Führertag

Le chemin de fer jusqu’à Cracovie se poursuit au nord-est vers Auschwitz (348 kilomètres de Vienne), ville industrielle de 12 000 habitants, ancienne capitale des duchés des dynasties Piast de Auschwitz et Zator (Hôtel Zator, 20 chambres), d’où une ligne secondaire, par Skawina, rejoint Cracovie (69 kilomètres en trois heures)…

Le Baedeker du Gouvernement général, 1943.

1

À minuit, les cloches sonnèrent à toute volée pour saluer le grand jour. Plusieurs conducteurs, en les croisant, les saluèrent à coups d’appels de phares et de klaxon, laissant un magma sonore suspendu dans leur sillage. Les sirènes des usines se répondaient d’un bout à l’autre de Berlin, comme des trains en attente.

« Mon pauvre vieux, qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? »

Max Jaeger essayait de se concentrer sur la route, mais en permanence, avec une fascination horrifiée, sa tête se tournait vers le siège du passager à côté de lui.

Il n’arrêtait pas de répéter :

« Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? »

March flottait dans un brouillard indécis, peu fixé sur les limites du rêve et de la réalité. Il s’était à moitié retourné pour regarder derrière eux.

« Où allons-nous, Max ?

— Dieu seul le sait. Où veux-tu aller ? »

La route, par la lunette arrière, était libre. March se redressa précautionneusement pour regarder Jaeger.

« Nebe ne t’a rien dit ?

— Nebe m’a dit que tu saurais. »

March tourna la tête, fixant sans les voir les façades qui défilaient. Il pensait à Charlie, à la chambre d’hôtel à Waldshut. Éveillée, seule, l’attendant. Il avait devant lui un peu plus de huit heures. Avec Max, et les Autobahnen pour eux seuls, il y arriverait probablement.

« J’étais au Markt, expliquait Jaeger. Vers neuf heures, le téléphone sonne. L’oncle Artur. “Sturmbannführer ! March est un ami pour vous ?” “Je ferais tout pour lui”, je lui réponds. À ce moment, tout le monde savait où tu étais. Lui, très calme : “Parfait, Sturmbannführer. On verra si vous êtes un véritable ami. Kreuzberg. Le coin de Axmann-Weg, au nord de l’église abandonnée. Attendez, de minuit moins le quart à minuit et quart. Et pas un mot à quiconque, ou à l’aube vous êtes dans un KZ.” C’est tout. Il avait raccroché. »

Le front de Jaeger luisait de sueur. Ses yeux continuaient à aller de la route à March et inversement.

« Merde, Zavi. Je ne sais pas ce que je fais. J’ai la trouille. Je vais vers le nord. C’est bon ?

— Très bien.

— Pas content de me voir ?

— Très content. »

March se sentit défaillir. Il gigota sur son siège, baissa la vitre de sa main gauche. Au-delà du vacarme du vent et des pneus : un bruit. C’était quoi ? Il sortit la tête et regarda en l’air. Il ne voyait rien, mais il l’entendait. Le bourdonnement d’un hélicoptère. Il releva la vitre.

Il pensa à la transcription de l’appel téléphonique. « Ce que je veux ? D’après vous ? L’asile dans votre pays… »

Les cadrans et les jauges du tableau de bord brillaient doucement dans l’obscurité, produisant un reflet vert diffus. La garniture sentait le cuir neuf.

« Où as-tu eu la voiture, Max ? »

C’était une Mercedes, dernier modèle.

« À la permanence, Werderscher Markt. Splendide, hein ? Réservoir plein. On va où tu veux. N’importe où. »

March se mit à rire. Ni très fort ni très longtemps, à cause de la douleur à ses côtes.

« Oh ! Max, Max. Nebe et Krebs mentent si bien, et tu es si nul ! J’ai presque de la peine pour eux : faire équipe avec toi ! »

Jaeger regardait droit devant lui.

« Ils t’ont farci de drogues, Zavi. Ils t’ont battu. Tu délires, crois-moi.

— N’importe quel autre chauffeur, j’aurais pu tomber dans le panneau. Mais toi… Dis-moi, Max, on n’a personne au cul ? J’imagine que si on file une bagnole rutilante bourrée d’électronique et émettant un joli signal, on n’a plus à se compliquer la vie pour lui coller au train. Surtout si on peut se faire doubler par un hélico.

— Je risque ma peau, pleurnicha Jaeger, et voilà ma récompense. »

March tenait le Luger de Krebs dans sa main — la gauche, l’impression était bizarre. Il réussit à enfoncer le canon dans les plis épais du cou de Jaeger.

« Krebs m’a filé son arme. La petite touche finale, pour l’authenticité. Pas chargée, j’en suis à peu près certain. Mais es-tu prêt à prendre le risque ? Non, je suppose. Garde ta main gauche sur le volant, Max, et tes yeux sur la route. Main droite : donne-moi ton Luger. Pas de gestes brusques.

— T’es devenu complètement marteau. »

March accentua sa pression. Le canon glissa sur la peau en sueur et alla se coller sous l’oreille de Jaeger.

« Bon, très bien… »

Jaeger lui donna le pistolet.

« Bravo. À présent, je pointe celui-ci sur ta grosse panse, Max. Tu tentes quoi que ce soit — quoi que ce soit, Max ! — et je t’envoie une balle. Si tu as un doute, réfléchis ; même toi tu devrais comprendre que je n’ai plus rien à perdre.

— Zavi…

— Ta gueule Continue sur cette route, jusqu’à l’Autobahn annulaire. »

Il espérait que Max ne verrait pas le tremblement de sa main. Il posa le Luger sur ses genoux. Tout se passait bien, se dit-il. Vraiment bien. Ils ne l’avaient pas encore arrêtée. Ils ne savaient pas où elle était. Sinon, ils ne se seraient jamais embarqués dans une manœuvre aussi foireuse.


À vingt-cinq kilomètres au sud de la ville, les lumières de l’Autobahn dessinaient une boucle dans l’obscurité, comme un grand collier brillant. Des panneaux jaunes géants surgissaient du sol, avec en lettres noires les noms des villes de l’Empire : dans le sens des aiguilles d’une montre, d’abord Stettin, puis Danzig, Königsberg, Minsk, Posen, Cracovie, Kiev, Rostov, Odessa, Vienne ; puis, en remontant, Munich, Nuremberg, Stuttgart, Strasbourg, Francfort, Hanovre et Hambourg.

Sur l’injonction de March, ils choisirent le sens contraire aux aiguilles d’une montre. Vingt kilomètres plus loin, à l’intersection de Friedershof, ils prirent à droite.

Un autre panneau : Liegnitz, Breslau, Kattowitz…

Les étoiles formaient une voûte infinie. De petits flocons de nuages lumineux brillaient au-dessus des arbres.


La Mercedes accéléra en descendant la bretelle pour rejoindre l’autoroute éclairée par la lune. Le revêtement brillait comme la surface d’un fleuve. March imagina, sinueuse derrière eux, la queue d’un dragon, avec ses lumières et ses armes à feu. Il était la tête. Sur l’Autobahn déserte, il les traînait à sa suite, vers l’Est.

2

La douleur et l’épuisement l’assommaient. Pour garder les yeux ouverts, il valait mieux parler.

« Je suppose qu’on doit remercier Krause pour tout ceci. »

Ni l’un ni l’autre n’avait prononcé une syllabe depuis près d’une heure. Les seuls bruits étaient ceux du moteur et le martèlement des roues sur le revêtement de béton. Jaeger sursauta.

« Krause ?

— Krause a cafouillé dans les tours de rôle. Il m’a réveillé pour Schwanenwerder, à ta place.

— Krause ! »

Jaeger se renfrogna. Ses traits évoquaient un masque de théâtre, celui d’un démon verdâtre à la lueur du tableau de bord. La pire merde de sa vie, et Krause à la clé !

« La Gestapo s’était arrangée pour que tu sois de garde lundi soir, non ? Qu’est-ce qu’ils t’ont dit ? “Il y aura un cadavre dans la Havel, Sturmbannführer. Pas de zèle, question identification. Perdez le dossier de vue pendant quelques jours…”

— À peu près ça, marmonna Jaeger.

— Là-dessus, monsieur roupille. Et mardi, quand tu débarques au Markt, je suis sur l’affaire. Pauvre Max ! T’as jamais pu te lever le matin. Ils ont dû être contents, à la Gestapo. Tu traitais avec qui ?

— Globocnik.

— Globus soi-même ! (March siffla d’admiration.) Je parie que tu as cru que c’était Noël ! Qu’est-ce qu’il t’a promis, Max ? Une promotion ? Un transfert à la Sipo ?

— Va te faire foutre, Zavi.

— Du coup, tu l’as tenu informé de tout. Quand je t’ai dit que Jost l’avait vu avec le cadavre au bord du lac, tu as cafardé et Jost est passé à la trappe. Quand je t’ai appelé de chez Stuckart, tu l’as encore prévenu et on s’est fait choper. Le lendemain, ils fouillent l’appartement de la fille car tu leur as lâché qu’elle avait une bricole prise dans le coffre. Ils nous ont laissé mijoter ensemble, Prinz-Albrecht-Strasse, pour que tu puisses me tirer les vers du nez à leur place… »

La main droite de Jaeger lâcha le volant et agrippa le canon, le tordant, l’arrachant. Le doigt de March était coincé contre la détente.

Le coup de feu dans l’espace clos leur déchira les tympans. La voiture fit une embardée et monta sur la bande de gazon centrale où elle rebondit durement. Un instant, March crut qu’il était touché, puis pensa que c’était Jaeger qui l’était. Mais Max, les deux mains au volant, s’efforçait de contrôler la Mercedes. Le pistolet était toujours dans sa main valide. De l’air froid s’engouffrait dans la voiture par un trou dans le toit.

Jaeger riait, un rire démentiel. Il expliquait quelque chose. Mais March était trop assourdi par la détonation. La voiture dérapa sur l’herbe et rejoignit la chaussée.


Dans le choc de la déflagration, March avait été projeté contre sa main broyée. Il avait failli s’évanouir. L’air glacé qui le giflait lui permettait de reprendre conscience. Il était pris d’un désir frénétique de parler, de terminer son récit — Je n’ai su avec certitude que tu m’avais trahi que quand Krebs m’a montré le rapport d’écoute : j’ai compris, car tu étais le seul à qui j’avais parlé de la cabine de la Bülowstrasse, celle où Stuckart… avait contacté la fille —, mais le souffle de l’air emportait ses paroles. Après tout, quelle importance ?

L’ironie de l’affaire, c’était Nightingale. L’Américain était le bon, et son plus proche ami, le méchant.

Jaeger souriait comme un débile. Il parlait tout seul. Des larmes brillaient sur ses joues rebondies.


Il était un peu plus de cinq heures du matin quand ils s’arrêtèrent à une station-service ouverte la nuit. Jaeger resta derrière le volant et demanda au pompiste, par la vitre baissée, de faire le plein. March tenait le luger pressé contre ses côtes, mais toute velléité d’en découdre semblait avoir quitté le gros homme. Il s’était tassé. Un sac de bidoche molle dans un uniforme.

Le jeune homme considéra le trou dans le toit puis les étudia du coin de l’œil — deux SS-Sturmbahnführer dans une Mercedes flambant neuve — ; il se mordit la lèvre et se tut.

À travers la rangée d’arbres entre l’aire de service et l’Autobahn, March pouvait voir passer des phares, de temps en temps. Mais rien, pas un signe, de la cavalcade qui devait être à leurs trousses. Il devinait qu’ils avaient dû s’arrêter, attendre, deviner ses intentions.


Lorsqu’ils furent revenus sur la route, Jaeger parla :

« Je n’ai jamais voulu qu’il t’arrive du mal, Zavi. »

March, qui pensait à Charlie, grommela.

« Globocnik, pour les flics, est l’équivalent d’un général de division, merde ! S’il te dit, “Jaeger, regarde ailleurs !” — tu regardes ailleurs, d’accord ? Je veux dire, c’est la règle, non ? On est des flics, on est là pour respecter les règles ! »

Jaeger tourna la tête assez longtemps pour fixer March qui ne disait rien. Il reporta son attention sur la route.

« Alors, à partir du moment où il m’ordonne de lui communiquer ce que tu découvres, qu’est-ce que je pouvais faire ?

— Tu pouvais m’avertir.

— Oui ? Et le résultat ? Je te connais : tu aurais continué de toute façon. Et ma pomme ? Et Hannelore ? Et les enfants ? On n’est pas tous programmés pour être des héros, Zavi. Il en faut comme moi, pour que d’autres, comme toi, puissent avoir l’air si bien. »

Ils roulaient en direction de l’aube. Au-dessus des collines basses et boisées devant eux, une lueur pâle perçait, comme une cité lointaine en flammes.

« Maintenant, je suppose qu’ils me dégommeront pour t’avoir laissé me menacer avec ce Luger. Ils diront que c’est bidon. Ils m’abattront. Bon sang, merde ! C’est une blague, hein ? »

Il regarda du côté de March, les yeux noyés de larmes.

« C’est une plaisanterie !

— C’est une plaisanterie », dit March.


Le jour s’était levé quand ils traversèrent l’Oder. L’eau grise s’étirait de part et d’autre des hautes poutrelles d’acier du pont. Deux péniches se croisaient au milieu du fleuve presque immobile ; elles se saluèrent d’un vibrant coup de sirène.

L’Oder : la frontière naturelle de l’Allemagne et de la Pologne. Sauf qu’il n’y avait plus de frontière. Ni de Pologne.

March regardait droit devant lui. Sur cette route, la Dixième Armée de la Wehrmacht s’était élancée en septembre 1939. En esprit, il revoyait les vieilles images des actualités filmées : l’artillerie et ses chevaux, les Panzer, la troupe en marche… La victoire semblait si facile. Comme ils s’étaient réjouis !

Un panneau annonçait la sortie vers Gleiwitz, la ville où la guerre avait commencé.

Jaeger avait repris ses jérémiades.

« Je suis crevé, Zavi. Je ne pourrai plus conduire très longtemps.

— Ce n’est plus loin maintenant. »


Il pensait à Globus. « Il n’y a plus rien là-bas, pas même une brique. Personne ne voudra y croire. Jamais ! Et tu veux que je te dise ? Une part de toi n’y croit pas non plus. » Cela avait été le pire moment. Parce que c’était vrai.

Un Totenburg — une Citadelle de la mort — se dressait sur le sommet dégarni d’une colline, non loin de la route. Quatre tours de granit en carré, hautes de cinquante mètres, entourant un obélisque de bronze. En passant, ils virent le faible éclat du soleil sur le métal, comme sur un miroir réfléchissant. Des douzaines de ces tumuli avaient été érigés entre l’ancienne frontière et l’Oural — mémoriaux impérissables à ceux des Allemands qui étaient morts — qui mouraient, et qui mourraient encore — pour la conquête de l’Est. Passé la Silésie, à travers les plaines et les steppes, les Autobahnen suivaient les crêtes, pour se protéger des neiges de l’hiver — un immense réseau d’autoroutes désertes, balayées par un vent incessant…


Ils roulèrent encore une vingtaine de kilomètres, laissant derrière eux les cheminées fumantes des usines de Kattowitz. March ordonna à Jaeger de quitter l’Autobahn.


Il la voit dans sa tête.

Elle paie, et avant de quitter l’hôtel, elle interroge la réceptionniste : « Vous êtes certaine qu’il n’y a pas de message ? » La fille sourit. « Non, Fräulein. » C’est la énième fois qu’elle demande. Un employé se précipite pour la valise, mais elle refuse. Elle s’assied dans la voiture, la vue sur le fleuve est magnifique ; elle relit la lettre qu’elle a trouvée dissimulée dans son bagage. « Voici la clé du coffre, ma chérie. Fais en sorte qu’elle revoie la lumière du jour… » Une minute passe. Une autre. Une autre. Elle regarde sans cesse en direction du nord, d’où, il doit venir.

Finalement, elle vérifie l’heure à sa montre. Elle incline doucement la tête, met le moteur en marche et braque pour s’engager sur la route tranquille.


Ils traversaient une campagne défigurée par l’industrie : champs bruns bordés de haies irrégulières ; pâtures blanchâtres ; terrils de déblais de charbon ; chevalements en bois des vieux puits de mine avec leurs grandes molettes fantomatiques — des squelettes de moulins à vent.

« Quel merdier, dit Jaeger. C’est quoi ce trou ? »

La route longeait une voie ferrée, passait sur une rivière. Une écume caoutchouteuse flottait le long des berges. Ils étaient en plein sous le vent de Kattowitz. L’air empestait les produits chimiques et la poussière de charbon. Le ciel, ici, était réellement d’un jaune de soufre ; le soleil, un disque orange dans le voile de pollution.

Ils piquèrent sous un pont de chemin de fer noirci, puis passèrent sur un passage à niveau. Tout près maintenant… March essayait de se rappeler le croquis de Luther.

Ils étaient à un croisement. Il hésita.

« Tourne à droite. »

Des hangars de tôle ondulée, des restes de bois, de nouveau des voies ferrées…

Il repéra une ligne qui n’était plus utilisée.

« Stop ! »

Jaeger freina.

« C’est ici. Tu peux couper le moteur. »

Ce silence. Pas même un cri d’oiseau.

Jaeger considéra avec dégoût la route étroite, l’étendue aride, désolée, les arbres au loin. Un vaste terrain vague.

« Mais c’est le bout du monde !

— Quelle heure est-il ?

— Juste neuf heures passées.

— Allume la radio.

— Quoi ? Tu veux un peu de musique ? La Veuve joyeuse ?

— Allume.

— Quelle station ?

— Pas d’importance. S’il est neuf heures, elles se ressembleront toutes. »

Jaeger actionna un interrupteur, tourna un bouton. Une rumeur semblable à un océan se brisant sur une côte rocheuse. Il parcourut les fréquences, le bruit se perdit, revint, se perdit à nouveau, revint à pleine puissance : pas un océan, mais un million de voix humaines, une immense acclamation.

« Sors tes menottes, Max. C’est ça. Donne-moi la clé. Attache-toi au volant. Je suis désolé, Max.

— Oh ! Zavi… »

« Le voilà ! hurlait le commentateur. Je le vois ! Le voilà ! »


Il marchait depuis un peu plus de cinq minutes — il était presque arrivé au bois de bouleaux —, quand il entendit l’hélicoptère. Il regarda derrière lui, au-delà de l’herbe qui ondulait le long de la voie envahie par la végétation. La Mercedes avait été rejointe par une douzaine d’autres véhicules. Un rang de silhouettes noires venait vers lui.

Il se retourna et continua à marcher.


Elle s’arrête au passage de la frontière. Maintenant. La croix gammée flotte sur le poste de douane. Le garde prend son passeport. « Pour quel motif quittez-vous l’Allemagne, Fräulein ? — Pour assister au mariage d’une amie. À Zurich. » Il étudie la photo du passeport, puis son visage, puis encore le passeport, vérifie les dates du visa. « Vous voyagez seule ? — Mon fiancé devait venir ; il a été retenu à Berlin. Le service. Vous connaissez ! » Elle sourit, naturelle… C’est ça, ma chérie, souris. Personne ne le fait comme toi.


Il ne quittait plus le sol des yeux. Il devait y avoir quelque chose.


Le premier garde l’interroge ; un autre tourne autour de la voiture. « Qu’avez-vous dans vos bagages, s’il vous plaît ? — Des vêtements pour une nuit. Et un cadeau de mariage. » Elle se compose un air interrogatif : « Pourquoi ? Il y a un problème ? Vous voulez que je déballe ? » Elle entrouvre sa portière… Oh, Charlie, n’en fais pas trop. Les gardes échangent un regard…


Et puis il la vit. Presque enfouie au pied d’un jeune arbre. Un soupçon de rouge. Il se baissa pour la ramasser, la tourna dans sa main. La brique était tachetée de lichen jaune, roussie par les explosifs, effritée aux angles. Mais dure, solide. Assez solide. Elle existait. Il gratta le lichen avec son pouce et la poussière carmin s’incrusta sous son ongle, comme du sang séché. En s’accroupissant pour la remettre en place, il en découvrit d’autres, dissimulées dans l’herbe pâle — dix, vingt, cent…


Une jolie fille, une blonde, un beau jour de fête… Le garde vérifie une dernière fois la feuille. Berlin recherche une Américaine, une brune. « Non, Fräulein… (Il rend le passeport avec un clin d’œil à l’autre garde.) Une fouille ne sera pas nécessaire. » La barrière se lève. « Heil Hitler ! » lance-t-il. « Heil Hitler », répond Charlie.

Vas-y. Vas-y…

Comme si elle l’entendait. Elle tourne la tête vers l’est, vers lui, là où le soleil brille d’un éclat tout neuf dans le ciel. Et tandis que la voiture démarre, elle semble incliner la tête en signe de reconnaissance. De l’autre côté du pont : la croix blanche de la Suisse. La lumière du matin se reflète sur le Rhin…


Elle avait pu s’échapper. Il leva les yeux vers le soleil. Il savait. Avec certitude, un fait certain, absolu.

« Restez où vous êtes ! »

La forme noire de l’hélicoptère chaloupait au-dessus de sa tête. Dans son dos, des cris, bien plus proches à présent. Des ordres, métalliques, comme ceux d’un robot :

« Jetez votre arme !

— Restez où vous êtes !

Restez où vous êtes ! »

Il enleva sa casquette et la jeta, l’envoya ricocher sur l’herbe, comme son père faisait ricocher les pierres plates sur la mer. Puis il sortit le pistolet de sa ceinture, vérifia pour s’assurer qu’il était chargé, et se dirigea vers les arbres silencieux.

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