Deuxième partie Sur un monde stérile

Chapitre I Sept prismes d’iridium

Le lendemain, à l’aube, il y eût un grand branle-bas. Le déjeuner fut rapidement avalé, et sans les compliments d’usage à la cuisinière.

— Comme, pour aujourd’hui nous ne nous éloignerons pas, dit Paul, tout le monde sortira.

— Qui descendra le premier ? demanda Hélène.

— Aucune importance. Nous ne sommes pas des ministres, ni des conquistadors. Nous ne planterons pas de drapeaux. S’il y a des martiens, ce sol est à eux. Sinon il est à l’humanité entière, qui malheureusement n’a pas encore de drapeau commun. Nous allons donc revêtir nos scaphandres et passer dans la chambre étanche. Vous connaissez tous le fonctionnement des différents engins. Je vous avertis que le poids du barda ne rétablira pas votre poids terrestre. Gare aux culbutes !

Ils passèrent dans le sas. L’air fusa vers l’extérieur avec un léger sifflement qui alla diminuant. Sig ouvrit la lourde porte. L’échelle se déplia et ils descendirent. Il leur parut à tous que l’heure était moins solennelle qu’ils ne l’avaient imaginé. Si bien qu’Arthur ne put s’empêcher de dire, d’un ton comiquement désolé :

— Ben zut ! Ce n’est que ça.

Retransmise par les microphones, la réflexion les fit rire.

— Ne préjugeons de rien, Arthur, dit Paul. Nous ne sommes là que depuis quelques heures.

— Le fait est, dit Bernard, que ce n’est pas passionnant pour le moment. Il y a certains coins du Sahara qui ressemblent bougrement à cela, la couleur mise à part.

Il se pencha, ramassa une poignée de sable. Il était très fin, forme de quartz presque pur, coloré en rouge par du fer.

— Rien de passionnant, répéta-t-il. Allons voir les taches vertes.

Ils marchèrent, puis coururent vers la plus proche. Leurs scaphandres, légers, ne les gênaient que fort peu. Sitôt arrivés, ils virent que ce n’était pas de la végétation, mais simplement du sable coloré différemment, de grain plus gros. Il semblait légèrement humide.

— Sels de nickel, peut-être fit Sig. Pas même de végétation. Ce monde est décidément bien mort. Et pourtant nous sommes à l’équateur, ou presque, dans sa partie la plus chaude.

Il n’y avait pas de vent. Le silence, dans les intervalles des conversations était absolu. Si absolu que malgré la raréfaction de l’air on entendait nettement le crissement du sable sous les souliers de Louis et d’Hélène qui se promenaient à quelque distance.

— Ce monde est mort, répéta pensivement Sig. Nous venons trop tard, si toutefois il y a jamais eu de la vie en lui.

— Peut-être, répliqua Paul, à mi-voix.

— Que veux-tu dire ?

— Ce soir, viens me retrouver avec Bernard, dans la coupole, lors de mon tour de garde. Nous parlerons.

— Bien. Mais qu’y a-t-il ?

— Tu verras. En tous cas que personne ne s’éloigne !

À 20 mètres de là, Ray filmait le premier contact des Terrestres et de Mars…

La journée coula ainsi, en courtes excursions, analyses du sol, et mesures de physique. Sig et Ingrid déterminèrent les constituants chimiques du sol, que Bernard examinait au microscope polarisant : Quartz, magnétite, quelques feldspaths, et du nickel et cobalt colloïdal. Pas de calcaire. Paul fit des mesures sur l’accélération de la pesanteur et d’autres de la propagation du son. Louis eût bien voulu commencer à dresser une carte, mais comment cartographier ce sol sans relief et mouvant ? Hélène lisait. Arthur était très affairé avec le moteur du Jules Verne, dont le compresseur ne marchait pas.

Le soir vint. Après le dîner, ils tinrent un rapide conseil. Il fut décidé qu’en attendant que l’auto soit réparée, une expédition de quatre membres partirait le lendemain dans une direction quelconque et pousserait une reconnaissance jusqu’à une vingtaine de kilomètres. Puis ils allèrent se coucher, sauf Paul qui prit la première garde.

À 23 h, Sig se releva, secoua doucement Bernard.

— Qu’y a-t-il ?

— Viens. Paul veut nous voir.

Silencieusement, ils se glissèrent jusqu’à l’échelle. Paul qui guettait leur arrivée ouvrit et referma soigneusement la trappe derrière eux.

— Voilà, dit-il. Je ne voudrais pas inquiéter les autres inutilement. Sig, tu m’as remplacé la nuit dernière. Tu n’as rien remarqué ?

— Non, rien de particulier. Et toi ?

— Moi si ! Quand j’ai relevé Bernard, il m’a dit qu’il lui avait semblé entrevoir un crabe gigantesque. Il n’était pas sûr de ne pas avoir rêvé. Il a allumé le projecteur et n’a plus rien vu.

— Et toi, interrompit Bernard. As-tu vu quelque chose ?

— Je n’en suis pas sûr moi non plus. Peut-être ton rapport m’avait-il impressionné, mais j’ai cru apercevoir quelque chose bouger par là – il désignait le SW – quelque chose qui avait des pattes qui remuaient. Était-ce une hallucination ? Possible. Avons-nous vu réellement quelque chose ?

— Possible aussi. Il faut être prudents. L’expédition de demain ne comportera que trois personnes. Toi, Bernard, moi-même et Louis. Sig, tu restes ici. Et nous emporterons des fusils et des grenades.

Ils marchaient depuis environ trois heures. La faible pesanteur leur donnait l’impression de vivre un des contes de leur enfance, et d’avoir chaussé les bottes de sept lieues. Grâce à leur léger scaphandre, ils n’étaient nullement gênés de la diminution de pression. Mais, sous le ciel noir, ils souffraient de la monotonie du paysage, et de son aridité. Pas un relief ne donnant de repère, ils avaient la sensation déprimante de ne pas avancer. Tant que l’astronef avait été en vue, ils avaient mesuré leur marche à son éloignement progressif. Puis il avait disparu, fondu dans le lointain. Et maintenant, ils se dirigeaient à la boussole – le magnétisme de Mars, plus faible que celui de la Terre était cependant suffisant – droit vers l’ouest.

Bernard fixait le sol, cherchant un indice qui lui permit de juger du passé de la planète. Mais c’était toujours le même sable ferrugineux. Ses compagnons, eux, examinaient de préférence l’horizon, pensant voir enfin, un accident de terrain autre que les dunes plates qui de-ci de-là se dressaient. Et ce fut Paul qui soudain fit la trouvaille.

— Regarde là, le géologue ? Au fond de ce ruisseau.

Bernard regarda sans conviction, fit un saut. Au fond de la rigole la roche nue apparaissait. Fébrilement il déboucla son marteau, fit sauter un éclat. C’était une matière roussâtre, brillante.

— Ça ressemble diablement à certains calcaires !

Vite, il fit l’essai à l’acide. Une violente effervescence se produisit. Bernard se tourna vers ses camarades, et dit, avec émotion :

— Dans l’état actuel de la science – il semble bien –… que le calcaire nécessite le concours de la vie pour se former…

Ce fut comme si le paysage désolé s’était effacé pour faire place à de vertes campagnes. Il y avait donc eu de la vie, sur cette infernale planète. Ils se sentirent l’esprit allégé de toute la morne lassitude qui pesait sur eux. Ils avaient trouvé quelque chose ! Et, dut-il se borner à cela, leur travail n’aurait pas été vain.

Une demi-heure plus tard, ils pensèrent à faire halte. Mais comme le sol montait, ils décidèrent de marcher encore jusqu’au faite. Et ils arrivèrent sur le bord d’une falaise. Une rivière des temps révolus avait creusé là un si fantastique canon que même les millénaires ne l’avaient pas effacé. La vallée était à moitié comblée par les sables, et la rive qui leur faisait face avait beaucoup plus souffert.

Ils descendirent par une vire étroite et difficile, et bivouaquèrent au pied, sous un surplomb. C’était le même calvaire roussâtre. Bernard se dirigea vers un éboulis récent et bientôt ses coups de marteau, atténués par la raréfaction de l’air, retentirent aux oreilles de ses compagnons. Soudain ceux-ci le virent faire une danse de peau-rouge, grotesquement déformée par le scaphandre, et amplifiée par la faible pesanteur. Il brandissait un morceau de roche, et poussait des beuglements inarticulés. En deux bonds Paul et Louis furent près de lui.

— Eh bien, vieux, qu’y a-t-il ? Parle ! Qu’as-tu trouvé ?

Un hurlement leur répondit :

— Une ammonite ! Oui, une ammonite. Et savez-vous ce que cela prouve ? C’est que la vie a, du moins jusqu’à un certain point, suivi la même évolution sur la Terre et sur Mars !

C’était une ammonite en effet, en très mauvais état du reste. Fébrilement tous se mirent à casser le calcaire avec leurs masses. Et, bientôt, ils eurent une récolte de différents fossiles se rapportant à des animaux assez voisins de ceux de la Terre, sauf toutefois une coquille en double spirale qui embarrassa Bernard. Saisi de frénésie, il se rua vers la falaise, et, armé de son marteau et d’un ciseau, grava :

Ici, le 12 octobre 1956, l’expédition Terre-Mars eut la première preuve que Mars n’a pas toujours été un monde Mort.

Mais ce fut Louis qui devait faire la découverte capitale. Ayant contourné un pan de falaise, il revint en courant, et entraîna ses compagnons sans mot dire. Et là, émergeant du sable, et formant les 7 points d’un heptagone régulier, ils virent 7 prismes de métal blanc.

Chapitre II Ray disparaît

Le Rosny cahotait, roulant vers le camp de l’Heptagone et la vallée morte. Le chemin fut vite parcouru et bientôt tous les terrestres furent réunis devant les mystérieux prismes. Hélène ayant émis l’hypothèse d’une cristallisation fut vigoureusement attaquée par Bernard et Sig, qui n’eurent pas de peine à lui démontrer que étant eux-mêmes heptagonaux, les prismes ne pouvaient être naturels sans démolir toutes les lois de la cristallographie terrestre. Et du moment que la chimie terrestre s’applique aux étoiles, il n’y a aucune raison que la cristallographie terrestre ne s’applique pas à Mars. Non, ces prismes ne peuvent être qu’artificiels.

— Il y a donc eu une humanité sur Mars. Peut-être existe-t-elle encore, dit Bernard à Ingrid qui se tenait près de lui. Et pour lui-même il ajouta : Je suis sûr de ne pas avoir rêvé, l’autre nuit, maintenant.

Paul et Sig examinaient soigneusement les prismes. Ils étaient hauts d’environ trois mètres, et épais de 70 cm.

— À quoi diable cela a-t-il pu servir ? Et quel est ce métal ?

Sig s’approcha d’un des prismes, et à l’aide d’outils essaya d’en détacher une parcelle.

— En tout cas, c’est très dur.

Finalement, sous un violent coup de marteau, une partie de l’arête saute. Sig la saisit, appela Ingrid, et disparut dans le Rosny. Quand il revint, il déclara :

— Alliage de platine, en faible partie, et d’iridium. Chaque prisme représenterait une fortune sur la terre.

— En voilà qui avaient de l’argent à revendre, s’exclama Arthur. Mais cela ne nous dit pas à quoi cela servait !

— Peut-être était-ce un temple, suggéra Louis. Ce métal précieux…

Ray haussa les épaules :

— Ce n’était pas forcément un métal précieux, pour eux.

— Évidemment. Nous n’en savons rien !

— Le mieux qu’il y a à faire, dit Bernard, c’est de creuser à la base.

— Voilà bien le géologue. Creuse tant que tu voudras. Je vais faire quelques photos aux environs. Tu viens, Louis ? Il y a une carte à faire, ici.

— Non, je reste. Je veux savoir où ça s’enracine.

Ils commencèrent les travaux de déblaiement. Une légère excavatrice, sortie des soutes du Rosny, fut mise en action. Rapidement, sous la conduite experte d’Arthur, elle creusa un entonnoir dans le sable meuble. Ils parvinrent ainsi, vers deux mètres de profondeur, à une surface de métal lisse dans laquelle s’enfonçaient les prismes, sans qu’on puisse voir une solution de continuité. Paul et Sig descendirent dans la fosse.

— Étrange, commença ce dernier…

Venant de loin, on entendit un coup de feu, étouffé, un autre, isolé, deux encore. Puis le silence…

— Ray ! Ray !

L’appel, amplifié par les mégaphones qui faisaient partie du casque, résonnait lugubrement dans l’espace vice. Ils s’étaient répartis en trois groupes de recherches depuis le moment où à 1 km 800 du camp, hors de la vallée, ils avaient trouvé les douilles vides du fusil de Ray et l’arme elle-même, le canon tordu et à demi cisaillé comme par des pièces puissantes. Sur le sol les traces de pas finissaient brusquement et étaient remplacées par une piste étrange, une piste faite de trous espacés, dans le sable.

— Ray !

Cela sonnait comme un cri dérisoire, dans l’immensité plate. Le son planait longuement et retombait sans réponse.

— Ray ! Ray !

Paul pleurait de rage et de désespoir.

— C’est ma faute. J’aurais dû lui interdire de s’éloigner.

Un fusement puissant le fit se retourner. Sig et Bernard avaient sorti le H.G. Wells, et prenaient leur vol. L’avion monta, brillant dans le ciel noir, sous le pâle soleil, tournoya et fonça vers l’est, dans la direction où partait la piste. Sig était aux commandes, Bernard examinait le sol, cherchant le moindre indice. Tous deux, même l’impassible Suédois, bouillaient de fureur et de douleur contenues. Comme ils l’aimaient, au fond, leur compagnon perdu, le silencieux américain féru de photos et d’aventure ! Une colère terrible leur venait contre ces ennemis inconnus qui attaquaient sans provocations.

Ils survolèrent une assez haute colline, où se creusait un grand porche qui semblait naturel. La piste s’y engageait. L’avion piqua vers le sol et vint s’arrêter à 30 mètres de l’entrée. Ils bondirent au dehors, une musette pleine de grenades à la hanche. Après quelques mètres dans la caverne, ils s’arrêtèrent, prudents, examinant les lieux. C’était une large voûte, d’une vingtaine de mètres de haut, qui disparaissait peu à peu dans l’obscurité. Ils avancèrent aux aguets, une grenade à la main. Rien ne bougeait. Les empreintes avaient disparu sur le sol rocheux. Puis, dans un rayon de la lampe de Sig, ils virent un objet étrangement familier : l’étui de cuir du Leica de Ray. Bernard le ramassa. Il était vide et fermé. Il l’ouvrit, en retira un papier chiffonné. Quelques lignes au crayon y étaient tracées, presque illisibles.

Prisonnier. Crabes métalliques. Martiens ressemblant à hommes, mais petits, très laids. Crois en ai tué un. Confiance. Ai vu pire. Suis tenu par pince, serre un peu, ça ira. Ne pas se risquer pour moi (souligné trois fois).

Bernard et Sig se regardèrent à travers la vitre de leurs casques. La même pensée leur venait : On y va !

— Non, dit finalement Sig. Nous sommes trop peu. Nous reviendrons en force.

Bernard le saisit par le bras.

— Attention.

Ils éteignirent les lampes et s’aplatirent dans une anfractuosité. Un cliquetis métallique se rapprochait, accompagné du traînement, de quelque chose de lourd par terre. Sig tourna la lentille de sa lampe de façon à projeter un mince faisceau très loin et ralluma. Le rayon balaya le sol, s’éloigna et se fixa à environ 50 m. C’était un grand engin, de trois mètres cinquante à quatre mètres, imitant parfaitement un crabe, avec ses 3 pattes, ses deux pinces, ses antennes et ses petits yeux pédonculés. Mais une certaine raideur du mouvement trahissait la machine. Elle s’avançait vers eux à la vitesse d’un cheval au trot.

D’un même geste, ils lancèrent leurs grenades et plongèrent au sol. C’étaient de puissants engins, chargés de briseite. À la lueur des lampes et des explosions, ils virent des fragments de métal jaillir dans toutes les directions, la carapace crevée tituber, puis s’affaler sur ses jambes broyées. Les débris de métal et de roches retombèrent en pluie. Ils entendirent un crissement au-dessus d’eux et levèrent les yeux. Un pan de voûte menaçait de s’effondrer.

— Dehors ! Vite !

Ils coururent, donnant toute leur vitesse. Derrière eux, avec fracas, la caverne croulait. Encore 10 mètres, encore cinq… Bernard sentit un choc violent à la tête et sombra dans le noir.

La première chose qu’il vit en reprenant conscience fut le visage inquiet de son compagnon. Il était étendu sur le plancher de l’avion. Près de lui, l’étui de Leica de Ray. Il se rappela leur recherche, le combat, l’écroulement.

— Que m’est-il arrivé ?

— Ah, te voilà revenu à toi ! Tu as reçu un bloc sur la tête. Sur Terre, avec le volume qu’il faisait, il t’aurait tué. Ici la faible gravitation a joué et ton casque t’a protégé.

— Où sommes-nous ?

— En l’air. On revient au camp.

— Et la grotte ?

— Finie, la grotte. Il n’y en a plus. Ah voici la vallée. Nous arrivons. Mais… Qu’y a-t-il ? Bernard, regarde !

Bernard se leva péniblement. Il sentait une douleur cuisante derrière la nuque, et son cerveau était lent et confus. Il réussit à s’asseoir dans le second siège et regarda en dessous par le panneau vitré. Autour du Rosny c’était un grouillement de crabes. Il y en avait peut-être une centaine. La coupole de l’astronef tournait sans cesse, et son canon tirait coup après coup. Les obus explosaient dans le sable, criblant les ennemis d’éclats, ou sur les carapaces qui se trouaient. Un bon nombre de crabes était déjà hors de combat, mais il en venait toujours d’autres sortant d’une grande trappe dans le sol à 4 ou 5 km du camp. Une dizaine de machines secouaient rageusement de leurs pinces les plans de l’astronef. D’autres poursuivaient le Jules Verne qui roulait en zigzag, crachait le feu de ses mitrailleuses quadruples.

Un instant, ils furent atterrés par le nombre des ennemis ; déjà Sig se ressaisissait.

— Heureusement que les bombes sont amorcées. Bernard, attention à bien viser ! D’abord dans la trappe.

Il avait un visage tendu et dur. Bernard vit sa propre face dans une surface nickelée, face crispée par la douleur et la volonté de tenir bon. Le Wells, après une courbe, piqua vers le but. Bernard se pencha sur le viseur, et quand la trappe qui vomissait les machines ennemies fut dans le champ, il abaissa la manette des bombes. Se retournant, il vit les points brillants de ses projectiles suivre l’avion, baisser, basculer et disparaître. Puis des volcans semblèrent s’ouvrir sur les bords de la trappe. Quelques secondes après le bruit des explosions lui parvint. L’avion retourna pour observer les résultats. Le sol était couvert de débris de machines et le système qui les amenait à la surface du sol devait être détruit, car il n’en arrivait plus.

— Une chance que Paul ait tant insisté pour que nous emmenions et tenions toujours prêt cet armement formidable. Et moi qui riait ! dit Bernard.

— Aidons les copains, maintenant.

Ils revinrent au-dessus du champ de bataille. Le Rosny se défendait âprement, et les assaillants étaient gênés par les débris de leurs camarades qu’ils étaient obligés d’écarter pour approcher.

— Ils n’ont pas de canons, murmura Sig, soulagé.

Le Jules Verne, lui, était en mauvaise posture. Il était à peu près cerné et devait avoir épuisé ses munitions. Le Wells fonça vers lui, et les canons de 20 mm placés dans ses ailes crachèrent. Deux crabes s’effondrèrent. Les autres refluèrent. Et soudain ce fut la panique. Tous se rassemblèrent et se mirent à fuir, d’une allure rapide. Sig et Bernard déversèrent sur eux le restant de leurs bombes, disloquant les colonnes. Puis, comme Sig piquait sur les traînards et les criblait de projectiles, Bernard glissa à nouveau dans l’inconscience.

Chapitre III Les martiens noirs

Des fragments de conversation parvenaient à ses oreilles. Il était étendu sur son lit, dans le dortoir. Il était bien, dans une demi torpeur très agréable. Il avait la tête bandée, il le savait. Ses camarades étaient dans la coupole.

— Oui, disait la voix de Paul, la leçon a été rude. 122 machines détruites. Ils connaissent maintenant nos moyens de défense. Et comme il y avait deux martiens par machine, cela fait 244 morts chez eux. Pas de prisonniers. Ceux qui n’ont pas été tués par les obus sous les bombes sont morts de la brusque dépression. À ce qu’il semble, ils doivent vivre dans des cavernes avec une pression atmosphérique semblable à la nôtre. Et ils supportent la dépression encore plus mal que nous.

— Nous devons une fière chandelle au Jules Verne, dit Louis, et à celles qui le montaient. Sans le sang froid d’Hélène et d’Ingrid, je ne sais si nous aurions pu regagner le Rosny.

— Oh, dit Hélène, tout le mérite en revient à Ingrid. J’avais peur, et je crois que les zigzags de l’auto étaient plus dus à ma frousse qu’à mon habileté. Mais elle n’a pas eu une seconde de crainte. Ma parole, je crois qu’elle était heureuse avec ses mitrailleuses. Elle chantait !

— Ah, voici le docteur. Comment va-t-il ? S’enquit Sig.

— Bernard ? Il sera debout dans trois jours ! Ingrid est avec lui.

Il se rendit alors compte que ce qui était posé sur son front, était la main de la jeune suédoise.

Il s’éveilla de nouveau. La tête ne lui faisait plus guère mal, mais à peine un léger lancinement. Mais il se sentait faible, sans aucune envie de bouger. Il était seul dans le grand dortoir. Le silence le plus complet régnait dans l’appareil. Probablement les autres étaient-ils dehors, en train d’examiner les débris des machines martiennes. Il tourna lentement la tête pour voir l’heure au réveil de Paul. Il était deux heures trente. À côté de lui, sur un guéridon, était un verre plein, avec un papier appuyé contre lui, portant : Bois. Il obéit. Ce n’était pas mauvais, rafraîchissant plutôt. Il se laissa retomber dans son lit, las et tranquille. Puis il s’endormit.

Des bruits de pas le tirèrent de son assoupissement. Le cercle du hublot était sombre, et une petite lampe brûlait en veilleuse, sur la table centrale. Les pas se rapprochaient. La porte glissa, et Ingrid et Hélène entrèrent.

— Comment te sens-tu ?

— Plutôt bien. Un peu vaseux. Mais ça ira mieux quand je pourrai me lever.

— Demain matin peut-être.

Elle lui prit le poignet.

— Pas de fièvre, ou peu. Ça va.

— Alors, c’est vous qui avez sauvé l’expédition ? Comment cela s’est-il passé ?

— Oh, ce fut très simple et très rapide. Paul, Louis et Arthur étaient à l’excavatrice qu’ils voulaient rentrer avant de partir de leur côté à la recherche de Ray. Ingrid et moi, nous mettions des provisions dans le Jules Verne. Puis les crabes ont surgi. Ils eurent coupé la retraite aux autres en un rien de temps. Ingrid m’a projetée au volant et a bondi sur les mitrailleuses. Et le moteur qui ne voulait pas partir ! Puis, je me suis retrouvée cramponnée au volant, faisant des zigzags, pendant que les mitrailleuses tiraient tant qu’elles pouvaient. J’ai vu les crabes battre en retraite, les copains bondir par la voie ainsi rendue libre, s’engouffrer dans le Rosny. Le canon a tiré. J’avais très peur. Ingrid chantait et hurlait des imprécations. Puis, il n’y a plus eu de munitions et nous avons fui. Enfin, vous êtes arrivé. Mais ce flot de crabes ! Quel cauchemar ! C’est curieux que leurs machines ressemblent autant à un crabe terrestre ! Pendant un moment, nous les avons crus vivants ! Et tout le temps j’avais sous les yeux celui que j’ai autrefois disséqué en année préparatoire de médecine, et qui gigotait dans le bassin pendant que je l’épinglais ! Je me voyais déjà disséquée par eux. Juste retour !

— Et les martiens ? Comment sont-ils ? Ray a écrit qu’ils ressemblent aux hommes, en plus laid.

— Tu les verras demain. Il y en a trois dans la chambre frigorifique, qui attendent notre scalpel. Les autres, nous les avons enterrés. Ce sont d’affreux nains tout noirs. Maintenant assez parlé. Il est 7 heures 30. Tu verras les copains quand ils viendront se coucher. Je te laisse Ingrid.

— Et toi, à quoi pensais-tu pendant le combat ?

— Moi ? J’étais surexcitée, heureusement peut-être. Et aussi, quoiqu’en dise Hélène, j’avais peur. Je voulais montrer à tous que je tenais ma place. Mais ne parle plus. Repose toi.

Elle s’assit à côté de lui, alluma la lampe de chevet, et se mit à lire un des livres suédois de Sig. Il la regardait, à la lumière de la lampe. Son fin profil se détachait sur le fond sombre. Ses cheveux cuivres s’épandaient en nappes sur ses épaules. Elle était très belle ainsi, avec un léger pli d’attention au front. Elle avait l’air calme, douce et fière.

Était-ce la même qui riait et chantait dans la bataille ? Il avait toujours jugé la femme l’égale de l’homme, mais non son homologue. Et voici qu’Hélène et elle avaient fait exactement ce qu’il aurait fait. Elles avaient combattu exactement comme leurs camarades masculins. Et encore ! Lui, au combat, ne riait pas. Il faisait les gestes nécessaires, s’irritait d’être obligé de tuer et de risquer sa vie. Il y avait en lui un peu d’irritation de la découvrir différente de ce qu’il imaginait. Autre chose était de chiper un voilier avec son frère, ou même de s’introduire dans un astronef, et de combattre des êtres dont on ignore la puissance en riant et en chantant. Au fond, il éprouvait pour elle un sentiment complexe, fait d’amour, d’admiration, d’envie et d’une légère désapprobation. Je suis stupide, pensait-il. La désapprouver de nous avoir aidé ! Mais il se demandait si elle ne manquait pas un peu d’humanité. Il se remémora ce que Sig lui avait dit sur elle : « Elle est très simple. Elle a envie de rire, et elle rit. De pleurer, et elle pleure. Loyale et prête à tout pour des amis. Impitoyable et vindicative pour des ennemis. Allant toujours au bout de sa pensée et de ses actes. Il ne lui manque que de connaître la peur et la pitié. C’est un cristal de roche, limpide et dur. Elle sera une aide précieuse et un appui sûr pour l’homme qu’elle aimera. Mais elle n’aimera que quelqu’un qu’elle sentira plus fort qu’elle. » Or il ne se sentait pas du tout cet homme.

— Tu as eu un cran extraordinaire, m’a dit Sig, fit-elle tout à coup, comme répondant à sa pensée. Tenir bon jusqu’au bout avec cette blessure à la tête ! Je n’en aurais pas été capable.

Ce fut pour lui comme un premier jour de soleil après un rude et pluvieux hiver.

— Oh, il fallait bien, dit-il simplement.

Bernard regardait le cadavre étendu devant lui, sur la table de dissection. Hélène préparait les scalpels et les autres instruments nécessaires.

— C’est bien un homme, constata-t-il. Voyons. Prenons d’abord les mensurations anthropologiques : taille 1 m 47. Crâne brachycéphale, peau fauve, cheveux noirs, nez platyrhinien…

Il emplit ainsi une page de son calepin. Prognathisme alvéolaire supérieur. C’est bien un homme, encore qu’il soit fort laid. C’est toi qui le disséqueras. Tu as beaucoup plus l’habitude que moi, et tu connais bien mieux l’anatomie humaine. Tu seras capable de noter les différences, s’il y en a. Pour moi, je vais préparer les coupes histologiques.

— Entendu, dit-elle. Et elle commença.

Tchak ! Un bruit léger les fit se retourner. Louis était sur le pas de la porte, le Leica braqué !

— Ray ne m’aurait pas pardonné de rater cette photo !

— A-t-on des nouvelles ?

— Rien encore, hélas. Sig et Paul sont partis avec le Wells vers la caverne. Par radio, ils ont signalé : rien de neuf. Es-tu indispensable ici pour le moment, Bernard ?

— Non. Hélène s’en tirera fort bien sans moi.

— Alors viens voir les machines martiennes, que tu n’as pas pu contribué à démolir.

Ils revêtirent leurs scaphandres et sortirent. Autour du Rosny, c’était un amoncellement de crabes de métal, tordus et déchirés.

— Viens ici. Il y en a un à peu près intact. Arthur l’étudie.

Ils se faufilèrent entre les débris, et arrivèrent à une machine qui était debout sur ses pattes. Bernard put constater à quel point elle imitait exactement un crabe. Tout y était, même l’abdomen rabattu sur la face inférieure de la carapace. Pour le moment, il pendait, et Bernard vit qu’il dissimulait, quand il était rabattu, la trappe d’entrée. Il se hissa par une mince échelle où ses pieds eurent peine à trouver place sur les barreaux, et déboucha ainsi dans une étroite allée entre des machineries compliquées, à demi masquées par des carters. Il devait se tenir courbé. Arthur, penché, le dos tourné vers eux, examinait des connexions sous un tableau de bord, à la lumière d’une lampe portative. Pas un hublot ne perçait la coque.

— Tu y comprends quelque chose ?

— Oui et non. Pour ce qui est de la conduite, c’est très facile. Du moins en principe. Mais je ne pige rien aux moteurs. En tout cas, ils sont électriques. Sur les 8 pattes, 4 ne servent à rien ; elles ne sont là que pour la ressemblance, et ne touchent pas le sol.

Le tableau de commandes comportait plusieurs manettes peintes en noir, comme tout l’intérieur de l’engin. L’extérieur était brunâtre. Au-dessus cinq écrans blancs étaient disposés en demi cercle.

— Ça, c’est leur moyen de vision, dit Arthur. Paul les a étudiés, et dit que c’est une application de la télévision. Celui du centre correspond aux deux yeux de devant. Les autres aux trois yeux disposés sur les côtés et de derrière. Comme ça, ils avaient toujours tout l’horizon devant eux. Il y avait deux sièges étroits devant le tableau.

— On a trouvé les deux martiens morts là-dedans, morts de dépression, dit Louis. L’un avait à demi enfilé son scaphandre, pas très différent des nôtres. Il n’y a qu’un petit trou, fait par un éclat d’obus. Ça a suffi. Ces engins là ne sont pas blindés contre le canon.

— Malheureusement, l’éclat est allé bousiller les fils sous le tableau, fit Arthur. Ce qui fait que l’engin ne marche pas. Là, je les rétablis. Ça y est. Vous voyez la machine, à l’arrière. Elle a l’air d’un générateur. Le fil court tout au long et vient rejoindre cette manette. Elle doit donner le contact.

Il l’abaissa. Avec un claquement sec, l’abdomen se rabattit et ferma la trappe. Les écrans scintillèrent, et ils virent le paysage se dessiner, très net. Il y eut un grincement, puis, le plancher tangua, et l’engin se mit en route.

— Halte, fit Louis, en relevant de nouveau la manette. Les écrans s’éteignirent.

— C’est normal, fit Arthur. La bête avait été tuée en marche, elle ressuscite de même.

Ils ressortirent par la trappe ouverte à nouveau. Dehors le soleil se couchait dans la brume rougeâtre faite de sable soulevé, habituelle des soirs de Mars. Une mélancolie funèbre s’étendait sur le champ de bataille. Les hublots du labo et ceux de la coupole étaient allumés.

— Qui est là-haut ? demanda Bernard.

— Ingrid. C’est son tour de veille.

— Paul et Sig ne devraient pas tarder à rentrer. Voici la nuit.

Ils allèrent directement au poste de radio. Aucun message n’était inscrit sur la bande enregistreuse.

— Les voilà, lança la voix claire d’Ingrid.

Ils se précipitèrent aux hublots avant. Dans le crépuscule le Wells atterrissait, traînant une comète flamboyante. Deux silhouettes familières en sortirent, deux seulement.

— Ils ne l’ont pas retrouvé.

Au dîner, les explorateurs firent leur rapport. Ils avaient réussi à franchir l’éboulement, mais quelques dizaines de mètres après, un autre éboulement, massif celui-là, les avait arrêtés.

— Et toi, Hélène, ton rapport ?

— À part quelques légères différences, portant surtout sur le trajet des artères, l’être que j’ai disséqué ce soir est bien un homme. Il a cependant les poumons plus développés que nous, et des muscles bien moins puissants. Cerveau à première vue normal. La plus curieuse anomalie est présentée par les dents, qui sont soudées entre elles. Mais je n’ai eu qu’une première vue.

— Tu as examiné leurs machines, Paul. Qu’en penses-tu ?

— C’est très bizarre. Leur générateur d’électricité repose sur les mêmes principes que les nôtres. L’entraînement en est assuré par un petit moteur à explosion, qui fonctionne à l’aide d’un liquide que je serais heureux que tu analyses, Sig. Ce n’est pas de l’essence. Il est très silencieux. Mais si les principes sont analogues aux nôtres, la technique est très différente. Les pattes sont mues par des muscles artificiels contractiles, excités par l’électricité. Il y a des appareils de contrôle très ingénieux. Tout cela dénote un degré de connaissances qui cadre très difficilement avec une ignorance des canons ou des explosifs, ou en tout cas d’un moyen d’attaque plus efficace que leurs pinces. Il y a là un mystère…

Chapitre IV L’odyssée de Ray

Deux mois s’écoulèrent ainsi, occupés par les travaux et les recherches. Ils explorèrent plusieurs centaines de kilomètres carrés. Mais c’était toujours le même désert. À peine virent-ils, çà et là, d’autres prismes d’iridium, toujours disposés par 7, et toujours mystérieux. Leurs travaux de déblaiement, au camp de l’Heptagone, les avaient mis en présence d’une plaque épaisse en iridium également, où les 7 prismes prenaient base. Aucune hypothèse satisfaisante n’avait pu être formulée. Et chaque jour décroissait l’espoir de revoir leur compagnon perdu.

Les jours étaient monotones – travaux, corvées, recherches – Arthur avait, aidé de Paul, remis, complètement en état la machine martienne et s’en servait habilement. Elle atteignait une vitesse maximale de 65 km/h. Mais on l’utilisait peu, la provision de carburant martien trouvée dans les autres crabes touchant à sa fin. C’était un hydrocarbure très explosif.

Un soir, vers la fin du deuxième mois, ils étaient assis autour de la table. Dehors le vent soufflait plus fort que d’habitude, et le sable tournoyait. C’était un soir sinistre. Sans raison, ils se sentaient nerveux, irritables. Hélène surtout se sentait mal à l’aise. Soudain, elle se dressa, parla.

— Écoutez !

Ils retinrent leur respiration, et n’entendirent que le vent et le crissement du sable contre la coque.

— Je suis sûre, dit-elle d’une voix étranglée, je suis sûre que quelqu’un a manœuvré la porte étanche.

— Tu rêves, dit Paul. Aucun crabe ne s’est approché. Les radars l’auraient décelé, et tu aurais entendu les sonneries d’alerte !

Cependant il se leva, fit une enjambée comme pour aller vérifier, puis se rassit. Des bruits de pas très nets s’entendirent dans la chambre d’à-côté. En un bond, ils furent debout. Paul saisit son revolver, Sig et Bernard empoignèrent leurs chaises par le dossier, Louis prit son couteau, et Arthur tira de la poche de sa salopette une lourde clef anglaise. Hélène resta sans bouger. Ingrid se tint prête à saisir le pot d’eau qui bouillait pour le café, sur le réchaud.

Les pas approchaient. La porte s’ouvrit, et, havé, déguenillé, maigre, mais admirablement rasé, parut Ray.

Ils étaient réunis dans la salle commune, autour de la table. Ray, voluptueusement allongé dans un fauteuil, leur racontait son aventure. Quand il s’était éloigné des prismes, il n’avait d’autre intention que de pousser une reconnaissance derrière un éperon rocheux qui masquait la vallée. Quand il l’eut tourné, il vit que par un ravin, on pouvait accéder au plateau de l’autre côté du canon. Il escalada donc un amas de roches éboulées, puis une pente caillouteuse et se trouva nez à nez avec un crabe arrêté. Ses occupants, revêtus de scaphandres, couchés au bord de la falaise, observaient attentivement les terrestres. Ils le virent au même moment. Ils bondirent vers le crabe, tout en lui lançant quelque chose qui ressemblait à un oursin. Il pensa à une grenade, et tira. Un des martiens tomba, l’autre s’engouffra dans son engin et le mit en marche. Ray se pencha sur sa victime, regrettant son geste hostile. L’être était tombé à plat ventre. Il le retourna et vit, à travers la vitre du casque, un visage humain malgré sa laideur. Il entendit un cliquetis et un second crabe, venu de nulle part, semblait-il, lui arracha sa carabine des mains, la cisailla et la tordit, et le saisit lui-même par le milieu du corps, sans serrer.

— C’était une curieuse impression. J’étais tenu en l’air et emporté à toute vitesse ; j’avais les bras libres, mais mon revolver était à ma ceinture, coincé dans la pince, et, de toute façon, il ne m’aurait été guère utile. Il me vint alors à l’idée de laisser un message pour vous. Non sans difficultés, car j’étais terriblement cahoté, et douloureusement meurtri à la taille, je réussis à atteindre mon carnet et à vous écrire quelques mots. Puis je tirai mon Leica de mon étui, le glissant dans la poche de mon scaphandre, sur la poitrine, mis le message à sa place, et laissai tomber l’étui comme s’il m’avait échappé, au moment où j’étais entraîné dans une grotte. Je fus emporté dans les ténèbres pendant une dizaine de minutes, à une allure qui ne devait pas excéder le 20 à l’heure. Puis, je vis, au fond du souterrain, une petite lueur qui grandit et se transforma en une vive lumière. Le souterrain s’arrêtait devant une porte de métal. La lumière émanait de tubes semblables à ceux qui, sur Terre, servent à la publicité. Après 30 ou 40 secondes d’attente, la porte s’ouvrit à la manière d’un obturateur photographique. À peine étions-nous passés qu’elle se referma, avec un claquement sec. Nous étions dans un sas, devant une porte identique qui s’ouvrit aussitôt, et nous pénétrâmes ; moi, toujours à bout de pince, dans une vaste caverne brillamment illuminée. Là étaient rangés à perte de vue des crabes aux pattes repliées. Des martiens sans scaphandres circulaient autour. Au centre un tapis roulant filait vers le fond de la grotte, qui se perdait dans une luminosité vague. La pince qui me tenait se desserra, et me lâcha. Je fis quelques pas en chancelant, j’avais la tête douloureuse, j’étais meurtri, j’avais faim et soif. Une bande de Martiens m’entoura tout de suite. My God ! Ce qu’ils sont laids. J’ai eu tout le temps de m’y habituer depuis, mais sur le moment, j’en ai eu presque la nausée. Deux d’entre eux m’empoignèrent par les bras. Je les dépassais de la tête et des épaules. Ils ne semblaient pas avoir d’armes. S’ils sont affreux et mal bâtis, leurs vêtements ne manquent pas de grâce. Vous n’en avez point vu, car sous leur scaphandre, ils sont nus. C’est une sorte de toge, noire ou brune, dans laquelle ils se drapent.

« Mes gardes m’entraînèrent vers le tapis roulant, s’y assirent et m’y firent asseoir. Ils agissaient avec une confiance surprenante. Il ne semble pas leur être venu à l’idée, jusqu’à mon évasion, que je puisse être dangereux. Après avoir glissé pendant 200 à 300 mètres dans la salle, entre deux rangs de crabes au repos, le tapis s’engouffra dans un tunnel, faiblement éclairé celui-là. Un autre tapis glissait à notre gauche, en sens contraire, transportant un grand nombre de pièces de métal, de moteurs et de martiens en toge. Petit à petit la chaleur s’accroissait, tant et si bien que je dévissais mon casque. En effet, ou bien l’atmosphère environnante était irrespirable pour moi et autant valait s’en rendre compte tout de suite et agir en conséquence, ou bien c’était le même air que le nôtre, et j’avais tout avantage à économiser celui de mes réservoirs pour une évasion future. Pour la pression, le manomètre du scaphandre indiquait une atmosphère et demie, supérieure donc à celle de la Terre, mais pas assez pour m’incommoder. Je dévissai donc prudemment, et m’aperçus avec joie que je respirais sans difficulté.

« Quelques centaines de mètres après que nous eûmes quitté la grande salle, le tapis roulant s’engagea sur une pente assez prononcée. Elle augmenta, jusqu’à devenir presque verticale. Au fur et à mesure le tapis se disjoignait en lames qui restaient horizontales. Nous arrivâmes ainsi à une profondeur que j’évalue à 180 ou 200 mètres. À ce moment, on me fit prendre un ascenseur qui descendit encore de 100 mètres, et déboucha par la voûte dans un immense monde souterrain.

« Imaginez une grotte de plusieurs kilomètres carrés, brillamment éclairée, plantée d’arbres, traversée de rivières, et semée d’habitations en forme de cylindre coiffé d’un cône très allongé. La voûte avait au moins 500 mètres de haut. Notre ascenseur descendait dans un tube de verre ou de matière transparente, et j’avais une forte impression d’insécurité. Il ne se composait en effet que d’une simple plate-forme sans garde-fou, et il y avait entre son bord et le tube un hiatus d’un bon mètre. Mes regards pouvaient plonger vers le bas. Vu sous un angle oblique, le tube n’était plus guère transparent, mais avait l’air brillant comme du mercure.

« Nous nous rapprochions du sol à une allure modérée. J’eus ainsi tout le temps d’observer la vallée. J’emploie ce terme, car plutôt que d’une grotte, l’impression était d’une vallée encaissée. La voûte disparaissait dans une irradiation violente, et les parois dans le lointain. À mesure que nous descendions, les détails se précisaient. J’aperçus des routes sur lesquelles circulaient des engins à pattes, analogues aux crabes, mais découverts, avec seulement quatre pattes, et de nombreuses tentacules souples. D’autres machines glissaient sur les rivières. Par places la végétation était dense, et semblait cultivée intensivement. Les arbres étaient les uns verts, les autres rougeâtres.

« À la fin, nous touchâmes le sol. Je fus conduit à pied jusqu’à une bâtisse, qui comme les autres était cylindro-conique, mais qui s’en différenciait par ses plus grandes dimensions. Une porte automatique s’ouvrit devant nous. Elle donnait sur une vaste salle cylindrique, aménagée comme une salle de conférences terrestre, ou un tribunal. Sauf toutefois que derrière la place réservée au conférencier ou au juge, était un large écran blanc. Sur l’estrade, douze martiens siégeaient, en toges blanches, et les bancs étaient garnis d’une foule dense, uniquement masculine. Je devais voir des femmes que bien plus tard. Cette foule était profondément silencieuse, et, ainsi que les douze de l’estrade, fixait l’écran, qui scintillait. Dans un coin, un martien surveillait et dirigeait une machine compliquée.

« Ils vont me faire voir leur cinéma, pensai-je.

« Ce en quoi je me trompais beaucoup. Le scintillement de l’écran cessa, et peu à peu des images apparurent, d’abord floues, puis nettes. Je vis alors le Rosny entouré de crabes, se défendant à coups de canon, et le Jules Verne qui fuyait sans tirer. »

— Nous n’avions plus de munitions, coupa Hélène.

— C’est ce que je pensai, et je fus inquiet. Tout à coup l’avion apparut et bombarda. Les images se brouillèrent, au grand désappointement de l’assistance, qui se mit à s’agiter, sans parler toutefois. Alors un de mes gardiens s’avança et, respectueusement me sembla-t-il, s’adressa aux 12. Il s’exprimait dans une langue gutturale, où le vocable eckli revenait fréquemment ; sa voix était faible. Son discours dura bien une demi-heure. Les 12 se concertèrent assez longuement ; la foule, avec une absence de curiosité qui me parut étrange – je pense à la sensation que ferait un martien à New York ou à Paris – sortit. Peut-être était-ce par discipline, pensai-je. La suite des événements me prouva que cette hypothèse était bonne. Enfin, celui qui avait l’air le plus âgé répondit à mon garde, qui approcha alors un micro, ou quelque chose du même genre de sa bouche et dit quelques mots. Une vingtaine de martiens surgirent d’une porte, tandis que les douze sortaient de l’autre côté. Les survenants se jetèrent littéralement sur moi. J’essayai de tirer mon revolver, ne le pus, en assommai 5 ou 6 à coup de poing. Je fus frappé, pincé, serré, je reçus un choc au crâne et m’évanouis.

« Je repris connaissance dans une salle circulaire, à plafond bas, sans aucune ouverture visible. Les murs étaient ornés de bas-reliefs où gambadaient des crabes stylisés. J’ai eu tout le temps de les étudier et de les photographier, car je suis resté dans cette salle près de deux mois. Il y régnait une vive lumière, continue, ce qui me gêna d’abord beaucoup pour dormir ; puis, je m’y suis habitué. Les deux premiers jours, j’y suis resté absolument seul. Puis on me fit sortir, étroitement surveillé, une fois par 24 heures. On me faisait parvenir pendant mon sommeil une nourriture abondante et excellente, mais fort peu nourrissante, du moins pour moi. Il y entrait surtout des gélatines et des fruits. J’étais inquiet et assez déprimé. Je savais d’après ce qui s’était passé dans la salle du conseil que vous aviez été vainqueurs, mais ils pouvaient vous avoir attaqués de nouveau. Il est vrai que maintenant que vous étiez avertis du péril, vous feriez bonne garde. Autant que j’avais pu le voir, leurs armes étaient insignifiantes comparées aux nôtres. Je ne savais pas alors qu’ils sont au contraire, assez puissamment armés, et que s’ils ne se servaient pas de ces armes, c’était par suite d’une prohibition rituelle liée à leur religion. Mais cette période va bientôt prendre fin.

« Le huitième jour, comme je commençais à trouver le temps réellement long, la porte s’ouvrit, et un martien entra. Il était très vieux. Après m’avoir examiné de façon attentive, il s’assit par terre en face de moi, et me posa une question, en sa langue. Bien entendu, je ne compris pas. Il parla alors dans un autre idiome, très différent. Comme je restais sans réagir, il eut l’air très surpris. Il en vint alors à gesticuler d’une manière compliquée, ce qui évidemment n’eut pas davantage de succès. J’en déduisais qu’il devait y avoir trois races sur Mars. Il tira alors de sa toge une musette, et en sortit du papier et un crayon. Il dessina au centre du papier un disque rayonnant, puis un cercle concentrique, avec un gros point à un endroit, un autre, un autre encore. Il en dessina ainsi 10. Je compris soudain que c’était une représentation du système solaire. Le dixième cercle devait se rapporter à une planète trans-Plutonnienne qui nous est inconnue. Il posa un doigt sur le cercle représentant l’orbite de Mars et dirigea son autre main vers lui-même. Cette main présentait une singularité : elle comportait 6 doigts, alors que celles de tous les martiens que j’avais vus n’en comportait que 5 comme les nôtres. À mon tour, je posais le doigt sur l’orbite de la Terre, et me désignais. Il parut satisfait. Il dessina alors avec une habileté et une rapidité merveilleuse un martien, et dit le mot correspondant : Knix. Puis, il me regarda. Je ne sais pourquoi, au lieu de terrien ou terrestre, je répondis : tellurien. Je ne voulus pas rectifier par peur de tout embrouiller. La leçon continua pendant deux heures. Puis il partit.

« Il revint le lendemain et tous les jours suivants, tant que dura ma captivité. J’avais obtenu du papier et un crayon – mon calepin était perdu – et je fis un lexique Français-Martien. Je lui ai enseigné le français, que nous parlons tous au lieu de l’anglais que ni Louis ni Arthur ne comprennent. Je suis doué pour les langues. Eh bien, quoique le martien soit fort simple, et le français très compliqué, cet animal de Niup – c’est son nom – s’exprimait en un français passable avant que je puisse tourner une phrase élémentaire en martien.

Chapitre V Préhistoire et histoire de Mars

« C’est ainsi que vers la fin de ma captivité, j’ai eu quelques lumières sur le monde martien. Je ne prétends pas en faire un tableau détaillé. Il y avait malgré tout bien des incompréhensions entre Niup et moi. J’aurais aimé rester un peu plus et en apprendre davantage, mais il y allait de ma vie. Voilà ce que j’ai pu démêler.

« Mars est actuellement, à sa surface, un monde irrémédiablement stérile, et toute la vie s’est réfugiée dans les profondeurs de la planète. Les martiens habitent d’immenses cavernes, naturelles ou artificielles. Ces profondeurs, trois races se les partagent. Les Martiens noirs, d’abord. Les Martiens jaunes, leurs ennemis mortels, dont j’aurai à reparler. Puis les Martiens rouges. Sur ceux-ci j’ai très peu de renseignements. Si j’ai bien compris Niup, ils seraient très différents et descendraient d’insectes analogues à nos fourmis, mais de taille humaine. Au dire de Niup, il y a bien 30 000 ans terrestres qu’on n’a eu de leurs nouvelles.

« Les annales des Knix remonteraient à trois cent mille siècles. À ce moment-là il n’y avait qu’une seule race humaine sur Mars. Elle était très nombreuse et puissante. Elle vivait sur un sol fertile, et aurait même envoyé une expédition sur la Terre, qui ne serait jamais revenue. Mais cet important événement se serait passé à peu près 1000 ans avant le début des annales, et 5 ans seulement avant le déclenchement de la guerre qui devait ruiner Mars. Toujours est-il qu’il y a 30 millions d’années, les martiens humains déclenchèrent la guerre contre les martiens insectes qui devenaient envahissants. Cette guerre devait durer 1000 ans. Les annales commencent à la fin de ce conflit, et sont au début très confuses. Il y est question de victoires, de défaites sans qu’on sache très bien par qui ces victoires sont remportées. Il y a bien un résumé de la guerre, mais il est contradictoire. On peut toutefois déduire ceci : après 2 ou 300 ans de guerre, il se produisit au sein de l’humanité martienne un curieux phénomène : l’espèce muta. Brusquement et un peu partout des enfants naquirent, qui étaient très différents de leurs parents. Les naissances étranges se multiplièrent, pendant que l’ancienne race diminuait en nombre. 250 ans après la naissance du premier martien jaune, toute l’humanité primitive avait disparu. D’après ce que dit Niup, elle devait nous ressembler assez. Au début, les jaunes et les noirs continuèrent la lutte contre les rouges. Mais bientôt les jaunes trahirent leurs alliés, et se tournèrent du côté des « insectes ». Les noirs succombèrent d’abord sous les coups des deux autres. Une après une, leurs villes flambèrent il y avait eu partage du territoire, du temps de leur alliance. C’est alors qu’un de leurs savants inventa un moyen de destruction terrible, si terrible que les annales n’en parlent qu’en termes vagues et horrifiés. La surface de Mars flamba ! Les jaunes et les rouges furent vaincus, mais les noirs avaient déchaîné imprudemment des puissances dont ils perdirent le contrôle. Seuls ceux qui étaient dans de profondes cavernes survécurent. Le combat cessa faute de combattants. Il restait environ 50 000 noirs sous le Sinus Meridiani, à peu près autant de jaunes du côté de Solis Lacus, et quelques rouges, peut-être un millier, quelque part vers le pôle sud. Mars était ravagée, stérile à jamais, et la civilisation de surface était morte.

« Alors commence l’adaptation à la vie souterraine. Elle dura plusieurs milliers de millénaires. La race subit des modifications. Elle se rapetissa, s’embellit – à leurs dire ! Mais elle perdit peu à peu toute faculté d’invention. Rien de neuf n’est sorti de leurs cerveaux, au point de vue scientifique, depuis des millions d’années ; ce fait semble avoir beaucoup préoccupé leurs sages, à cette époque. Les annales reflètent leur angoisse et leur désarroi. À la fin, ils en prirent leur parti. La suite des annales décrit en détail leur histoire jusqu’à environ 5 millions d’années d’ici. Puis il y a un trou d’une dizaine d’années, et le premier fait relaté raconte une bataille souterraine contre les jaunes avec un ton très changé, et des allusions au culte du crabe.

« Bien entendu, je ne vous dis là que ce que je tiens de Niup. Je n’ai pas pu lire le livre moi-même, car c’est un livre très vénéré qu’on ne m’aurait pas laissé toucher, et d’autre part je ne sais pas lire – ou si mal ! – leurs caractères. J’ajoute que les annales comportent plus de 60 000 volumes de 3500 pages chacun !

« Il faut maintenant que je vous dise ce que je sais du culte du crabe. Avant la lacune, les martiens noirs étaient athées, ou pratiquaient une religion assez élevée, analogue à l’islamisme si j’ai bien compris. Niup la pratiquait encore. Mais tous, ou à peu près tous, à 170 individus près, les martiens noirs adorent le dieu-crabe. L’origine de ce culte est très curieuse. Il y a cinq millions d’années, juste avant la lacune, vivait un étrange esprit chez qui les facultés d’invention s’étaient réveillées à un degré inouï. Il s’agit de Mpa, le prophète, l’être le plus révéré du peuple noir, et le plus haï de Niup et de ses quelques partisans. Il semble qu’il ait été persécuté, et qu’il se soit vengé d’une manière atroce. Il inventa une machine qui centuplait la volonté humaine, et il hypnotisa tout le peuple. Il y avait dans un lac perdu du monde souterrain une espèce de crabes gigantesques. Il persuada les noirs que c’était là des incarnations de la divinité, et qu’il fallait leur sacrifier chaque année 100 jeunes gens. Les ancêtres de Niup, qui présentaient la particularité héréditaire d’avoir 6 doigts étaient les prêtres du culte para-islamique. Entraînés à l’exaltation de la volonté par l’ascétisme, ils résistèrent à la suggestion, ils luttèrent pendant 10 ans, ces 10 ans qui manquent sur les annales, dont ils étaient les gardiens et les rédacteurs. Finalement, ils furent vaincus. Mais comme Mpa était le gendre du grand prêtre, il suggéra aux noirs de considérer les hexadactyles comme des parias, indignes de participer au culte du crabe ou d’être sacrifiés à lui. Ils vécurent donc dans leur ancienne foi, méprisés des autres martiens noirs. On leur retira la garde des annales, qu’ils ont toutefois le droit de consulter. Ils se mirent à en tenir pour leur propre compte, ce qui fait qu’ils sont les seuls à être édifiés sur le début de la religion du crabe et sur la valeur de la révélation. Le monde souterrain est gouverné par les douze prêtres du crabe, et les hexadactyles ne conservent plus que le rôle d’interprète, car ils sont les seuls à comprendre la langue des martiens jaunes et même celle des martiens rouges, en grande partie faite de gestes.

« Le prophète avait édicté, entre autres lois, que les victimes ne devraient jamais être volontaires et qu’elles devraient être capturées vivantes sans le secours d’armes autres que les armes blanches. Dans le cas où elles résisteraient avec des armes scientifiques, il était permis d’employer tous les moyens contre elles dans un délai de 75 jours. Voilà pourquoi vous avez été attaqués avec des moyens si inefficaces. Il espérait entretenir ainsi des dissensions sans fin. Dans l’esprit du fou-prophète, les victimes devaient être les martiens noirs. Mais il omit de le spécifier. Chaque planète ayant ses jésuites, les casuistes déclarèrent après sa mort qu’il fallait au dieu 100 jeunes gens de n’importe quelle race. D’où la reprise des guerres contre les martiens jaunes, d’où aussi l’attaque contre vous et mon enlèvement. Quand 15 jours avant la date du sacrifice le nombre de 100 victimes n’est pas atteint, commencent les « jours de terreur ». Les prêtres du crabe et leurs aides parcourent le pays, enlevant les jeunes gens. Personne n’ose sortir. Au besoin ils donnent l’assaut aux maisons. Chaque martien, sauf les hexadactyles, est hypnotisé dès son enfance par les prêtres qui croient fermement remplir un devoir sacré, étant eux-mêmes sous le coup d’une suggestion, de père en fils. On leur imprime ainsi cette idée qui est pour eux une évidence, qu’ils ne doivent ni être volontaires, ni résister en groupes.

« Voici ce que j’ai appris sur l’histoire et la religion des Martiens noirs. J’ai trouvé en Niup un allié précieux. Hélas ! J’ai bien peur que lui et les siens aient payé mon évasion de leur vie. Ils haïssaient terriblement les autres martiens noirs. Mais comme ils ne pouvaient aller vivre ailleurs – ils ont essayé en vain d’entrer en contact avec les martiens jaunes – ils ont bien été obligés de rester à Nro – c’est le nom de leur village souterrain.

Chapitre VI L’évasion

« Vers la fin du deuxième mois de ma captivité, Niup me prévint que je serai bientôt présenté au Dieu.

« Ne craignez rien. Le sacrifice n’a lieu que le surlendemain. D’ici-là, je vous aurai fait évader. Laissez-vous conduire. Vous acquerrez ainsi la connaissance du terrain.

« J’avais gardé avec moi mon scaphandre. On avait voulu me l’enlever, mais j’avais protesté que la pression me gênait beaucoup. J’avais également mon Leica – pas assez de pello, hélas ! – et mon revolver. Je suppose qu’ils n’y avaient pas fait attention au début. Ensuite, je l’avais caché dans le scaphandre. Je crois aussi que d’après ce que leur avait dit Niup, ils devaient me croire résigné à mon sort.

« Un jour, on vint donc me chercher. Je fus encadré par une garde qui brandissait des épées nues. On me conduisit à une rivière où flottait un bateau plat. Il était chargé de guerriers en armes qui encadraient une troupe d’êtres ligotés. Ils étaient au nombre de 99, disposés par paquets d’une dizaine. C’étaient des martiens jaunes.

« Ce sont bien les êtres les plus beaux que je connaisse. Leur peau est véritablement dorée, leurs yeux sont violets, et leurs cheveux comme des fils d’or. Leur taille varie de 1 m 60 pour les femmes à 1 m 70 ou 75 à peu près pour les hommes. Ils étaient vêtus de toges comme les martiens noirs, mais de couleurs brillantes. Leurs traits sont absolument humains et feraient honneur aux races les plus élevées de chez nous. Quand ils me virent, ils me regardèrent avec un intérêt marqué, et se mirent à parler entre eux. Leurs gardiens les frappèrent alors brutalement avec le plat de leurs épées. J’ai encore devant les yeux le visage splendide d’une jeune fille dont la bouche saigna. Je ne pus me contenir, bondis dans l’embarcation, arrachai une épée à un garde, et me mis à taper dans le tas. Comme vous le savez, je suis d’origine écossaise, et on a conservé dans ma famille l’art de se servir d’une épée. Je crois qu’au premier coup j’en ai coupé un en deux. La bataille s’engagea alors ; j’étais handicapé par le fait que l’épée était trop petite pour moi, et d’autre part, je devais faire très attention à ce qu’ils ne déchirent pas mon scaphandre. Pour me gêner encore plus, mon casque que j’avais mis dans une musette, me battait les reins. Tout en me battant de la main droite, de la gauche je cherchais à atteindre mon revolver qui était également dans ma musette. J’y parvins, tirai coup sur coup les quatorze balles. Cela fit un vide. J’en profitais pour bondir jusqu’au groupe le plus proche de jaunes et je réussis à en délivrer cinq avant que les noirs ne reviennent à l’assaut. Mais maintenant nous étions 6, et si mes alliés étaient moins vigoureux que moi, avantagé comme je l’étais par le fait que j’avais grandi dans un monde où la gravitation est bien plus forte, ils étaient très supérieurs à nos ennemis et très habiles dans le combat à l’arme blanche. Finalement, au moment où mon bras fatigué de se lever et de s’abaisser sans cesse, était la proie de crampes douloureuses, nous réussîmes à faire une trouée. Nous prîmes de l’avance rapidement sur nos poursuivants. J’avais d’abord cru que mes nouveaux alliés ne pourraient courir aussi vite que je bondissais. Mais bientôt je vis que c’était moi qui aurais de la peine à les suivre. Leur rapidité à la course est extraordinaire, et ils battraient sans peine tous les records du monde. Nous nous enfuîmes ainsi au hasard, pendant un moment, tournant dos à la ville et allant vers les vergers. Mon idée était de gagner un ascenseur et d’essayer de s’en emparer. Il était évident que mes alliés ignoraient autant que moi la topographie du pays. Soudain, derrière un bosquet se dressa un noir. Je bondis vers lui, l’épée levée. Il sourit et me tendit un papier. C’était un hexadactyle, envoyé certainement par Niup. Tandis que je déroulais le papier, le messager s’effondra, une flèche dans le dos. Diable, pensai-je. Les flèches sont aussi des armes blanches. Nous refluâmes devant les nouveaux arrivants, et nous grimpâmes une pente qui menait vers la paroi même de la caverne. Nous étions à peu près cernés, et je voyais au loin accourir une de leurs machines à tentacules. Nos assiégeants la virent aussi, et cessèrent de nous tirer des flèches. Ils ne cherchaient du reste pas à nous tuer, mais à nous immobiliser par une blessure aux jambes.

« Avant que la machine soit là, nous avions un moment de répit. J’en profitai pour prendre connaissance du message de Niup. Je vis que c’était un plan très détaillé de la région. Je repérai facilement le tertre où nous étions, adossé à la muraille ; à quelque distance, il y avait un demi-cercle dessiné sur la paroi et de là une flèche partait, qui traversait des salles et aboutissait à une représentation du Rosny. Je compris que c’était le chemin de la liberté, et remerciai mentalement mais chaleureusement, Niup.

« D’après le plan, l’ouverture devait se trouver à environ 200 yards à gauche. Je montrai le dessin à mes compagnons et leur fis comprendre par gestes que cette route menait hors de la caverne. Nous allâmes rapidement. Effectivement nous trouvâmes l’entrée, à environ 3 yards au-dessus du sol. Je pris mon élan, bondis, et par un rétablissement me hissai à l’entrée d’une galerie. Je déroulai ma ceinture, et aidai ainsi les martiens à grimper.

« Après un kilomètre ou un kilomètre cinq cent de galerie ascendante, nous débouchâmes dans une vaste grotte, occupée par une dizaine de noirs. Ils nous virent trop tard pour esquisser un geste de défense, et ce fut un massacre sans pitié. Je découvris une porte diaphragme, mais ne pus l’ouvrir. Un des jeunes s’approcha alors, tâtonna un instant, et la porte s’ouvrit. Elle donnait dans une salle plus petite contenant 6 crabes. Je tirai alors mon casque de ma musette, me disposai à le mettre, et m’arrêtai. Je venais de m’apercevoir que les martiens jaunes n’avaient pas de scaphandres. Je ne voulais pas abandonner ces vaillants alliés aux hordes noires qui n’allaient pas tarder à apparaître. Je me tournai vers eux, montrai mon scaphandre. Un d’eux comprit, sourit et montra à son tour les crabes. Ils se glissèrent à l’intérieur de cinq de ces engins. Je mis alors mon casque, et nous sortîmes. Je vis alors que j’étais à environ 1 km du Rosny, que je distinguais très nettement. Il était à peu près 16 h. J’essayai d’entraîner les jaunes avec moi, par gestes. Ils me répondirent en dirigeant les pinces de leurs machines vers le sud, et partirent. Je me rapprochai du Rosny et allais me montrer quand je vis un crabe qui montait la garde au milieu des carapaces détruites. Je me sentis glacé. Vous avaient-ils vaincus ? Étiez-vous prisonniers ? Je restai là, épiant jusqu’à la tombée de la nuit. Le crabe s’arrêta alors, et je vis en sortir une silhouette que je reconnus pour celle d’Arthur. Je compris alors que vous aviez capturé ce crabe, et j’arrivai juste à temps pour dîner. Voilà mon histoire ! »

Ils restèrent un moment silencieux. Trop de questions affluaient à la fois à leurs lèvres. Enfin Paul, pratique, demanda :

— Quels sont leurs moyens scientifiques d’attaque ?

— Oh, ils ont bien dégénéré depuis l’ère de la puissante martienne ! Ils ont encore, si j’en crois Niup, quelques explosifs assez violents et des sortes de canons, pneumatiques. Nous ne tarderons pas à le savoir ! Le délai de 75 jours expire demain, et le sacrifice a lieu bientôt.

— Oui, mais nous n’allons pas les attendre. Nous ne restions là que dans l’espoir de te voir revenir. Maintenant, nous allons essayer de trouver les martiens jaunes. De quel côté habitent-ils ? Je suppose qu’ils t’ont gardé quelque reconnaissance.

— Toujours d’après Niup, ils habiteraient des grottes sous ce que nous appelons le Solis Lacus.

— Bon. Nous allons lever le camp. Ne vous éloignez à aucun prix hors de la lumière des projecteurs. Le Wells et le Jules Verne vont réintégrer leur garage.

Une demi-heure après, ils étaient affairés à démonter toutes les installations provisoires du camp de l’Heptagone. Déjà l’auto et l’avion, soulevés par les grues, avaient disparu dans le ventre de l’astronef. Alors brutal et rapide, survint le drame : Louis et Arthur démontaient l’excavatrice. Il y eut soudain derrière eux comme un bouillonnement de sable, une trappe s’ouvrit. Deux longues tentacules tâtèrent l’air avec des gestes aveugles. Ils les rencontrèrent, les saisirent, les entraînèrent dans la trappe qui se referma. Le sable croula et effaça toute trace…

Chapitre VII Le sacrifice au dieu-crabe

Ils se tenaient dans la salle commune, fous de colère. L’enlèvement avait été si imprévu, si rapide, qu’ils restaient pantois, sans énergie ni plans. Sig se ressaisit le premier.

— Nous ne voulons pas, nous ne pouvons pas laisser nos amis aux mains de ces brutes, pour être sacrifiés à leur idole. Nous devons agir !

— Oui, dit Paul, mais comment ? Bernard, qu’en penses-tu ? Bernard n’était pas là. On l’entendait qui fourrageait dans les soutes à munitions.

— Bernard ?

— Oui. Quoi ?

Il apparut, à demi équipé.

— Qu’est-ce que vous foutez là ? Il faut faire quelque chose ? Bien sûr ! Quoi ? Délivrer les copains ! Commenta ? Par ruse ou par force ? Nous entrerons bien chez eux, quitte à défoncer une porte à coup de dynamite. Mais qu’est-ce que vous fichez, nom de Dieu !

Sig et Ray étaient déjà à demi équipés à leur tour. Tout en achevant d’endosser son scaphandre, Sig dit :

— Paul, tu restes ici avec Ingrid et Hélène. Ray, Bernard et moi, nous y allons. Non, il faut que tu restes. Il ne s’agit pas de courage ! Tu en as autant que nous. Il s’agit de force physique, peut-être. Dans le corps à corps tu nous gênerais. Il n’y a pas de honte. Il y a peut-être autant de danger ici ! Et tu es indispensable, il faut que quelqu’un reste !

Il lançait ses arguments à la volée. Puis, se tournant vers Hélène, effondrée dans un coin.

— T’en fais pas. On te le ramènera, ton Louis !

Elle eut un sursaut, et levant ses yeux mouillés de larmes :

— Tu sais ?

— Tout le monde sait. C’est assez évident !

Bernard, nerveusement, achevait de garnir une ceinture de munitions. Ray, flegmatique, amorçait des grenades. Musettes pleines, ils visèrent leur casque et disparurent. Paul les vit par le hublot, gigantesques silhouettes se dandinant, s’effacer derrière les rochers.

Sitôt dehors, ils marchèrent très vite. Ray les conduisait. En peu de temps, ils furent à la porte par où Ray s’était enfui. Bernard se disposait à la faire sauter quand ils s’aperçurent qu’elle jouait librement. Ils entrèrent donc dans l’antichambre. Elle était vide. La porte se referma automatiquement. L’autre, intérieure, s’ouvrit à la manœuvre de Ray, et ils furent dans la salle où les noirs rangeaient leurs machines. Elle était déserte. Un seul crabe était accroupi dans un coin, avec un air de méchanceté étrange.

— Curieux ce vide, dit Ray. Ça ne me dit rien qui vaille !

Ils avancèrent par un long couloir, sans rencontrer personne. Ils débouchèrent ainsi dans la petite grotte qui avait permis à l’américain de s’évader. Il se pencha avec précaution et inspecta la vallée souterraine.

— Ça va. Enlevons les casques. Nous allons laisser tout le barda dans cette crevasse.

— Mais si nous ne pouvons pas revenir par le même chemin ?

— Alors nous ne pourrons pas revenir du tout.

Ils ne gardèrent sur eux que les armes et les munitions. Allégés, ils sautèrent sur le sol de la caverne.

— Étonnant cette voûte, fit Bernard.

— Tu en verras d’autres. Viens !

Silencieusement ils filèrent au ras de la muraille, parvinrent dans un éboulis où ils pouvaient se dissimuler.

— Sais-tu, demanda Sig, où ils ont bien pu emmener les copains ?

— Non, nous allons être obligés de chercher. Et ici, il n’y a pas de nuit !

Bernard, comme frappé par une idée subite, demanda :

— Quelle est la date du sacrifice du crabe ?

— Demain, commença Ray. Puis il pâlit. Non. Je me trompe : c’est aujourd’hui, ce soir, My God ! C’est terrible.

— Quand amènent-ils les victimes au temple ?

— Elles doivent y être.

— Et où est-il ?

Ray tira de sa poche un papier froissé.

— D’après le plan de Niup, là-bas, et il montra l’est.

— Pas un moment à perdre. À quelle distance d’ici ?

— Je ne sais pas. C’est au bout de la caverne, dans une grotte qui communique avec le long souterrain où vivent les crabes-dieux. Il y a une rivière à traverser. Ce peut être à des kilomètres !

Ils partirent, marchant d’un pas pressé, surveillant anxieusement la vallée où rien ne bougeait.

— Évidemment. Si le sacrifice a lieu aujourd’hui, tous ceux qui sont valides y assistent ! Quant aux autres, il leur est interdit de sortir.

Au bout d’une heure, ils entendirent un bruit d’eau qui alla grandissant. Le terrain montait. Subitement, au détour d’un rocher, ils virent la rivière. Elle jaillissait d’une grotte, à un endroit où la colossale muraille changeait de direction. Elle dévalait une pente abrupte, mi chute, mi rapide. À son entrée dans la plaine, des constructions évidemment destinées à capter son énergie, l’entouraient. Par la fenêtre de l’une d’elles on voyait un martien noir aller et venir. Les compagnons se blottirent entre deux rocs. Bernard se demandait quel était le processus qui régissait la circulation souterraine de l’eau sur Mars. Presqu’en face d’eux, une passerelle légère traversait la rivière, la surplombant de plus de 10 mètres.

— Ray, Bernard ! Attention. Il s’agit de franchir vite ce pont. Il y a à peu près 100 m à découvert, donnez toute votre vitesse ! Vous y êtes ? Hop.

Ils coururent à toute allure. La passerelle sonna sous leurs bonds.

— C’est impossible, pensait Bernard, qu’ils ne nous entendent pas.

Mais rien ne bougeait. À part le martien entrevu dans l’usine, nul être vivant ne s’était montré. Sitôt la passerelle franchie, ils se retrouvèrent dans un chaos de roches éboulées, propice à l’avance cachée, propice aussi aux embuscades. Une chaleur lourde faisait ruisseler leur sueur sur leur visage. Revolver en main, ils se glissèrent de roches en roches, le cœur battant d’excitation et de la course. Ils firent encore un kilomètre. Puis ils arrivèrent devant un porche de grandes dimensions. Devant lui, le dos tourné, était un groupe de trois martiens. Il fallait, de toute évidence, les supprimer sans bruit. Sig rampait déjà. Ray le saisit par la jambe et le fit revenir.

— Laisse-moi faire.

Il fouilla dans sa musette, en tira une dizaine de tubes qu’il vissa bout à bout. Finalement le tube ainsi constitué avait 1 m de long. Il ouvrit alors une caissette et en sortit d’étranges petites flèches de quelques centimètres. La pointe, très aiguë, était couverte d’un enduit brun. Il les leur montra en souriant.

— Poison, souffla-t-il. Mes expéditions d’Amérique du sud m’ont donné l’idée de cet engin.

Il se pencha, introduisit une flèche et souffla. Là-bas, à 30 mètres, un des martiens sursauta et porta la main à son cou. Le deuxième se retourna, juste à temps pour recevoir une flèche en plein visage. Le troisième, voyant ses compagnons frappés mystérieusement chercha quelque chose à sa ceinture, ne le trouva pas, courut vers un crabe dont deux pattes dépassaient de derrière un rocher, et reçut à son tour une flèche dans la nuque. Il fit quelques pas, battit l’air de ses bras, tomba. Les autres étaient déjà morts. Le tout avait duré 30 à 40 secondes.

— Ça fait la deuxième fois que je m’en sers, dit Ray. La première fois, c’était contre Big Johnson, le gangster !

Ils enjambèrent les cadavres et pénétrèrent sous le porche. Le sol était magnifiquement dallé de métaux précieux, qui dessinaient des formes géométriques complexes. Le couloir était assez étroit. Ils marchèrent sans rencontrer d’autre résistance. La loi d’airain qui pesait sur les martiens noirs était si vieille et avait été si durement sanctionnée, que les moyens de contrainte et de défense étaient devenus inutiles. À mesure qu’ils avançaient, un chant lointain leur parvenait, ample et mélancolique. Il montait et descendait comme le chant du vent dans les arbres, était coupé de silences, et s’enflait parfois en un formidable unisson. À n’en pas douter, c’était tout un peuple qui chantait ainsi. La voie, sacrée continua entre deux rangées de statues très réalistes. Sig les examina de près, et dit :

— Mais ce sont des hommes métallisés !

— Antinea, souffla Bernard. Mais ni Ray ni Sig ne comprirent cette allusion à un roman français du début du siècle.

Brutalement, comme le chant se taisait, la voie tourna, et ils furent en vue du temple. Ils avaient débouché dans une caverne, éclairée par de grands projecteurs qui lançaient une lumière pourpre, fatigante pour la vue. Le temple, construction baroque de pierre et de métal, presque cubique, orné de nombreuses sculptures, se dressait au milieu d’un grand parvis de métal qui paraissait noir sous la lumière rouge. Un côté donnait sur une piscine de très grande taille, qu’entourait un immense amphithéâtre grouillant d’une foule confuse. Sur le parvis, près de la piscine, se tenait le collège des prêtres, en robe pourpre, et les soldats qui gardaient les victimes, nues. Il y en avait 100, hommes et femmes tous martiens jaunes. Soudain au milieu d’eux, ils aperçurent la haute taille de Louis, et le corps trapu d’Arthur.

Le chant reprit sur un mode lugubre. Trois prêtres saisirent une jeune martienne jaune, et, malgré ses cris, la précipitèrent dans la piscine. Il y eut un soudain bouillonnement, une grosse pince surgit, happa le corps. D’autres pinces apparurent, bataillèrent avec la première, et finalement plongèrent toutes avec un fragment de proie. Le sacrifice était commencé ! Rapidement, ils se concertèrent. Que faire contre cette foule immense ?

— Voilà, dit Sig. Sur Terre, je lance la grenade à 70 mètres. Ici j’en ferai bien le double ! Or, nous sommes à 100 mètres environ. Je propose donc un arrosage de grenades, afin de semer la panique…

Un cri de Bernard l’interrompit.

— Regarde !

Deux prêtres avaient saisi Arthur qui gesticulait. Louis faisait des efforts terribles pour rompre ses liens. Arthur se débattit, glissa, fut poussé et tomba dans la piscine. Mais auparavant, il avait saisi une main d’un prêtre entre ses dents, et l’avait entraîné dans la mort. Ils ne regardèrent pas, toute leur haine et leur fureur concentrée dans le jet des grenades. Elles planèrent un instant, s’enfoncèrent dans la foule, dilacérant les membres et les torses. La deuxième grenade de Bernard, trop courte, écorna le temple. Il y renonça alors, saisit sa carabine et se mit à écheniller le collège des prêtres. Louis avait réussi à rompre ses liens, et se battait sauvagement avec l’épée arrachée à un garde.

— Tiens bon, Louis, nous voilà ! hurla Bernard.

Jusqu’alors les martiens, sidérés par la pluie de projectiles, n’avait pas connu leur provenance. Le cri de Bernard les renseigna. La foule hurlait, pris de fureur et de panique.

Ils foncèrent sur le temple, à grands pas, géants animés d’une folie de carnage. Sans arrêt, ils tiraient avec leurs revolvers. Les martiens affolés, couraient en tous sens. Louis avait coupé les liens de quelques martiens jaunes, et les avait armés avec les épées des gardes morts. Mais il était évident qu’ils finiraient par succomber sous le nombre. C’est alors que les trois arrivèrent.

La ligne des gardes plia sous le choc. Sur Terre, les trois camarades totalisaient 285 kilos Chacun dans son genre, c’étaient de puissantes machines de guerre, faites pour le combat corps à corps, possédant la masse, la vélocité et l’intelligence. Sig et Bernard brandissaient leurs carabines par le canon, faisant éclater les crânes, brisant les membres. Un peu à l’écart, Ray déchargeait sans cesse son revolver, et le rechargeait avec une dextérité de cow-boy de film. Petit à petit, ils approchèrent de Louis et de sa troupe de martiens jaunes. Ceux-ci se battaient bien, il y eut une longue oscillation, puis la trouée fut faite, et ils se rejoignirent.

— En retraite, vite ! Avant qu’ils ne bloquent le défilé !

Ils prirent le pas de course. Ils étaient 15 survivants : 10 hommes et 5 femmes. Ils fuyaient, talonnés par la foule noire, ivre de colère et de rage. Le parvis du temple n’était plus qu’un monceau de cadavres. Tout à coup Sig se retourna, courut à nouveau vers le Temple. Les poursuivants refluèrent. Coup sur coup, il lança 6 grenades dans la piscine, teintée de sang. Des fragments de carapace et de chair volèrent.

— Voilà pour Arthur, cria-t-il.

Puis, il rejoignit ses compagnons. À la sortie du défilé, ils tombèrent sur une patrouille d’une dizaine de noirs, armés d’une sorte de fusil ; il y eut un rapide échange de balles, quelques grenades, et ils passèrent. Ils n’étaient plus que 6. Tous les martiens jaunes étaient morts ou blessés, sauf un jeune homme et une jeune fille. La route du retour par la passerelle leur était coupée. Le pont était gardé par une imposante troupe. Au loin, on voyait des crabes-machines accourir. Ils s’arrêtèrent un moment pour souffler.

— Combien de grenades, Ray ?

— Trois.

— Et toi, Bernard ?

— Cinq.

— Moi, quatre. Les fusils sont hors d’usage. Pas étonnant. Reste les revolvers.

Un sifflement subit les fit se baisser. Ils entrevirent une sorte d’obus à ailettes qui passa au-dessus d’eux et alla fracasser un rocher.

— De l’artillerie ! Manquait plus que ça !

Louis regarda autour de lui.

— Par-là ! C’est par là qu’ils nous ont amenés. Il désignait un chemin qui longeait la paroi.

— Vite !

Un deuxième obus éclata tout près. Le martien jaune chancela et s’effondra, tué net par un éclat à la tempe. D’un air hébété la jeune fille contemplait du sang qui avait rejailli sur elle. Ils s’enfuirent à nouveau, le souffle rapide, un peu à l’aveuglette. Il était visible que Louis était épuisé. Sans un mot Bernard et Arthur le saisirent par le bras et le soutinrent. Sig fit de même pour la jeune fille. Ils coururent longtemps. De temps en temps, Louis, d’un mot bref, leur signalait la route. Ils parvinrent enfin à un ascenseur qui filait droit vers la voûte. Le crabe le plus proche était à 200 mètres.

— Toi, ricana Bernard en préparant une grenade.

Louis était devant le tableau de commande de l’ascenseur.

— Voyons. Pour descendre on pousse le bouton rouge. Pour l’arrêt c’est le vert. Donc le bleu est pour la montée.

Ils s’entassèrent sur l’étroite plate-forme sans garde-fou.

— Bernard. Qu’est-ce que tu attends ? Tu es fou ?

— Je veux avoir la peau de celui-là.

Le crabe approchait. Soudain Bernard remarqua qu’il était muni d’une sorte de canon. Il lança son engin, bondit dans l’ascenseur qui démarra. À travers la paroi transparente, ils virent la machine martienne disloquée qui brûlait et se rapetissait rapidement. Ils débouchèrent par le plancher d’une vaste salle, massacrèrent les trois gardiens des crabes, qui ne surent ce qui leur arrivait. Ray arracha la toge de l’un et la tendit à la martienne :

— Ce n’est pas que votre nudité me choque, mais ici il fait froid, dit-il en dialecte noir.

Elle ne comprit pas, mais fut visiblement heureuse d’avoir un vêtement. Louis fit de même. Ils repérèrent les issues. Il y en avait trois : la trappe, rien à craindre de ce côté, tant que l’ascenseur serait en haut. Une autre, visitée, amena à une impasse. La troisième était donc la sortie.

— C’est très beau d’être arrivés là mais comme dit le faible, il faut sortir d’ici.

— Les crabes, Bernard. Ils vont nous servir !

— Heureusement qu’Arthur nous a appris à nous en servir. Pauvre Arthur !

— Tudieu, il a eu de belles funérailles, dit Bernard. Pour ma part, dès à présent, je tire à vue sur tout martien noir rencontré !

— Nous sommes cinq, fit Sig. Ray ne sait pas conduire un crabe. Quant à la martienne…

Il se retourna. Elle gisait à terre, évanouie.

— Pauvre fille, dit-il. Voilà. Bernard et Ray dans un crabe. Louis et la fille dans un autre. Moi dans le troisième.

Ils se préparèrent à monter.

— Un moment, dit Ray en déchirant sa chemise blanche, et en en fixant un fragment au bout des antennes de chaque crabe. Il ne s’agit pas que Paul nous tire dessus !

Dans le Rosny, cela avait été des heures d’attente rongeuse. Paul ne tenait pas en place.

— Je devrais y être, disait-il toujours.

Vers 5 heures du soir, Hélène qui ne quittait pas le hublot par où elle avait vu les camarades partir à la rescousse, signala trois crabes qui venaient dans leur direction. Au même moment, les sonneries d’alarme retentirent.

— Aux postes de combat ! hurla Paul. Et il bondit vers la coupole.

— Attends, répondit Ingrid. Ils portent un drapeau blanc !

La manœuvre de transbordement fut longue et difficile. Ils ne pouvaient songer, sans scaphandre à sortir des crabes pour passer dans le Rosny. Aussi, le Wells et le Jules Verne furent-ils sortis du hangar où les crabes les remplacèrent successivement. Le premier qui sortit fut Sig. Puis Bernard et Ray, ensuite Louis et la martienne.

— Et Arthur ? demanda anxieusement Paul.

— Mort, mon pauvre vieux. Nous sommes arrivés trop tard. Je te raconterai.

Dans la salle à côté, Hélène se tenait contre la cloison. Depuis qu’elle avait compris, au ton des voix, qu’un malheur était arrivé, une angoisse atroce lui tordait le cœur. Elle n’osait passer dans le hangar, craignant de voir ses pires craintes confirmées. Puis il lui sembla reconnaître la voix de Louis. La porte s’ouvrit et il entra. Il était have, défait, couvert de sang. Elle le regarda longuement, la gorge serrée, ne pouvant pas croire à son immense bonheur.

— Toi, toi… balbutia-t-elle.

Puis avec un long sanglot, elle s’abattit sur sa poitrine.

Chapitre VIII Anaena

Le lendemain matin, Bernard se réveilla avec la confuse appréhension d’une catastrophe, et le vague souvenir de choses horribles. Il lui semblait avoir fait un cauchemar fantastique. Peu à peu, la mémoire lui revint, en entier. Il revit l’enlèvement et la bataille souterraine. Sur ses vêtements, à côté de son lit, les taches de sang avaient noirci. Une vision surtout le hantait. Certes, dût-il devenir vieux comme un patriarche, il reverrait toujours son camarade happant de ses dents la main du prêtre et basculant dans la piscine. Il essaya de se représenter ce qu’avaient dû être les derniers moments d’Arthur, et cela lui fit si mal qu’il manqua crier et grincer des dents. La pensée que celui qui avait été leur compagnon, qui avait partagé leurs périls, toujours gai et prêt à rendre service, se dissolvait lentement dans les sucs digestifs d’un crabe énorme lui fut insupportable, et pendant un moment il envia la foi d’Hélène et de Louis.

— Enfin, murmura-t-il. Il est mort, mais il est mort comme un homme. Et j’espère bien que les grenades de Sig ont tué celui qui l’a dépecé.

Pour son âme sauvage, ce fut presque un réconfort. Il se leva, mit des vêtements propres, et regarda ses camarades qui dormaient encore. Louis était nerveux, agité. Les autres reposaient, calmes. Déjà le lit où avait dormi Arthur avait disparu de la salle. Il avait été attribué à la jeune martienne. C’était comme si Arthur n’avait jamais été là, comme si jamais il n’y avait eu d’Arthur. Cet effacement lui faisait de la peine. Fils d’une race qui enterrait ses morts, il se fut mieux résigné s’ils avaient pu veiller le corps de leur camarade.

Sans bruit, Sig s’était levé à son tour. Il lui dit à mi-voix :

— Avait-il des parents ? Une fiancée ?

— Pas que je sache. Mais il avait des amis. Et que pourrons-nous leur dire ? Que nous sommes arrivés une minute trop tard ?

— Que veux-tu. C’est le destin, si quelque chose correspond à ce mot.

Le repas du matin fut morne. Discrètement Hélène fit disparaître la serviette encore pliée de leur compagnon. Sig fit un effort et demanda :

— Et la martienne ?

— Elle dort encore. Elle s’est endormie très tard. J’ai été obligée de lui donner un sédatif nerveux, sans savoir du reste s’il agirait. Il a agi. Ingrid est avec elle.

Quelques instants après la Suédoise apparut, traînant par la main sa compagne qui avait l’air intimidée et regardait autour d’elle. Elle était vêtue d’une robe d’Ingrid, de la même taille qu’elle.

— Elle est vraiment très belle, fit Ray. Avez-vous remarqué qu’ils sont toujours beaux ?

— Oui, c’est une magnifique race !

Bernard l’examinait d’un point de vue d’anthropologue. Ce qui surprenait d’abord, c’était la riche couleur dorée de la peau, le blond très pâle des cheveux longs, et la teinte des yeux, un gris violet assez foncé. Les traits étaient purs, le front très haut et large. De structure elle était grande, 1 m 65, la taille d’Ingrid, pensa Bernard, large d’épaules et gracile à la fois, avec de très longues jambes.

Elle s’assit sur un signe d’Ingrid, et contempla avec une méfiante stupeur le chocolat au lait et le pain beurré qui étaient devant elle. De toute évidence, elle n’avait jamais vu de nourriture pareille. Elle regarda un moment les autres en train de manger, puis se décida à mordre dans une tartine. Ses dents étaient très petites ; elle mangea quelques bouchées, but un peu de chocolat et sourit. Vraisemblablement cette nourriture ne lui avait pas été désagréable.

Ray essaya d’engager la conversation dans le dialecte noir. Pas plus que la veille elle ne comprit. Elle répondit dans une langue fluide et sonore, très riche en voyelles.

— Il faudrait pourtant savoir son nom, dit Paul. Se désignant du doigt, il prononça : Paul. Les autres firent de même.

Elle réfléchit un moment, puis répétant le geste, dit :

— Anaena.

Sitôt après, pendant que les autres mettaient la dernière main aux préparatifs de départ, Bernard promena la martienne dans le Rosny. Une surprise assez vexante l’attendait. Comme il lui montrait son microscope, chef d’œuvre de la maison Zeiss, elle éclata de rire, semblant trouver quelque délicieux et ridicule dans l’instrument. Du coup Bernard écourta la visite. Plus tard, la tête plus froide, il réfléchit qu’un peuple intelligent qui avait plus de 30 millions d’années derrière lui devait avoir fait des progrès techniques énormes. En admettant qu’il soit en décadence, il devait posséder encore de beaux restes de sa splendeur passée. Plus pratiquement, il résolut de commencer par le commencement, c’est-à-dire d’apprendre le langage des martiens jaunes, et d’enseigner le français à Anaena. Selon la méthode appliquée par Ray, il lui nomma les objets qui étaient autour de lui. Elle fit de même, et Bernard nota les mots martiens en orthographe phonétique. L’écriture martienne était curieuse. Elle s’écrivait de droite à gauche, puis de gauche à droite, en boustrophédon. La leçon eut lieu en présence de tous, sauf de Louis et de Paul qui vérifiaient les machines pour le départ fixé à 10 heures. Au début, tout marcha bien. Puis ils se heurtèrent à de grosses difficultés de prononciation. D’un côté la fluidité de la langue martienne, toute en accentuations, leur faisait commettre des bévues qui devaient être très drôles, car Anaena riait éperdument. D’autre part, elle n’arrivait que difficilement à prononcer les R et le U. Les premiers se transformaient en L et les seconds en iou, ce qui faisait ressembler un peu sa prononciation à celle d’un chinois ou d’un anglais selon le cas. Au bout d’une heure et demie, ils étaient en possession d’une cinquantaine de substantifs et d’adjectifs, et de quelques verbes simples : manger, dormir, etc. De plus, Anaena connaissait l’origine des Terrestres. La leçon se serait prolongée si Hélène n’avait fait remarquer que la martienne était très jeune (peut-être 16 ans) et qu’après les émotions qu’elle avait subies, il fallait qu’elle se repose. Cependant Bernard réussit à obtenir d’elle un renseignement sur la direction à suivre pour joindre son peuple, les Tliou. Il fallait aller vers le sud-ouest.

Chapitre IX Sur un monde stérile

Lentement la vallée disparut du champ du hublot. Bernard colla son visage à la vitre, pour voir encore une fois le coin de Mars où ils avaient laissé un compagnon sans même pouvoir se dire qu’ils reviendraient sur sa tombe. Le Rosny prit peu à peu de la vitesse, et bientôt le camp de l’Heptagone ne fut plus qu’un souvenir.

Bernard se courba et pénétra dans le poste 2. Paul conduisait avec à côté de lui, Sig et Anaena. Celle-ci suivait attentivement toute la manœuvre. Dans le poste 19, qui avait été celui de Arthur, Ray se tenait. Ingrid était dans la coupole. Hélène veillait Louis, alité avec une terrible jaunisse déclenchée à retardement par la commotion nerveuse.

Il resta là un moment, appuyé au dossier du fauteuil de Paul. Parfois on entendait la voix de Ray dans le microphone. Tout va bien à bord. Entre-temps, il sifflait avec obstination le Yankee Doodle.

Devant l’astronef le sable se déroulait à perte de vue. C’étaient des dunes plates, en dômes ou en croissants, avec çà et là des épointements rocheux, maigre épaule de la planète. Obsédant comme un refrain revenait en lui une phrase : « Nous sommes sur un monde stérile… sur un monde stérile… sur un monde stérile… » Malgré les terrifiantes profondeurs du sous-sol, malgré la beauté de la race jaune, il se sentait sur une planète usée, au déclin de la vie. Il pensa que la Terre serait un jour aussi, une vaste désolation rousse sous un ciel indigo. Il frissonna comme s’il avait vu subitement son propre squelette à travers sa chair.

Toujours des dunes, toujours du sable, toujours ce soleil pâle et lointain. L’horizon était embrumé de la poussière soulevée par ce vent léger et continu qui n’avait guère cessé depuis leur arrivée.

— Ça va, Paul ?

— Ça marche, et toi ?

— J’ai le cafard.

— Qu’y a-t-il qui ne va pas ? interrogea Sig. Tu t’es disputé avec Ingrid ?

— Non. Mais j’ai l’impression que ce monde nous hait. Regarde là, ce pays jaune. Jamais dans mes expéditions au Sahara, je n’ai senti pareille hostilité du sol. Il y avait toujours, à la halte, une herbe, un insecte, un reptile, ou des hommes. Mais ici. Et qu’est-ce qui nous attend derrière cet horizon ? Qui sont-ils, eux ? Il désignait Anaena. Que savons-nous d’elle, de ses pensées ? Elle était belle, je la sauvai, comme dit la chanson. Qu’y a-t-il dans cette tête ? Peut-être sont-ils aussi mauvais que les noirs ! De toute façon, ils ont au moins 30 millions d’années derrière eux ! Trente millions d’années ! Sur terre, cela nous reporte au secondaire ! Je me fais l’effet d’un fossile vivant ! Nous leurs sommes peut-être aussi étrangers que le seraient pour nous des diplodocus. Et nous avons perdu un des nôtres, déjà…

— Je suis sûr, protesta Paul, qu’ils sont bien plus humains que tu ne le crois. Et je ne comprends pas bien ce qui te prend. Certes, je ne suis pas gai quand je pense à Arthur. Mais ce sont les risques…

— Tu ne l’as pas vu, toi, se débattre et mordre le prêtre !

— Allons, calme-toi, Bernard, reprit Sig. Ça te passera. C’est ta crise. Ça nous arrivera à tous. Tu es le premier, simplement. Écoute. Il y a deux ans, j’ai hiverné dans le Spitzberg avec deux chimistes et une équipe de trappeurs. Je cherchais des terres rares. Eh bien, nous avons tous eu notre crise, chacun à notre tour. Tant et si bien qu’un des chimistes a attelé son traîneau, pendant que nous dormions, et il est parti… droit vers la Suède. Nous l’avons rattrapé le surlendemain, à demi gelé. Deux jours après, il était le premier à en rire !

— Oh, je sais bien que ça me passera ! Mais en quoi le fait de le savoir diminue-t-il ma misère présente ?

Il haussa les épaules et partit pour la coupole. Ingrid, affalée sur le siège, contemplait le désert.

— Toi aussi ? dit-il.

— Comment, moi aussi ?

— Toi aussi tu as le cafard ?

— Oui et non. Je songeais aux lacs paisibles de chez moi. Mais je ne regrette rien !

— Que penses-tu des martiens jaunes ?

— Que veux-tu que je pense de quelque chose que je ne connais pas. Anaena a l’air sympathique. Je ne sais comment seront les autres.

Longtemps, ils restèrent sans parler. Il y eut soudain un brusque changement dans le rythme de la marche. Puis l’astronef stoppa.

— Qu’y a-t-il ? demanda Bernard dans le microphone.

— Regarde droit devant !

Dans la poussière de sable, trois formes se mouvaient, à un kilomètre. Un accès de haine lui secoua le corps. Encore les crabes. Il ouvrit la culasse du canon, y glissa un obus.

— Attends, dit Paul, comme il lui demandait s’il fallait tirer. Anaena s’agite, ce sont peut-être les siens.

Les silhouettes se rapprochaient, leurs détails se précisaient, elles étaient beaucoup plus hautes que les crabes, n’avaient que six pattes, et étaient de forme oblongue.

— D’après ce que gesticule Anaena, je crois comprendre que ce sont bien les siens, dit Paul. Pas de gestes hostiles prématurés. Mais tiens-toi prêt !

À grandes enjambées les engins énigmatiques arrivaient. Sur la proue du premier, un lacis de traits de peinture rouge tranchait sur le jaune sombre qui formait le fond. Sur le toit, il y avait une catapulte en miniature, analogue à celles utilisées autrefois sur les navires de haut-bord pour lancer les avions. Par le microphone Bernard pouvait entendre Anaena qui parlait volubilement. Le mot Pliou, qui désignait son peuple, revenait fréquemment.

Les trois machines s’arrêtèrent. Du ventre d’un premier, par une échelle souple, descendit un martien jaune vêtu d’un scaphandre transparent.

— Ouvre la porte externe du sas, commanda Paul à Sig. Nous allons le recevoir. Convocation générale du conseil. Il se tiendra dans la chambre, pour que Louis puisse y assister.

Quand ils se furent rendus compte que le martien était dans le sas, ils fermèrent la porte extérieure et ouvrirent celle de l’intérieur. Pendant un bref moment, terrestres et martiens se regardèrent. Bernard surprit une lueur amusée dans son œil quand il vit Anaena habillée en terrienne. Lui-même portait, sous son scaphandre, une sorte de tunique ocre, serrée à la taille par une ceinture, et qui laissait les bras nus à partir des épaules. Sitôt débarrassé de son casque transparent, il posa quelques questions à Anaena. Celle-ci répondit brièvement.

Sur Terre, le martien aurait paru plutôt grand. Cependant, il faisait piètre figure entre les 1 m 95 de Sig et de Ray et les 1 m 87 de Bernard. Mais il dominait de loin Paul. Ils entrèrent, l’encadrèrent, dans la chambre où Louis était assis dans son lit, les reins calés par un oreiller.

— La conversation risque de manquer d’animation, remarqua Paul. Ray, si tu essayais encore de lui parler noir. Il y en a peut-être qui comprennent ?

Effectivement, le martien comprit, et répondit dans la même langue. Il y avait cependant, fit remarquer l’Américain, quelques différences légères qui lui donnaient à penser que le martien avait dû apprendre le dialecte noir dans une autre tribu. Le martien parla assez longtemps.

— Il dit, traduisit Ray, qu’ils nous cherchaient. Ceux que j’avais délivrés lors de ma fuite ont pu rejoindre leur cité, et ont parlé de nous. Ils n’ont pu venir plus tôt pour des raisons que je ne saisis pas bien. Il nous remercie d’avoir sauvé Anaena, et nous demande si nous voulons venir dans leur cité.

— Bien sûr ! Demande-lui son nom.

Le martien jaune répondit : Sli. Il y eut un nouvel échange de paroles.

— Il dit qu’il va nous guider. Les Kryoxi, je suppose que c’est le nom de leurs engins, ont une mission à remplir et ne nous accompagnent pas. Mais Sli reste avec nous.

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