Chapitre V

— Mesdames et Messieurs, telle est la situation, conclut le Commodore Hansteen. Nous ne sommes pas dans un danger immédiat, et je n’ai pas le moindre doute que nous serons bientôt repérés. En attendant, il nous faut prendre les choses au mieux.

Il fit une pause, tout en examinant rapidement les visages anxieux tournés vers lui.

Déjà il avait noté, parmi les passagers, ceux qui pourraient causer des ennuis : ce petit homme avec un tic nerveux, cette dame au visage acide, couleur de prune, et qui tordait son mouchoir entre ses mains. Peut-être pourraient-ils se neutraliser mutuellement si on les faisait s’asseoir l’un à côté de l’autre.

— Le capitaine Harris et moi-même – c’est lui le maître à bord et je ne suis que son conseiller – avons préparé un plan d’action. La nourriture, qui est des plus simples, sera rationnée, mais elle restera suffisante, d’autant plus que vous n’aurez à vous livrer à aucun effort physique. Nous demanderons à quelques-unes des dames d’aider Miss Wilkins. Elle aura un tas de travail supplémentaire à faire et aura besoin de quelque assistance. Franchement, notre plus grand problème sera de lutter contre l’ennui. A ce propos, certains d’entre vous ont-ils apporté des livres ?

Plusieurs personnes se mirent à fouiller dans les sacs à main et les paniers. Au total, on découvrit tout un assortiment de guides lunaires, un exemplaire d’un best-seller L’Orange et la Pomme, dont le thème était une histoire d’amour entre Nell Gwynn et Sir Isaac Newton, une édition de Shane sortant des Harvard Press avec des annotations par un professeur d’anglais, une introduction au positivisme d’Auguste Comte et un numéro vieux d’une semaine du New York, Times, édition terrestre. Tout cela ne faisait pas une bien grosse bibliothèque, mais en rationnant aussi les lectures, cela pouvait aider à passer les heures à venir.

— Je pense qu’il serait bon de former un Comité des Loisirs pour établir un programme, et d’abord pour décider de la façon dont nous utiliserons ces ouvrages, bien que je ne voie pas bien ce que nous pourrons faire d’Auguste Comte. Et maintenant que vous connaissez notre situation, y a-t-il quelques points sur lesquels vous aimeriez que le capitaine Harris ou moi-même nous vous donnions une explication plus détaillée ?

— Il y a une chose que j’aimerais vous demander, monsieur, fit la même voix britannique qui avait prodigué des compliments à propos du thé. Y a-t-il quelque chance pour que nous puissions remonter à la surface ? Je veux dire, si cette substance qui nous entoure est comme de l’eau, ne remonterons-nous pas tôt ou tard, comme un bouchon ?

Cette question déconcerta le Commodore. Il regarda Pat et lui dit en grimaçant un sourire :

— A vous de répondre. Avez-vous quelque idée sur ce point ?

Pat secoua la tête.

— Je crains bien, dit-il, que nous ne remontions pas de nous-mêmes à la surface. Il est exact que l’air qui est dans notre coque pourrait nous faire flotter, mais la résistance de cette poussière est énorme. Il est possible que nous flottions… dans quelques milliers d’années.

L’Anglais, sembla-t-il, ne se laissa pas aisément décourager.

— J’ai remarqué, dit-il, qu’il y avait un scaphandre dans la valve d’entrée. Quelqu’un pourrait-il sortir et nager jusqu’à la surface ? Ceux qui nous cherchent nous retrouveraient plus facilement.

Le capitaine Harris eut un très léger mouvement de mécontentement. Il était le seul qualifié pour mettre ce scaphandre, qui d’ailleurs n’était là que pour les cas d’urgence.

— Je suis presque sûr que c’est impossible, répondit-il. Je doute qu’un homme puisse se mouvoir dans cette poussière. En outre il serait complètement aveugle et ignorerait s’il va vers le haut ou vers le bas. En outre, comment refermerait-on la porte extérieure derrière lui ? Une fois que la poussière aurait envahi la valve, il n’y aurait aucun moyen de l’évacuer. On ne pourrait certainement pas la rejeter au dehors.

Il aurait pu en dire davantage encore, mais il préféra ne pas insister.

Il était possible qu’ils finissent par en être réduits à de tels expédients si vers la fin de la semaine il n’y avait encore aucun signe qu’ils puissent être secourus. Mais c’était là un cauchemar que pour le moment il valait mieux rejeter à l’arrière-plan de son esprit, sinon on risquerait de voir son courage sapé.

— S’il n’y a pas d’autres questions, dit Hansteen, je suggère que nous nous présentions les uns aux autres. Que cela nous plaise ou non, il nous faudra vivre ensemble et nous y habituer. Le mieux est donc que nous sachions qui nous sommes. Je vais faire le tour de la cabine, et je pense que chacun de vous voudra bien m’indiquer son nom, sa profession, son lieu de résidence. A vous d’abord, monsieur.

— Robert Bryan, ingénieur civil, retraité. Kingston, Jamaïque.

— Irving Schuster, avocat à Chicago. Et ma femme, Myra.

— Nihal Jayawardene, professeur de zoologie, Université de Ceylan, Paradeniya.

Tandis que le Commodore continuait, Pat Harris, une fois de plus, se sentit heureux et reconnaissant de l’aide qu’un bon hasard lui avait apportée dans cette situation désespérée.

Par tempérament et par expérience, le Commodore Hansteen était un meneur d’hommes. Déjà il commençait à faire de ce groupe de gens réunis par hasard un tout cohérent, de créer cet esprit de corps qui transforme une foule en une équipe.

Il avait appris ces choses pendant que sa flottille – la première à s’être aventurée au-delà de l’orbite de Neptune, à presque trois milliards de kilomètres du soleil – avait vécu de semaine en semaine dans les immensités vides entre les planètes. Pat Harris, qui était plus jeune de trente ans et qui ne s’était jamais éloigné du système Terre-Lune, n’éprouvait aucune rancœur du fait que le commandement avait tacitement changé de mains. Le Commodore était d’ailleurs très aimable de dire que c’était toujours lui le maître à bord. Mais Hansteen savait mieux que lui comment s’y prendre.

— Duncan McKenzie, physicien, observatoire du mont Stromlo, Canberra.

— Pierre Blanchard, agent comptable, Clavius City, Lune.

— Phyllis Morley, journaliste, Londres.

— Karl Johansen, ingénieur atomiste, Base Tsiokovski, Lune.

Tels étaient ces gens : une collection de compétences. Car ceux qui visitaient la Lune sortaient généralement de l’ordinaire, ne fût-ce que sous le rapport de l’argent.

Mais toute l’habileté professionnelle, toute l’expérience réunies en cet instant dans le Séléné ne servaient à rien, pensa Harris, pour les tirer de la situation dans laquelle ils se trouvaient.

Toutefois, cela n’était pas tout à fait vrai, ainsi que le Commodore Hansteen allait bientôt le prouver.

Il savait, aussi bien que quiconque, qu’il leur faudrait lutter contre l’ennui tout autant que contre la peur. Ils en étaient réduits à leurs propres ressources. A une époque de communications et de divertissements universels, ils avaient soudain été coupés de tout le reste de la race humaine. La radio, la télévision, les feuilles d’information par « téléfax », le cinéma, le téléphone – toutes ces choses étaient aussi éloignées d’eux qu’elles l’avaient été de l’homme des cavernes.

Ils étaient comme une ancienne tribu réunie autour d’un feu de camp, dans un pays sauvage où il n’y avait pas d’autres hommes.

Même pendant son expédition sur Pluton, pensait le Commodore Hansteen, ses compagnons et lui n’avaient jamais éprouvé un pareil sentiment de solitude. Ils avaient une intéressante bibliothèque et toute une collection de divertissements en conserves. Ils pouvaient correspondre avec les planètes intérieures tout autant qu’ils le voulaient.

Sur le Séléné, il n’y avait même pas un jeu de cartes.

Mais c’était une idée !

— Miss Morley, en votre qualité de journaliste, je pense que vous avez un bloc-notes.

— Euh… oui, Commodore.

— Est-ce qu’il y reste encore cinquante-deux feuilles ?

— Je crois que oui.

— Alors je vais vous demander de bien vouloir nous le sacrifier. Il faudra couper les pages et dessiner dessus des cartes à jouer. Il n’est pas nécessaire que ce soit très artistique, pourvu que l’on comprenne ce qui est représenté et qu’on ne le voie pas au dos.

— Et comment fera-t-on, demanda quelqu’un, pour battre des cartes en papier ?

— Voilà un bon problème pour notre Comité des Loisirs. Quelqu’un pense-t-il avoir des dispositions pour le résoudre ? Et avez-vous aussi d’autres idées ?

— J’ai joué sur une scène, dit Myra Schuster d’une voix plutôt hésitante.

Son mari n’eut pas l’air satisfait de cette révélation, mais elle réjouit le Commodore.

— Excellent, dit-il. Bien que nous manquions de place, j’espérais que nous pourrions faire un peu de théâtre.

Mrs Schuster prit alors une mine aussi déconfite que son mari.

— Oh ! Il y a bien longtemps de cela, dit-elle. Et je… je n’ai jamais beaucoup parlé sur la scène.

Il y eut quelques petits rires et le Commodore lui-même eut du mal à garder son sérieux. Mrs Schuster avait dépassé la cinquantaine. Elle avait dépassé aussi les cent kilos, et il était difficile de l’imaginer sous les traits d’une « chorus girl » – ce qu’elle avait dû être autrefois.

— Ça ne fait rien, dit-il. C’est l’esprit qui compte. Qui veut aider Mrs. Schuster ?

— J’ai fait un peu de théâtre d’amateur, déclara le professeur Jayawardene. Surtout du Brecht et de l’Ibsen, il est vrai.

Cet « il est vrai » indiquait que le professeur était bien d’accord pour penser qu’en la circonstance on aurait apprécié quelque chose de plus léger – par exemple une de ces comédies décadentes mais amusantes qui étaient à la mode vers 1980 et qui avaient envahi les ondes après la suppression de la censure en télévision.

Il n’y eut pas d’autres volontaires. Le Commodore fit asseoir Mrs Schuster et le professeur Jayawardene l’un à côté de l’autre. Il leur demanda de constituer à eux deux le Comité des Loisirs et de préparer un programme. Il semblait peu probable qu’un couple aussi mal assorti pût élaborer quelque chose d’intéressant, mais on ne savait jamais. L’essentiel était de ne pas laisser les gens inactifs. Chacun devait inventer quelque chose ou coopérer avec les autres.

— Laissons cela pour le moment, fit Hansteen. Si vous avez quelques idées brillantes, communiquez-les au Comité. En attendant, je propose que vous allongiez vos jambes et que vous fassiez plus ample connaissance. Chacun de vous a fait connaître sa profession et sa résidence. Beaucoup d’entre vous ont certainement des intérêts communs. Ou des amis communs. Cela vous fera beaucoup de sujets de conversation.

Il pensa aussi, mais sans le dire : « Et vous aurez beaucoup de temps pour bavarder… »

Quelques instants plus tard, il s’entretenait avec Pat dans la petite cabine de pilotage quand ils furent rejoints par le docteur McKenzie, le physicien australien. Ce dernier semblait soucieux – et même plus soucieux que la situation ne le méritait.

— Il y a quelque chose que je voudrais vous dire, Commodore, fit-il sur un ton qui impliquait l’urgence. Si je ne me trompe pas, ces sept journées de réserve d’oxygène ne signifient absolument rien. Car il y a un danger beaucoup plus sérieux.

— Lequel ?

— La chaleur…

L’Australien, d’un geste de la main, eut l’air de désigner le monde extérieur.

— Nous sommes enveloppés par cette matière, reprit-il, et elle constitue le meilleur des isolants. A la surface, la chaleur engendrée par les machines et par nos corps pouvait se dissiper dans l’espace. Mais maintenant elle reste enfermée. Cela signifie qu’il va faire de plus en plus chaud – jusqu’à ce que nous cuisions.

— Oh ! Mon Dieu ! fit le Commodore. Je n’avais pas pensé à cela. Combien de temps pensez-vous que nous pourrons tenir ?

— Donnez-moi une demi-heure, pour calculer la chose approximativement. A vue de nez, nous ne devons pas pouvoir résister plus d’une journée.

Le Commodore sentit une vague d’impuissance passer sur lui. Il éprouva une horrible nausée au creux de l’estomac, comme la seconde fois où il s’était trouvé en chute libre. (Pas la première, car alors il était sur ses gardes ; mais pour la seconde, il s’était montré trop sûr de lui.)

Si l’estimation du physicien était correcte, tous leurs espoirs étaient balayés. En fait, ils étaient déjà minces, mais s’ils avaient pu disposer d’une semaine, il y avait une petite chance pour que quelque chose pût survenir. Mais avec une seule journée, c’était hors de question. Même si on les découvrait, on n’aurait pas le temps de les sauver.

— Vous pourriez vérifier la température de la cabine, reprit McKenzie. Cela nous donnera une indication.

Hansteen s’approcha du panneau de contrôle et se pencha sur les cadrans et les indicateurs.

— Je crains bien que vous n’ayez raison, dit-il. La température a déjà monté de deux degrés.

— Plus d’un degré à l’heure. C’est bien à peu près ce que j’avais calculé.

Le Commodore se tourna vers Harris qui avait écouté cette discussion avec une crainte grandissante.

— Y a-t-il quelque chose que nous puissions faire pour augmenter le rafraîchissement ? Quelle réserve d’énergie avez-vous dans vos appareils de conditionnement d’air ?

Avant que Harris ait pu répondre, le physicien intervenait.

— Cela ne servirait à rien, dit-il sur un ton légèrement impatient. Tout ce que les appareils de réfrigération peuvent faire consiste à pomper la chaleur dans la cabine et à la faire se dissiper au dehors par radiation. Or c’est exactement ce qu’ils ne peuvent plus faire maintenant que cette poussière nous entoure. Si nous essayons de les faire marcher plus vite, cela ne fera qu’empirer les choses.

Il y eut un pénible silence. Le Commodore le rompit en disant :

— Faites ces calculs, je vous prie, et donnez-moi le résultat dès que vous le pourrez. Mais, pour l’amour de Dieu, que personne d’autre, en dehors de nous trois, ne sache ce qui se passe.

Il se sentit soudain très vieux.

Au début, il s’était presque réjoui de ce commandement qui lui était inopinément échu. Maintenant il semblait bien que cela ne durerait qu’une seule journée…


* * *

A cet instant même – mais personne ne le sut – un des « glisseurs » qui effectuaient des recherches passait juste au-dessus de leurs têtes.

Construit pour la rapidité, l’efficacité et l’économie, et non pour le confort des touristes, ces « glisseurs » ne ressemblaient que fort peu au Séléné. En fait, ils avaient tout l’aspect de traîneaux ouverts avec deux sièges – l’un pour le pilote, l’autre pour un observateur, et tous les deux devaient être revêtus de scaphandres. Ils avaient au-dessus de leur tête un toit léger pour les protéger du soleil. Le tableau de bord était simple. Il y avait à l’arrière un moteur et deux propulseurs en éventails, un coffre pour les outils et l’équipement.

Les « glisseurs », quand ils allaient habituellement exécuter certains travaux, pouvaient emmener derrière eux un et même deux ou trois traîneaux-remorques destinés au matériel. Mais celui qui faisait en ce moment des recherches ne s’était pas encombré de remorques. Il avait déjà parcouru en zigzag plusieurs centaines de kilomètres carrés sur la Mer de la Soif, et il n’avait absolument rien découvert.

Avec son appareil d’inter-communication, le pilote dit à son compagnon :

— Que penses-tu qu’il a pu leur arriver, George ? Je ne crois pas qu’ils soient par ici.

— Et où pourraient-ils être ? Kidnappés par des créatures venues des étoiles ?

— Je serais presque tenté de le croire, répondit le pilote sur un ton à demi sérieux.

Tous les astronautes croyaient que tôt ou tard la race humaine rencontrerait ailleurs des êtres intelligents. Cette rencontre n’était peut-être que pour un très lointain futur, mais en attendant, ces êtres hypothétiques faisaient partie de la mythologie de l’espace, et on rejetait sur eux la responsabilité de ce qui ne pouvait pas être expliqué autrement.

Il était assez facile de croire à leur existence lorsqu’on n’était qu’avec une poignée de compagnons sur quelque monde étrange et hostile où même les rochers et l’air (s’il y avait de l’air) prenaient des apparences fantastiques. Rien ne pouvait être tenu pour certain, et l’expérience de mille générations humaines liées à la Terre devenait inutile.

De même que l’homme primitif avait peuplé les régions inconnues qui l’entourait de dieux et d’esprits, de même l’homo astronauticus regardait pardessus son épaule lorsqu’il se posait sur un monde nouveau, en se demandant qui était déjà là. Pendant quelques siècles l’homme s’était imaginé être le seigneur de l’univers, et il avait enfoui dans son subconscient ses craintes et ses espoirs primitifs. Mais maintenant ceux-ci étaient plus forts que jamais et il y avait pour cela de bonnes raisons, car plus il regardait la face brillante des cieux, plus il se demandait quelle puissance et quelle science inconnues pouvaient s’y cacher.

— Il vaut mieux faire notre rapport à la Base, dit George. Nous avons couvert la zone qui nous était assignée et il ne servirait à rien de recommencer. En tout cas pas avant le lever du soleil, car alors il nous sera possible de mieux voir. Ce maudit clair de Terre me flanque la frousse.

Il mit en marche la radio et donna son indicatif.

— Ici Glisseur II. J’appelle le Contrôle du Trafic.

— Ici Contrôle du Trafic à Port Roris. Avez-vous trouvé quelque chose ?

— Pas la moindre trace. Avez-vous une indication de votre côté ?

— Nous ne pensons pas que le sinistre se soit produit au large. L’Ingénieur en Chef voudrait vous parler.

— Très bien. Passez-le-moi.

— Allô, Glisseur II. Ici Lawrence. L’observatoire Platon vient de nous signaler qu’il y a eu une secousse sismique près des Montagnes Inaccessibles. Cela s’est produit à 19 heures 35, c’est-à-dire à peu de chose près au moment où le Séléné devait se trouver dans le Lac du Cratère. L’observatoire nous suggère qu’il a pu être pris sous une avalanche quelque part dans cette zone. Dirigez-vous donc vers les montagnes et voyez s’il n’y a pas eu quelques récentes chutes de rochers.

— Y a-t-il quelque risque de nouvelles secousses ? demanda le pilote du « glisseur » d’une voix un peu anxieuse.

— Les risques sont très faibles, d’après l’observatoire. Ils disent que maintenant que la pression a cessé, il s’écoulera peut-être mille ans avant qu’une chose semblable se reproduise.

— J’espère qu’ils ont raison. J’appellerai dès que nous serons dans le lac du Cratère, ce qui va demander une vingtaine de minutes.

Il ne s’écoula que onze minutes avant que le pilote de Glisseur II rappelle, et ce qu’il dit réduisit à néant les derniers espoirs de ceux qui écoutaient.

— Ici Glisseur II. Vos suppositions, je le crains, étaient fondées. Nous n’avons pas encore atteint le Lac du Cratère. Nous sommes dans la gorge qui y mène. Mais l’observatoire a raison. Il y a eu plusieurs avalanches de rochers, et même par endroits nous avons eu du mal à passer. A l’instant où je vous parle, j’ai sous les yeux un amas de cailloux qui doit bien peser dix milles tonnes. Si le Séléné est là-dessous, nous ne le retrouverons jamais. Cela ne vaudrait même pas la peine d’essayer…

Le Contrôle du Trafic resta si longtemps silencieux que le pilote reprit la parole :

— Allô, la Base… M’entendez-vous ?

— Oui, je vous entends, dit l’Ingénieur en Chef d’une voix lasse. Voyez tout de même si vous ne pouvez pas retrouver leur trace. Je vous envoie Glisseur I pour vous aider. Êtes-vous sûr qu’il n’y a aucune chance de les déterrer ?

— Cela demanderait des semaines, et à condition qu’on les ait localisés. J’ai vu un glissement de rochers qui s’étend sur trois cents mètres de long. Si on essayait de creuser, cela provoquerait peut-être de nouvelles avalanches.

— Soyez prudents. Mettez-vous en contact avec moi tous les quarts d’heure, même si vous ne trouvez rien.

Lawrence posa l’écouteur.

Il était mentalement et physiquement exténué. Il n’y avait plus rien qu’il pût faire. Ou que quiconque pût faire, pensait-il.

Il essayait de mettre de l’ordre dans ses pensées. Il alla jusqu’à la fenêtre d’observation qui faisait face au Sud et contempla le croissant de la Terre.

Il était difficile de croire que la planète mère restait immuablement fixée en ce même point du ciel, tout près de l’horizon ; que jamais, pas même en un million d’années, elle ne se coucherait ou monterait plus haut dans l’espace. Si longtemps que l’on ait vécu dans cet endroit, c’était là un fait que l’esprit n’acceptait jamais tout à fait, tant il semblait contraire aux antiques habitudes et connaissances de l’espèce humaine.

Par-delà le gouffre immense qui séparait la Lune de la Terre (un gouffre qui pourtant s’était beaucoup rétréci pendant la durée d’une génération qui déjà oubliait le temps où on l’estimait infranchissable) bientôt allait se répandre la nouvelle qui causerait de l’émotion et des deuils. Parce que la Lune avait eu un léger sursaut dans son sommeil, bien des hommes et des femmes allaient pleurer.

Lawrence était si bien plongé dans ses tristes pensées qu’il lui fallait un moment pour comprendre que l’officier chargé des communications essayait d’attirer son attention.

— Excusez-moi, monsieur… Vous n’avez pas appelé Glisseur I. Dois-je le faire ?

— Quoi ?… Oui, oui… Appelez-le. Dites-lui de rejoindre Glisseur II dans le Lac du Cratère. Dites-lui que nous avons renoncé à poursuivre les recherches au large, dans la Mer de la Soif…

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