Première partie Le voyage

Chapitre I Cela vaut-il le coup de risquer sa vie ?

L’été de 19.. était torride. Le soleil chauffait dur sur la petite route qui suivait le fond d’une des vallées secondaires des affluents de la Vézère. La chaleur se réverbérait sur les hautes falaises grises, le ciel était bleu, mais parsemé de nuages orageux. Pas un souffle d’aire ne flottait. Trois jeunes hommes avançaient à pied sur cette route. D’aspect très dissemblable, ils offraient cependant un point commun : un énorme sac à armature où tenait leur matériel de campement ; leurs gros souliers cloutés, poudreux, indiquaient qu’ils avaient déjà fait une longue marche. Ils étaient tous trois vêtus de shorts et de chemises bleues. Le premier était un colosse blond, large en proportion de sa taille, avec un front haut où la sueur collait les cheveux fins et flottants. Il avait un visage énergique, aux yeux gris, durs. S’il n’avait pas été là, les deux autres auraient paru grands ; leur stature dépassait nettement les 1 m 80. Ils étaient tous deux bruns, avec des yeux marrons, chez l’un nuancés de vert. Leur peau, hâlée par le soleil et les intempéries, n’avaient pas la teinte cuivre de celle de leur compagnon, mais tiraient vers une couleur chocolat. C’étaient sans contredite les produits d’une race plus méridionale. La carrure de l’un égalait presque celle du géant blond qui le précédait. L’autre, aussi grand, était bizarrement bâti : long, étroit, avec d’interminables jambes. L’homme brun à la forte carrure portait un sac plus lourd que celui des autres, un marteau de géologue sortait d’une des poches. Il avait passé les mains sous les bretelles. Il parla le premier.

— Ce sacré vieux Paul pourra se vanter de nous avoir fait suer ! S’il n’avait pas mis « urgent » dans le mot qu’il nous a fait parvenir, nous nous serions bien reposés un moment dans cette petite grotte. De toute façon, il n’y a plus beaucoup de chemin à faire. Voici le sentier.

Il désignait une amorce de route qui serpentait à flanc de vallée, en oblique, filant vers les falaises. Ils s’y engagèrent, sans un mot de plus, les lèvres sèches et la bouche pâteuse. La pente rendait leurs sacs plus lourds et de petits éboulis plats détachés des parois dégringolaient sous leurs pieds avec un bruit cristallin. Il était 6 heures du soir. Le soleil déclinant leur tapait sur la nuque. La vallée tourna, et quand ils eurent dépassé le promontoire rocheux, ils se trouvèrent à l’ombre. Les herbes sèches se mêlaient aux arbustes : chênes-houx et maigres genévriers. Au bout du chemin, une petite maison s’adossait au rocher. Quoique moderne, elle était bâtie dans le style des maisons du pays, avec un toit très pointu s’évasant vers le bas, un peu comme un toit de pagode.

— C’est là, dit celui qui avait déjà parlé.

En quelques pas, ils furent à la barrière fermant le petit enclos en terrasse qui entourait l’habitation. Un homme jeune, à la chevelure d’un roux éclatant, carotte, avec des yeux verts et un visage maigre et taché de rousseur était assis sur le seuil, et fumait une énorme pipe. Au bruit des cailloux roulants, il se dressa d’un bond et accourut.

— Je ne vous attendais pas si tôt ! Salut, Bernard ! Salut, Louis ! Qu’est-ce que ce mammouth, ce dinosaure que vous m’amenez ? C’est encore le géologue qui a déniché ce fossile ! Mais entrez donc. Ici il fait frais. Débarrassez-vous de vos sacs. Voici à boire, et voici à manger. Bernard, présente-moi donc ton dinosaure !

Il tressautait, tournait, parlait sans arrêt, comique par sa maigreur et sa tignasse rouge, paraissant minuscule à côté des autres, quoique de taille à peine au-dessous de la moyenne. Bernard, le géologue carré aux yeux marron-verts, fit les présentations demandées.

— Sigurd Olsen. Suédois, chimiste. C’est tout ce que je sais de lui. Je…

— C’est tout ? interrompit Paul. Tu ne te rends pas compte que c’est un futur prix Nobel ? Ce zèbre-là vient de publier il y a un an un travail admirable sur les terres rares.

— Je te signale qu’il comprend parfaitement le français. Je l’ai rencontré en juin sur les bords d’un lac de Finlande – du diable soit si je me rappelle le nom de ce lac. Il campait. Moi, je faisais la randonnée dont je t’ai parlé dans mes lettres, pour l’étude de l’antécambrien en pays classique. Il m’a piloté partout – il connaît toute la Scandinavie comme sa poche –, parle six ou sept langues – et m’a demandé en contrepartie de lui faire visiter les plus beaux sites de France. Tu penses si je l’ai emmené en Dordogne ! En passant par Meudon, j’ai décroché l’ami Louis à son observatoire, et nous avons promené Sig dans tout le Périgord. Maintenant, nous allons dans les Pyrénées. Je comptais t’y trouver dans ton labo, mais aux Eyzies, on nous a donné ton mot, et nous voilà. Maintenant laisse-moi te présenter à ton tour. Je n’ai pas agi selon les préséances, mais peu importe.

Il se tourna vers le Scandinave :

— Paul Bernadac, physicien ; il trifouille dans le ventre des atomes et en tire des cargaisons d’x. Avec toi et Louis, ça fera un beau trio.

Tout en bavardant, les trois arrivants mangeaient de fort bon appétit. Paul, Bernard et Louis évoquaient leurs souvenirs de faculté et les grandes virées qu’ils avaient faites ensemble depuis 10 ans. Sigurd, d’un mot bref prononcé d’une voix de basse, montrait qu’il connaissait aussi les pays dont il était question.

— Maintenant, dit Paul, il faut vous occuper de monter vos tentes. Nous sommes en septembre, la nuit tombe vite. Je ne puis vous offrir de coucher dans la maison, car il n’y a pas de place. Une fois sorti de la cuisine, de ma chambre-bibliothèque et du débarras, plus rien en fait de pièces !

Les tentes furent extraites de leurs enveloppes, et plantées sur l’esplanade avec une habileté qui dénotait une longue habitude ; puis, comme la nuit tombait et qu’une demi-lune se levait au-dessus des falaises opposées, ils firent un petit feu de camp et s’assirent autour. Tous les quatre allumèrent leurs pipes, et Paul parla enfin de ce qui motivait cette réunion. Il tira deux fortes bouffées, hésita, et, s’adressant à Louis :

— Dis donc, toi, l’astronome. Crois-tu que l’exploration d’une planète – Mars par exemple – vaudrait le coup de risquer sa peau ?

— Certes ! Mais pourquoi cette question ? Tu ne penses pas y aller, tout de même ?

— Si, justement. J’ai le moyen d’y aller. Ou du moins, je crois. Tu sais que mes travaux actuels portent sur la possibilité de « domestiquer » l’uranium. J’ai obtenu ces derniers mois des résultats encourageants. Un effet fusant, encore capricieux, et dangereux. Mon dissociateur a filé dans le ciel ! Heureusement que j’étais seul au labo. À cause du danger d’explosion, je travaille dans une vallée déserte, avec seulement trois collaborateurs, sur des matériaux qui me sont fournis par l’usine atomique du massif central. Seul mon frère s’est aperçu de la disparition du désintégrateur. Mais vous savez comme il est. Sorti de ses toiles et de ses pinceaux ! Je lui ai expliqué que l’appareil avait volé en mille miettes. Depuis, j’ai reproduit cela en plus petit. Je fais même construire une fusée expérimentale. L’ennui, c’est que je contrôle encore très mal l’uranium. Pour le moment, c’est un fusement brutal, qui arrache tout. Le problème est de rendre la dissociation plus lente. Dans l’état actuel de mes recherches, cela ne pourrait servir qu’à la guerre, et encore… Je dois dire aussi que j’obtiens des résultats sans trop savoir comment ils s’expliquent théoriquement. Le cas n’est pas rare en science, où souvent l’on peut sans savoir. Je n’en ai parlé à personne qu’à vous deux, que je connais bien, et je crois que je peux également en parler devant Olsen, qui est d’un pays qui depuis longtemps a compris qu’il vaut mieux tourner son intelligence vers la création que la destruction. Si je tente un raid vers Mars, me suivez-vous ? Pour que cette expédition ait un intérêt scientifique, il faut qu’elle soit complète. Je suis physicien ; Louis pourrait être notre navigateur. Le sol de Mars t’attend, Bernard, et il vous attend aussi, Olsen. Même si vous me ramenez qu’un peu de terre, vous pourrez toujours dire que c’est une terre rare !

Et il s’esclaffa comme chaque fois qu’il avait cru faire un bon mot.

Les autres se regardaient en silence, autour du feu mourant que personne n’avait pensé à entretenir. La fraîcheur tombait. Bernard frissonna et s’enveloppa plus étroitement dans sa couverture.

— Nous voilà de jolis pied-tendres, d’avoir laissé mourir le feu. Il tisonna et fit jaillir la flamme. Ceci dit, Paul, si tu pars, je ne te lâcherai pas. Mais il faudrait d’abord construire l’appareil. Or, je connais quelqu’un qui caresse cette idée depuis longtemps. Il ne lui manquait que le moteur. Il a 51 ans, se nomme Jean Fortin, et est ingénieur d’aviation. C’est lui qui a construit les grands avions stratosphériques qui font la ligne Paris-Saïgon-Sidney-San Francisco-Paris. Mais il ne pourra nous accompagner, il est cardiaque.

— Pour ma part, fit Louis, je veux bien faire les calculs de route. Et bien entendu venir. Il y a assez de temps que cette sacrée planète me tracasse. Nous saurons ainsi s’il y a des canaux, de la végétation, des Martiens,… si nous arrivons. Mais il y a un autre problème. Les capitaux ?

— Ça, c’est le hic. Ma fortune toute entière a disparu dans mon labo des Pyrénées, en plus des subventions du gouvernement. Et elle n’aurait pas été suffisante.

— Aucune importance, dit la voix de Sigurd. Je suis colossalement riche, grâce aux mines de fer et aux allumettes. Je pense que votre gouvernement fera quelque chose. Je ferai le reste. Une seule condition : je participerai à l’expédition.

— Mais bien entendu, dirent les autres.

— Bon, reprit Sigurd. Pour préciser les conditions de l’expédition, il vaut mieux attendre que Bernard sache s’il peut maîtriser son uranium. C’est une découverte admirable et redoutable. Si elle ne nous tue pas, elle pourra en tuer d’autres.

Il se leva lentement et alla se coucher sous la tente. Les trois français parlèrent un moment, puis allèrent dormir à leur tour.

Chapitre II La fusée expérimentale

Le lendemain au lever du soleil, Bernard fut réveillé par la voix tonnante de Sigurd, auquel Louis et lui se joignirent pour aller chanter « Frère Jacques » sous la fenêtre de Paul. Celui-ci se leva en maugréant, car il aimait dormir tard le matin, étant au summum de sa puissance intellectuelle à partir de 10 h du soir. Les quatre compagnons procédèrent à une toilette en commun, au bord du lavoir qui touchait la maison, et captait une petite source. La musculature, toute en bosses de Bernard contrastait avec celle, énorme, mais enveloppée de Sigurd, et celle, sèche et cordée de Louis. Quant à Paul, il était squelettique, sans chair pour ainsi dire autour des os. Mais Bernard et Louis savaient bien que sans lui et son indomptable énergie, ils ne seraient pas sorti vivants des neiges du Caucase. Paul, ce vieux Paul, le plus encroûté paresseux du lycée de Bordeaux, resté légendaire sous le titre de « Paul la flemme », et qui vexé par un professeur lui prédisant qu’il ne ferait jamais rien, s’était mis à travailler douze heures par jour, avait passé ses examens brillamment, enlevé d’assaut l’agrégation de mathématiques, puis le doctorat de physique, et était maintenant un des physiciens les plus côtés de la jeune équipe mondiale. Mais, quinze jours par an, il se retirait dans sa petite maison de Dordogne, tout seul, vivant de conserves et passant ses journées à griller d’énormes quantités de tabac dans sa pipe, assis ou couché, et lisant des romans d’aventure. « C’est quand j’ai la flemme que les bonnes idées me viennent », prétendait-il. Et ses amis savaient que seul un cataclysme aurait pu l’arracher à cette quiétude avant la fin des quinze jours fatidiques.

Tandis que Bernard entraînait Louis et Sigurd vers un petit abri aurignacien des environs, qu’il avait depuis longtemps entrepris de fouiller, il s’étendit au soleil et ne bougea plus jusqu’au repas. Le soir, Bernard, Sig et Louis décidèrent de repartir le lendemain vers leur camp de base, et d’y achever leurs vacances, en attendant ; Louis de rentrer à l’Observatoire, Bernard à son poste de Chef de travaux au labo de géologie de Toulouse ; Sigurd, lui, de par sa fortune personnelle, ne dépendait que de sa fantaisie. Paul se déclara d’accord, et leur dit :

— Demain finissent mes quinze jours. Je file au labo, et si je réussis je vous télégraphierai. Vous avez encore vingt jours à passer aux Eyzies. Je ne pense pas trouver si vite, mais sait-on jamais ?

Puis, s’adressant à Sig :

— Bernard m’a dit que vous aviez emmené aux Eyzies, par fantaisie, vos échantillons de métaux extraits de terres rares. Pouvez-vous me les prêter ? J’ai une idée…

— Si elles peuvent vous être utiles, je vous les donne de bon cœur. Mais je vous demanderai de me tutoyer comme fait Bernard. Puisque nous voilà en somme, les Argonautes Sidéraux…

— J’espère que nous ne trouverons pas de Médée, interrompit Louis en souriant. Mais Argonautes Sidéraux me plaît, et je l’adopte.

— Moi aussi, fit Bernard…

Quinze jours plus tard, au matin, Bernard et Sig, campés sur le Roc de la Peine, virent en bas sur la route Louis qui brandissait une dépêche. Il grimpa à toute allure par le sentier, et leur tendit le papier bleu. On y lisait ceci : « Uranie est un bon cheval. Venez ». Tous trois se regardèrent. Ainsi, ce raid monstrueux, allait être possible. Chacun se sentit la gorge serrée et se demanda s’il n’avait pas donné son adhésion un peu à la légère.

— Eh bien, dit Sig, nous allons lever le camp. Nous prendrons mon auto au garage. Ce soir, nous pouvons être au labo de Paul vers 4 ou 5 heures. Nous verrons après.

Sans incidents, ils parvinrent à la vallée du laboratoire. Aucun d’eux n’y était jamais venu, mais au dernier village on leur dit :

— Vous n’avez qu’à suivre les fils de la haute tension.

Et, par une route assez mauvaise, après avoir franchi trois portes gardées, ils arrivèrent à une longue bâtisse sans fenêtres. Prévenu par le bruit du moteur, Paul les attendait seul.

— J’ai renvoyé mes collaborateurs sous prétexte de danger. Ils ne reviendront qu’après demain. Je vais vous montrer quelque chose.

Il les amena dans un petit espace isolé, entouré de murs très élevés, et situé à environ 1 km du labo proprement dit. Là se dressait, dans un bati-guide, un fuseau de six à sept mètres de haut, ressemblant à une torpille, dont les ailerons auraient été très développés. Huit tubes faisaient légèrement saillies entre les ailettes.

— C’est un V2, dit Louis.

— Oui, mais atomique !

Il leur fit examiner en détails l’engin, sans les mettre cependant dans le secret de ses recherches.

— L’appareil contient un dissociateur spécial, et suffisamment d’uranium pour le but que je me propose au départ. Le dissociateur est alimenté en courant électrique, par ce câble ; quand la fusée partira, le câble, qui lui est relié par une prise à frottement doux fixée dans l’axe même de la fusée, se détachera sans peine et restera à terre. La dissociation, une fois amorcée, se continue d’elle-même. Je suis arrivé, et c’est là mon secret, à réduire énormément la masse critique. La tête de la fusée contient une petite bombe atomique, qui éclatera dès que les ondes émises par un radar situé à la pointe seront réfléchies avec une intensité suffisante. La fusée ira frapper la lune dans sa partie sombre en moins de 10 heures. Un de tes collègues, Louis, guettera l’éclair demain. Si les calculs sont justes, la fusée doit arriver. Si elle n’arrive pas, c’est que ce que je craignais se sera produit.

— Que crains-tu ? demanda Bernard.

— Que l’uranium n’explose sous l’effet des rayons cosmiques, qui se baladent dans l’espace. Je ne le crois pas, mais qui sait ? La fusée partira demain à 15 heures et atteindra la lune à 0 h 45. En attendant, allons au labo. Je vais vous le faire visiter sommairement, puis nous irons à ma maison, là-bas, hors de l’enceinte.

Le lendemain, vers 14 heures, les quatre argonautes sidéraux se dirigèrent vers l’enclos. Paul et Louis vérifièrent le pointage de la fusée. Puis Paul leur indiqua, à 700 mètres de l’enclos, un abri bétonné et doublé de plomb, enterré dans le sol. Une vitre épaisse, en verre au plomb, permettait de voir le départ. Ils entrèrent et refermèrent la porte. Tous les quatre, émus, fixèrent leur regard sur l’aiguille du chronomètre et suivirent la lente progression de l’aiguille des minutes. 14 h 45, 14 h 55, puis l’aiguille grignota la pénultième minute, et tous regardèrent l’aiguille des secondes. Paul saisit le contact, et au moment où elle marqua 60, il envoya le courant.

Par la vitre, ils virent les murs de l’enclos se fracasser et se disperser de toutes parts. Quelque chose jaillit dans le ciel. Deux secondes après, leur parvint un sifflement qui décrût et s’évanouit. Dans un véhicule bardé de plomb, ils visitèrent ce qui restait de l’enclos. Le sol était étrangement désagrégé, en partie vitrifié. Le bout du câble de cuivre, fondu, avait des colorations bizarres.

Ils passèrent la soirée à discuter des possibilités étranges qui s’ouvraient devant eux. À 9 heures du matin un télégramme leur parvint de l’observatoire du Hourra, dans le Gers : « Éclair aperçu à 0 h 34, près Tycho. »

Chapitre III L’équipe

Le lendemain ils étaient réunis dans le cabinet de travail de Paul, une petite pièce ascétique, aux murs couverts de rayons de livres. Une grande table de bois blanc, parsemée de dossiers d’où sortaient des feuilles barrées d’équations et de symboles, servait de bureau. Paul était déjà assis, travaillant depuis un moment quand les autres arrivèrent. D’un geste, il leur indiqua trois tabourets et se replongea dans ses calculs. Une fois ceux-ci achevés, il parla :

— Voici, mes amis, notre premier conseil de guerre. Nous avons à décider les grandes lignes de l’expédition et à nous répartir les différentes tâches. À mon avis, il faut à cette expédition : 1. un physicien, ça c’est moi. 2. Un astronome : Louis. Puis un géologue : toi, Bernard. Puis aussi un chimiste : toi Sigurd. Il nous manque un minéralogiste, un médecin, un ingénieur pour construire l’appareil, un mécanicien et un opérateur de cinéma connaissant parfaitement son métier. Je ne compte ni zoologiste, ni botaniste, car premièrement je présume qu’ils n’auraient pas à s’employer, et deuxièmement notre ami Bernard est non seulement un géologue distingué, mais encore un excellent naturaliste. – Bernard salua comiquement. Nous devons donc chercher les autres. Il nous faut des hommes sûrs, courageux : ni des fous, ni des mercenaires.

— Pour le minéralogiste, fit Sig, ce n’est pas la peine. Je le suis autant et peut-être plus que chimiste.

— Bon, reprit Paul. Bernard disait l’autre jour qu’il connaissait l’ingénieur. Il nous manque : mécanicien, photographe, et, chose très importante, médecin.

— Je peux fournir le photographe, dit Sig. Avez-vous entendu parler de Ray Mac Lee ?

— L’américain qui a filmé cet extraordinaire documentaire sur les gorilles ?

— Lui-même. Je le connais très bien. C’est un charmant garçon, fort instruit, et le meilleur photographe que je connaisse. Très brave, il irait n’importe où pour faire une prise de vue inédite. Je réponds de son acceptation.

— Est-il solide ?

— Lui ? Il n’a raté l’Everest que de 50 mètres ! Il est de ma taille, très résistant et endurci.

— Je crois, dit alors Louis, que j’ai le mécanicien sous la main. Te rappelles-tu, Bernard, le petit mécano d’aviation que nous avons rencontré l’an dernier dans les Landes ? Que de questions m’avait-il posé sur la Lune, Mars, etc. Eh bien, il est venu me voir depuis à l’observatoire. Il habite tout près d’Orly ; il est mécanicien navigant. Il est jeune, 24 ans, mais très capable et n’a peur de rien.

— Vous verrez, dit Paul, que nous aurons tout trouvé sans sortir de cette pièce. Reste toutefois le médecin.

Sur ce point-là, tous durent avouer qu’ils ne voyaient personne remplissant les conditions voulues. Tous ceux qu’ils connaissaient, étaient attachés à la Terre par une famille, ou remplissaient des fonctions où ils étaient indispensables.

— Soit. Nous verrons bien. De toute façon, nous ne partirons pas avant un an au moins. Voici maintenant la répartition du travail à faire. Toi, Sig, tu vas t’occuper de réunir les fonds nécessaires pour commencer immédiatement. Je vais partir avec vous pour Paris, où je verrai le directeur du Centre national de la recherche, que je connais fort bien. L’État foncera, c’est sûr, mais cela prendra du temps. Tu vas aussi dénicher cet ingénieur dont Bernard a parlé. Tu avertiras aussi ton copain américain, et tu feras la liste de tout ce qui t’est indispensable pour exercer ton double métier. Tous nous ferons de même. Louis, tu t’occupes dès à présent des calculs de route. Je te fournirai les éléments nécessaires. Tu prends contact aussi avec ton mécano. Bernard, tu te charges de trouver le terrain de départ, et les approvisionnements. Il faut des vivres pour au moins six mois et pour sept personnes. Je me charge du reste, pour le moment. Et maintenant, au travail !

Un matin de juin 19…, une auto franchit la porte sévèrement gardée par où l’on pénétrait dans le vaste chantier qui s’était élevé depuis 8 mois sur ce plateau désolé de l’Atlas. Elle contenait Louis, Sig et Bernard, et un grand jeune homme dont les traits trahissaient à première vue une origine anglo-saxonne. Il sortit de l’auto le dernier, dépliant des jambes d’échassier et relevant ainsi une solide carrure et une stature égale à celle du Suédois. Toutefois, il devait peser de 10 à 15 kg de moins que celui-ci. Tout son costume dénotait la recherche de la commodité plutôt que de l’élégance, et ses grands pieds étaient à l’aise dans de solides souliers cloutés. Sa face glabre, à la mâchoire bien marquée, était dotée de deux yeux d’un bleu de ciel, rêveurs et très doux, qui corrigeaient ce que son faciès pouvait comporter d’énergie brutale. Il portait en bandoulière un superbe appareil photo.

Les quatre compagnons se dirigèrent vers un vaste hangar, analogue à un hangar d’aviation. Ils passèrent par une petite porte gardée, elle aussi, et débouchèrent à l’intérieur. Sous un violent éclairage électrique, une multitude d’ouvriers travaillaient. Dans un coin, Paul discutait avec un homme assez âgé, aux yeux creux, qui était l’ingénieur Jean Fortin. Mais ce ne fut rien de tout cela que vit Ray. Il n’avait de regards que pour le gigantesque engin que l’on construisait là. Il avait la forme d’un fuseau un peu aplati, avec un bout obtus et l’autre effilé, muni de plans stabilisateurs. Il avait environ 60 mètres de long sur 14 de large à sa partie la plus renflée, et 12 de haut. Au tiers antérieur, deux ailes courtes sortaient de ses flancs. Des hublots recouverts d’un volet de tôle mobile perçaient la coque, plus larges à l’avant. Une petite coupole le surmontait, dépassant le pont de 1 m 50, il reposait sur 10 trains de roues énormes, escamotables en vol. Ray était stupéfait par les dimensions de l’astronef.

Déjà Paul accourait, suivi de l’ingénieur. Les présentations furent vite faites, et la visite de l’appareil commença.

— Cet astronef, dit Fortin, mesure exactement 61 m de long, 12 m 30 de haut et 13 m 80 de large. Vous serez frappé par la place occupée par les locaux d’habitation. En effet, vous devrez peut-être y habiter pendant de longs mois.

Ils pénétrèrent par une porte valve, qui donnait dans une bibliothèque dont les rayons étaient encore vides. L’aménagement intérieur était loin d’être achevé, et beaucoup de pièces étaient nues. On passait de l’une à l’autre par des portes à glissières ou par des échelles métalliques verticales et pliantes, en alliage léger. Les pièces étaient spacieuses. À l’arrière une grande salle prenait toute la largeur et la hauteur de l’appareil. Elle renfermait tout un appareillage électrique qui dissimulait sa complexité sous des carapaces de forme simple.

— Ici, expliqua Paul, se trouvent réunis les dissociateurs et tous les appareils nécessaires à leur fonctionnement. Les cadrans de contrôle se retrouvent aux deux postes de pilotage. Dès que nous serons partis, l’entrée en sera interdite à tous, sauf à Sig et à moi. Il régnera en effet dans cette pièce un flot de radiations très dangereuses.

— Mais, dit Ray, comment les empêchez-vous de traverser la cloison et de se répandre dans tout l’astronef ?

— Ça, c’est mon secret, si toutefois on peut parler de secret pour quelque chose que l’on ne comprend pas. J’ai trouvé un isolant presque absolu, mais j’ignore totalement les raisons de ses propriétés. Je l’ai trouvé par hasard, et je l’applique sans trop le comprendre. C’est le sort de bien des découvertes.

— Combien de temps nous faudra-t-il pour aller dans cette sacrée planète ?

— À pleine allure, et à accélération constante, quelques heures. Mais nous économiserons l’uranium, et nous mettrons une quinzaine de jours.

— Tant que cela ?

— Je trouve que c’est peu pour franchir un tel gouffre ! Et encore nous profitons d’un moment très favorable, puisque Mars est actuellement en opposition, à un peu plus de 56 millions de km. Maintenant, allons retrouver les autres membres de l’expédition, ou plutôt l’autre membre. C’est le mécanicien, un jeune de 24 ans, mais qui connaît à fond son métier. Il était dans l’aviation et en a déjà vu de dures. Il faisait partie de l’équipage du « Flandre », qui s’écrasa il y a trois ans en pleine forêt équatoriale. Ce fut lui qui, avec le pilote, parvint à sauver les passagers pendant les deux mois qu’on a mis à les retrouver. C’est un garçon qui a du cran !

Ils sortirent du hangar et gagnèrent une sorte de villa en rondins où, dans une salle, ils trouvèrent un jeune homme penché sur une épure qu’il étudiait. Il se leva et vint vers eux. Extérieurement, rien ne l’aurait différencié des ouvriers qui travaillaient dans les chantiers. Il était petit, brun, assez trapu, avec un visage qui eût été banal sans l’éclat des yeux très noirs. Paul fît les présentations : Ray Mac Lee, cinéaste, Arthur Ledroit, mécanicien.

— J’ai entendu parler de vous, Mac Lee, et j’ai même été le mécanicien de l’avion qui vous a conduit en Amérique du sud, pour votre reportage sur les Jivaros. Je l’ai lu avec plaisir, car il est véridique. J’ai, vous le savez peut-être, vécu moi aussi avec eux, à la suite de l’accident du Flandre. Ce sont de braves gens, quoiqu’ils aiment un peu trop les têtes humaines.

— Maintenant, dit Paul, nous sommes au complet, sauf le médecin que je n’ai encore pu trouver. Nous allons tenir conseil. Nous devons désormais nous considérer comme une équipe. Nous allons affronter l’aventure la plus prodigieuse qui ait jamais été tentée. Malgré tous les calculs, nous avons septante chances sur cent d’y rester. À vous de juger si vous voulez en être. Il est encore temps de vous dédire. N’ayez aucune honte. Je vous connais, Louis, Bertrand, Sig. Quant à vous, Mac Lee et Ledroit, vous avez fait vos preuves et nul n’osera vous taxer de lâcheté. Dès le départ, j’exigerai une discipline rigoureuse. Je vais vous donner lecture du projet de règlement de bord. Nous le discuterons et nous le voterons. Mais dès qu’il aura été voté, il aura force de loi. Voici :

« Article 1. Paul Bernadac est chef de l’expédition. Sigurd Olsen est son second.

Article 2. L’entrée de la chambre des machines est interdite sous peine de mort, sauf au chef, à son second et au mécanicien quand l’ordre lui en sera donné.

Article 3. Toute négligence ou toute malveillance pouvant entraîner la perte de l’expédition toute entière, elle sera punie, soit de mort, soit d’une peine infligée par le conseil judiciaire.

Article 4. Le conseil judiciaire se compose de tous les membres sauf l’accusé, et deux hommes désignés par le chef, l’un comme accusateur public, l’autre comme avocat.

Article 5. Toutes les décisions graves concernant la marche de l’expédition seront débattues en conseil. Tous les membres auront voix délibérative. La voix du chef comptera, double.

Article 6. En cas de décès du chef, Sigurd Olsen, que j’ai initié à mes secrets, prendra le commandement. S’il disparaissait à son tour, les survivants ouvriraient le coffre scellé de la bibliothèque, et suivraient les instructions contenues dans le pli cacheté qui y repose. »

Cela vous convient-il ?

— Pour ma part oui, fit Bernard. Je ne vois pas d’objections. Et vous ?

— Nous non plus, dirent les autres.

— Cependant une chose me tracasse, reprit Bernard. Comment infligerions-nous la peine de mort, dans le cas, très improbable, où cela serait nécessaire ?

— Par abandon sur Mars, avec un respirateur et huit jours de vivres. Ceci dit, il nous reste pas mal de travail. Nous partirons dès que l’appareil sera terminé, c’est-à-dire fin septembre. D’ici là il faut que chacun sache piloter le petit avion fusée que nous emporterons pour nos explorations. Il faudra aussi que ceux qui l’ignorent, apprennent la technique des premiers soins d’urgence. Nous aurons certes un médecin, mais il ne pourra être partout à la fois. Je compte sur vous pour que vous fassiez le nécessaire. L’avion est pour le moment dans un hangar près de mon labo. Sig qui est pilote, vous apprendra à vous en servir. Le maniement en est d’ailleurs très simple. Je reste ici pour surveiller les travaux, avec Fortin. Rendez-vous ici le 20 septembre, avec ce que vous voudrez emporter. Maximum 200 kg. Toi, Bernard, je te charge en plus de dénicher enfin cet introuvable médecin. Au revoir, donc, et surtout pas un mot sur le but de l’expédition. Toute la presse croît à un raid stratosphérique.

Chapitre IV Le septième compagnon

Les mois de juillet et d’août s’écoulèrent pour Bernard avec une rapidité vertigineuse. Il avait consacré la première quinzaine à l’apprentissage rudimentaire de la conduite de l’avion fusée. Puis il avait fait ses bagages, choisi les quelques livres personnels qu’il désirait emporter. Depuis longtemps, la bibliothèque de l’astronef devait comporter les livres techniques, la liste des ouvrages et des instruments indispensables. Tout cela l’avait amené au début de septembre. Il se trouvait avec vingt à trente jours vides devant lui, sans rien d’autre à faire que de chercher ce médecin fantôme pour l’expédition. Avant de reprendre sa quête, il décida de s’octroyer dix jours de vacances, les derniers peut-être, avec Sig.

Il était de nouveau aux Eyzies. Ils campaient à mi-hauteur des falaises, car on était en septembre, et un camp à proximité de la Vézère eût été envahi chaque matin par le brouillard. Leurs journées se passaient silencieusement. Sig lézardait au soleil, explorait les anfractuosités du voisinage en chantant de vieilles chansons du Nord. Toute son attitude exprimait un équilibre sûr de lui, la joie de vivre dans la certitude de sa force. Chaque après-midi, il descendait dans la vallée, et dans une prairie, lançait le disque ou le javelot à l’émerveillement des gamins du village. Il avait été champion olympique de disque, et ses jets approchaient le record du monde. Depuis son retour de Suède, il a déjà coupé les ponts, lui, pensait Bernard. Il est déjà parti. Et il enviait le calme avec lequel Sig passait ses derniers jours sur la Terre. Ce soir-là il le regardait dormir sous la tente, à côté de lui, à demi engagé dans le sac de couchage. Sa respiration était profonde et lente. Dans la lumière diffuse du clair de lune, ses épaules massives luisaient comme un bronze poli. Furtivement, Bernard comparait cette musculature souple et lisse à la sienne, puissante mais ramassée, faite pour les efforts lents et prolongés, bien moins élégante. Il était fort, lui aussi, et peu d’hommes auraient pu échapper à son étreinte, mais il avait la force d’un ours, tandis que Sig songeait-il, est un tigre. Au fond, que va-t-il chercher dans cette aventure ? Il est jeune, beau, riche, intelligent. Sur terre, sa vie est assurée, large et intéressante. C’est déjà un chimiste célèbre, on parle de lui pour le prix Nobel. Et pourtant, quand Paul lui a proposé de venir, il n’a pas hésité. Est-ce le vieux sang des Vikings, le dégoût d’une vie trop facile ? Pour moi, c’est différent. C’est le rêve de mon adolescence qui se réalise, Jules Verne, Wells, Rosny aîné… Toutes les discussions avec Paul et Louis… Dire que ce vieux Paul était persuadé que le voyage sur Mars était impossible, et c’est lui qui trouve le moyen ! La destinée est drôle. Quelle chose fantastique ! Dans vingt jours nous serons entre la Terre et la Mars… ou morts. Je me demande quelle est l’éventualité la plus affolante ? C’est curieux de penser que nul ne saura où nous sommes. La construction de l’astronef n’est pas un mystère. Mais personne d’étranger à nous, à part deux ou trois savants, ne se doute du but poursuivi. La presse croit à un avion particulier. Peut-être disparaîtrons-nous dans l’inconnu. Nous rejoindrons ceux qui sont morts dans les lieux étranges où les avait poussé la curiosité des hommes : forêts vierges, grottes, gouffres, montagnes, océans,… Assez divagué ! Un bain de minuit me rafraîchira les idées…

Il sortit légèrement de la tente, s’habilla sommairement. La nuit était encore tiède. La lune courait parmi les nuages. La vallée se dessinait sous ses yeux. Il apercevait, à contre lune, les falaises du Grand Single et de « l’Église de Guilhem », lieux de leurs escalades de la journée. Il descendit, par un escalier creusé dans le roc, puis par un chemin ébouleux, traverse une partie du village, et arriva à la Vézère. Elle était noire, sauf au bord où sa faible profondeur la rendait transparente. Les cailloux du fond luisaient faiblement. Il se déshabilla, ne gardant que son maillot, puis, d’un petit bond, plongea, dans un jaillissement de gouttes illuminées. Il attaqua le courant en oblique, laissant derrière lui une traînée blanchâtre de bulles. Il plongea, réapparut, souffla un mélange d’air et d’eau, chercha des cailloux au fond, se laissa emporter par le courant. Il aimait l’eau. Ce soir, il contemplait le paysage avec passion. Ma vieille Vézère, ma rivière ! Mon pays ! Mon pays de roches et de verdure, d’arbres et de terre, d’eau et de ciel ! Ma terre brune où pousse le tabac et le blé, les forêts de chênes et de châtaigniers. Ma terre que je vais quitter vivant pour suivre un rêve. Mes chères falaises crétacées, où à 12 ans j’ai trouvé mon premier fossile…

Il se remémorait cette journée comme si le fait s’était passé la veille. Il n’était pas originaire des Eyzies. Il était né à une vingtaine de kilomètres de là, à Montignac. Orphelin à trois ans, il avait été recueilli par un vieil oncle, cultivateur qui habitait du côté de Laugerie une maison maintenant disparue. Mais toute son enfance s’était déroulée dans ce décor sauvage et magnifique. Sa passion pour la géologie s’était éveillée il y avait seize ans, quand, escaladant un rocher sur la vieille route du Bugue, il avait trouvé une coquille fossile. Il l’avait portée à l’instituteur qui lui avait expliqué simplement la formation des roches calcaires. Et une vocation s’était décidée.

Un « hello » joyeux interrompit ses pensées. Il regarda du côté de la rive et vit Sig en train de plonger. Il se laissa dériver jusqu’à un îlot et l’attendit. Le Suédois se coulait doucement dans l’eau comme un serpent. Sa nage était sûre et silencieuse, mais rapide.

Il aborda à son tour.

— Je me suis éveillé, j’ai vu que tu n’étais pas là, et j’ai pensé que tu étais allé voir ta rivière. Alors je suis venu.

Ils nagèrent un moment côte à côte, puis atterrirent et se rhabillèrent. Ils s’étendirent sur l’herbe de la rive ; longtemps ils demeurèrent plongés dans leurs pensées. Bernard continuait à revivre son enfance. Sig comparait cette rivière étrangère aux lacs de son pays.

Dans un clapotis de pagaie, avec un friselis d’eau retroussée par l’étrave, passa un canoë, dirigé par la robuste fille blonde qu’ils avaient vue tantôt faire des emplettes à l’épicerie du village. La lune jouait sur l’eau. Le canoë passa sur le reflet doré, s’y découpa en noir, puis s’éloigna. La jeune fille chantait, à mi-voix, la « claire fontaine ».

« Et l’onde était si claire

Que je m’y suis baignée ».

Tous deux se sentirent remués jusqu’au fond de leur être. C’était toute la grâce de la Terre qui passait là, toute l’éternelle jeunesse du monde. Et Bernard pensa à sa petite fiancée qui dormait dans un calme cimetière des Alpes. Il sentit sur son bras son poids si léger, quand il l’avait ramenée brisée de la montagne, après trois jours de recherches et d’angoisse. Serait-il parti si elle était encore là ?

Le canoë revenait. Résolument sa proue pointa vers eux. Avec un crissement sa quille glissa sur les graviers du fond. Légère, la fille sauta à terre, y amena l’avant de l’embarcation. Puis, se tournant vers les deux amis :

— Trop belle nuit pour dormir, n’est-ce pas ? Vous êtes les deux qui campez à mi-falaise ? Moi, je suis sur le roc de la Peine.

— Je sais, dit Bernard. C’est là que je campe d’habitude. Mais vous y étiez avant nous, et je respecte la solitude des tentes.

— Est-ce une façon de me dire que je suis de trop ? reprit-elle, mi-rieuse, mi-vexée.

— Nullement. J’expliquais seulement le choix de notre nid d’aigle, plaisanta Bernard. Au contraire, nous sommes heureux de vous voir. Il est des moments où la solitude est lourde, même à deux bons copains.

Elle s’assit à côté d’eux.

— Le beau pays. J’aime cette vallée ! J’y passe souvent mes vacances, et je vous y ai déjà vu, monsieur le géologue. Oui, je sais que vous êtes géologue. Je sais même que vous vous appelez Bernard Verilhac. Tous les gosses me l’ont dit. Savez-vous que votre copain et vous êtes leurs dieux ? Ce soir, j’en ai vu qui cassaient des cailloux à tour de bras, et d’autres qui s’exerçaient au disque… avec un couvercle de casserole !

Elle se tut un moment.

— Le beau pays, reprit-elle.

— Mon pays, dit Bernard. Puis, se tournant vers Sig, muet et perdu dans ses pensées. Et dire que nous allons le quitter, peut-être pour toujours !

— Vous partez ? Loin ? En Afrique ?

— Plus loin que cela.

— En Amérique ?

— Plus loin.

— En Australie ?

— Plus loin encore.

— Dans la Lune, alors, fit-elle en souriant.

— Bien plus loin que cela.

— Vous plaisantez ?

— Non répondit Sig. Nous ne plaisantons pas. Regardez nous. Nous sommes deux spécimens assez curieux d’humanité. Nous avons tout sur terre, tout ce qui fait une vie pleine. Des corps robustes et sains, des cerveaux lucides, et assez d’argent pour vivre, un travail qui nous intéresse. J’ai même une fiancée, moi. Et nous partons. Je ne devrais pas vous dire où, mais je vous le dirai quand même. À vous que je ne connais pas, pour que quelqu’un le sache et pense un peu à nous, en dehors d’un groupe très étroit de spécialistes ; je ne vous demanderai que la promesse de la garder pour vous.

— Promis !

— Nous partons pour Mars – par pudeur il prit un ton de grandiloquence affectée. Nous serons les premiers, si nous réussissons, à franchir les bornes de la Terre. Ainsi partaient mes ancêtres, sur leurs frêles drakkars, à la recherche du Vinland. Nous sommes les Vikings du ciel !

— Oh, dit-elle. Votre expédition est-elle au complet ? Je connais quelqu’un qui voudrait tant y participer. Il vous serait utile, il est médecin !

— Médecin, sauta Bernard. Nom d’un chien ! Ça fait un an que j’en cherche un. Où est-il ? Loin ? Il faut que je le vois pour décider s’il fera l’affaire. Qui est-ce ?

— Moi, dit-elle. Moi, Hélène Verrin, interne des hôpitaux.

— Mais, mademoiselle, dit Bernard un peu interloqué, ça ne peut aller. Nous ne pouvons pas emmener une femme avec nous.

— Et pourquoi pas ? Je suis solide, sans tares. Je connais mon métier aussi bien qu’un confrère masculin. J’ai 27 ans, suis orpheline et n’ai pas de parents proches. Qu’est-ce qui m’empêche de partir ?

— Mais c’est de la folie, reprit Bernard. Songez-y. 70 millions de km à franchir, avec à chaque instant des chances inouïes d’anéantissement ! Malgré tous les calculs, c’est un saut dans l’inconnu ! Nous ignorons tout des conditions du vide interplanétaire : peut-être périrons-nous gelés, ou rôtis, asphyxiés, écrasés, que sais-je encore !

Elle se tourna vers Sig.

— Vos ancêtres emmenaient bien leurs femmes, à la conquête des terres inconnues, vos ancêtres qui sont aussi les miens, car ma mère était norvégienne.

— On pourra toujours en parler à Paul, dit Sig, puisqu’il est à sa maison actuellement.

— Je doute fort qu’il accepte. Enfin, on verra. Nous allons dormir maintenant. Rendez-vous demain matin, à 9 heures, devant la mairie.

Hélène se rembarqua dans son canoë. Au moment de pousser l’embarcation loin du bord, elle demanda à Sig :

— Vous avez une fiancée, dites-vous. Comment s’appelle-t-elle ?

— Solveig. Un nom prédestiné, peut-être…

Le lendemain matin, Sig et Bernard, descendant par la rue du Musée, virent Hélène qui les attendait au lieu fixé. De loin c’était une haute silhouette svelte, aux cheveux blonds, commodément et élégamment vêtue. À mesure qu’ils se rapprochaient, ils la virent plus en détails : front haut et bombé, yeux vert foncé, bouche pure et menton volontaire. Un beau type d’humanité, fine et solide à la fois.

— Elle ferait un beau couple avec toi, plaisanta Bernard.

— Trop tard ! Solveig m’attend à Jonköpping.

— Au fait, ta fiancée sait-elle où tu vas ?

— Oui. Mais ne t’inquiète pas. Elle ne dira rien, pas plus que mes frères ou ma sœur.

— Et elle n’a pas essayé de te dissuader ?

— Elle ? Elle m’aurait méprisé si j’avais reculé. C’est une amie d’enfance. Après avoir lu ensemble un livre charmant de chez nous, « les pirates du lac Maelar », – j’ai oublié le nom de l’auteur –, nous avions, avec mon frère Arne, volé un bateau et nous étions partis. On nous a rattrapés… un mois après. J’avais 16 ans, elle 13, et mon frère 17. Je ne connais qu’une personne plus casse-cou qu’elle, c’est ma sœur Ingrid, qui a 18 ans, et qui m’a supplié, en vain bien entendu, de l’emmener.

Tout en causant ainsi, ils étaient arrivés à proximité de la mairie. Ils échangèrent avec Hélène une cordiale poignée de mains.

— En route, dit Bernard. Nous allons vous présenter, vous et votre requête, à Paul Bernadac, le chef de l’expédition. Je vous avertis : il est très brusque, violent même et coléreux en diable. Mais c’est la bonté personnifiée. Quant à vous dire s’il vous prendra dans les Argonautes Sidéraux…

Trois heures après ils franchirent le seuil de la maison de Paul. Bernard alla droit à la chambre-salon-bibliothèque, poussa la porte, et trouva Paul affalé sur le lit, les yeux dans le vague, et la pipe au bec.

— Du nouveau vieux, j’ai trouvé le docteur. Mais…

— Ah, il y a un mais ?

— Oui. Je ne sais trop comment tu vas prendre cela. C’est… Eh bien, c’est une femme.

Paul se mit sur son séant :

— Ni mercenaire, ni exalté, avais-je dit.

— Je ne pense pas qu’elle soit ni l’un ni l’autre. Elle a l’air fort équilibrée.

— Bon. Où est l’oiseau ?

— Avec Sig, dans ta cuisine.

Paul se leva.

— Allons-y.

Les présentations faites, il s’adressa à Hélène :

— Mademoiselle, vous sollicitez donc l’honneur, car c’est un honneur, de nous accompagner. Soit. Je n’ai rien à dire en principe. Toutefois, laissez-moi vous avertir, si ces deux perroquets ne l’ont pas fait, que nous avons beaucoup plus de chances d’y rester que de revenir.

— Les deux perroquets, – elle sourit –, me l’ont déjà dit.

— De plus cette expédition demandera une discipline rigoureuse. Nous sommes liés par une charte-partie, tels les anciens pirates. Nous vous en donnerons connaissance. Ne vous attendez à aucun égard. Vous n’aurez aucun avantage, sauf une chambre séparée. S’il nous faut marcher ou crever, eh bien, vous marcherez… ou vous crèverez.

— C’est bien ainsi que je l’entends.

— Vous êtes résolue ?

— Oui.

— Bon. Bernard, donne lui un exemplaire du règlement de bord. Comment vous appelez-vous ?

— Hélène Verrin.

— À partir de maintenant vous êtes Hélène, ou le toubib. Et le tutoiement est obligatoire. Donc, Sig, Bernard, Hélène, rendez-vous dans 15 jours au lieu de départ. Nous filons le 25 septembre. Maintenant, allez où vous voudrez, mais laissez-moi flemmarder en paix ma dernière flemme de la Terre.

Chapitre V Le départ

Hélène, Bernard et Sig passèrent encore six jours sur les bords de la Vézère. Ce furent de longues randonnées en canoë, des parties de nage, d’amicales causeries autour d’un feu de camp. Puis ils plièrent les tentes, et Hélène parti faire ses derniers préparatifs. Ils se donnèrent rendez-vous, et prirent le train ensemble pour le lieu de départ. À l’arrivée, Ray les attendait à la gare, au volant d’une auto.

— C’est vous le sawbones ? Well, j’aurai plaisir à me faire couper la jambe, dit-il en voyant Hélène.

Ils arrivèrent au chantier à 4 heures du soir. Bien des choses avaient changé. Il ne restait des nombreux ouvriers que quelques-uns, sous la direction de Fortin. L’astronef ne se trouvait plus sous le hangar, mais au début d’une aire cimentée, très longue. À son avant brillait une plaque d’argent portant son nom : J.H. Rosny aîné.

— Ça, dit Louis, c’est une idée de Paul. Tu te rappelles notre enthousiasme commun au lycée pour « La guerre du feu » et les autres livres de Rosny. Le petit avion que nous emportons s’appelle, lui, le H.G. Wells, et l’autochenille étanche est le Jules Verne. Sous ce triple patronage, nous réussirons !

Sur le seuil du chalet, Paul apparut.

— Salut à tous. Départ demain matin au lever du Soleil. Je sais que ce n’est pas orthodoxe en astronautique, mais l’uranium nous permet des fantaisies qui auraient été impossibles aux misérables petites fusées à hydrogène atomique pour lesquelles les calculs théoriques avaient été faits.

— Mais, les essais ? S’enquit Sig.

— Faits depuis 8 jours, mon vieux, avec Louis, Ray et le mécano. Ça a bien gazé. Hier, nous avons fait 32 fois le tour de la Terre à 400 km d’altitude. Nous avons poussé la vitesse jusqu’à 12 000 km/h. Je m’excuse de ne pas vous avoir attendus, mais j’aimais mieux ne pas risquer toutes nos vies pour les essais. S’il y avait eu des anicroches, eh bien, tu connais le secret, tu aurais recommencé avec Bernard. Programme de ce soir : Visite de l’astronef, repas à six heures et demi, promenade en auto, et coucher à 22 h, dans le Rosny. Ça vous va ?

Ils s’assirent en silence pour le repas. Pour la première fois, la mission de Paul Bernadac – tel était son titre officiel – était réunie au complet. Bernard examinait ceux qui allaient participer avec lui à la grande aventure. Paul et Louis, il les connaissait depuis longtemps. Le premier était nerveux, ne tenant pas en place, faisant d’invraisemblables calembours. Bernard ne s’en inquiétait pas. Paul est toujours comme ça, sauf quand il a la flemme. Louis était un peu pâle. Sig, conservait son calme habituel, calme de l’homme qui, quand il a décidé quelque chose, trouve inutile d’y revenir. Peut-être ses yeux brillaient-ils un peu. Ray, tout en mangeant, compulsait quelques photos, parmi celles qu’il avait prises lors des essais. Arthur Ledroit regardait attentivement Paul pour qui il avait une vive admiration, et riait franchement à ses astuces. Hélène étudiait elle aussi ses compagnons de route. Jean Fortin n’avait pas voulu assister au repas. Il tenait à vérifier encore une fois l’astronef. Bernard observait toujours.

Voilà, nous allons vivre ensemble pendant qui sait combien de temps, et peut-être périr ensemble. Ce sont tous des hommes de ressources, je peux compter sur eux, ils n’ont pas peur. Et soudain il se rendit compte que lui, il avait peur. Peur comme chaque fois qu’il entreprenait quelque chose de dangereux, escalade de falaise, ou de montagne, peur qui disparaissait dès l’action engagée, et qui le reprenait après. Il n’avait jamais pu s’en débarrasser et enviait l’insouciance de Paul, le calme de Louis, ou la tranquille témérité de Sig. En lui-même, au moment périlleux, s’opérait un étrange dédoublement qui le faisait assister à l’action comme un spectateur totalement étranger. Mais sitôt après, il regagnait sa propre peau, et se mettait à trembler. Et pourtant, il n’avait jamais reculé. Il avait peur, mais n’était pas un lâche.

Il se rendit compte qu’Hélène le regardait curieusement, fit un effort et se remit à manger. Malgré la maîtrise de soi des convives, et la gaieté un peu forcée de Paul, le repas fut morne. Sitôt après, ils s’entassèrent dans l’auto pour leur promenade ultime. Le jour n’était pas achevé. Sig conduisait, à grande vitesse. C’était un calme soir de septembre, doux et frais. De beaux nuages blancs flottaient. Le pays qu’ils parcouraient était sec et calcaire, avec peu de végétation. Sig accéléra encore.

— Attention, fit Louis. Ce n’est pas le moment de nous casser la figure.

— Ne t’inquiète pas. Mais pour prendre congé de la Terre, j’aurais préféré quelque chose de plus vert, de plus riant !

Personne ne répondit. Ils filaient, dans la nuit maintenant tombée, trouée de leurs phares, chacun isolé en soi, essayant en vain de comprendre que c’était là leur dernier contact avec le globe familier où s’était déroulée leur vie.

À 10 heures moins 20, ils étaient de retour à l’astronef. Paul eut un dernier entretien avec Fortin. Puis tous montèrent l’échelle métallique et disparurent à l’intérieur. Bernard s’attarda un moment en bas, regardant le ciel. Puis il se baissa, cueillit une fleur, ramassa un caillou, et grimpa l’échelle à son tour. Il referma soigneusement la porte, semblable aux trappes de sous-marins. Puis se dirigea vers le dortoir. Le sol métallique de l’astronef sonna sous ses pas.

Bernard s’éveilla à demi d’un sommeil coupé de cauchemars. Il ouvrit les yeux. Où était-il ? Au-dessus de lui, dans le demi-jour, un plafond de métal. Il le suivit des yeux, arriva à une trappe d’où pendait une fine échelle. La trappe du canon, pensa-t-il. Je suis à bord du Rosny, et nous allons partir. Il se réveilla tout à fait. À côté de lui, les cinq lits où dormaient les autres compagnons se dessinaient dans la pénombre. Une faible lumière filtrait du hublot à demi voilé. Il était en bout de rangée, contre la cloison qui séparait le dortoir du laboratoire. Son voisin était Sig. Le lit paraissait trop étroit pour lui, et une épaule dépassait, laissant pendre un bras énorme sur le plancher. Faiblement il entendit le tic-tac du réveil de Paul. Il regarda l’heure au cadran lumineux de sa montre. Il était 5 heures moins 10. Dans 10 minutes, pensa-t-il, la machine infernale de Paul va sonner. Ce réveil avait eu sa célébrité dans leur bande joyeuse du Quartier Latin. Il était l’exactitude même, mais faisait un bruit épouvantable et ahurissant : cela commençait par un déclenchement comme une vieille horloge de campagne, puis continuait par un bruit roulant, tenant le milieu entre la sonnerie de téléphone enrouée et le klaxon d’auto. Après 4 ou 5 hoquets, la sonnerie cessait. « Dire que c’est le vieux réveil de Paul qui va vous lancer dans la grande aventure ! » Cela lui parut à la fois comique, incongru et rassurant. Il se pelotonna dans son lit jusqu’au moment où la sonnerie bizarre retentit.

Au fond, cette bizarrerie fut salutaire. Ray, Sig et Arthur, pour lesquels elle était nouvelle éclatèrent de rire. Bernard et Louis firent chorus, tandis que Paul protestait plaisamment :

— Quoi. Vous avez le front de rire d’un réveil historique !

Ils firent rapidement leur toilette.

— Hello ! Puis-je entrer ? La voix joyeuse suivit des coups frappés au plancher. Une trappe s’ouvrit, et la tête d’Hélène apparut. Elle acheva de monter, passa dans la cuisine et prépara activement un déjeuner de cacao.

— Dis donc, Paul, dit-elle. Il m’a semblé entendre marcher dans l’appareil, cette nuit !

— Bah, tu as du rêver.

Tous se sentaient d’humeur joyeuse, quoique un peu tendus.

— Si quelqu’un veut descendre encore une fois, il le peut, dit Bernard. Nous ne partons qu’à 7 heures. Mais, continua-t-il en trempant un croissant dans son cacao, pour moi je ne m’en sens pas le courage. Je serais fichu de ne pas remonter. Qui veut descendre ? Personne ? Tant mieux !

Le déjeuner s’acheva.

— Maintenant, dit Sig, en ma qualité de sous-chef veillant à l’intérieur de l’appareil, je vais donner les consignes. Louis, Bernard, Ray, visitez soigneusement les hublots et portes. Vérifiez s’ils sont bien fermés, et si le dispositif de sécurité fonctionne. Je me charge de la chambre des machines, puisque je suis le seul avec Paul qui ait le droit d’y pénétrer. Il est 6 h 20. À 7 h moins 10 ce doit être fini. Rendez-vous au poste 1, poste de départ, où Paul distribuera les rôles. Allez.

À l’heure dite, ils se trouvèrent tous au poste 1. Chacun fit son rapport. Le poste de décollage, situé à la partie inférieure de l’extrême avant, était une pièce en forme de demi-lune, dont toute la paroi antérieure était faite de vitrex, matière plastique aussi solide que de l’acier. Le procédé de Paul permettait de la rendre imperméable à toutes les radiations, sauf à la lumière et aux rayons cosmiques très pénétrants. De plus, les vitres étaient doubles, et enfermaient entre elles, une couche d’ozone.

Il était 7 h moins 5.

— Sig et Bernard, vous restez avec moi pour aider à la manœuvre et me remplacer en cas de besoin. Arthur, chambre 10, surveillance des moteurs. Les autres, allez au poste 2. Interdiction absolue de toucher quoi que ce soit. Et cramponnez-vous à ce que vous voudrez, mais pas aux manettes que vous trouverez là-haut. Ce sont les mêmes que celles d’ici et vous risqueriez de les fausser. Il n’y aurait pas de catastrophe, car celles d’en haut sont hors circuit pour le moment, mais ce serait gênant pour plus tard.

Les trois disparurent par la trappe. À peine en haut, Ray sortit son appareil de prise de vue et l’arma.

— Attention au départ, cria Paul, par la trappe restée ouverte. Ce sera plus dur qu’en avion. Ray, Louis, vous y avez déjà été. Veillez sur Hélène. Nous partons à 7 h 05. Le chronomètre est au-dessus de la table de commande.

Restés seuls, Paul, Bernard et Sig s’installèrent dans de confortables fauteuils solidement fixés, deux près de la table de commande, le troisième un peu en arrière. Ils regardèrent l’aiguille grignoter le temps.

— Ça me rappelle notre première expérience sélénite, dit Bernard. Il faudra qu’un jour nous allions dans cette vieille Lune !

— Oui, dit Paul. Maintenant tais-toi !

Il abaissa une manette marquée alpha. Une lampe rouge s’alluma.

— Je mets en marche les dissociateurs. La tension croît.

Une aiguille décolla de son point d’arrêt, courut sur le cadran, le long des chiffres. Il était 7 h 04 et 35 secondes. Le plus grand silence régnait dans la cabine. À 7 h 05, une brusque impulsion projeta l’appareil en avant, tandis qu’un fusement gigantesque se faisait entendre. Ce fut comme la secousse de départ d’un train. Puis d’autres secousses suivirent, de plus en plus violentes tandis que le bruit grandissait en un ronflement inouï. Le paysage défila, lentement d’abord, puis de plus en plus vite. Paul abaissa les manettes bêta et gamma et d’autres aiguilles coururent sur les cadrans. L’indicateur de vitesse marqua 100, puis 150, puis 200 km/h. Enfin, presque en bout de piste, le Rosny décolla, frôlant un peuplier. Sig ayant abaissé la manette 1, les roues rentrèrent dans la coque. L’appareil, incliné à 45 degrés, se ruait vers le ciel. La vitesse augmentait toujours. Quelques minutes après le départ, les 1762 km/h, record mondial, étaient dépassés. Le Rosny n’était encore qu’à 17 000 mètres d’altitude. Là-haut Ray avait fini sa bobine de prise de vues.

Chapitre VI Ils partirent à sept

À midi, ils étaient à 150 km d’altitude. L’astronef décrivait des spirales autour de la terre, gagnant de la vitesse à chaque tour. Le premier repas à bord eut lieu à midi 30. Aucun obstacle n’était à craindre, le Rosny fut laissé à lui-même. Du reste dans la salle commune des cadrans de contrôle reproduisaient les indications de ceux du poste 1, et un écran périscopique permettait de voir ce qui se passait à l’avant de l’astronef.

— En fait, dit Louis, ça n’a pas été émouvant du tout, ce départ.

— Parle pour toi ! répliqua Paul. Si tu avais eu la responsabilité de la manœuvre… Je revois encore ce sacré peuplier que nous avons bien failli accrocher. J’en ai eu des sueurs froides.

— Yes. Je l’ai filmé.

— J’ai voulu vous éviter les secousses pénibles subies lors des essais, et prendre un départ en douceur. Mais il s’en est fallu de peu que cette douceur ne soit néfaste.

— Pour ma part, dit Hélène, il m’est difficile de penser que nous sommes en route vers Mars, à une aussi fantastique vitesse.

— Nous ne sommes pas en route vers Mars, du moins pas pour le moment. Nous tournons autour de la terre, avec une accélération faible. C’est ce qui explique que nous soyons sur le plancher. Tout à l’heure nous allons filer droit vers la planète rouge. Ces circuits ne sont ni plus ni moins que d’ultimes essais…

— Alors nous brûlons de l’uranium pour rien ?

— Très peu. J’ai profité autant que j’ai pu de la gravitation terrestre, pour nous lancer en effectuant des « piques » qui nous ramenaient à des altitudes moindres. Sans que tu t’en aperçoives nous sommes passés six fois à moins de 60 km des pôles. Maintenant, c’est fini, tout va bien, nous allons prendre le vrai départ, avec une accélération raisonnable, mais plus forte largement que celle de la pesanteur. En conséquence le plancher où nous sommes, va devenir une cloison. Le bas, ce sera l’arrière tant que les fusées marcheront, c’est-à-dire tant que nous ne serons pas entrés dans la zone d’attraction de Mars. Ça durera 15 jours, avec quelques intermèdes de pesanteur à peu près nulle, quand j’arrêterai les fusées.

— Pas moyen d’aller plus vite ? demanda Bernard.

— Si. Nous pourrions y être en quelques heures. Mais nous consommerions beaucoup plus et surtout je n’aurais pas le temps d’étudier les radiations cosmiques à mon gré, ni Louis ses constellations.

— Je te demande cela parce que ça ne va pas être drôle de vivre entassés sur le plus petit côté des pièces. Pourquoi ne pas les avoir faites cubiques, alors ?

— Réfléchis un peu. Nous resterons dans cette position 15 jours maximum, tandis que j’ai l’intention de rester sur Mars au moins 5 mois, avec le Rosny posé en position horizontale.

Le repas fini Paul orienta le Rosny dans la direction voulue, puis, à 4 g, l’astronef se rua. Il dépassa rapidement la vitesse de libération, atteignit les 100 000 km/h que Paul et Louis jugeaient suffisants pour le moment. L’accélération fut ramenée à 1 g, et la vie du bord s’organisa. Paul faisait des mesures sur l’intensité des rayons cosmiques, Louis ne bougeait guère de la coupole, où une lunette astronomique pouvait remplacer le canon, Hélène inventoria le matériel médical et les provisions. Elle avait de plus la haute main sur les menus. Arthur surveillait les moteurs, travail facile, mais fastidieux. Ray développa ses films, et fit un journal de bord. Bernard partageait son temps entre ses heures de veille et la lecture de livres, scientifiques ou autres. Et les jours coulèrent les uns après les autres, dans la grande monotonie des espaces vides…

Un jour, entre les autres, alors que Mars commençait à avoir un diamètre apparent appréciable à l’œil nu, Bernard était de garde au poste de pilotage, poste 2. Il était seul. À l’autre bout du Rosny, au poste 19, Hélène avait remplacé Arthur. Les autres dormaient. Le silence n’était rompu que par le tac-tac des appareils enregistreurs. Devant lui un vaste hublot s’ouvrait sur le vide interplanétaire, noir et clouté d’étoiles. Au loin, un peu à droite, Mars semblait une petite tâche ronde et rougeâtre. Tout en étant attentif aux appareils, Bernard laissait errer sa pensée. Il n’était nullement impressionné par sa solitude et par le silence. Il était 11 h du soir, soir-matin, cela n’a plus aucune importance, songeait-il. Nous sommes en dehors du temps. Soudain il entendit des pas légers derrière lui, des pas de femme. Hélène avait-elle quitté son poste ? La consigne était formelle pourtant. La porte glissa. Il se retourna et resta bouche bée. Une jeune fille inconnue était devant lui.

Elle était grande et mince, quoique d’aspect vigoureux, avec de beaux yeux gris et une admirable et lourde chevelure cuivre, un front haut, un nez droit, et une expression à la fois calme et hardie. Où diable avait-il déjà vu ce visage ? Elle restait immobile et silencieuse, le regardant fixement comme si elle cherchait à le reconnaître. Lui, son premier étonnement passé, ressentit un vif ennui et une colère sourde. Que diable fichait-là cette évadée de pensionnat ? Elle pouvait bien avoir 17 ans, ou peut-être 18, mais pas plus. Le mieux était de le lui demander.

— Alors, vous êtes l’inévitable passager clandestin ? On ne peut donc rien tenter sur cette terre sans que des indiscrets y viennent mettre leur nez ? Qu’est-ce que vous voulez que nous fassions de vous ? C’est une expédition scientifique, que diable, et non une croisière d’agrément. Savez-vous seulement où nous allons, et ce que nous risquons ?

Sous cet afflux de paroles violentes, elle pâlit et répliqua en un français correct, mais un peu raide :

— Je sais parfaitement ce que je risque et où je vais : sur Mars. Et ce n’est pas une vaine curiosité qui m’a poussé !

— Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ?

— Qui je suis ? Ingrid Olsen. D’où je viens ? De Jonköpping.

Ainsi c’était la sœur de Sig ! Bernard se rappela soudain les photos de famille que celui-ci lui avait montrées. C’était là qu’il avait déjà vu cet orgueilleux visage. Un diable avait précisé Sig en souriant ; mais comment avait-elle réussi à se faufiler à bord ?

— Ça ne m’a pas été difficile, dit-elle, répondant à sa pensée. Le dernier soir, pendant que vous vous promeniez, je suis entrée et je me suis cachée dans l’avion. Je ne sortais que quand vous dormiez. Je pensais me montrer qu’à l’arrivée, mais mes provisions ont moins duré que je ne le croyais, j’ai dû sortir. Mon frère m’avait beaucoup parlé de vous ; aussi quand ce soir j’ai entendu quelqu’un crier que vous étiez de garde de 9 heures à 1 heure, j’ai pensé qu’il valait mieux que je me présente à vous.

— Tout cela est fort joli, et je ne vois pas comment on pourrait vous renvoyer, mais vous allez fausser tous nos calculs de vivres, dit-il pensivement. Vous êtes une bouche inutile.

— Ah non ! J’ai été à l’école de Sig, et je puis dire sans me venter que je suis une bonne chimiste.

— Enfin. Paul est capable de vous manger toute crue. Pour le moment laissons-le dormir. Sig doit me relever à 1 heure. Il va en faire une tête. Asseyez-vous dans ce siège, en attendant.

Le lendemain le conseil siégea, sous la présidence de Paul, avec Louis comme accusateur, et Bernard comme avocat. Sig ne voulut pas en faire partie. Il condamna Ingrid Olsen à la réclusion dans le Jules Verne jusqu’à l’arrivée. Bernard fut nommé geôlier. Quand il demanda à Paul la raison, il lui fut répondu : « Geôlier et géologie commencent par les mêmes lettres. » Après la séance, Sig attire Paul dans un coin.

— Tout de même, vous avez été dur pour elle. En fait, elle n’est coupable que de légèreté et d’audace.

— Mon vieux, comme bon gré mal gré, elle fait partie de l’équipe, il faut qu’elle comprenne que ce n’est pas une rigolade et que la discipline existe. Je l’ai traitée comme j’aurais traité un de nous. Elle n’en a somme toute que pour dix jours, et elle ne sera pas mal. Le J.V. est aménagé pour deux personnes et, comporte une couchette. Elle ne fait que changer de prison, puisqu’elle se tenait enfermée dans le Wells, bien moins confortable.

— Pourquoi as-tu nommé Bernard geôlier ? Ta raison est humoristique, mais manque de valeur. Je pensais qu’Hélène…

— Je pourrais te répondre que deux femmes ensemble… mais je vais te dire la vraie raison. Elle t’a entendu parler de Bernard, à ce qu’elle a dit. D’autre part, Bernard a perdu sa fiancée, Claire, il y a quatre ans, dans un stupide accident de montagne. Il a failli devenir fou. Ils étaient amis d’enfance et il l’adorait. Il l’a ramenée tout seul dans ses bras, l’a veillée et a voulu creuser sa tombe lui-même. Il n’en parle jamais. Depuis il a bien changé. C’était autrefois le garçon le plus gai de la terre, et il ne rit plus. À peine sourit-il quelquefois. Et ta sœur est très belle, et fort sympathique. Je ne pense pas que tu ne verrais d’inconvénients à ce que Bernard devienne ton beau-frère ?

— Non, certes. Mais ce n’est pas dit qu’Ingrid devienne amoureuse de lui, ni lui d’elle.

— On peut essayer. Elle a les mêmes yeux que Claire. Si Bernard l’aime et qu’elle ne l’aime pas, il est énergique, il réagira. On peut lutter contre un amour vivant, plus facilement que contre une morte.

Puis, tout bas, comme pour lui-même : Moi aussi, j’aimais Claire.

Sans dire un mot, Sig lui tendit la main.

Chapitre VII L’arrivée

Les jours coulèrent monotones. Peu à peu, comme l’avait pensé Paul, Bernard se laissa prendre au charme intelligent de la jeune Suédoise. Son rôle consistait à lui apporter deux fois par jour sa nourriture, mais en réalité, sous un prétexte ou un autre, il y allait bien plus souvent. Ingrid de son côté ne fut pas insensible aux attentions que lui prodiguait cet homme jeune et robuste, sensible et triste. Ainsi naquit l’idylle entre un géologue français et une chimiste suédoise, quelque part dans le ciel, vers le 50 000 000e kilomètre. Bernard avait commencé par tricher naïvement sur le temps qu’il lui fallait pour ravitailler Ingrid. Celle-ci avait d’abord gardé un silence farouche, vexée d’être traitée « comme une gamine ». Mais petit à petit elle lui avait demandé des renseignements sur l’astronef, sur Mars, et ils en étaient arrivés à parler de leur travaux, puis de leur enfance. Elle lui raconta ses expéditions sur les lacs, avec Sig et Solveig ; lui, il narra ses aventures avec Louis et Paul, et ses randonnées géologiques au Sahara. Il fit revivre avec beaucoup d’humour la nuit terrible où son camp avait été emporté par la crue subite d’un oued, et où il avait failli mourir noyé… en plein désert. Il lui parlait aussi de la géologie. Il avait le don de faire palpiter les mers disparues, grouiller les reptiles du secondaire, dans un horizon de marécages, sous un ciel lourd et bas. En revanche, elle lui contait ses démêlés comiques avec la chimie, quand, encore petite fille, elle débutait sous la direction de Sig. Et il en vint même à parler de Claire sans une trop grande douleur.

Mars grossissait toujours. Ç’avait été d’abord une petite tache, une tête d’épingle, dans le ciel infini. Puis une pièce de cuivre ternie, une lunule roussâtre. Et maintenant, c’était un monde, encore lointain, mais où les détails commençaient à se préciser. Il eût été impossible à une grue de 10 tonnes, disait Paul, d’arracher Louis à sa lunette. Déjà il était hors de doute que les canaux martiens n’existaient pas. Et 17 jours après leur départ de la terre, Paul déclara au déjeuner :

— Ma foi, je commence à croire que nous allons réussir. S’il n’y a pas d’anicroches, nous y serons dans quelques heures. Et sa joie était telle qu’il envoya Bernard chercher Ingrid.

Mars cessa d’être à l’avant de l’astronef et passa au-dessous. Les meubles reprirent leur place normale. Le Rosny commença à décrire des cercles de rayon décroissant, usant sa vitesse. Ils passèrent à hauteur de Deimos, puis de Phobos, et la délicate manœuvre d’atterrissage commença. Paul se plaça devant le tableau de commande du poste 1, fit quelques gestes, puis, livide, se tourna vers Sig :

— Prends ma place. Je ne pourrais pas. Je suis trop nerveux.

Les fusées antérieures crachèrent. La vitesse diminua.

L’astronef fut plus qu’à cinq kilomètres de haut. Bernard se pencha et regarda le sol, plat, semé de taches irrégulières de différentes couleurs. La terre parut monter avec une vitesse formidable. Les roues furent sorties, et, avec quelques cahots, le Rosny toucha le sol de Mars, dans la Deucalionis Regio, par 10 degrés de latitude sud, et 0 degré 24 de longitude W, à peu de distance de la Baie du Méridien. Le moment correspondait au soir dans cette partie de la planète.

Bernard regarda ses compagnons. Aucun ne poussait de hourra. Ils étaient pâles et silencieux. Seule Ingrid souriait. Sig avait l’air épuisé. Il se dirigea vers le hublot, avide de jeter ses regards sur cette terre inconnue. À mesure qu’il s’approchait de la vitre, l’horizon s’élargissait. C’était un désert rougeâtre, mollement ondulé et qui se perdait au loin dans une brume. De ci, de là, des rigoles creusaient le sol ; elles étaient d’un vert foncé. Était-ce de la végétation ? Le vent entraînait des tourbillons de sable fin, au ras du sol. Au-dessus un ciel sans nuage, d’un bleu profond. Et de tous côtés, c’était la même morne désolation, sans un accident de terrain pour fixer le regard. On avait l’impression d’une terre usée, vieillie, et irrémédiablement stérile. Il s’en dégageait une beauté âpre, écrasante, sans aucune commune mesure avec les paysages les plus arides de la planète natale. Un soleil couchant, pâle et diminué, éclairait cette plaine.

Les autres l’avaient rejoint. Ils restaient là, immobiles, le visage collé contre la vitre, examinant ce qui allait être le cadre de leur vie pour de longs jours. Et il leur venait à tous la même pensée déprimante, que leur fantastique voyage aurait été vain, qu’il n’y avait rien à découvrir sur ce monde, rasé, rien que du sable et de la solitude…

Le crépuscule approchait, rapide – on était près de l’équateur. Une lune de Mars se leva, pâle et terne. Quelques étoiles scintillaient. Ils avaient imaginé souvent, pendant la traversée, leur arrivée et toujours avaient pensé que leur premier mouvement serait de revêtir les scaphandres et de sortir. Et maintenant, ils n’en avaient nulle envie, partagés entre l’idée que le moment où le premier homme foulerait le sol de Mars était trop solennel pour ne pas comporter une cérémonie, et l’impression que ce monde nouveau leur était hostile.

Avec un effort, Paul se dirigea vers le commutateur électrique, et donna la lumière. Puis il se tourna vers ses compagnons restés immobiles, concentrés en eux-mêmes.

— Voilà, dit-il, et sa voix sonna rauque et mal assurée. Nous y sommes. Je pense que ce soir nous pourrons faire quelques analyses de l’atmosphère, de façon à être fixés et à pouvoir sortir dès l’aube. Mais auparavant, nous allons manger. Hélène ! Réveille-toi. Ton rôle de cuisiner t’attend ! Secouez-vous, nom d’un chien !

Silencieusement, ils se mirent à table.

— Allons, dit Louis. Nous avons mené à bien la première partie de notre entreprise. Je propose que pour fêter cela nous cassions les pattes à quelques bonnes bouteilles. Cela nous remontera !

Hélène se leva. Mais avant de se diriger vers la cambuse, elle ferma les hublots avec leurs plaques, les isolant ainsi du monde froid et obscur de l’extérieur.

Chapitre VIII Fantômes

Ils passèrent dans le laboratoire. Sig mit les appareils en communication avec le dehors. La pression était de 7 cm de mercure, la température de 3 degrés centigrades. L’hygromètre décelait une quantité faible, mais appréciable de vapeur d’eau.

— Voilà, dit Louis, des conditions meilleures que nous ne l’espérions. Mars est moins desséchée qu’on ne le croit, et la pression est suffisante pour nous permettre d’employer les scaphandres légers. La température est basse, certes, mais je m’attendais à pire. Même sur Terre, dans les déserts, les nuits sont froides. Eh bien, Sig, que donne l’analyse de l’air ?

— Environ le l/5e d’oxygène par rapport à chez nous. De l’azote, des gaz rares.

— Bravo. Voilà la question de l’air résolue. Nous pourrons extraire autant d’oxygène que nous en voudrons. Notre séjour ne sera plus limité que par les vivres, si comme probable, nous n’en trouvons pas ici. Ça fait à peu près 6 mois. Qu’en penses-tu, la cambusière ? Ce qui m’étonne, c’est la quantité de vapeur d’eau et d’oxygène. Comment le spectroscope, si sensible, ne les avait-il pas décelés ?

— Ça, je n’en sais rien. Mais si tu ne me crois pas, refais les analyses.

— Oh, je ne me sens pas capable d’en remontrer à un roi de la chimie minérale comme toi ! Maintenant il est tard. 11 heures terrestres, ça fait à peu près la même heure ici. Je propose que nous allions dormir notre première nuit de Mars.

Sur les instances de Paul, on établit un tour de garde.

Le sort désigna Bernard pour la première.

Il s’installa donc dans la coupole. La lunette de Louis avait cédé la place à un canon de 47 mm et à un projecteur. Un siège confortable attendait le veilleur. De larges hublots donnaient une vue étendue dans toutes les directions. Il s’assit donc. Devant lui était le tableau de commande des mouvements de la coupole, du monte-charge et du projecteur. Il regarda par le hublot tourné vers l’avant. Il dominait le pont, faiblement bombé, qui luisait au clair de lune. Plus loin, il se dérobait brusquement, et c’était le sable roux de Mars. Des tourbillons de vent le soulevaient en trombes miniatures. Dans un ciel pur, les étoiles scintillaient très peu, moins fixes que dans le vide interplanétaire, mais palpitant bien moins que sur la terre.

Il tira sa pipe, la bourra soigneusement et l’alluma. Maintenant il pourrait fumer à sa fantaisie. Ils avaient de l’oxygène tant qu’il leur en fallait. Ils n’avaient qu’à puiser dans l’air extérieur. C’était un de leurs gros soucis qui s’en était allé avec le résultat des analyses de Sig. Il était heureux, également, que la pression atmosphérique ne fut que le 1/5e de celle de la terre. Louis redoutait le 1/10e, peut-être le 1/20e ! En fait, cette veillée sur Mars était agréable. Il y avait peu de chance que quoi que ce soit arrivât. Mars avait l’air mort, monde stérile roulant en vain dans l’espace. Peut-être ces taches vertes représentaient-elles un reste de végétation ? On verrait bien… Il se cacha dans son fauteuil et laissa passer les minutes. De temps à autre, il faisait tourner la coupole de 360 degrés, et ainsi, sans se déranger, parcourait du regard tout l’horizon. Horizon immobile et immuable.

Vers la fin de la deuxième heure, il glissa dans un demi-sommeil, qui peu à peu, se transforma en un assoupissement profond. Il rêva. Il se voyait de retour sur la Terre, épousant Ingrid.

Et, sitôt après la cérémonie, au coin de la rue, il rencontrait Claire, Claire vivante, qui lui reprochait son abandon. « Tu n’as pas su voir que je n’étais pas morte ; c’est seulement mon image en toi qui était morte ». Et subitement se dressaient des montagnes titubantes, qui ricanaient. « Ne l’écoute pas Bernard, elle est bien morte. Nous le savons, nous ! 100 mètres de chute ! ». Le vent se levait, qui hurlait et sifflait et dispersait ses amis. Il se retrouvait sur une plaine rasée, où un gigantesque crabe l’observait en agitant les pinces.

Il se réveilla en sursaut ; une partie de son rêve était réelle : le vent. La vision était brouillée par des nuages de sable très fin qui crépitait contre les hublots. Il lui sembla même entrevoir, dans l’obscurité, quelque chose ayant la forme d’un grand crabe qui s’enfuyait, à demi-caché et rendu indistinct par la poussière. Il bondit, orienta le projecteur. Mais à part des bouffées de sable qui frissonnaient dans le rai de lumière comme frisonne la pluie, il ne vit rien.

— Je devais encore rêver, pensa-t-il. Et pourtant quelque chose lui disait que quand il avait « vu » le crabe, il ne dormait déjà plus tout à fait.

Sa bouche était pâteuse. Il but un peu d’eau, ramassa sa pipe qui avait chuté à terre. Il la rebourra, regarda l’heure. Encore 1 h 30. Il n’avait plus envie de dormir, mais se sentait mal à l’aise. C’était une impression qu’il n’avait plus ressentie depuis l’enfance, l’impression qu’il avait quand il était seul dans la maison de son oncle, qu’il lisait, les pieds au feu, le dos tourné à l’obscurité, et que le vent hurlait dans les arbres. Il lui semblait alors parfois que quelque chose le fixait. Il se retournait brusquement avec un frisson, et ne voyait rien. Ce soir-là c’était la même hantise. C’était comme une menace qu’il sentait suspendue derrière lui, quelque chose d’informe et de redoutable, prêt à s’abattre. Il essaya de siffloter toujours comme lorsqu’il était enfant, mais le sifflotement résonna sinistre dans cette salle de métal. Il s’interrompit et s’aperçut alors qu’il avait sifflé la danse macabre. Eh bien, bon présage, essaya-t-il de plaisanter. Il ricana. Son ricanement se répercuta de façon si bizarre, qu’il se retourna. Le hublot semblait un œil qui le regardait sans expression, un œil de machine. Il eut peur. Sa vague anxiété se cristallisa en une frayeur panique. En un bond il fut en bas de l’échelle. Il n’eut pas touché le plancher du dortoir qu’il eut honte. Que penseraient de lui ses camarades qui dormaient là, paisibles, sous sa garde. Il remonta, se réinstalla dans le fauteuil, prit un carafon d’eau de vie, but un coup, et rebourra sa pipe. Pour ne pas avoir l’impression que quelque chose le guettait derrière lui, il mit la coupole en rotation lente et continue. Puérilement, il approvisionna le canon d’un obus, il faut être prêt à tout. Puis il se sentit un peu rassuré. Malgré tout, il n’était pas tranquille. Lui le scientifique pour qui Dieu n’était qu’une hypothèse non prouvée, il se sentait devenir superstitieux. Le monde stérile qui l’entourait lui paraissait hostile et le vent charriait des fantômes : fantômes de Mars, de ses humanités problématiques, fantômes de la Terre, fantômes de dieux morts. Et de nouveau, comme dans son rêve, le fantôme de Claire surgit en sa pensée. « Non, je ne t’oublierai jamais, mais rappelle-toi, tu m’avais fait jurer que si tu disparaissais je referais ma vie. J’obéis. Et si quelque chose demeure de toi, tu dois être contente. Mais je ne t’oublierai pas. » Il regarda son chrono, plus que 10 minutes. Tout est en ordre. Ah non, le canon. Il le déchargea avec précaution, inutile qu’ils s’aperçoivent de ma frousse.

Le vent était tombé. Bernard était maintenant très calme. Quand Paul monta le remplacer, il le trouva qui sifflotait, la pipe à la main.

— Alors ?

— Rien. À un moment j’ai cru voir un gigantesque crabe qui s’approchait, mais comme le vent soulevait beaucoup de poussières, la visibilité était mauvaise. J’ai fouillé l’étendue du pinceau du projecteur, et je n’ai rien vu. J’ai dû rêver…

— Probablement. Bonne nuit.

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