Chapitre III

Dans la salle du Contrôle du Trafic (secteur le long des râteliers où étaient emmagasinées les communications, une mémoire électronique eut comme un frisson d’impatience. Une seconde de retard s’était écoulée depuis le moment (à vingt heures G.M.T) où une pulsation qui se renouvelait automatiquement toutes les heures aurait dû se produire.

Avec une rapidité dépassant toutes les possibilités de la pensée humaine, une poignée de cellules et de relais microscopiques examina les instructions à suivre en pareil cas.

« Attendre cinq secondes, disaient les ordres en code. Si rien ne se produit, fermer le circuit 10 01 10 01. »

La minime portion du computeur de trafic affectée par ce problème attendit patiemment que cette énorme tranche de temps – énorme car elle aurait été suffisante pour faire cent millions d’additions de vingt chiffres ou pour imprimer la plupart des ouvrages de la Bibliothèque du Congrès – se fût écoulée, puis elle ferma le circuit 10 01 10 01.

Très haut au-dessus de la surface de la Lune, d’une antenne curieusement pointée vers la face de la Terre, une radio-pulsation fut lancée dans l’espace. En un sixième de seconde, elle parcourut les cinquante mille kilomètres qui séparaient la station du satellite-relais connu sous le nom de Lagrange II et qui se trouvait directement sur une ligne droite allant de la Terre à la Lune. Après un autre sixième de seconde la pulsation était revenue, très amplifiée et couvrait le secteur Nord de la Lune, côté Terre, du pôle jusqu’à l’équateur.

Transposée en langage humain, elle apportait ce simple message :

« Allô, Séléné. Je n’ai pas reçu votre signal. S’il vous plaît, répondez immédiatement. »

Le computeur attendit encore cinq secondes. Puis il lança de nouveau la même radio-pulsation. Et il recommença. L’équivalent de périodes géologiques se déroulait dans le monde des machines électroniques, mais ces machines étaient infiniment patientes.

Une fois de plus l’appareil consulta ses instructions. Maintenant elles disaient : « Fermez le circuit 10 10 10 10. » Le computeur obéit. Dans la salle de Contrôle du Trafic, une lumière verte passa soudain au rouge, une sonnerie d’alarme retentit. Pour la première fois des hommes – après les machines – eurent conscience que quelque chose n’allait pas, quelque part sur la Lune.

La nouvelle ne se répandit tout d’abord que lentement, car l’Administrateur en Chef était peu enclin à susciter une panique inutile. Le directeur du Comité de Tourisme partageait cette opinion, et même avec plus de force encore. Rien n’était plus mauvais pour les affaires que les alertes – même quand, ce qui était le cas neuf fois sur dix, elles n’avaient aucun fondement et n’avalent été provoquées que par des fusibles trop délicats ou des appareils d’alarme trop sensibles.

Mais sur un monde comme la Lune il était nécessaire toutefois d’être constamment sur ses gardes. Mieux valait prendre peur d’une crise imaginaire que de ne pas détecter à temps une crise véritable.

Il fallut plusieurs minutes à Davis pour qu’il admît, à contre-cœur, que cela semblait sérieux. Une fois déjà, dans le passé, le signal automatique du Séléné n’avait pas fonctionné, mais Pat Harris avait répondu immédiatement dès qu’on s’était mis en liaison avec lui sur la longueur d’onde assignée au bateau.

Cette fois, c’était le silence. Le Séléné n’avait même pas répondu au signal lancé sur la longueur d’onde dite « mooncrash », laquelle, étroitement réglementée, n’était utilisée qu’en cas de sinistre.

C’est cette nouvelle que Davis – se précipitant hors de la Tour du Tourisme et sautant sur le trottoir roulant souterrain – apporta à Clavius City.

A l’entrée du bâtiment qu’occupait le Contrôle du Trafic, il rencontra l’Ingénieur en Chef pour la face de la Lune donnant sur la Terre. C’était un mauvais signe. Cela signifiait que quelqu’un avait pensé qu’une opération de secours serait nécessaire.

Les deux hommes se regardèrent gravement. Tous deux étaient obsédés par la même pensée.

— J’espère que vous n’avez pas besoin de moi ? dit l’Ingénieur en Chef Lawrence. Qu’est-ce qui ne va pas ? Tout ce que je sais, c’est qu’un signal « mooncrash » a été lancé. De quel astronef s’agit-il ?

— Il ne s’agit pas d’un astronef, mais du Séléné. Il est dans la Mer de la Soif. Il ne répond pas…

— Mon Dieu ! Si quelque chose lui est arrivé là-bas, nous ne pourrons l’atteindre qu’avec les « glisseurs ». J’ai toujours dit que nous aurions dû avoir deux bateaux en état de marche avant de commencer à prendre des touristes.

— C’est ce que j’ai dit moi aussi… Mais le service financier a opposé son véto à cette idée. Ces messieurs déclaraient qu’on ne pouvait pas construire un autre bateau tant que le Séléné n’aurait pas fait la preuve qu’il était rentable.

— J’espère qu’en guise de profit cela ne se terminera pas par des informations sensationnelles et catastrophiques… Vous savez d’ailleurs ce que je pense du tourisme sur la Lune.

Le directeur du Comité le savait fort bien en effet, et cela avait toujours été une pomme de discorde entre les deux hommes. Pour la première fois, il se demanda si l’Ingénieur en Chef n’avait pas raison.


* * *

Tout était, comme à l’ordinaire, très calme au Contrôle du Trafic. Sur les grandes cartes murales, les lumières vertes ou ambrées s’allumaient et s’éteignaient constamment. Leurs habituels messages semblaient perdre de leur importance devant l’unique petite lueur rouge.

Devant leurs tableaux respectifs – air, énergie, radiations – les officiers de service, pareils à des anges gardiens, veillaient à la sécurité d’un quart de ce monde.

— Rien de nouveau, déclara l’officier chargé du trafic au sol. Nous sommes toujours complètement dans la nuit. Tout ce que nous savons, c’est qu’ils sont quelque part dans la Mer de la Soif.

Il traça un cercle sur une carte à grande échelle.

— A moins qu’ils n’aient dérivé d’une façon fantastique, ils doivent être dans cette zone-là. Lors de la vérification de 19 heures, ils étaient à moins d’un kilomètre du point prévu. A 20 heures, leur signal fit défaut. Ainsi donc, quoi qu’il ait pu leur arriver, la chose s’est produite pendant ces soixante minutes.

— Quelle est la vitesse horaire du Séléné ? demanda quelqu’un.

— Il peut atteindre cent vingt kilomètres, répondit le directeur du Comité. Mais normalement il navigue à une vitesse bien inférieure. On ne se presse pas quand on fait une promenade touristique.

Il regarda la carte, comme s’il essayait d’en extraire une information par la seule intensité de son regard.

— S’ils sont revenus dans la pleine mer, lui dit Lawrence, il ne faudra pas longtemps pour les retrouver. Avez-vous envoyé les « glisseurs ? »

— Non, monsieur. J’attendais l’autorisation.

Davis regardait l’Ingénieur en Chef, qui avait un rang plus élevé que quiconque sur cette face de la Lune, à l’exception de l’Administrateur en Chef Olsen.

Lawrence fit un signe d’acquiescement :

— Envoyez-les, dit-il. Mais ne vous attendez pas à des résultats très rapides. Il faudra assez longtemps pour inspecter plusieurs milliers de kilomètres carrés, surtout la nuit. Dites aux pilotes de travailler sur le trajet qu’aurait dû suivre le bateau après avoir donné pour la dernière fois sa position. Un « glisseur » de chaque côté, afin qu’ils explorent la bande la plus large possible.

Quand l’ordre fut donné, Davis demanda d’un air malheureux :

— Que pensez-vous qui a pu leur arriver ?

— Il n’y a qu’assez peu de possibilités. La chose a dû être soudaine, sans cela nous aurions eu un message d’eux. Habituellement cela signifie une explosion.

Le directeur pâlit. Il y avait toujours une possibilité de sabotage, et personne ne pouvait rien contre cela. En raison même de leur vulnérabilité, les véhicules de l’espace, comme avant eux les avions, exerçaient un attrait irrésistible sur certains types de criminels. Davis pensait au transporteur Argo, de Vénus, qui avait été détruit avec deux cents hommes, femmes et enfants à bord parce qu’un maniaque avait une rancune à assouvir contre un passager qui ne le connaissait qu’à peine.

— Il peut s’agir aussi d’une collision, poursuivait l’Ingénieur en Chef. Le bateau a pu heurter un obstacle.

— Harris est un pilote très prudent. Il a fait ce même trajet des tas de fois.

— Tout le monde peut commettre une erreur. Il est facile de se tromper sur les distances quand on navigue au clair de Terre.

Mais c’est à peine si le Directeur Davis écoutait. Il pensait à toutes les démarches qu’il allait avoir à faire si les choses tournaient au pire. Il ferait mieux de commencer tout de suite, en demandant au service juridique de vérifier les formalités d’indemnisation. Si chacune des familles se mettait à demander au Comité Touristique quelques millions de dollars, cela démolirait complètement la prochaine campagne de publicité – même si le Comité gagnait les procès.

L’officier chargé du trafic au sol eut une petite toux nerveuse.

— Si vous vouliez bien me permettre une suggestion, dit-il à l’Ingénieur en Chef, nous pourrions appeler Lagrange. Les astronomes qui s’y trouvent sont peut-être capables de voir quelque chose.

— La nuit ? demanda Davis avec scepticisme. Et à cinquante mille kilomètres ?

— Oh ! reprit l’officier, si les phares sont encore allumés, ils les verront facilement. Cela vaut la peine d’essayer.

— Excellente idée, dit l’Ingénieur en Chef. Faites le nécessaire immédiatement.

Il aurait dû y penser lui-même, et il se demanda s’il n’y avait pas d’autres possibilités qui lui avaient échappé.

Ce n’était pas la première fois qu’il avait eu à se creuser la cervelle pour lutter contre ce monde étrange et magnifique, si captivant dans ses instants de magie, mais si mortellement périlleux à d’autres moments. Il ne serait jamais complètement dompté, comme la Terre l’avait été – et peut-être était-ce aussi bien ainsi. Car c’étaient l’attrait des lieux vierges et le léger mais toujours omniprésent péril qui maintenant amenaient les touristes tout autant que les explorateurs à travers les gouffres de l’espace. Pour sa part, il se serait passé des touristes… Mais ils contribuaient à lui assurer son traitement.

Et maintenant, il ferait mieux de se préparer à travailler.

Toute cette crise pouvait se dissiper en un instant, et le Séléné reparaître sans même s’être rendu compte de la panique qu’il avait causée. Mais Lawrence n’y croyait guère, et sa crainte se transformait en certitude à mesure que les minutes passaient.

Il attendrait encore une heure, puis il prendrait la fusée suborbitale qui faisait la navette entre Clavius City et Port Roris. Ensuite il affronterait la Mer de la Soif comme on affronte un royaume ennemi…


* * *

Quand le signal prioritaire rouge atteignit Lagrange, Thomas Lawson, Docteur ès-Science, était endormi. Il fut mécontent.

Bien que l’on n’eût besoin que de deux heures de sommeil par vingt-quatre heures quand on vivait sous une pesanteur zéro, il jugea inconvenant d’être frustré de ce repos. Puis il comprit le sens du message. Alors il s’éveilla complètement. Il avait l’impression qu’il allait peut-être enfin pouvoir faire quelque chose d’utile.

Tom Lawson n’avait jamais été très heureux d’occuper le poste où il était. Il aurait désiré faire de la recherche scientifique et l’atmosphère à bord de Lagrange II lui donnait trop d’occasions de dissipation.

Suspendu entre la Terre et la Lune, comme un danseur sur une corde raide, en vertu de quelque obscure conséquence de la loi de gravitation, le satellite était une sorte de bonne à tout faire astronautique. Les vaisseaux passant dans toutes les directions se basaient sur lui pour faire le point et s’en servaient comme d’un centre de retransmission – bien qu’il n’y eût aucun fondement dans la rumeur d’après laquelle ils s’arrêtaient pour prendre du courrier.

Lagrange était aussi une station de relais pour presque tout le trafic lunaire de radio, car la partie de la Lune faisant face à la Terre était juste au-dessous de lui.

Le télescope de cent centimètres avait été conçu pour examiner des objets à des milliards de fois plus loin que la Lune, mais il pouvait aussi convenir admirablement pour ce travail.

D’aussi près, même avec une faible puissance, la vue était superbe. Tom avait l’impression d’être pendu dans l’espace juste au-dessus de la Mer des Pluies. Il voyait les pics pointus des Apennins tout luisants dans la lumière du matin. Bien qu’il n’eût qu’une connaissance générale de la géographie de la Lune il pouvait reconnaître au premier coup d’œil les grands cratères d’Archimède et de Platon, d’Aristillus et d’Eudoxus, la sombre cicatrice de la vallée Alpine et la pyramide solitaire de Pico, qui projetait son ombre démesurée à travers la plaine.

Mais la partie éclairée par le soleil ne l’intéressait pas pour le moment. Ce qu’il cherchait se trouvait dans le croissant obscur où l’astre du jour n’était pas encore apparu. A certains égards, cela pouvait faciliter sa tâche. Une simple lumière – même celle d’une lampe électrique de poche – pouvait être aisément aperçue dans la nuit.

Il vérifia les coordonnées de la carte et se mit à manipuler les boutons de contrôle. Les montagnes illuminées sortirent du champ de sa vision et il ne resta plus qu’une étendue obscure – cette nuit lunaire qui venait d’engloutir plus de vingt créatures humaines.

Tout d’abord il ne vit rien – et en tout cas aucun signal lumineux lançant des appels vers les étoiles. Puis, tandis que ses yeux s’accoutumaient, à l’obscurité, il constata que l’étendue qu’il observait n’était pas totalement sombre. Elle baignait dans une sorte de phosphorescence fantomale qui était l’effet du clair de Terre. Plus il regardait, plus il voyait apparaître des détails.

Il aperçut les montagnes à l’est du golfe de l’Arc-en-ciel ; bientôt elles seraient frappées par les premières lueurs de l’aube. Et là… Mon Dieu ! Qu’est-ce que c’était donc que cette étoile qui brillait dans l’ombre ?

Il eut un soudain espoir, mais vite dissipé. Ce n’étaient que les lumières de Port Roris, où des hommes devaient attendre anxieusement les résultats de son travail.

En quelques minutes, il se convainquit qu’une recherche visuelle était inutile. Il n’y avait pas la plus petite chance qu’il pût apercevoir, dans ce paysage très faiblement lumineux, un objet qui n’était pas plus gros qu’un autobus.

En plein jour, c’eût été différent. Il aurait pu repérer le Séléné presque immédiatement grâce à l’ombre longue que celui-ci aurait projetée sur la mer de poussière. Mais l’œil humain n’était pas assez sensible pour se livrer à une telle recherche, à cinquante mille kilomètres de distance, avec la faible clarté que la Terre répandait sur la Lune.

Cela ne causa pas un souci particulier au Dr. Lawson. Il ne s’était guère attendu à trouver quelque chose après un premier examen visuel. Un siècle et demi plus tôt, les astronomes devaient se fier uniquement à leur vue, mais maintenant ils possédaient des armes beaucoup plus délicates – tout un arsenal d’amplificateurs de lumière et de détecteurs de radiations. L’un de ces appareils, Tom en était sûr, serait capable de repérer le Séléné.

Peut-être n’en aurait-il pas été aussi sûr s’il avait su que le bateau n’était plus à la surface de la Lune.

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