — tout autant qu’il hait le Gouvernement mondial.

— El Libertador aussi, fit St. George.

— Je persiste quand même à penser que ces gens-là peuvent nous être utiles, insista Garrison. D’accord, El Libertador est un fieffé idéaliste qui s’imagine qu’il va changer le monde. Il nous exècre. Ça ne l’empêche cependant pas d’accepter l’argent et le matériel que nous lui fournissons, qu’il le sache ou pas, qu’il l’avoue ou pas. Tant qu’il harcèle le G.M., il travaille pour nous et nous devons l’aider dans toute la mesure du possible.

Les autres approuvèrent et al-Hachémi enchaîna :

— Avec le F.R.P., c’est à peu près du pareil au même. J’ai réussi à rallier quelques-uns de ses groupes locaux en Irak à nos objectifs. J’arrose un de leurs chefs. Et pas seulement d’argent. De conseils, aussi.

— Jusqu’au jour où il vous tranchera la gorge, bougonna St. George.

Al-Hachémi eut un sourire glacé.

— Il ne vivra pas assez longtemps pour ça, croyez-moi.

— Bon, reprit Garrison. Dans ce cas, je suis d’avis de continuer à soutenir El Libertador. Finançons-le. Mettons nos équipes climatologiques au travail dans les pays voisins de façon à créer des conditions d’environnement qui ébranleront les gouvernements en place et attiseront le mécontentement des populations envers le G.M.

Morgenstern secoua la tête d’un air chagrin.

— Quelles misères nous provoquons ! Quand je pense à ce que nous faisons, je me demande… Des gens meurent à cause de nous ! Est-ce donc vraiment nécessaire ? Nous faut-il absolument fabriquer des inondations et des sécheresses ? Songez à l’épidémie de typhoïde qui ravage actuellement l’Inde et le Pakistan.

— Que voulez-vous y faire ? rétorqua St. George.

— Mais nous en sommes responsables !

— Seulement de manière indirecte. Se ces crouillats avaient des services d’hygiène et de prophylaxie dignes de ce nom…

— Et s’ils adoptaient tant soit peu des mesures de contrôle des naissances, ajouta al-Hachémi.

Mais Morgenstern n’était toujours pas convaincu :

— Nous perturbons les climats. Nous tuons ces pauvres malheureux. Pourquoi ? Sommes-nous donc dans une situation à tel point désespérée…

— Oui, le coupa sèchement Garrison. Nous sommes dans une situation désespérée et c’est pourquoi nous devons nous battre. Si nous restons à nous tourner les pouces en laissant le Gouvernement mondial libre d’agir à sa guise, nous finirons à l’asile tous autant que nous sommes. La race humaine ne sera plus qu’une horde de chiens affamés et gémissants. Le monde entier sera réduit à la situation dans laquelle se débat l’Inde — plus pauvre que Job.

— Je connais les prévisions des ordinateurs…

— Absolument ! La politique du Gouvernement mondial nous entraînera tous à la ruine. C’est la raison pour laquelle nous devons faire feu de tout bois pour nous débarrasser de lui, utiliser tout ce qui se présente… le F.R.P., El Libertador, n’importe quoi et n’importe qui.

— Mais est-il bien avisé d’aider El Libertador à s’emparer d’autres pays encore ? demanda Tanaka sans se départir de son perpétuel sourire. Chaque fois qu’il met la main sur un pays, nous perdons ses capacités productrices et son armée de main-d’œuvre.

— Plus des débouchés, renchérit St. George.

— Qu’est-ce que cela peut faire ? objecta Garrison. Admettons même que toute l’Amérique du Sud nous échappe. Cela représenterait quoi ? Une perte de dix pour cent tout au plus.

— Dix pour cent, c’est déjà le Brésil à lui seul, souligna Morgenstern.

— Eh bien, si c’est le prix que nous devons payer, c’est encore donné !

— Ce serait une part importante de mon marché, protesta l’Allemand.

— Du mien aussi mais on vous dédommagera. D’ailleurs, un régime révolutionnaire ne dure jamais bien longtemps. Quand El Libertador aura contribué en ce qui le concerne à la mise au pas du Gouvernement mondial, son château de cartes s’écroulera. Alors, nous aurons tous les marchés de la planète à nous… et à nos conditions.

Ces propos rassérénèrent un peu Morgenstern — mais pas complètement.

Garrison étudia tour à tour ses quatre partenaires en se grattant le menton.

— Messieurs, le moment est venu de rassembler tous ces groupes révolutionnaires mal dégrossis en un mouvement unique qui jettera bas le Gouvernement mondial.

— Cela provoquerait un bain de sang et ce serait le chaos, dit Tanaka.

— C’est vrai mais nous n’avons pas le choix. Ou c’est le G.M. qui saute ou c’est nous qui serons liquidés. Et ni vous ni moi ne nous laisserons faire sans livrer bataille.

Les autres acquiescèrent, la plupart à contrecœur et la mine lugubre. Mais personne n’exprima un avis contraire.

— Bien. L’opération Substitut est en attente dans les archives de données depuis des années. Il est temps de la déclencher, de faire passer Île Un à l’action et de préparer une offensive planétaire coordonnée de nos bravaches révolutionnaires.

— Une guerre civile globale, murmura Morgenstern, encore plus pâle qu’à l’ordinaire.

— À propos d’Île Un…, intervint St. George, je ne crois pas que l’ami Cobb approuvera nos projets.

— Il fera ce qu’on lui dira de faire, répliqua Garrison. Il n’a pas le choix, en l’occurrence.

— C’est un homme d’esprit très indépendant. Êtes-vous certain qu’on puisse se fier à lui ? demanda Tanaka.

— Je ne me fie à personne. Je le contrôle.

— J’ai une espionne sur Île Un, vous savez, fit l’Australien. Elle ne sait naturellement pas qu’elle en est une. Elle croit qu’elle va révéler un scandale pour le compte d’International News.

Garrison s’esclaffa.

— Cobb lui dira de prendre ses cliques et ses claques avant un mois.

— On verra bien, rétorqua St. George sur un ton guindé.

— En attendant, que chacun d’entre vous contacte les groupes du F.R.P. dans sa zone d’influence. Mon organisation a déjà infiltré deux agents aux États-Unis. Je sais que l’un d’eux est à New York. Il va falloir les activer. C’est le moment de combattre le feu par le feu.

Le complexe sportif d’Île Un était exclusivement réservé aux amateurs. Le Dr. Cobb avait interdit l’accès de la colonie aux athlètes professionnels bien que les colons fussent libres de suivre à la télévision les rencontres pro qui se déroulaient sur la Terre.

— Ici, pas de violence par procuration, disait-il à tous les nouveaux. Pas d’équipes organisées, pas de compétitions organisées et pas de paris organisés. Je n’en veux pas.

Cela n’empêchait pas qu’il y eût des compétitions et des paris, ce qu’il avait d’ailleurs prévu, mais cela se passait entre amateurs et il ne s’agissait que de matches amicaux.

Les gymnases, les piscines et toutes les autres installations étaient rassemblés à l’extrémité du cylindre principal, à l’opposé des quais où s’amarraient les astronefs, pas loin de la maison de David. Le complexe sportif était construit sur les pentes des collines de façon que les athlètes puissent s’entraîner sous la gravité de leur choix qui variait de la normale au pied des hauteurs à zéro au centre axial du cylindre.

Sous 0 G, le sport était à trois dimensions. Quand les notions de « haut » et de « bas » cessent d’avoir une signification physique, les planchers, les murs et les plafonds ne sont plus que des surfaces de rebond. La pelote devenait un jeu particulièrement délicat et avant que Cobb eût fait agrandir les terrains sans souci de la réglementation en vigueur sur la Terre, les colons étaient plus souvent hospitalisés à la suite de blessures dues à ce sport que pour les accidents du travail. Cobb, quant à lui, était un fanatique du jeu sous gravité nulle.

— Comme ça, un vieux cruchon comme moi a sa chance contre ces jeunes pleins de muscles, disait-il.

Et le vieux cruchon étrillait les jeunes gens trop ardents, après quoi, ruisselant de sueur, il les consolait d’un « Ne vous laissez pas abattre, je ne le dirai à personne », accompagné d’un sourire torve.

David connaissait toutes ses attaques et la plupart de ses coups fourrés. Il jouait avec lui sous 0 G depuis son enfance et il y avait belle lurette qu’il avait compris que s’il gardait son sang-froid et se concentrait sur la balle, ses réflexes de vingt ans et son endurance supérieure lui permettaient de battre le vieil homme. En général.

Mais, aujourd’hui, il ne pensait qu’à Evelyn et au silence de l’ordinateur concernant le cylindre B. La balle de caoutchouc durci passa en sifflant au ras de son oreille gauche avant même qu’il se fût rendu compte que Cobb la lui avait renvoyée. Il pivota en décollant du sol juste à temps pour la voir caramboler en frappant l’angle du plafond et filer à tire-d’aile. Moulinant des bras comme un nageur qui barbote, il réussit tout juste à la récupérer et à la relancer en direction du mur le plus éloigné.

Il vit du coin de l’œil Cobb se balancer la tête en bas un peu plus loin. Le vieil homme adorait déconcerter ses adversaires avec des manœuvres insensées. Maigre et long comme un jour sans pain, on disait souvent qu’il avait le physique même du Yankee de la Nouvelle-Angleterre, sec comme un coup de fouet et noueux comme une trique. Pour David, il évoquait l’Oncle Sam des livres d’école — moins la barbiche et les longs cheveux blancs. Les cheveux de Cobb étaient blancs, certes, mais coupés si ras qu’il avait l’air chauve.

Son visage grave était un fouillis de sillons racornis tandis qu’il suivait des yeux la trajectoire de la balle. Quand il l’étudiait, ce visage puissant, inflexible, rugueux, faisait souvent penser à David au granit de la Nouvelle-Angleterre.

D’une détente des jambes, Cobb intercepta la balle. Sa main fulgura et ce fut au tour de David de la rattraper et de la renvoyer. Mais il rata son coup, s’envola et son épaule heurta l’épais rembourrage de protection qui recouvrait le mur.

— À moi le point ! s’écria triomphalement le Dr Cobb. (Il se propulsa vers le jeune homme et lui demanda de sa voix bourrue :) Tu t’es fait mal ?

— Non, répondit David en se massant l’épaule. Rien de grave.

La balle continuait de rebondir de mur en mur, perdant un peu de son élan et de sa vitesse à chaque impact.

— Cela fait des mois que tu n’as pas joué aussi mal, reprit Cobb. Qu’est-ce qui te tracasse ?

Il y avait longtemps que David avait appris qu’il ne pouvait pas garder beaucoup de secrets devant Cobb.

— Pourquoi n’a-t-on pas le droit d’entrer dans le cylindre B ?

— Ah ! C’est donc ça ! (Cobb exhala un soupir las.) Elle essaie de te tirer les vers du nez, n’est-ce pas ?

Ce n’était pas une question mais une constatation.

— Qui, elle ?

— Evelyn Hall, la petite journaliste d’International News. Elle s’est introduite en douce dans le B, hier. Je suppose qu’elle se prend pour un maître espion.

— Vous êtes au courant ?

— Je l’ai observée. Rien de ce qui se passe dans la colonie ne m’échappe, tu devrais le savoir.

— Alors, elle et moi… vous êtes également au courant ?

David se sentait brusquement tout penaud. Cobb lui ébouriffa les cheveux.

— Je ne m’occupe pas de la vie privée des gens. Je me contente d’avoir l’œil aux affaires publiques — sur les petits curieux qui déclenchent les signaux d’alarme quand ils pénètrent par effraction dans les endroits interdits, par exemple.

— Pourquoi m’avez-vous désigné pour être son guide quand elle est arrivée ?

Cobb haussa les épaules. La transpiration marquait son survêtement de taches sombres.

— J’ai pensé qu’il serait bon que tu fasses maintenant connaissance avec des gens étrangers à la colonie pour que tu apprennes comment te comporter avec eux.

— Mais elle était venue pour se renseigner sur moi.

— Je m’en doutais. J’ai voulu lui épargner la peine de te chercher et te donner l’occasion d’une confrontation avec quelqu’un qui avait l’intention de te manipuler. J’étais sûr que tu verrais clair dans son jeu.

— Eh bien, ça n’a pas été le cas.

— Elle t’a rudement bien roulé dans la farine, hein ?

Bien que David eût le feu aux joues, il ne put s’empêcher de sourire.

— Ça, on peut le dire !

— Qu’est-ce que tu en penses, maintenant ?

— Je suis… paumé, avoua le jeune homme. Perplexe. Elle veut savoir de quoi il retourne au juste pour le cylindre B et publier un article à ce sujet quand elle sera rentrée.

Prenant appui du pied contre le mur, Cobb se propulsa vers la balle qui dérivait lentement.

— Il n’y a rien dans le cylindre B, lança-t-il par-dessus son épaule. Il est vide.

David le rejoignit.

— Pourquoi ?

— Parce que ce sont les ordres du directoire. La colonie est la propriété de ces messieurs, ils l’ont construite avec leur bon argent et ils ont le droit d’en faire ce que bon leur semble.

— Mais pourquoi le laisser vide ? C’est de l’espace gâché.

Cobb happa la balle au milieu des airs et, d’une torsion du corps, fit face au garçon.

— Non, mon petit, ce n’est pas du gaspillage. Nous venons de recevoir des directives : nous allons y édifier des maisons.

— Oh ! (David éprouvait un certain soulagement.) Quel genre de maisons ? Et combien ?

— Des palais, répondit Cobb avec un large sourire. Et il y en aura cinq.

— Seulement cinq ? Pour tout le cylindre ?

La stupéfaction de David était si vive que sa voix s’éraillait.

— Ce sont les instructions du directoire. Cinq grandes demeures. Le cylindre aura encore l’air aussi vide après.

— Mais pourquoi… pourquoi est-ce qu’ils…

— Ne décèles-tu pas une corrélation entre le fait que le directoire a ordonné que l’on construise cinq maisons et le fait que ledit directoire de la société anonyme pour le développement d’Île Un comprend cinq — je dis bien : cinq — administrateurs ? demanda Cobb, le sourcil circonflexe.

David le dévisagea en clignant les yeux et le vieil homme le prit par l’épaule.

— Allons, viens, mon garçon. C’est l’heure de la douche.

— Non, attendez, fit David en se dégageant. Où voulez-vous en venir ? Qu’entendez-vous exactement par là ?

— Tu veux être prévisionniste, répliqua Cobb, la mine grave. Si tu cherches à déterminer les tendances économiques et sociopolitiques du monde, que conclus-tu ?

— Il n’y a pas une seule tendance clairement indiquée, fit David en secouant la tête.

— Oh que si ! Aussi vrai qu’il y a des impôts. Le chaos ! L’apocalypse ! Le Gouvernement mondial essaie de maintenir un minimum de stabilité globale mais il existe des mouvements révolutionnaires un peu partout. Qu’il s’agisse d’El Libertador, en Amérique du Sud ou du F.R.P. au Moyen-Orient, le G.M. se débat dans les pires difficultés.

— Mais qu’est-ce que cela a à voir avec Île Un ?

— Nous sommes l’issue de secours, mon petit. Ces messieurs du directoire sentent le sol céder sous leurs pieds. Une catastrophe à l’échelle de la planète. Le Gouvernement mondial pourrait bien s’effondrer. Cela risque d’être le chambardement et la révolution d’un bout à l’autre de la Terre. Ces hommes veulent se mettre à l’abri avec leurs familles. Ils ont réservé le cylindre B à leur usage personnel.

— Et ils laisseraient le monde s’écrouler derrière eux ?

— Ils ne peuvent rien faire pour l’empêcher — même s’ils le voulaient.

— Je ne peux pas croire une chose pareille !

Eh bien… il y a un détail. Quand le directoire aura transporté ses pénates ici, nous aurons les moyens de descendre en flammes tout envahisseur éventuel.

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