Un vent frais d’automne ridait le large cours de la Néva. Dans la clarté du soleil, l’aiguille de la forteresse de Pierre-et-Paul semblait un rayon d’or pointé vers le grand ciel bleu. Au-dessous d’elle, le pont du Palais cambrait harmonieusement son dos puissant. Les vagues scintillantes léchaient en cadence les gradins clairs du quai.
Un jeune marin, assis sur un banc, regarda l’heure, se leva en hâte et suivit le quai rapidement, le long de l’Amirauté dont les murs jaunes dressaient dans l’air limpide leur couronnement de colonnes blanches.
Les automobiles filaient sur l’asphalte lisse, renvoyant l’éclat du soleil en étincelles qui se démenaient sur les glaces nettes et le vernis multicolore des carrosseries.
Le jeune homme avançait vite, sans faire attention au tumulte joyeux du jour férié. Il marchait d’un pas ferme et alerte. Échauffé par le mouvement, il avait ramené sa casquette en arrière. Les tramways tintaient en descendant le pont. Le marin traversa un square planté d’arbres au feuillage rougi par l’automne, longea un terre-plein et s’arrêta un instant à l’entrée d’un édifice, où des géants de granit poli soutenaient un balcon massif au-dessus du trottoir exhaussé en forme de rampe. Les corps des colosses en pierre portaient encore les cicatrices des blessures causées par les bombes fascistes. Le jeune homme franchit la porte d’honneur, ôta sa capote noire et se dirigea vers l’escalier monumental en marbre blanc qui montait de la pénombre du vestibule vers une colonnade claire bordée de statues.
Une jeune fille svelte vint au-devant de lui en souriant. Ses yeux gris attentifs avaient pris une expression affectueuse qui les faisait paraître plus foncés. Il lui jeta un regard un peu confus. Elle enfermait dans son sac à main la fiche du vestiaire, preuve qu’il n’était pas en retard. Rassuré, il lui proposa de commencer la visite par les antiquités situées au rez-de-chaussée.
Après s’être dégagés de la foule, le gars et la jeune fille passèrent entre les colonnes qui étayaient le plafond enluminé. Ils traversèrent plusieurs vastes salles. Les débris de vases et de dalles aux inscriptions mystérieuses, les sculptures noires de l’Égypte ancienne, les sarcophages, les momies et les autres attributs funéraires qui semblaient encore plus lugubres sous les voûtes sombres, leur donnèrent l’envie des couleurs vives et du soleil. Les jeunes gens eurent hâte de gagner le premier étage. Ils traversèrent rapidement deux autres pièces, pour prendre un escalier latéral qui partait d’un cabinet dont les fenêtres étroites laissaient filtrer la lumière du ciel pâle. Des vitrines octogonales, placées entre les colonnes blanches, contenaient de petites œuvres d’art antique qui n’éveillèrent pas l’intérêt des visiteurs.
Soudain, l’œil de la jeune fille fut attiré par une tache d’une couleur glauque si intense, qu’elle paraissait phosphorescente. La jeune fille entraîna son compagnon vers la troisième vitrine. Une pierre plate, aux bords arrondis, y reposait obliquement sur du velours argenté. Elle était d’une transparence extraordinaire ; sa teinte bleu-vert, radieuse, claire et profonde, avait la nuance chaude d’un vin du meilleur crû. Sur la face antérieure, sans doute polie par la main de l’homme, on distinguait des figures humaines pas plus hautes que le petit doigt.
Le ton, l’éclat et la luminosité de cet objet contrastaient avec le décor sévère de la salle et la pâleur du ciel d’automne.
La jeune fille entendit le marin pousser un grand soupir et vit son regard voilé de réminiscences.
— La mer est comme ça dans le Sud, à midi, quand il fait beau, dit-il lentement. Ses paroles avaient l’accent assuré d’un témoin oculaire.
— Je ne l’ai jamais vue, répliqua la jeune fille, mais je sens dans cette pierre une profondeur, une clarté ou une joie, je ne sais au juste … D’où vient-elle ?
Ni le grand écriteau commun aux quatre vitrines : « Sépultures d’Antes du VIIe siècle, rivière de Ros, cours moyen du Dniepr », ni la petite étiquette de la troisième vitrine : « Kourgane Grébénetski, sanctuaire familial » n’expliquaient rien aux jeunes gens. Les objets qui entouraient la belle pierre, fragments de couteaux et de lances défigurés par la rouille, coupes plates, pendentifs trapézoïdaux en bronze et argent noircis, ne les renseignaient pas davantage.
— Cela provient de fouilles de la région de Kiev, remarqua le jeune homme, perplexe, mais je n’ai jamais entendu dire qu’il y eut des pierres pareilles en Ukraine … À qui pourrait-on s’adresser ? Le marin parcourut la pièce du regard.
Comme par un fait exprès, il n’y avait pas de guide dans le voisinage ; seule, une gardienne était assise dans l’encoignure de l’escalier.
Des pas se firent entendre : un homme de grande taille, vêtu d’un complet noir impeccable, descendait du premier étage. Comme la gardienne s’était levée pour un salut respectueux, la jeune fille conclut que c’était quelqu’un de l’administration. Elle poussa doucement son compagnon qui s’avançait déjà vers le nouveau venu. Figé au garde à vous, le marin demanda :
— Une question, vous permettez ?
— Certainement. Que désirez-vous ? répondit le savant d’un ton calme, en clignant ses yeux myopes pour examiner les jeunes visiteurs.
Le gars s’expliqua. Le savant sourit.
— Vous avez de l’intuition, jeune homme ? s’écria-t-il. Cet objet est l’un des plus curieux du musée ? Avez-vous bien regardé les figures de la pierre ? … Non ? … C’est trop menu ? Et ce dispositif, à quoi sert-il donc ? Tenez ?
Le savant saisit un cadre en bois fixé à la partie supérieure de la vitrine et l’abaissa. Une grande lentille se trouva juste en face de la pierre. Le déclic d’un interrupteur inonda l’objet d’une vive lumière électrique. Encore plus intrigués, les deux jeunes gens regardèrent à travers la lentille. Le grossissement prêtait aux figures taillées dans la pierre une vie étonnante. Sur un bord de la plaque bleu-vert, était indiquée en lignes fines et sobres l’effigie d’une jeune fille nue, debout, la main droite levée à la hauteur du visage. Les boucles de son abondante chevelure retombaient sur la rondeur de l’épaule.
Le reste de la surface était occupé par trois figures masculines, exécutées avec un art encore plus accompli.
Les corps sveltes et musclés étaient fixés en plein mouvement. Leurs attitudes alliaient la vigueur à la modération. Au centre, un athlète plus haut que ses voisins avait étendu ses bras sur leurs épaules. Les deux autres, armés de lances, penchaient la tête d’un air attentif. Ils respiraient la vigilance de guerriers puissants, prêts à parer les attaques de l’ennemi.
Les trois figurines témoignaient de la maîtrise de leur auteur. L’idée d’amitié, de fraternité, d’alliance dans la lutte, y était rendue avec une force extraordinaire.
La profondeur du minéral diaphane et lumineux, qui servait à la fois de fond et de matière, rehaussait la beauté de l’œuvre. Le reflet chaud et humide qui semblait en émaner, prêtait aux corps des trois hommes enlacés la gaieté d’or de la lumière solaire.
Au-dessous des figures et sur la tranche lisse du bord inférieur, on distinguait des signes gravés à la hâte.
— Vous êtes rassasiés ? Ça vous captive, hein ? La voix du savant fit tressaillir les jeunes gens. Voulez-vous que je vous dise quelques mots de cette pierre ? Il s’agit d’une de ces énigmes que l’on rencontre parfois dans les documents de l’Antiquité. Je vais vous raconter la chose. C’est un béryl[1], un minéral pas très rare. Mais les béryls glauques, d’une eau aussi pure, sont exceptionnels. On n’en trouve que dans le sud de l’Afrique. Et d’un. D’autre part, la pierre est taillée en camée, dans le goût attique. Or, le béryl est une pierre très dure. Il ne se travaille qu’à l’aide du diamant, que les artistes grecs n’avaient cependant pas à leur disposition. Et de deux. Ensuite, la figure masculine centrale représente certainement un Noir, celle de droite un Grec et celle de gauche le représentant d’un autre peuple méditerranéen, un Crétois, peut-être, ou un Étrusque. Enfin, d’après sa facture, le camée devrait appartenir à l’époque de l’épanouissement de l’Hellade ; mais certaines particularités le font remonter à un âge bien plus reculé. Sans parler de ces lances qui sont d’une forme très spéciale, étrangère à la Grèce comme à l’Égypte … Une quantité d’indications contradictoires, inconciliables … Néanmoins le camée existe, le voici …
Après un silence, le savant reprit son exposé saccadé :
— Il y a beaucoup d’autres énigmes historiques. Et toutes confirment la pauvreté de nos connaissances ? Nous n’avons qu’une idée vague de l’Antiquité. Ainsi, nous possédons à la section d’orfèvrerie une boucle scythique en or, vieille de deux mille six cents ans, qui représente en détail un machairodus[2]. Parfaitement. Or, les paléontologistes vous diront que ces animaux ont disparu depuis trois cent mille ans … Ha ?.. Dans les tombes égyptiennes, vous verrez des fresques qui reproduisent fidèlement toute la faune de l’Égypte, entre autres un animal de taille colossale, qui ressemble à une hyène géante et qu’on ne rencontre ni en Égypte ni dans le reste de l’Afrique. Au musée du Caire, il y a une statue de jeune fille, découverte en Égypte, dans les ruines de la ville d’Akhetaton, bâtie au XIVe siècle avant notre ère ; mais ni le modèle ni la sculpture ne sont égyptiens, on croirait une œuvre venue d’un autre monde. Mes collègues vous diront brièvement : sty-li-sa-tion — le savant étira le mot avec ironie. Quant à moi, cela me rappelle toujours une histoire. Ces mêmes peintures murales égyptiennes offrent souvent l’image d’un petit poisson fort banal, mais toujours renversé sur le dos. Comment se fait-il que des artistes aussi consciencieux aient produit ce dessin bizarre ? Les explications n’ont certes pas manqué : stylisation, hiératisme, influence du culte d’Amon. Et l’on se l’est tenu pour dit. Mais quinze ans plus tard, on a observé dans le Nil un poisson qui nageait effectivement sur le dos. C’est édifiant ?.. Au fait, je suis là à bavarder ? Au revoir, jeunes gens, intéressez-vous aux énigmes du passé …
— Un moment … professeur ? s’écria la jeune fille. Vous ne pouvez vraiment pas nous expliquer cette … chose ? Votre point de vue, au moins. Dites-le-nous … Elle se tut, embarrassée.
Le savant sourit :
— Ma foi, puisque vous insistez ? Ce que je vais vous dire n’est qu’une simple hypothèse. Il n’y a qu’un fait de certain, c’est que l’art authentique reflète la vie, qu’il est doué d’une vie propre et ne progresse que dans la lutte contre l’ancien. L’époque reculée où cette œuvre d’art fut conçue, était assombrie par l’injustice et l’esclavage. Des multitudes d’hommes végétaient dans le malheur. Mais les opprimés s’insurgeaient contre l’asservissement implacable. Aussi la vue de ces trois guerriers me porte-t-elle à croire que leur amitié naquit dans la lutte pour la liberté … Peut-être se sont-ils évadés ensemble pour regagner leur pays natal … Ce camée me semble un témoignage de plus des combats anciens, dissimulés à nos yeux par la nuit des temps. Il se peut que l’artiste anonyme y ait pris une part active … C’est même certain … D’où la perfection de son œuvre. C’est en quelque sorte une victoire isolée du nouveau sur l’ancien, remportée au tréfonds des siècles. De tels témoignages, parvenus jusqu’à nous, attirent particulièrement l’attention de nos compatriotes en lutte contre tout ce qui entrave le progrès, dans tous les domaines : vie, arts, science. Ainsi, vous deux avez tout de suite remarqué un camée parmi tant d’autres.
Les jeunes gens se collèrent de nouveau à la vitrine, étourdis par ce flux d’informations. La pierre leur paraissait mystérieuse, fascinante.
La teinte profonde, pure et limpide de la mer … Et au milieu, trois hommes unis dans une étreinte fraternelle. A l’intérieur de cette salle austère et sombre, une pierre scintillante qui semble communiquer sa clarté aux corps superbes … Une jeune fille délicieuse et palpitante de vie, que l’on croirait debout sur la grève.
Le marin redressa avec un soupir son dos fatigué. Sa compagne regardait toujours. Le piétinement d’un groupe de touristes ébranla au loin les couloirs sonores. Elle s’arracha alors à sa contemplation. La lumière s’éteignit, le châssis fut relevé et le cristal glauque scintilla comme auparavant sur le velours.
— Nous reviendrons, n’est-ce pas ? demanda le marin.
— Bien sûr ? répondit la jeune fille.
Il la prit tendrement par le bras, et tous deux montèrent, pensifs, les marches blanches de l’escalier.