LIVRE IV Le livre des 101 choix possibles pour un garçon

Teppic s’était attendu à…

… à quoi ?

Peut-être à de la chair qui s’écrase en éclaboussures sur le rocher. Peut-être, à l’extrême rigueur, au spectacle du Vieux Royaume sous ses yeux.

Il ne s’était pas attendu à de la brume humide et glaciale.

La science sait désormais qu’il existe beaucoup plus de dimensions que les quatre traditionnelles. D’après les scientifiques, les autres dimensions n’affectent normalement pas le monde parce qu’elles sont toutes petites et se recourbent sur elles-mêmes ; de même, puisqu’il est fractal, le réel se replie en grande partie sur soi. Ce qui signifie ou bien que l’univers recèle plus de merveilles qu’on puisse espérer en comprendre ou bien, plus vraisemblable, que les scientifiques inventent au fur et à mesure.

Mais le multivers abonde en petites dimensionnettes, aires de jeux de la création où des êtres sortis de l’imagination peuvent s’amuser sans se faire renverser par les poids lourds du réel. Parfois, lorsqu’ils s’égarent par des brèches dans cet univers-ci, ils l’affectent en donnant lieu à des mythes, des légendes et des inculpations d’ivresse publique.

C’était dans l’une de ces dimensions que Sale-Bête, par une légère erreur de calcul, venait d’entrer au petit trot.

La légende ne se trompait pas de beaucoup. Le Sphinx se tapissait bel et bien en marge du Royaume. Elle n’avait seulement pas précisé de quel type de marge elle parlait.

Le Sphinx est une créature irréelle. Il existe uniquement comme produit de l’imagination. Il est bien connu que dans un univers infini tout ce qu’on peut imaginer existe forcément quelque part, et comme il s’agit en majorité d’êtres indignes d’un espace-temps bien ordonné, on les refoule dans une dimension annexe. Ce qui explique en partie le mauvais caractère chronique du Sphinx, mais quoi de plus normal pour une créature formée d’un corps de lion, d’un buste de femme et des ailes d’un aigle que de souffrir d’une crise d’identité et de se mettre en colère pour un oui pour un non ?

Aussi avait-il mis au point l’Enigme.

L’Enigme procurait au Sphinx, au gré des dimensions, beaucoup de distractions et d’innombrables repas.

Teppic ignorait ces détails tandis qu’il menait Sale-Bête dans les tourbillons de brume, mais les os qu’il écrasait au passage suffisaient à lui mettre la puce à l’oreille.

Des tas de gens étaient morts ici. Il était raisonnable de penser que les derniers en date avaient vu les restes de leurs prédécesseurs et qu’ils avaient par conséquent continué en redoublant de prudence. Et ça n’avait pas marché.

Inutile d’avancer à pas de loup, donc. En outre, certains rochers qui surgissaient dans la brume avaient des formes très angoissantes. Celui-là, par exemple, il ressemblait exactement à…

« Halte », lança le Sphinx.

Le silence ne fut plus rompu que par la brume qui dégouttait et le bruit de succion régulier de Sale-Bête qui s’efforçait d’extraire l’humidité de l’atmosphère.

« Vous êtes un sphinx, déclara Teppic.

Le Sphinx, corrigea le Sphinx.

— Bon sang. On a plein de statues de vous chez nous. » Teppic leva les yeux, puis les leva encore plus haut.

« Je vous voyais plus petit, ajouta-t-il.

— Tremble, mortel. Car tu es en présence de la sagesse et de l’horreur. » Le Sphinx battit des paupières. « Elles sont bien, ces statues ?

— Elles ne vous rendent pas justice, répondit Teppic sans mentir.

— Ah bon, vous croyez ? Souvent, on me rate le nez. Mon profil droit, c’est le meilleur, il paraît, et… » Le Sphinx s’aperçut qu’il s’écartait de son sujet. Il toussa avec sérieux.

« Avant que je te laisse passer, ô mortel, il te faut répondre à mon énigme.

— Pourquoi ? fit Teppic.

— Comment ? »

Le Sphinx le regarda en cillant. Il n’avait pas été programmé pour ce genre de situation.

« Pourquoi ? Pourquoi ? Parce que. Euh… parce que… attendez, oui, parce que sinon je vous arrache la tête. Oui, je crois que c’est ça.

— D’accord. Voyons cette énigme, alors. »

Le Sphinx s’éclaircit la gorge dans un bruit de camion vide effectuant une marche arrière dans une carrière.

« Qu’est-ce qui marche sur quatre pieds le matin, sur deux pieds à midi et sur trois pieds le soir ? » demanda le Sphinx d’un air suffisant.

Teppic réfléchit.

« Celle-là, elle est dure, dit-il enfin.

— La plus dure.

— Hum.

— Vous ne trouverez jamais.

— Ah.

— Est-ce que vous pourriez vous déshabiller pendant que vous cherchez ? Les frusques, ça m’agace les dents.

— Il n’y aurait pas une espèce d’animal dont les pattes repoussent après qu’on…

— Vous faites fausse route, dit le Sphinx en sortant ses griffes.

— Oh.

— Vous n’avez pas la moindre idée, hein ?

— Je continue de réfléchir.

— Vous ne trouverez jamais.

— Vous avez raison. » Teppic ne quittait pas les griffes des yeux. Ce n’est pas vraiment une bête de combat, se rassura-t-il, il est pourvu de trop d’attributs, c’est évident. D’ailleurs, ses seins vont le gêner, même si ce n’est pas le cas de son cerveau.

« La réponse, c’est : l’homme, fit le Sphinx. Dites, évitez de vous débattre, s’il vous plaît, ça libère des produits chimiques désagréables dans le sang. »

Teppic recula pour esquiver un coup de patte. « Minute, minute, fît-il. Comment ça : l’homme ?

— Facile. Un bébé se déplace à quatre pattes le matin, se tient sur ses deux jambes à midi, et le soir un vieillard marche avec une canne. Pas mal, hein ? »

Teppic se mordit la lèvre. « Vous voulez dire en une seule journée ? » demanda-t-il d’un air de doute.

Il y eut un long silence embarrassant.

« C’est un trucmachin, une figure de style, expliqua le Sphinx avec irritation en lançant un autre coup de patte.

— Non, non, écoutez, attendez une minute. Je voudrais qu’on soit bien clairs là-dessus, d’accord ? Je veux dire : c’est normal, non ?

— Il n’y a rien qui cloche avec l’énigme. Drôlement bonne, comme énigme. Ça fait cinquante ans que je la sers, depuis tout lionceau. » Il réfléchit un instant. « Oisillon, corrigea-t-il.

— C’est une bonne énigme, concéda Teppic d’un ton apaisant. Très profonde. Très prenante. Toute la condition humaine en quelques mots. Mais vous admettrez que tout ça n’arrive pas à un seul individu en une seule journée, hein ?

— Ben… non, reconnut le Sphinx. Mais ça coule de source dans le contexte. Toutes les énigmes contiennent un élément d’analogie dramatique, ajouta-t-il, l’air d’avoir entendu l’expression longtemps auparavant et de l’avoir trouvée bonne, quoique pas au point d’oublier d’en dévorer l’auteur.

— Oui, mais, fit Teppic qui s’accroupit et nettoya un carré de sable humide, est-ce que la métaphore a une cohérence interne ? Disons, par exemple, que l’espérance de vie moyenne est de soixante-dix ans, d’accord ?

— D’accord, admit le Sphinx du ton mal assuré du citoyen qui a fait entrer un représentant et voit se profiler un avenir où il va devoir souscrire une assurance-vie.

— Bon. Très bien. Alors midi correspond à trente-cinq ans, je n’ai pas raison ? Maintenant, compte tenu que la plupart des enfants font leurs premiers pas vers un an, la référence aux quatre pieds est parfaitement inadéquate, vous ne croyez pas ? Je veux dire, le plus gros de la matinée se passe sur deux jambes. Selon votre analogie… – il s’arrêta le temps d’effectuer quelques calculs à l’aide d’un fémur qui se trouvait là – une vingtaine de minutes seulement après zéro heure, disons une demi-heure tout au plus, se passent sur quatre pattes. Je n’ai pas raison ? Honnêtement ?

— Ben…

— De même, on ne marcherait pas avec une canne à six heures du soir parce qu’on n’aurait que… euh… cinquante-deux ans, énonça Teppic en gribouillant furieusement. En fait, on n’aurait pas franchement besoin d’aide pour se tenir debout avant au moins neuf heures et demie, d’après moi. Ceci en supposant que toute une vie s’écoule en un seul jour, ce qui est, je crois l’avoir déjà fait remarquer, parfaitement ridicule. Je regrette : le principe est valable, mais l’énigme ne colle pas.

— Ben… refit le Sphinx mais avec irritation cette fois, je ne vois pas ce que je peux y faire. C’est la seule que je connaisse. Je n’en ai jamais eu besoin d’autres.

— Il suffit de la modifier un peu, c’est tout.

— Comment ça ?

— Faites-la un peu plus réaliste.

— Hmm. » Le Sphinx se gratta la crinière avec une griffe. « D’accord, reprit-il sans grande assurance. J’imagine que je pourrais demander : Qu’est-ce qui marche sur quatre pieds…

— Métaphoriquement parlant, l’interrompit Teppic.

— Sur quatre pieds, métaphoriquement parlant, convint le Sphinx, pendant environ…

— Vingt minutes, on a dit, je crois.

— …d’accord, très bien, pendant vingt minutes le matin, sur deux pieds…

— Mais moi, je crois qu’appeler ça le matin, c’est un peu tiré par les cheveux, fit Teppic. C’est juste après minuit. Je veux dire, techniquement c’est bien le matin, mais au sens strict c’est encore la nuit, qu’est-ce que vous en pensez ? »

Une ombre de panique s’étendit et figea le visage du Sphinx.

« Qu’est-ce que vous, vous en pensez ?

— Voyons où nous en sommes, d’accord ? Qu’est-ce qui, métaphoriquement parlant, marche sur quatre pieds juste après minuit, sur deux pieds pendant le plus gros de la journée…

— …sauf accident, fit le Sphinx d’un air pathétique, soucieux de montrer qu’il apportait sa contribution.

— Très bien, sur deux pieds sauf accident jusqu’à l’heure du dîner au moins, après quoi sur trois pieds…

— J’ai connu des gens qui s’aidaient de deux cannes, dit le Sphinx avec obligeance.

— D’accord. Qu’est-ce que vous dites de : après quoi sur deux pieds ou avec toutes les aides prothétiques de son choix ? »

Le Sphinx réfléchit à la question.

« Ou-uii, dit-il gravement. On dirait que ça couvre tous les cas de figure.

— Alors ? fit Teppic.

— Alors quoi ?

— Alors, la réponse ? »

Le Sphinx posa sur lui un regard glacial puis découvrit ses crocs.

« Oh, non. Vous ne me coincerez pas comme ça. Vous me prenez pour un imbécile ? C’est à vous de me donner la réponse.

— Ah, la barbe, fit Teppic.

— Vous avez cru m’avoir, hein ?

— Pardon.

— Vous avez cru pouvoir m’embrouiller, hein ? » Le Sphinx eut un grand sourire.

« Ça valait le coup d’essayer, dit Teppic.

— Je vous comprends. Alors, c’est quoi, la réponse ? »

Teppic se gratta le nez.

« Aucune idée, fit-il. À moins… – mais je dis ça à tout hasard, vous comprenez – à moins que ce soit : un homme. »

Le Sphinx lui jeta un regard mauvais.

« Vous êtes déjà venu, c’est ça ? dit-il d’un ton accusateur.

— Non.

— Alors quelqu’un a parlé, hein ?

— Qui aurait pu parler ? Est-ce que quelqu’un a déjà trouvé la solution de l’énigme ?

— Non !

— Alors, vous voyez. Personne n’a pu parler, pas vrai ? »

Les griffes du Sphinx grattèrent avec humeur le rocher.

« Je suppose que je dois vous laisser passer, dans ce cas, grommela-t-il.

— Merci.

— Vous me feriez plaisir en ne répétant la réponse à personne, je vous prie, ajouta le Sphinx avec froideur. Je ne voudrais pas en priver les autres. »

Teppic grimpa tant bien que mal sur un rocher puis sur Sale-Bête. « Ne vous en faites pas pour ça », dit-il en éperonnant le chameau. Il ne put s’empêcher de noter que le Sphinx remuait les lèvres en silence, comme s’il essayait de comprendre quelque chose.

Sale-Bête n’avait couvert qu’une vingtaine de mètres lorsqu’un rugissement de rage éclata dans son dos. Pour une fois l’animal oublia l’étiquette qui lui imposait d’attendre un coup de bâton avant d’entreprendre quoi que ce soit. Ses quatre pieds s’écrasèrent sur le sable et poussèrent.

Ce coup-ci, il ne fit pas d’erreur dans ses calculs.


* * *

Les prêtres perdaient la raison.

Non parce que les dieux leur désobéissaient. Parce que les dieux les ignoraient.

D’accord, les dieux les avaient toujours ignorés. Il faut beaucoup de talent pour persuader un dieu d’obéir, et les prêtres ne doivent pas garder les deux pieds dans la même sandale. Par exemple, quand on pousse un rocher du haut d’une falaise, une requête rapide auprès des dieux pour qu’il tombe jusqu’en bas reçoit à coup sûr un écho favorable. De la même manière, les dieux garantissent le coucher du soleil et l’apparition des étoiles. Ils acceptent de bonne grâce toute pétition leur demandant de veiller à ce que les palmiers poussent les racines dans le sol et les feuilles au sommet. Dans l’ensemble, le prêtre qui se soucie de ce genre de détails s’assure un fort pourcentage de réussite.

Pourtant, c’est une chose de savoir que les dieux vous ignorent quand ils restent à distance, à l’abri des regards, et une autre de les voir se balader dans la nature. Il y a de quoi se sentir ridicule.

« Pourquoi est-ce qu’ils n’écoutent pas ? » geignait le grand prêtre de Teg, le dieu à tête de cheval de l’Agriculture. Il était en larmes. La dernière fois qu’on avait vu Teg, il arrachait du blé en riant bêtement, assis dans un champ.

Les autres grands prêtres n’allaient pas mieux. Les rituels consacrés par le temps avaient empli le palais d’une fumée bleue douceâtre et grillé assez de bestiaux pour affronter une famine, mais les dieux s’installaient dans le Vieux Royaume en propriétaires, et la population ne comptait pas plus que des insectes.

La foule attendait toujours devant le palais. La religion avait dirigé le royaume pendant près de sept mille ans. Derrière les yeux de chaque prêtre à son poste se dessinait l’image claire de ce qui arriverait si jamais le peuple s’avisait, l’espace d’un instant, qu’elle ne dirigeait plus rien.

« Alors, Dios, dit Koomi, on se tourne vers vous. Que voulez-vous qu’on fasse ? »

Assis sur les marches du trône, Dios gardait les yeux rivés par terre, la mine sombre. Les dieux n’écoutaient pas. Ça, il le savait. Il le savait mieux que personne. Mais ça n’avait pas eu d’importance jusqu’à ce jour. On faisait comme si et on donnait la réponse. L’important, c’était le rituel, pas les dieux. Les dieux étaient là pour tenir lieu de mégaphones, sinon le peuple écouterait qui ?

Tandis qu’il s’efforçait de réfléchir clairement, ses mains effectuèrent les gestes du rituel de la Septième Heure, obéissant à des instructions neurales aussi rigides et inaltérables que des cristaux.

« Vous avez tout essayé ? demanda-t-il.

— Tout ce que vous nous avez conseillé de faire, ô Dios », répondit Koomi.

Il attendit que la plupart des prêtres les regardent puis, d’une voix plus forte, il poursuivit : « Si le roi était là, il intercéderait pour nous. »

Ses yeux croisèrent ceux de la prêtresse de Sarduk. Il n’avait pas eu de discussion avec elle ; pour discuter de quoi, d’ailleurs ? Mais il avait dans l’idée qu’elle épousait… pardon, qu’elle partageait son point de vue. Elle n’aimait pas beaucoup Dios, mais elle avait moins peur de lui que les autres.

« Le roi est mort, je vous l’ai déjà dit, trancha Dios.

— Oui, nous vous avons entendu. Cependant, il n’y a pas de corps, semble-t-il, ô Dios. Néanmoins, nous vous croyons, car c’est le grand Dios qui parle, et nous ne prêtons aucune attention aux ragots. »

Les prêtres restaient silencieux. Des ragots, en plus ? On avait déjà parlé de rumeurs, non ? Sûr, quelque chose clochait.

« C’est souvent arrivé dans le passé, intervint la prêtresse. Quand le Royaume était menacé ou que le fleuve ne sortait pas de son lit, le roi allait intercéder auprès des dieux. On l’envoyait intercéder auprès des dieux. »

L’accent de satisfaction dans sa voix laissait clairement entendre qu’il s’agissait d’un aller simple.

Koomi frissonna de plaisir et d’horreur. Oh, oui. Ça, c’était le bon temps. Certains pays appliquaient le système du roi sacrificiel, il y avait longtemps. Quelques années de festins et de règne, et puis clac… place à une nouvelle administration.

« En période de crise, peut-être qu’un ministre d’État de haut rang suffirait », poursuivit-elle.

Dios releva la tête ; son visage reflétait la souffrance que lui causaient ses tendons.

« Je vois, fit-il. Et ce serait quel grand prêtre, alors ?

— Les dieux choisiraient, dit Koomi.

— J’en suis sûr, dit amèrement Dios. J’ai quelques doutes sur la sagesse de leur choix.

— Les morts peuvent parler aux dieux dans l’autre monde, fit observer la prêtresse.

— Mais les dieux sont tous ici », répliqua Dios en luttant contre les élancements dans ses jambes qui leur rappelaient avec insistance qu’au même instant elles auraient dû arpenter le couloir central pour aller superviser le rite du Sous-Céleste. Son corps réclamait à grands cris de retrouver le réconfort de l’autre côté du fleuve. Et une fois de l’autre côté, de ne jamais revenir… Comme toujours.

« En l’absence du roi, c’est le grand prêtre qui assume ses fonctions. Ce n’est pas vrai, Dios ? » fit Koomi.

C’était vrai. C’était écrit. On ne pouvait pas le réécrire, une fois que c’était écrit. C’était même lui qui l’avait écrit. Il y avait longtemps.

Dios baissa la tête. C’était pire que la plomberie, pire que tout. Et pourtant, et pourtant… traverser le fleuve… « Bon, très bien. J’ai une dernière requête à formuler, une seule.

— Oui ? » La voix de Koomi était mieux timbrée désormais, déjà la voix d’un grand prêtre.

« Je voudrais qu’on m’ensevelisse dans… » commença Dios, mais il fut interrompu par les murmures des prêtres qui avaient vue sur l’autre rive du fleuve. Tous les yeux se tournèrent vers la berge lointaine d’un noir d’encre.

Les légions des rois du Jolhimôme étaient en marche.


* * *

Ils titubaient, mais ils couvraient rapidement du terrain. Il y en avait des pelotons entiers, des bataillons. Ils n’avaient plus besoin du marteau de Gern.

« C’est le vinaigre, fit le roi tandis qu’ils regardaient une demi-douzaine d’ancêtres arracher comme une seule momie un sceau de son logement. Ça fortifie. »

Certains des plus anciens, débordants d’enthousiasme, s’attaquaient directement aux pyramides et parvenaient même à soulever des blocs à bout de bras. Le roi les comprenait. C’était horrible d’être mort, de se savoir mort et de rester enfermé dans le noir.

Jamais on ne me mettra dans un de ces machins, jura-t-il.

Ils finirent par arriver, telle une marée, devant une autre pyramide, petite, basse, sombre, à demi dissimulée dans le sable accumulé. L’assemblage des blocs, des rochers grossièrement équarris, ne méritait pas le nom de maçonnerie. Sa construction remontait à bien avant que le Royaume attrape le tour de main pour les pyramides. Ça ne valait guère mieux qu’un tas.

Le sceau de la porte affichait, traces à coups maladroits, profonds et anguleux, les hieroglyphes du royaume d’Ur : KALOTEH M’A FAIT BATIR. LE PREMIER.

Plusieurs ancêtres s’attroupèrent autour.

« Oh, crénom, fit le roi. Là, ça va peut-être trop loin.

— Le Premier, chuchota Aneth. Le Premier du Royaume. Il n’y avait personne d’autre ici que des hippopotames et des crocodiles. De l’intérieur de cette pyramide, soixante-dix siècles nous contemplent. Plus vieux que tout…

— Oui, oui, d’accord, fit Teppicymon. Pas la peine de s’emballer. C’était un homme comme nous tous.

— “Et Kaloteh le chamelier regarda la vallée…” commença Aneth.

— Au bout de sept myl ans, il aura encore envye de la regarder, lança de but en blanc Ashk-ur-men-tep.

— Quand même, fit le roi. Ça ne me paraît pas du tout…

— Les morts sont aygaux, le coupa Ashk-ur-men-tep. Toi, jeune homme, fays-le sortyr.

— Qui, moi ? fit Gern. Mais c’était le Prem…

— Oui, ça, on connaît déjà, dit Teppicymon. Vas-y. Tout le monde s’impatiente. Lui aussi, j’imagine. »

Gern roula des yeux et leva son marteau. Au moment où il allait l’abattre en sifflant sur le sceau, Aneth se précipita, et à cause de lui Gern se mit à danser follement de droite et de gauche pour éviter, dans un effort qui lui mit l’aine à rude épreuve, d’enfoncer l’outil dans le crâne de son maître.

« C’est ouvert ! s’écria Aneth. Regardez ! Le sceau bouge tout seul !

— Vous voulez dyre qu’il est sorty ? »

Teppicymon s’approcha en vacillant et posa la main sur la porte de la pyramide. Elle bougea sans difficulté. Puis il inspecta la pierre en dessous. La pyramide avait beau être en ruine et à moitié ensevelie, quelqu’un avait pris soin de dégager un chemin jusqu’à elle. Et la pierre était bien usée, comme par le passage de pieds nombreux.

Par définition, ce n’était pas une condition normale pour une pyramide. Une fois qu’on était dedans, on était dedans, et ça s’arrêtait là.

Les momies examinèrent l’entrée usée par la fréquentation et, de surprise, échangèrent des grincements. Une très vieille, qui avait du mal à rester entière, lâcha un bruit comme une vrillette qui vient enfin de conquérir un arbre pourri.

« Qu’est-ce qu’il a dit ? » demanda Teppicymon.

La momie d’Ashk-ur-men-tep traduisit. « Il a dyt que les lyeux hantés, ça luy fayt froid dans le dos », croassa-t-elle.

Le défunt roi hocha la tête. « Je vais entrer jeter un coup d’œil. Vous, là, les deux vivants, vous m’accompagnez. »

La figure d’Aneth s’allongea.

« Oh, allez, mon vieux, fit sèchement Teppicymon en poussant la porte. Regardez, je n’ai pas peur, moi. Faites preuve d’un peu de courage. Comme tout le monde.

— Mais il nous faut de la lumière », protesta Aneth.

Les momies les plus proches titubèrent vivement en arrière lorsque Gern sortit timidement un briquet à amadou de sa poche.

« Il nous faut quelque chose à allumer », fit Aneth. Les momies marmonnèrent et reculèrent encore dans un raclement de pieds.

« Il y a des torches ici, dit Teppicymon d’une voix légèrement assourdie. Et tiens-les loin de moi, mon gars. »

C’était une petite pyramide, sans labyrinthe, sans pièges, pourvue d’un unique couloir ascendant. En tremblant, inquiets à tout instant de voir des horreurs innommables leur sauter dessus, les embaumeurs suivirent le roi dans une petite chambre carrée qui sentait le sable. Le plafond était noir de suie.

Il n’y avait pas de sarcophage à l’intérieur, pas de cercueil, pas de terreur nommable ni innommable. Par terre, au centre, se dressait un bloc de pierre sur lequel reposaient une couverture et un oreiller.

Ni l’un ni l’autre n’avait l’air particulièrement ancien. C’était presque décevant.

Gern tendit le cou pour inspecter les lieux.

« Pas mal du tout, dit-il. Confortable.

— Non, dit Aneth.

— Hé, maître roi, regardez ça, dit Gern en courant vers un mur. Regardez, on a gribouillé des trucs. Regardez tous ces petits traits partout sur le mur.

— Et sur ce mur aussi, dit le roi, et par terre. Quelqu’un a compté. Chaque groupe de dix est barré, vous voyez. Quelqu’un a compté quelque chose. Il y en avait beaucoup. » Il recula.

« C’était quoi ? demanda Aneth en regardant derrière lui.

— Très curieux », fit le roi. Il se pencha. « On distingue à peine les inscriptions en dessous.

— Vous arrivez à les lire, roi ? dit Gern en manifestant un enthousiasme qu’Aneth jugeait superflu.

— Non. C’est un dialecte très ancien. Je n’arrive pas à reconnaître un seul foutu hiéroglyphe. À mon avis, il ne reste personne de vivant capable aujourd’hui de lire ça.

— Dommage, fit Gern.

— C’est vrai », reconnut le roi qui soupira. Ils gardèrent un silence morose.

« Peut-être qu’on pourrait demander à un mort ? lança Gern.

— Hum. Gern », fit Aneth en reculant.

Le roi flanqua une claque dans le dos de l’apprenti, ce qui le propulsa en avant.

« Une sacrée bonne idée, ça ! s’exclama-t-il. On va aller chercher un des très vieux ancêtres. Oh. » Il s’affaissa. « Ça ne marchera pas. Personne ne le comprendra…

— Gern ! dit Aneth dont les yeux s’écarquillèrent.

— Non, pas de problème, roi, fit Gern qui goûtait sa toute nouvelle liberté de pensée, parce que, voilà, il se comprennent tous d’une génération à l’autre, tout ce qu’on à faire, c’est les mettre en ordre.

— Malin, mon gars. Malin, ça, dit le roi.

— Gern ! »

Le roi et l’apprenti regardèrent Aneth avec étonnement…

« Vous allez bien, maître ? demanda Gern. Vous êtes tout pâle.

— La t… bégaya Aneth, pétrifié de terreur.

— La quoi, maître ?

— La t… Regarde la t…

— Il faudrait qu’il s’allonge, dit le roi. Ces gens-là, je les connais. Le genre artiste. Toujours tendus. »

Aneth prit une profonde inspiration.

« Regarde la putain de torche, Gern ! » hurla-t-il.

Ils regardèrent.

Sans façon, ses cendres noires se changeant en paille sèche, la torche brûlait à l’envers.


* * *

Le Vieux Royaume s’étendait devant Teppic et il donnait une impression d’irréalité.

Le jeune homme considéra Sale-Bête qui s’était plongé le museau dans une source au bord du chemin et faisait le même bruit que la dernière goutte dans un verre de milkshake[28]. Sale-Bête avait l’air bien réel, lui. Rien de tel qu’un chameau pour avoir l’air concret. Mais le paysage manquait de conviction, comme s’il n’avait pas encore vraiment décidé d’être là ou non.

Sauf la Grande Pyramide. Elle se tapissait à quelque distance, aussi réelle que l’épingle qui fixe un papillon à une planche. Elle trouvait moyen d’avoir l’air extrêmement concrète, comme si elle absorbait toute la consistance du paysage alentour.

Bon, il était arrivé. Où ça ? il ne savait pas trop.

Comment tue-t-on une pyramide ?

Et qu’est-ce qui se passe après ?

Il partait de l’hypothèse que tout reprendrait d’un coup sa place. Dans le courant du temps remis en circulation dans le Vieux Royaume.

Il observa un moment les dieux, se demanda ce dont il pouvait bien s’agir et pourquoi il n’y attachait pas d’importance. Ils n’avaient pas plus de réalité que le pays qu’ils arpentaient dans l’accomplissement de tâches mystérieuses. Le monde n’était rien de plus qu’un rêve. Teppic n’éprouvait aucune surprise. Si sept vaches grasses étaient passées devant lui, il ne leur aurait accordé aucune attention.

Il remonta sur Sale-Bête et fit descendre la route à l’animal qui clapotait doucement. Les champs offraient le spectacle de la dévastation.

Le soleil disparaissait enfin ; les dieux du soir et de la nuit l’emportaient sur ceux de la lumière, mais le combat avait été long, et quand on songeait à tout ce qui allait arriver maintenant à l’astre – mangé par des déesses, transporté par bateau sous le monde et ainsi de suite – il y avait peu de chances pour qu’on le retrouve un jour.

Teppic ne vit personne lorsqu’il pénétra dans la cour des écuries. Sale-Bête regagna tranquillement sa stalle de son pas feutré et tira délicatement sur un bouchon de foin. Il étudiait un point intéressant dans les distributions bivariantes.

Teppic lui tapota le flanc, ce qui souleva un nouveau nuage, et gravit le large escalier qui menait au palais proprement dit. Il n’y avait toujours pas de gardes, pas de serviteurs non plus. Pas âme qui vive.

Il entra discrètement dans son palais comme un voleur en plein jour et passa par l’officine d’Aneth. Elle était vide, et on aurait dit qu’un cambrioleur aux goûts très particuliers venait de la visiter. Quant à la salle du trône, elle sentait comme une cuisine d’où, vu le spectacle qu’elle offrait, les marmitons seraient partis en catastrophe.

Le masque d’or des rois du Jolhimôme, légèrement déformé, avait roulé dans un angle. Il le ramassa et, méfiant, le gratta avec un de ses couteaux. L’or s’écailla pour laisser apparaître une surface brillante gris argent.

Il s’en doutait. Il n’y avait pas tant d’or que ça dans le pays. Le masque pesait comme du plomb parce que, justement, c’était du plomb. Il se demanda s’il avait jamais été d’or massif, quel ancêtre l’avait trafiqué et combien il avait payé de pyramides. Il était sûrement très symbolique de quelque chose. Voire symbolique de rien du tout. Seulement symbolique en lui-même.

Un chat sacré se cachait sous le trône. Il aplatit les oreilles et cracha lorsque Teppic baissa la main pour le caresser. De ce côté-là, au moins, ça n’avait pas trop changé.

Toujours personne. Il se rendit sans bruit au balcon.

Toute la population était là, masse silencieuse aux yeux fixés sur la rive opposée du fleuve dans la lumière déclinante et grise. Tandis que Teppic regardait, une flottille de bateaux et de bacs s’éloigna de la berge la plus proche.

On aurait dû construire des ponts, se dit-il. Mais on prétendait que ce serait enchaîner le fleuve.

Il se laissa tomber en souplesse par-dessus la balustrade sur la terre battue et marcha vers la foule.

Et toute la puissance de la foi populaire le pénétra d’un coup.

Le peuple du Jolhimôme nourrissait peut-être des opinions divergentes sur les dieux, mais sa foi dans les rois restait indéfectible depuis des millénaires. Pour Teppic, c’était comme marcher dans une cuve d’alcool. Il la sentit l’envahir jusqu’à lui faire grésiller le bout des doigts, lui monter dans le corps jusqu’à jaillir dans son cerveau ; elle lui apportait non pas l’omnipotence mais le sentiment de l’omnipotence, celui très fort que, même s’il ne savait pas vraiment tout, il avait jadis tout su et le saurait encore.

Il avait déjà vécu cette expérience à Ankh, lorsque le divin l’avait visité. Mais ce n’était alors qu’une lueur fugitive. Aujourd’hui le phénomène bénéficiait de la toute-puissance d’une foi réelle.

Il baissa les yeux en entendant un bruissement sous lui, et il vit des pousses vertes sortir du sable sec autour de ses pieds.

Merde alors, songea-t-il, je suis vraiment un dieu.

Ça pourrait être très gênant.

Il se fraya un chemin à coups d’épaules dans la cohue jusqu’au bord du fleuve et fit halte au milieu d’un carré de blé de plus en plus fourni. Lorsqu’ils comprirent, les badauds les plus proches tombèrent à genoux, et un cercle de sujets qui s’écroulaient respectueusement s’élargit depuis Teppic comme un rond dans l’eau.

Mais je n’ai jamais voulu ça ! Je voulais seulement aider les gens à vivre plus heureux, avec de la plomberie. Je voulais qu’on fasse quelque chose pour réhabiliter les quartiers pauvres. Je voulais seulement les mettre à l’aise et leur demander si leur vie leur plaisait. Je pensais que des écoles seraient une bonne idée, comme ça ils ne s’aplatiraient plus par terre devant personne, ils cesseraient d’adorer quelqu’un uniquement parce qu’il a le pied vert.

Et je voulais faire quelque chose sur le plan de l’architecture…

À mesure que la lumière s’écoulait du ciel comme de l’acier qui se refroidit, la pyramide paraissait encore grandir. S’il avait fallu exprimer par un dessin l’idée de masse, on n’aurait rien trouvé de mieux que la pyramide. Un grand nombre de silhouettes l’entouraient, impossibles à identifier dans la lumière grisâtre.

Teppic fit des yeux le tour de la foule prostrée et finit par repérer un uniforme de la garde du palais.

« Vous, mon vieux, debout », ordonna-t-il.

L’homme lui jeta un regard apeuré mais se releva docilement sur des jambes flageolantes.

« Qu’est-ce qui se passe, ici ?

— Ô roi, qui êtes le seigneur de…

— On n’a pas le temps, je crois, dit Teppic. Je sais qui je suis, je veux savoir ce qui se passe.

— Ô roi, on a vu les morts marcher ! Les prêtres sont partis leur parler.

— Les morts marcher ?

— Affirmatif, ô roi.

— Oh. Bon, merci. C’était très succinct. Pas instructif, mais succinct. Est-ce qu’il y a des bateaux dans le coin ?

— Les prêtres les ont tous pris, ô roi. »

Teppic put le constater lui-même. Les jetées près du palais, d’ordinaire noires d’embarcations, étaient à présent désertes. Alors qu’il considérait l’eau du fleuve, deux yeux et un long museau crevèrent la surface pour lui rappeler que nager dans le Jolh était aussi facile que clouer du brouillard à un mur.

Il se tourna vers la foule. Tout le monde le regardait, dans l’expectative, convaincu qu’il saurait quoi faire.

Il reporta les yeux sur le fleuve, tendit les mains en avant, les pressa l’une contre l’autre, puis les écarta doucement.

Il y eut un bruit de succion mouillée, et les eaux du Jolh s’ouvrirent devant lui. Un soupir monta de la foule, mais son étonnement ne fut rien comparé à celui d’une dizaine de crocodiles qui se retrouvèrent à vouloir brasser trois mètres de vide.

Teppic dévala la berge et fonça sur la vase épaisse en faisant des bonds de côté pour éviter les coups de queues sauvages des sauriens qui retombaient pesamment sur le lit du fleuve.

Le Jolh le surplombait comme deux murailles kaki, si bien qu’il courait dans une ruelle humide et sombre. Ici et là il voyait des fragments d’os, des vieux boucliers, des morceaux de lances, des membrures de bateaux. Il enjambait et contournait les débris des siècles.

Devant lui, un gros mâle se propulsa distraitement hors de la muraille liquide, pédala follement dans le vide et s’écrasa dans la vase. Teppic lui courut lourdement sur le museau et continua sur sa lancée.

Dans son dos, quelques citoyens à l’esprit plus vif, à la vue des reptiles hébétés sous eux, se mirent à chercher des cailloux. Les crocodiles étaient les maîtres incontestés du fleuve depuis des temps immémoriaux, mais s’il était possible de se rattraper un peu en l’espace de quelques minutes, ça valait certainement la peine d’essayer.

Le bruit des monstres du fleuve qui entamaient leur long voyage vers le pays des sacs à main éclata derrière Teppic au moment où il gravissait en barbotant la rive opposée.


* * *

Une file d’ancêtres s’étirait à travers la chambre, le long du couloir sombre et dehors sur le sable. Un bruissement de chuchotements circulait dans les deux sens, sec comme celui du vent dans du vieux papier.

Aneth gisait sur le sable et Gern lui agitait un linge sous le nez. « C’qu’ils font ? murmura-t-il.

— Ils lisent l’inscription. Vous devriez voir ça, maître ! Celui qui lit, c’est presque…

— Oui, oui, d’accord, fit Aneth en se relevant avec peine.

— Il a plus de six mille ans ! Son petit-fils écoute ce qu’il dit, il le répète à son petit-fils à lui, qui le répète à son petit-f…

— Oui, oui, d’acc…

— « Et-Kaloteh-dit-alors-au-Premier : Que-pouvons-nous-Te-Donner, Toi-Qui-Nous-as-Montré-la-Voie », récita Teppicymon[29] qui se trouvait en bout de ligne. « Et-le-Premier-Parlit, et-Il-Parlit-en-ces-Termes : Bâtissez-moi-une-Pyramide, Où-je-pourrai-Reposer, et-Bâtissez-la-de-ces-Dimensions, les-Dimensions-Correctes. Et-Ainsi-Fut-il-Fait, et-le-Nom-du-Premier-était… » »

Mais il n’y eut pas de nom. Rien qu’un caquetage de voix fortes, de disputes et de jurons archaïques qui courut le long de la file d’ancêtres desséchés comme une traînée de poudre. Jusqu’à ce qu’il parvienne à Teppicymon, lequel sauta en l’air.


* * *

Le sergent éphébien, qui transpirait tranquillement à l’ombre, aperçut ce qu’il prévoyait à moitié et craignait complètement. Une colonne de poussière s’élevait à l’horizon.

Le gros de l’armée tsortienne arrivait la première.

Il se mit debout, adressa un hochement de tête professionnel à son homologue d’en face et fixa les deux poignées d’hommes sous ses ordres.

« Il me faut un messager pour porter… euh… un message à la ville », dit-il. Une forêt de mains jaillit. Le sergent soupira et désigna le jeune Téléprompteur, à qui, il le savait, manquait beaucoup sa maman.

« Cours comme le vent, fit-il. Mais je pense que ce n’est pas la peine de te le préciser, hé ? Et puis… et puis… »

Ses lèvres bougeaient silencieusement tandis que le soleil récurait les rochers du défilé étroit et brûlant et que quelques insectes bourdonnaient dans les broussailles. Son éducation n’avait pas prévu de cours sur les Dernières Paroles Célèbres.

Il leva les yeux en direction de la ville mère.

« Va dire aux Ephébiens… » commença-t-il.

Les soldats attendirent.

« Quoi ? demanda Téléprompteur au bout d’un moment. Va leur dire quoi ? »

Le sergent se détendit, on aurait dit un ballon qui se vidait.

« Va leur dire : Qu’est-ce qui vous a retenus ? » À l’horizon tout proche une autre colonne de poussière avançait.

Voilà qui était mieux. S’il devait y avoir un massacre, autant que les deux camps en profitent.


* * *

La cité des morts s’étendait devant Teppic. Après Ankh-Morpork – autant dire son inverse exact, où même la literie vivait – c’était sans doute la plus grande ville du Disque ; nulle part il n’existait de rues aussi belles, d’architecture aussi majestueuse et grandiose.

En termes de population, la nécropole devançait les autres villes du Vieux Royaume, mais ses habitants ne sortaient guère et il n’y avait rien d’ouvert le samedi soir.

Jusqu’à ce jour.

En ce jour elle grouillait de monde.

Depuis le sommet d’un obélisque rongé par le vent, Teppic regardait les armées grises et brunes, voire verdâtres, des défunts qui défilaient sous lui. Les rois avaient fait preuve d’un esprit démocratique. Après avoir vidé les pyramides, ils s’étaient intéressés par bataillons entiers aux tombes mineures, et la nécropole avait désormais ses marchands, ses nobles et même ses artisans. Mais de toute façon, on n’avait aucun moyen de les différencier.

Ils se dirigeaient comme un seul cadavre vers la Grande Pyramide. Elle se détachait tel un furoncle au-dessus des constructions plus anciennes et plus petites. Ils avaient tous l’air très en colère après quelque chose.

Teppic se laissa tomber en douceur sur le large toit plat d’un mastaba, trotta jusqu’à l’autre bout, sauta sur un sphinx ornemental voisin – non sans un instant d’inquiétude, mais celui-là avait l’air parfaitement inerte – où il n’était plus qu’à un lancer de grappin des niveaux inférieurs d’une pyramide à degrés.

La lumière rasante du soleil mauvais coucheur transperçait le paysage silencieux tandis qu’il bondissait d’un monument à l’autre, qu’il zigzaguait loin au-dessus de l’armée à la progression traînante.

Derrière lui, des pousses végétales apparaissaient fugitivement dans les vieilles pierres ; elles les crevassaient légèrement, puis se desséchaient et mouraient.

Voilà pour quoi tu as été formé, disait son sang qui lui picotait sous la peau. Même Méricet ne pourrait pas te sacquer pour ça. Filer dans l’obscurité au-dessus d’une ville silencieuse, courir comme un chat, trouver des prises qui auraient découragé un gecko… et enfin le but : une victime.

D’accord, il s’agissait d’une pyramide de plusieurs milliards de tonnes, et jusqu’à présent le plus gros client d’une inhumation avait été Patricio, le Despote de Quirm de cent cinquante kilos.

Un obélisque monumental dont les bas-reliefs relataient les exploits d’un roi disparu quatre mille ans plus tôt et qui aurait parfaitement rempli son rôle si le sable poussé par le vent n’en avait pas effacé le nom depuis longtemps, cet obélisque fut pour Teppic une échelle fort commode du sommet de laquelle il lui suffit de lancer adroitement un grappin qui se logea entre les doigts tendus d’un monarque oublié pour pouvoir gagner le toit d’une tombe le long du fil en arc de cercle.

Courant, grimpant, suspendu en l’air, enfonçant des pitons dans les monuments funéraires, Teppic progressait.


* * *

Les tout petits points lumineux des feux de camp au milieu des roches calcaires balisaient les positions des armées en présence. Malgré l’hostilité profonde et traditionnelle que se vouaient les deux empires, ils respectaient l’ancienne coutume : on ne fait pas la guerre de nuit, durant les moissons ni par temps de pluie. La guerre est chose importante, on la réserve pour des occasions exceptionnelles. S’y jeter tête baissée, c’est donner dans la pantalonnade.

Dans le crépuscule, des deux côtés de la ligne de démarcation, montaient des bruits de menuiserie en pleine activité.

On dit les généraux toujours disposés à refaire indéfiniment la dernière guerre. Des milliers d’années s’étaient écoulées depuis le précédent conflit entre Tsort et Ephèbe, mais les généraux ont de la mémoire et cette fois ils se tenaient prêts.

Des deux côtés, des chevaux de bois prenaient forme.


* * *

« Il est parti, dit Ptaclusp IIb qui redescendit en glissant sur le tas de décombres.

— Pas trop tôt, fit son père. Aide-moi à plier ton frère. Tu es sûr que ça ne va pas lui faire de mal ?

— Ben, si on fait attention, ça l’empêchera de se déplacer dans le temps, c’est-à-dire dans la largeur pour nous. Alors, si le temps ne passe pas pour lui, rien ne peut lui faire de mal. »

Ptaclusp songea au passé, quand la construction d’une pyramide consistait simplement à empiler des blocs les uns sur les autres et à se rappeler que plus on monte moins on en met. Aujourd’hui, il fallait qu’il plie son fils.

« Bon, fit-il sans conviction. Allons-y, alors. » Il escalada petit à petit les débris et pointa le nez au sommet du monticule à l’instant où l’avant-garde des morts tournait à l’angle de la petite pyramide la plus proche.

Sa première pensée fut : ça y est, ils viennent réclamer.

Il avait fait de son mieux. Ce n’était pas toujours facile de bâtir dans les limites d’un budget. Peut-être que les linteaux ne correspondaient pas tous aux plans, peut-être que la qualité des plâtres n’était pas toujours à la hauteur, mais…

Ils ne viennent quand même pas tous se plaindre. Pas aussi nombreux.

Ptaclusp IIb grimpa jusqu’à lui. Il resta bouche bée.

« D’où est-ce qu’ils viennent tous ? demanda-t-il.

— C’est toi l’expert. Tu vas me le dire.

— Ils sont morts ? »

Ptaclusp observa attentivement quelques-uns des marcheurs qui approchaient.

« S’ils ne sont pas morts, il y en a qui sont bien malades, répondit-il.

— Taillons-nous !

— Pour aller où ? En haut de la pyramide ? »

La Grande Pyramide, derrière eux, les dominait de toute sa hauteur, emplissait l’espace de ses pulsations. Ptaclusp la contempla.

« Qu’est-ce qui va se passer ce soir ? fit-il.

— Quoi ?

— Ben, est-ce qu’elle va refaire… son truc ? »

IIb le regarda fixement.

« Chaispas.

— Tu peux savoir ?

— Faut attendre pour ça. Je ne suis même pas sûr de ce qu’elle a déjà fait.

— Ça va nous plaire, tu crois ?

— M’étonnerait, p’pa. Oh, bon sang.

— Quoi, encore ?

— Regarde là-bas. »

Dans le sillage de Koomi, comme une queue de comète, les prêtres se dirigeaient vers les morts en marche.


* * *

Il faisait noir et chaud à l’intérieur du cheval. Il y avait aussi beaucoup de monde.

Ils attendaient, en nage.

Le jeune Téléprompteur bégaya : « Il va se passer quoi maintenant, sergent ? »

Le sergent bougea un pied timide. L’atmosphère ambiante aurait rendu une sardine claustrophobe.

« Hé bé, petit, ils vont nous découvrir, tu vois, et ils seront tellement impressionnés qu’ils vont nous tirer jusque chez eux, et après, quand il fera nuit, on sautera dehors et on se les passera au fil de l’épée. Ou on se leur passera l’épée au fil du corps. L’un ou l’autre. Et après, on pillera la ville, on brûlera les murs et on répandra du sel par terre. Tu te rappelles, mon gars, je t’ai montré, vendredi.

— Oh. »

Des gouttes tombaient d’une vingtaine de fronts. Plusieurs hommes qui voulaient écrire à leur famille déplaçaient leur style dans une cire sur le point de fondre.

« Et après, il va se passer quoi, sergent ?

— Hé bé, mon gars, après on va rentrer chez nous en héros, peuchère.

— Oh. »

Les vieux briscards fixaient sans broncher les flancs de bois. Téléprompteur remua, mal à l’aise, autre chose le travaillait encore.

« Ma m’man, elle m’a dit de revenir avec mon bouclier, ou alors dessus, sergent, fit-il.

— Bravo, mon gars. C’est comme ça qu’il faut réagir.

— Mais tout ira bien. Pas vrai, sergent ? »

Le regard du sergent se perdit dans l’obscurité fétide.

Au bout d’un moment, quelqu’un se mit à jouer de l’harmonica.


* * *

Ptaclusp détourna à demi la tête du spectacle, et une voix près de son oreille demanda : « C’est vous le constructeur de pyramides, non ? »

Une autre silhouette les avait rejoints dans leur abri, un inconnu tout de noir vêtu, tellement silencieux qu’auprès de lui un chat aurait eu l’air d’un homme-orchestre.

Ptaclusp fit oui de la tête, incapable de parler. Il avait eu assez d’émotions pour un seul jour.

« Alors, éteignez-la. Eteignez-la tout de suite. »

Ptaclusp se pencha.

« Vous êtes qui ? fit-il.

— Je m’appelle Teppic.

— Quoi, comme le roi ?

— Oui. Comme le roi. Maintenant, arrêtez-la.

— C’est une pyramide ! On ne peut pas éteindre une pyramide ! dit IIb.

— Ben, faites-la s’embraser, alors.

— On a essayé hier soir. » IIb pointa un doigt vers la pierre de faîte détruite. « Déplie Deux-za, p’pa. »

Teppic observa le frère raplapla.

« C’est une espèce d’affiche, non ? » dit-il enfin.

IIb baissa les yeux. Teppic le vit faire et l’imita : il se trouvait jusqu’aux chevilles dans des pousses vertes.

« Pardon, fit-il. Je n’arrive pas à m’en débarrasser, on dirait.

— Des fois, c’est affreux, fit frénétiquement IIb. J’en sais quelque chose, une fois j’ai eu une verrue et pas moyen de la faire partir. »

Teppic s’accroupit près de la pierre fendue.

« Ce truc, fit-il, en quoi il est important ? Je veux dire, il est recouvert de métal. Pourquoi ?

— Il faut un bout pointu pour l’embrasement, répondit IIb.

— C’est tout ? C’est de l’or, non ?

— De l’électrum. Alliage d’or et d’argent. Il faut que la pierre de faîte soit en électrum. »

Teppic décolla la feuille métallique.

« Il n’y a pas que du métal, constata-t-il avec douceur.

— Oui. C’est vrai, fit Ptaclusp. On s’est aperçus… euh… qu’une simple feuille, ça marche aussi bien.

— Vous n’auriez pas pu prendre quelque chose de moins cher ? Comme de l’acier ? »

Ptaclusp eut un ricanement méprisant. La journée n’avait pas été bonne, le bon sens n’était plus qu’un lointain souvenir, mais certains faits restaient des faits certains.

« Ça ne tiendrait pas plus d’un an ou deux. Avec la rosée et tout. La pointe y passerait. Tiendrait pas plus de deux ou trois cents embrasements. »

Teppic pencha la tête contre la pyramide. Elle était froide et elle bourdonnait. Il crut entendre, sous la pulsation, une faible tonalité qui montait.

La pyramide se dressait au-dessus de lui, imposante. IIb aurait pu lui expliquer que c’était parce que ses faces accusaient une pente à 56° exactement, et parce qu’un effet connu sous le nom de « fruit » la faisait paraître encore plus grande que nature. Il aurait aussi certainement employé des termes comme « perspective » et « hauteur virtuelle ».

Le marbre noir était lisse comme du verre. Les maçons avaient bien travaillé. Les interstices entre chaque pan glacé étaient à peine assez larges pour qu’on y introduise un couteau. Mais assez larges quand même.

« Et rien qu’une fois ? » fit Teppic.


* * *

Koomi se rongeait les ongles comme un malade.

« Le feu, dit-il. Ça les arrêterait, ça. Ils sont très inflammables. Ou alors l’eau. Ils se dissoudraient sûrement.

— Il y en avait qui détruisaient les pyramides, fit le grand prêtre de Juf, le dieu à tête de cobra de papyrus.

— Ceux qui reviennent d’entre les morts, faut toujours qu’ils soient de mauvaise humeur », dit un autre prêtre.

Koomi observait l’armée qui s’approchait, en proie à un ahurissement croissant.

« Où est Dios ? » lança-t-il.

On poussa le vieux prêtre au premier rang.

« Qu’est-ce que je vais leur dire ? » demanda Koomi.

Il serait inexact d’affirmer que Dios sourit. Il sentait rarement qu’on attendait ce type de réaction de sa part. Mais ses lèvres se plissèrent aux commissures et ses yeux se fermèrent à demi.

« Vous pourriez leur dire, fit-il, que des temps nouveaux exigent des hommes nouveaux. Vous pourriez leur dire qu’il est temps de laisser la place à des jeunes aux idées neuves. Vous pourriez leur dire qu’ils sont passés de mode. Vous pourriez leur dire tout ça.

— Ils vont me tuer !

— Je me demande s’ils tiennent tellement à votre compagnie éternelle.

— Vous êtes encore grand prêtre !

— Pourquoi vous ne leur parlez pas ? fit Dios. N’oubliez pas de leur signaler qu’ils auront beau crier et résister, on va les entraîner dans le siècle du Cobra. » Il tendit le bourdon à Koomi. « Si c’est bien comme ça qu’on appelle ce siècle », ajouta-t-il.

Koomi sentit les regards de ses collègues des deux sexes posés sur lui. Il s’éclaircit la gorge, rectifia sa robe et se tourna face aux momies.

Elles psalmodiaient quelque chose, un seul mot, répété à l’infini. Un mot qu’il n’arrivait pas à bien saisir mais qui les avait visiblement plongées dans une rage folle.

Il brandit le bourdon, et les serpents sculptés dans le bois eurent l’air anormalement vivants dans la lumière chiche.

Les dieux du Disque – et il s’agit ici des grands dieux consensuels qui résident vraiment à Dunmanifestine, leur Walhalla pavillonnaire juché sur la montagne centrale excessivement haute du monde, où ils passent leur temps à observer les singeries ridicules des mortels et à organiser des pétitions contre l’arrivée massive des Géants des Glaces, responsables de la chute des cours de l’immobilier dans les régions célestes –, les dieux du Disque, disions-nous, ont toujours éprouvé de la fascination pour l’incroyable aptitude de l’humanité à prononcer exactement les mauvaises paroles au mauvais moment.

Il n’est pas ici question d’erreurs bénignes dans le genre : « Il n’y a aucun danger », ou « Celui qui grogne ne mord pas », mais de petites phrases toutes simples qu’on lance dans des situations difficiles avec le même effet qu’une barre d’acier dans les paliers d’une machine à vapeur de 660 mégawatts tournant à 3000 tours-minute.

Et les connaisseurs du penchant de l’homme à mettre ses extrémités inférieures dans le récipient de son déjeuner sont tous d’accord : quand on ouvrira les enveloppes des juges, la superbe réplique de Hoot Koomi – « Hors d’ici, fantômes fétides » – pourra prétendre au titre de salut le plus crétin de tous les temps.

Le premier rang d’ancêtres s’arrêta, puis fit encore un pas sous la pression des suivants.

Le roi Teppicymon XXVII, que ses vingt-six prédécesseurs avaient d’un commun accord désigné comme porte-parole, s’avança tout seul en titubant et souleva un Koomi tremblant par les bras. « Qu’est-ce que vous avez dit ? »

Les yeux de Koomi roulèrent dans leurs orbites. Sa bouche s’ouvrit et se referma, mais sa voix décida sagement de ne pas franchir ses lèvres.

Teppicymon colla sa figure bandelettée sous le nez pointu de l’ecclésiastique.

« Je me souviens de vous, gronda-t-il. Je vous ai vu faire des ronds de jambe dans tous les coins. Un vilain coco, pour sûr, que je m’étais dit. »

Il promena un regard noir sur les autres.

« Tous des prêtres, hein ? Z’êtes venus vous excuser, c’est ça ? Il est où, Dios ? »

Les ancêtres se poussèrent en avant en marmonnant. Quand on est mort depuis des siècles, on n’est guère enclin à se montrer généreux envers ceux qui vous ont promis de bons moments dans l’au-delà. Il y eut une bousculade au milieu de la foule lorsque le roi Psamnut-kha, qui avait passé cinq millénaires sans autre panorama que le dessous d’un couvercle, fut maîtrisé par des collègues plus jeunes.

Teppicymon ramena les yeux sur Koomi, lequel n’était allé nulle part. « Fantômes fétides, hein ? dit-il.

— Euh… fit Koomi.

— Posez-le. » Dios retira doucement le bourdon des doigts dociles de Koomi. « Je suis Dios, le grand prêtre. Pourquoi vous êtes ici ? »

C’était une voix parfaitement calme et raisonnable, où perçait une autorité soucieuse mais indubitable. Une voix que les pharaons de Jolhimôme entendaient depuis des millénaires, une voix qui régulait les jours, prescrivait les rituels, découpait le temps en segments parfaitement usinés, interprétait les desseins des dieux envers les hommes. C’était le ton de l’autorité, il remuait d’antiques souvenirs chez les ancêtres qui prirent un air gêné et frottèrent leurs pieds par terre.

Un jeune pharaon tituba en avant.

« Espèce de salaud, croassa-t-il. Tu nous as fait la toilette des morts et puis tu nous as enfermés, un par un, pendant que toi, tu continuais ta petite vie. Tout le monde croyait que ton nom se transmettait d’un grand prêtre à l’autre, mais c’était toujours toi. Tu as quel âge, Dios ? »

Silence. Personne ne bougeait. Une petite brise soulevait un peu de poussière.

Dios soupira.

« Je ne l’ai pas voulu, dit-il. Il y avait tant à faire. Jamais assez d’heures dans la journée. Je vous assure, je ne me rendais pas compte. Je croyais que je me reposais, sans plus. Je ne me doutais de rien, j’étais conscient des rituels qui passaient, pas des années.

— On vit longtemps dans ta famille, hein ? » ironisa Teppicymon.

Dios le regarda fixement, ses lèvres bougeaient toutes seules. « Ma famille, dit-il enfin d’une voix plus douce que son aboiement habituel. Ma famille. Oui. J’ai dû avoir une famille, pas vrai ? Mais, vous voyez, je ne m’en souviens pas. C’est la mémoire qui s’en va en premier. Bizarrement, les pyramides n’ont pas l’air de la préserver.

— C’est bien de Dios qu’on parle, le gardien des apostilles de l’histoire ? fit Teppicymon.

— Ah. » Le grand prêtre sourit. « La mémoire s’échappe de la tête. Mais elle reste tout autour de moi. Sur les rouleaux de papyrus, dans les livres.

— Ça, c’est l’histoire du Royaume, mon vieux !

— Oui. Ma mémoire. »

Le roi se détendit un peu. Une fascination mêlée d’horreur défaisait le nœud de rage qui l’étreignait.

« Tu as quel âge ? demanda-t-il.

— Je crois… sept mille ans. Mais parfois j’ai l’impression d’en avoir plus.

— Vraiment sept mille ans ?

— Oui, répondit Dios.

— Comment peut-on supporter ça ? »

Dios haussa les épaules.

« Même pendant sept mille ans, on ne vit qu’un jour à la fois », dit-il.

Lentement, au prix de plusieurs grimaces, il se baissa sur un genou et leva son bourdon dans des mains tremblantes.

« Ô rois, dit-il, je n’ai jamais existé que pour servir. »

Suivit une longue pause, extrêmement gênante.

« On va détruire les pyramides, intervint Far-re-ptah en se frayant un chemin jusqu’au premier rang.

— Vous allez détruire le Royaume, répliqua Dios. Je ne peux pas le permettre.

— Vous ne pouvez pas le permettre ?

— Non. Que serons-nous sans les pyramides ?

— En ce qui nous concerne, nous autres, les morts, dit Far-re-ptah, on sera libres.

— Mais le Royaume ne sera plus qu’un petit pays parmi les autres, fit Dios, et les ancêtres horrifiés virent des larmes dans ses yeux. Tout ce qui nous tient à cœur, vous allez l’envoyer dériver dans le temps. L’incertitude. Rien pour le guider. Le changement.

— Alors il peut tenter le coup, décida Teppicymon. Écarte-toi, Dios. »

Dios brandit son bourdon. Les serpents se déroulèrent et sifflèrent en direction du roi.

« Ne bougez pas », dit le grand prêtre.

Un éclair sombre crépita parmi les ancêtres. Dios regarda le bourdon d’un air étonné ; il n’avait encore jamais fait ça. Mais sept millénaires de prêtres avaient cru au fond d’eux-mêmes que le bourdon de Dios pouvait régenter ce monde-ci et l’autre.

Dans le brusque silence qui s’ensuivit, on entendit le léger tintement, très haut, d’un couteau qu’on coinçait entre deux plaques de marbre noir.


* * *

La pyramide palpitait sous Teppic, et le marbre était aussi glissant que de la glace. La pente ne l’aidait pas autant qu’il l’avait cru.

Le truc, se dit-il, c’est de ne pas regarder en l’air ni en bas, mais droit devant, dans le marbre, de diviser la hauteur invraisemblable en autant d’étapes faciles à franchir. Tout comme le temps. C’est comme ça qu’on survit à l’infini, on l’élimine en le fractionnant en petits bouts.

Il eut conscience de cris sous lui et jeta un bref coup d’œil par-dessus son épaule. Il avait à peine gravi un tiers de la hauteur, mais il voyait la foule de l’autre côté du fleuve, masse grise mouchetée des taches pâles des visages levés. Plus près, l’armée blême des morts, face au petit groupe gris des prêtres mené par Dios. Il y avait de la dispute dans l’air, semblait-il.

Le soleil touchait l’horizon.

Il leva la main, localisa l’interstice suivant, trouva une prise…


* * *

Dios repéra la tête de Ptaclusp qui pointait son nez par-dessus les débris et il envoya deux prêtres le chercher. Ils le ramenèrent, suivis de IIb, son frère soigneusement plié sous le bras.

« Qu’est-ce qu’il fait, le gamin ? demanda Dios.

— Ô Dios, il a dit qu’il allait faire embraser la pyramide, répondit Ptaclusp.

— Comment peut-il y arriver ?

— Ô Dios, il a dit qu’il allait coiffer la pyramide avant le coucher du soleil.

— C’est possible ? » demanda Dios en se tournant vers l’architecte. IIb hésita.

« Peut-être, dit-il.

— Et qu’est-ce qui va se passer ? On va retourner dans le monde normal ?

— Ben, ça dépend si l’effet dimensionnel progresse par paliers, comme qui dirait, et se stabilise à chaque niveau, ou si, au contraire, la pyramide agit comme un morceau de caoutchouc sous tension… »

Il bafouilla avant de se taire sous l’intensité du regard de Dios.

« Je ne sais pas, avoua-t-il.

— Retourner dans le monde normal, fit Dios. Ce n’est pas notre monde. Notre monde, c’est la Vallée. Un monde d’ordre. Les hommes ont besoin d’ordre. »

Il pointa son bourdon.

« C’est mon fils ! s’écria Teppicymon. Je te défends de lui faire quoi que ce soit ! C’est le roi ! »

Les rangs des ancêtres vacillèrent, mais le charme ne fut pas rompu.

« Euh… Dios », hasarda Koomi.

Dios se retourna, les sourcils levés.

« Vous avez parlé ? dit-il.

— Euh… si c’est vraiment le roi, euh… je… enfin, on pense que vous pourriez peut-être le laisser faire. Hum… Vous ne trouvez pas que ce serait une bonne idée ? »

Le bourdon de Dios se cabra, et les prêtres sentirent les doigts glacés de la prudence leur geler les membres.

« J’ai donné ma vie pour le Royaume, déclara le grand prêtre. Je l’ai donnée et redonnée. Tout ce qui existe, c’est moi qui l’ai créé. Je ne peux pas laisser tomber maintenant. »

C’est alors qu’il vit les dieux.


* * *

Teppic se hissa encore de cinquante centimètres puis descendit doucement la main pour dégager un couteau du marbre. Ça ne marcherait pas. L’escalade au couteau ne convenait que pour des passages courts et délicats ; de toute façon elle était mal vue car elle laissait supposer qu’on s’était trompé de route. Elle ne convenait pas pour ce type d’exercice, à moins d’avoir des couteaux en nombre illimité.

Il jeta un nouveau coup d’œil par-dessus son épaule tandis que des ombres hachurées dansaient sur le flanc de la pyramide.

Surgissant du coucher du soleil où ils s’étaient livrés à leurs éternelles chamailleries, les dieux refaisaient surface.

Ils traversaient de leur démarche chancelante les champs et les massifs de roseaux et se dirigeaient droit sur la pyramide. Tout stupides qu’ils étaient, ils comprenaient de quoi il retournait. Peut-être même qu’ils comprenaient ce que tentait Teppic. Difficile d’être sûr, avec leurs têtes de ménagerie, mais on les sentait sérieusement en rogne.


* * *

« Est-ce qu’ils vont vous obéir, Dios ? fit le roi. Est-ce que vous allez leur dire que le monde ne devrait jamais changer ? »

Dios leva les yeux vers les créatures qui pataugeaient dans le fleuve et se bousculaient. Trop de dents, trop de langues pendantes. Les éléments humains de leur anatomie muaient et disparaissaient. Un dieu de la Justice à tête de lion – Put, Dios se souvint de son nom – se servait de ses écailles comme d’un fléau pour frapper un dieu du fleuve. Chefet, le dieu à tête de chien de la Ferronnerie, grondait et attaquait ses congénères au hasard à coups de marteau ; Chefet, songea Dios, le dieu qu’il avait créé pour servir d’exemple aux hommes dans l’art du fil de fer, du filigrane et de la finesse.

Tout avait bien marché, pourtant. Il avait pris une peuplade du désert et lui avait montré tout ce qu’il se rappelait des arts de la civilisation et des secrets des pyramides. Il avait alors eu besoin des dieux.

Un seul ennui avec les dieux : dès qu’ils ont assez de fidèles pour croire en eux, ils se mettent à exister. Et ce qui se met à exister ne correspond pas au modèle initialement désiré.

Chefet, Chefet, songea Dios. L’orfèvre-bijoutier, le tisserand du métal. Maintenant il est sorti de nos têtes, et voyez comme ses ongles se transforment en griffes…

Ce n’est pas du tout comme ça que je l’ai imaginé.

« Arrête-toi, lança-t-il. Je t’ordonne de t’arrêter ! Tu vas m’obéir. C’est moi qui t’ai créé ! »

Ils ignorent aussi la gratitude.

Le roi Teppicymon sentit le pouvoir autour de lui s’affaiblir tandis que Dios consacrait toute son attention à des questions de dogme. Il vit la toute petite silhouette à mi-chemin du sommet de la pyramide, il la vit chanceler.

Les autres ancêtres la virent aussi et, comme un seul cadavre, ils n’hésitèrent plus. Dios pouvait attendre.

Ça, c’était la famille.


* * *

Teppic entendit le claquement sec du manche qui se brisait sous son pied, glissa un peu et se retrouva suspendu par une main. Il lui restait encore un couteau planté au-dessus de lui, mais… non, inutile d’y penser. Hors de portée. En tout état de cause, il se sentait les bras comme des bouts de corde mouillée. Mais s’il se laissait glisser bras et jambes écartés, il arriverait peut-être à freiner suffisamment la chute…

Il baissa le regard et vit les grimpeurs monter vers lui, comme une marée qui déferlait vers le haut.

Les ancêtres s’élevaient sans bruit sur le flanc de la pyramide, comme des plantes grimpantes, chaque nouvelle rangée prenait position sur les épaules de la génération précédente, que les plus jeunes escaladaient à leur tour. Des mains décharnées saisirent Teppic lorsque la vague d’édifiscaladeurs le submergea, et il se sentit tantôt poussé, tantôt tiré vers le haut de la pente. Des voix comme des grincements de sarcophages lui emplirent les oreilles, geignant des encouragements.

« Bravo, petit, gémit une momie décrépite en le hissant à bras-le-corps sur ses épaules. Tu me fais penser à ce que j’étais de mon vivant. À toi, fiston.

— Je le tiens, fit le cadavre au-dessus qui souleva sans peine Teppic sur un bras tendu. Un bel esprit de famille, mon gars. Tu as le bonjour de ton arrière-arrière-arrière-grand-oncle, mais ça m’étonnerait que tu me reconnaisses. Chaud là-haut ! »

D’autres ancêtres dépassaient Teppic tandis qu’il montait de main en main. Des doigts antiques aussi durs que l’acier l’étreignaient et le halaient.

La pyramide s’étrécissait.

Tout en bas, Ptaclusp regardait la scène d’un air songeur.

« Quelle main-d’œuvre, fit-il. Je veux dire, ceux du dessous supportent tout le poids !

— P’pa, dit IIb, je crois qu’on ferait mieux de nous sauver en vitesse. Les dieux se rapprochent.

— Tu crois qu’on pourrait les employer ? fit Ptaclusp en l’ignorant. Ils sont morts, ils ne demanderont sans doute pas de gros salaires, et…

— P’pa !

— …se construirait plus ou moins toute seule…

— Tu as dit plus de pyramides, p’pa. Plus jamais, tu as dit. Allez, viens ! »

Teppic parvint au sommet en s’aidant des pieds et des mains, soutenu par les deux derniers ancêtres. L’un était son père.

« Je ne crois pas que tu connaisses ton arrière-grand-mère », dit-il en indiquant la silhouette bandelettée plus petite qui hocha gentiment la tête à l’adresse de Teppic. Le jeune homme ouvrit la bouche.

« On n’a pas le temps, dit-elle. C’est très bien, ce que tu fais. »

Il jeta un coup d’œil au soleil ; en vieux professionnel, l’astre choisit cet instant pour basculer de l’autre côté de l’horizon. Les dieux avaient traversé le fleuve – seule leur tendance à se pousser et se bousculer entre eux avait ralenti leur progression – et ils titubaient parmi les bâtiments de la nécropole. Plusieurs s’étaient attroupés près de Dios.

Les ancêtres se laissèrent tomber, glissèrent en bas de la pyramide aussi vite qu’ils l’avaient escaladée, abandonnant Teppic tout seul sur quelques décimètres carrés de pierre.

Deux étoiles apparurent.

Le jeune homme vit à ses pieds les formes blanches des ancêtres se hâter pour des raisons sans doute personnelles, titubant à une vitesse surprenante vers le large ruban du fleuve.

Les dieux se désintéressèrent de Dios, cet étrange petit humain à la voix cassée armé d’un bâton. Le dieu le plus proche, un machin à tête de crocodile, déboucha d’une démarche saccadée sur la place devant la pyramide, leva la tête et tendit une patte vers Teppic. Lequel se fouilla en quête d’un couteau, en se demandant quel modèle convenait aux dieux…

Et le long du Jolh les pyramides commencèrent à décharger dans un embrasement vacillant leur maigre réserve de temps accumulé.


* * *

Prêtres et ancêtres prirent la fuite lorsque la terre se mit à trembler. Même les dieux eurent l’air désorientés.

IIb empoigna son père par le bras et l’entraîna de force.

« Viens ! lui hurla-t-il dans l’oreille. Faut pas rester dans le coin quand elles se déchargent ! Sinon, c’est sur un cintre qu’on va te mettre au lit ! »

Autour d’eux plusieurs autres pyramides s’embrasèrent, lancèrent de tout petits feux nasillards à peine visibles dans les derniers reflets du couchant.

« P’pa ! Faut qu’on s’en aille, je te dis ! »

Ptaclusp fut traîné en arrière sur le dallage ; il ne quittait pas des yeux la lourde masse de la Grande Pyramide.

« Il y a encore quelqu’un là-bas, regarde », dit-il, et il pointa un doigt vers une silhouette seule sur la place.

IIb scruta la pénombre.

« Rien que Dios, le grand prêtre, précisa-t-il. J’imagine qu’il a une idée derrière la tête, vaut mieux éviter de se mêler des affaires des prêtres, et maintenant tu viens, oui ou non ? »

Le dieu à tête de crocodile tourna son museau d’un côté puis de l’autre et s’efforça d’accommoder sur Teppic sans l’avantage de la vision binoculaire. De près, son corps était légèrement transparent, comme si un dessinateur en avait tracé les contours mais s’était lassé avant d’ombrer l’intérieur. Il marcha sur une petite tombe et la réduisit en miettes.

Une patte comme une flottille de canoës armés de griffes plana au-dessus de Teppic. La pyramide trembla et la pierre sous ses pieds dégagea de la chaleur, mais elle ne manifesta aucune intention de s’embraser.

La patte descendit. Teppic tomba sur un genou et, en désespoir de cause, brandit le couteau des deux mains au-dessus de sa tête.

La lumière étincela à la pointe de la lame, et c’est alors que la Grande Pyramide s’embrasa.

Elle commença dans un silence absolu, projeta à la verticale un trait de feu aveuglant qui changea l’ensemble du royaume en un enchevêtrement d’ombres noires et de lumière blanche, un feu capable de transformer les observateurs non seulement en statues de sel mais en service à condiments complet. Elle explosa à la façon d’un pissenlit qui se déploie, aussi muette que la lumière des étoiles, aussi blessante qu’une supernova.

La nécropole baignait dans cette chose inouïe depuis quelques secondes lorsque le son vint enfin : un son à s’insinuer jusque dans les os, à s’infiltrer dans la moindre cellule du corps et à chercher non sans succès à la retourner comme un gant. Un son trop puissant pour qu’on le qualifie de bruit. Il existe en effet un son tellement puissant qu’on ne peut pas l’entendre, et c’était celui-là.

Il finit par daigner descendre la gamme cosmique pour devenir modestement le bruit le plus retentissant jamais perçu par les oreilles qui le subirent.

Le bruit cessa, et l’espace s’emplit du tintement métallique et sourd du silence qui retombe brusquement. La lumière disparut, et des images résiduelles bleues et violettes transpercèrent la nuit. Ce n’était pas le silence ni l’obscurité qui suivent une conclusion, mais une pause, comme le moment d’équilibre où le ballon lancé en l’air perd de sa vitesse, où les lois de la pesanteur ne se sont pas encore signalées à son attention, et où il s’imagine, l’espace d’un instant, que le pire est passé.

Cette fois-ci, il y eut en guise d’annonce un sifflement strident qui fusa du ciel dégagé et un tourbillon qui devint une lueur, une flamme, puis un embrasement ; lequel chut en grésillant, pénétra dans la pyramide, s’enfonça dans la masse de marbre noir. Des doigts comme des éclairs jaillirent en crépitant et s’échouèrent sur les tombes plus petites tout autour, si bien que des serpents de feu blanc sinuèrent de pyramide en pyramide dans la nécropole et que l’atmosphère se mit à empester la pierre brûlée.

Au milieu de la tempête de feu, la Grande Pyramide parut se soulever de quelques centimètres, sur un faisceau incandescent, et pivoter de quatre-vingt-dix degrés. Il devait sûrement s’agir de cette forme d’illusion d’optique qui se produit même quand personne ne regarde.

Puis, avec une lenteur trompeuse et une grande dignité, elle explosa.

Le terme est certainement trop grossier. Voici ce qu’elle fit : elle se brisa lourdement en morceaux de la taille de bâtiments entiers qui se séparèrent les uns des autres et se dispersèrent sereinement au-dessus de la nécropole. Plusieurs heurtèrent d’autres pyramides auxquelles ils causèrent de gros dégâts d’une manière indolente, distraite, puis rebondirent en silence pour s’écraser derrière une petite montagne de gravats.

C’est à cet instant seulement que survint la déflagration. Elle dura longtemps.


* * *

Le Royaume baignait dans un nuage de poussière grise.

Ptaclusp se mit péniblement debout, avança doucement à tâtons et buta dans quelqu’un. Il frissonna à la pensée des spécimens qu’il avait vus en vadrouille dans les parages ces derniers temps, mais il avait du mal à réfléchir, comme après un coup sur la tête…

« C’est toi, mon gars ? hasarda-t-il.

— C’est toi, p’pa ?

— Oui.

— C’est moi, p’pa.

— J’en suis bien content, fiston.

— Tu vois quelque chose ?

— Non. Le brouillard complet.

— Les dieux soient loués, j’ai cru que c’était moi.

— C’est bien toi, non ? Tu l’as dit.

— Oui, p’pa.

— Ton frère, ça va ?

— Je l’ai mis à l’abri dans ma poche, p’pa.

— Bon. Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé. »

Ils progressèrent centimètre par centimètre, gravirent péniblement des blocs de maçonnerie qu’ils distinguaient à peine.

« Quelque chose a explosé, p’pa, dit lentement IIb. Je crois que c’était la pyramide. »

Ptaclusp se frotta le sommet du crâne, là où deux tonnes de roche volante avaient failli, à un cheveu près, le qualifier pour une de ses propres pyramides. « D’après moi, c’est ce ciment douteux qu’on a acheté à Merco l’Éphébien…

— À mon avis, c’était un peu plus grave qu’un linteau litigieux, p’pa. À mon avis, c’était même beaucoup plus grave.

— Ça m’a plutôt fait l’effet d’un trucmachin, trop de sable…

— Je crois que tu devrais trouver un coin où t’asseoir, p’pa, dit IIb aussi gentiment que possible. Tiens, je te confie Deux-za. Ne le lâche pas. »

Il continua tout seul, escalada un bloc qui avait tout l’air de marbre noir. Ce qu’il voulait, c’était un prêtre. Il fallait bien qu’ils servent à quelque chose, et le moment lui paraissait bienvenu. Pour trouver le réconfort, ou peut-être, se disait-il obscurément, pour leur cogner la tête avec un caillou.

Mais il tomba sur quelqu’un qui toussait à quatre pattes. IIb aida le quidam à se relever – c’était bel et bien un quidam, il avait un instant craint que ce ne soit pas humain – et l’installa sur un autre bloc de… oui, de marbre, sûrement.

« Vous êtes prêtre ? demanda-t-il en farfouillant dans les gravats.

— Je suis Aneth. Chef embaumeur, marmonna la silhouette.

— Ptaclusp IIb, archi… » Il pressentit alors que les architectes n’allaient pas être très populaires dans le pays pendant un moment, aussi rectifia-t-il : « Je suis ingénieur. Vous allez bien ?

— Sais pas. Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Je crois que la pyramide a explosé, le renseigna spontanément IIb.

— On est morts ?

— Je ne pense pas. Vous marchez et vous parlez, après tout. »

Aneth frissonna. « Ça ne veut rien dire, croyez-moi. C’est quoi, un ingénieur ?

— Oh, quelqu’un qui construit des aqueducs, répondit vite IIb. C’est le truc à la mode, vous savez. »

Aneth se mit debout, un peu flageolant.

« Faut que je trouve à boire, dit-il. Allons au fleuve. »

Ils trouvèrent d’abord Teppic.

Il s’accrochait à un petit bout de pyramide tronquée qui avait creusé un cratère de bonne taille à l’atterrissage.

« Je le connais, dit IIb. C’est le gars qui était en haut de la pyramide. C’est absurde, comment il a pu survivre à ça ?

— Et pourquoi il y a du blé qui pousse partout ? s’étonna Aneth.

— Je veux dire, il se produit peut-être une espèce de phénomène quand on se trouve au centre de l’embrasement, un truc comme ça, pensa tout haut IIb. Une zone de non-turbulence ou autre chose, comme au milieu d’un tourbillon… » Il tendit instinctivement la main vers sa tablette de cire, puis s’arrêta. L’homme n’est pas censé comprendre les affaires dont il se mêle. « Il est mort ? demanda-t-il.

— Ne me regardez pas », fit Aneth en reculant. Il avait passé en revue les autres métiers qui s’offraient maintenant à lui. Tapissier, en voilà un qui le tentait bien. Au moins, les fauteuils ne se lèvent pas pour décamper une fois qu’on les a empaillés.

IIb se pencha sur le corps. « Regardez ce qu’il tient dans la main, dit-il en dépliant doucement les doigts. Un morceau de métal fondu. Pourquoi il garde ça ? »

… Teppic rêvait.

Il vit sept vaches grasses et sept vaches maigres, et l’une d’elles faisait du vélo.

Il vit des chameaux qui chantaient, et la chanson redressa les plis de la réalité.

Il vit un doigt écrire sur le mur d’une pyramide : Sortir, c’est facile. Revenir exige (suite sur l’autre mur)…

Il passa l’angle de la pyramide, et le doigt termina :…un effort de volonté, parce que c’est beaucoup plus dur. Merci.

Teppic réfléchit et se dit qu’il lui restait encore une chose à faire. Il n’avait jamais su comment procéder jusqu’à ce jour, mais il voyait à présent qu’il ne s’agissait que de nombres, disposés dans un ordre particulier. Toute la magie se réduit à une façon de décrire le monde avec des mots que le monde ne peut pas ignorer.

Il grogna sous l’effort.

Il y eut un bref moment d’accélération.

Aneth et IIb regardèrent autour d’eux : de longs rayons lumineux étincelaient dans la brume et la poussière, changeaient le paysage en vieil or.

Et le soleil se leva.


* * *

Le sergent ouvrit prudemment le panneau dans le ventre du cheval. Il constata que la rafale de piques à laquelle il s’attendait ne venait pas et il ordonna à Téléprompteur de faire tomber l’échelle de corde, puis il la descendit et parcourut des yeux le désert frisquet du petit matin.

La nouvelle recrue le suivit et se mit à sautiller sur place d’une sandale sur l’autre, à cause du sable qui lui gelait les pieds à cette heure mais les frirait à celle du déjeuner.

« Là-bas, fit le sergent, le doigt pointé, té, tu vois les lignes tsortiennes, petit ?

— Moi, ça m’a l’air d’un rang de chevaux de bois, sergent, fit Téléprompteur. Celui du bout est à bascule.

— Celui des officiers. Huh. Ces Tsortiens, ils nous prennent pour des demeurés. » Le sergent tapa des semelles pour ramener un peu de vie dans ses jambes, prit quelques inspirations d’air frais et revint à l’échelle. « Viens, mon gars, dit-il.

— Pourquoi faut qu’on remonte ? »

Le sergent s’arrêta, le pied sur un échelon de corde.

« Sers-toi de ta cervelle, petit. Ils vont pas venir chercher nos chevaux si on reste dehors, hé ? Ça tombe sous le sens.

— Vous êtes sûrs qu’ils vont venir, alors ? » demanda Téléprompteur. Le sergent le regarda de travers.

« Écoute, soldat, dit-il, les ceusses assez fadas pour croire qu’on va ramener des chevaux pleins de soldats chez nous sont sûrement assez couillons pour ramener les nôtres chez eux. C.Q.F.D.

— C.Q.F.D., sergent ?

— Ça veut dire : remonte-moi cette putain d’échelle, pitchoun. »

Téléprompteur salua. « Je demande d’abord la permission d’être excusé, sergent.

— Excusé de quoi ?

— Excusé tout court, sergent, fit Téléprompteur, une ombre de désespoir dans la voix. J’veux dire, on est un peu à l’étroit dans le cheval, sergent, si vous voyez ce que j’veux dire.

— Va te falloir un peu plus de force de caractère si tu tiens à rester dans l’infanterie à cheval, petit. Tu sais ça ?

— Oui, sergent, répondit Téléprompteur d’un air misérable.

— J’te donne une minute.

— Merci, sergent. »

Une fois le panneau refermé au-dessus de sa tête, Téléprompteur se faufila jusqu’à l’une des pattes massives du cheval et lui fit subir un traitement auquel elle n’était pas destinée.

Et ce fut pendant qu’il regardait droit devant, les yeux vagues, perdu dans cette contemplation parfaitement zen typique de ces moments intenses, que se produisit un petit plop et que toute une vallée fluviale s’ouvrit sous son nez.

Des choses pareilles ne devraient pas arriver aux distraits. Tenus, qui plus est, de laver eux-mêmes leur uniforme.


* * *

Une brise marine balaya le Royaume, elle souffla, ou plutôt rugit littéralement des effluves de sel, de coquillages et de littoral baigné de soleil. Quelques oiseaux de mer désorientés tournoyèrent au-dessus de la nécropole où le vent s’engouffrait parmi les bâtiments effondrés et recouvrait de sable les monuments élevés à la mémoire des anciens rois, et les oiseaux en disaient plus long d’une simple contraction intestinale que toutes les déclarations d’Ozymandias.

Le vent apportait un soupçon de fraîcheur, nullement désagréable. Les habitants sortis réparer les dégâts causés par les dieux éprouvèrent le besoin de lui offrir leur visage, à la façon des poissons dans un étang qui se tournent vers un afflux d’eau fraîche et claire.

Personne ne travaillait dans la nécropole. La plupart des pyramides avaient fait sauter leurs niveaux supérieurs et continuaient de fumer doucement comme des volcans récemment éteints. Ici et là gisaient des blocs de marbre noir. L’un d’eux avait décapité une jolie statue de Bitos, le dieu à tête de vautour.

Les ancêtres avaient disparu. Personne ne se proposait d’aller à leur recherche.

Vers la mi-journée, un bateau remonta le Jolh toutes voiles dehors. C’était un bateau à l’apparence trompeuse. Il donnait l’impression de se vautrer comme un gros hippopotame sans défense, mais il suffisait de l’observer quelques instants pour s’apercevoir qu’il avançait aussi à très grande vitesse. Il jeta l’ancre en face du palais.

Un instant plus tard, il mit un canot à l’eau.


* * *

Assis sur son trône, Teppic regardait le Royaume se reconstruire, comme un miroir brisé dont on recolle les morceaux et qui réfléchit la même vieille lumière de façon nouvelle et inattendue.

Personne ne savait vraiment à la suite de quoi il occupait le trône, mais personne d’autre non plus n’avait la moindre envie de prendre sa place et c’était un soulagement d’entendre des ordres donnés d’une voix claire et assurée. Étonnant à quels ordres le peuple accepte d’obéir dès lors qu’on les donne d’une voix claire et assurée.

Et puis donner des ordres l’empêchait de penser. Comme par exemple à ce qui allait arriver ensuite. En tout cas, les dieux étaient retournés à leur non-existence – du coup c’était beaucoup plus facile de croire en eux – et l’herbe ne lui poussait plus sous les pieds.

Peut-être que je peux reconstruire le royaume, se dit-il. Mais pour le mener où ? Si seulement on retrouvait Dios ! Il savait toujours quoi faire, Dios, il avait ça de bien.

Un garde se fraya un passage dans la foule grouillante des prêtres et des nobles. « Excusez-moi, Votre Sire, fit-il. Un marchand veut vous voir. Il dit que c’est urgent.

— Pas maintenant, mon vieux. Des représentants des armées éphébienne et tsortienne ont audience dans une heure, et j’ai beaucoup à faire avant. Je ne peux pas m’amuser à recevoir tous les marchands de passage. Il vend quoi, au fait ?

— Des tapis, Votre Sire.

— Des tapis ? »

C’était Chidder, la figure fendue d’un sourire en moitié de pastèque, suivi de plusieurs membres d’équipage. Il remonta la grand-salle en passant en revue les fresques et les tentures. Connaissant Chidder, il devait sûrement les évaluer. Autant dire qu’arrivé devant le trône il soulignait déjà le total d’un double trait.

« Coquet, dit-il, emballant dans ces deux malheureuses syllabes des millénaires d’agglutination architecturale. Tu ne devineras jamais ce qui nous est arrivé ; on longeait la côte et tout d’un coup on est tombés sur ce fleuve. Que des falaises, et la minute d’après : un fleuve. Drôle de truc, je me suis dit. Je parie que ce bon vieux Teppic se trouve quelque part dans le coin, en amont.

— Où est Ptorothée ?

— Je savais que tu te plaignais de ne pas avoir tes aises chez toi, alors on t’a apporté ce tapis.

— J’ai dit : où est Ptorothée ? »

L’équipage s’écarta ; il ne resta plus qu’un Alfonz tout sourire qui trancha les ficelles autour du tapis et lui donna une secousse énergique.

Le tapis se déploya aussitôt par terre dans une rafale de moutons, de mites et enfin de Ptorothée qui continua de rouler et dont la tête vint heurter la chaussure de Teppic.

Il l’aida à se relever et s’efforça de lui retirer des moutons des cheveux tandis qu’elle vacillait, tout étourdie. Elle l’ignora pour se tourner vers Chidder, rouge de fureur et de sous-oxygénation.

« J’aurais pu mourir là-dedans ! brailla-t-elle. Je n’aurais pas été la première, vu l’odeur ! Sans parler de la chaleur !

— Ç’avait marché pour la reine Machintruc, vous avez dit, Ram-Dam-Hourra ou je ne sais qui, fit Chidder. Faut pas m’en vouloir, chez nous un collier ou une babiole, c’est ce qu’on offre d’habitude.

— Je parie qu’elle avait un tapis correct, elle, fit sèchement Ptorothée. Pas un machin qui a traîné dans une saleté de cale pendant six mois.

— Estimez-vous heureuse qu’on en avait un, dit Chidder avec douceur. C’était une idée à vous.

— Huh », lâcha Ptorothée.

Elle se tourna vers Teppic. « Salut, dit-elle. Je voulais vous faire une surprise originale.

— C’est réussi, répliqua Teppic avec ferveur. Très réussi. »


* * *

Chidder était allongé sur une banquette dans la vaste véranda du palais, tandis que trois servantes se relayaient pour lui peler des raisins. Un pichet de bière rafraîchissait à l’ombre. Le jeune homme souriait aimablement.

Sur une couverture voisine, lui aussi allongé mais sur le ventre, Alfonz se sentait terriblement gêné. La maîtresse des femmes avait découvert, outre les tatouages de ses avant-bras, qu’il arborait sur le dos un véritable catalogue illustré de pratiques exotiques, et elle avait demandé aux filles de venir parfaire leur éducation. Il grimaçait de temps en temps quand elle insistait avec sa baguette sur des détails particulièrement intéressants, et il enfonçait ses doigts bien profond dans ses grandes oreilles balafrées pour ne plus entendre les gloussements.

À l’autre bout de la véranda, dans un coin où on les laissait seuls par accord tacite, Teppic était assis en compagnie de Ptorothée. Les choses n’allaient pas trop bien.

« Tout est différent, dit-il. Je ne vais pas être roi.

— Vous êtes le roi, répliqua-t-elle. Vous ne pouvez rien y changer.

— Si. Je peux abdiquer. C’est très simple. Si je ne suis pas vraiment le roi, alors je peux m’en aller quand ça me chante. Si je suis bien le roi, alors la parole royale est sans appel et j’abdique. Si on peut changer de sexe par décret, on peut sûrement changer de rang. Ils trouveront bien un parent pour faire le boulot. Je dois en avoir des douzaines.

— Le boulot ? De toute façon, il n’y a que votre tantine, vous avez dit. »

Teppic se renfrogna. Tout bien réfléchi, tante Cleph-ptah-re n’était pas le monarque idéal pour un royaume à l’aube d’un nouveau départ. Elle avait des avis bien arrêtés sur tout un tas de sujets, mais les trois quarts du temps ils impliquaient d’écorcher vifs ceux qu’elle désapprouvait. Et pour commencer, la plupart de ses concitoyens de moins de trente-cinq ans.

« Ben, quelqu’un d’autre alors, dit-il. Ça ne devrait pas être difficile, on a toujours eu plus de nobles qu’il n’était vraiment nécessaire. Suffit d’en trouver un qui fait le rêve des vaches.

— Oh, celui des vaches grasses et des vaches maigres ? demanda Ptorothée.

— Oui. C’est comme qui dirait ancestral.

— C’est une vraie calamité, ce rêve-là, ça, je le sais. Il y a toujours une des vaches qui sourit et qui joue du vilebrophone.

— Moi, ça m’a l’air d’un trombone.

— C’est un vilebrophone de cérémonie, si vous regardez bien.

— Bah, j’imagine que chacun le voit à sa façon. Je ne crois pas que ce soit important. » Il soupira et s’intéressa au déchargement de l’Anonyme. On aurait dit que le bateau débarquait plus de matelas de plumes que prévu, et plusieurs débardeurs qui descendaient d’un air nonchalant la passerelle, l’air de réfléchir à autre chose, portaient des boîtes à outils et des bouts de tuyaux.

« À mon avis, vous allez avoir du mal, reprit Ptorothée. Vous ne pouvez pas dire : “Tous ceux qui rêvent de vaches, un pas en avant s’il vous plaît. ” Vous vendriez la mèche.

— Je ne vais tout de même pas attendre que quelqu’un m’en parle d’abord, hein ? fit-il sèchement. Il y a combien de chances pour qu’on vienne me dire : « Hé, j’ai fait un drôle de rêve avec des vaches cette nuit » ? En dehors de vous, bien sûr. »

Ils se regardèrent, l’œil rond.


* * *

« Et c’est ma sœur ? » fit Teppic.

Les prêtres opinèrent. Il revenait à Koomi de l’exprimer par des mots. Il venait de passer dix minutes à consulter les archives avec la maîtresse des femmes.

« Sa mère était, euh… la favorite de feu votre père, dit-il. Il s’est beaucoup intéressé à son éducation, comme vous savez, et, euh… il semble que… oui. C’est peut-être votre tante, évidemment. Les concubines ne sont pas très douées pour la paperasserie. Mais plus probablement votre sœur. »

Ptorothée le regarda, les yeux pleins de larmes.

« Ça ne fait pas de différence, hein ? » chuchota-t-elle.

Teppic se contempla les chaussures.

« Si, répondit-il. Je crois que ça en fait une, oui. » Il leva les yeux sur elle. « Mais vous… tu peux être reine », ajouta-t-il. Il posa un regard noir sur les prêtres. « N’est-ce pas ? » lança-t-il d’un ton ferme.

Les grands prêtres se considérèrent entre eux. Puis ils considérèrent Ptorothée, toute seulette, les épaules agitées de tremblements. Petite, formée au palais, habituée à recevoir des ordres… Ils se tournèrent vers Koomi.

« Elle serait idéale », dit-il. Il y eut un murmure d’approbations soudain sans réserves.

« Alors voilà », dit Teppic d’un air consolateur.

Elle le fustigea des yeux. Il recula.

« Je vais donc m’en aller, reprit-il, je n’ai pas de bagages à faire, c’est parfait.

— Comme ça ? fit-elle. Et c’est tout ? Tu n’as rien d’autre à dire ? »

Il hésita, à mi-chemin de la porte. Tu pourrais rester, songea-t-il. Mais ça ne marcherait pas. Ça se terminerait en affreux gâchis ; vous finiriez sûrement par partager le royaume entre vous deux. Ce n’est pas parce que le destin vous jette dans les bras l’un de l’autre qu’il a raison. De toute façon, tu n’es plus le même, tu es déjà sorti d’ici.

« Les chameaux sont plus importants que les pyramides, dit-il lentement. C’est une chose qu’il faudrait toujours se rappeler. »

Il prit ses jambes à son cou tandis qu’elle cherchait un projectile à lancer.


* * *

Le soleil atteignit le plein midi sans l’aide d’aucun scarabée, et Koomi voltigeait autour du trône comme Bitos, le dieu à tête de vautour.

« Votre Majesté sera bien aise de confirmer mon accession au rang de grand prêtre, dit-il.

— Quoi ? » Ptorothée, assise, se tenait le menton dans la main. Elle agita l’autre dans sa direction. « Oh. Oui. D’accord. Très bien.

— Nous n’avons, hélas, trouvé aucune trace de Dios. Nous pensons qu’il se tenait tout près de la Grande Pyramide quand elle… s’est embrasée. »

Ptorothée avait les yeux dans le vague. « Continuez », fit-elle.

Koomi prit un air avantageux. « Les préparatifs du couronnement officiel vont demander un certain temps, dit-il en saisissant le masque d’or. Toutefois, Votre Gracieuseté sera bien aise de porter à présent le masque de l’autorité, car il reste beaucoup d’affaires d’État à régler. »

Elle lorgna le masque.

« Je refuse de porter ça », dit-elle tout net.

Koomi sourit. « Votre Majesté sera bien aise de porter le masque de l’autorité, répéta-t-il.

— Non. »

Le sourire de Koomi se craquela sur les bords tandis qu’il s’efforçait d’appréhender ce nouveau concept. Il était sûr que Dios n’avait jamais eu ce type de problème à résoudre.

Il le surmonta en le contournant, en biaisant. Le biaisage lui avait rendu de signalés services tout au long de sa vie ; il n’allait pas l’abandonner maintenant. Il posa délicatement le masque sur un tabouret.

« C’est la première heure, dit-il. Votre Majesté va vouloir conduire le rituel de l’Ibis, puis accorder gracieusement une audience aux chefs militaires des armées tsortienne et éphébienne. Toutes deux demandent la permission de traverser le royaume. Votre Majesté va le leur interdire. À la deuxième heure, il… »

Ptorothée tambourinait des doigts sur les bras du trône. Puis elle prit une profonde inspiration. « Je vais prendre un bain », annonça-t-elle.

Koomi vacilla légèrement.

« C’est la première heure, répéta-t-il, incapable de trouver autre chose à dire. Votre Majesté va vouloir conduire…

— Koomi ?

— Oui, ô noble reine ?

— La ferme.

— …le rituel de l’Ibis… gémit Koomi.

— Je suis sûre que vous êtes capable de vous en charger tout seul. Vous m’avez l’air d’un homme qui fait les choses tout seul ou je ne m’y connais pas, ajouta-t-elle aigrement.

— …Les chefs des armées…

— Dites-leur… commença Ptorothée avant de s’arrêter. Dites-leur, reprit-elle, qu’ils peuvent tous les deux traverser. Pas un plutôt que l’autre, compris ? Tous les deux.

— Mais… – le cerveau de Koomi combla enfin son retard sur les oreilles – ça veut dire qu’ils vont chacun se retrouver de l’autre côté.

— Tant mieux. Et après ça vous passerez commande de chameaux. Il y a un marchand à Ephèbe avec un bon cheptel. Vérifiez d’abord les dents. Oh, et ensuite vous demanderez au capitaine de l’Anonyme de venir me voir. Il a commencé à m’expliquer ce qu’est un « port franc ».

— Pendant votre bain, ô reine ? » s’étonna faiblement Koomi. Il ne pouvait s’empêcher de remarquer, à présent, combien la voix de la jeune femme changeait à chaque nouvelle phrase, à mesure que le vernis de l’éducation fondait sous le chalumeau de l’hérédité.

« Il n’y a aucun mal à ça, répliqua-t-elle d’un ton sec. Et occupez-vous de la plomberie. On dirait que la mode est aux tuyaux.

— Pour le lait d’ânesse ? fit Koomi, perdu dans le désert[30] corps et biens.

— La ferme, Koomi.

— Oui, ô reine », fit Koomi d’une voix misérable.

Il voulait le changement. Seulement, il voulait aussi que tout reste pareil.


* * *

Le soleil descendit sur l’horizon sans aide d’aucune sorte. Pour certains, la journée s’avérait plutôt bonne.

La lumière rougeoyante éclaira les trois membres mâles de la dynastie Ptaclusp, alors qu’ils étudiaient les plans d’un… « Ça s’appelle un pont, dit IIb.

— C’est comme un aqueduc, non ? fit Ptaclusp.

— À l’envers, comme qui dirait, rectifia IIb. L’eau passe dessous et les gens dessus.

— Oh. Le r… la reine ne va pas aimer ça, dit Ptaclusp. La famille royale a toujours refusé qu’on entrave le fleuve sacré avec des digues, des barrages, tous ces machins-là. »

IIb eut un large sourire triomphant. « C’est elle qui l’a proposé. Et elle a aimablement demandé de prévoir des affûts d’où les gens lâcheraient des cailloux sur les crocodiles.

— Elle a demandé ça ?

— De gros cailloux pointus, elle a dit.

— Ma parole », fit Ptaclusp. Il se tourna vers son autre fils. « Tu es sûr que ça va ? lui lança-t-il.

— Tout va bien, p’pa, répondit IIa.

— C’est que tu n’as pas posé de questions sur le prix que ça allait coûter. Je me suis dit que peut-être tu te sentais encore à pl… encore patraque.

— La reine a eu la bonté de me demander de jeter un coup d’œil aux finances royales. D’après elle, les prêtres ne savent pas additionner. » Ses récentes expériences ne lui avaient pas laissé d’autre séquelle qu’une tendance profitable à penser à quatre-vingt-dix degrés de tout le monde, aussi affichait-il une figure rayonnante pendant que son cerveau élaborait des tarifs douaniers, des droits d’amarrage et un système complexe de taxe sur la valeur ajoutée qui allait sous peu donner aux marchands aventuriers d’Ankh-Morpork un choc désagréable.

Ptaclusp songeait à tous les kilomètres de Jolh vierge, entièrement dépourvus de ponts. Et on trouvait désormais quantité de blocs de pierre déjà taillés dans le coin, par millions de tonnes. Et, allez donc savoir, peut-être que sur certains de ces ponts il y aurait une petite place pour une ou deux statues. Il avait exactement l’article qu’il fallait.

Il passa les bras sur les épaules de ses fils. « Les gars, dit-il fièrement, ça m’a l’air très quantique, tout ça. »


* * *

Le soleil couchant éclairait aussi Aneth et Gern, quoique en faisant un détour par le puits de lumière des cuisines du palais. Les deux hommes avaient atterri là sans raison particulière. Mais rester seuls dans la salle d’embaumement, ils trouvaient ça trop déprimant.

Le personnel de cuisine s’affairait autour d’eux, sensible à l’air de tristesse impénétrable qui enveloppait les deux embaumeurs. Leur travail n’avait jamais vraiment favorisé les relations sociales, et les embaumeurs ne se faisaient pas facilement des amis. De toute façon, il y avait le banquet du couronnement à préparer.

Assis au milieu de l’effervescence, ils se penchaient sur l’avenir et sur un pichet de bière.

« Je pense, dit Gern, que Gwlenda pourra parler à son père.

— C’est ça, mon gars, fit Aneth d’une voix lasse. Il y a de l’avenir là-dedans. On aura toujours besoin d’ail.

— Un truc vachement chiant, l’ail, oui ! lança Gern avec une véhémence inhabituelle. On voit jamais personne. C’est ça que j’aimais dans notre boulot. Tout le temps des têtes nouvelles.

— Plus de pyramides, fit Aneth sans rancœur. C’est ce qu’elle a dit. Vous avez fait du bon travail, maître Aneth, elle a dit, mais je vais forcer ce pays, qu’il le veuille ou non, à entrer dans le siècle du Gros Rat.

— Du Cobra, rectifia Gern.

— Quoi ?

— Le siècle du Cobra. Pas du Gros Rat.

— N’importe », fit Aneth avec irritation. Il contempla d’un air malheureux l’intérieur de sa chope. C’était ça, l’ennui, aujourd’hui, se disait-il. Fallait d’abord se rappeler dans quel siècle on était.

Il lança un regard noir à un plateau de canapés. C’était la mode, ces temps-ci. Tout le monde trouvait à bricoler…

Il prit une olive, la tourna et la retourna dans ses doigts.

« J’dirais pas la même chose de notre ancien travail, remarquez, reprit Gern en vidant le pichet, mais je parie que vous, vous en étiez fier, maître… enfin, Aneth. Vous savez, quand toutes vos coutures tenaient bien. »

Aneth, sans quitter l’olive des yeux, porta rêveusement une main à sa ceinture et saisit un de ses tout petits couteaux réservés aux tâches délicates.

« Je disais donc, vous devez vous sentir drôlement embêté de vous retrouver au chômage », fit Gern.

Aneth pivota sur place pour obtenir davantage de lumière et respira fortement tandis qu’il se concentrait.

« Mais vous vous en remettrez, dit Gern. L’important, c’est d’éviter que ça vous tracasse…

— Pose ce noyau quelque part, fit Aneth.

— Pardon ?

— Pose ce noyau quelque part. »

Gern haussa les épaules et lui prit le noyau des doigts.

« Bien, fit Aneth, la voix soudain frémissante et résolue. Maintenant, passe-moi un morceau de piment rouge… »


* * *

Et le soleil brilla sur le delta, cette petite infinité de bouquets de roseaux et de berges vaseuses où le Jolh déposait le limon du continent. Des échassiers s’adonnaient à leurs courbettes, en quête de nourriture dans le dédale vert des végétaux, et des milliards de moucherons zigzaguants dansaient au-dessus de l’eau saumâtre. Ici, au moins, le temps s’était toujours écoulé au gré du delta qui insufflait deux fois par jour l’onde neuve et froide de la marée.

D’ailleurs, elle montait, la marée, et ses premières vaguelettes frangées d’écume s’infiltraient entre les roseaux.

Ici et là, d’antiques bandelettes détrempées se déroulaient, ondoyaient un instant comme des serpents hors d’âge puis, sans plus de chichis, se dissolvaient.


* * *

« C’EST TOUT À FAIT IRRÉGULIER.

— Pardon. Ce n’est pas de notre faute.

— VOUS ÊTES COMBIEN ?

— Plus de mille trois cents, j’en ai peur.

— BON, TRÈS BIEN. FAITES LA QUEUE, S’IL VOUS PLAIT. »


* * *

Sale-Bête regardait son râtelier vide de foin.

Le râtelier représentait un sous-ordre dans l’ensemble « foin », comprenant des valeurs arbitraires entre zéro et K.

Il ne contenait pas de foin. Il pouvait parfaitement avoir une valeur négative de foin, mais à ventre affamé la différence entre pas de foin et moins n foin n’offre pas grand intérêt.

Il avait beau prendre le problème par n’importe quel bout, il obtenait toujours la même réponse. C’était une équation d’une simplicité classique. Elle avait une certaine élégance raffinée qu’il n’était pas pour l’heure en mesure d’apprécier.

Sale-Bête se sentait maltraité et floué. Rien de franchement exceptionnel là-dedans, pourtant, c’est une humeur normale chez un chameau. Il s’agenouilla avec patience pendant que Teppic remplissait les sacoches de selle.

« On évitera Ephèbe, dit ouvertement Teppic à l’animal. On va remonter de l’autre côté de la mer Circulaire, peut-être pousser jusqu’à Quirm, ou même franchir les montagnes du Bélier. Les pays, ça ne manque pas. Et si on cherchait des villes perdues, hein ? Je suis sûr que ça te plairait. »

C’est une erreur de vouloir dérider les chameaux. Autant lâcher des meringues dans un trou noir.

La porte à l’autre bout de l’écurie s’ouvrit à la volée. C’était un prêtre. Il avait l’air drôlement agité. Les prêtres n’arrêtaient pas de courir aujourd’hui, ils n’étaient pas habitués à ça.

« Euh… commença-t-il. Sa Majesté vous ordonne de ne pas quitter le royaume. »

Il toussa.

« Il y a une réponse ? » demanda-t-il.

Teppic réfléchit. « Non, répondit-il. Je ne crois pas.

— Alors je vais lui dire que vous passerez la voir tout à l’heure, d’accord ? fit le prêtre d’une voix pleine d’espoir.

— Non.

— C’est bien joli, pour vous, de dire ça », fit avec aigreur le prêtre avant de s’éclipser.

Il fut remplacé quelques minutes plus tard par Koomi, la figure toute rouge.

« Sa Majesté vous prie de ne pas quitter le royaume. »

Teppic grimpa sur le dos de Sale-Bête et lui donna de petits coups de bâton.

« Elle ne rigole pas, dit Koomi.

— J’en suis sûr.

— Elle aurait pu vous jeter aux crocodiles sacrés, vous savez.

— Je n’en ai pas vu beaucoup aujourd’hui. Comment vont-ils ? » fit Teppic en donnant un autre coup à sa monture.

Il sortit à dos de chameau dans la lumière acérée du jour et enfila les rues en terre battue que le temps avait rendue plus dure que la pierre. Elles grouillaient de monde. Et tout le monde l’ignorait.

C’était une sensation merveilleuse.

Il suivit la route jusqu’à la frontière et ne s’arrêta qu’une fois en haut de l’escarpement, le dos à l’étendue de la vallée. Un vent chaud soufflait du désert et agitait les buissons de syphacias tandis qu’il attachait Sale-Bête à l’ombre, grimpait un peu plus loin dans les rochers et contemplait le pays qu’il venait de quitter.

Une vieille vallée, si vieille qu’on aurait pu la croire antérieure au reste du monde qu’elle avait ensuite regardé se former autour d’elle. Teppic s’allongea, la tête sur les bras.

Évidemment, elle s’était vieillie toute seule. Elle s’était privée d’avenir pendant des millénaires. Aujourd’hui le changement lui tombait dessus comme un mur sur un œuf.

Les dimensions devaient être plus compliquées qu’on se l’imaginait. Le temps aussi, sûrement. Et aussi les gens, même si les gens étaient davantage prévisibles.

Il regarda une colonne de poussière s’élever à l’extérieur du palais, se frayer un chemin à travers la ville, à travers l’étroite mosaïque des champs, disparaître un instant dans un bouquet de palmiers près de l’escarpement puis réapparaître au pied de la pente. Bien avant de le distinguer, il savait qu’un char roulait quelque part dans le nuage de sable.

Il glissa à bas des rochers et s’accroupit patiemment en bordure de route. Le char finit par passer en bringuebalant, s’arrêta un peu plus loin, effectua un demi-tour délicat dans l’espace étroit et revint à grand bruit.

« Qu’est-ce que tu vas faire ? » s’écria Ptorothée en se penchant par-dessus la barre d’appui.

Teppic s’inclina.

« Et pas de trucs comme ça ! cracha-t-elle.

— Ça ne te plaît pas d’être roi ? »

Elle hésita. « Si, dit-elle. Ça me plaît…

— Évidemment, tiens. Tu as ça dans le sang. Dans le temps on se battait comme des tigres. Frère contre sœur, oncle contre cousin. Affreux.

— Mais tu n’es pas obligé de partir ! J’ai besoin de toi, moi !

— Tu as des conseillers, fit Teppic avec douceur.

— Ce n’est pas ce que je veux dire, répliqua-t-elle sèchement. D’ailleurs, je n’ai que Koomi, et il n’est pas bon.

— Tu as de la chance. Moi, j’avais Dios, et lui, il était bon. Koomi sera bien mieux, tu apprendras beaucoup en n’écoutant pas ce qu’il dit. Tu peux aller loin avec des conseillers incompétents. Et puis Chidder te donnera un coup de main, j’en suis sûr. Il déborde d’idées. »

Elle rougit. « Il m’en a proposé quelques-unes sur le bateau.

— Alors, tu vois. Je savais que tous les deux, vous alliez vous entendre comme larrons en foire. Rires, chansons, tout le monde qui roule sous la table…

— Et tu vas redevenir un assassin, c’est ça ? ricana-t-elle.

— Je ne crois pas. J’ai inhumé une pyramide, un panthéon et tout l’ancien royaume. Ça vaut peut-être la peine que j’essaye autre chose. Au fait, tu n’aurais pas vu des petites pousses vertes sortir de terre partout où tu passes, des fois ?

— Non. C’est idiot, une idée pareille. »

Teppic se détendit. C’était vraiment fini, alors. « Ne laisse pas l’herbe te pousser sous les pieds, c’est ça l’important. Et tu n’as pas vu non plus de mouettes dans le coin ?

— Il y en a des tas aujourd’hui, tu n’as pas remarqué ?

— Si. Une bonne chose, je crois. »

Sale-Bête les regarda discuter encore un peu, tenir le genre de conversation longuette et décousue que deux individus de sexe opposé engagent quand ils ont autre chose en tête. C’était beaucoup plus facile avec les chameaux, la femelle n’avait qu’à s’assurer de la méthodologie du mâle.

Puis ils échangèrent un baiser très chaste, pour autant que puissent en juger les dromadaires. Ils avaient pris une décision.

Sale-Bête se désintéressa alors des jeunes gens et décida, pour sa part, de remanger son déjeuner.


* * *

Au commencement…

Le calme régnait dans la vallée. Le fleuve, aux berges toujours indomptées, musardait, languissant, dans les bouquets de joncs et de papyrus. Des ibis barbotaient dans les hauts-fonds ; au milieu du courant, les hippopotames plongeaient et faisaient surface lentement, comme des œufs dans du vinaigre.

Seuls troublaient le silence uligineux le « plouf » régulier d’un poisson ou les lamentations d’un crocodile.

Dios resta un moment étendu dans la vase. Il ne savait pas vraiment comment il était arrivé là, ni pourquoi ses robes étaient pour moitié arrachées, pour moitié roussies. Il se rappelait vaguement un bruit assourdissant et une impression de très grande vitesse tout en restant sur place. Pour l’heure, il ne voulait pas de réponses. Les réponses menaient à des questions, et les questions ne menaient jamais personne nulle part. Les questions gâchaient tout. La vase était fraîche et apaisante et il ne voulait rien savoir d’autre pour le moment.

Le soleil se coucha. Divers rôdeurs nocturnes s’aventurèrent près de Dios, mais quelque instinct animal les retint : les ennuis qu’ils allaient s’attirer ne valaient pas la peine de lui arracher la jambe.

Le soleil se leva de nouveau. Les hérons craquetèrent. La brume se dévida entre les étangs, se volatilisa à mesure que le ciel passait du bleu au bronze tout neuf.

Et pour Dios le temps s’écoula dans sa magnifique banalité jusqu’à ce qu’un bruit étranger s’empare du silence et lui fasse l’équivalent de le débiter en petits morceaux avec un couteau à pain rouillé.

C’était un bruit, en vérité, qui évoquait un âne qu’on aurait découpé à la tronçonneuse. Sur le plan sonore, il était à la mélodie ce qu’une barquette de dattes est au moto-cross de compétition. Pourtant, alors que d’autres voix le rejoignaient, semblables quoique différentes, dans toutes sortes de tonalités éclatées et de timbres disloqués, il exerçait un charme étrange. Séduisant. Attirant. Aspirant, aurait-on dit.

Le bruit gagna un plateau en une seule note pure formée d’une succession de discordances, puis, en une fraction de seconde, les voix se séparèrent, chacune le long d’un vecteur…

L’air frémit, le soleil tremblota.

Une douzaine de chameaux efflanqués, couverts de poussière, apparurent sur les collines au loin et coururent vers l’eau. Des oiseaux jaillirent des roseaux. Des sauriens à la traîne s’éclipsèrent en douceur des bancs de sable. Une minute plus tard, la berge n’était plus que boue malaxée sous les pieds des bêtes aux genoux cagneux qui se bousculaient, le nez dans l’eau.

Dios s’assit et vit son bourdon gisant dans la vase. Il était un peu brûlé, mais quand même intact, et Dios s’aperçut d’un détail qu’il n’avait curieusement jamais remarqué avant. Avant ? Il y avait eu un avant ? Assurément, il y avait eu un rêve, quelque chose comme un rêve…

Chaque serpent se mordait la queue.

En bas de la pente derrière les chameaux, une petite silhouette brune dont la famille en haillons se traînait à sa suite agitait un bâton à méhari. Il crevait visiblement de chaud et avait l’air complètement ahuri.

Il avait l’air, en vérité, d’un homme qui avait besoin de bons conseils et d’une main sûre pour le guider.

Les yeux de Dios revinrent au bourdon. Le bourdon exprimait quelque chose de très important, il le savait. Mais il n’arrivait pas à se rappeler quoi. Tout ce qu’il se rappelait, c’est qu’il était extrêmement lourd, et en même temps difficile à lâcher. Très difficile à lâcher. Mieux vaut ne pas le prendre, se dit-il.

Ou alors le prendre un instant seulement, le temps d’expliquer ce que sont les dieux et pourquoi les pyramides sont si importantes. Après, il pourrait le lâcher, sûrement.

En soupirant, ramenant ce qu’il restait de ses robes autour de lui pour se donner un peu de dignité, s’aidant du bourdon pour ne pas tomber, Dios partit à la rencontre de l’homme.


AINSI PREND FIN « PYRAMIDES », SEPTIÈME LIVRE DES ANNALES DU DISQUE-MONDE.
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