LE CHEMIN TÉNÉBREUX


Les soins de Kidogo et de Cavi portèrent leurs fruits : les os fracturés de Pandion s’étaient ressoudés. Mais il n’avait pas recouvré ses forces. Apathique et veule, il reposait tout le jour dans la pénombre de la hutte, répondait brièvement et sans entrain aux questions de ses amis, mangeait à contrecœur et n’essayait pas de se lever. Il avait beaucoup maigri, son visage aux yeux caves, généralement fermés, s’était couvert d’une barbe floconneuse.

Il était temps d’entreprendre le long voyage jusqu’à la mer, jusqu’au pays natal. Kidogo s’était renseigné en détail, auprès des indigènes, sur le chemin conduisant à la Corne du Sud.

Douze des trente-neuf affranchis hébergés au bourg, étaient partis dans différentes directions : ils avaient vécu autrefois dans le pays et comptaient rentrer chez eux sans trop de difficultés ni de risques.

Les autres pressaient Kidogo de se mettre en route. Maintenant qu’ils étaient libres et forts, l’impatience de revoir la patrie lointaine allait en croissant ; chaque jour d’inaction leur semblait un crime. Et comme leur retour dépendait de Kidogo, ils le harcelaient de sollicitations et de rappels.

Le Noir répondait par de vagues promesses, car il ne pouvait pas abandonner Pandion. Après ces entretiens, il demeurait des heures au chevet de son ami, en proie aux doutes et se posant toujours la même question : quand viendrait enfin la crise décisive dans l’état du malade ? Sur le conseil de Cavi, on sortait Pandion de la hutte et le mettait devant l’entrée, aux heures où la chaleur baissait. Mais cela n’amenait pas d’amélioration sensible. Le Grec ne s’animait que pendant la pluie : le fracas du tonnerre et le rugissement des torrents le faisaient se soulever sur le coude et prêter l’oreille, comme s’il percevait dans ces bruits des appels connus de lui seul. Cavi trouva deux sorciers au village, qui traitèrent le malade par une âcre fumée d’herbes et enterrèrent un pot rempli de racines, sans obtenir le résultat voulu.

Un jour que le jeune Grec était couché au seuil de la hutte et que Cavi, armé d’un rameau, chassait indolemment loin de lui les mouches bourdonnantes, une jeune fille en manteau bleu s’approcha d’eux. C’était Irouma, la fille du plus habile chasseur du village, celle-là même qui avait contemplé Pandion le jour de l’arrivée des voyageurs.

Sortant de sous son manteau un bras mince où cliquetaient des bracelets, elle remit à Cavi un sachet tressé et lui expliqua — l’Étrusque savait déjà quelques mots de leur langue — que c’étaient des noix magiques des forêts occidentales, qui devaient guérir le malade. Irouma tenta de lui donner la recette du médicament, mais il ne comprit rien. Confuse, elle baissa la tête, mais se ressaisit aussitôt et réclama à Cavi une pierre plate pour moudre le grain et une coupe d’eau. L’Étrusque passa dans la hutte en marmonnant. La jeune fille regarda autour d’elle, s’agenouilla près de Pandion et le dévisagea. Sa petite main se posa sur le front du Grec. Au bruit des pas lourds de Cavi, elle la retira prestement.

Irouma versa hors du sachet les noix qui ressemblaient à des châtaignes, les cassa, broya les amandes sur la pierre et en fit une pâte qu’elle mélangea avec du lait que Kidogo venait d’apporter. Dès qu’il eut aperçu les noix, Kidogo poussa une clameur joyeuse et se mit à gambader autour de Cavi, toujours grave.

Il expliqua à l’Étrusque interdit que dans les forêts de l’Ouest et celles de son pays il existait un arbre pas très grand, au fût élancé. Ses branches, de plus en plus courtes vers le sommet, lui donnaient une forme pointue[71]. Il produisait quantité de noix qui avaient la vertu miraculeuse de guérir les malades, de rétablir les forces des gens exténués, de faire disparaître la fatigue et de procurer la gaieté aux personnes bien portantes.

La jeune fille donna à Pandion la pâte de noix magiques, puis ils s’assirent tous les trois à son chevet et attendirent patiemment. Au bout de quelque temps, la respiration du jeune homme devint forte et régulière, la peau des joues creuses se colora. L’Étrusque se départit de son austérité. Il observait, comme ensorcelé, l’effet du remède mystérieux. Le Grec poussa un grand soupir, ouvrit les yeux et se mit sur son séant.

Ses yeux ensoleillés glissèrent sur l’Étrusque, sur Kidogo, et s’arrêtèrent net sur la jeune fille. Il regardait d’un air étonné ce visage couleur de bronze, dont la peau satinée semblait d’une élasticité peu commune.

Elle avait des yeux en amande, marqués de petits plis malicieux à la racine du nez. Le blanc pur brillait entre les paupières mi-closes, les narines du nez large et droit palpitaient nerveusement, les lèvres pleines et rouges découvraient dans un sourire franc et timide une rangée de dents de perle. Toute sa figure ronde était si empreinte de tendre espièglerie, que Pandion sourit malgré lui. Aussitôt les yeux d’or du jeune homme, jusque-là ternes et indifférents, rayonnèrent. Irouma, confuse, baissa les cils et se détourna.

Les amis de Pandion n’en revenaient pas : c’était la première fois qu’il souriait depuis la bataille avec le rhinocéros. La vertu des noix était incontestable. Assis sur sa couche, il se renseignait avidement sur ce qui s’était passé depuis le jour du combat, interrompant ses compagnons par des questions précipitées ; il avait l’air d’un homme ivre.

Irouma se retira en hâte, après avoir promis de revenir le soir. Pandion mangea de bel appétit, sans cesser de poser des questions. Vers le soir, cependant, le remède n’agit plus et le malade retomba dans sa somnolence.

Il était étendu dans la hutte. L’Étrusque et le Noir qui se demandaient s’il fallait lui redonner des noix magiques, décidèrent de consulter Irouma.

Elle vint en compagnie de son père, un athlète dont les épaules et la poitrine portaient les traces de griffes de lions. Ils conférèrent longuement ; le chasseur fit à plusieurs reprises un geste dédaigneux en secouant la tête avec colère, puis il éclata de rire et donna à sa fille une légère tape dans le dos. Elle haussa les épaules, la mine dépitée, et s’approcha des camarades de Pandion.

— Mon père dit qu’il est mauvais de donner trop de noix, déclara-t-elle au Noir qu’elle considérait sans doute comme l’ami le plus intime de Pandion. Il faut le faire une fois par jour, à midi, pour qu’il mange bien …

Kidogo répondit qu’il connaissait le remède et se conformerait aux prescriptions.

A ce moment, le père d’Irouma regarda le malade, hocha la tête et adressa quelques mots à sa fille. Elle prit soudain l’aspect d’une grande chatte irritée : ses yeux flamboyaient, sa lèvre supérieure s’était retroussée sur les dents. Le chasseur eut un sourire débonnaire et sortit de la hutte avec un geste conciliant. La jeune fille se pencha sur le Grec et observa longuement son visage, puis elle parut se raviser et s’en alla à son tour.

— Demain soir, je le soignerai moi-même selon la coutume de notre peuple, déclara-t-elle résolument avant de partir. C’est ainsi que font nos femmes de tous temps. L’âme de la joie a quitté ton ami, sans laquelle aucun homme n’éprouve le désir de vivre. Il faut la lui rendre ?

Réflexion faite, Kidogo donna raison à Irouma. Les chocs subis par Pandion lui avaient effectivement fait perdre le goût de la vie. Quelque chose s’était brisé en lui. Mais c’est en vain que le Noir se creusa la tête pour imaginer la méthode de traitement dont parlait la jeune fille. Il se coucha sans rien avoir deviné.

Le lendemain Kidogo fit de nouveau prendre de la pâte de noix à son ami. Pandion se remit sur son séant, parla et mangea très volontiers, à la joie de ses compagnons. Il jetait sans cesse des regards alentour et finit par s’informer de la jeune fille de la veille. Kidogo fit une grimace joviale, cligna de l’œil à l’Étrusque et prévint Pandion que ce soir la jeune fille le soignerait d’une façon mystérieuse. Le malade sembla d’abord intéressé, puis, sans doute lorsque l’action du remède eut passé, il retomba dans son apathie. Cavi et Kidogo trouvèrent néanmoins qu’il avait bien meilleure mine depuis deux jours. Il remuait davantage et respirait plus fort.

À peine le soleil eut-il décliné vers l’Occident, que le village se remplit, comme à l’ordinaire, de l’âcre fumée des feux de branches et du bruit mat des grands mortiers où les femmes pilaient les grains d’une plante cultivée dans le pays[72].

Une purée de ces grains, additionnée de lait et d’huile, servait de nourriture à la population.

Le crépuscule se changea rapidement en obscurité. Le grondement sourd du tam-tam parcourut soudain le bourg silencieux. Une troupe bruyante de jeunes gens s’approcha de la hutte des trois amis. À leur tête, quatre jeunes porteuses de torches encadraient deux vieilles femmes voûtées, enveloppées de grands manteaux sombres. Les garçons saisirent le malade et l’emportèrent, sous les clameurs de la foule, à l’autre bout du village qui confinait à la lisière défrichée de la forêt.

Cavi et Kidogo suivirent les indigènes. L’Étrusque promenait autour de lui des coups d’œil mécontents et sceptiques.

On apporta Pandion dans une case inhabitée qui mesurait au moins trente coudées de diamètre, et on l’étendit près du poteau central, le dos tourné à la porte. Des torches en bois poreux, imprégné d’huile de palmier, étaient fixées à ce poteau, éclairant vivement le centre de la hutte. Les murs, sous la basse retombée du toit, disparaissaient dans l’ombre. Le local était plein de femmes de tout âge, qui causaient avec animation, assises le long des murs. Une vieille donna à Pandion un breuvage de couleur foncée, qui le réconforta.

Un son vibrant s’échappa d’une défense d’éléphant creuse, le silence s’établit dans la hutte et tous les hommes sortirent en hâte. L’Étrusque et Kidogo, qui voulaient rester, furent expulsés dans les ténèbres sans autre forme de procès. Des vieilles femmes hideuses se massaient à l’entrée, cachant aux curieux ce qui se passait à l’intérieur. Cavi s’assit non loin de la hutte, décidé à ne pas s’en aller avant la fin de cette affaire énigmatique. Kidogo le rejoignit, montrant les dents dans un sourire : il croyait, lui, aux méthodes de traitement des peuples méridionaux.

Deux jeunes filles soulevèrent avec précaution le malade et l’adossèrent au poteau. Pandion voyait avec étonnement luire dans la pénombre les yeux et les dents des femmes. La case était garnie de touffes d’herbes sèches[73] : une large guirlande faisait le tour de la corniche intérieure et de fines ramilles de cette même plante s’enroulaient autour du poteau auquel Pandion était appuyé. Leur odeur vivifiante l’excitait en évoquant des choses chères et séduisantes, oubliées à jamais.

Juste en face de lui, plusieurs femmes avaient pris place. Deux longues trompettes en défenses d’éléphants faisaient tache blanche, éclairées par les torches ; des tam-tams sombres — gros billots de bois évidés — offraient aux yeux leurs flancs renflés.

Le son de trompe vibrant se répéta. Les vieilles placèrent devant le malade une statuette de femme en bois noirci, aux formes puissantes, grossièrement taillées.

Des voix grêles entonnèrent une mélodie, alternance lente et douce de sons gutturaux et de soupirs désolés, qui allait en s’accélérant et s’amplifiant, toujours plus large et plus aiguë, plus saccadée et plus impétueuse. Un coup de tam-tam subit fit tressaillir Pandion. La chanson se tut, la jeune fille en manteau bleu, qu’il connaissait déjà, surgit à la limite de l’ombre et de la lumière. Elle pénétra dans le cercle éclairé par les torches et s’arrêta, comme indécise. Nouveau son de trompe, suivi de clameurs frénétiques de vieilles femmes. La jeune fille rejeta son manteau en arrière et se montra vêtue seulement d’une ceinture tressée en rameaux odorants.

La lueur des flambeaux se reflétait en taches brumeuses sur la peau bronzée d’Irouma. Elle avait les yeux violemment cernés de peinture bleu-noir, des anneaux de cuivre astiqué étincelaient à ses poignets et à ses chevilles, ses cheveux noirs frisés retombaient en désordre sur ses épaules soyeuses.

Les tam-tams résonnèrent en cadence. Au rythme lent de leurs coups, la jeune fille marcha sans bruit sur ses pieds nus vers Pandion et s’inclina avec une souplesse féline devant la statuette de la déesse inconnue, les bras tendus dans une attente passionnée. Le Grec observait d’un œil émerveillé ses moindres gestes. Le visage de la jeune fille ne gardait nulle ombre de malice : grave, sévère, les sourcils froncés, elle semblait écouter la voix de son cœur. Les muscles de ses bras ondulaient. Ces vagues, descendues des épaules, aboutissaient aux doigts agités devant le visage de Pandion, comme si tout son être s’élançait vers lui. Le jeune homme n’avait jamais rien vu de pareil : la vie mystérieuse des bras d’Irouma se confondait avec l’expression d’extase de sa figure levée.

Les trompes d’ivoire mugirent sauvagement. Un son formidable fit sursauter Pandion : des cymbales couvraient de leur joyeux vacarme le bruit des tam-tams.

La jeune fille se cambra en un arc brillant. Puis ses petits pieds avancèrent lentement sur le sol battu : elle marchait en rond, d’un pas timide, mal assuré, avec une pudeur charmante.

À la vive clarté des torches, elle semblait moulée en métal brun. Dans la pénombre, elle évoluait comme une vision vaporeuse, presque invisible.

Le grondement inquiet des tam-tams s’intensifiait, les plaques de cuivre tintaient furieusement, et la danse, soumise à cette musique, s’accélérait au fur et à mesure.

Les jambes fines et alertes, animées par les vibrations du cuivre, voltigeaient, s’entrelaçaient, s’arrêtaient et reprenaient leur course aérienne.

Les épaules et le buste droit demeuraient immobiles, tandis que les bras, tendus vers la déesse dans une attitude implorante, remuaient souplement.

Le bruit obsédant des tam-tams s’arrêta net, la voix éclatante du cuivre se tut ; seuls, les mornes appels des trompes coupaient de temps à autre le grand silence, où on entendait cliqueter les bracelets de la danseuse.

L’étrange mouvement des muscles sous la peau satinée étonna Pandion. Sans jamais saillir nettement, ils ondoyaient et ruisselaient comme une eau courante, et les lignes du corps subissaient sous les yeux du jeune sculpteur d’inimitables métamorphoses qui incarnaient l’harmonie de la houle marine et les rafales du vent dans la savane d’or.

La supplication reflétée par chaque geste d’Irouma au début de sa danse, avait cédé la place à un impérieux élan. Pandion croyait percevoir dans les reflets bronzés de la lumière et le tonnerre de la musique, la flamme de la vie elle-même, la puissance éternelle de la beauté féminine.

Dans l’âme du jeune Grec, la soif de vivre se ralluma, les rêves ressuscitèrent, un monde vaste et mystérieux s’ouvrit à lui.

Les trompes s’étaient tues. Le roulement bas et menaçant des tam-tams se confondait avec les cris aigus des femmes, les plaques de cuivre grondaient comme le tonnerre, et soudain ce fut le silence complet. Pandion entendit même battre son cœur.

La jeune fille tournoya follement et s’immobilisa, raidissant son corps souple qui frémissait comme une corde de harpe. Tout à coup, elle laissa pendre ses bras le long des flancs, tremblante et lasse. Ses genoux fléchissaient, l’éclat de ses yeux s’était éteint. Elle s’abattit aux pieds de l’idole avec un cri douloureux et ne bougea plus ; seule, sa poitrine se soulevait, agitée de soupirs.

Pandion tressaillit, sidéré. La danse fougueuse s’était achevée par un cri de détresse.

Une rumeur enthousiaste emplit la hutte.

Quatre femmes qui murmuraient des paroles inintelligibles emportèrent Irouma au fond du local. La statue de bois fut enlevée en un tour de main. Les spectatrices se levaient, surexcitées, les yeux brillants. Elles parlaient haut en montrant l’étranger. Les vieilles attroupées à la porte s’étaient effacées devant Kidogo et Cavi qui se précipitèrent vers leur ami et l’assaillirent de questions. Mais il ne pouvait ni ne voulait leur répondre. Ses compagnons le remportèrent chez lui, où il resta longtemps éveillé, sous l’impression de la danse extraordinaire.

Vertu guérisseuse des noix ou magie de la danse hiératique, le fait est que Pandion commença à se rétablir.

Délivré du choc reçu dans la lutte contre le rhinocéros, son jeune organisme ne présentait plus de lésions graves et il recouvrait très vite ses forces. Il se contraignit à faire des exercices de gymnastique, pour égaler comme autrefois ses camarades.

Trois jours plus tard, il parvenait tout seul jusqu’à la maison du chasseur, afin de revoir Irouma.

Elle était absente, mais son père lui fit bon accueil, le régala de bonne bière et s’efforça de lui expliquer quelque chose en gesticulant et lui tapotant les épaules et la poitrine. Le Grec n’y comprit rien et quitta la hutte avec un vague sentiment de dépit.

Rassurés sur le compte de Pandion, Kidogo et Cavi partirent à la chasse aux girafes avec les autres affranchis et la plupart des villageois, dans l’espoir de reconnaître tant soit peu le futur itinéraire et de se procurer le plus de viande possible pour leurs hôtes bienveillants.

Pandion, soucieux de renforcer ses muscles affaiblis, aidait à écraser les grains pour la préparation de la bière, malgré les rires et les boutades des hommes qui le voyaient occupé à cette besogne féminine. Il prit bientôt l’habitude de sortir du village, armé d’une fine lance égyptienne. Là, en pleine savane, il s’entraînait au lancement du javelot et à la course, sentant avec joie se raffermir ses biceps et croître la vigueur de ses jambes redevenues inlassables.

En même temps, comme il n’oubliait jamais Irouma, Pandion se mit à étudier la langue des indigènes. Il répétait sans cesse les mots étrangers, à l’accent chantant. Au bout d’une semaine, grâce à sa bonne mémoire, il pouvait déjà comprendre ce qu’on lui disait.

Il resta quatorze jours sans revoir la jeune fille et n’osa pas se rendre auprès d’elle en l’absence de son père, car il ignorait encore les usages du pays. Une fois, en revenant de la savane, il aperçut une silhouette en manteau bleu, qui fit battre son cœur à coups redoublés. Il pressa le pas, rattrapa la jeune fille et s’arrêta, radieux. C’était bien elle. Au premier coup d’œil qu’il lui jeta, Pandion se sentit ému. Prononçant avec effort les mots inaccoutumés, il remercia Irouma qui baissait les yeux, confuse. Bientôt à court de paroles étrangères, il poursuivit dans sa langue natale, puis il se ressaisit et se tut, regardant d’un air désemparé le fichu de tête bariolé qui lui arrivait au niveau des clavicules. Irouma le lorgnait en biais, et soudain elle éclata de rire. Il sourit à son tour et prononça avec prudence cette phrase apprise de longue date :

— Puis-je venir chez toi ?

— Mais oui, répondit-elle simplement. Viens demain à la lisière, lorsque le soleil sera en face du bois.

Pandion, ravi et ne sachant que dire, lui tendit les deux mains. Le manteau bleu s’ouvrit, deux petites mains fermes se posèrent, confiantes, dans celles du jeune homme. Celui-ci les serra tendrement. Il ne songeait plus à la lointaine Thessa. Les mains d’Irouma tressaillirent, ses larges narines se dilatèrent ; elle se dégagea d’un mouvement délicat mais énergique, se couvrit le visage de son manteau et monta rapidement le coteau. Pandion jugea préférable de ne pas la suivre et la regarda s’éloigner jusqu’à ce qu’elle eût disparu derrière les huttes. Il longeait la rue en balançant sa lance, le sourire aux lèvres.

Pandion remarquait pour la première fois le site pittoresque où se trouvait le bourg. Les huttes étaient jolies et confortables, les rues spacieuses. Il constata que ce peuple différait nettement des Nubiens et des habitants pauvres du Kemit « élu », dont les figures étaient mornes et passives et les corps, émaciés par la famine et le dur labeur, respiraient l’humilité. Les gens d’ici marchaient d’une allure légère, aisée ; les vieillards eux-mêmes gardaient une belle prestance.

Ses pensées furent interrompues par un jeune homme musclé, large de poitrine, coiffé d’un petit bonnet en peau de panthère. Planté devant le Grec, il lui lança un coup d’œil hostile, avança impérieusement le bras et toucha la poitrine de Pandion. Le Grec s’arrêta, perplexe, tandis que l’autre avait ramené la main au coutelas passé à sa ceinture et le toisait d’un regard de défi.

— J’ai vu que tu étais rapide à la course, proféra-t-il enfin. Veux-tu rivaliser avec moi ? Je suis Foulbo, surnommé le Léopard, ajouta-t-il, comme si ce nom devait tout expliquer à l’étranger.

Pandion répondit avec un sourire avenant qu’il avait mieux couru autrefois et n’avait pas encore recouvré son ancienne agilité. Alors Foulbo l’accabla de sarcasmes qui firent bouillir le sang du jeune Grec. Il accepta dédaigneusement, sans deviner la cause de la haine qu’il inspirait à l’inconnu. Les deux adversaires résolurent de concourir le soir même, quand il ferait plus frais.

Au pied de la butte où était le village, la jeunesse et plusieurs gens d’âge mûr se réunirent pour voir la compétition de Foulbo et de Pandion.

Foulbo indiqua dans la plaine un arbre solitaire, situé à dix mille coudées au moins. Serait reconnu vainqueur celui qui reviendrait le premier à la ligne de départ, avec un rameau de cet arbre.

Un claquement de mains fut le signal. Pandion et Foulbo partirent. L’indigène, frémissant d’impatience, galopait à grandes enjambées. On aurait dit qu’il survolait le sol. Les jeunes spectateurs lui prodiguaient des cris d’approbation.

Le Grec, qui n’était pas complètement rétabli, sentit la menace de la défaite. Mais décidé à tenir, il usa du procédé enseigné par son aïeul aux heures froides de l’aube, sur la bande mince de la grève. Il courait avec un léger balancement, d’une allure régulière, en surveillant sa respiration. Foulbo était loin en avant, mais le jeune Grec filait d’un trot rapide et régulier, sans essayer de le rejoindre. Sa poitrine se dilatait peu à peu, absorbant toujours plus d’air, ses jambes remuaient de plus en plus vite, et les spectateurs qui l’avaient d’abord considéré avec pitié, virent diminuer la distance entre les rivaux. L’Africain se retourna, poussa un cri de rage et courut encore plus vite. Il atteignit l’arbre à quatre cents coudées en avant de Pandion, sauta, arracha une branche et rebroussa chemin aussitôt. Le Grec le croisa non loin de l’arbre et remarqua son souffle haletant. Bien que son propre cœur battît bien plus fort qu’il n’aurait fallu, il envisagea la possibilité de vaincre ce concurrent trop vif et ignorant les règles de la course. Pandion, lui, continuait à se modérer et n’accéléra qu’à trois mille coudées du but. Il rattrapa bientôt Foulbo, mais ce dernier allongea le pas, happant l’air de sa bouche grande ouverte, et distança de nouveau l’étranger. Celui-ci ne se rendait toujours pas. La vue trouble, le cœur bondissant, il rejoignit de nouveau Foulbo. L’indigène fonçait droit devant lui, sans plus voir le chemin ; tout à coup il trébucha et tomba. Pandion qui l’avait dépassé de plusieurs coudées, revint en hâte pour l’aider à se relever. Foulbo le repoussa d’un geste furieux, se leva en chancelant et haleta, les yeux rivés sur ceux du Grec :

— Tu as … vaincu … mais prends garde ? Irouma …

Pandion comprit immédiatement de quoi il en retournait, et au triomphe de la victoire se mêla une sensation désagréable, une sorte de remords, comme s’il avait empiété sur un domaine dont l’accès lui était interdit.

Foulbo s’en alla, tête basse, d’un pas lourd, sans plus essayer de courir. Pandion gagna tranquillement la ligne de départ, acclamé par le public. Mais il ne s’était point départi de son sentiment de culpabilité.

À peine rentré dans sa hutte vide, il s’ennuya d’Irouma. Le rendez-vous fixé pour demain lui semblait si lointain ?

Le soir, les chasseurs étaient de retour. Les camarades de Pandion revenaient las, chargés de butin et d’impressions. L’Étrusque et le Noir jubilèrent à la vue de Pandion frais et dispos. Kidogo lui proposa, pour rire, une partie de lutte, et l’instant d’après ils roulaient tous les deux dans la poussière, étroitement enlacés, tandis que Cavi les poussait du pied et les grondait, en tâchant de les séparer.

Les trois amis participèrent au festin donné en l’honneur des chasseurs qui, enivrés de bière, se vantaient de leurs succès. Le jeune Grec, assis à l’écart, observait à la dérobée la clairière où dansaient les jeunes et tâchait d’apercevoir parmi eux Irouma.

L’un des chefs se leva en titubant un peu et prononça une allocution accompagnée de beaux gestes. Pandion n’en saisit que le sens général : le chef faisait l’éloge des étrangers, déplorait leur prochain départ et leur offrait de rester, en promettant de les admettre dans la tribu.

Le festin s’acheva la nuit, lorsque les convives se furent rassasiés de viande tendre de jeunes girafes et eurent épuisé les réserves de bière. En rentrant à la hutte, Kidogo annonça que demain tous les affranchis — ils étaient maintenant vingt-sept — tiendraient conseil sur la suite du voyage. Il avait parlé à des chasseurs nomades rencontrés dans la forêt. Ces hommes connaissaient bien la région à l’ouest du bourg et lui avaient expliqué le chemin. La distance qui les séparait de la mer et de la patrie de Kidogo était très grande, mais il savait maintenant qu’ils y parviendraient en trois mois, si lente que pût être leur marche.

Trempés par la lutte, forts de leur amitié, ils ne reculeraient devant aucun obstacle. Chacun des vingt-sept valait à lui seul cinq guerriers ? Le Noir bomba fièrement le torse, leva aux étoiles son visage égayé par la boisson, entoura Pandion de son bras et s’écria, ému :

— À présent j’ai le cœur en paix ? Te voici guéri — en route donc ? En route, demain, s’il le faut ?

Pandion se taisait, sentant pour la première fois que ses désirs ne correspondaient pas à ceux de ses amis. Il était incapable d’hypocrisie.

Depuis l’entrevue de tantôt, il comprenait que l’angoisse qui le tourmentait sans trêve, provenait de son amour pour Irouma. Une jeune fille en plein épanouissement de ses charmes lui était apparue au seuil de la liberté, après l’atroce vie d’esclave ?

N’était-ce point assez pour lui, qui se cramponnait récemment au plus petit espoir, dans le cul de basse-fosse ? Qu’avait-il à chercher en somme, dans le monde et dans la vie, lorsque l’amour le pressait de demeurer là, dans la savane d’or ? Et l’envie secrète, inavouée, de rester pour toujours avec Irouma, s’affermit dans son âme. Sa jeunesse confiante l’entraînait insensiblement au pays du rêve où tout est simple et facile.

Il la verrait demain et lui dirait tout … Quant à elle, elle l’aimait aussi ?

Les anciens esclaves devaient se rencontrer à l’autre bout du village, où ils habitaient deux grandes cases. Cavi, Kidogo et Pandion occupaient une petite hutte à part, qu’on leur avait donnée en raison de la maladie du jeune Grec.

Pandion qui avait affûté sa lance dans un coin du logis, s’apprêtait à sortir.

— Où vas-tu ? demanda l’Étrusque étonné. Tu ne veux pas assister au conseil ?

— Je viendrai plus tard, répondit Pandion en détournant la tête, et il partit en hâte.

L’Étrusque le suivit des yeux et échangea un regard perplexe avec Kidogo qui travaillait un morceau de cuir épais, pour en faire un bouclier.

Le jeune Grec ne leur avait pas dit que Irouma l’attendait à l’orée du bois. Sentant que le retour de ses amis mettait en péril son amour à peine né, il n’avait pas eu le courage de renoncer au rendez-vous. Il tentait de se justifier en se disant qu’il saurait bien par les autres la décision du conseil.

Arrivé aux abords de la forêt, il chercha longuement des yeux la jeune fille, jusqu’à ce qu’elle se détachât soudain d’un tronc d’arbre et se présentât devant lui, souriante. Elle avait jeté sur ses épaules le manteau de chasse de son père, en écorce souple et grise, qui la rendait absolument invisible dans le paysage boisé. Elle fit signe à Pandion de la suivre et longea rapidement la lisière, en direction d’une partie de la forêt qui s’avançait en hémicycle dans la savane, à trois mille coudées du village. Elle y pénétra. Pandion regardait alentour avec curiosité : c’était la première fois qu’il se trouvait dans une forêt africaine. Il l’avait imaginée tout autre que cette longue bande mesurant à peine deux mille coudées de large et disposée dans la vallée de la rivière qui arrosait le bourg.

Les grands arbres formaient une voûte au-dessus du vallon plongé dans une pénombre éternelle. Ils devenaient plus hauts à mesure qu’on s’enfonçait dans la forêt, tandis que près de la berge ils se penchaient vers le sol, enchevêtrant leurs branches supérieures. Les fûts sveltes, à l’écorce blanchâtre, noire ou brune, s’élevaient à une bonne centaine de coudées, telle une colonnade monumentale. Les branches emmêlées constituaient un berceau continu, impénétrable au soleil. Une lueur blafarde filtrait au travers et s’éteignait dans les cavités profondes, entre les racines bizarres qui ressemblaient à des murets. Le silence troublé seulement par le murmure presque imperceptible de l’eau, la pénombre et les proportions formidables de la colonnade sylvestre déprimèrent Pandion. Il se fit l’impression d’un intrus qui profanait le cœur mystérieux, le tabou d’une nature étrangère.

Juste au-dessus de l’eau, il y avait de minces fentes dans le berceau de verdure, qui laissaient pénétrer une cataracte de feu doré. Cette lumière, qui revêtait les arbres d’une brume radieuse, se morcelait dans les intervalles des arbres, en bandes verticales qui s’estompaient graduellement au fond de la forêt. Pandion se ressouvint des temples obscurs d’Aiguptos. Leurs architectes n’avaient rien inventé de nouveau : le charme des portiques géants, le crépuscule et le silence recueilli existaient dans la nature. La forêt colossale était plus grandiose que n’importe quel temple, mais l’homme avait le privilège de bâtir ses édifices où bon lui semblait, même là où il n’y avait pas de forêts … Des lianes reliaient les troncs de leurs guirlandes festonnées ou retombaient en rideaux ondulés. Le sol jonché de feuilles, de fruits et de branches en décomposition, était moelleux et constellé çà et là de petites fleurs multicolores.

De longues lanières d’écorce pendaient aux arbres, comme des lambeaux de peau arrachée.

De grands papillons voletaient sans bruit ; leurs ailes palpitantes attiraient l’attention du jeune Grec par l’éclat du coloris : noir de velours, bleu métallique, rouge, or et argent.

Irouma descendait vers la rivière, marchant d’un pas assuré parmi les racines ; elle amena Pandion à une terrasse unie, proche du courant et tapissée de mousse tendre. Il y avait là un arbre foudroyé. La cassure de son bois jaune et dur imitait grossièrement des formes humaines. Il devait faire l’objet d’un culte, car des chiffons de couleur et des dents de carnassiers étaient suspendus autour de lui. Trois défenses d’éléphant noircies sortaient de terre.

Irouma s’approcha de l’arbre, la tête penchée avec vénération, et invita le jeune homme à venir auprès d’elle.

— C’est le chef de notre lignée, engendré par la foudre, dit-elle tout bas. Offre-lui quelque chose, pour que les ancêtres nous soient propices.

Pandion s’inspecta : il n’avait rien à donner à cette idole rudimentaire, à ce prétendu ancêtre d’Irouma. Il écarta les bras en souriant, mais la jeune fille était inexorable.

— Donne ceci ? Elle effleura la ceinture en queues de girafes, que Kidogo venait de tresser pour son ami, en souvenir de la chasse.

Le Grec la dénoua docilement et la remit à[74] Irouma. Elle enleva son manteau, et resta en tenue domestique, sans bracelets ni collier, avec un simple pagne de peau qui lui tombait en biais sur la hanche gauche.

Dressée sur la pointe des pieds, elle suspendit l’offrande de Pandion à une aspérité située près de la tête du dieu. Au-dessous, elle accrocha un bout de peau de léopard et un chapelet de grains pourpres. Puis elle répandit aux pieds de l’idole une poignée de millet et se recula, satisfaite.

À présent, adossée à un arbre peu élevé, dont le feuillage était parsemé de centaines de fleurs rouges[75], elle regardait fixement le jeune homme. On aurait dit des veilleuses allumées au-dessus de la tête d’Irouma et dont les reflets écarlates dansaient sur sa peau luisante.

Pandion l’admirait en silence. Sa beauté lui semblait sacrée dans la paix de cette forêt géante, sanctuaire de dieux inconnus, si différents des radieux habitants célestes de son enfance.

Une joie calme et pure emplit l’âme du jeune Grec, il redevenait artiste, ses anciennes aspirations s’étaient réveillées.

Mais voici qu’une vision très nette surgit des profondeurs de sa mémoire. Là-bas, dans la patrie infiniment lointaine, au murmure des pins et de la mer, Thessa s’était adossée, elle aussi, à un arbre, dans les temps révolus à jamais …

Irouma croisa les bras derrière la tête, cambra légèrement sa taille fine et soupira. Pandion, troublé, fit un pas en arrière : elle avait pris exactement l’attitude dans laquelle il voulait représenter Thessa.

Le passé était ressuscité, la nostalgie s’était rallumée, plus forte que jamais. Une lutte nouvelle l’appelait loin d’Irouma.

Il découvrit en son for intérieur une contradiction sans précédent, qui l’effraya.

Ici, la puissance de la vie l’appelait, chaude comme le soleil d’Afrique, jeune comme la savane florissante après la pluie, irrésistible comme un large torrent. Là-bas, résidaient ses plus beaux rêves d’artiste. Mais n’était-ce pas la beauté elle-même qui était devant lui, proche et joyeuse, incarnée par cette fille brune des savanes africaines ? Si dissemblables que fussent Irouma et Thessa, elles personnifiaient l’une et l’autre le beau dans toute son authenticité.

L’émoi de Pandion se communiqua à la jeune fille. Elle vint à lui, et les mots chantants de la langue étrangère rompirent le silence des bois.

— Tu es à nous, ami aux yeux d’or … J’ai exécuté la danse de la grande déesse … L’ancêtre a accepté les offrandes … La voix d’Irouma s’éteignit, ses cils s’abaissèrent sur les yeux. Elle noua ses bras au cou de Pandion et se pressa contre lui. Éperdu, il s’écarta d’un effort désespéré. Elle releva la tête, la bouche entrouverte comme celle d’un enfant.

— Tu ne veux pas demeurer ici ? Tu t’en iras avec tes compagnons ? demanda-t-elle, surprise, et Pandion eut honte.

Il l’attira tendrement et, choisissant ses mots parmi ce qu’il savait de la langue indigène, essaya de lui faire comprendre sa nostalgie, son désir de revoir Thessa … La tête contre la poitrine musclée du Grec, Irouma plongea ses yeux dans le rayonnement des prunelles d’or, un faible sourire découvrit ses dents. Elle parla d’un accent aussi tendre, aussi amoureux que celui dont Thessa avait enivré Pandion.

— Bien sûr, si tu ne peux vivre parmi nous, il faut partir … Elle hésita. Mais si mon peuple et moi, nous te plaisons, reste, ami aux yeux d’or ? Réfléchis, décide et viens, je t’attendrai ?

La jeune fille se redressa fièrement, aussi grave, aussi austère que pendant sa danse.

Pandion se tint quelque temps immobile et lui tendit les bras sous une impulsion subite. Mais elle avait disparu derrière les arbres, engloutie par l’ombre épaisse de la forêt …

Le jeune homme en souffrit comme d’une lourde perte. Il s’attarda longuement dans le site lugubre, puis s’en alla au hasard à travers la brume dorée d’une clairière, luttant contre l’envie de se jeter à la poursuite d’Irouma, de la retrouver pour lui dire qu’il l’aimait, qu’il restait avec elle.

Dès qu’elle se fut cachée aux yeux de Pandion, Irouma se sauva en sautant légèrement par-dessus les racines et glissant entre les lianes. Elle courait de plus en plus vite, tant qu’elle en avait la force. Enfin elle s’arrêta, haletante, au bord d’une anse tranquille de la rivière. Le grand jour l’éblouit, elle eut chaud après les ténèbres et la fraîcheur des bois.

À travers ses larmes, elle vit son image que la nappe d’eau lui renvoyait comme un vaste miroir … Certes, elle était belle ? Mais la beauté ne suffisait pas, sans doute, puisque l’étranger aux yeux d’or, intrépide et tendre, voulait la quitter. Il souhaitait donc autre chose … Mais quoi ?

Le soleil se couchait derrière la savane mamelonnée. Une ombre bleue s’allongeait obliquement au seuil de la hutte où Kidogo et Cavi étaient assis.

Pandion devina à leur mouvement qu’ils l’attendaient avec impatience. Il les aborda, les yeux à terre. Cavi se leva, austère et solennel, et posa la main sur l’épaule du jeune homme.

— Nous avons à te parler, moi et lui. L’Étrusque désigna de la tête Kidogo, debout à ses côtés. Tu n’es pas venu au conseil, mais la décision est prise : nous partons demain …

Pandion eut un sursaut. Les trois derniers jours avaient été surchargés d’événements. Néanmoins il ne croyait pas que ses compagnons seraient si pressés. Il l’aurait été autant qu’eux, sans … sans Irouma ?

Le jeune Grec lut un blâme dans les regards de ses amis. La nécessité de prendre une décision, qui le tracassait depuis des jours et qu’il éludait inconsciemment, dans l’espoir naïf que tout finirait par s’arranger, devenait imminente. Une muraille semblait lui fermer de nouveau l’accès du monde radieux de la liberté, de cette liberté qui, au fond, ne vivait que dans ses rêves.

Il devait décider s’il resterait avec Irouma ou la perdrait à jamais pour suivre ses camarades. Vivre sans la moindre chance de la revoir, lorsqu’une distance énorme les aura séparés … L’horrible « à jamais » lui brûlait le cœur comme une braise. Mais s’il restait ici, ce serait aussi à jamais : seules, les forces unies de vingt-sept hommes prêts à tout, même à braver la mort, pour regagner le pays natal, permettraient de franchir l’espace qui les emprisonnait. Donc, en restant, il perdait à jamais sa patrie, la mer, Thessa, tout ce qui l’avait soutenu et l’avait aidé à parvenir jusque dans cette contrée.

Pourrait-il habiter ici, s’intégrer à cette vie aimable et cependant étrangère, lorsqu’il n’aurait plus ses camarades éprouvés dans le malheur, sur l’amitié desquels il s’était toujours appuyé ? De tout son être, sans avoir à réfléchir, il sentit la réponse.

Ne serait-ce pas une trahison que d’abandonner ses amis, après avoir été sauvé et guéri par leurs soins ?

Certes, il devait les suivre, laissant ici la moitié de son cœur ?

La volonté du jeune Grec ne résista pas à l’épreuve. Il saisit les mains de ses compagnons qui observaient anxieusement la lutte intérieure reflétée sur son visage franc, et les supplia d’ajourner leur départ. Maintenant qu’ils étaient libres, pourquoi ne pas rester quelque temps encore, afin de mieux se reposer avant le voyage et de connaître plus à fond le pays ?

Kidogo hésita, car il aimait beaucoup le jeune homme. Mais l’Étrusque s’assombrit encore plus.

— Rentrons, des oreilles et des yeux étrangers nous épient. Cavi poussa Pandion dans la hutte obscure et alla chercher une braise pour allumer une petite torche. Il serait plus facile, croyait-il, de convaincre son ami à la lumière. À quoi bon nous attarder, demanda-t-il d’un ton âpre qui impressionna le jeune Grec, puisque de toute façon tu t’en iras ? Voudrais-tu l’emmener par hasard ?

Non, il ne lui était jamais venu à l’idée qu’elle pût l’accompagner dans ce voyage lointain et périlleux ; il secoua négativement la tête.

— Alors, je ne te comprends pas, dit rudement l’Étrusque. Nos autres camarades, n’ont-ils pas trouvé ici des jeunes filles à leur goût ? Or, personne au conseil n’a hésité à choisir entre la femme et la patrie, personne n’a songé à rester. Le père d’Irouma, le chasseur, pense que tu n’iras pas avec nous. Tu lui plais, ta bravoure est renommée dans le peuple. Il m’a dit qu’il était prêt à t’accueillir à son foyer. Se peut-il que tu nous abandonnes, oubliant le pays natal à cause d’une fille ? ?

Pandion baissa la tête. Il n’avait rien à répondre, il n’aurait pas su prouver à l’Étrusque en quoi il avait tort. Comment lui dire qu’il n’était pas simplement esclave de sa passion ? Comment exprimer ce qui l’avait séduit dans Irouma en tant qu’artiste ? Elle était devenue pour lui l’incarnation de la beauté, la puissance éternelle de la vie scintillait en elle, fascinant le jeune sculpteur dont le besoin de créer s’était réveillé en même temps que l’amour ? D’autre part, l’austère vérité des arguments de Cavi le brûlait : il avait oublié que ce peuple étranger avait ses propres us et coutumes. En demeurant ici, il devrait être chasseur et partager le destin de ses nouveaux compatriotes. Tel était le prix du bonheur de rester avec Irouma … Elle seule lui était chère dans ce pays. L’immensité calme et torride de la savane d’or ne ressemblait nullement à la mer tumultueuse. La jeune fille appartenait à ce monde où il se sentait constamment un hôte de passage … Et là-bas, au loin, sa patrie rayonnait comme un phare. Mais si ce phare s’éteignait, pourrait-il s’en passer ? …

Après avoir laissé à Pandion le temps de réfléchir, l’Étrusque reprit :

— Admettons que tu l’épouses pour la quitter ensuite. Crois-tu que nous puissions partir en paix et que les siens nous viennent en aide ? Tu auras abusé de leur hospitalité. Le châtiment qui te sera dû, retombera sur nous tous … Et puis, qu’est-ce qui te donne la certitude que les autres voudront attendre ? Ils refuseront, et moi de même ?

Après une pause, Cavi ajouta tristement, comme s’il regrettait la dureté de ses paroles :

— J’en ai le cœur meurtri, car lorsque je serai parvenu au rivage, je n’aurai pas d’ami expert dans l’art de la navigation. Mon Remdus est mort, je fondais tout mon espoir sur toi qui as piloté un navire sous la direction des Phéniciens … L’Étrusque baissa la tête et se tut.

Kidogo se jeta vers Pandion et lui passa au cou un sachet suspendu à une cordelette en cuir.

— Je l’avais gardée pendant ta maladie, dit-il. C’est ton amulette marine … Elle t’a aidé à vaincre le rhinocéros et nous aidera tous à gagner la mer, si tu es des nôtres …

Pandion se remémora la pierre que lui avait donnée Ahmès. Il avait complètement oublié ce symbole étincelant de la mer, comme il avait oublié tant d’autres choses depuis quelques jours. Il poussa un grand soupir. À ce moment, un homme de haute taille entra, muni d’une longue lance. C’était le père d’Irouma. Il s’assit par terre sans façons, les jambes repliées, sourit à Pandion et s’adressa à l’Étrusque :

— J’ai à te parler affaires, commença-t-il posément. Tu as dit que vous comptiez partir chez vous d’ici un soleil.

Cavi fit oui de la tête, silencieux, attendant la suite. Pandion considérait anxieusement l’indigène au maintien simple et digne.

— Le chemin sera long, beaucoup d’animaux guettent l’homme dans la savane et dans la forêt, continua le chasseur. Vous êtes mal armés. Rappelle-toi, étranger, que l’on ne combat point les bêtes comme les hommes. La lance est préférable au glaive et au coutelas. Elle seule peut tenir en respect le fauve, l’arrêter et l’atteindre au cœur de loin. Les vôtres ne conviennent pas à notre savane ? Le chasseur montra dédaigneusement un mince javelot égyptien, à petite pointe de cuivre, appuyé contre le mur de la hutte. Voici ce qu’il faut ?

Il posa sur les genoux de Cavi l’arme qu’il avait apportée et la débarrassa de son long fourreau de cuir.

La lourde lance avait plus de quatre coudées de long. Sa hampe de deux doigts d’épaisseur était en bois dur et luisant comme l’ivoire. Elle présentait en son milieu un renflement revêtu de peau d’hyène fine et rugueuse. Au lieu de pointe, il y avait une lame d’une coudée de long et de trois doigts de large, faite d’un métal clair, très résistant, qui était du fer, rare et précieux.

Cavi effleura pensivement la lame coupante, soupesa l’arme dans sa main et la rendit au père d’Irouma avec un soupir.

Le chasseur qui observait en souriant l’impression produite, insinua :

— Une telle lance est difficile à fabriquer … Son métal est extrait par une tribu voisine, qui nous le vend cher. En revanche, elle te sauvera plus d’une fois d’un danger mortel …

Cavi se taisait, ignorant où l’indigène voulait en venir.

— Vous avez apporté d’excellents arcs du Kemit, poursuivit ce dernier. Nous ne savons pas les faire et voudrions les échanger contre des lances. Les chefs vous en offrent deux pour chaque arc ; et ces lances, je vous l’ai dit, vous seront plus utiles.

Cavi interrogea du regard Kidogo, qui approuva d’un signe de tête les propos du chasseur.

— La savane est si giboyeuse que nous n’y aurons pas besoin de flèches, dit le Noir. Dans les forêts, ce sera moins commode. Mais elles sont loin, et six lances seront plus efficaces contre les fauves que trois arcs.

L’Étrusque réfléchit, accepta et se mit à marchander. Mais l’indigène, intraitable, faisait valoir l’arme proposée. Ils n’auraient jamais donné deux lances pour un arc, n’eût été le besoin de connaître la structure des arcs de la Terre noire.

— Soit, dit Cavi. Nous vous en aurions fait présent pour vous remercier de votre hospitalité, si notre voyage n’avait pas été aussi lointain. Nous acceptons vos conditions, tu auras les arcs demain.

Le chasseur s’épanouit, tapa dans la main de Cavi, leva la lance, examinant le reflet rouge de la torche sur le fer, et remit dessus le fourreau de cuir orné de bouts de peau de diverses couleurs.

L’Étrusque avança la main, mais l’indigène ne lui donna pas l’arme.

— Tu en auras une pareille demain. Quant à celle-ci … le père d’Irouma fit une pause … je l’offre à ton ami aux yeux d’or. C’est Irouma qui a cousu le fourreau ? Vois comme il est joli.

Le chasseur tendit la lance au jeune Grec qui la prit avec hésitation.

— Tu ne pars pas avec eux, — l’indigène montra l’Étrusque et le Noir, — mais une bonne lance est le plus bel avoir du chasseur, et je veux que tu honores notre lignée en devenant mon fils ?

Kidogo et Cavi mangeaient des yeux leur ami ; le Noir fit craquer les jointures de ses doigts. Le mouvement décisif était venu.

Pandion pâlit et rendit brusquement la lance au chasseur.

— Tu refuses ? Qu’est-ce à dire ? s’écria l’indigène stupéfait.

— Je m’en vais avec mes camarades, prononça le jeune Grec avec effort.

Le père d’Irouma le regarda, immobile, puis il jeta furieusement la lance aux pieds de Pandion.

— Bon, mais ne t’avise plus de lever les yeux sur ma fille ? Je la ferai partir ailleurs, dès aujourd’hui ?

Pandion restait là, les yeux hagards. Devant la douleur sincère qui altérait ses traits virils, une vague compassion adoucit le courroux du chasseur.

— Tu as eu le courage de te décider à temps. C’est bien, dit-il. Mais puisque tu veux partir, fais vite …

Le chasseur toisa une dernière fois Pandion d’un regard sombre et proféra un son inarticulé.

Au seuil de la hutte, il se retourna vers Cavi.

— Il en sera comme je l’ai dit ? grommela-t-il en disparaissant dans l’obscurité.

Kidogo, mal à l’aise de voir les yeux du jeune Grec briller d’un éclat inusité, devina qu’il n’était pas d’humeur à s’entretenir avec ses compagnons. Pandion resta quelque temps debout, le regard fixe, comme s’il interrogeait les ténèbres sur le parti à prendre. Puis il se tourna lentement et s’abattit sur sa couche, le visage dans les mains.

Cavi alluma un autre flambeau : il craignait de laisser Pandion seul avec ses pensées, dans l’obscurité. Lui et Kidogo s’assirent à l’écart et veillèrent en silence. De loin en loin, ils jetaient un regard anxieux à leur ami, dont ils ne pouvaient soulager la peine.

Le temps traînait en longueur. La nuit venue, Pandion remua, sauta sur ses pieds, l’oreille tendue, et s’élança vers la sortie. Mais les larges épaules de l’Étrusque lui barrèrent le chemin. Le jeune Grec se heurta à ses bras croisés et s’arrêta, les sourcils froncés.

— Laisse-moi passer ? dit-il impatienté. Je n’en peux plus ? Il faut que je prenne congé d’Irouma, si on ne l’a pas fait partir déjà …

— Sois raisonnable ? répondit Cavi. Tu vas la perdre, et nous tous avec ?

Sans répondre, Pandion essaya de repousser l’Étrusque, mais l’autre tenait bon.

— Puisque ta résolution est prise, en voilà assez, inutile d’irriter son père ? insistait Cavi. Imagine un peu ce qui en résulterait …

Le jeune Grec le poussa encore plus fort, mais fut rejeté d’une bourrade en pleine poitrine. À la vue du conflit, Kidogo accourut, désemparé, ne sachant que faire. Pandion serra les dents, une flamme mauvaise dans les yeux. Les narines dilatées, il assaillit l’Étrusque. Celui-ci saisit son couteau et tendit le manche au jeune homme :

— Tiens, frappe ? cria-t-il, exaspéré.

Pandion perdit contenance. Cavi présenta sa poitrine, posa sur le cœur sa main gauche et continua d’offrir de la droite le couteau à Pandion.

— Frappe donc, là ? tu ne sortiras pas tant que je serai en vie ? Tue-moi, et tu seras libre ? criait-il rageusement.

C’était la première fois que Pandion voyait son ami sage et austère dans cet état. Il recula en gémissant, revint à son lit et s’y laissa de nouveau tomber, en tournant le dos à ses compagnons.

Cavi, haletant, s’épongea le front et remit son couteau à la ceinture.

— Il faut le surveiller toute la nuit et partir le plus tôt possible, dit-il à Kidogo effaré. À l’aube, tu diras aux camarades qu’ils se préparent.

Pandion avait entendu ces paroles qui signifiaient qu’il ne reverrait plus Irouma. Il suffoquait, hanté par la sensation presque physique d’être emmuré. Après un violent combat intérieur, son violent désespoir, proche de la démence, se changea en douce tristesse.

La savane africaine déployait de nouveau son étendue torride devant les vingt-sept hommes énergiques, résolus à retourner coûte que coûte au pays natal.

Après les pluies, l’herbe rude, aux grands épis brunâtres[76], s’élevait à une hauteur de douze coudées, dissimulant dans sa brousse étouffante jusqu’aux corps gigantesques des éléphants. Kidogo expliqua à Pandion pourquoi il fallait se hâter : la saison des pluies serait bientôt terminée et les incendies transformeraient la savane en une plaine morte, tapissée de cendre, où on aurait du mal à trouver sa nourriture.

Pandion acquiesçait en silence. Son chagrin était encore trop récent. Mais parmi les compagnons auxquels il devait tant, le jeune Grec sentait se resserrer les liens de l’amitié masculine, croître sa propre volonté d’aller de l’avant, sa soif de lutte, et s’aviver la flamme du phare de l’Œniadée.

Et si cuisant que fût le regret d’avoir quitté Irouma, il était redevenu le Pandion d’autrefois, qui suivait un chemin librement choisi. Il n’avait point perdu l’attention avide de l’artiste pour les formes et les couleurs, ni le désir de créer.

Vingt-sept hommes robustes étaient armés de lances, de dards, de coutelas, de boucliers.

Ces anciens esclaves, aguerris par les malheurs et les combats, étaient assez forts pour ne pas craindre les bêtes sauvages qui pullulaient alentour.

En chemin, parmi les hautes herbes, le danger était sérieux. On devait suivre à la queue leu leu les couloirs formés par les pistes d’animaux, sans rien voir devant soi, durant des heures, que le dos du camarade précédent. Et les grandes murailles qui bruissaient des deux côtés faisaient peser sur les voyageurs une menace continuelle : d’un moment à l’autre, les tiges pouvaient s’écarter, livrant passage à un lion survenu en tapinois, à un rhinocéros furieux ou à la masse énorme d’un éléphant solitaire, d’humeur féroce. L’herbe dissociait la troupe, et la situation la plus précaire était celle de l’arrière-garde, qui risquait de s’exposer à la colère de l’animal importuné par ceux qui marchaient devant. Au matin, une rosée froide imprégnait la savane, des gouttes étincelantes poudroyaient au-dessus des corps humains, trempés comme s’il avait plu. Aux heures torrides de la journée, la rosée disparaissait sans laisser de traces ; une poussière sèche, descendue du sommet des herbes, raclait la gorge ; on étouffait dans ces corridors étroits.

À la fin du troisième jour de voyage, le vaillant Libyen Takel, de l’arrière-garde, fut attaqué par un léopard, et seule la chance lui permit de s’en tirer avec quelques éraflures. Le lendemain, un gros lion à crinière sombre sauta sur Pandion et son voisin noir. La lance du père d’Irouma retint le fauve, tandis que le compagnon du Grec ramassait le bouclier que ce dernier avait lâché dans sa surprise, et prenait l’animal à revers. Le lion fit volte-face et tomba, transpercé de trois lances. Kidogo accourut, haletant d’émotion, alors que tout était fini et que les guerriers essoufflés essuyaient le sang qui avait rapidement bruni sur leurs lances. Le carnassier gisait, presque invisible dans l’herbe jaune foulée. Tous les voyageurs s’étaient rassemblés avec de grands cris. On assurait à Dhlomo et Mpafou, deux Noirs trapus qui conduisaient le détachement avec Kidogo, que les bêtes finiraient par tuer quelqu’un. Il fallait contourner cette prairie aux herbes hautes. Les guides n’avaient pas — d’objections à faire. On tourna donc carrément au Sud et on atteignit avant le soir une forêt qui s’allongeait précisément vers le Sud-Ouest, dans la direction voulue. Pandion connaissait déjà ces zones de verdure, en galerie voûtée au-dessus d’un petit cours d’eau tranquille. Elles sillonnaient la savane en tous sens, suivant les lits de rivières et de ruisseaux.

Sous le berceau de feuillage où s’étaient engagés les voyageurs, il n’y avait heureusement ni ronces ni rideaux impénétrables de lianes enchevêtrées : les hommes louvoyaient allègrement entre les racines géantes. Un silence profond et une fraîche pénombre avaient succédé au murmure de l’herbe dans la touffeur du jour éblouissant. La forêt s’étendait très loin : les hommes y cheminaient jour après jour, sortant parfois dans la savane pour chasser ou grimpant aux arbres bas de la lisière pour s’orienter.

Bien que l’avance fût plus facile et moins dangereuse, la pénombre et le silence du bois mystérieux déprimaient Pandion. Il évoquait les souvenirs de son entrevue avec Irouma dans un site identique. Sa peine lui semblait infinie, la détresse enveloppait à ses yeux le monde entier d’une brume grisâtre ; l’avenir lui paraissait aussi lugubre et aussi muet que cette forêt qu’ils traversaient.

Le jeune homme avait l’impression que le chemin ténébreux, bordé par la colonnade monotone des fûts gigantesques, strié d’ombre et de lumière, parsemé de creux et de bosses, était interminable.

Il conduisait à des horizons inconnus, en s’enfonçant toujours davantage au cœur du pays étranger et bizarre, plein d’imprévu, où seule la solidarité des camarades vigilants promettait d’échapper à une mort certaine. La mer qu’il avait tant hâte de revoir et qui lui avait semblé si accessible lorsqu’il était en captivité, s’éloignait indéfiniment, retranchée derrière des milliers d’obstacles, des mois de marche difficile … La mer l’avait arraché à Irouma, tout en restant hors de portée …

La forêt aboutit à un vaste marécage qui s’étalait à perte de vue, masqué au loin par des vapeurs verdâtres et couvert, dans la matinée, d’une nappe de brouillard blême. De petites troupes de hérons blancs survolaient une mer de joncs.

Cavi, Pandion et les Libyens, décontenancés par cet obstacle, regardaient d’un œil perplexe les fourrés vert vif des plantes aquatiques, percés de fenêtres où l’eau miroitait au soleil. Mais les guides souriants échangeaient des regards satisfaits : on était sur la bonne route, deux semaines de rudes étapes ne s’étaient pas passées en vain.

Le jour suivant, on fit des radeaux avec des joncs spéciaux, très légers et poreux[77], dont les tiges géniculées atteignaient dix coudées de haut. Les voyageurs voguèrent le long des taillis de papyrus empanachés, évitant les entassements rougeâtres de joncs morts et les îles d’herbes flottantes. Chaque radeau portait deux ou trois hommes qui maniaient prudemment des gaules enfoncées en cadence dans le fond vaseux.

L’eau sombre et fétide semblait une huile épaisse, des bulles de gaz palustre montaient à la surface, de sous les gaules ; une moisissure visqueuse écumait en franges couleur de rouille au bas des vertes murailles. Pas un endroit sec dans le champ visuel, une chaleur humide accablait les hommes trempés de sueur, un soleil de plomb les brûlait sans merci. Vers le soir, des myriades de moucherons agressifs les assaillirent. On s’estimait heureux de découvrir une éminence non submergée, pour y allumer un grand feu fumeux. Mais on bénissait surtout le vent qui chassait les nuées d’insectes et accordait aux gens un sommeil réparateur, après des jours et des nuits de fatigue. Son souffle penchait les joncs et faisait courir des ondes sur l’océan de verdure.

Une multitude de reptiles se cachait dans l’eau croupie et la végétation putrescente. D’énormes crocodiles s’attroupaient par centaines sur les bancs de vase ou sortaient leurs museaux des broussailles. La nuit, ces monstres poussaient des rugissements sourds qui inspiraient aux hommes une terreur superstitieuse. Ni furieux ni menaçants, ces cris saccadés qui déferlaient dans la nuit sur l’eau stagnante, semblaient froidement cruels.

Les voyageurs rencontrèrent une anse peu profonde, semée de monticules coniques en vase, à moitié détruits, d’une coudée et demie de haut. L’eau trouble dégageait une horrible puanteur, les buttes étaient recouvertes d’une croûte blanchâtre de fientes. Les Noirs expliquèrent que c’étaient des nids d’échassiers roses[78], qui auraient pullulé sur le marais à un autre moment de l’année. Plusieurs hommes, surtout des Libyens, tombèrent malades à cause de l’eau viciée et des émanations nocives. Une fièvre cruelle exténuait les malheureux affalés sur les radeaux, aux pieds de leurs camarades.

Au cinquième jour de navigation, les étendues d’eau libre se multiplièrent, hérissées çà et là de cimes d’arbres. Pandion surpris, demanda à Kidogo ce que cela signifiait. Souriant de toute la largeur de sa grande bouche, le Noir expliqua que la fin de leurs tourments approchait.

— Ici, dit-il en plantant sa gaule dans l’eau profonde, la terre brûle de chaleur durant la saison sèche. C’est la crue provoquée par les pluies.

— Quelle rivière est-ce donc ? s’informa Pandion.

— Il y en a deux[79], et une chaîne de marais s’allonge entre elles. Par temps sec, le courant est presque imperceptible.

Une fois de plus, Kidogo avait raison : les radeaux frôlèrent bientôt le fond vaseux ; le terrain montait graduellement, pour se changer en une plaine unie. Une herbe singulière y poussait, terminée par des épis d’un blanc argenté, de sorte que la savane qui brillait au soleil, semblait de loin la continuation de la nappe d’eau. C’est avec un grand soulagement que les voyageurs, pataugeant dans la boue jusqu’à la ceinture et dispersant les crocodiles par leurs cris, gagnèrent la terre ferme réchauffée. Un vent sec et frais les accueillit, chassant la lourde touffeur du marais. Le groupe atteignit une éminence où croissaient des arbustes couverts de larges feuilles bleuâtres et de fruits orangés, de la grosseur d’un œuf.

Les hommes découvrirent de l’eau potable et résolurent de faire halte. Ils érigèrent autour du campement une enceinte épineuse de six coudées de haut. Les Noirs cueillirent une quantité de fruits orangés, qui se révélèrent très tendres et savoureux, puis ils apportèrent des feuilles dont on tira le suc pour soigner ceux qui avaient la fièvre. Les gens bien portants dormaient tout leur soûl, les plaies résultées des piqûres de moucherons guérissaient rapidement. Il n’y eut pas de pluie pendant plusieurs jours. Le matin, il faisait très frais, ce qui incommodait fort les Africains noirs.

On se remit bientôt en route.

Les voyageurs cheminèrent vingt-cinq jours dans la savane. Ils étaient maintenant dix-neuf : les huit autres s’étaient détachés après la traversée du marais, pour se rendre vers le Nord, en direction de leur pays qui se trouvait tout au plus à dix journées de marche. Ils avaient beau exhorter leurs compagnons à les suivre, ceux-ci restaient obstinément fidèles à leur projet de pousser jusqu’à la mer.

Une brume grise voilait l’azur du ciel qui continuait à dégager un rayonnement intense. La nuit, il y avait souvent des nuages, un tonnerre effrayant roulait sans cesse sur la plaine, mais pas un éclair ne sillonnait le noir velouté de la nuit, pas une goutte de pluie ne tombait sur l’herbe desséchée et la terre crevassée par la chaleur.

La savane était parsemée de monticules en forme de cônes effilés ou de tours arrondies au sommet, mesurant jusqu’à dix coudées de haut. À l’intérieur de ces buttes en argile dure comme la pierre, habitaient des multitudes de gros insectes pareils à des fourmis et pourvus de fortes mandibules qui les rendaient dangereux. Pandion, habitué à bien des animaux étranges, ne s’étonnait plus des girafes ni des troupeaux d’éléphants comptant jusqu’à un millier de spécimens. À présent, il voyait des bêtes singulières, à la robe rayée de blanc et de noir. Elles ressemblaient aux chevaux de l’Œniadée, mais s’en distinguaient par certains caractères : assez petite taille, jambes grêles, croupe plus large, dos infléchi, lèvre supérieure galbée, queue et crinière courtes. Pandion observait curieusement leurs troupeaux innombrables, qui venaient boire. Il rêvait de les capturer pour les accoutumer à la selle. Mais lorsqu’il fit part de ses considérations à Kidogo et aux autres Noirs, ils se tinrent longuement les côtes. Ils expliquèrent ensuite au jeune Grec que ces animaux rayés étaient vigoureux, féroces et indomptables, qu’en admettant même qu’on en attrapât quelques-uns des plus paisibles, on ne rassemblerait pas en dix ans les deux dizaines dont ils avaient besoin.

Les buffles lui causèrent une autre déception. À la vue de ces bœufs massifs, d’un gris sombre, dont les cornes larges s’incurvaient au bout, il voulut ramper vers l’un d’eux pour l’abattre d’un coup de lance ; mais Kidogo se jeta sur le jeune homme et le pressa contre le sol. Le Noir remontra à son ami que ces bœufs étaient les plus dangereux du pays du Sud, ou peu s’en fallait, et qu’on ne pouvait leur faire la chasse qu’avec des arcs et des dards, sans quoi on courait à une mort certaine. Pandion, docile, se retira dans les fourrés comme les autres, mais il ne comprenait pas la terreur de Kidogo : le rhinocéros ou l’éléphant lui semblaient beaucoup plus redoutables.

La route était fréquemment traversée de rochers, de chaînes de collines ou de groupes de falaises érodées. On y rencontrait d’affreux singes cynocéphales. À l’approche des hommes, ils se massaient sur les rocs ou sous les arbres et régalaient les voyageurs de leurs grimaces impudentes. Pandion regardait avec dégoût leurs museaux de chiens pelés, aux grosses joues bleues, encadrés de poils raides, leurs derrières mobiles, où saillaient des callosités rouges. Ils étaient dangereux. Un jour Cavi, exaspéré par l’attitude insolente de trois cynocéphales qui lui barraient le chemin, frappa l’un d’eux de sa lance. Un véritable combat s’engagea au pied des falaises. Les voyageurs battirent en retraite précipitamment, heureux de s’en être tirés à si bon compte.

Au vingt-cinquième jour de marche, une raie foncée apparut à l’horizon du terrain déclive. Kidogo la montra avec un cri de joie : c’était une vaste forêt, le dernier obstacle à surmonter. Au-delà des montagnes boisées, s’étendait la mer tant désirée, le chemin sûr du pays natal.

Vers midi, le détachement parvint à une palmeraie dont l’aspect bizarre surprit Pandion. Jusque-là, on n’avait pas rencontré dans la savane ces hautes plantes élancées[80] qui ressemblaient aux dattiers d’Aiguptos. Leurs fûts s’élevaient exactement du centre de l’ombre étoilée, bleu-noir, projetée par la cime. Dans les intervalles, la terre sèche avait l’air d’un métal chauffé à blanc. Pandion vit à la disposition singulière de ces ombres que le soleil méridional brillait juste au-dessus de sa tête. Il le fit observer à Cavi. L’Étrusque haussa les épaules, la mine perplexe, mais Kidogo déclara que c’était bien ainsi. À mesure qu’on avançait vers le Sud, le soleil montait davantage, sans que l’on sût pourquoi. Les vieillards prétendaient qu’encore plus au Sud il redescendait.

Le jeune Grec n’eut pas l’occasion de méditer longuement sur cette énigme, car ses compagnons accablés par la chaleur avaient hâte de retrouver de l’eau. Durant la halte, Kidogo annonça qu’ils atteindraient la forêt vers le soir et que leur chemin passerait ensuite par des bois et des montagnes qui s’allongeaient jusqu’aux confins de la terre.

— Par ici — le Noir indiqua sa droite — et par là — le bras de Kidogo se tendit à gauche — il y a de grandes rivières, mais nous ne pouvons pas naviguer dessus. Celle de droite[81] tourne au Nord, vers une vaste mer d’eau douce située au bord des déserts septentrionaux. Celle de gauche[82] oblique au Sud et nous emmènerait loin de notre destination. En outre, leurs rives sont peuplées de tribus puissantes qui mangent la chair humaine et nous massacreraient tous. Il faut aller droit au Sud-Ouest, entre les deux cours d’eau. Les forêts d’ici sont dépeuplées, donc inoffensives, et les indigènes évitent d’habiter les montagnes par crainte des violents orages et des fourrés obscurs. Les animaux y sont rares, mais le gibier et les fruits suffiront à nourrir notre petite troupe.

Pandion, Cavi et les Libyens considéraient avec méfiance et une vague appréhension la sombre forêt dressée devant eux.

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