Terry Pratchett Pyramides

LIVRE PREMIER Le livre de la sortie

Voici l’abîme qui sépare les univers, les profondeurs glaciales de l’espace peuplées seulement d’une ou deux molécules errantes, de quelques comètes égarées et…

… Mais un cercle d’obscurité se déplace légèrement, l’œil rétablit la perspective : ce qu’on prenait pour l’immensité impressionnante du trucmachin interstellaire se révèle un monde dans la nuit et ses étoiles les lumières de ce qu’on appellera charitablement la civilisation.

Car ce monde qui déboule paresseusement n’est autre que le Disque-monde – plat, circulaire, il franchit l’espace sur le dos de quatre éléphants eux-mêmes juchés sur la carapace de la Grande A’Tuin, la seule tortue à figurer sur le diagramme Hertzsprung-Russel, une tortue de quinze mille kilomètres de long, nappée du givre de comètes mortes, grêlée de cratères météoritiques, un soupçon d’albédo dans les yeux. Personne ne connaît la raison de tout ça, mais il y a sûrement du quantique là-dessous.

Nombre de phénomènes bizarres pourraient se produire dans un monde perché sur la carapace d’une telle tortue.

Ils se produisent déjà.

Les étoiles qui défilent sont des feux de camps en plein désert et des lumières de villages perdus dans les hautes forêts de montagne. Les villes sont des traînées de nébuleuses, les cités d’immenses constellations ; la grande conurbation tentaculaire d’Ankh-Morpork, par exemple, luit comme une collision entre deux galaxies.

Mais loin des grands centres habités, là où la mer Circulaire borde le désert, voici une ligne de feu bleu et froid. Des flammes aussi glacées que les pentes de l’enfer rugissent à l’assaut du ciel. Une lumière fantomatique danse à travers le désert.

Les pyramides de l’antique vallée du Jolh embrasent la nuit de leur puissance.

Les flots d’énergie qui montent de leurs sommets paracosmiques vont peut-être, dans des chapitres ultérieurs, éclaircir maints mystères : pourquoi les tortues détestent la philosophie, pourquoi trop de religion ne vaut rien aux chèvres, et à quoi s’occupent réellement les servantes.

Ils vont sûrement nous éclairer sur ce que nos ancêtres penseraient s’ils vivaient aujourd’hui. On s’interroge souvent à ce propos. Approuveraient-ils la société moderne ? se demande-t-on, s’émerveilleraient-ils devant les réalisations actuelles ? Et bien sûr on oublie un détail essentiel. Ce que nos ancêtres penseraient réellement s’ils vivaient aujourd’hui, c’est : « Pourquoi il fait si noir là-dedans ? »


* * *

Dans la fraîcheur de l’aube de la vallée fluviale, le grand prêtre Dios ouvrit les yeux. Il ne dormait pas, ces temps-ci. Il ne se rappelait pas quand il avait dormi pour la dernière fois. Le sommeil ressemblait trop à l’autre chose, et de toute façon il n’en avait apparemment pas besoin. S’allonger lui suffisait – du moins, s’allonger ici. Les poisons de la fatigue s’estompaient, comme le reste. Pour un temps.

Assez longtemps, en tout cas.

D’un balancement de jambes il se leva du bloc de pierre de la petite chambre. Sans que son cerveau le lui souffle vraiment, sa main saisit inconsciemment le bourdon de sa charge entrelacé de serpents. Il s’arrêta pour tracer une autre marque sur le mur, ramena sa robe autour de lui et descendit d’un pas élégant le passage en pente faible pour sortir à la lumière du jour, tandis que les paroles de l’Invocation du Soleil Nouveau s’ordonnaient déjà dans sa tête. La nuit était oubliée, la journée s’annonçait. Il y avait beaucoup de recommandations et de conseils judicieux à donner, et Dios n’existait que pour servir.

Dios n’avait pas la chambre la plus étonnante du monde. Seulement la chambre la plus étonnante d’où l’on était jamais sorti sur ses jambes.


* * *

Le soleil traversa péniblement le ciel.

Bien des gens se demandent pourquoi. Certains pensent qu’un bousier géant le pousse. Cette explication, en tant que telle, pèche un peu sur le plan technique et présente l’autre inconvénient, comme certains événements risquent de le révéler, d’être peut-être la bonne.

Il parvint au coucher sans que rien de particulièrement fâcheux lui soit arrivé[1], et ses rayons déclinants pénétrèrent par hasard par une fenêtre dans la cité d’Ankh-Morpork pour se refléter sur un miroir.

Il s’agissait d’une glace en pied. Tous les assassins ont une glace en pied dans leur chambre : ce serait terriblement insultant pour une victime qu’on la trucide en débraillé.

Teppic s’examina d’un œil critique. La tenue lui avait coûté jusqu’à son dernier sou ; il n’avait pas lésiné sur la soie noire. Elle bruissait au gré de ses mouvements. Pas mal.

En tout cas, sa migraine allait mieux. Il s’était senti quasiment infirme toute la journée ; il avait craint de devoir se lancer dans l’épreuve avec des taches violettes devant les yeux.

Il soupira, ouvrit la boîte noire, sortit ses bagues et se les enfila aux doigts. Une autre boîte renfermait un jeu de couteaux en acier klatchien aux lames noircies à la suie. Il tira divers ustensiles astucieux et compliqués de sacs en velours qu’il laissa tomber dans ses poches. Il glissa deux tlingas de jet aux longues lames dans des gaines à l’intérieur de ses bottes. Il s’enroula autour de la taille une fine cordelette de soie et un grappin pliant, par-dessus la chemise-cotte de mailles. Il attacha une sarbacane à sa lanière de cuir et se la lâcha dans le dos sous sa cape, puis il empocha un récipient étroit en fer-blanc rempli d’un assortiment de fléchettes aux pointes mouchetées et aux tiges codées en braille pour faciliter leur sélection dans l’obscurité.

Il grimaça, vérifia la lame de sa rapière et se lança le baudrier par-dessus l’épaule droite afin de compenser le poids du sac de munitions de plomb pour sa fronde. À la réflexion, il ouvrit son tiroir à chaussettes et prit une mini-arbalète, une fiole d’huile, un trousseau de rossignols et, tant qu’il y était, un poignard, un sac de chardons divers et plusieurs coups-de-poing.

Il saisit son chapeau et s’assura de la présence du fil à couper le beurre roulé dans la doublure. Il se le mit sur la tête, lui donna une inclinaison désinvolte, se jeta un dernier regard satisfait dans le miroir, pivota sur ses talons et, tout doucement, s’affala par terre.


* * *

L’été, à Ankh-Morpork, était fort avancé. Plus qu’avancé, même. Il puait.

Le grand fleuve se réduisait à un suintement comme de la lave entre Ankh, la cité la mieux lotie, et Morpork sur la rive opposée. Morpork était mal lotie, elle. Morpork était jumelée avec une fosse à goudron. Pas grand-chose de mieux à faire pour aggraver son état. Une météorite qui la frapperait de plein fouet, par exemple, passerait pour une réhabilitation de quartier.

La majeure partie du lit du fleuve était une croûte vérolée de vase crevassée. Le soleil ressemblait à un gros gong de cuivre cloué au ciel. La chaleur qui avait tari l’Ankh cuisait la cité au gril le jour et au four la nuit, elle déformait les poutres séculaires, transformait la boue traditionnelle des rues en une poussière ocre voltigeante et suffocante.

Ce n’était pas le climat habituel d’Ankh-Morpork dont les goûts se portaient plutôt vers la brume et le crachin, le froid et les glissades. La ville s’écrasait, la langue pendante, sur les plaines craquantes comme un crapaud sur une brique réfractaire. Et même à cette heure-ci, vers les minuit, la chaleur restait étouffante, elle enveloppait les rues comme dans du velours roussi, elle desséchait l’air et en exprimait le moindre souffle.

Très haut sur la façade nord du bâtiment de la Guilde des Assassins, une fenêtre s’ouvrit avec un léger claquement.

Teppic, qui s’était délesté à contre-cœur de certaines de ses armes les plus lourdes, aspira une profonde goulée d’air chaud et mort.

Ça y était.

C’était la grande nuit.

À ce qu’il paraissait, on avait une chance sur deux de réussir, à moins de tomber sur le vieux Méricet comme examinateur, auquel cas on avait aussi vite fait de se trancher la gorge d’entrée de jeu.

Teppic avait Méricet en stratégie et en théorie des poisons tous les jeudis après-midi et il ne s’entendait pas du tout avec lui. Les dortoirs bourdonnaient de rumeurs sur Méricet, sur son palmarès de meurtres, sa technique ahurissante… En son temps il avait battu tous les records. On racontait qu’il avait même tué le patricien d’Ankh-Morpork. Enfin, pas l’actuel. Un des défunts.

Ce serait peut-être Nivor, gros et jovial, amateur de bonne chère, qui enseignait les pièges et traquenards le mardi. Teppic était bon en pièges et avait d’excellents rapports avec le maître. Ou, pourquoi pas ? le Kompt de Yoyo, professeur de langues modernes et de musique. Teppic n’avait de dispositions pour aucune des deux matières, mais le Kompt, édifiscaladeur passionné, appréciait les jeunes gens qui partageaient son goût pour se suspendre d’une main en altitude au-dessus des rues de la ville.

Il passa une jambe par-dessus le rebord de la fenêtre et défit sa cordelette terminée par un grappin. Il accrocha la gouttière deux étages plus haut et se glissa dehors.

Aucun assassin n’empruntait jamais les escaliers.


* * *

Afin d’établir un lien avec des événements ultérieurs, il est peut-être temps de signaler que le plus grand mathématicien dans l’histoire du Disque-monde se couchait et prenait tranquillement son dîner.

Il est intéressant de noter que, vu l’espèce singulière à laquelle appartenait ledit mathématicien, le dîner qu’il prenait était en réalité son déjeuner.


* * *

Les gongs de la cité tentaculaire d’Ankh-Morpork sonnaient minuit lorsque Teppic rampa le long du parapet ouvragé, le cœur battant, quatre étages au-dessus de la rue des Filigranes.

Une silhouette se découpait dans les derniers reflets du soleil couchant. Teppic marqua une pause près d’une gargouille particulièrement repoussante pour décider de la marche à suivre.

Une rumeur de classe bien ancrée voulait que s’il inhumait son examinateur avant l’épreuve, il était automatiquement reçu. Il dégagea un couteau de jet numéro trois de son étui de cuisse et le soupesa d’un air songeur. Évidemment, toute tentative, tout mouvement déclaré qui échouerait entraînerait le recalage d’office et la perte immédiate de ses privilèges[2].


* * *

La silhouette était parfaitement immobile. Les yeux de Teppic panoramiquèrent sur le dédale de cheminées, de gargouilles, de puits de ventilation, de passerelles et d’échelles qui composaient le décor des toits de la ville.

D’accord, songea-t-il. C’est un genre de mannequin. Je suis censé l’attaquer, ce qui veut dire qu’il me surveille d’une autre cachette.

Est-ce que je vais pouvoir le repérer ? Non.

D’un autre côté, il veut peut-être me faire croire que c’est un mannequin. Sauf s’il a aussi prévu ça…

Il s’aperçut qu’il tambourinait des doigts sur la gargouille et s’empressa de se ressaisir. Quelle est la bonne marche à suivre dans ces cas-là ?

Une bande de fêtards traversa en titubant une flaque de lumière dans la rue loin en dessous.

Teppic rengaina son couteau et se leva.

« M’sieur, dit-il, je suis ici. »

Une voix sèche près de son oreille, plutôt indistincte, lui répondit :

« Très bien. »

Teppic regarda fixement droit devant lui. Méricet lui apparut sous le nez en essuyant de la poussière grise de sa figure émaciée. Il sortit de sa bouche un bout de tuyau qu’il jeta de côté, puis tira une écritoire à pince de son manteau. Méricet était emmitouflé même par cette chaleur. Le genre de type à geler dans un volcan.

« Ah, fit-il d’une voix lourde de désapprobation. Monsieur Teppic. Bien, bien.

— Belle nuit, m’sieur », dit Teppic. L’examinateur lui lança un regard glacial laissant entendre que les observations sur le temps qu’il faisait valaient automatiquement une mauvaise note, et il inscrivit quelque chose sur son écritoire.

« Nous allons d’abord répondre à quelques questions, dit-il.

— Comme vous voulez, m’sieur.

— Quelle est la longueur maximum autorisée d’un couteau de jet ? » fit sèchement Méricet.

Teppic ferma les yeux. Il avait passé toute la semaine à ne lire que le Cordat ; il voyait la page maintenant, elle flottait, cruellement tentante, juste sous ses paupières – ils n’interrogent jamais sur les longueurs et les poids, avaient dit les étudiants d’un air entendu, ils s’attendent à ce que tu potasses ça et les distances de jet, mais jamais ils…

Une terreur pure lui démarra le cerveau sans clé de contact et lui embraya la mémoire. La page bondit à portée de lecture.

« La longueur maximum d’un couteau de jet peut être de dix doigts, ou de douze par temps humide, récita-t-il. La distance de jet est…

— Citez-moi trois poisons connus qu’on administre par les oreilles. »

Une brise se leva mais ne rafraîchit pas l’atmosphère pour autant ; elle ne fit que déplacer la chaleur.

« Amanite tue-guêpes, pourpre d’Achorion et moisique, m’sieur, fit promptement Teppic.

— Pourquoi pas la spinette ? » cracha Méricet à la vitesse du serpent.

La mâchoire de Teppic s’affaissa. Il pataugea un moment en s’efforçant d’éviter le regard de vrille à quelques pas de lui.

« M… m’sieur, la spinette n’est pas un poison, m’sieur, parvint-il à dire. C’est un antidote très rare à certains venins de serpent, et on l’obtient… » Il se calma un peu, plus sûr de lui : toutes ces heures à parcourir distraitement les vieux dictionnaires finissaient par payer. « On l’obtient du foie de la mangouste gonflable qu’on…

— Que veut dire ce panneau ? demanda Méricet.

qu’on ne trouve que dans le… » La voix de Teppic s’éteignit. Il plissa les yeux sur la rune tarabiscotée de la carte que la main de Méricet lui tendait sous le nez, puis il regarda à nouveau droit devant lui, à côté de l’oreille de l’examinateur.

« Je n’en ai pas la moindre idée, m’sieur », dit-il. Du coin de son oreille à lui, il crut entendre une très légère inspiration, un soupçon de grognement satisfait.

« Mais si c’était dans l’autre sens, m’sieur, reprit-il, ce serait le signe des voleurs pour « chiens bruyants dans cette maison ». »

Un silence absolu suivit un moment sa réponse. Puis, tout près de son épaule, la voix du vieil assassin demanda : « La corde à tuer est-elle autorisée pour toutes les catégories ?

— M’sieur, le règlement ne prévoit que trois questions, m’sieur, protesta Teppic.

— Ah. Et c’est votre réponse, hein ?

— M’sieur, non, m’sieur. Ce n’était qu’une remarque, m’sieur. M’sieur, la réponse, c’est que toutes les catégories peuvent porter la corde à tuer, mais les assassins de troisième niveau seulement ont le droit de s’en servir comme une des trois options, m’sieur.

— Vous en êtes sûr, hein ?

— M’sieur.

— Vous ne voulez pas réfléchir encore ? » On aurait pu graisser un chariot avec la voix de l’examinateur.

« M’sieur, non, m’sieur.

— Très bien. » Teppic se détendit. Sa tunique lui collait dans le dos, glacée de sueur.

« Maintenant, je veux que vous vous dirigiez d’un pas normal vers la rue des Comptables, dit Méricet d’un ton neutre, en respectant tous les panneaux et ainsi de suite. Je vous retrouverai dans la salle sous la tour du gong au croisement de la ruelle de l’Audit. Et… prenez ceci, s’il vous plaît. »

Il tendit à Teppic une petite enveloppe.

Teppic lui remit un reçu. Puis Méricet s’immergea d’un pas dans la zone d’ombre près d’un tuyau de cheminée et disparut.

Sans plus de cérémonie.

Teppic inspira plusieurs fois profondément et se renversa le contenu de l’enveloppe dans la main. C’était un bon de la Guilde de dix mille piastres d’Ankh-Morpork, établi au porteur, un document impressionnant surmonté du sceau de la Guilde : la double croix et le poignard dans une cape.

Bon, plus moyen de revenir en arrière, maintenant. Il avait accepté l’argent. S’il survivait, il ferait naturellement don de la somme au fonds des veuves et des orphelins de la Guilde, sinon on la lui reprendrait sur son cadavre. Le bon avait l’air un peu écorné, mais Teppic n’y vit aucune tache de sang.

Il vérifia ses couteaux, rajusta son ceinturon, jeta un regard derrière lui et se mit en route au petit trot.

Au moins il avait de la chance. La tradition estudiantine prétendait qu’il n’y avait qu’une demi-douzaine de trajets utilisés pour l’épreuve, et durant les nuits d’été maints étudiants les empruntaient, ceux qui s’attaquaient aux toits, aux tours, aux gouttières et corniches de la cité. L’édifiscalade était un vrai sport acharné inter-maisons ; l’un des rares domaines dans lesquels Teppic se savait bon – il avait été capitaine de l’équipe qui avait battu la maison du Scorpion en finale des jeux du Comité des Faîtes. Et cette fois il s’agissait d’une des courses les plus faciles.

Il se laissa tomber légèrement par-dessus le bord du toit, atterrit sur une arête, parcourut souplement le bâtiment endormi, franchit un espace étroit et se reçut sur les tuiles du gymnase de la Jeunesse ouvrière cultuelle réformée du dieu ichoreux Bel Shamharoth, monta à petites foulées la faible pente grise, grimpa un mur de trois mètres cinquante sans ralentir et bondit sur le vaste toit plat du temple d’Io l’Aveugle.

Une lune pleine et orange s’accrochait à l’horizon. Une vraie brise soufflait à cette hauteur, pas très fort mais aussi rafraîchissante qu’une douche froide après la chaleur étouffante des rues. Teppic accéléra, goûta la fraîcheur sur sa figure et sauta avec précision du bout du toit sur l’étroite passerelle de planches qui traversait la venelle Montmeurtre.

Et que quelqu’un, contre toute attente, avait retirée.


* * *

Dans ces cas-là, on voit sa vie défiler en un éclair devant ses yeux…


* * *

Sa tante avait pleuré, en chargeant un peu, s’était dit Teppic, vu que la vieille femme était aussi dure qu’un cou-de-pied d’hippopotame. Son père avait affiché un air sévère et digne – il ne se rappelait pas l’avoir connu autrement – et s’était efforcé de chasser de son esprit les images séduisantes de falaises et de poissons. On avait aligné les serviteurs dans le couloir depuis le pied du grand escalier, les servantes d’un côté, les eunuques et majordomes de l’autre. Les femmes faisaient une petite révérence à son passage, créant un effet de sinusoïde plutôt joli que le plus illustre mathématicien du Disque aurait sûrement apprécié s’il n’avait pas essuyé au même instant une volée de bois vert et des bordées d’injures de la part d’un petit bonhomme vêtu de ce qui ressemblait à une chemise de nuit.

« Mais… – la tante de Teppic se moucha – c’est un métier, quand même. »

Son père lui tapota la main. « Ne dis pas d’absurdités, fleur du désert, fit-il, c’est au moins une profession.

— Quelle est la différence ? » pleurnicha-t-elle.

Le vieil homme soupira. « L’argent, à ce que j’ai compris. Ça lui fera du bien de voir le monde, de se faire des amis, de tomber sur des becs, et puis ça l’occupera, ça l’empêchera de mal tourner.

— Mais… l’assassinat… Il est si jeune, et il n’a jamais manifesté le moindre penchant… » Elle se tamponna les yeux. « Il ne tient pas ça de notre côté de la famille, ajouta-t-elle d’un ton accusateur. Ton beau-frère…

— L’oncle Vyrt.

— Courir le monde pour tuer des gens !

— Je ne crois pas qu’ils se servent de ce mot-là, dit son père. Je crois qu’ils préfèrent dire “conclure” ou “annuler”. Ou “inhumer”, à ce que j’ai compris.

— Inhumer ?

— Je crois que c’est comme exhumer, ô montée des eaux, mais c’est avant qu’on vous enterre.

— Je trouve ça affreux. » Elle renifla. « Mais j’ai appris par dame Nooni qu’un seul garçon sur quinze réussit l’examen final. Peut-être qu’il vaudrait mieux le laisser se décourager tout seul. »

Le roi Teppicymon XXVII hocha sombrement la tête et alla faire au revoir de la main à son fils. Il était moins sûr que sa sœur des désagréments de l’assassinat ; il pratiquait à contrecœur la politique depuis longtemps ; si l’assassinat était probablement pire que la négociation, se disait-il, il valait assurément mieux que la guerre, ce qui aux yeux de certains passait pour la même chose en plus bruyant. Et il ne faisait aucun doute que le jeune Vyrt avait toujours beaucoup d’argent, qu’à chacune de ses visites au palais il ramenait des cadeaux onéreux, des bronzages exotiques et des histoires palpitantes sur les gens passionnants qu’il avait rencontrés à l’étranger, la plupart du temps fort brièvement.

Il regrettait que Vyrt ne soit pas là pour le conseiller. Sa Majesté avait elle aussi entendu dire qu’un seul étudiant sur quinze finissait réellement assassin. Il se demandait ce qui arrivait aux quatorze autres, mais il ne doutait pas, quand on était un étudiant pauvre dans une école d’assassins, qu’il fallait s’attendre à recevoir davantage que des bouts de craie en guise de savons, et que les repas de la cantine risquaient de ne pas peser lourd sur l’estomac.

Mais tout le monde reconnaissait que l’école d’assassins offrait la meilleure éducation complète du Disque. Un assassin qualifié devait se sentir à l’aise en toute compagnie et savoir jouer d’au moins un instrument de musique. Toute victime d’un diplômé de la Guilde pouvait reposer satisfaite d’avoir été annulée par une personne de goût et de tact.

Et, après tout, qu’y avait-il pour le retenir ici ? Un royaume de trois kilomètres de large sur deux cent cinquante de long, presque entièrement submergé pendant la saison des crues et menacé de chaque côté par des voisins plus puissants qui toléraient son existence uniquement parce qu’elle les empêchait de se livrer une guerre perpétuelle.

Oh, le Jolhimôme[3] avait jadis été un royaume glorieux, à une époque où des arrivistes comme Tsort et Ephèbe n’étaient encore que des bandes de nomades coiffés de torchons. Tout ce qui restait de ces jours de grandeur, c’était le palais excessivement dispendieux, quelques ruines poussiéreuses dans le désert et – le pharaon soupira – les pyramides. Les sempiternelles pyramides.

Ses ancêtres s’étaient passionnés pour les pyramides. Pas le pharaon. Les pyramides avaient mené le pays à la faillite, l’avaient davantage mis à sec que ne l’avait jamais fait le fleuve.

La seule malédiction qu’on avait les moyens de s’offrir sur une tombe ces temps-ci, c’était : « Caltez ! »

Il n’appréciait qu’un seul genre de pyramides : les toutes petites au fond du jardin, celles qu’on bâtissait à chaque fois que mourait un chat.

Il avait promis à la mère de son fils.

Artela lui manquait. Ç’avait fait tout un ramdam lorsqu’il avait voulu prendre femme hors du royaume, et certaines manières étrangères d’Artela l’avaient intrigué et fasciné, même lui. C’était peut-être à elle qu’il devait son étrange dégoût des pyramides ; dans le Jolhimôme, autant se dégoûter de respirer. Mais il avait promis que Pteppic irait à l’école hors du royaume. Elle avait insisté là-dessus. « On n’apprend jamais rien dans ce pays, avait-elle déclaré. On ne fait que se souvenir. »

Si seulement elle s’était souvenue qu’il ne fallait pas nager dans le fleuve…

Il regarda deux serviteurs charger la malle de Teppic sur le carrosse et pour la première fois, pour autant qu’ils se le rappelaient l’un et l’autre, il posa une main paternelle sur l’épaule de son fils.

En fait, il cherchait quelque chose à dire. Nous n’avons jamais vraiment eu le temps d’apprendre à nous connaître, songea-t-il. J’aurais tant pu lui donner. Quelques bonnes corrections n’auraient pas été de trop.

« Hum, fit-il. Eh bien, mon garçon.

— Oui, père ?

— C’est, euh… la première fois que tu pars seul loin de chez nous…

— Non, père. J’ai passé l’été dernier avec le seigneur Fhempta-hem, rappelez-vous.

— Oh, oui ? » Le pharaon se souvint que le palais lui avait paru plus calme à ce moment-là. Il avait mis ça sur le compte des nouvelles tapisseries.

« Bref, reprit-il, tu es un jeune homme, tu as presque treize ans…

— Douze, père, rectifia tranquillement Teppic.

— Tu es sûr ?

— C’était mon anniversaire le mois dernier, père. Vous m’avez offert une bassinoire.

— Ah bon ? Comme c’est curieux. Est-ce que j’ai dit pourquoi ?

— Non, père. » Teppic leva les yeux sur le visage doux, étonné de son père. « Une très bonne bassinoire, le rassura-t-il. Elle me plaît beaucoup.

— Oh. Bien. Hum. » Sa Majesté tapota à nouveau l’épaule de son fils, distraitement, comme on tambourine des doigts sur un bureau pendant qu’on tâche de réfléchir. Une idée parut lui venir.

Les serviteurs avaient fini d’arrimer la malle sur le toit du carrosse et le conducteur tenait patiemment la porte ouverte.

« Quand un jeune homme s’en va dans le monde, commença Sa Majesté d’une voix hésitante, il y a… Enfin, c’est très important qu’il se souvienne… Je veux dire, c’est un monde très vaste, en fin de compte, avec toutes sortes de… Et bien sûr, spécialement à la ville, où il y a beaucoup plus de… » Il marqua un temps, agita vaguement une main en l’air.

Teppic la prit doucement.

« Ne vous inquiétez pas, père, dit-il. Dios, le grand prêtre, m’a expliqué qu’il fallait prendre régulièrement des bains et ne pas devenir aveugle. »

Son père le regarda en battant des paupières.

« Tu ne deviens pas aveugle ? demanda-t-il.

— Apparemment non, père.

— Oh. Bien. Excellent, fit le roi. Excellent, excellent. Ça, c’est une bonne nouvelle.

— Je crois que je ferais mieux de me mettre en route, père. Sinon, je vais manquer la marée. »

Sa Majesté opina et se tâta les vêtements. « J’avais quelque chose… » marmonna-t-il, puis il trouva ce qu’il cherchait et glissa une petite bourse de cuir dans la poche de Teppic. Il reprit son numéro de l’épaule.

« Un petit quelque chose, murmura-t-il. Pas un mot à ta tante. Oh, tu ne pourrais pas, de toute façon. Elle est allée s’allonger. Un peu trop dur pour elle. »

Il ne restait alors plus à Teppic qu’à sacrifier un poulet à la statue de Kaloteh, le fondateur du Jolhimôme, afin que la main de son ancêtre guide ses pas dans le monde. Ce n’était pourtant qu’un petit poulet, et une fois que Kaloteh en aurait fini avec lui, le roi en ferait son déjeuner.

Le Jolhimôme était vraiment un petit royaume égocentrique. Même ses plaies manquaient de conviction. Tous les royaumes fluviaux qui se respectent subissent de grandes plaies surnaturelles, mais tout ce que le Vieux Royaume avait pu s’offrir au cours du dernier siècle, c’était la Plaie de la Grenouille[4].


* * *

Ce soir-là, alors qu’ils avaient depuis longtemps quitté le delta du Jolh et qu’ils cinglaient sur la mer Circulaire en direction d’Ankh-Morpork, Teppic se souvint de la bourse et en examina le contenu. Affectueusement, mais aussi à sa façon habituelle de voir les choses, son père lui avait fait présent d’un bouchon, d’une demi-boîte de savon pour le cuir, d’une petite pièce de bronze d’origine incertaine et d’une sardine hors d’âge.


* * *

Le fait est bien connu, quand on va mourir les sens s’exacerbent aussitôt afin, croit-on, de permettre à l’intéressé de détecter toute issue possible autre que fatale à sa situation délicate.

On le croit à tort. Le phénomène est un exemple classique de transfert. Les sens se concentrent désespérément sur tout ce qui n’est pas le problème immédiat – dans le cas de Teppic une large étendue de pavés à vingt-cinq mètres qui se rapproche – dans l’espoir qu’il va disparaître.

L’ennui, c’est qu’il ne va pas tarder à disparaître, justement.

Quelle qu’en soit la raison, Teppic eut soudain une conscience aiguë de son environnement. Le clair de lune sur les toits. L’odeur de pain frais qui flottait depuis une boulangerie voisine. Le vrombissement d’un hanneton qui lui passa en vitesse près de l’oreille, à la verticale. Les pleurs d’un bébé, au loin, et les aboiements d’un chien. Le souffle léger de l’air qui lui rappelait son manque de consistance et de prises…


* * *

Ils avaient été plus de soixante-dix à s’inscrire cette année-là. Les Assassins n’imposaient pas d’examen de sélection ; il était facile d’entrer à l’école, et facile d’en sortir (le truc, c’était d’en sortir debout). La cour au centre des bâtiments de la Guilde était noire de jeunes garçons qui partageaient deux points communs : des malles monstrueuses sur lesquelles ils se tenaient assis, et des vêtements choisis pour y grandir à l’aise, dans lesquels ils auraient pu tenir à six. Certains optimistes avaient apporté des armes qu’on leur confisqua et qu’on retourna aux parents dans les semaines suivantes.

Teppic les regardait avec attention. Il y avait un avantage indéniable à être l’enfant unique de parents trop absorbés par leurs propres affaires pour se soucier de vous, voire se rappeler votre existence plusieurs jours d’affilée.

Sa mère, d’aussi loin qu’il se souvenait, avait été une femme agréable et aussi égocentrique qu’un gyroscope. Elle aimait les chats. Plus que les vénérer – tout le monde dans le royaume les vénérait –, elle les aimait vraiment. Teppic savait qu’il était traditionnel dans les royaumes fluviaux d’apprécier les chats, mais il devait alors s’agir d’animaux gracieux, majestueux ; ceux de sa mère étaient des maniaques malingres aux yeux jaunes et à la tête aplatie qui crachaient à tout bout de champ.

Son père passait beaucoup de temps à s’inquiéter du royaume ; il se prenait parfois pour une mouette, sans doute un effet de sa mauvaise mémoire. Teppic s’était interrogé sur les circonstances de sa conception, vu que ses parents se trouvaient rarement dans le même système de références, à plus forte raison dans le même état d’esprit.

Mais la chose avait apparemment eu lieu et on l’avait laissé s’élever tout seul à coups d’essais et d’erreurs, à peine gêné et quelquefois plutôt égayé par un défilé de précepteurs. Ceux qu’engageait son père étaient les meilleurs, surtout les jours où il planait davantage qu’à l’ordinaire, et le temps d’un hiver mémorable il avait eu pour professeur un vieux braconnier d’ibis qui s’était aventuré dans les jardins royaux pour récupérer une flèche perdue.

Il avait vécu une période de fuites éperdues devant les soldats, de randonnées au clair de lune dans les rues mortes de la nécropole et, surtout, il avait découvert le lance-barque, une invention redoutable et compliquée capable, aux risques et périls de ses utilisateurs, de transformer tout un marécage de volatiles innocents en autant de pâtés flottants.

Il avait aussi eu accès à la bibliothèque, y compris aux rayonnages fermés à clé – le braconnier disposait d’autres talents qui lui garantissaient un emploi rémunéré par mauvais temps –, et il y avait passé maintes heures à étudier au calme ; il appréciait particulièrement le Palais aux volets clos, traduit du khalien par Un Gentilhomme, illustré de Planches coloriées à la main pour l’Amateur éclairé, Édition extrêmement limitée. L’ouvrage était déroutant mais instructif et, lorsqu’un jeune précepteur un peu efféminé engagé par les prêtres avait voulu l’initier à certaines techniques athlétiques en faveur chez les Pseudopolitains classiques, Teppic avait réfléchi un moment à la proposition avant d’envoyer l’autre au tapis d’un coup de portemanteau.

On n’avait pas éduqué Teppic. L’éducation s’était déposée sur lui comme des pellicules.

Il se mit à pleuvoir, dans le monde hors de sa tête. Encore une expérience nouvelle. Il en avait entendu parler, évidemment, comment l’eau tombait du ciel par petits bouts. Seulement, il ne s’attendait pas à ce qu’il y en ait autant. Il ne pleuvait jamais dans le Jolhimôme.

Les maîtres allaient et venaient parmi les jeunes garçons comme des merles mouillés un peu débraillés, mais il observait un groupe d’étudiants plus âgés nonchalamment adossés près du portique de l’école. Eux aussi portaient du noir, différentes couleurs de noir.

C’était son premier contact avec les couleurs tertiaires, celles qui se trouvent tout au bout du noir, celles qu’on obtient par diffraction du noir avec un prisme octogonal. Elles sont aussi presque impossibles à décrire dans un environnement non-magique, mais à qui voudrait comprendre à quoi elles ressemblent, on conseillerait d’abord de fumer une substance illicite et de bien étudier une aile d’étourneau.

Les anciens examinaient d’un œil critique la nouvelle fournée.

Teppic ne les quittait pas du regard. En dehors des couleurs, leurs vêtements étaient coupés à la mode dernier cri, laquelle penchait ces temps-ci pour les chapeaux larges, les épaules rembourrées, les tailles étroites, les chaussures pointues, et donnait à ses adeptes des allures de clous tirés à quatre épingles.

Voilà ce que je vais devenir, se dit-il.

Mais sûrement mieux habillé, ajouta-t-il.

Il se souvint de l’oncle Vyrt, assis dehors sur les marches qui dominaient le Jolh au cours d’une de ses brèves et mystérieuses visites. « Le satin et le cuir ne valent rien. Pas de bijoux, d’aucune sorte. Tu ne peux rien porter qui brille, qui grince ni qui tinte. Tiens-t’en à la soie et au velours. L’important, ce n’est pas le nombre de gens que tu vas inhumer, mais le nombre de ceux qui n’arriveront pas à t’inhumer, toi. »


* * *

Il s’était déplacé à une vitesse imprudente sur les toits ; cette vitesse pouvait maintenant lui servir. Alors qu’il décrivait une orbe au-dessus de la ruelle, il se contorsionna dans le vide, lança les bras en un mouvement désespéré et sentit ses doigts frôler un rebord du bâtiment d’en face. C’était suffisant comme point de pivot ; il se rabattit selon un arc de cercle, percuta les briques croulantes avec une force qui coupa le peu de souffle qui lui restait et glissa le long du mur à pic…


* * *

« Petit ! »

Teppic leva les yeux. Un assassin supérieur se tenait près de lui, une écharpe violette d’enseignant par-dessus ses robes. Le premier assassin qu’il rencontrait, en dehors de Vyrt. L’homme était plutôt sympathique. On se l’imaginait bien en train de faire des saucisses.

« C’est à moi que vous parlez ? répondit-il.

— Tu es prié de te lever quand tu t’adresses à un maître, fit la face rose.

— Ah bon ? » Teppic était fasciné. Il se demandait comment chose pareille était possible. La discipline n’avait jusqu’à présent jamais joué un rôle important dans sa vie. La plupart de ses précepteurs avaient été suffisamment déroutés par la vue du roi parfois perché au sommet d’une porte pour bâcler ce genre de leçons et courir se barricader dans leurs chambres.

« Ah bon, monsieur », corrigea le professeur. Il consulta la liste qu’il tenait à la main.

« Tu t’appelles comment, petit ? poursuivit-il.

— Prince Pteppic du Vieux Royaume, le royaume du Soleil, répondit tranquillement Teppic. Je me rends compte que vous ignorez l’étiquette, mais vous ne devriez pas m’appeler monsieur ni me tutoyer, et toucher le sol du front quand vous vous adressez à moi.

— Pateppic, c’est ça ? fit le maître.

— Non. Pteppic.

— Ah. Teppic », dit le maître qui cocha un nom sur sa liste. Il gratifia Teppic d’un sourire généreux.

« Bon, eh bien, Votre Altesse, je suis Grunworth Nivor, votre responsable de « maison ». Vous êtes à la maison de la Vipère. Je sais pertinemment qu’il existe au moins onze royaumes du Soleil sur le Disque, alors avant la fin de la semaine vous me présenterez une courte dissertation détaillée sur leur situation géographique, leur capitale, le siège de leur gouvernement et sur la meilleure manière d’accéder à la chambre à coucher du chef d’État de votre choix. Par ailleurs, il n’existe qu’une seule maison de la Vipère dans le monde. Bien le bonjour, petit. »

Il tourna les talons pour se diriger vers un autre élève tassé sur lui-même.

« Ce n’est pas le mauvais bougre, fit une voix derrière Teppic. N’importe comment, tu trouveras tous les renseignements à la bibliothèque. Je te montrerai, si tu veux. Je m’appelle Chidder. »

Teppic se retourna. Celui qui venait de parler était un garçon d’à peu près son âge et sa taille, dont la tenue noire – du noir ordinaire pour les premières années – avait l’air clouée sur lui par petits bouts. Il tendait une main à laquelle Teppic jeta un coup d’œil poli.

« Oui ? fit-il.

— C’est quoi, ton nom, p’tit mec ? »

Teppic se redressa. Il commençait à en avoir assez de ce traitement. « P’tit mec ? Sachez que le sang des pharaons coule dans mes veines ! »

L’autre garçon le dévisagea, nullement intimidé, la tête penchée de côté, un léger sourire aux lèvres.

« T’aimerais qu’il y reste ? » fît-il.


* * *

La boulangerie se trouvait dans la ruelle, et quelques membres du personnel étaient sortis dans le semblant de fraîcheur qui précédait l’aube pour en griller une petite et se soustraire un instant à la chaleur insupportable des fours. Leur bavardage montait en spirales jusqu’à Teppic qui s’agrippait tout là-haut dans l’ombre à un rebord de fenêtre fort à propos, tandis que ses pieds raclaient les briques en quête d’un appui.

Ce n’est pas si terrible, se disait-il. Tu as connu pire. La face « moyeu » du palais du Patricien l’hiver dernier, par exemple, quand toutes les gouttières avaient débordé et qu’une glace bien dure recouvrait les murs. Là, c’est un niveau de difficulté 3, guère plus, peut-être 3,2. Le Chiddy et toi, vous avez grimpé des murs de ce genre en guise de balade dans les rues, c’est seulement une question de perspective.

La perspective. Il jeta un coup d’œil en dessous, dans vingt mètres d’infinité. C’est Flocville, mon vieux, secoue-toi. Ou plutôt accroche-toi au mur. Son pied droit trouva une aspérité de mortier usé où ses orteils se plantèrent d’eux-mêmes, sans ordre conscient d’un cerveau désormais trop ébranlé pour manifester davantage qu’un intérêt détaché aux événements.

Il prit une inspiration, se tendit et laissa tomber une main à sa ceinture pour saisir une dague qu’il enfonça entre les briques près de lui avant que la gravité n’ait compris de quoi il retournait. Il marqua une pause, hors d’haleine, attendit que la gravité l’oublie à nouveau, puis il se balança de côté afin de répéter l’opération.

Tout en bas, un boulanger qui racontait une blague grivoise se brossa un peu de mortier de l’oreille. Tandis que ses collègues s’esclaffaient, Teppic se redressa au clair de lune, en équilibre sur deux lames d’acier klatchien, et monta les paumes le long du mur jusqu’à la fenêtre dont le rebord lui avait offert un bref salut.

Elle était fermée, bloquée par une cale. Un bon coup l’ouvrirait sûrement, mais en même temps il perdrait ses appuis et basculerait dans le vide. Teppic soupira et, bougeant avec toute la délicatesse d’un horloger, sortit son diamant de sa bourse avant de tracer lentement et sans heurt un cercle sur le carreau poussiéreux…


* * *

« Tu te la portes tout seul, dit Chidder. C’est la règle à l’école. »

Teppic regarda la malle. Pareille idée l’intriguait.

« Chez nous, on a des gens qui s’en chargent, fit-il. Des eunuques, tout ça.

— T’aurais dû en amener un.

— Ils supportent mal les voyages », dit Teppic. En fait, il avait refusé catégoriquement toutes les propositions d’une petite escorte pour l’accompagner, et Dios avait boudé des jours durant. Ce n’était pas ainsi qu’un membre de la famille royale devait sortir dans le monde, avait-il dit. Teppic n’avait pas cédé. Il était à peu près certain que les assassins ne vaquaient pas à leurs affaires flanqués de servantes et précédés d’une fanfare. Aujourd’hui, pourtant, ces propositions ne lui paraissaient plus si ridicules. Il souleva la malle, pour voir, et parvint à se la mettre sur les épaules.

« On est riche chez toi, alors ? » fit Chidder qui marchait sans se presser à côté de lui.

Teppic réfléchit. « Non, pas vraiment, répondit-il. On cultive surtout des melons et de l’ail, des choses comme ça. Et on s’aligne dans les rues pour crier « hourra ».

— C’est de tes parents que tu parles ? s’étonna Chidder.

— Oh, eux ? Non, mon père est pharaon. Ma mère était concubine, il me semble.

— Je croyais que c’était une espèce de légume.

— Je ne pense pas. On n’en a jamais vraiment parlé. De toute façon, elle est morte quand j’étais petit.

— Affreux, fit joyeusement Chidder.

— Elle est allée prendre un bain de minuit dans la gueule d’un crocodile. » Teppic s’efforçait poliment de ne pas avoir l’air vexé par la réaction de l’autre.

« Mon père à moi, il a une maison de commerce, dit Chidder alors qu’ils passaient la porte d’entrée.

— Passionnant », fit respectueusement Teppic. Il se sentait un peu découragé par toutes ces nouvelles expériences et il ajouta : « Je n’y suis jamais allé, mais on dit les habitants de Commerce très agréables. »

Chidder, qui prenait la vie avec calme comme s’il en avait déjà fait le tour, passa les deux heures suivantes à initier Teppic aux divers mystères des dortoirs, des salles de classe et de la plomberie. Il garda la plomberie pour la fin, pour toutes sortes de raisons.

« Vous n’en avez pas ? s’étonna-t-il.

— On a des seaux, des choses comme ça, répondit vaguement Teppic, et des tas de serviteurs.

— Plutôt vieux jeu, ton royaume, non ? »

Teppic opina. « Ce sont les pyramides, dit-il. Tout l’argent passe dedans.

— Des trucs chers, j’imagine.

— Pas vraiment. C’est seulement du caillou. » Teppic soupira. « On a beaucoup de caillou, reprit-il, et beaucoup de sable. Du caillou et du sable. On en est dingues. Si jamais vous avez besoin de caillou et de sable, faut venir chez nous. C’est l’aménagement intérieur qui coûte cher. On se fait encore tirer l’oreille pour payer celle de grand-père, et elle n’était pas très grande. Trois chambres, pas plus. » Teppic se retourna et regarda par la fenêtre ; ils étaient alors revenus dans le dortoir.

« Tout le royaume est endetté, reprit-il d’une voix calme. Je veux dire, même nos dettes sont endettées. C’est pour ça que je suis ici, en fait. Faut qu’un membre de notre maison gagne des sous. Un prince royal ne peut plus jouer les plantes d’ornement. Faut qu’il sorte et qu’il se rende utile dans la communauté. »

Chidder s’accouda sur l’appui de la fenêtre.

« Et vous n’auriez pas pu récupérer des trucs dans les pyramides ? demanda-t-il.

— Ne racontez donc pas de bêtises.

— Pardon. »

Teppic considéra d’un œil morne les silhouettes en contrebas.

« Il y a beaucoup de monde ici, constata-t-il pour changer de sujet. Je ne voyais pas ça si grand. » Il frissonna. « Ni si froid, ajouta-t-il.

— Il y a sans arrêt des abandons, dit Chidder. Ils ne supportent pas le programme. L’important, c’est de savoir à quoi et à qui on a affaire. Tu vois ce type, là-bas ? »

Teppic suivit la direction qu’indiquait le doigt et reconnut un groupe d’étudiants plus âgés adossés contre les piliers de l’entrée.

« Le gros ? La figure comme le bout de votre chaussure ?

— C’est Coupchou. Fais gaffe à lui. S’il t’invite à une collation dans son bureau, n’y va pas.

— Et qui c’est, le gamin avec les cheveux bouclés ? » demanda Teppic. Il désignait un petit garçon, objet des attentions d’une dame âgée qui avait l’air au bout du rouleau. Elle léchait son mouchoir et lui tamponnait la figure pour enlever des taches sales. Lorsqu’elle eut terminé, elle lui rectifia sa cravate.

Chidder tendit le cou. « Oh, un petit nouveau, dit-il. Arthur quelque chose. Il ne peut toujours pas se passer de sa mamie, à ce que je vois. Il ne tiendra pas longtemps.

— Oh, pas sûr, fit Teppic. Nous non plus, on ne peut pas se passer de nos momies, et on tient depuis des milliers d’années. »


* * *

Un rond de verre tomba dans le bâtiment silencieux et tinta par terre. Il n’y eut pas d’autre bruit pendant plusieurs minutes. Puis on entendit le glouglou léger d’une burette d’huile. Une ombre qui était allongée naturellement sur la tablette de la fenêtre, véritable morgue pour les mouches à viande, se transforma en un bras qui se déplaçait avec une lenteur végétale vers le loqueteau.

Un raclement métallique, puis toute la fenêtre pivota dans un silence tribologique. Teppic se laissa tomber par-dessus le rebord et disparut dans l’ombre en dessous.

Pendant une ou deux minutes, l’espace poussiéreux s’emplit de l’absence de bruit intense qu’on produit quand on se déplace avec de grandes précautions. D’autres giclées d’huile, puis un murmure métallique lorsque le verrou d’une trappe donnant sur le toit coulissa doucement.

Teppic s’accorda le temps de reprendre sa respiration, et c’est alors qu’il perçut le bruit. Noyé dans le son blanc, à la limite de l’audible, mais il n’y avait aucun doute. On attendait juste au-dessus de la trappe et on avait posé la main sur un bout de papier pour qu’il ne bruisse pas au vent.

Ses doigts lâchèrent le verrou. Il revint avec une extrême prudence à pas glissés sur le plancher graisseux, longea une paroi de bois grossier et découvrit une porte. Cette fois il ne voulut pas courir de risque : il déboucha sa burette d’huile et fit tomber une goutte de silence sur les charnières.

L’instant suivant, il avait franchi la porte. Un rat, qui maraudait nonchalamment dans le couloir livré aux courants d’air, dut se retenir d’avaler sa langue lorsque Teppic le croisa dans un souffle.

Il y avait une autre porte au bout du couloir, puis un dédale de réserves sentant le renfermé, mais il finit par trouver un escalier. Il estimait avoir parcouru pas loin de trente mètres depuis la trappe. Il n’avait pas vu le moindre conduit de cheminée. Il ne voulait pas d’obstacles sur le toit afin d’ajuster son tir.

Il s’accroupit et sortit son étui à couteaux, dont le velours noir dessinait une forme oblongue plus sombre dans l’obscurité. Il choisit un numéro cinq : pas le couteau à lancer de tout le monde, mais efficace pour qui savait le manier.

Peu après, il passa tout doucement la tête par-dessus le bord du toit, un bras replié derrière la nuque mais prêt à se détendre dans un jeu compliqué de forces dont la combinaison enverrait quelques grammes d’acier voler dans la nuit.

Méricet était assis près de la trappe, il regardait son écritoire. Les yeux de Teppic se portèrent vers la planche rectangulaire de la passerelle méticuleusement rangée contre le parapet à quelques pas.

Il était certain de n’avoir fait aucun bruit. Il aurait juré que l’examinateur avait entendu son regard se poser sur lui.

Le vieil homme leva sa tête chauve.

« Merci, monsieur Teppic, dit-il, vous pouvez continuer. »

Teppic sentit la sueur qui le couvrait se glacer. Il fixa la planche, puis l’examinateur et enfin son couteau.

« Oui, monsieur », fit-il. Ça ne semblait pas suffire, en la circonstance. Il ajouta : « Merci, monsieur. »


* * *

Il se souviendrait toujours de sa première nuit au dortoir. La salle était assez longue pour loger les dix-huit garçons de la maison de la Vipère et assez exposée à tous les vents pour accueillir le grand air. Son concepteur avait dû songer au confort, mais pour mieux l’éviter : il avait imaginé un local plus froid dedans que dehors.

« Je croyais qu’on avait des chambres particulières », dit Teppic.

Chidder, qui avait jeté son dévolu sur le lit le moins exposé de tout le réfrigérateur, hocha la tête.

« Plus tard », fit-il. Il s’allongea sur le dos et grimaça. « Est-ce qu’ils affûtent les ressorts, d’après toi ? »

Teppic ne répondit pas. Il trouvait pour tout dire le lit plutôt plus confortable que celui où il dormait chez lui. Ses parents, étant de haute naissance, toléraient naturellement pour leurs enfants des conditions qu’auraient d’emblée rejetées des maringouins indigents.

Il s’étendit sur le matelas peu épais et passa en revue les événements de la journée. Il était inscrit comme assassin, enfin, comme étudiant assassin depuis plus de sept heures, et on ne lui avait même pas encore permis de toucher un couteau. Évidemment, ça s’arrangerait peut-être demain…

Chidder se pencha. « Il est où, Arthur ? » fit-il.

Teppic considéra le lit en face de lui. Un petit sac de vêtements pathétique attendait, soigneusement posé en son milieu, mais aucun signe de son occupant futur.

« Vous croyez qu’il s’est sauvé ? demanda-t-il en scrutant les coins d’ombre alentour.

— Ça se pourrait. Ça arrive souvent, tu sais. Les petits garçons à leurs mamies qui s’en vont de chez eux pour la première fois… »

La porte au bout du dortoir s’ouvrit lentement, et Arthur entra, à reculons, en remorquant un gros bouc peu enclin à le suivre. L’animal résista pas à pas tout au long de l’allée entre les châlits.

Les deux garçons l’observèrent en silence plusieurs minutes tandis qu’il attachait le bouc au pied de son lit et retournait son sac sur les couvertures pour en sortir des bougies noires, un brin d’herbe, un chapelet de crânes et un morceau de craie. La craie en main, la figure rose et radieuse de qui va accomplir ce qu’il sait légitime quoi qu’il advienne, Arthur traça un double cercle autour de son lit avant de se mettre sur ses genoux potelés et de remplir l’intervalle d’une série de symboles occultes, les plus déplaisants que Teppic avait jamais vus. Lorsqu’il en eut terminé à son gré, il plaça les bougies à des points stratégiques et les alluma ; elles crachotèrent et dégagèrent une odeur qui coupait l’envie de savoir en quoi elles étaient faites.

Il saisit un couteau court à manche rouge dans le bric-à-brac sur le lit et s’avança vers le bouc… Un oreiller lui atterrit sur la nuque. « Dis donc ! Espèce de petit salaud de bigot ! » Arthur lâcha le couteau puis éclata en sanglots. Chidder s’assit dans son lit.

« C’est toi, Camembier ! dit-il. Je t’ai vu ! » Camembier, un adolescent maigre et rouquin dont la figure n’était qu’une grosse tache de son, lui lança un regard noir.

« Quoi ! ça n’est plus possible, lança-t-il. On n’arrive pas à dormir avec tous ces rituels religieux. Je veux dire, de nos jours il n’y a plus que les gamins qui font leurs prières avant de se coucher, on est censés apprendre à devenir des assassins…

— Tu ferais drôlement bien de la fermer, Camembier, s’écria Chidder. Le monde ne s’en porterait pas plus mal si davantage de gens faisaient leurs prières, tu sais. Je reconnais que je ne dis pas les miennes aussi souvent qu’il faudrait… »

Un oreiller l’interrompit au beau milieu d’une phrase. Il bondit hors de sa couche et sauta sur le rouquin en battant l’air des poings.

Alors que le reste du dortoir s’attroupait autour de la bagarre, Teppic se glissa hors de son lit et rejoignit à pas feutrés Arthur qui pleurnichait, assis sur le bord du sien.

Il lui tapota l’épaule d’une main hésitante, geste qu’il savait censé réconforter les gens. « Moi, je ne pleurerais pas pour ça, petit, dit-il d’un ton bourru.

— Mais… mais toutes les runes ont été piétinées, fit Arthur. C’est trop tard, maintenant ! Et ça veut dire que le Grand Orm va venir cette nuit m’arracher les entrailles autour d’un bâton !

— Non ?

— Et me gober les yeux, a dit ma grand-mère !

— Bon sang ! fit Teppic, fasciné. C’est vrai ? » Il était content d’avoir son lit en face de celui d’Arthur, il serait aux premières loges. « C’est quoi, cette religion ?

— On est des ormites-strictement-autorisés », répondit Arthur. Il se moucha. « J’ai remarqué que tu ne pries pas, toi, reprit-il. Tu n’as pas de dieu ?

— Oh, si, fit Teppic d’une voix hésitante, pour ça, j’en ai un.

— Tu n’as pas l’air de vouloir lui parler. »

Teppic secoua la tête. « Je ne peux pas, expliqua-t-il. Pas ici. Il ne m’entendrait pas, vous comprenez.

— Mon dieu à moi, il m’entend partout, dit Arthur avec ferveur.

— Eh bien, le mien a du mal quand on est à l’autre bout de la pièce, fit Teppic. Ça peut être très gênant.

— Tu n’es pas un offlien, dis ? » demanda Arthur. Offler était un dieu crocodile dépourvu d’oreilles.

« Non.

— Tu adores quel dieu, alors ?

— Je n’adore pas exactement, répondit Teppic, mal à l’aise. Je ne dirais pas que j’adore. Enfin, il est bien quand même. C’est mon père, si vous voulez savoir. »

Les yeux bordés de rose d’Arthur s’écarquillèrent.

« Tu es le fils d’un dieu ? chuchota-t-il.

— C’est comme ça quand on est roi, là d’où je viens, s’empressa de le renseigner Teppic. Il n’a pas grand-chose à faire. Ce sont les prêtres qui dirigent le pays, en réalité. Lui, il veille à ce que le fleuve déborde tous les ans, voyez, et il s’occupe de la Grande Vache de la Voûte Céleste. Enfin, il s’occupait.

— La Grande…

— Ma mère, expliqua Teppic. Tout ça est très embarrassant.

— Est-ce qu’il châtie les gens ?

— Je ne crois pas. Il ne m’a jamais dit. »

Arthur tendit la main vers le pied du lit. Le bouc, dans la confusion, avait brouté sa corde et passé la porte au petit trot en se jurant de laisser tomber la religion à l’avenir.

« Qu’est-ce que je vais prendre ! fit-il. J’imagine que tu ne peux pas demander à ton père d’expliquer au Grand Orm ce qui s’est passé ?

— Il pourrait peut-être, dit Teppic sans certitude. J’allais lui écrire demain, de toute façon.

— Le Grand Orm se trouve normalement dans l’un des enfers, d’où il surveille tout ce qu’on fait. Tout ce que je fais, toujours bien. Il ne reste plus que ma grand-mère et moi maintenant, et ma grand-mère ne fait pas grand-chose d’intéressant à surveiller.

— Je n’oublierai pas de lui dire.

— Tu crois que le Grand Orm va venir cette nuit ?

— Non, je ne crois pas. Je demanderai à mon père de penser à lui dire de ne pas venir. »

À l’autre bout du dortoir, Chidder était agenouillé sur le dos de Camembier et lui cognait la tête avec constance contre le mur.

« Répète, ordonna-t-il. Allez… “Il n’y a pas de mal…”

— “Il n’y a pas de mal quand un gars a le courage…” Tu vas voir, Chidder, sale…

— Je ne t’entends pas, Camembier.

— “… le courage de dire ses prières devant les autres”, espèce de pourri.

— Bien. N’oublie pas ça. »

Une fois les lumières éteintes, allongé dans son lit, Teppic réfléchissait à la religion. Un sujet assurément fort complexe.

La vallée du Jolh avait ses propres dieux, des dieux qui n’avaient rien à voir avec le monde extérieur. Elle en avait toujours tiré fierté. Les dieux étaient sages, justes, ils dirigeaient la vie des hommes avec doigté et prévoyance, il n’y avait pas à revenir là-dessus, mais des mystères subsistaient.

Par exemple, il savait que son père faisait lever le soleil, déborder le fleuve et ainsi de suite. C’était la base, la routine des pharaons depuis l’époque de Kaloteh, on n’allait pas remettre ces choses-là en doute. Une question se posait pourtant : est-ce qu’il faisait lever le soleil uniquement dans la Vallée ou partout dans le monde ? La première hypothèse paraissait la plus vraisemblable, à la réflexion, son père ne rajeunissait pas, mais c’était plutôt difficile de croire que le soleil se levait partout sauf dans la Vallée, d’où la conclusion pénible que le soleil se lèverait même si son père oubliait sa tâche, une éventualité tout à fait plausible. Il n’avait jamais vu le pharaon se décarcasser pour obliger le soleil à se lever, il fallait bien le reconnaître. On aurait pu s’attendre au moins à des grognements d’effort aux alentours de l’aube. Son père ne se levait qu’après le petit-déjeuner. Tout comme le soleil.

Il lui fallut du temps pour s’endormir. Le lit, malgré ce qu’en disait Chidder, était trop mou, le dortoir trop froid et, pire que tout, le ciel par la fenêtre trop sombre. Chez lui, les embrasements de la nécropole l’auraient illuminé de leurs flammes silencieuses et fantomatiques mais cependant familières et rassurantes, comme si les ancêtres veillaient sur leur vallée. Il n’aimait pas l’obscurité…

La nuit suivante dans le dortoir, l’un des gars originaire d’un peu plus loin sur la côte tenta timidement d’enfermer son voisin de lit dans une cage d’osier qu’il avait confectionnée en cours d’artisanat, puis de le faire griller. La nuit d’après, Snoxall, qui occupait le lit voisin de la porte et venait d’un petit pays perdu quelque part au milieu des forêts, se peinturlura en vert et demanda des volontaires pour qu’il leur enroule les intestins autour d’un arbre. Le jeudi, une petite guerre éclata entre ceux qui vénéraient la Déesse Mère sous son aspect lunaire et ceux qui la vénéraient sous la forme d’une grosse femme aux fesses monstrueuses. Après quoi les maîtres intervinrent pour expliquer que la religion, si elle avait du bon, menait parfois à des excès.


* * *

Teppic se disait qu’on ne pardonnait sûrement pas le manque de ponctualité. Mais il faudrait que Méricet l’attende à la tour, non ? Et lui s’y rendait par le chemin le plus direct. Le vieux ne pouvait pas y arriver le premier. Remarquez, il n’aurait pas dû non plus arriver le premier à la passerelle de la ruelle… Il a sûrement enlevé la planche avant mon épreuve orale, puis grimpé sur le toit pendant que j’escaladais le mur, songea Teppic sans en croire un mot.

Il courut le long d’une ligne de faîtes, les sens à l’affût de tuiles retirées ou de fils tendus. Son imagination peuplait le moindre recoin d’ombre de silhouettes aux aguets.

La tour du gong surgit devant lui. Il s’arrêta et la considéra. Il l’avait déjà vue des centaines de fois et l’avait presque aussi souvent escaladée, même si son niveau de difficulté atteignait tout juste 1,8 malgré le dôme de cuivre qui la chapeautait et dont l’ascension offrait un certain intérêt. Un point de repère familier, rien d’autre. Elle n’en était que plus effrayante à présent ; sa forme trapue se dressait en face de lui, menaçante sur le fond grisâtre du ciel.

Il reprit sa marche, plus lentement désormais, s’approcha de la tour en traversant en diagonale le toit faiblement pentu. Il lui vint à l’esprit qu’il avait ses initiales là-haut, sur le dôme, à côté de celles de Chiddy et de centaines d’autres jeunes assassins, et qu’elles y resteraient même s’il mourait cette nuit. Il y trouva un certain réconfort. Quoique pas beaucoup.

Il décrocha sa cordelette et la lança aisément jusqu’au large parapet qui courait sur tout le périmètre de la tour, juste sous le dôme. Il tirailla un peu dessus et entendit le claquement léger du grappin qui trouvait où s’accrocher.

Puis il tira aussi fort qu’il put en prenant appui d’un pied sur une souche de cheminée.

Brusquement, sans un bruit, un pan de parapet coulissa vers l’avant et bascula.

Il y eut un fracas lorsqu’il atterrit sur le toit en dessous avant de glisser sur les tuiles. Puis une autre pause, que ponctua un choc sourd au loin lorsqu’il s’écrasa dans la rue silencieuse. Un chien aboya.

Le calme régnait sur les toits. Là où s’était trouvé Teppic, le vent agitait l’air brûlant.

Au bout de plusieurs minutes, il émergea de l’ombre la plus épaisse d’une souche de cheminée, un sourire étrange et terrible aux lèvres.

Rien de ce que faisait l’examinateur ne pouvait être injuste. Les clients d’un assassin étaient invariablement assez riches pour s’offrir une protection extrêmement ingénieuse, qui allait jusqu’à engager des assassins à leur solde[5]. Méricet ne voulait pas le tuer ; il voulait seulement qu’il se tue tout seul.

Il s’approcha en crabe de la base de la tour et trouva un tuyau d’évacuation. On ne l’avait pas enduit de touglisse, à sa grande surprise, mais ses doigts légers et fureteurs découvrirent les aiguilles empoisonnées peintes en noir, collées sur la face interne du conduit. Il en retira une à l’aide de sa pince à épiler et la renifla.

De la boursoufle distillée. Un produit plutôt onéreux, aux effets étonnants. Il sortit une petite fiole de verre de sa ceinture et ramassa autant d’aiguilles qu’il put, puis il enfila ses gants de protection et, à la vitesse d’un paresseux, entama son ascension.


* * *

« Il risque d’arriver, dans l’exercice de vos activités en ville, que vous vous retrouviez face à un collègue, peut-être même l’un de ces messieurs dont vous partagez en ce moment le banc. C’est un cas de figure tout à fait courant et que faites-vous monsieur Chidder non ne me dites rien je préfère ne pas le savoir vous viendrez me voir après le cours normal. Libre à chacun de se défendre de son mieux. Il existe cependant d’autres ennemis qui ne vous lâcheront pas d’une semelle, contre lesquels vous êtes cous mal préparés et qui sont, monsieur Camembier ? »

Méricet se retourna soudain de son tableau comme un vautour qui vient d’entendre un râle d’agonie et il pointa sa craie sur Camembier qui déglutit avec peine.

« La Guilde des Voleurs, monsieur, parvint-il à dire.

— Au tableau, mon garçon. »

Des rumeurs couraient à voix basse dans les dortoirs sur les sanctions que Méricet avait infligées par le passé aux élèves négligents, des sanctions toujours mal définies mais horribles. La classe se détendit. Méricet se concentrait généralement sur une seule victime à la fois, tout ce qui leur restait à faire maintenant, c’était de prendre l’air intéressé et de jouir du spectacle. Cramoisi jusqu’aux oreilles, Camembier se leva et s’avança dans l’allée entre les pupitres.

Le maître l’examina, la mine songeuse.

« Bien, voilà, dit-il, nous avons ici monsieur Camembier G., en maraude sur les toits instables. Notez les oreilles résolues. Le port assuré des genoux. »

La classe gloussa respectueusement. Camembier se fendit d’un sourire idiot et roula des yeux.

« Mais qui sont ces silhouettes sinistres qui ne le lâchent pas d’une semelle, hein ? Puisque vous trouvez ça drôle, monsieur Teppic, auriez-vous la bonté de donner la réponse à monsieur Camembier ? »

Teppic se figea au beau milieu d’un rire.

Le regard acéré de Méricet le transperça. On dirait Dios, le grand prêtre, songea Teppic. Même Père a peur de Dios.

Il savait ce qu’il aurait dû faire, mais pas question. Il aurait dû faire dans sa culotte.

« La préparation insuffisante, dit-il. La négligence. Le manque de concentration. Le mauvais entretien des outils. Oh, et l’excès de confiance en soi, monsieur. »

Méricet soutint son regard un moment, mais Teppic s’était entraîné sur les chats du palais.

Le professeur finit par esquisser un sourire bref qui n’avait absolument aucun lien de parenté avec l’humour, puis il lança la craie en l’air, la rattrapa et dit :

« Monsieur Teppic a tout à fait raison. Surtout pour l’excès de confiance en soi. »


* * *

Une saillie conduisait à une fenêtre ouverte, comme une invite. Il y avait de l’huile sur la saillie, et Teppic consacra plusieurs minutes à visser de petits crampons dans les fissures de la maçonnerie avant d’aller plus loin.

Il se suspendit facilement près de la fenêtre et entreprit de retirer de sa ceinture un ensemble de courtes tiges de métal. Elles étaient filetées à leurs extrémités, et après quelques secondes d’un travail diligent il obtint une canne de près d’un mètre au bout de laquelle il fixa un petit miroir.

Son dispositif ne lui révéla rien dans la pénombre de la pièce. Il ramena la canne et fit un nouvel essai, cette fois en y attachant sa capuche rembourrée de ses gants pour donner l’illusion d’une tête prudente qui se découpe dans l’encadrement de la fenêtre. Il s’attendait à ce qu’elle écope d’une fléchette ou d’un carreau d’arbalète, mais personne ne la prit pour cible.

Il avait froid maintenant, malgré la chaleur de la nuit. Le velours noir avait belle allure, mais c’est tout ce qu’on pouvait en dire. La tension et la fatigue l’avaient mis en nage, il baignait dans plusieurs litres d’eau.

Il s’avança.

Un mince fil noir était tendu sur l’appui de la fenêtre, et une lame en dents de scie vissée au châssis à guillotine relevé. Ce fut l’affaire d’un instant de bloquer le châssis avec d’autres tiges puis de couper le fil ; la fenêtre descendit de quelques millimètres. Il sourit dans le noir.

Un balayage avec une canne plus longue à l’intérieur de la pièce lui apprit qu’il y avait un plancher, apparemment vide de tout obstacle. Il y avait aussi un fil à hauteur de poitrine. Il ramena la canne, adapta un petit crochet à son extrémité, la retendit, accrocha le fil et tira.

Un carreau d’arbalète s’enfonça dans le vieux plâtre avec un claquement sourd.

Un morceau d’argile au bout de la même canne poussée doucement sur le plancher révéla plusieurs chardons métalliques. Teppic les ramena et les examina avec intérêt. Ils étaient en cuivre. S’il avait employé le coup de l’aimant, la méthode habituelle, il ne les aurait pas trouvés.

Il réfléchit un moment. Il avait dans son sac des jardinières à enfiler par-dessus ses chaussures. C’étaient des accessoires abominables pour se déplacer discrètement, mais il se les passa quand même aux pieds. (Les jardinières sont des galoches renforcées de métal. Elles prennent soin de vos plantes. Vieille blague d’assassin.)

Méricet était un adepte des poisons, après tout. De la boursoufle ! S’il en avait enduit les chardons, Teppic risquait de tapisser les murs. Plus la peine de l’enterrer, suffirait de refaire la décoration par-dessus[6].

Les règles. Méricet allait devoir suivre les règles. Le maître ne pouvait pas le tuer comme ça sans prévenir. Il s’arrangerait pour qu’il se tue tout seul, par négligence ou excès de confiance en soi.

Il se laissa tomber souplement dans la chambre et attendit que ses yeux s’habituent à l’obscurité. Quelques balayages de canne ne détectèrent plus de fils ; il y eut un craquement par terre lorsqu’une jardinière écrasa un chardon.

« Prenez votre temps, monsieur Teppic. »

Méricet se tenait debout dans un angle. Teppic entendit le faible grattement de son crayon lorsqu’il prit une note. Il s’efforça d’oublier le bonhomme. Il s’efforça de réfléchir.

Une silhouette était allongée sur un lit. Une couverture la masquait entièrement.

C’était la dernière épreuve. La chambre où tout se décidait. L’épreuve dont les diplômés ne parlaient jamais. Les recalés n’étaient plus là pour poser des questions.

Des choix défilèrent dans la tête de Teppic. En un pareil moment, se dit-il, des conseils divins ne seraient pas de trop. Où êtes-vous, papa ?

Il envia ses camarades d’école qui croyaient en des dieux intangibles séjournant très, très loin au sommet d’une montagne quelconque. On pouvait vraiment croire en de telles divinités. Mais on avait beaucoup de mal à croire en un dieu qu’on voyait tous les matins au petit-déjeuner.

Il décrocha son arbalète dont il vissa les éléments graissés. Ce n’était pas l’arme adéquate, mais il était à court de couteaux et avait les lèvres trop sèches pour la sarbacane.

Des petits bruits secs lui parvinrent depuis l’angle de la chambre. Méricet se tapotait négligemment les dents avec son crayon.

Il s’agissait peut-être d’un mannequin, là-dessous. Comment savoir ? Non, c’était forcément une personne réelle. Il connaissait les rumeurs qui couraient. Et s’il essayait les tiges… ?

Il fit non de la tête, leva l’arbalète et visa soigneusement. « Quand vous voudrez, monsieur Teppic. »

C’était le grand moment.

C’était là que les maîtres voyaient si les élèves pouvaient tuer.

C’était à ça qu’il ne voulait pas penser.

Il savait qu’il ne pouvait pas.


* * *

Tous les octedis après-midi ils avaient cours d’opportunisme politique avec Dame T’malia, l’une des rares femmes à occuper de hautes fonctions à la Guilde. Tout autour de la mer Circulaire on savait que pour vivre vieux, il fallait entre autres ne pas se mettre à table avec Sa Seigneurie. Ses bijoux d’une seule main renfermaient assez de poison pour inhumer une petite ville. Elle était merveilleusement belle, mais d’une beauté calculée, tributaire de trois heures de labeur acharné tous les matins et de toute une équipe de peintres, manucures, plâtriers, corsetiers et tailleurs talentueux. Lorsqu’elle marchait, on entendait le faible couinement de baleines de corset à l’agonie.

Les élèves apprenaient. Pendant qu’elle donnait son cours, ils ne la quittaient pas des yeux. Enfin, pas elle mais ses doigts.

« Donc, disait-elle, considérons la situation avant la création de la Guilde. Dans cette cité, comme à vrai dire dans beaucoup d’autres, la civilisation se nourrit et profite de l’interaction dynamique des intérêts entre de nombreux cartels aussi vastes que puissants.

« Avant la création de la Guilde, toute tentative de développement parmi ces consortiums amenait invariablement des discussions regrettables qui finissaient très mal. Ces discussions étaient très néfastes à la bonne marche de la communauté. Comprenez, je vous prie, que là où règne la mésentente, le commerce dépérit.

« Et pourtant, et pourtant. » Elle s’étreignit la poitrine. On entendit un gémissement de galion tirant des bords contre la tempête.

« À l’évidence, il fallait trouver un moyen radical mais responsable de régler des différends inconciliables, poursuivit-elle, alors on a jeté les bases de la Guilde. Quel bonheur… – son brusque éclat de voix tira dans un sursaut coupable plusieurs dizaines de jeunes gens de leurs rêveries intimes – ont dû éprouver les contemporains de ces temps anciens, quand des hommes aux intentions hautement morales ont entrepris de forger l’instrument politique ultime en dehors de la guerre. Quelle chance vous avez aujourd’hui d’étudier pour une guilde qui exige tant en matière de tenue, de maintien, de manières, de talents cachés, mais qui vous offre un pouvoir dont seuls les dieux avaient autrefois l’apanage. En vérité, le monde vous ouvre son lit, vous tend les draps, oserai-je dire… »

Chidder traduisit une bonne partie de son discours derrière les écuries pendant la pause-déjeuner.

« Je sais ce que ça veut dire : « finir très mal », lança Camembier d’un air hautain. Ça veut dire inhumer à la hache.

— Alors là, sûrement pas, répliqua Chidder.

— Qu’est-ce que t’en sais, toi ?

— Ma famille est dans le commerce depuis des années.

— Huh. Le commerce. »

Chidder ne s’étendait jamais sur le type de commerce auquel se livrait sa famille. Il s’agissait en gros de transporter des marchandises et de pourvoir à des besoins, mais il restait toujours vague sur les marchandises et les besoins en question.

Après avoir balancé son poing dans la figure de Camembier il expliqua doctement ce que sous-entendait « finir très mal » : non seulement on inhumait la victime, de préférence d’une façon expéditive, mais ses associés et ses employés partageaient son sort, de même que les locaux commerciaux, le bâtiment et une grande partie du voisinage. Ainsi toutes ses relations savaient que l’homme avait été assez imprudent pour se faire des ennemis capables de se mettre très en colère et de manquer de retenue.

« Bon sang, lâcha Arthur.

— Oh, ça, ce n’est rien, ajouta Chidder. Une nuit du Porcher, mon grand-père et son service comptable ont participé à une réunion au sommet avec ceux du quartier Moyeu, et quinze corps n’ont jamais été retrouvés. Regrettable, ces pratiques-là. Ça fait du tort au monde des affaires.

— Au monde des affaires en général, ou seulement à certains éléments qui font la planche sur le ventre dans le fleuve ? lança Teppic.

— C’est ça, le truc. Valait mieux le système de la Guilde, répondit Chidder en secouant la tête. Tu comprends. C’est propre. C’est pour ça que mon père m’a demandé d’entrer à la Guilde. Je veux dire, il faut faire marcher la boutique par les temps qui courent, on ne peut pas consacrer tout son temps aux relations publiques. »


* * *

L’extrémité de l’arbalète fut prise de tremblements.

Il aimait tout le reste à l’école : l’escalade, l’éducation musicale, la culture générale. C’était de devoir finir par tuer ses semblables qui le travaillait. Il n’avait jamais tué personne.

Voilà, se dit-il. C’est maintenant que tout le monde voit si tu en es capable, y compris toi-même.

Si je me trompe maintenant, je suis mort.

Dans son coin, Méricet se mit à fredonner un petit air démoralisant.

La Guilde avait un prix à payer pour son statut officiel. Elle veillait à ce qu’il n’y ait pas d’assassins négligents, hésitants ou, si l’on peut dire, meurtrièrement inefficaces. On ne connaissait pas de recalés à l’examen.

Il y en avait, pourtant. Seulement, on ne les voyait jamais. Ç’en était peut-être un, sous la couverture, peut-être même Chidder, ou Snoxall, ou n’importe lequel des copains. Ils passaient tous l’épreuve ce soir. Peut-être que s’il échouait on le fourrerait là-dessous…

Teppic s’efforça de distinguer la forme allongée.

« Ahem », toussa l’examinateur.

Il avait la gorge sèche. La panique montait en lui comme un dîner de poivrot.

Ses dents insistaient pour claquer. Son épine dorsale se glaçait, ses vêtements n’étaient plus que des haillons bons pour l’essorage. Le monde se ralentit.

Non. Pas question de faire ça. La brusque décision le frappa comme une brique dans une ruelle sombre et le surprit presque autant. Il ne détestait pas la Guilde, non, pas plus qu’il n’en voulait spécialement à Méricet, mais ce n’étaient pas des façons de mettre des gens à l’épreuve. Ça n’était pas bien, là.

Il décida de rater son examen. Qu’est-ce que le vieux maître pourrait y faire, dans cette chambre ?

Et il le raterait avec élégance.

Il se tourna face à Méricet, fixa tranquillement l’examinateur droit dans les yeux, tendit la main armée de l’arbalète dans une vague direction sur sa droite et pressa la détente.

Il y eut un bruit sec de corde métallique.

Il y eut un tintement lorsque le carreau ricocha sur un clou dans l’appui de la fenêtre. Méricet se baissa brusquement quand il lui vrombit au-dessus de la tête. Le trait frappa un support de torche fixé au mur et passa près de la figure blême de Teppic en ronronnant comme un chat enragé.

Il y eut un choc sourd lorsqu’il se ficha dans la couverture, puis le silence.

« Merci, monsieur Teppic. Si vous voulez bien m’accorder encore un instant. »

Le vieil assassin s’absorba dans l’étude de son écritoire en remuant des lèvres.

Il saisit le crayon qui pendouillait en dessous par un bout de ficelle effilochée et inscrivit quelques notes sur un morceau de papier rose.

« Je ne vous demanderai pas de me le prendre des mains, dit-il, pour des tas de raisons. Je vais le déposer sur la table près de la porte. »

Il eut un sourire pas franchement sympathique : un sourire pincé, desséché, dont toute la chaleur s’était évaporée depuis longtemps : un sourire de cadavre de deux ans au bas mot sous le soleil brûlant du désert. Mais au moins, on sentait qu’il faisait un effort.

Teppic n’avait pas bougé. « Je suis reçu ? demanda-t-il.

— Il semble que ce soit le cas.

— Mais…

— Vous n’ignorez pas, j’en suis sûr, que nous n’avons pas le droit de discuter de l’examen avec les élèves. Je peux néanmoins vous dire que personnellement je n’approuve pas ces techniques modernes qui en mettent plein la vue. Bonjour chez vous. » Et Méricet sortit d’un air digne.

Teppic trottina jusqu’à la table poussiéreuse près de la porte et baissa les yeux, horrifié, sur le papier. Par pure habitude, il tira une paire de pinces à épiler de son sac pour le saisir.

Il était authentique. Il portait le sceau de la Guilde et le gribouillis en pattes de mouche qui ne pouvait être que la signature de Méricet ; il l’avait vue assez souvent, en général au bas des feuilles de contrôle, accompagnée de commentaires du genre : 3/10. Passez me voir.

À pas feutrés, il s’approcha de la forme sur le lit et souleva la couverture.


* * *

Il était presque une heure du matin. Ankh-Morpork commençait seulement à s’animer.

Si c’étaient les ténèbres là-haut sur les toits, dans le monde aérien des voleurs et des assassins, tout en bas la vie de la cité envahissait les rues comme une marée.

Teppic fendait la cohue, l’air hébété. Tout autre qui aurait affiché pareille mine ahurie se serait vu proposer une visite guidée du lit du fleuve, mais il portait la tenue noire des assassins, aussi la foule s’écartait-elle automatiquement devant lui pour se refermer derrière. Même les pickpockets l’évitaient. On ne savait jamais sur quoi on risquait de poser la main. Il franchit d’un air absent les portes de la Guilde et s’assit sur un siège de marbre noir, le menton sur le poing.

Sa vie s’arrêtait là, voilà. Il n’avait pas réfléchi à ce qui se passerait après l’examen. Il n’avait pas osé envisager un après.

On lui tapa sur l’épaule. Au moment où il se retournait, Chidder prit place à côté de lui et sortit sans un mot un bout de papier rose.

« Fastoche, dit-il.

— Tu es reçu aussi ? » fit Teppic.

Chidder eut un large sourire. « Pas de problème, dit-il. Je suis tombé sur Nivor. Pas de problème. Il m’a quand même donné un peu de souci avec le dérapage en côte. Et toi ?

— Hmm ? Oh. Non. » Teppic s’efforça de se secouer. « Pas de souci, dit-il.

— Tu as des nouvelles des autres ?

— Non. »

Chidder se renversa en arrière. « Camembier va l’avoir, dit-il avec hauteur, et le petit Arthur. Pour les autres, je ne crois pas. On leur donne vingt minutes, qu’est-ce que tu en dis ? »

Teppic tourna vers lui une figure au supplice. « Chiddy, je…

— Quoi ?

— Au dernier moment, j’…

— Quoi donc ? »

Teppic contempla les pavés. « Rien, répondit-il.

— Tu as de la veine, toi… Tu t’es bien baladé au grand air sur les toits. Moi, je me suis payé les égouts et, après, la garde-robe dans la tour des Merciers. Il a fallu que je me change en rentrant.

— Tu as eu un mannequin, toi ? demanda Teppic.

— Bon sang, pas toi ?

— Mais ils nous ont fait croire que ç’allait être vrai ! gémit Teppic.

— Tu as cru que c’était vrai, non ?

— Si !

— Ben alors. Et tu es reçu. Pas de problème.

— Mais tu ne t’es pas demandé qui ça pouvait être sous la couverture, qui c’était et pourquoi… ?

— J’avais surtout peur de rater mon coup, reconnut Chidder. Puis je me suis dit… ben… c’est pas mes oignons.

— Mais moi, je… » Teppic se tut. Que pouvait-il faire ? S’expliquer ? D’une certaine façon, ça ne paraissait pas une très bonne idée.

Son ami lui flanqua une claque dans le dos.

« Ne t’en fais donc pas ! dit-il. On l’a eu ! »

Et Chidder brandit son pouce pressé contre l’index et le majeur de la main droite, selon l’antique salut des assassins.


* * *

Un pouce pressé contre deux doigts, et la silhouette maigre de Crucialle, le professeur principal, dressée au-dessus des élèves apeurés.

« Nous ne sommes pas des meurtriers », dit-il. Il avait la voix douce ; le professeur ne l’élevait jamais, mais il avait une façon de lui donner la hauteur et l’effet qui lui permettaient de se faire entendre dans un ouragan.

« Nous n’exécutons pas. Nous ne massacrons pas. Jamais, soyez-en sûr, jamais nous ne torturons. Nous ne donnons pas dans le crime passionnel, vengeur ni gratuit. Nous ne le faisons pas pour tirer plaisir de l’inhumation, pour satisfaire quelque besoin secret, pour y gagner de menus avantages, pas plus que pour défendre une cause ni une croyance ; je vous le dis, messieurs, toutes ces raisons sont suspectes au dernier degré. Regardez le visage de l’homme qui veut vous tuer au nom d’une croyance, et vos narines vont flairer l’odeur de l’abomination. Écoutez un discours prônant la guerre sainte, et, je vous l’assure, vos oreilles vont entendre les bruissements des écailles du Mal et le frottement de sa queue monstrueuse par-dessus la pureté du langage.

« Non, nous le faisons pour l’argent.

« Et, parce qu’il nous faut surtout connaître la valeur d’une vie humaine, nous le faisons pour très cher.

« Il existe peu de motifs aussi louables, aussi dépourvus d’hypocrisie.

« Nil mortifi sine lucre. Rappelez-vous. On ne tue pas sans être payé. »

Il marqua une pause.

« Et donnez toujours un reçu », ajouta-t-il.


* * *

« Alors, tout va bien », fit Chidder. Teppic hocha tristement la tête. Voilà ce qui était agréable chez Chidder. Il avait cette faculté enviable de ne pas prendre ce qu’il faisait au sérieux.

Une silhouette s’avança prudemment par les portes ouvertes[7]. La lumière de la torche dans la loge du concierge se refléta sur des cheveux blonds et bouclés.

« Vous l’avez eu tous les deux, alors », fit Arthur en brandissant négligemment le bout de papier.

Arthur avait beaucoup changé en sept ans. Le peu d’enthousiasme du Grand Orm à exercer sur lui une vengeance organique pour son manque de piété l’avait guéri de sa propension à courir partout, la tête cachée sous son habit. Sa petite taille lui donnait un avantage naturel dans les secteurs professionnels qui impliquaient des espaces réduits. Son aptitude innée à canaliser sa violence s’était révélée le jour où Coupchou et quelques copains avaient trouvé marrante l’idée de lancer en l’air les bizuts dans une couverture et qu’ils avaient commencé par Arthur ; au bout de dix secondes il avait fallu les efforts conjugués de tous les gars du dortoir pour le retenir et lui arracher les restes d’une chaise d’entre les doigts. On avait appris par la suite qu’il était le fils de feu Johan Ludorum, l’un des plus grands assassins de l’histoire de la Guilde. Les fils d’assassins défunts bénéficiaient toujours de la gratuité des études. Oui, la corporation manifestait parfois une vocation sociale.

Il ne faisait de doute à personne qu’Arthur serait reçu. Il avait suivi des cours supplémentaires et obtenu le droit de se servir de poisons particulièrement raffinés. Il allait probablement rester afin de parfaire son éducation.

Ils attendirent jusqu’à ce que les gongs de la cité sonnent deux heures. L’horlogerie morporkienne n’était pas une technologie de grande précision, et de toute façon la plupart des communautés locales avaient leur propre idée sur la composition d’une heure, aussi les carillons continuèrent-ils de rebondir sur les toits pendant cinq minutes.

Lorsqu’il devint évident que le consensus urbain optait en faveur des deux heures largement passées, les trois amis cessèrent de se regarder les chaussures en silence.

« Bon, eh ben voilà, fit Chidder.

— Pauvre vieux Camembier, dit Arthur. C’est affreux, quand on y pense.

— Oui, il me devait deux ou trois sous, convint Chidder. Venez. Je nous ai préparé quelque chose. »


* * *

Le roi Teppicymon XXVII sortit du lit et se colla les mains sur les oreilles pour étouffer le rugissement de la mer. Quel vacarme ce soir !

Il l’entendait toujours plus fort quand il ne se sentait pas dans son assiette. Il lui fallait se distraire. Il pouvait faire venir Ptorothée, sa servante favorite. Elle était spéciale. Son chant lui redonnait le moral. La vie semblait tellement plus belle quand elle s’arrêtait.

Sinon, il y avait le lever du soleil. Toujours réconfortant, le lever du soleil. C’était agréable de s’asseoir enveloppé dans une couverture sur le toit le plus haut du palais, pour regarder la brume monter du fleuve tandis que le flux doré se répandait sur le pays. On ressentait la douce satisfaction du travail bien fait. Même si on ne savait pas vraiment comment on s’y était pris…

Il se leva, enfila ses pantoufles puis sortit à pas feutrés de sa chambre pour suivre le large couloir qui menait à l’immense escalier en colimaçon puis au toit. Quelques chandelles à mèche de jonc éclairaient les statues des autres dieux locaux, découpaient sur les murs les ombres mouvantes de créatures à tête de chien, à corps de poisson, aux bras d’araignée. Il les connaissait depuis tout gamin. Sans eux ses cauchemars d’enfant seraient restés sans consistance.

La mer. Il ne l’avait vue qu’une fois, quand il était petit. Il ne s’en rappelait pas grand-chose, en dehors de son immensité. Et du bruit. Et des mouettes.

Les mouettes le travaillaient. Elles avaient l’air d’avoir tout compris, les mouettes. Il aurait bien aimé revenir sous cette forme-là, un jour, mais on n’avait évidemment pas le choix quand on était pharaon. On ne revenait jamais. On ne partait pas vraiment, d’ailleurs.


* * *

« Ben… c’est quoi ? demanda Teppic.

— Goûtez, fit Chidder, allez-y, goûtez. C’est l’occasion ou jamais.

— C’est dommage d’abîmer tout ça, dit courageusement Arthur en baissant les yeux sur la composition délicate dans son assiette. C’est quoi, tous les petits trucs rouges ?

— Rien que des radis, répondit Chidder avec agacement. Ce n’est pas ça, l’important. Allez-y, essayez. »

Teppic avança la petite fourchette de bois et embrocha un morceau de poisson blanc de l’épaisseur d’une feuille de papier. Le chef qui avait préparé le spongi ne le quittait pas des yeux avec l’air de qui fête son premier anniversaire à un bambin. Comme tout le restaurant, s’aperçut-il.

Il mâcha prudemment. C’était salé et légèrement caoutchouteux, avec un arrière-goût d’eau de vidange.

« C’est bon ? » demanda anxieusement Chidder. Plusieurs dîneurs voisins se mirent à applaudir.

« Ça change, concéda Teppic tout en mâchant. C’est quoi ?

— Du poisson-globe pélagien, répondit Chidder.

» N’aie pas peur, s’empressa-t-il d’ajouter lorsque Teppic reposa sa fourchette d’un air éloquent, c’est sans danger quand on enlève tout l’estomac, le foie et l’appareil digestif, voilà pourquoi ça coûte les yeux de la tête, il ne peut pas y avoir de chef de deuxième ordre pour préparer ce plat, on écrit des poèmes dessus, c’est le plus cher du monde, rien que la bouchée que tu as essayée…

— C’est ça, oui, une bouchée décès », marmonna Teppic en se ressaisissant. On avait quand même dû préparer le poisson correctement, sinon il décorerait maintenant les murs sous forme de papier peint. Il donna des petits coups méfiants aux racines découpées en tranches qui garnissaient le reste de l’assiette.

« Et ces trucs-là, ça fait quoi ? demanda-t-il.

— Ben, si on ne les prépare pas exactement comme il faut pendant six semaines, ça provoque des réactions catastrophiques sur les acides gastriques, répondit Chidder. Excuse-moi. Je m’étais dit qu’on devait fêter l’examen avec le repas le plus cher qu’on pouvait s’offrir.

— Je vois. Du poisson-frites pour les vrais hommes.

— Ils n’auraient pas du vinaigre des fois ? fit Arthur, la bouche pleine. Et avec un peu de purée de pois, ça descendrait tout seul. »

Mais le vin était bon. Quoique pas sensationnel. Pas un grand cru. Mais il expliquait pourquoi il avait eu mal de tête toute la journée.

Il avait eu la « bois de gueule ». Son ami avait acheté quatre bouteilles d’un vin blanc par ailleurs tout à fait ordinaire. Ce qui le rendait si précieux, c’est que le raisin dont il était tiré n’avait pas encore été planté[8].


* * *

La lumière se déplace lentement, paresseusement sur le Disque. Elle n’est pas pressée d’aller quelque part. Pourquoi s’embêter ? À la vitesse de la lumière, c’est partout pareil.

Le roi Teppicymon XXVII regarda le globe doré s’élever au-dessus du bord du monde. Un vol de grues décolla du fleuve embrumé.

Il avait été consciencieux, se dit-il. Personne ne lui avait jamais expliqué comment faire lever le soleil, déborder le fleuve et pousser le blé. Comment aurait-on pu ? C’était lui le dieu, après tout. Il devait bien le savoir. Mais il n’en savait rien, aussi avait-il passé sa vie à espérer comme un malade que tout marcherait sans anicroche, et apparemment ça suffisait. L’ennui, pourtant, c’était que si ça ne marchait pas, il ne saurait pas pourquoi. Il faisait régulièrement le même cauchemar : Dios, le grand prêtre, le secouait et le réveillait un matin, seulement ce n’était pas un matin, évidemment, toutes les chandelles du palais brûlaient, une foule en colère marmonnait dehors à la seule lumière des étoiles, et tout le monde le regardait, l’air d’attendre…

Et tout ce qu’il trouvait à dire, c’était : « Excusez-moi. »

Ça le terrifiait. Il voyait déjà la glace se former sur le fleuve, un givre éternel franger les palmiers et détacher les feuilles (qui s’écraseraient en miettes sur le sol gelé) et les oiseaux tomber sans vie du ciel.

Une ombre s’étendit sur lui. Ses yeux brouillés par les larmes se portèrent vers un horizon vide et gris, sa bouche s’ouvrit d’horreur.

Il se mit debout, se débarrassa d’un mouvement brusque de la couverture et leva les deux mains en un geste suppliant. Mais le soleil avait disparu. Il était le dieu, c’était son boulot, le seul qu’il avait à faire ici-bas, et il avait laissé tomber son peuple.

Il entendit alors dans sa tête la colère de la foule, un grondement puissant qui lui emplit peu à peu les oreilles jusqu’à ce que son rythme devienne insistant et familier, jusqu’à ce qu’il ne l’oppresse plus mais le sorte de sa réserve pour l’entraîner dans ce désert bleu et salé où le soleil brille en permanence et des formes aux lignes pures tournoient dans le ciel.

Le pharaon se dressa sur les orteils, rejeta la tête en arrière, étendit les ailes. Et s’élança.

Alors qu’il montait en flèche dans le ciel, il fut surpris d’entendre un bruit sourd dans son dos. Et le soleil sortit de derrière les nuages.

Plus tard, le pharaon se sentit terriblement gêné par l’incident.


* * *

Les trois nouveaux assassins avançaient lentement en zigzag dans la rue, sans cesse sur le point de s’écrouler sans jamais y parvenir ; ils essayaient de chanter Le bourdon du mage a un nœud au bout en harmonie ou du moins dans le même ton.

« L’est tout rond et l’est grand, y pèse trois livres avec le… chanta Chidder. Merde, dans quoi j’ai marché ?

— Quéqu’un sait ousqu’on est ? fit Arthur.

— On… on allait vers la Guilde, répondit Teppic, seul’ment on a dû s’tromper d’chemin, c’est l’fleuve, par là. Je l’sens bien. »

La prudence traversa l’armure d’alcool d’Arthur.

« Y a p’t-être des invidi… des induvi… des individus dangereux qui rôdent dans l’coin à c’t’heure de la nuit, se risqua-t-il à dire.

— Ouaip, fit Chidder avec satisfaction, même que c’est nous. J’ai un papier qui l’prouve. J’ai passé l’exam’ et tout. J’voudrais bien voir ça, qu’on s’en prenne à nous.

— ’rfaitement, approuva Teppic qui s’appuya sur lui comme sur un vague support. On va les tailler en trucbidule, ces chaipasquoi-là.

— ’rfaitement ! »

Ils débouchèrent en titubant devant le pont d’Airain.

Pour tout dire, des individus dangereux rôdaient effectivement dans l’ombre qui précède l’aube, et pour l’heure ils se trouvaient à une vingtaine de pas derrière eux.

Le système complexe des guildes criminelles n’avait pas véritablement fait d’Ankh-Morpork une ville plus sûre, il en avait seulement rationalisé et régularisé efficacement les dangers. Les guildes majeures assuraient l’ordre avec plus de rigueur et sûrement plus de bonheur que n’en avait jamais connu le vieux Guet, et il est vrai que tout aigrefin pris par la Guilde des Voleurs à exercer en franc-tireur et sans permis se retrouvait bientôt en détention préventive pour complément d’enquête administrative, les genoux cloués ensemble[9]. Il y avait pourtant toujours quelques esprits indépendants qui se risquaient à gagner une vie précaire en marge de l’illégalité, et cinq hommes de ce genre se rapprochaient prudemment du trio pour lui proposer la promotion de la semaine : une gorge tranchée plus vol et sépulture dans la vase fluviale de leur choix.

Normalement, les passants s’écartent du chemin des assassins parce qu’ils sentent d’instinct que tuer pour de très grosses sommes d’argent déplaît aux dieux (lesquels préfèrent dans l’ensemble qu’on tue pour de toutes petites sommes voire pour rien) et engendre un orgueil démesuré, qui est le châtiment divin. Les dieux croient beaucoup à la justice, pour autant qu’elle s’applique aux humains en tout cas, et ils sont connus pour la rendre avec tant d’enthousiasme que des gens à des kilomètres de distance sont changés en salières.

Quoi qu’il en soit, la tenue noire des assassins ne fait pas peur à tout le monde, et dans certains milieux on trouve que ça vous pose un homme d’en zigouiller un. Comme écraser un œuf six fois vainqueur au jeu des œufs durs.

En gros, donc, les trois amis qui titubaient maintenant sur les planches désertes du pont d’Airain étaient des assassins ivres morts et les hommes qui les suivaient voulaient que ce soit l’inverse.

Chidder rentra dans un des hippopotames héraldiques de bois[10] qui bordaient le pont côté mer, rebondit et s’affala sur le parapet.

« Vais vomir, lâcha-t-il.

— Vomis donc, dit Arthur, l’fleuve est là pour ça. »

Teppic soupira. Il aimait beaucoup les cours d’eau dont la vocation, d’après lui, était d’entretenir des nénuphars en surface et des crocodiles en dessous, et l’Ankh le déprimait toujours : un nénuphar posé dessus ne ferait que s’y dissoudre. Le fleuve drainait les immenses plaines limoneuses depuis les montagnes du Bélier, et on le qualifiait de liquide lors de sa traversée d’Ankh-Morpork (un million d’âmes) uniquement parce qu’il se déplaçait plus vite que les terrains riverains ; à vrai dire, vomir dedans revenait sans doute à l’assainir un peu.

Il contempla le mince filet qui dégoulinait entre les piliers centraux puis leva les yeux vers l’horizon gris.

« J’sens l’soleil qui monte, annonça-t-il.

— Je m’souviens pas avoir mangé d’ça », marmonna Chidder.

Teppic recula, et un couteau fendit l’air au ras de son nez pour se ficher dans l’arrière-train de l’hippopotame à côté de lui.

Cinq silhouettes surgirent de la brume. Les trois assassins se regroupèrent instinctivement.

« Si vous vous approchez d’moi, vous allez drôl’ment l’regretter, gémit Chidder en s’étreignant le ventre. La note de nettoyage sera salée…

— Tiens, tiens, qu’est-ce qu’on a là ? » fit le chef des intervenants. C’est le genre de réplique qu’on lance dans ces cas-là.

« La Guilde des Voleurs, c’est ça ? fit Arthur.

— Non, répondit le chef, on est la petite minorité insignifiante qui fait une mauvaise réputation au reste de la profession. Donnez-nous vos objets de valeurs et vos armes, s’il vous plaît. Ça n’changera rien à votre sort, remarquez. Mais dépouiller les cadavres, on trouve ça désagréable et dégradant.

— On pourrait les bousculer, dit Teppic d’une voix mal assurée.

— M’regarde pas, fit Arthur, j’arriverais pas à trouver mon cul avec un atlas.

— Vous allez vraiment le regretter quand je vais dégobiller », dit Chidder.

Teppic n’avait pas oublié les couteaux de jet qui lui garnissaient les manches, mais il savait aussi que les chances d’en saisir un assez vite pour être encore en vie au moment de le lancer se comptaient sur les doigts de la main.

En de telles circonstances, le réconfort religieux revêt une grande importance.

Il se tourna en direction du soleil qui se dégageait des paquets de nuages de l’aube.

Un tout petit point noir en marquait le centre.


* * *

Feu le roi Teppicymon XXVII ouvrit les yeux.

« Je volais, murmura-t-il. Je me sentais des ailes, je m’en souviens. Qu’est-ce que je fais ici ? »

Il essaya de se lever. Il eut une brève impression de pesanteur qui s’évanouit brusquement, si bien qu’il se mit debout presque sans effort. Il baissa la tête pour comprendre.

« Oh, crénom », fit-il.

La culture du royaume fluvial avait beaucoup à dire sur le trépas et ses lendemains. En revanche, elle n’avait pas grand-chose à raconter sur la vie, elle la tenait pour une sorte de prélude importun au grand événement, dont il fallait se débarrasser aussi poliment que possible, aussi le pharaon parvint-il très vite à la conclusion qu’il était mort. La vue de son corps mutilé sur le sable en dessous de lui y était pour beaucoup.

Tout lui paraissait gris. Le paysage avait un air fantomatique, comme s’il pouvait marcher directement au travers. Évidemment, se dit-il, je peux sûrement.

Il se frotta ce qui ressemblait à ses mains. Bon, voilà. C’est maintenant que ça devient intéressant ; c’est maintenant que je commence à vivre vraiment.

Dans son dos une voix lança : « BONJOUR. »

Le roi se retourna.

« Salut, dit-il. Vous devez être…

— LA MORT », fit la Mort.

Le roi eut l’air surpris.

« Je croyais que la Mort se présentait sous la forme d’un scarabée géant à trois têtes », dit-il.

La Mort haussa les épaules. « BAH. MAINTENANT, VOUS SAVEZ.

— C’est quoi, cette chose que vous tenez à la main ?

— ÇA ? C’EST UNE FAUX.

— Drôle d’outil, non ? fit le roi. Je croyais que la Mort tenait le Fléau de la Miséricorde et la Faucille de la Justice. »

La Mort donna l’impression de réfléchir.

« DANS QUOI ? demanda-t-il[11].

— Pardon ?

— NOUS PARLONS BIEN TOUJOURS D’UN SCARABÉE GÉANT ?

— Ah. Dans ses mandibules, j’imagine. Mais je crois qu’il a des bras sur une des fresques du palais. » Le roi hésita. « Ça paraît plutôt ridicule, tout compte fait, maintenant qu’on en parle. Je veux dire, un scarabée géant avec des bras. Et une tête d’ibis, si je me souviens bien. »

La Mort soupira. Ce n’était pas une créature du Temps, donc le passé et l’avenir ne faisaient qu’un pour lui, mais à une certaine époque il avait fait l’effort d’apparaître sous la forme qu’attendait le client. Un effort qui avait tourné court car il s’avérait trop souvent impossible de savoir ce qu’attendait le client tant qu’il n’était pas mort. Puisque de toutes façons personne ne s’attendait vraiment à mourir, autant se faire plaisir, s’était-il alors dit, et depuis ce jour il s’en tenait à la robe noire classique à capuchon qui restait de bon goût, connue de tous et acceptée partout comme la meilleure des cartes de crédit.

« Bon, reprit le pharaon, je pense que nous ferions mieux d’y aller.

— OÙ ÇA ?

— Vous ne savez pas ?

— JE SUIS ICI UNIQUEMENT POUR VÉRIFIER QUE VOUS MOUREZ À L’HEURE PRÉVUE. CE QUI SE PASSE ENSUITE, C’EST VOUS QUE ÇA REGARDE.

— Ah bon… » Le roi se gratta machinalement le menton. « Faut sans doute que j’attende qu’ils aient fini les préparatifs et tout ce qui s’ensuit. Qu’ils m’aient momifié. Et bâti une saloperie de pyramide. Hum. Faut vraiment que je reste ici à attendre tout ça ?

— JE LE PENSE. » La Mort cliqueta des doigts, et un magnifique cheval blanc s’arrêta de brouter la verdure du jardin pour venir vers lui au petit trot.

« Oh. Bon, je crois que je regarderai ailleurs. Ils enlèvent d’abord toutes les parties molles à l’intérieur, vous savez. » Une expression vaguement inquiète lui passa sur la figure. Ce qu’il trouvait parfaitement sensé de son vivant paraissait un tantinet suspect maintenant qu’il était mort.

« C’est pour conserver le corps, qu’il puisse recommencer une vie dans l’autre monde, ajouta-t-il d’une voix légèrement perplexe. Ensuite, on vous enroule dans des bandelettes. Ça, au moins, ça semble logique. »

Il se frotta le nez. « Mais après, on vous laisse à manger et à boire dans la pyramide. Vraiment bizarre.

— OÙ SONT LES ORGANES INTERNES À CE MOMENT-LÀ ?

— C’est ça le plus drôle, n’est-ce pas ? Ils sont dans une urne de la chambre voisine, répondit le roi, une ombre de doute dans la voix. On a même rentré une saloperie de char grand modèle dans la pyramide de papa. »

Son front se plissa davantage. « En bois massif, qu’il était, dit-il à moitié pour lui-même, et tout recouvert de feuille d’or. Avec quatre bœufs en bois pour le tirer. Et après, on a balancé une saloperie de gros bloc de pierre sur la porte… »

Il essaya de réfléchir et s’aperçut avec étonnement que c’était facile. De nouvelles idées lui venaient en tête à flots limpides et glacés. Des idées sur le jeu de la lumière à la surface des rochers, le bleu intense du ciel, les possibilités multiples du monde qui s’étendait à perte de vue tout autour de lui. À présent qu’il n’avait plus de corps pour l’importuner avec des exigences pressantes, il découvrait un monde riche en surprises. L’une des premières, hélas, fut de s’apercevoir que la plupart de ses convictions étaient désormais aussi solides et sûres que du gaz des marais. Et aussi, maintenant qu’il était complètement équipé pour apprécier ce monde, qu’on allait l’ensevelir dans une pyramide.

Quand on meurt, ce qu’on perd en premier, c’est la vie. Ensuite, ce sont les illusions.

« JE VOIS QUE VOUS AVEZ BESOIN DE RÉFLÉCHIR À TOUT ÇA, dit la Mort en se mettant en selle. ET MAINTENANT, SI VOUS VOULEZ BIEN M’EXCUSER…

— Attendez un instant…

— OUI ?

— Quand je… suis tombé, j’aurais juré que je volais.

— LA PART DE DIVIN QUI ÉTAIT EN VOUS VOLAIT, NATURELLEMENT. VOUS ÊTES À PRÉSENT COMPLÈTEMENT MORTEL.

— Mortel ?

— CROYEZ-MOI. CES CHOSES-LÀ, JE CONNAIS.

— Oh. Écoutez, il y a quelques questions que je voudrais vous poser…

— IL Y EN A TOUJOURS. JE REGRETTE. »

La Mort donna du talon sur les flancs de son cheval et disparut.

Le roi ne bougea pas tandis que des serviteurs arrivaient en hâte le long du mur du palais, ralentissaient en s’approchant du cadavre et marchaient avec prudence.

« Vous allez bien, ô maître enluminé du soleil ? risqua l’un d’eux.

— Non, pas du tout », répondit sèchement le roi. Il voyait certaines de ses hypothèses de base sur l’univers sérieusement battues en brèche, et ça ne met jamais de bonne humeur. « Je suis comme qui dirait mort en ce moment. Étonnant, non ? ajouta-t-il, amer.

— Vous nous entendez, ô porteur divin du matin ? s’enquit l’autre serviteur qui se rapprocha encore sur la pointe des pieds.

— Je suis seulement tombé de trente mètres sur la tête, qu’est-ce que vous croyez ? brailla le roi.

— Je n’ai pas l’impression qu’il nous entende, Jahmet, dit le premier.

— Écoutez, fit le roi dont l’insistance n’avait d’égale que l’impuissance totale des serviteurs à l’entendre, il faut trouver mon fils et lui dire de laisser tomber ces histoires de pyramides, j’ai besoin de réfléchir un peu à la question, il y a un ou deux détails qui me semblent contradictoires dans tous ces aménagements de la vie future…

— Et si je criais ? fit Jahmet.

— Je ne crois pas que tu pourrais crier assez fort. Je crois qu’il est mort. »

Jahmet baissa les yeux sur le cadavre qui se rigidifiait.

« Bordel de merde, fit-il enfin. Eh ben, pour demain, autant dire que c’est foutu. »


* * *

Le soleil, ignorant qu’il donnait sa représentation d’adieu, continuait de voguer doucement au-dessus du bord du monde. Plus vite que n’aurait dû voler un oiseau, une mouette s’en détacha pour fondre sur Ankh-Morpork, sur le pont d’Airain, sur huit silhouettes immobiles, sur un visage levé…

Les mouettes étaient plutôt communes à Ankh. Mais lorsqu’elle survola le groupe, celle-ci poussa un long cri guttural qui fit lâcher leur couteau à trois des voleurs. Aucun animal à plumes n’aurait pu produire un son pareil. On sentait des griffes dans ce cri-là.

L’oiseau tournoya en un cercle serré, voltigea et se percha sur un hippopotame de bois bien pratique, d’où il fusilla le groupe de ses yeux rouges et furieux.

Le voleur en chef détourna son regard fasciné du volatile au moment même où Arthur confiait sur le ton de la plaisanterie : « Ça, c’est un couteau d’jet numéro deux. J’ai eu 96 sur 100 au lancer d’couteau. C’est l’quel, l’œil qui vous sert pas ? »

Le chef le dévisagea. En ce qui concernait les deux autres jeunes assassins, remarqua-t-il, le premier fixait toujours la mouette, et le second était occupé à vomir bruyamment par-dessus le parapet.

« Tu es tout seul, dit-il. Nous, on est cinq.

— Mais bientôt, vous serez plus que quatre », répliqua Arthur.

En bougeant lentement, comme dans un nuage, Teppic tendit la main vers l’oiseau. Avec une mouette normale il y aurait perdu un pouce, mais le volatile sauta dessus en arborant la mine avantageuse du maître de retour dans sa bonne vieille plantation.

Ce qui parut susciter chez les voleurs un malaise croissant. Le sourire d’Arthur n’arrangeait pas les choses non plus.

« Bel oiseau », commenta le chef du ton bêtement joyeux de qui se fait beaucoup de souci. Teppic caressait d’un air rêveur la tête ronde.

« J’crois que vous feriez bien d’vous tirer », dit Arthur tandis que la mouette se déplaçait de côté sur le poignet de Teppic. Ses pattes palmées solidement agrippées, les ailes déployées pour garder son équilibre, elle aurait dû paraître comique, mais elle donnait une impression de puissance cachée, comme s’il s’agissait d’un aigle sous une fausse identité. Lorsqu’elle ouvrit le bec pour exhiber une ridicule langue violette d’oiseau, on sentit que cette mouette-ci représentait autre chose qu’un simple danger pour les sandwiches à la tomate de la plage.

« Elle est magique ? demanda un voleur qu’on fit taire en vitesse.

— Bon, ben, on va s’en aller, alors, dit le chef, on s’excuse pour le malentendu… »

Teppic lui adressa un sourire chaleureux et aveugle.

Puis ils perçurent tous le petit bruit insistant. Six paires d’yeux pivotèrent et se baissèrent ; Chidder, lui, était déjà en position.

En dessous, s’écoulant, sinistre, à travers la boue déshydratée, l’Ankh montait.


* * *

Dios, premier ministre et grand prêtre parmi les grands prêtres, n’était pas religieux de nature. Ce n’était pas une qualité souhaitable chez un grand prêtre, elle troublait le jugement, dérangeait l’esprit. Qu’il se mette à croire, et toute l’affaire tournait à la farce.

Non pas qu’il eût des griefs contre la foi. Les gens avaient besoin de croire aux dieux, ne serait-ce que parce qu’il est difficile de croire aux gens. Les dieux avaient leur utilité. Il leur demandait seulement de rester dans leur coin et de le laisser travailler.

Remarquez, il avait par bonheur le physique de l’emploi. Quand vos gènes s’arrangent pour vous doter d’une haute taille, d’un crâne chauve et d’un nez à labourer les cailloux, c’est sûrement qu’ils ont une petite idée derrière la tête.

Il se méfiait instinctivement des individus à qui la religion venait facilement. C’étaient à son sens des instables enclins à errer dans le désert pour y trouver des révélations – comme si les dieux allaient s’abaisser à de telles bêtises. Et ils n’arrivaient jamais à rien. Ils se figuraient bientôt que les rituels n’étaient pas importants. Qu’on pouvait s’adresser directement aux dieux. Avec une certitude assez rigide et inflexible pour servir d’axe de rotation au monde, Dios savait que les dieux du Jolhimôme appréciaient les rituels autant que n’importe qui. Après tout, un dieu ennemi des rituels serait comme un poisson ennemi de l’eau.

Il s’assit sur les marches du trône, son bourdon sur les genoux, et transmit les ordres du roi. Qu’ils n’émanent pas véritablement d’un roi ne gênait en rien. Dios était grand prêtre depuis, disons, plus d’années qu’il ne voulait se rappeler, il savait assez précisément quels ordres donnerait un pharaon avisé, et il les donna.

De toute façon, la Face du Soleil siégeait sur le trône, et c’était ça l’important. Il s’agissait d’un masque en or massif qui enveloppait toute la tête et que devait porter le souverain régnant dans toutes les manifestations publiques ; l’esprit sacrilège lui trouvait un air gentiment constipé. Depuis des millénaires il symbolisait la royauté du Jolhimôme. Il empêchait en outre de différencier les rois.

Ça aussi, c’était très symbolique, mais de quoi ? personne ne s’en souvenait.

Il y avait des tas d’exemples du même genre dans le Vieux Royaume. Le bourdon sur ses genoux, tenez, avec ses serpents symboliques entrelacés symboliquement autour d’un bâton à chameaux allégorique. Le peuple croyait qu’il conférait aux grands prêtres un pouvoir sur les dieux et les morts, mais c’était sans doute une métaphore, c’est-à-dire un mensonge.

Dios changea de position. « A-t-on introduit le roi dans la Chambre pour Sortir ? » dit-il.

Le cercle des grands prêtres inférieurs opina.

« Aneth l’embaumeur s’occupe de lui en ce moment même, ô Dios.

— Très bien. Et a-t-on donné des instructions à l’entrepreneur de pyramides ? »

Hoot Koomi, grand prêtre de Khefin, le dieu à double face des portails, s’avança.

« J’ai pris la liberté d’y pourvoir, ô Dios », ronronna-t-il.

Dios tapota des doigts sur son bourdon. « Oui, fit-il. Je n’en doute pas. »

Le gros de la prêtrise s’attendait à ce que Koomi succède à Dios si celui-ci venait à mourir, bien qu’espérer son décès n’ait jamais donné de résultat. La seule opinion divergente, c’était celle de Dios lui-même qui, s’il avait eu des amis, leur aurait sûrement révélé certaines conditions préalables, à savoir que la chose se produirait le jour où ils verraient des lunes bleues, des cochons volants et lui, Dios, en enfer. Il aurait probablement ajouté que la seule différence entre Koomi et un crocodile sacré, c’était l’honnêteté foncière du crocodile dans ses objectifs.

« Très bien, ajouta-t-il.

— Si je puis me permettre, Votre Seigneurie ? » fit Koomi. Les figures des autres prêtres affichèrent une superbe expression neutre et sans risque sous le regard fulminant de Dios.

« Oui, Koomi ?

— Le prince, ô Dios. L’a-t-on fait appeler ?

— Non.

— Alors, comment saura-t-il ?

— Il le saura, répliqua Dios d’un ton ferme.

— De quelle façon ?

— Il le saura. Maintenant, vous pouvez tous disposer. Allez-vous-en. Occupez-vous donc de vos dieux ! »

Ils détalèrent, et Dios resta tout seul sur les marches. C’était sa place attitrée depuis si longtemps qu’il avait usé la maçonnerie et s’adaptait exactement dans le creux.

Bien entendu que le prince saurait. C’était dans l’ordre des choses. Mais au fond de lui-même, dans les sillons tracés par des années de rituels et d’étroite observance, Dios décela une certaine inquiétude. Elle n’avait pas sa place là. L’inquiétude, c’était bon pour les autres. Il n’était pas monté si haut en laissant le doute s’installer. Oui, il avait la vague idée, tout au fond de lui, la vague certitude que ce nouveau roi amènerait des ennuis.

Bah. Le jeune homme apprendrait vite. Ils apprenaient tous.

Il changea de position et grimaça. Les douleurs revenaient, et il ne pouvait pas les laisser faire. Elles le gênaient dans l’accomplissement de son devoir, et son devoir était un dépôt sacré.

Il lui faudrait retourner à la nécropole. Ce soir.


* * *

« Il n’est pas lui-même, tu le vois bien.

— Il est qui, alors ? » fit Chidder.

Ils pataugeaient tant bien que mal dans la rue, non pas d’une démarche de poivrot cette fois, plutôt de celle qu’adoptent deux personnes qui pilotent pour trois. Teppic avançait, mais son pas ne leur inspirait aucune confiance, on aurait dit son cerveau hors du coup.

Autour d’eux des portes s’ouvraient à la volée, des jurons fusaient, on entendait le raclement de meubles qu’on traînait jusqu’aux chambres du premier étage.

« L’a dû y avoir une sacrée tempête dans les montagnes, dit Arthur. On ne voit jamais de crues pareilles même au printemps.

— Peut-être qu’on devrait lui brûler des plumes sous le nez, suggéra Chidder.

— Des plumes de cette saleté de mouette, alors, grogna Arthur.

— Quelle mouette ?

— Tu l’as vue.

— Ben, et après ?

— Tu l’as bien vue, non ? » L’incertitude tremblota d’une flamme noire dans les yeux d’Arthur. La mouette avait disparu dans toute cette agitation.

« J’avais la tête ailleurs, fit Chidder d’un air gêné. C’est sûrement les gaufrettes à la menthe qu’on nous a servies avec le café. Je les ai trouvées un peu rassises.

— Plutôt affreux, cet oiseau, dit Arthur. Écoute, on le pose quelque part pendant que je vide l’eau de mes chaussures, ça va ? »

Il y avait une boulangerie à proximité, portes grandes ouvertes pour que les nouvelles fournées de pain refroidissent dans l’air du petit matin. Ils appuyèrent Teppic contre le mur.

« Il a l’air d’un gars qu’a reçu un coup sur le crâne, dit Chidder. Ils ne lui ont pas tapé dessus, hein ? »

Arthur fit non de la tête. Teppic avait la figure figée dans un sourire béat. Ce que fixaient ses yeux n’occupait pas l’éventail des dimensions habituelles.

« On devrait le ramener à la Guilde et le faire voir à l’infirmerie… »

Il s’interrompit. Derrière lui montait un bruissement étrange. Les pains sautaient doucement sur leurs plaques. Deux ou trois tombèrent par terre où ils tournoyèrent comme des scarabées renversés sur le dos.

Puis leurs croûtes s’ouvrirent en craquant comme des coquilles d’œuf pour produire des centaines de pousses vertes.

En l’espace de quelques secondes les plaques se transformèrent en récoltes sur pied de blé tendre ondoyant dont les épis commencèrent bientôt à se gonfler et à se courber. Chidder et Arthur les traversèrent, le visage impassible, comme s’ils concouraient au cent mètres de marche nonchalante, Teppic solidement maintenu entre eux deux.

« C’est lui qui fait tout ça ?

— J’ai l’impression que… »

Arthur se retourna, au cas où des boulangers en colère sortis de leur fournil seraient tombés sur un étalage aussi provocateur d’aliment archicomplet, et il s’arrêta si brusquement que les deux autres pivotèrent autour de lui comme un gouvernail.

Ils considérèrent la rue d’un air songeur.

« Pas un truc qu’on voit tous les jours, ça, lâcha enfin Chidder.

— Tu veux parler de l’herbe et des autres machins qui poussent partout où il met les pieds ?

— Oui. »

Leurs regards se croisèrent. Comme un seul homme, ils les baissèrent sur les chaussures de Teppic. Il baignait déjà jusqu’aux chevilles dans la verdure dont l’impatience lézardait les pavés centenaires.

Sans un mot, ils lui empoignèrent les coudes et le soulevèrent.

« L’infirmerie, dit Arthur.

— L’infirmerie », approuva Chidder.

Mais tous deux savaient déjà que l’état de leur ami allait exiger davantage qu’un cataplasme.


* * *

Le docteur se carra sur son siège.

« Plutôt simple, dit-il en réfléchissant vite. Un cas de mortis portalis broquettatum avec complications.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Chidder.

— En termes de profane, renifla le docteur, il est aussi mort qu’un clou de porte.

— C’est quoi, les complications ? »

Le docteur prit un air faux jeton. « Il respire toujours, dit-il. Écoutez, il a le pouls qui bat la charge et une fièvre à cuire des œufs. » Il hésita, conscient d’avoir donné une explication trop évidente, trop facile à saisir ; la médecine restait un art récent sur le Disque, et elle n’arriverait à rien si tout le monde la comprenait.

« Pyrocerebrum ovarium culinaris, ajouta-t-il après avoir imaginé la formule dans sa tête.

— Alors, qu’est-ce que vous pouvez y faire ? demanda Arthur.

— Rien. Il est mort. Tous les examens médicaux le prouvent. Donc, euh… enterrez-le, mais bien au frais, et dites-lui de repasser me voir la semaine prochaine. Dans la journée, de préférence.

— Mais il respire toujours !

— De simples actes réflexes qui peuvent facilement troubler le béotien », répondit le docteur avec désinvolture.

Chidder soupira. Il se disait que la Guilde, qui tout compte fait avait une expérience sans égale des couteaux affûtés et de la composition complexe des organes, s’y entendait mieux en premiers diagnostics que les docteurs. La Guilde tuait peut-être, mais au moins elle ne s’attendait pas à ce qu’on lui en témoigne de la reconnaissance.

Teppic ouvrit les yeux.

« Faut que je retourne chez moi, dit-il.

— Mort, hein ? » fit Chidder.

Le docteur fit honneur à la profession. « Il n’est pas rare, dit-il vaillamment, qu’après la mort un cadavre produise des bruits pénibles susceptibles de bouleverser la famille et… »

Teppic se redressa droit comme un i.

« De même que des spasmes musculaires dans le corps qui se rigidifie risquent dans certaines circonstances… » commença le docteur, mais le cœur n’y était plus. Puis il lui vint une idée.

« C’est une affection rare et mystérieuse, reprit-il, qui se propage beaucoup en ce moment. Elle est due à un… à une… à quelque chose de si petit qu’on n’a aucun moyen de le déceler », termina-t-il, la figure fendue d’un sourire d’autosatisfaction. Elle était bonne, celle-là. Il faudrait qu’il s’en souvienne.

« Merci beaucoup, dit Chidder qui ouvrit la porte pour le faire sortir. La prochaine fois qu’on se sentira en pleine forme, on vous appellera sans faute.

— C’est sûrement un cirrus, fit l’homme de l’art qu’on poussait gentiment mais fermement dehors. Il a attrapé un cirrus, il y en a beaucoup… »

La porte se ferma à la volée.

Teppic balança ses jambes hors du lit et s’étreignit la tête.

« Faut que je retourne chez moi, répéta-t-il.

— Pourquoi ? voulut savoir Arthur.

— Sais pas. Le royaume me réclame.

— Tu n’y avais pas l’air bien accepté… » commença Arthur. Teppic balaya l’argument d’un geste des mains.

« Écoutez, dit-il, s’il vous plaît, pas de réflexions sur les bons et mauvais côtés de ma décision. Je ne veux pas m’entendre dire qu’il faut que je reste. Tout ça, je m’en fiche. Je vais retourner dans le royaume le plus vite possible. Et ce n’est pas parce que je dois y retourner. J’y retourne, un point c’est tout. Et toi, tu peux m’aider, Chiddy.

— Comment ?

— Ton père possède un bateau très rapide pour sa contrebande, dit Teppic d’un ton uni. Il va me le prêter, moyennant un examen favorable d’éventuelles relations commerciales. Si on part dans moins d’une heure, on aura tout le temps de faire le trajet.

— Mon père est un commerçant honnête !

— À d’autres. L’année dernière, soixante-dix pour cent de ses revenus résultaient du commerce frauduleux des articles suivants… – les yeux de Teppic se perdirent dans le vague – Trafic de gullanes et de leuchars, quatre-vingt-dix pour cent. Contrebande nocturne de…

— Bon, à trente pour cent honnête, reconnut Chidder, ce qui est nettement au-dessus de la moyenne des gens. Tu ferais mieux de me dire comment tu es courant de tout ça. Et très vite.

— Je… je n’en sais rien, avoua Teppic. Pendant que je… dormais, j’ai eu l’impression de tout connaître. Tout sur tout. Je crois que mon père est mort.

— Oh, fit Chidder. Mince, alors. Condoléances.

— Oh, non. Tu n’y es pas. C’est ce qu’il aurait voulu. Je crois qu’il attendait ça plus ou moins avec impatience. Dans notre famille, tu vois, c’est à la mort qu’on commence vraiment à profiter de la vie. J’espère qu’il en profite un peu. »


* * *

Pour tout dire, assis sur un bloc de pierre de réserve dans la salle rituelle de préparation, le pharaon regardait son corps auquel on retirait délicatement les parties molles avant de les déposer dans les vases canopes spéciaux.

Ce n’est pas un spectacle auquel on assiste souvent, ou alors on est mal placé pour trouver ça intéressant.

Il était contrarié. Il avait beau ne plus habiter officiellement son corps, il y était quand même attaché par une espèce de lien mystérieux, et on a du mal à se réjouir du spectacle de deux artisans plongés jusqu’aux coudes dans ses entrailles.

On ne trouve pas les blagues drôles non plus. Pas quand on en est comme qui dirait la victime.

« Écoutez, maître Aneth, dit Gern, un jeune homme rondouillard à la face rougeaude – le nouvel apprenti, avait appris le roi. Vous m’écoutez… là… attention, attention… écoutez ça : ce boulot, ça remue les tripes, mais qu’est-ce qu’on se boyaute ! Vous pigez ? Remue les tripes ? On se boyaute ? Vous comprenez ?

— Contente-toi de les mettre dans l’urne, mon gars, fit Aneth d’un ton las. Et puisqu’on en parle, je n’ai pas beaucoup apprécié ton numéro de ventriloque non plus.

— Excusez-moi, maître.

— Et passe-moi donc un crochet à cervelle numéro trois pendant que tu es à l’autre bout, tu veux ?

— Tout de suite, maître.

— Et ne me fais pas bouger. L’opération est délicate.

— Bien sûr. »

Le roi tendit le cou.

Gern reprit son travail de farfouillage à son autre bout. Soudain il poussa tout bas un long sifflement.

« Regardez-moi la couleur de ce truc-là ! On le croirait pas, hein ? C’est à cause de ce qu’ils mangent, maître ? »

Aneth soupira. « Range-le dans l’urne, Gern.

— D’accord, maître. Maître ?

— Oui, mon gars ?

— Il est dans quel organe, le dieu, maître ? »

Aneth louchait dans la narine royale, il essayait de se concentrer.

« Cette question est réglée avant qu’on ne le descende chez nous, répondit-il avec patience.

— Je me demandais, parce qu’il y a pas d’urne pour ça, vous comprenez.

— Non. C’est normal. Ce serait une urne plutôt bizarre, Gern. »

Gern eut l’air vaguement déçu. « Oh, fit-il, alors il est tout à fait ordinaire, hein ?

— D’un point de vue strictement organique, répondit Aneth d’une voix légèrement assourdie.

— Ma m’man a dit qu’il était plutôt bien comme roi. Vous en pensez quoi, vous ? »

Aneth s’interrompit dans son travail, un pot à la main, et parut réfléchir pour la première fois à la conversation.

« Je ne pense jamais à ça avant qu’on me les amène, dit-il. J’imagine qu’il valait mieux que beaucoup d’autres. Belle paire de poumons. Des reins impeccables. De bons gros sinus, c’est toujours ce que je demande à un roi. » Il baissa les yeux et rendit son verdict de professionnel : « Un vrai plaisir de travailler avec lui.

— Ma m’man a dit qu’il avait le cœur sur la main », fit Gern. Le roi, qui planait d’un air sombre dans l’angle de la salle, secoua tristement la tête. Non, songea-t-il. Dans la troisième urne, étagère du haut.

Aneth s’essuya les mains à un chiffon et soupira. Trente-cinq ans de pratique funéraire l’avaient peut-être doté d’un geste précis, d’une certaine philosophie et d’un profond intérêt pour le végétarisme, mais également de la faculté d’entendre au-delà de l’audible. Parce qu’il fut quasiment sûr que quelqu’un d’autre soupira aussi, tout près de son oreille.

Mélancolique, le roi gagna l’autre bout du local et contempla le liquide terne dans la cuve de préparation.

Marrant, ça. Quand il vivait, tout avait l’air si judicieux, si évident. Maintenant qu’il était mort, il avait l’impression de beaucoup d’efforts inutiles.

La contrariété le gagnait. Il regarda Aneth et son apprenti ranger leur matériel, brûler quelques résines rituelles, le soulever – enfin, son cadavre –, le porter respectueusement à travers la salle et le laisser glisser en douceur dans l’étreinte visqueuse du conservateur.

Teppicymon XXVII contempla dans les profondeurs fuligineuses son propre corps qui reposait tristement au fond, comme le dernier cornichon d’un bocal de vinaigre.

Il leva les yeux sur les sacs dans l’angle de la salle. Des sacs pleins de paille. Pas la peine qu’on lui explique ce qu’on allait en faire.


* * *

Le bateau ne voguait pas. Il s’insinuait dans l’eau, dansait d’une vague à l’autre sur les pointes de ses douze rames, se propageait comme une nappe de pétrole, planait comme un oiseau. Il était d’un noir mat et fuselé comme un requin.

Il n’y avait pas de tambour pour donner le rythme. Le bâtiment économisait ainsi le poids d’un homme. De toute façon, il lui aurait fallu la batterie complète, caisse claire comprise.

Teppic se tenait assis entre les rangées des rameurs silencieux, dans le couloir étroit qui servait d’ordinaire de cale pour les marchandises. Valait mieux ne pas se demander lesquelles. Le navire avait l’air conçu pour les transporter en toutes petites quantités, très vite et sans se faire remarquer ; probable même que la Guilde des Contrebandiers ignorait son existence. Le commerce était plus intéressant qu’il n’avait cru.

Ils trouvèrent le delta avec une facilité louche – combien de fois l’ombre chuchotante du bateau avait-elle remonté le fleuve en douce ? il se le demandait –, et par-dessus les parfums exotiques de la mystérieuse cargaison précédente il reconnut ceux du pays. Crotte de crocodile. Pollen de roseau. Fleur de nénuphar. Absence de plomberie. Relent de lion et remugle d’hippopotame.

Le rameur en chef lui tapota doucement l’épaule, lui fit signe de se lever et le maintint lorsqu’il enjamba le bordage pour débarquer dans quatre-vingts centimètres d’eau. Le temps que le jeune homme patauge jusqu’à la rive, le bateau avait viré de bord et n’était plus qu’un soupçon d’ombre en aval.

Parce qu’il était d’un naturel curieux, Teppic se demanda où le navire allait se cacher dans la journée, vu son allure de bâtiment conçu pour ne se déplacer qu’à la faveur de l’obscurité ; il resterait sûrement tapi quelque part dans les marais de grands roseaux du delta.

Et parce qu’il était maintenant roi, il prit note mentalement d’envoyer désormais régulièrement des patrouilles dans les marais. Un roi se devait de savoir.

Il s’arrêta, jusqu’aux chevilles dans la vase du fleuve. Il avait tout su.

Arthur avait divagué à propos de mouettes, de fleuves et de pains qui germaient, ce qui laissait supposer qu’il avait trop bu. Teppic, lui, se rappelait seulement s’être réveillé avec une impression de perte terrible, alors que sa mémoire ne retenait plus rien et laissait s’échapper ses nouvelles richesses. C’était comme les idées fulgurantes de perspicacité qui lui venaient en rêve et disparaissaient au réveil. Il avait tout su, mais dès qu’il voulait retrouver ce dont il s’agissait, sa tête se vidait comme un seau percé.

Mais il en avait gardé une sensation nouvelle. Avant, sa vie allait l’amble, au gré des circonstances. Maintenant elle passait la vitesse supérieure et suivait des rails luisants. Il n’avait peut-être pas les dispositions pour faire un assassin, mais il savait pouvoir être roi.

Ses pieds foulèrent la terre ferme. Le bateau l’avait déposé un peu en aval du palais et, bleus au clair de lune, les embrasements des pyramides sur l’autre rive emplissaient la nuit de leur éclat familier.

Les demeures des heureux défunts existaient dans toutes les tailles, mais pas dans toutes les formes, bien entendu. Beaucoup se concentraient autour de la ville, comme si les morts appréciaient la compagnie.

Et même les plus anciennes restaient intactes. Personne n’avait emprunté la moindre pierre pour bâtir des maisons ou paver des routes. Teppic s’en sentait obscurément fier. Personne n’avait descellé les portes ni fait un tour à l’intérieur pour voir si les morts n’avaient pas de vieux trésors dont ils ne se servaient plus. Et tous les jours sans exception, on laissait à manger dans les petites antichambres ; les intendants des morts occupaient une grande partie du palais.

Parfois la nourriture disparaissait, parfois non. Les prêtres, pourtant, restaient très clairs sur ce point. Que la nourriture ait été consommée ou non, c’étaient les morts qui l’avaient mangée. Ça devait les satisfaire ; ils ne se plaignaient jamais, ne revenaient jamais pour du rab.

Veillez sur les morts, disaient les prêtres, et les morts veilleront sur vous. Après tout, ils sont majoritaires.

Teppic écarta les roseaux. Il rectifia sa tenue, nettoya un peu de boue de sa manche et se mit en route vers le palais.

Devant lui, sombre sur le fond flamboyant, se dressait la grande statue de Kaloteh. Sept mille ans plus tôt, Kaloteh avait conduit son peuple hors de… (Teppic ne se rappelait pas, mais de quelque part où il ne se plaisait pas, sans doute, et pour des raisons parfaitement légitimes ; c’était en de tels moments qu’il regrettait de ne pas mieux s’y connaître en histoire.) Puis il avait prié dans le désert, et les dieux du coin lui avaient montré le Vieux Royaume. Or donc, il en avait foulé le sol et en avait pris possession ; ce serait là que vivrait toujours sa semence. Quelque chose comme ça, en tout cas. Il devait y avoir davantage de « or donc » et quelques « en vérité », avec du lait et du miel par-dessus le marché. Mais la vue de ce gros visage patriarcal, de ce bras tendu, de ce menton à casser des cailloux, de cette fierté auréolée de lumière, cette vue lui dit ce qu’il savait déjà.

Il était chez lui et n’en repartirait jamais.

Le soleil entreprit de se lever.


* * *

Le plus grand mathématicien vivant du Disque, et d’ailleurs le dernier du Vieux Royaume, s’étira dans son écurie et compta les brins de paille de sa litière. Ensuite il estima le nombre de clous dans le mur. Puis il passa quelques minutes à prouver qu’un champ de résonance automorphique possède un nombre semi-infini d’idéaux premiers incertains. Après quoi, pour passer le temps, il remangea son petit-déjeuner.

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