Les hyènes hurlèrent, les chacals glapirent dans les ténèbres. Kidogo s’énervait, les yeux tournés vers l’Est, où une clarté cendrée, au-dessus des cimes des arbres, annonçait le lever de la lune.
— Je ne sais s’il y a des loups peints par ici, marmottait Kidogo. S’ils s’amènent, malheur ? Ils attaquent en meute et ont raison des buffles même …
Le ciel continuait à blanchir ; enfin, les rocs sombres s’argentèrent, les arbres de la savane se découpèrent en silhouettes. La lune se leva.
Les mains crispées sur leurs lances, l’œil et l’oreille aux aguets, l’Étrusque, le Noir et le Grec partirent vers le Sud, le long de la chaîne rocheuse. Ils avaient hâte de quitter le sinistre lieu du combat, où les cadavres d’éléphants gisaient parmi les arbres et les buissons, où les charognards faisaient ripaille. Les hurlements s’étaient tus. Seuls, les pas des marcheurs troublaient la paix nocturne de la steppe.
Kidogo évitait avec soin les bosquets épais et les broussailles qui se dressaient çà et là en monticules mystérieux. Il choisissait son chemin au milieu des clairières dégagées, — qui faisaient tache blanche entre les fourrés, tels des lacs dans un labyrinthe d’îles noires.
Le rempart de rochers obliquait vers l’Ouest, un bois étiré en ruban acculait les hommes aux falaises. Kidogo tourna à droite et suivit une longue terrasse pierreuse qui descendait en direction du Sud. Soudain il s’arrêta, et, virant sur ses talons, prêta l’oreille. Pandion et Cavi écoutaient de leur mieux, mais ils n’entendaient aucun bruit. Le silence régnait toujours dans la savane.
Kidogo reprit son avance d’un pas indécis et pressa l’allure, sans répondre aux questions chuchotées par ses amis. Quand ils eurent parcouru encore un millier de coudées, le Noir s’arrêta de nouveau. Ses yeux alarmés brillaient au clair de lune.
— Quelqu’un nous dépiste, murmura-t-il en appliquant son oreille contre la terre.
Pandion suivit son exemple, l’Étrusque resta debout, les yeux clignés, tâchant de percer le voile d’argent de la clarté lunaire qui dissimulait l’horizon.
L’oreille collée aux pierres chaudes, Pandion n’entendit que son propre souffle. Le danger caché l’angoissait. Tout à coup, le sol ferme transmit un bruit très léger. C’étaient des sons nets qui se répétaient régulièrement en accélérant : clic, clic ? Dès que Pandion releva la tête, il n’entendit plus rien. Kidogo resta quelque temps encore à appliquer au sol tantôt une oreille, tantôt l’autre, puis il sauta sur ses pieds, comme mû par un ressort :
— Un grand animal nous suit … ça va mal … je ne sais pas qui c’est. Il a les griffes dehors comme un chien ou une hyène : ce n’est donc ni un lion, ni un léopard …
— Un buffle ou un rhinocéros, supposa le Grec.
Le Noir secoua énergiquement la tête :
— Non, c’est un fauve ? trancha-t-il. Sauvons-nous. Ça va mal, pas un seul arbre dans le voisinage, murmurait-il en promenant alentour un regard inquiet.
Un terrain caillouteux et presque uni s’étalait devant eux. Des touffes d’herbe clairsemée et de petits arbustes hérissaient çà et là sa surface déclive.
— Vite, en avant ? commanda Kidogo, et les trois amis coururent avec précaution, en se méfiant des longues épines et des crevasses du sol desséché.
Derrière eux, le bruit des lourdes griffes était devenu distinct. La fréquence de ces chocs réguliers attestait que l’animal avait également pris un trot rapide et les rattrapait. Clic, clic, clic ? Les sons mats se rapprochaient toujours.
Pandion se retourna et vit une haute silhouette oscillante qui les suivait, tel un fantôme gris.
Kidogo regardait en tous sens, s’efforçant de discerner les arbres, d’évaluer les distances et la rapidité de la course de l’animal inconnu. Quand il eut compris que les arbres étaient encore loin et qu’ils n’auraient pas le temps de les atteindre, le Noir s’arrêta.
— L’animal nous rejoint ? Si nous continuons à lui tourner le dos, nous périrons d’une mort honteuse ?.. cria-t-il, bouleversé.
— Battons-nous ? grommela Cavi.
Ils s’alignèrent, face au spectre menaçant qui s’amenait dans le silence nocturne. L’animal était muet comme la nuit elle-même : il n’avait pas exhalé un son durant la poursuite, et cette propriété extraordinaire pour un carnassier de la savane terrifiait particulièrement les hommes.
La silhouette grise et floue noircissait, se précisait. Lorsque trois cents coudées à peine séparèrent l’animal des anciens esclaves, il ralentit sa marche à grands pas, sûr que ses victimes ne pouvaient lui échapper.
Les trois amis n’avaient jamais vu de bête pareille. Ses pattes de devant massives étaient plus hautes que celles de derrière, la partie antérieure du corps s’élevait sensiblement au-dessus de la croupe, le dos était en pente. Le gros cou emmanchait une tête pesante aux fortes mâchoires et au front bombé. Des taches sombres marquaient le pelage ras et clair. De longs crins se dressaient sur l’échine et la nuque. L’animal ressemblait de loin à une hyène tachetée, de dimensions monstrueuses : sa tête se trouvait à cinq coudées du sol. Le large poitrail, les épaules et l’encolure étaient d’un volume formidable, bossués d’une puissante musculature, les énormes griffes courbes résonnaient sinistrement, semant la terreur.
Il avançait par des mouvements bizarres, irréguliers, tortillant sa croupe basse et hochant sa lourde tête. La gueule était si inclinée, que la mâchoire inférieure touchait presque le cou.
— Qui est-ce ? demanda sourdement Pandion qui passait sa langue sur ses lèvres sèches.
— Je ne sais pas, répondit Kidogo désemparé. Je n’en ai jamais entendu parler …
L’animal tourna brusquement ; ses gros yeux fixés sur les voyageurs s’allumèrent. Il décrivit une courbe à droite des hommes immobiles, tourna encore vers eux son museau et s’arrêta. Ses oreilles rondes étaient dressées en biais.
— Il est malin : il s’est placé de façon à ce que la lune nous éclaire en pleine figure, haleta Kidogo.
Pandion avait un frisson nerveux qui l’agitait toujours avant un combat dangereux.
L’animal aspira une bouffée d’air et s’approcha lentement. Son allure, son morne silence, le regard obstiné de ses grands yeux enfoncés sous le front proéminent, avaient quelque chose qui le différenciait des animaux rencontrés jusque-là. Les hommes devinaient que c’était un survivant d’un monde ancien, régi par d’autres lois. Côte à côte, les lances pointées, ils marchèrent sur le monstre. Celui-ci s’arrêta un moment, interdit ; puis il se jeta sur eux avec une sorte de râle. La gueule énorme s’ouvrit, les crocs luirent au clair de lune, tandis que les longs fers des trois lances se plantaient dans la poitrine et le cou du fauve. Les hommes ne purent contenir son élan, car il était doué d’une force extraordinaire. Les lances, butées contre les os massifs, leur échappèrent des mains ; ils allèrent rouler à plusieurs pas. Kidogo et Pandion se relevèrent aussitôt, mais Cavi resta pris sous l’animal. Ses deux amis se précipitèrent à son secours. Le monstre, accroupi sur ses pattes de derrière, brandit soudain celles de devant. Les griffes émoussées frappèrent Pandion à la hanche avec une force telle qu’il tomba et faillit s’évanouir. La bête posa sa terrible patte sur le pied du Grec et lui causa une douleur atroce : les jointures craquèrent, la peau et la chair furent déchirées.
Sans lâcher son arme, Pandion s’arc-bouta des mains contre le sol pour se remettre debout, et entendit craquer la lance de Kidogo. Relevé sur les genoux, il vit le Noir terrassé par l’animal qui approchait de lui sa gueule béante. Les yeux exorbités, Kidogo retenait la mâchoire du monstre pour échapper aux crocs meurtriers. L’ami fidèle de Pandion périssait sous ses yeux. Hors de lui, ne sentant plus sa douleur, le jeune Grec bondit et plongea sa lance dans le cou de la bête. Elle craqua des dents et se tourna vers lui d’un mouvement qui le renversa. Il n’avait pas lâché sa lance et, appuyant la hampe au sol, retint un moment le carnassier, ce qui permit à Kidogo de dégainer son couteau. Ni lui ni le Grec n’avaient vu Cavi se relever derrière l’animal. L’Étrusque visa tranquillement et planta des deux mains sa lance sous l’omoplate du fauve. La longue lame pénétra d’une coudée, un rugissement jaillit de la gueule ouverte, l’animal se jeta d’un soubresaut vers son assaillant. Cavi, la tête rentrée dans les épaules, vacilla, mais tint bon. De son couteau, Kidogo frappa la bête à la gorge avec un cri strident, pendant que la lance de l’Étrusque atteignait le cœur du monstre. La masse pesante se débattit convulsivement, répandant une puanteur infecte. Pandion sortit sa lance pour la replonger dans la nuque de la bête, mais ce dernier coup était inutile. Le cou allongé, le museau aux pieds de l’Étrusque, le fauve raidit ses pattes de derrière. Elles remuaient encore, griffant la terre, les muscles se contractaient sous la peau, mais les poils hérissés de l’échine étaient retombés.
Revenus à eux, les trois amis examinèrent leurs blessures. L’Étrusque avait un lambeau de chair arraché de l’épaule, et le dos égratigné. La jambe de Pandion n’était pas cassée : il avait une plaie profonde sous le genou et les tendons du pied sans doute étirés ou rompus, de sorte qu’il ne pouvait pas marcher. Le coup de patte avait bleui son flanc et provoqué une enflure, sans endommager les côtes. Le plus mal en point était Kidogo, meurtri et affecté de plusieurs grandes blessures.
Les amis se pansaient mutuellement avec des bandes faites de leurs vêtements déchirés, et se réjouissaient d’avoir vaincu le terrible animal qui gisait là, inerte, dans la vive clarté de la lune. Mais Pandion était désolé que son pied blessé l’empêchait de marcher.
Kidogo le consolait en certifiant qu’ils n’avaient plus rien à craindre : le cadavre les préserverait des autres fauves ; quant aux maîtres d’éléphants, ils ne manqueraient pas de s’apercevoir de leur absence et les retrouveraient à l’aube.
Supportant vaillamment la douleur cuisante de leurs plaies, les amis se couchèrent sur les cailloux, mais ils étaient trop surexcités pour dormir.
L’aurore flamba subitement, chassant l’ombre mystérieuse et hostile de la nuit. Pandion, exténué par la souffrance, ouvrit des yeux las, à une exclamation de Kidogo. Le Noir examinait le cadavre de l’animal et racontait à l’Étrusque qu’il avait vu son image, parmi celles d’autres bêtes, dans un sépulcre du Kemit, près de la ville du Mur Blanc. Cavi répondait par une moue sceptique. Kidogo soutenait, avec force serments, que les Égyptiens avaient sans aucun doute rencontré cet animal aux temps anciens. Le soleil montait. Les hommes, brûlés par la fièvre résultée de leurs blessures, avaient soif. Comme Kidogo et Cavi s’apprêtaient à partir en quête d’eau, ils perçurent des voix. Trois éléphants montés par des guerriers s’avançaient à travers la savane, au-dessous de la pente pierreuse où les affranchis avaient été rejoints par le monstre nocturne. Entendant les cris de Kidogo, les indigènes firent tourner leurs montures et les stimulèrent. Les pachydermes s’approchaient des étrangers, mais soudain ils barrirent sur un ton alarmé et reculèrent, la trompe levée, les oreilles ouvertes. Les guerriers sautèrent des claies et coururent au cadavre du monstre en criant : « Guichou ? Guichou ? »
Le chef de la chasse de la veille adressa aux anciens esclaves un coup d’œil approbateur et leur dit d’une voix rauque :
— Vous êtes de vaillants guerriers, puisque vous avez eu raison, à vous trois, du démon de la nuit, dévoreur des bêtes à peau épaisse.
Les indigènes les renseignèrent sur le guichou, animal très rare et très dangereux. Le jour, il se cachait, on ne savait où, et la nuit il rôdait en silence, attaquant les éléphanteaux, les jeunes des rhinocéros et des autres animaux de grande taille. Il était extrêmement fort et tenace au combat : ses crocs tranchaient d’un coup la patte d’un éléphant et ses membres antérieurs écrasaient la victime, en lui broyant les os.
Cavi demanda par signes aux chasseurs de l’aider à écorcher la bête. Quatre hommes se mirent à l’œuvre de bonne grâce, en dépit de l’odeur abominable qui émanait du monstre.
La peau et la tête coupée du cadavre furent chargées sur un, des éléphants, où l’on hissa également les blessés. Les pachydermes, dociles aux légères tapes qu’on leur administrait avec les couteaux crochus, partirent au trot.
Vers midi, les trois amis étaient au bourg. Les habitants les acclamèrent : les guerriers de l’escorte annonçaient du haut de leurs montures l’exploit accompli par les étrangers.
Kidogo, rayonnant, siégeait auprès de Pandion sur la large plate-forme oscillante, à cinq coudées au-dessus du sol. Il s’était mis à chanter à plusieurs reprises, mais on l’avait interrompu chaque fois, en le prévenant que les éléphants habitués à marcher dans le silence, n’aimaient pas le bruit.
Quatre jours de voyage séparaient déjà les affranchis de la cité des maîtres d’éléphants. Le chef avait tenu parole. Ils étaient autorisés à accompagner dans l’Ouest l’expédition de la tribu. Cavi, Kidogo et Pandion, dont les blessures n’étaient pas guéries, avaient reçu une place sur le dos d’un des six pachydermes ; leurs seize compagnons suivaient à pied. Les bêtes cheminaient moins de la moitié de la journée, le reste du temps elles mangeaient et se reposaient. Les marcheurs ne les rejoignaient qu’à la tombée de la nuit.
Les conducteurs d’éléphants prenaient un chemin tout différent de celui qu’auraient choisi les piétons. Ils contournaient les hautes futaies pour se diriger à travers les clairières et la brousse où les hommes auraient été obligés de se tailler un passage à coups de lames. Les géants gris traçaient leur route tranquillement. De temps à autre, on remplaçait le premier par celui de l’arrière-garde, pour le laisser reprendre des forces. Après eux, il restait une piste que les camarades de Pandion suivaient sans jamais avoir à utiliser leurs couteaux, ravis de cette victoire facile sur les forêts impénétrables. Les trois amis juchés sur l’éléphant se sentaient encore mieux. La plate-forme tanguait légèrement, voguant au-dessus du sol infesté d’insectes et de serpents venimeux, couvert de ronces, de flaques de boue putride, de cailloux pointus, d’herbes coupantes et de profondes crevasses. C’est maintenant seulement que Pandion comprenait combien de précautions exigeait le périlleux voyage à pied dans les dédales des forêts vierges et des savanes. Seule, une vigilance incessante garantissait à l’homme le salut, la conservation de ses forces et de sa combativité. Maintenant, du haut de l’éléphant qui avançait, ferme comme un roc, le jeune Grec se pénétrait avidement des formes, des couleurs et des parfums du sol étranger, avec la richesse splendide de sa faune et de sa flore. La lumière intense du soleil prêtait aux teintes pures un éclat inusité, qui enivrait ce nordique. Mais sitôt que le ciel se voilait de gros nuages ou que le détachement pénétrait dans le crépuscule d’une forêt ombreuse, les couleurs s’éteignaient. Les nuances monotones semblaient alors à Pandion tristes et dures en comparaison de la palette harmonieuse et poétique de son pays natal.
Le groupe franchit une pointe de forêt et se retrouva dans la savane mamelonnée, à la terre rouge, où poussaient des arbres sans feuilles qui sécrétaient une sève laiteuse. Leurs branches vert-bleu s’élevaient lugubrement dans le ciel embrasé ; les cimes aplaties, comme taillées horizontalement, se profilaient à trente coudées du sol. Dans ces fourrés immobiles, on ne rencontrait ni oiseaux ni bêtes : un silence de mort planait sur les collines rouges surchauffées. Les troncs et les branches énormes avaient l’air de chandeliers en métal vert. De grandes fleurs rouges flamboyaient à leurs extrémités, ainsi que des centaines de torches funèbres. Plus loin, le sol écarlate était coupé de ravines profondes, qui découvraient des couches de sable d’une blancheur éblouissante. Les voyageurs s’étaient engagés dans un réseau de défilés, dont les parois de terre rouge s’érigeaient à cent coudées de haut. Les éléphants passaient prudemment dans ce chaos de ravins, de pyramides, de tours et de minces colonnes. Par endroits, de longues crêtes de terre rayonnaient dans des dépressions circulaires comme des coupes.
Quelques-unes croulaient soudain à l’approche du détachement, faisant faire un brusque écart aux éléphants effarés. La couleur du terrain érodé changeait continuellement : derrière un mur rouge, aux tonalités chaudes, il s’en élevait un autre brun pâle, puis venaient des pyramides jaune d’or qui alternaient avec des bandes et des corniches d’un blanc immaculé. Pandion se croyait dans un royaume féerique. Ces vallées profondes, sèches et sans vie, recelaient tout un monde de superbes couleurs minérales[99].
Ensuite ce furent de nouveau des chaînes de collines boisées, de vertes murailles qui enfermaient les voyageurs et donnaient à la claie, sur le dos de l’éléphant, l’aspect d’un îlot voguant sur une mer de feuilles et de branches.
Pandion remarquait la prudence des conducteurs. Aux haltes, ils inspectaient minutieusement la peau de leurs bêtes. Le jeune homme en demanda la raison à son cornac. Le Noir posa la main sur un récipient fait d’un fruit du pays, qu’il portait accroché à sa ceinture.
— Il est mauvais que l’éléphant se déchire la peau ou se blesse, dit-il. Son sang pourrit alors et il meurt. Il faut enduire aussitôt la plaie avec un baume que nous avons toujours à portée de la main.
Le Grec trouvait étrange que ces géants robustes et vivant de nombreuses années fussent aussi délicats. Il comprenait maintenant la circonspection de ces bêtes intelligentes.
Elles nécessitaient de multiples soins. L’endroit du bivouac était choisi après un examen méticuleux et de longs débats ; des sentinelles veillaient toute la nuit auprès des animaux attachés. Des patrouilleurs partaient en reconnaissance, pour s’assurer qu’il n’y avait pas d’éléphants sauvages à proximité. Les bêtes que l’on rencontrait étaient mises en fuite par des clameurs.
Aux haltes, les affranchis conversaient avec leurs compagnons indigènes. Les austères maîtres d’éléphants satisfaisaient la curiosité des étrangers.
Un jour, Pandion demanda à un homme trapu, d’âge mûr, qui dirigeait l’expédition, pourquoi ils s’en allaient volontiers à la chasse à l’éléphant, malgré le terrible danger.
Les rides profondes qui entouraient la bouche du chef, s’accentuèrent encore. Il répondit à regret :
— Tu parles en lâche, bien que tu n’en aies pas l’air. Les éléphants font la force de notre peuple. L’aisance et la prospérité qu’ils nous assurent, nous les payons de notre vie. Si nous avions peur, nous ne serions pas dans de meilleures conditions que les mangeurs de lézards et de racines. Ceux qui craignent la mort, vivent dans la disette et dans la haine. Si tu es conscient de mourir pour faire vivre les tiens, tu braveras n’importe quel péril ? Mon fils courageux est mort dans la fleur de l’âge, à la chasse à l’éléphant … Le chef cligna sombrement ses yeux fixés sur Pandion. Seriez-vous d’un autre avis, vous, les étrangers ? Alors, pourquoi avoir traversé tant de terres en combattant hommes et animaux, au lieu de rester dans l’esclavage ?
Pandion honteux, se le tint pour dit. Tout à coup, Kidogo, assis près du feu, se leva et clopina vers un bosquet situé à deux cents coudées du bivouac. Le soleil couchant dorait les grandes feuilles, ovales, les branches minces palpitaient faiblement. Le Noir examina d’un œil attentif l’écorce raboteuse des fûts grêles, poussa un cri joyeux et sortit son couteau. Il revint peu après avec deux grandes gerbes d’écorce d’un gris rougeâtre et en présenta une au dirigeant de l’expédition.
— Remets ceci au grand chef, comme présent d’adieu de Kidogo, dit-il. Ce remède vaut bien l’herbe magique de la savane bleue. En cas de maladie, de fatigue ou de chagrin il n’a qu’à triturer l’écorce et la boire, en tisane, mais rien qu’un peu. Si on en abuse, c’est du poison. Le médicament rend la force aux vieillards, égaye ceux qui sont peinés, réconforte les affaiblis. Prends note de cet arbre, [100] tu m’en seras reconnaissant ?
L’indigène, enchanté, accepta le cadeau et donna aussitôt l’ordre d’arracher encore de cette écorce. Kidogo serra l’autre gerbe dans la peau de guichou, que Cavi avait emportée.
Le lendemain, les éléphants gravirent un terrain rocheux où des broussailles denses, penchées par les vents, s’inclinaient jusqu’à terre, formant des bosses vertes, disséminées parmi l’herbe grise flétrie.
Comme le vent debout apportait une agréable fraîcheur, Pandion sursauta : ce souffle contenait quelque chose de familier et de très cher, qui se perdait parmi les senteurs de la forêt surchauffée, visible en contrebas. Les talus dénudés, en pente douce, s’étalaient à perte de vue, leur surface bleuâtre striée par les bandes sombres des bois. De hautes montagnes s’ébauchaient à l’horizon.
— Voilà Tengréla, mon pays ? hurla Kidogo, éperdu, et tout le monde se tourna de son côté.
Il gesticulait et sanglotait, le visage crispé, ses puissantes épaules secouées d’émotion. Pandion concevait sa félicité, mais une vague jalousie le mordit au cœur : Kidogo revoyait le sol natal, tandis que lui avait tant d’obstacles encore à surmonter avant de pouvoir dire, comme son ami : « Voilà mon pays ? » Malade, épuisé, le Grec était sujet à de fréquentes défaillances.
Il se détourna, la tête basse, incapable pour le moment de partager la joie du Noir.
Les éléphants descendaient une pente de roche noire volcanique, lave solidifiée où pas un arbre ne croissait. Une terrasse plane coupa le chemin, parsemée de petits lacs. Les taches d’eau pure, bleue et profonde, contrastaient avec les rives sombres. Pandion tressaillit. Il s’était rappelé les yeux bleus de Thessa et son abondante chevelure d’ébène. Ces lacs d’azur semblaient le regarder avec un reproche muet, tout comme l’eût fait Thessa, en l’apercevant ici. Le jeune homme se transporta en pensée dans l’Œniadée, une impatience aussi confuse que violente lui dilata la poitrine ; il se rapprocha de son ami et le serra dans ses bras. La main brune et noueuse de Cavi se posa sur la main noire de Kidogo, et les trois amis unirent leurs doigts dans une étreinte ferme et joyeuse.
Cependant, les éléphants descendaient entre les bords d’une large vallée qu’une autre, toute pareille, rejoignait un peu plus loin à droite. Le confluent des deux ruisseaux formait une rivière impétueuse qui grossissait au fur et à mesure. Les animaux longèrent quelque temps la rive gauche, au pied de falaises érodées. Les rochers finirent par s’écarter, l’eau limpide du torrent se précipita avec refrain d’allégresse dans l’ombre de grands arbres, dressés comme des arcs monumentaux de part et d’autre de son lit qui atteignait quinze coudées de large. Les éléphants s’arrêtèrent avant d’être parvenus au bois.
— C’est ici que nos chemins divergent, dit le chef.
Les trois amis descendirent à terre, en prenant congé de leurs hôtes. Le groupe des indigènes franchit le cours d’eau. Les anciens esclaves suivirent longuement des yeux les géants gris qui escaladaient un plateau au nord de la rivière. Un soupir de regret involontaire leur échappa, lorsque les puissantes bêtes eurent disparu dans le lointain. Les trois amis allumèrent un feu pour guider leurs compagnons qui devaient les rejoindre.
— Allons chercher des joncs et des arbres pour faire des radeaux, proposa Kidogo à Cavi. Nous couvrirons rapidement le reste du parcours en naviguant. Toi, l’éclopé, attends-nous devant le feu et ménage ta jambe ? dit-il au jeune Grec avec une tendre rudesse.
Pandion et Cavi avaient laissé Kidogo au bord du fleuve parmi ses compatriotes.
L’odeur proche de la mer enivrait les deux amis, qui avaient grandi sur le littoral. Ils démarrèrent sur leur radeau et prirent le bras gauche du delta. Le radeau s’arrêta bientôt : le bras du fleuve était ensablé. Les deux amis montèrent sur la berge en s’empêtrant dans l’herbe haute. Ils franchirent une chaîne de collines, gravirent, le souffle coupé d’émotion, un dernier repli de terrain et s’arrêtèrent net, incapables de parler ni de respirer.
L’immensité de l’océan les enivrait, le doux murmure des vagues les secouait comme le roulement du tonnerre. Cavi et Pandion se tenaient dans l’herbe épineuse qui leur atteignait la poitrine. De grands palmiers balançaient au-dessus d’eux leurs cimes pennées. Le pied vert des collines, en bordure de la plage inondée de soleil, paraissait presque noir. Le sable d’or se frangeait d’une bande mouvante d’écume d’argent, au-delà de laquelle couraient les vagues vertes et limpides. Encore plus loin, une ligne droite marquait la limite des récifs côtiers. Elle semblait d’une blancheur éblouissante sur le bleu sombre du large. Des nuages rares et vaporeux voguaient lentement dans le ciel. Cinq palmiers se penchaient vers le sable du rivage. Leurs longues feuilles s’étalaient et se repliaient sous les rafales, ainsi que des ailes d’oiseaux ébouriffés, au plumage brun foncé et jaune d’or. Ces feuilles, qu’on aurait dites coulées en bronze, cachaient en partie la nappe scintillante de l’océan. Leurs bords tranchants flamboyaient, si puissant était le soleil qui les pénétrait. La brise apportait l’odeur du sel marin. Elle caressait de son souffle tiède le visage et la poitrine nue de Pandion, comme pour lui souhaiter la bienvenue après une longue séparation.
L’Étrusque et le Grec s’assirent lentement sur le sable, frais et uni comme le sol de la maison paternelle.
Après s’être reposés, ils se jetèrent dans l’onde radieuse qui les accueillit par de légères poussées. Ils savouraient l’odeur saline des éclaboussures, en coupant de leurs mains les crêtes étincelantes, jusqu’à ce que l’eau de mer irritât leurs blessures à peine cicatrisées.
Alors ils revinrent sur la plage, se repaissant de la vue des lointains. L’océan s’étalait devant eux, vaste plaine liquide qui rejoignait là-bas, tout là-bas, les eaux de la mer du pays natal ; des vagues pareilles léchaient à ce moment les blanches falaises de l’Hellade et les escarpements jaunes de la patrie de Cavi.
Le jeune Grec sentit ses yeux se remplir de larmes de joie ; il ne songeait plus à l’énorme distance qui s’interposait toujours entre lui et sa patrie. La mer était là, au-delà de laquelle l’attendaient Thessa et toutes les choses chères, abandonnées, éloignées par des années de rudes épreuves, d’incalculables étapes d’un pénible chemin.
Pandion et Cavi se tenaient face à la mer, sur une étroite bande de rivage. Derrière eux, des montagnes puissantes s’élevaient, couvertes de redoutables forêts, pays étranger qui les avait gardés prisonniers dans les déserts brûlants et les savanes, sur les plateaux secs et parmi les fourrés obscurs et humides. Ce pays leur avait ravi des années de vie, qu’ils auraient pu consacrer à leurs proches. La libération avait exigé des années de lutte héroïque, des efforts inouïs, qui, voués à leur patrie, leur auraient acquis gloire et honneur.
L’Étrusque posa ses lourdes mains sur les épaules du Grec.
— Notre sort est désormais entre nos mains ? s’écria-t-il, une flamme ardente dans ses yeux ordinairement sombres et moroses. Se peut-il qu’à nous deux, nous ne puissions atteindre la Grande Verte après nous être frayé un passage jusqu’au Grand Arc ? Mais si, nous y retournerons, nous aiderons nos camarades libyens, inexperts dans l’art de naviguer …
Pandion acquiesça de la tête. La mer lui insufflait une assurance inébranlable.
La voix de Kidogo survola la grève. Le Noir, anxieux, escorté d’une foule en émoi de congénères et de compagnons de voyage, recherchait ses amis disparus. Pandion et Cavi furent ramenés au bord du fleuve et passèrent sur l’autre rive où on leur avait préparé des bœufs pour le transport des blessés, des armes et des bagages.
Leur pérégrination touchait à sa fin. Kidogo avait tenu sa promesse faite sous les arbres de la vallée du Nil, devant les camarades qui agonisaient après l’horrible bataille avec le rhinocéros. Les dix-neuf hommes avaient trouvé un bon accueil et le repos dans le vaste bourg situé à proximité de la mer, sur un grand fleuve voisin de celui qu’ils avaient suivi après avoir quitté les maîtres d’éléphants.
Mais ce qui réjouissait le plus Pandion et Cavi, c’était la nouvelle que l’année passée, après vingt ans d’absence, les fils du vent avaient accosté dans ces parages. Dans la tribu de Kidogo, on appelait ainsi des marins nordiques qui visitaient depuis des temps immémoriaux les rivages de la Corne du Sud, en quête d’or, d’ivoire, de plantes médicinales et de peaux de bêtes. Au dire des indigènes, ils ressemblaient à l’Étrusque et au Grec, quoique plus bruns et plus frisés. L’année dernière, il était venu quatre vaisseaux noirs qui avaient refait la route des ancêtres. Les fils du vent avaient promis de revenir sitôt que serait terminée la saison des tempêtes dans la mer des Brumes. Selon les calculs des gens avisés, ils seraient là dans trois mois à peu près. La construction d’un navire aurait pris davantage de temps, sans compter que l’on ignorait totalement l’itinéraire. Pandion et Cavi craignaient que les marins ne refusent de les embarquer avec dix camarades, mais Kidogo les rassurait avec des clignements d’yeux et des sourires énigmatiques.
Il n’y avait plus qu’à attendre, tourmentés par l’incertitude. Les fils du vent risquaient de ne pas reparaître durant vingt autres années. L’Étrusque et le Grec se consolaient à l’idée que si les vaisseaux n’arrivaient pas au moment prévu, ils en construiraient un eux-mêmes.
On célébrait le retour de Kidogo au pays par des fêtes bruyantes. Pandion était las de festoyer. Il en avait assez d’entendre louer sa vaillance, de répéter les descriptions de l’Hellade et le récit de ses aventures. Par un fait bien naturel, Kidogo, toujours entouré de parents et de congénères et séduit par l’admiration des femmes, s’était quelque peu éloigné de Pandion et de Cavi. Ils se voyaient moins souvent. Kidogo suivait désormais sa propre voie. Les camarades du Noir qui appartenaient à des tribus proches de la sienne, s’étaient rapidement dispersés dans la contrée. Il ne restait plus que l’Étrusque, le Grec et dix Libyens qui fondaient leurs espoirs sur Pandion et Cavi pour retourner chez eux.
Les douze étrangers habitaient au début une case spacieuse en argile verdâtre, séchée au soleil. Mais Kidogo fit installer Cavi et Pandion dans une jolie hutte en dôme, proche de sa maison. Après des années de voyage, Pandion pouvait de nouveau reposer sur un lit à part. Les compatriotes de Kidogo n’avaient pas coutume de dormir par terre, sur des peaux ou des brassées d’herbe. Ils fabriquaient des châssis de bois munis de pieds, avec un sommier en tiges tressées, doux au corps et particulièrement agréable à la jambe malade du jeune Grec.
Il avait maintenant beaucoup de temps libre qu’il employait à des promenades au bord de la mer, où il s’attardait longuement, seul ou en compagnie de Cavi, à écouter le chant des flots. Pandion éprouvait une vague inquiétude. Sa santé robuste avait cédé aux infortunes de la traversée dans un climat trop chaud.
Il avait beaucoup changé et s’en rendait compte. Jadis fort de sa jeunesse et de son amour, il avait pu quitter sa bien-aimée, son foyer, le sol natal, pour s’initier à l’art ancien, voir des pays, étudier la vie.
Maintenant il connaissait l’amère nostalgie, il avait goûté à la captivité, au désespoir accablant, au pénible labeur de l’esclave. Et il se demandait avec angoisse si le pouvoir créateur ne l’avait pas abandonné, s’il était encore capable de devenir un artiste. En même temps, il sentait que tout ce qu’il avait vu et subi, l’avait enrichi d’une grande expérience, d’une quantité d’impressions inoubliables. L’austère vérité de la vie avait rempli son âme de tristesse, mais il savait désormais la valeur de l’amitié, de la camaraderie, de l’aide fraternelle, de l’union avec les gens d’autres tribus. Que les différents peuples disséminés dans l’immensité de la terre constituaient au fond une seule grande famille, séparée seulement par l’espace, la diversité des langues et des croyances, était à présent pour lui un fait aussi évident que la succession des jours et des nuits. Les meilleurs éléments de cette multitude se ressemblaient et leurs aspirations lui étaient compréhensibles.
Pandion aimait à examiner sa lance, présent du père d’Irouma, cette arme emportée à travers les forêts et les savanes, et qui l’avait sauvé plus d’une fois de la mort. Elle symbolisait à ses yeux la virilité, la vaillance humaine dans la lutte avec la nature qui régnait sans partage sur les étendues torrides de l’Afrique. Le jeune Grec effleurait des doigts le long fer tranchant, avant de mettre dessus le fourreau confectionné par Irouma. Ce morceau de cuir orné de laine aux couleurs vives était le seul souvenir de la charmante fille rencontrée à un carrefour du chemin ardu qui le ramenait au pays natal. Peut-être l’avait-elle apprêté à son intention, en rêvant à lui … Mais il ne fallait plus y penser. Le destin les avait séparés implacablement, c’était fatal … Cependant le cœur souffrait, insoumis à la raison … Pandion se retournait vers les montagnes sombres qui cachaient à l’océan les terres parcourues. Les jours de marche interminable défilaient lentement dans sa mémoire …
Il revoyait la jeune fille adossée au tronc de l’arbre dont les fleurs rouges ressemblaient à des flambeaux. Son cœur battait à coups redoublés. Il évoquait l’éclat de sa peau brune et douce, ses yeux espiègles, pleins de feu palpitant … Le visage rond d’Irouma, éclairé d’un sourire, se rapprochait du sien, il sentait son haleine chaude et légère, il entendait sa voix …
Pandion prenait connaissance de la vie de ses hôtes gais et bienveillants. Grands, admirablement proportionnés, la peau d’un noir aux reflets cuivrés, les congénères de Kidogo s’occupaient surtout d’agriculture. Ils cultivaient des palmiers bas dont les fruits contenaient beaucoup d’huile[101] et des plantes herbacées, aux feuilles immenses, disposées en éventail au-dessus des bouquets de tiges tendres[102]. Elles produisaient de lourdes grappes de fruits longs et jaunes, en forme de croissant, à la pulpe délicate et savoureuse. On en cueillait des masses, et ils constituaient l’aliment principal de la tribu. Pandion s’en régalait. Ils se mangeaient crus, bouillis ou en friture. Les indigènes allaient aussi à la chasse pour se procurer de l’ivoire et des peaux ; ils récoltaient les noix, pareilles à des châtaignes, qui avaient guéri naguère Pandion de son étrange maladie ; ils élevaient du bétail et des oiseaux de basse-cour.
Il y avait parmi eux d’habiles artisans, bâtisseurs, forgerons et potiers. Pandion admirait les œuvres de nombreux sculpteurs qui égalaient Kidogo.
Les grandes habitations, construites en moellons, en briques crues, ou façonnées entièrement en argile compacte, s’ornaient d’un joli décor en relief. Parfois les murs étaient couverts de fresques qui rappelaient à Pandion celles de Crète. De beaux vases en terre cuite présentaient un dessin élégant, d’un goût exquis. Des statues en bois peint peuplaient les édifices publics et les demeures des chefs. Les images sculpturales d’hommes et d’animaux ravissaient Pandion par la justesse du rendu, la fidélité de la caractéristique.
Mais à son avis, ces artistes africains n’avaient pas la notion profonde de la forme, qui manquait également à ceux d’Aiguptos. Les sculptures du Kemit, figées dans des attitudes statiques, étaient sans vie, malgré la finesse d’exécution acquise au cours des siècles. Les œuvres des Noirs, au contraire, donnaient une impression de vie intense, mais seulement par certains détails volontairement accentués. En méditant sur l’art indigène, le jeune Grec commençait à sentir vaguement que la voie de la perfection était tout autre, qu’elle ne passait ni par l’imitation aveugle de la nature ni par la tentative de refléter des impressions isolées.
Le peuple de Kidogo aimait la musique et jouait d’un instrument complexe, fait d’une rangée de planchettes en bois reliées à de longues calebasses. Des airs tristes et mélodieux émouvaient Pandion, lui rappelant les chansons de son pays …
L’Étrusque, assis devant la case, auprès du foyer éteint, mastiquait des feuilles stimulantes[103] et remuait pensivement avec une baguette la cendre chaude où cuisaient les fruits jaunes. Il avait appris à en obtenir de la farine à galettes.
Pandion sortit de la hutte et vint s’asseoir à ses côtés.
La douce lumière du soir se répandait sur les sentiers poudreux et mourait dans les branches immobiles des arbres touffus.
— Ce peuple est pour moi une énigme, dit l’Étrusque, songeur, en crachant sa chique. Il y a là un mystère que je ne puis percer.
— Quel mystère ? demanda distraitement Pandion.
— La ressemblance de ce peuple avec le mien. Ne l’as-tu pas remarquée ?
— Non, avoua le jeune homme. Ces gens ne te ressemblent pas du tout …
— Je ne parle pas du physique, tu as mal compris. Leurs constructions sont pareilles aux nôtres, leur divinité suprême est le dieu de la foudre, comme chez nous, et chez vous aussi, du reste ? Leurs chansons évoquent celles que je chantais dans ma jeunesse … Comment cela se peut-il ? Qu’avons-nous de commun avec ces Noirs qui vivent si loin, dans le Sud torride ? Nos ancêtres auraient-ils voisiné ?
Pandion allait répondre que la parenté des peuples de l’Afrique et de la Grande Verte le préoccupait depuis longtemps, lorsque son attention fut attirée par une femme qui passait. Il l’avait remarquée dès leur arrivée au bourg de Kidogo, mais ne l’avait plus rencontrée depuis. Elle était l’épouse d’un parent de leur ami et s’appelait Nyora. Sa beauté la distinguait parmi les femmes de sa tribu, pourtant belles. La voici qui passait lentement, de l’allure digne des femmes conscientes de leur charme. Le jeune Grec l’examinait d’un œil ravi … La soif de créer s’était rallumée en lui dans toute son ardeur.
Une pièce d’étoffe bleu-vert moulait les hanches de Nyora. Un collier de perles bleues, des boucles d’oreilles massives en forme de cœur et un fil d’or au poignet gauche composaient toute sa parure. Ses grands yeux regardaient tranquillement de sous la frange épaisse des cils. Ses cheveux courts, ramenés au sommet du crâne en une coiffure capricieuse, lui allongeaient la tête. Les pommettes saillaient comme chez les enfants grecs sains et vigoureux.
La peau noire et lisse, si tendue que le corps paraissait coulé en fer, luisait au soleil et son reflet cuivré se nuançait d’or. La tête surmontait fièrement un cou svelte à peine incliné en avant.
La taille haute, souple, parfaite de lignes, étonnait par l’harmonie et la retenue des mouvements.
Pandion croyait voir l’une des trois Charités, déesses de son pays qui animaient la beauté et la douaient d’une séduction irrésistible.
La baguette de Cavi le frappa soudain à la tête.
— Qu’attends-tu pour lui courir après ? demanda l’Étrusque avec un dépit comique. Vous autres Grecs, vous êtes prêts à vous extasier sur toutes les femmes …
Pandion le regarda sans colère, mais comme s’il le voyait pour la première fois, et lui mit impétueusement son bras autour des épaules.
— Écoute, Cavi, tu n’aimes pas les confidences, je sais … Les femmes te laissent donc froid ? Ne sens-tu pas comme elles sont ravissantes ? Ne sont-elles pas pour toi une partie de tout cela, — Pandion embrassa du geste le paysage, — de la mer, du soleil, du monde magnifique ?
— Non, quand je vois quelque chose de beau, j’ai envie de le manger ? répliqua l’Étrusque en riant. Je plaisante, continua-t-il, redevenu sérieux. Souviens-toi que j’ai le double de ton âge et que derrière l’aspect radieux du monde j’aperçois l’autre, sombre et laid. Tu as oublié le Kemit, — Cavi passa le doigt sur la marque rouge de l’épaule de Pandion — tandis que moi, je n’ai rien oublié. Je t’envie : tu créeras le beau, et moi, je ne puis que détruire en combattant le mal. Après une pause, il conclût d’une voix frémissante : Tu penses trop peu aux tiens, restés là-bas, au pays natal … Il y a tant d’années que je n’ai vu mes enfants, j’ignore même s’ils sont en vie, si ma lignée existe encore. Qui sait ce qui est arrivé là-bas, au milieu des tribus hostiles …
La détresse qui altérait la voix de l’Étrusque, ordinairement si réservé, emplit de compassion le jeune homme. Mais que pouvait-il lui dire pour le consoler ? D’autre part, l’observation de Cavi l’avait piqué au vif : « Tu penses trop peu aux tiens, restés là-bas, au pays natal … » Puisque Cavi l’avait dit … Mais n’aimait-il pas Thessa, son aïeul, Agénor ? En s’abandonnant à son chagrin comme le faisait l’Étrusque, il ne se serait point pénétré de la grande diversité de la vie et n’aurait jamais compris la beauté … Fourvoyé dans les contradictions, Pandion ne parvenait pas à s’analyser. Il se leva d’un bond et proposa à Cavi d’aller se baigner. L’autre consentit et les deux amis se dirigèrent par les collines vers l’océan qui roulait ses flots à cinq mille coudées du bourg.
Quelques jours auparavant, Kidogo avait rassemblé les jeunes hommes et les adolescents de sa tribu. Il leur dit qu’à part une lance et de minables pagnes, ses camarades qui attendaient l’embarquement ne possédaient rien, que les fils du vent refuseraient de les prendre à bord sans rémunération.
— Si chacun de nous, poursuivit le Noir, y met un peu de sien, nos amis étrangers pourront s’en retourner chez eux. Ils m’ont aidé à m’évader de captivité et à vous revoir.
Encouragé par la bonne volonté générale, Kidogo leur proposa de l’accompagner sur le plateau aurifère ; ceux qui étaient empêchés donneraient de l’ivoire ou des noix, une peau ou un tronc d’arbre précieux.
Le lendemain, il annonça à Cavi et à Pandion qu’il partait à la chasse et ne voulut pas les emmener, leur conseillant de ménager leurs forces pour le prochain voyage.
Ses compagnons ne devaient jamais connaître le vrai but de l’entreprise. Bien que la perspective d’avoir à payer le prix de la traversée les inquiétât souvent, ils espéraient que les mystérieux fils du vent les embaucheraient comme rameurs. Pandion nourrissait encore le dessein secret d’utiliser les pierres du Sud offertes par le vieux chef. Cavi, également à l’insu de Kidogo, réunit les Libyens deux jours après le départ de celui-ci et remonta la vallée du fleuve, dans l’espoir de trouver des arbres au bois noir[104], d’en abattre plusieurs et d’amener jusqu’à la localité, sur des radeaux en bois léger, ces bûches lourdes qui coulaient dans l’eau.
Comme Pandion boitait toujours, Cavi le laissa au bourg, malgré ses protestations. Le jeune homme était indigné : voici que ses camarades l’abandonnaient de nouveau, comme le jour de la chasse à la girafe. L’Étrusque, sa barbe relevée d’un geste hautain, déclara que le jeune homme n’avait pas perdu son temps l’autre fois et qu’il pouvait recommencer. Muet de rage, le Grec s’enfuit, le cœur ulcéré. Cavi le rattrapa, fit des excuses en lui tapant sur l’épaule, mais persévéra dans son refus et remontra à son ami la nécessité de guérir complètement.
Pandion finit par céder, avec l’amère conscience d’être un pauvre infirme, et rentra vite dans la hutte, pour ne pas assister au départ de ses camarades valides.
Demeuré seul, il sentit plus que jamais le besoin d’essayer ses forces après la réussite du buste du dompteur d’éléphants. Au cours des dernières années il avait vu tant de morts et de destructions, qu’il lui répugnait d’utiliser la glaise fragile. Il aurait voulu sculpter une œuvre dans une matière résistante, mais il n’en avait pas à sa disposition. Si même il l’avait eue, d’ailleurs, le manque d’outils appropriés l’aurait empêché de la travailler.
Pandion admirait souvent la pierre d’Ahmès qui l’avait conduit, en fin de compte, jusqu’à la mer, comme le croyait naïvement Kidogo, enclin à prêter aux objets des vertus magiques.
La clarté diaphane du minéral suggéra au jeune homme l’idée de sculpter un camée. La substance, il est vrai, était plus dure que celles employées à cet effet, en Grèce. On les y travaillait à l’émeri de l’île de Naxos[105]. Pandion se rappela soudain qu’il avait, à en croire le vieux chef indigène, des pierres plus dures que tous les objets du monde.
Il prit la plus petite et passa doucement son arête aiguë au bord du cristal glauque. Une trace blanche raya la surface unie. Le sculpteur appuya plus fort. La pierre creusa un sillon profond, tel un ciseau de bronze noir dans un bloc de marbre tendre. Le pouvoir merveilleux des pierres du Sud dépassait effectivement tout ce que Pandion avait connu jusque-là. Il avait entre les mains des ciseaux magiques, qui rendaient sa tâche facile.
Pandion brisa la pierre, ramassa avec soin ses éclats coupants et les emmancha à l’aide d’une résine ferme dans des baguettes en bois. Cela lui fit une dizaine de ciseaux de différente grosseur, pour l’ébauche et le finissage. Qu’allait-il représenter sur le splendide cristal glauque, trouvé par Ahmès dans les ruines d’un temple ancien et emporté intact jusqu’à la mer, dont il avait si longtemps servi de symbole dans la touffeur de la captivité terrestre ? Des images confuses traversaient l’esprit du sculpteur.
Le jeune Grec sortit du bourg, et chemina dans la solitude jusqu’à ce qu’il fût parvenu au rivage. Il y resta longuement assis sur un rocher, le regard perdu au loin ou fixé sur la mince couche d’eau qui accourait à ses pieds. Le soir venu, le crépuscule bref détruisit l’éclat de l’onde et le mouvement des vagues devint imperceptible. À mesure que la nuit de velours se condensait, les étoiles brillantes augmentaient en nombre, ranimant de leurs reflets mobiles la mer assoupie. La tête levée au ciel, Pandion captait les contours des constellations inconnues. Tout comme dans son pays, l’arc de la Voie Lactée se cambrait, tel un pont d’argent, à travers la voûte céleste, mais il était plus étroit. L’une de ses extrémités se ramifiait et se morcelait en plusieurs taches séparées par de larges bandes sombres. Un peu à l’écart et au-dessous, luisaient d’une clarté bleuâtre deux nuages stellaires[106]. Auprès d’eux, ressortait nettement une tache noire pyriforme, comme un morceau de charbon qui aurait caché les astres[107]. Le Grec n’avait jamais rien vu de pareil dans son firmament. Le contraste entre la tache noire et les nuages blancs le frappa. Il y vit soudain l’essence même des pays du Sud. Le noir et le blanc dans toute la brutalité de leur union — voilà ce qui formait l’âme de l’Afrique, son visage, tel que Pandion le percevait à ce moment. Les rayures noires et blanches des chevaux extraordinaires ; la peau noire des indigènes, peinte à la couleur blanche et accentuant la blancheur des dents et du globe de l’œil ; les sculptures en ébène et en bois d’un blanc perlé ; les troncs noirs et blancs de la forêt vierge ; la lumière des savanes et l’obscurité des tréfonds sylvestres ; les rocs noirs zébrés de quartz blanc et quantité d’autres visions traversèrent l’esprit de l’artiste.
Tout différent était le sol natal, le rivage rocheux et pauvre de la Grande Verte. Le fleuve de la vie n’y déferlait pas en torrent, ses aspects noirs et blancs ne s’y heurtaient point dans leur violente nudité.
Pandion se leva. L’immensité de l’océan qu’il fallait franchir pour atteindre son Œniadée, le séparait déjà de l’Afrique. Il laissait derrière lui cette terre, dissimulée par l’ombre nocturne des lugubres montagnes. Devant lui, les reflets des feux astraux couraient sur les vagues, et la mer se confondait là-bas, dans le Nord, avec sa chère Œniadée, où Thessa l’attendait sur la grève. C’est pour retourner dans son pays et revoir Thessa qu’il avait lutté et marché à travers le sang, le désert, la chaleur et les ténèbres, bravant la férocité des bêtes et des hommes.
Thessa, lointaine, adorée et inaccessible, ressemblait à ces étoiles nébuleuses au-dessus de la mer, où le Chariot boréal plongeait son bord.
Pandion se décida : il créerait sur sa pierre aux nuances marines, Thessa debout sur le rivage.
Le sculpteur serra furieusement le ciseau entre ses doigts nerveux, et la baguette solide se cassa. Il se penchait depuis plusieurs jours sur la pierre d’Ahmès, le cœur battant, refrénant son impatience créatrice, traçant d’une main sûre de longues lignes ou enlevant avec mille précautions des granules microscopiques. L’image de Thessa se précisait de plus en plus. La tête au port fier était réussie : elle lui apparaissait aussi distinctement qu’à l’heure des adieux, sur le rivage du cap d’Achéloos. Taillée dans l’épaisseur diaphane du minéral, elle saillait maintenant en relief, d’un bleu mat sur la surface miroitante. Les boucles de ses cheveux reposaient en traits fins sur la rondeur de l’épaule nettement indiquée, mais ensuite … ensuite l’inspiration l’avait quitté. Le jeune artiste, plus sûr de lui que jamais, avait cerné d’une incision profonde la silhouette mince du corps, et l’élégance de ces contours attestait le succès de son travail. Il creusa la surface environnante pour dégager la sculpture. C’est alors qu’il comprit que ce n’était pas Thessa. Les lignes des hanches, des genoux et des seins évoquaient Irouma, et certains détails se rattachaient, sans nul doute, à la beauté de Nyora, entrevue tantôt. Ce n’était pas là le corps d’une jeune Grecque, mais une image abstraite qui incarnait la beauté des femmes africaines. Or, Pandion voulait autre chose : figurer sa Thessa bien-aimée. Il fit un effort de mémoire pour atténuer tant soit peu les impressions récentes, et constata que celles-ci l’emportaient sur le passé.
Le jeune homme se rendait compte qu’il échouait de nouveau dans sa tentative de rendre la vie. Tant que la figurine n’était qu’ébauchée, les lignes légères vivaient. Dès que l’artiste essayait de donner du relief, le corps se figeait dans une immobilité froide. Non, il n’avait point percé le mystère de l’art. Cette œuvre ne serait pas plus vivante que les autres ? Il ne réaliserait pas son projet ?
Ayant cassé d’émotion son ciseau, Pandion prit la pierre et l’examina à bout de bras. Certes, il était incapable de créer l’image de Thessa, et le beau camée resterait inachevé.
Les rayons de soleil pénétraient dans le cristal limpide et l’emplissaient du coloris d’or de la mer hellénique. L’artiste avait sculpté le bord droit de la facette la plus large, laissant intact le reste du champ uni. La jeune fille était là, comme sur le rivage, elle avait la figure de Thessa, mais ce n’était pas elle. L’ardeur qui animait Pandion de l’aube au couchant et lui faisait attendre le lendemain avec impatience, l’avait abandonné. Il cacha la pierre, rangea ses outils et redressa son dos courbaturé. La douleur de la défaite s’adoucissait de la conscience de pouvoir tout de même créer le beau … Mais c’était si peu en comparaison de la beauté vivante ?
Absorbé par son labeur, il en avait oublié ses camarades et ne s’en ressouvenait que maintenant. Comme en réponse à ses pensées, un garçonnet accourut.
— Grosse barbe est revenu, il te demande de venir à la rivière ? annonça le messager de Cavi, tout fier de sa mission.
La nouvelle inquiéta Pandion. Il se rendit en hâte vers la rive par le sentier qui serpentait parmi les ronces. De loin, il aperçut un groupe de camarades sur un talus de sable, faisant cercle autour d’un faisceau de joncs. Un corps humain y était allongé. Le Grec courut maladroitement, tâchant de ne pas trop s’appuyer sur sa jambe encore faible, et pénétra au milieu de ses compagnons silencieux. Il reconnut dans le corps gisant le jeune Libyen Takel, qui avait participé à l’évasion dans le désert. Le Grec s’agenouilla devant lui. Il revit le défilé torride parmi les dunes, où il s’était traîné, à demi mort de soif. Takel était l’un de ceux qui, sous la conduite d’Akhmi, lui avaient apporté de l’eau de la source. C’est seulement en face de son cadavre que Pandion sentit combien lui était cher chacun de ses compagnons d’insurrection et de marche. Il se sentait devenu un des leurs et ne concevait plus son existence sans eux. Il pouvait se passer de leur contact pendant des semaines, à condition de les savoir dans le voisinage, sains et saufs, occupés de leurs affaires, tandis qu’à présent cette perte l’atterrait. Toujours à genoux, il interrogea l’Étrusque du regard.
— Un serpent l’a mordu dans les fourrés où nous cherchions du bois noir, dit Cavi désolé. Nous ne connaissions pas le remède … L’Étrusque poussa un grand soupir. Nous avons tout laissé en plan et sommes revenus. Comme nous le débarquions, il agonisait. Je t’avais fait appeler pour l’adieu suprême … Trop tard … Cavi n’acheva pas, les poings crispés, la tête basse.
Pandion se remit debout. La mort de Takel lui semblait si injuste, si absurde : au lieu de tomber au champ d’honneur ou en combattant un fauve, il avait trépassé dans cette paisible localité, au bord de la mer qui promettait le retour au pays, après les nombreux exploits et le courage manifesté durant la longue traversée. Cela consternait particulièrement le jeune Grec … Il en avait les larmes aux yeux, et pour se dominer il se détourna vers le fleuve. De part et d’autre du talus sablonneux, d’épaisses broussailles retranchaient la nappe d’eau derrière leur rempart de verdure. On aurait dit que la butte de sable clair était encadrée d’une vaste porte. À la lisière, il y avait des arbres blancs[108], rabougris et noueux, aux feuilles menues. Leurs branches s’enguirlandaient de fleurs rouges dont les grappes plates et pennées semblaient des chapelets de baguettes transversales, enfilées sur des tiges fines, tantôt retombantes, tantôt dressées vers le ciel. Les fleurs avaient des reflets pourpres, et ces arbres blancs flamboyaient à la porte verte, comme des torches funèbres à l’entrée de l’Hadès, où se dirigeait déjà l’âme du défunt Takel. L’eau plombée du fleuve coulait lentement, parsemée de bancs de sable jaune où se vautraient des centaines de crocodiles. Sur une flèche de sable voisine, plusieurs de ces énormes reptiles dormaient, la gueule béante, trous noirs frangés de terribles crocs blancs. Ils s’étalaient sur le sol comme écrasés sous leur propre poids. Les plis longitudinaux de la peau écailleuse du ventre bordaient leur dos plat, surmonté de pointes plus claires que les intervalles d’un vert tirant sur le noir. Les pattes aux jointures tournées en dehors s’écartaient vilainement. Parfois, l’une des bêtes remuait sa queue crêtée et bousculait sa voisine qui, dérangée dans son sommeil, refermait sa gueule avec un claquement retentissant.
Les anciens esclaves soulevèrent le mort et l’emportèrent dans le bourg sous les yeux inquiets des indigènes attroupés. Pandion fermait la marche, séparé de Cavi. L’Étrusque se reprochait la mort du Libyen, parce que le projet d’aller chercher du bois noir émanait de lui. Il marchait à l’écart de la morne procession, se mordant les lèvres et tourmentant sa barbe.
Pandion était bourrelé de remords : lui aussi se sentait fautif. Il avait eu tort de s’inspirer de l’image de sa bien-aimée, au lieu de créer une œuvre en souvenir de l’amitié d’hommes différents d’origine, qui avaient subi côte à côte les plus rudes épreuves, solidaires devant la mort, la faim et la soif, aux jours sombres de la marche épique. « Comment n’ai-je pas eu tout d’abord cette idée ? » se demandait-il. Son échec était motivé : les dieux le punissaient de son ingratitude … Que la peine d’aujourd’hui le dessilât …
Des nuages bas et violacés rampaient lourdement sur la voûte céleste, pressés les uns contre les autres comme un troupeau de buffles. Un grondement sourd se faisait entendre. L’averse approchait, les gens rentraient précipitamment dans les cases leurs effets épars.
À peine Cavi et Pandion s’étaient-ils réfugiés dans leur hutte, qu’une coupe géante se renversa dans le ciel et le rugissement d’une cataracte couvrit le tonnerre. L’intempérie fut brève, comme toujours ; les plantes exhalaient une odeur forte dans l’air rafraîchi, de multiples ruisselets descendaient en chantonnant vers le fleuve et la mer. Les arbres mouillés bruissaient sourdement sous le vent. Leur murmure austère ne rappelait en rien le chuchotement vif du feuillage par temps sec et ensoleillé. Cavi prêta l’oreille et dit soudain :
— Je ne puis me pardonner la mort de Takel. C’est de ma faute : nous sommes partis sans guide expérimenté, dans ce pays où l’insouciance est fatale pour les étrangers. Et qu’en est-il résulté ? Nous sommes revenus bredouilles, et l’un des meilleurs camarades est couché sur la rive, sous un tas de pierres … Ma sottise a coûté cher … Je n’ose plus recommencer. Nous n’avons donc pas de quoi payer les fils du vent …
Sans rien dire, Pandion sortit de son sachet une poignée de pierres étincelantes et les posa devant l’Étrusque. Cavi approuva de la tête, puis un doute subit assombrit son visage :
— S’ils en ignorent la valeur, les fils du vent risquent de les refuser. A-t-on jamais entendu parler de ces pierres dans nos contrées ? Qui les achèterait comme joyaux ? Pourtant … L’Étrusque demeura songeur.
Pandion s’effraya. La simple hypothèse de Cavi ne lui était pas venue à l’esprit. Il n’avait point songé que ces pierres pouvaient passer aux yeux des marchands pour des brimborions. Le désarroi, la peur de l’avenir faisaient trembler sa main tendue vers les gemmes. A la vue de son angoisse, l’Étrusque reprit :
— Pourtant, j’ai entendu dire autrefois que des pierres translucides, d’une dureté exceptionnelle, étaient importées quelquefois à Chypre et en Carie, de l’Orient lointain, et qu’on les prisait très haut. Les fils du vent les connaissent peut-être ? …
Au lendemain de cette conversation, Pandion se rendit par un sentier au pied des montagnes où poussaient les plantes herbacées aux fruits jaunes. Il était temps que Kidogo revînt. Ses amis l’attendaient avec impatience. L’Étrusque et le Grec voulaient le consulter sur le moyen de se procurer quelque chose de précieux pour les fils du vent. Les doutes de Cavi avaient ébranlé la certitude de Pandion quant à la valeur des pierres du Sud, et le jeune homme en avait perdu le repos. Il se dirigeait machinalement vers les montagnes, dans le vague espoir de rencontrer le groupe de Kidogo. En outre, il voulait être seul pour méditer le projet d’une nouvelle œuvre, qui se précisait de plus en plus.
Il foulait sans bruit le sentier battu. Il ne bottait plus et avait recouvré son allure légère. Les indigènes qu’il croisait, chargés de grappes de fruits jaunes, montraient dans un sourire amical leurs dents blanches ou le saluaient en agitant des feuilles coupées. Le chemin avait obliqué à gauche. Pandion marchait entre deux rideaux de verdure opulente, que le soleil imprégnait de son rayonnement d’or. Dans cette chaude clarté, une femme évoluait gracieusement. Pandion reconnut Nyora. Elle choisissait dans les grappes pendantes les fruits les plus verts et les mettait dans une haute corbeille. Pandion se retira dans l’ombre des grandes feuilles ; son sentiment d’artiste avait tout évincé. La jeune femme allait d’une grappe à l’autre, se penchait souplement sur la corbeille et se haussait de nouveau sur la pointe des pieds, le corps tendu, les bras levés vers les fruits à cueillir. La lumière dorée se jouait sur sa peau noire soyeuse, qui ressortait sur le vert éclatant de la frondaison. Nyora eut un léger sursaut et, la taille cambrée, plongea les mains dans un fouillis de feuilles veloutées. Pandion, hypnotisé, accrocha une tige sèche qui crissa bruyamment dans le profond silence. La jeune indigène se retourna aussitôt et s’arrêta net. Elle avait reconnu l’étranger ; son corps raidi par l’effort redevint calme, elle reprit son souffle et sourit au jeune homme. Mais il ne s’en aperçut pas. Un cri d’extase jaillit de sa poitrine, ses yeux d’or grands ouverts la regardaient sans la voir ; un faible sourire entrouvrait sa bouche. La femme recula, intimidée. L’étranger fit volte-face et se sauva en s’exclamant dans sa langue.
Pandion venait de faire une découverte sensationnelle. Il s’en était rapproché sans cesse, d’instinct ; toutes ses pensées obsédantes, ses réflexions interminables avaient rôdé autour. Il n’y serait point parvenu sans avoir vu et comparé tant de choses, sans avoir cherché à tâtons son chemin. La vie exclut l’immobilité ? Le corps vivant et beau ignore l’immobilité de la mort, il connaît seulement le repos, c’est-à-dire, des arrêts instantanés du mouvement prêt à se changer en un autre, qui lui est opposé. Si l’on capte cet instant et qu’on le représente dans la pierre immobile, la matière inerte s’animera.
C’était ce que Pandion avait vu dans Nyora que la frayeur avait figée, telle une statue de métal noir. Le jeune Grec s’isola dans une petite clairière, sous un arbre. Un témoin fortuit n’eût pas douté de sa démence : il faisait des gestes brusques, pliait et dépliait tantôt le bras, tantôt la jambe, et les observait, le cou tordu et louchant. Il ne rentra chez lui que le soir, surexcité, les yeux brillants, et força l’Étrusque stupéfait à poser devant lui, à marcher et à s’arrêter à son commandement. D’abord Cavi s’exécuta sans récriminer, puis, excédé, il se frappa le front et s’assit résolument par terre. Mais Pandion ne désarma pas : il l’examina encore d’un côté et de l’autre, jusqu’à ce que l’Étrusque se mît à pester et menaçât le sculpteur de le coucher garrotté sur son lit, pour calmer son délire.
— Va te faire voir ailleurs ? cria gaîment Pandion. Je te tordrai en spirale, comme une corne d’antilope blanche.
Cavi ne l’avait jamais vu aussi badin. Il s’en réjouissait, ayant remarqué depuis longtemps la dépression du jeune homme. Il lui envoya une légère bourrade en ronchonnant, et le Grec, soudain résigné, déclara qu’il avait une faim de loup. Pendant le souper, il tenta d’expliquer à l’Étrusque sa grande découverte. À sa surprise, Cavi s’y intéressa vivement et l’assaillit de questions, désireux de bien comprendre les difficultés qu’éprouvait l’artiste à reproduire les formes vivantes.
Les deux amis prolongèrent leur entretien jusqu’à une heure avancée de la nuit.
Soudain, quelque chose masqua la clarté des étoiles, qui pénétrait par l’entrée de la hutte, et la voix de Kidogo les fit tressaillir de joie. Le Noir, revenu à l’improviste, avait tenu à revoir tout de suite ses camarades. Interrogé sur le succès de la chasse, il répondit évasivement, se prétendit las et promit de montrer ses trophées demain. Cavi et Pandion lui racontèrent la mort de Takel et l’expédition organisée par l’Étrusque en vue de se procurer du bois noir. Kidogo entra en fureur, cria que c’était faire outrage à son hospitalité et traita même Cavi de vieux chacal. Finalement il se tut, sa colère étouffée par la douleur d’avoir perdu un camarade. Alors, les deux autres lui confièrent leurs alarmes au sujet de la paye que réclameraient les fils du vent, et lui demandèrent conseil. Le Noir les écouta avec une parfaite indifférence et partit sans répondre.
Les deux amis, découragés, attribuèrent cette conduite bizarre au chagrin causé par la mort du Libyen. Ils se retournèrent longuement sur leurs couches, dans une méditation silencieuse.
Kidogo reparut tard dans la matinée, sa bonne figure empreinte de malice. Il avait amené tous les Libyens et une foule de jeunes indigènes. Ceux-ci clignaient de l’œil aux étrangers perplexes, riaient aux éclats, se parlaient à l’oreille, échangeaient des bribes de phrases dans leur dialecte. Ils faisaient allusion à la sorcellerie propre à leur tribu et certifiaient que Kidogo savait transformer de vulgaires bâtons en ébène et en ivoire, et le sable de rivière en or. Les étrangers entendirent encore ces balivernes sur le chemin de la maison de leur ami noir. Kidogo les conduisit vers une petite remise qui différait des habitations par ses dimensions réduites et par la présence d’une porte calée d’une grosse pierre. Lorsque Kidogo eut écarté la pierre avec l’aide de plusieurs hommes, les jeunes se rangèrent de part et d’autre de l’entrée grande ouverte. Kidogo entra en se courbant et fit signe à ses compagnons de le suivre. Cavi, Pandion et les Libyens, qui n’y comprenaient toujours rien, se tenaient dans la pénombre sans proférer un mot, jusqu’à ce que leurs yeux se fussent accoutumés à la faible lueur issue d’une fente annulaire, entre la retombée de la toiture conique et le bord supérieur du mur en pisé. Ils aperçurent alors de grosses bûches noires, un amas de défenses d’éléphants et cinq hautes corbeilles remplies de noix miraculeuses. Kidogo dit d’une voix forte, en dévisageant ses camarades :
— Tout cela est à vous ? C’est mon peuple qui l’a recueilli pour favoriser votre voyage ? À ce prix, les fils du vent devraient embarquer deux dizaines d’hommes au lieu d’une …
— Ton peuple nous offre ces richesses … pourquoi ? ? s’écria Cavi bouleversé.
— Parce que vous êtes loyaux et courageux, parce que vous avez accompli tant d’exploits, que vous êtes mes amis et m’avez aidé à retourner auprès des miens, énuméra Kidogo en s’efforçant de paraître impassible. Mais attendez, ce n’est pas tout ?
Il fit un pas de côté, glissa la main entre deux corbeilles et sortit un sachet en cuir, de la grosseur d’une tête humaine.
— Tiens ? Kidogo présenta le sachet à Cavi.
L’Étrusque qui avait tendu sa main ouverte, ploya sous la pesanteur inopinée et faillit laisser tomber le sac. Le Noir s’esclaffa et trépigna de joie. Les rires bruyants de la jeunesse lui répondaient du dehors.
— De l’or ? s’écria Cavi en étrusque, mais le Noir comprit.
— Tu le demandes, sage et vieux guerrier, plaisantait Kidogo, comme si tu ne savais pas qu’une seule chose au monde a ce poids ?
— Oui, de l’or, répéta-t-il.
— Où en as-tu trouvé tant ? intervint Pandion qui palpait le sac bourré.
— Au lieu de chasser, nous sommes allés sur le plateau aurifère. Nous y avons fouillé et lavé le sable pendant huit jours … Et Kidogo conclut après une pause : Les fils du vent ne vous reconduiront pas jusqu’au pays. Là-bas, sur votre mer, vos chemins bifurqueront et chacun pourra rentrer chez soi. Partagez l’or et cachez-le bien, de façon à ce que les navigateurs ne puissent le voir.
— Qui t’a accompagné dans cette « chasse » ? questionna rapidement l’Étrusque.
— Eux tous. Le Noir, montra les jeunes gens massés à la porte.
Les voyageurs, émus aux larmes, se jetèrent avec des paroles de gratitude vers les indigènes qui piétinaient sur place, confus, et disparaissaient un par un derrière la hutte.
Les camarades sortirent de la remise et calèrent de nouveau la porte avec la pierre. Kidogo était devenu silencieux, sa joie était tombée. Pandion l’attira, mais il se dégagea de son étreinte, posa ses mains sur les épaules du Grec et le regarda longuement dans ses yeux d’or.
— Comment ferai-je pour te quitter, Kidogo ? s’exclama Pandion.
Les doigts du Noir lui pressèrent les épaules.
— Le dieu de la foudre, articula Kidogo d’une voix étranglée, m’est témoin que je donnerais tout l’or du plateau et tout ce que je possède, jusqu’à la dernière lance, pour que tu consentes à demeurer avec moi … Le visage décomposé, il mit les mains sur ses yeux. Mais je n’ose même pas te le proposer … Sa voix tremblait, entrecoupée. J’ai appris en captivité ce que c’est que le sol natal … Tu ne peux rester, je le comprends … aussi, tu vois, je fais de mon mieux pour faciliter ton départ … Lâchant subitement Pandion, il s’enfuit dans sa case.
Le jeune Grec le suivit d’un regard voilé de larmes. Derrière son dos, l’Étrusque poussa un soupir douloureux.
— Le jour viendra où nous nous séparerons à notre tour, dit-il tout bas, d’une voix morne.
— Nos pays ne sont pas si éloignés et les vaisseaux vont souvent de l’un à l’autre, répliqua Pandion. Quant à Kidogo … il restera ici, aux confins de l’Œcumène …
L’Étrusque ne répondit rien.
Rassuré sur l’avenir, Pandion se consacra entièrement à son œuvre. Il se dépêchait, inspiré et stimulé par la grandeur de l’amitié acquise dans la lutte pour la liberté. Déjà, il se représentait le camée dans ses moindres détails.
Trois hommes se tiendraient embrassés au bord de la mer qu’ils avaient tant voulu atteindre et qui les ramènerait chez eux.
Pandion voulait représenter, sur la grande facette plate de la pierre, les trois amis : Kidogo, Cavi et lui-même, dans l’étincellement diaphane de l’horizon maritime, incarné à la perfection par ce cristal glauque.
Le jeune sculpteur dessina plusieurs esquisses sur des plaquettes d’ivoire que les femmes indigènes employaient à préparer des onguents. Sa découverte le contraignait à toujours avoir sous les yeux des corps vivants, mais ce n’était point un obstacle. L’Étrusque ne le quittait jamais et Kidogo, sentant l’arrivée prochaine des vaisseaux, avait abandonné ses affaires pour leur tenir compagnie.
Pandion les faisait souvent poser devant lui, les bras passés autour des épaules, et ils obéissaient en riant.
Les trois amis causaient volontiers, en se confiant leurs pensées intimes, leurs inquiétudes, leurs projets, tandis que la perspective de la séparation inévitable leur ulcérait le cœur.
Pandion ne perdait pas son temps et, tout en devisant, continuait à travailler la pierre résistante. Il se taisait parfois pour détailler d’un regard perçant les traits de ses amis.
Les trois figures masculines devenaient de plus en plus expressives. Au centre, on reconnaissait le grand Kidogo ; à sa droite, légèrement tourné vers le bord lisse de la facette, se tenait Pandion, et à sa gauche l’Étrusque, tous deux armés de lances. Cavi et Kidogo se disaient très ressemblants, mais affirmaient que le sculpteur avait mal réussi sa propre image. Il répondait en souriant que cela n’avait pas d’importance.
Les effigies de ses amis, si petites qu’elles fussent, étaient palpitantes de vie et dénotaient une véritable maîtrise dans l’exécution des moindres détails. Les attitudes étaient puissantes, à la fois énergiques et modérées. Pandion avait su rendre par le geste de Kidogo, entourant de ses bras les épaules de ses compagnons, la protection et la tendresse fraternelle. Cavi et Pandion inclinaient la tête d’un air attentif, presque menaçant, avec la vigilance persévérante de guerriers prêts à parer une attaque éventuelle. C’est précisément cette impression de vigueur et de fermeté admirables que donnait tout le groupe ; Pandion s’appliquait à évoquer par son œuvre les meilleures qualités des hommes devenus ses amis les plus chers, sur la route de l’esclavage au pays natal. Il avait conscience d’être enfin parvenu à créer un chef-d’œuvre. Kidogo et Cavi ne songeaient plus à le plaisanter. Le souffle en suspens, ils surveillaient durant des heures le mouvement du ciseau magique et se pénétraient de respect pour le talent du sculpteur. Leur jeune ami, audacieux, gai, parfois même puéril, qui les amusait par son extase devant les femmes, s’était révélé un grand artiste ? Cela les réjouissait et les surprenait tout à la fois.
Quant à Pandion, il mettait toute son amitié dans son élan créateur. L’idée initiale de sculpter Thessa ne le séduisait plus. Thessa, Irouma et Nyora, qui appartenaient à différentes races, étaient sœurs par la beauté … L’étaient-elles pour le reste ? Pandion l’ignorait. Thessa aurait-elle pu s’attacher à Nyora comme lui à Kidogo ? L’amitié de Pandion, de Kidogo et de Cavi, la camaraderie qui les unissait aux autres anciens esclaves dont il ne restait plus qu’un petit nombre avec eux, recelait la fraternité de pensées et d’aspirations, cimentée par la fidélité et la vaillance. Oui, ils étaient vraiment frères, bien que l’un eût été enfanté par une mère aussi noire que lui-même, ici, sous les arbres bizarres du Sud, le second eût reposé dans un berceau à l’intérieur d’une chaumière ébranlée par les furieuses tempêtes hivernales, tandis que le troisième combattait déjà les sauvages nomades des steppes lointaines, au bord d’une mer sombre … Leurs cœurs, éprouvés plus d’une fois dans les malheurs communs, étaient unis à jamais ; qu’importaient les différences d’origine, de race et de religion ?
Les jours fuyaient rapidement. Pandion se ressaisit soudain : près d’un mois et demi s’étaient écoulés, le délai de l’arrivée des vaisseaux était passé. L’anxiété se mêlait dans son âme à une sensation de soulagement : il était inquiet à l’idée que les fils du vent pouvaient ne pas venir du tout, et se félicitait de voir ajournée la séparation fatale d’avec Kidogo. Dans son angoisse, il abandonnait parfois son travail, qui était du reste presque achevé. Le Grec se rendait de nouveau sur le rivage, mais il tâchait d’abréger ces promenades, pour ne pas trop s’isoler de ses amis.
Un jour, Pandion s’apprêtait à prendre son bain de mer habituel. Il avait invité ses amis à l’accompagner, mais ceux-ci étaient engagés dans une vive discussion sur la manière de préparer les feuilles à chiquer. On entendit au loin un brouhaha, les cris et les clameurs enthousiastes dont les congénères impétueux de Kidogo accueillaient tout événement. Kidogo bondit, le visage envahi d’une pâleur cendrée qui lui avait même décoloré la poitrine. Il courut vers sa case en vacillant et cria par-dessus l’épaule à ses amis alarmés :
— Ce sont sûrement les fils du vent ?
Le sang monta à la tête de l’Étrusque et du Grec qui couraient aussi vers la mer par un raccourci connu de Pandion. Ils s’arrêtèrent au sommet d’une colline.
— Mais oui, ce sont les fils du vent ? cria Cavi.
L’ombre violette de la haute montagne s’étalait sur la grève et recouvrait les flots, ternissant leur éclat et leur prêtant la nuance obscure de la forêt vierge. Des vaisseaux noirs, pareils à ceux de l’Hellade, la proue cambrée en cou de cygne, avaient déjà été halés sur le sable grisâtre. Il y en avait cinq. Avec leurs mâts baissés, ils ressemblaient à de grands canards endormis sur la plage.
Devant eux, allaient et venaient des guerriers barbus en manteaux d’étoffe grossière, qui portaient des boucliers ronds, bardés de cuivre étincelant, et balançaient à bout de bras des haches à longs manches. Les capitaines, les marchands et tous les membres de l’équipage qui n’étaient pas de garde, devaient déjà être au bourg. Les deux amis retournèrent sur leurs pas.
Kidogo les attendait impatiemment au seuil de la hutte.
— Les fils du vent sont auprès de nos chefs, annonça-t-il. J’ai demandé à mon oncle de parler au grand chef qui se chargera lui-même des négociations à votre sujet. Ce sera plus sûr. Les fils du vent n’ayant aucun intérêt à se brouiller avec lui, ils vous amèneront à bon port, sains et saufs … Le Noir tordit ses lèvres dans un sourire sans gaîté.
Des centaines de personnes s’étaient rassemblées sur le rivage pour assister au départ des vaisseaux. Les fils du vent se dépêchaient, car le soleil déclinait et ils tenaient absolument à démarrer aujourd’hui. Les navires chargés oscillaient lentement au bord des récifs. Parmi la cargaison, se trouvait le don des indigènes, qui devait payer le voyage. Pour atteindre les embarcations, il fallait suivre un bas-fond, dans l’eau jusqu’à la poitrine. Les capitaines s’attardaient sur la côte, exhortant les Noirs à leur livrer davantage de marchandises l’année prochaine et promettant d’être ponctuels.
Cavi, debout à côté de Kidogo, tenait d’une main le crâne du terrible guichou, enveloppé dans la peau de la bête. Lui et Pandion avaient reçu, en souvenir de leur ami noir, deux coutelas de jet. Cet engin de guerre, inventé par le peuple de Tengréla, avait l’aspect d’une large plaque de bronze à cinq branches, dont quatre recourbées en croissant et acérées ; la cinquième, en forme de doigt, était plantée dans un manche en corne. Lancé d’une main experte, il tournait en sifflant et tuait raide la victime à vingt coudées de distance.
Le cœur lourd, Pandion examinait ses nouveaux hôtes et compagnons de voyage. Leurs figures tannées étaient couleur de brique foncée, des barbes incultes se hérissaient autour de leurs joues ; leur démarche pesante et déhanchée, les plis rudes des lèvres et du front n’avaient rien de la bonhomie propre aux congénères de Kidogo. Néanmoins, Pandion leur faisait confiance, peut-être parce qu’ils étaient comme lui dévoués à la mer et vivaient avec elle en bonne entente. Ou peut-être à cause de leur langage, où Pandion et Cavi rencontraient des mots familiers …
Les fils du vent avaient consenti volontiers à embarquer les anciens esclaves, aux conditions proposées par le chef indigène. Iorouméfa, l’oncle de Kidogo, avait même réussi à garder au profit des affranchis six défenses d’éléphants et deux corbeilles de noix médicinales. Les marins séparèrent les passagers contre leur gré : six Libyens durent monter sur l’un des navires, Cavi, Pandion et trois Libyens sur un autre.
Le port d’attache des fils du vent se trouvait à proximité de la Porte des Brumes, à une énorme distance de la patrie de Kidogo : deux grands mois de traversée par le temps le plus favorable. Cavi et Pandion en étaient décontenancés : ils n’avaient pas imaginé que la route fût si longue et voyaient que ces hommes avaient autant de mérites à braver la mer que les maîtres d’éléphants à combattre la savane africaine. Du port des fils du vent au pays de Pandion, il y avait presque toute la Grande Verte à franchir, mais cette distance était deux fois et demie plus courte que la première. Les marins tranquillisaient Pandion et Cavi, leur certifiant que des vaisseaux phéniciens venaient souvent chez eux de Tyr, de Crète, de Chypre et du grand golfe de Libye[109].
Mais à l’heure actuelle, sur la côte, Pandion n’y songeait pas. Éperdu, il fixait la mer, comme s’il voulait mesurer l’immense route à parcourir, puis se tournait vers Kidogo. Le commandant de la flotte, qui portait un cercle d’or forgé sur ses cheveux crépus, lança d’une voix forte l’ordre l’embarquer.
Kidogo saisit les mains de ses amis, sans cacher ses larmes.
— Adieu, pour toujours, Pandion, et toi, Cavi ? murmura-t-il. Là-bas, dans votre pays lointain, ressouvenez-vous de Kidogo, votre fidèle compagnon qui vous aime ? N’oubliez pas notre esclavage au Kemit, où l’amitié seule nous soutenait, l’insurrection, la fuite, la grande marche vers la mer … Je serai avec vous en pensée. Vous me quittez à jamais, vous qui m’êtes plus chers que la vie ? La voix de Kidogo était devenue plus ferme. Je veux croire que les hommes apprendront un jour à ne pas craindre les espaces du monde. Les mers les relieront … Mais moi, je ne vous reverrai plus … Grande est ma peine … Le corps athlétique du Noir fut secoué de sanglots.
Les mains des trois amis se joignirent dans une dernière étreinte. Les fils du vent criaient du navire …
Pandion lâcha prise, Cavi s’éloigna. Ils pénétrèrent dans l’eau tiède et s’en furent vite vers les vaisseaux, en glissant sur les pierres du fond.
Le jeune Grec remontait sur un pont de bâtiment pour la première fois depuis des années ; une réminiscence de voyages heureux le caressa comme un souffle de brise. Mais le passé, à peine entrevu, s’effaça de nouveau. Toutes ses pensées allaient à la haute silhouette noire, isolée de la foule, juste au bord de l’eau. Les rames s’abattirent dans un rejaillissement et poussèrent à coups rythmés le navire au-delà des récifs. Ensuite les marins hissèrent la grande voile et le vent la gonfla.
Les hommes attroupés sur la grève se rapetissaient à vue d’œil ; Kidogo n’était plus qu’un point noir. Le crépuscule masqua le rivage ; seule, la chaîne de montagnes s’érigeait, sinistre, derrière la poupe … Cavi essuyait de grosses larmes à la dérobée. Une chauve-souris géante, venue de la côte que longeaient les vaisseaux, frôla de son aile le visage de Pandion. Ce contact soyeux lui fit l’effet d’un salut suprême du pays qu’il avait quitté. C’était dur de se séparer de l’ami fidèle, de cette contrée où il avait tant souffert et laissé une partie de son cœur. Le jeune homme sentait que dans sa patrie, aux heures de tristesse et de lassitude, l’Afrique lui paraîtrait toujours belle et séduisante, parce qu’il l’avait perdue à jamais … comme Irouma. Rejetant tout ce qui lui était devenu familier, Pandion se tourna en direction de l’Hellade et frémit d’inquiétude. Qu’est-ce que le sort lui réservait là-bas, après une si longue absence ? Comment vivrait-il avec les siens à son retour ? Qui trouverait-il ? Thessa … Etait-elle en vie, l’aimait-elle toujours, ou bien …
Les navires tanguaient d’un mouvement monotone le cap à l’Ouest. Ils ne tourneraient vers le Nord qu’au bout d’un mois, avaient dit les fils du vent. L’haleine puissante de l’océan agitait les cheveux de Pandion. Alentour, les marins taciturnes allaient et venaient sans hâte. Ces descendants des navigateurs crétois lui semblaient plus étrangers que les Noirs de l’Afrique. Il serra dans sa main le cachet pendu à son cou et renfermant la pierre qui gardait l’image de Kidogo ; puis il alla rejoindre dans un coin du vaisseau ses camarades dépaysés …
Le disque orange de la lune se leva derrière les monts. Dans sa clarté, l’océan — le Grand Arc qui ceignait toutes les terres du monde — semblait creusé de cavités sombres que les vagues mouvantes dominaient de leurs sommets clairs. Les petits navires avançaient, intrépides, tantôt dressant la proue vers le ciel étoilé, dans un éparpillement d’embruns argentés, tantôt dévalant la pente d’un gouffre obscur qui grondait sourdement. Pandion y voyait un symbole de sa propre vie. En avant, dans le lointain, les crêtes brillantes des lames se confondaient en une seule route de lumière, les astres descendaient et oscillaient sur les vagues, comme jadis, près des rivages de son pays. L’océan accueillait les hommes courageux et les emportait sur son immense dos, vers le sol natal …
— As-tu vu, Eupalinos, le camée couleur d’eau de mer, le chef-d’œuvre de l’Œniadée … ou pour mieux dire, de toute l’Hellade ?
Eupalinos mit du temps à répondre. Il prêtait l’oreille au hennissement sonore de son coursier favori, tenu en bride par un esclave robuste, et se drapa dans son manteau de laine fine. À l’ombre de l’auvent, la brise printanière était glaciale, bien que les flancs gris des montagnes rocheuses fussent déjà couverts d’arbres en fleurs. En bas, les bosquets d’amandiers s’étalaient en nuages rose pâle ; plus haut, des taches carminées, presque violettes, indiquaient des halliers. Le vent froid, venu des monts, dégageait un parfum d’amandes et annonçait aux vallées le renouveau. Eupalinos huma l’air vif, tambourina contre une colonne du portique en bois et dit lentement :
— Il paraît que son auteur est le fils adoptif d’Agénor, un jeune homme qui a si longtemps couru le monde … On l’avait cru mort, mais il est revenu depuis peu, d’un pays très lointain.
— Et la fille d’Agénor, la belle Thessa … En as-tu entendu parler ?
— Pendant six ans, elle a refusé de se marier, comptant sur le retour de son bien-aimé. Et son père, le sculpteur, l’a laissée faire.
— Bien plus, il a lui-même attendu son fils adoptif.
— Et pour une fois, l’attente n’a pas été vaine ? Il n’était pas mort, en effet, il a épousé Thessa et c’est aujourd’hui un grand artiste. Je regrette que tu n’aies pas vu le camée : toi qui est un fin connaisseur, tu l’aurais apprécié ?
— Je vais me rendre auprès d’Agénor, suivant ton conseil. Il habite au cap d’Achéloos, ce n’est qu’à une vingtaine de stades d’ici …
— Trop tard, Eupalinos ? L’auteur du camée l’a donné — songe un peu ? — à son ami, un vagabond étrusque qu’il avait amené malade dans la maison d’Agénor. Après l’avoir guéri, il lui a offert à son départ cette œuvre qui aurait fait la gloire de l’Œniadée. Quant à l’Étrusque, il l’a gratifié d’une peau de bête hideuse, inouïe, effroyable …
— Il est revenu aussi pauvre qu’il était parti. N’aurait-il rien appris durant ses voyages, lui qui fait des cadeaux précieux à n’importe qui ?
— Il nous est difficile de comprendre un homme resté si longtemps à l’étranger. Mais je regrette que le camée ne soit plus chez nous ?