LE LIVRE DE LA GUÉRISON

1

Plus de trente années s’étaient écoulées depuis le dernier mariage royal au Château, celui de lord Confalume avec Roxivail, et aucun membre de l’entourage du Coronal n’était assez âgé pour se souvenir du cérémonial et du protocole. Les fonctionnaires concernés se plongèrent donc dans l’étude des archives ; Prestimion l’apprit et mit un terme à leurs recherches.

— Nous sommes capables d’organiser un mariage sans consulter les anciens pour savoir ce qu’il convient de faire, dit-il à Navigorn. De plus, le mariage de Confalume et Roxivail a-t-il été une si belle réussite pour que nous voulions le prendre pour modèle ?

— La damoiselle Varaile, répondit Navigorn avec une gravité pleine de tact, est en tout point différente de la Dame Roxivail, monseigneur.

Oui, se dit Prestimion. En tout point.

Il n’avait vu qu’une seule fois l’épouse vaniteuse et entêtée de Confalume, qui vivait séparée de l’ancien Coronal ; c’était à l’occasion des jeux du couronnement de son fils Korsibar, au tout début du court règne illégitime et désastreux du jeune prince. Petite et brune, extrêmement séduisante, Roxivail, avec l’aide de la sorcellerie, avait conservé un physique avantageux à un âge déjà avancé et Prestimion avait été frappé par sa beauté. Rien d’étonnant à cela : Roxivail ressemblait d’une manière extraordinaire à sa fille Thismet, au point qu’on eût dit la sœur aînée de la princesse plutôt que sa mère.

Son apparition inattendue aux jeux du couronnement, sa première visite au Château depuis une vingtaine d’années, avait redonné vie aux vieilles rumeurs. L’autoritaire et puissant Coronal n’avait pas été capable de dompter son épouse ; leur union, tumultueuse de bout en bout, s’était achevée quand Roxivail, quittant le Château avec fracas, était partie s’installer dans un palais luxueux, sur une île du golfe de Stoien. Elle n’en avait plus bougé jusqu’à ce voyage sur le Mont pour le couronnement de son fils. Au long de ces vingt années, Confalume avait régné sans compagne et élevé leurs jumeaux – des jumeaux dont personne, y compris leurs parents, ne se souvenait aujourd’hui. Pour ceux qui en avaient gardé le souvenir, le mariage de l’ancien Coronal avait été infécond autant que malheureux. Prestimion attendait beaucoup plus du sien.

Pour finir, c’est Prestimion en personne, avec l’aide de Navigorn et une quantité de conseils de Septach Melayn en matière de goût et de décoration, qui mit au point le déroulement des festivités. La noblesse du Château serait naturellement de la fête, mais aucun représentant des provinces. Il eût fallu, au même titre que tous les seigneurs provinciaux, inviter Dantirya Sambail et l’absence du Procurateur de Ni-moya eût été difficile à expliquer.

La Dame Therissa et le Pontife Confalume seraient évidemment conviés à la cérémonie, mais Prestimion supposait que leurs responsabilités et les énormes distances à parcourir les empêcheraient de se rendre au Château pour la deuxième fois en un peu plus d’un an ; de fait, ils firent parvenir leurs excuses et leurs vœux de bonheur. Ils seraient représentés par leurs délégués officiels au Château, la hiérarque Marcatain pour la Dame et Vologaz Sar pour le Pontife. La Dame Therissa réitéra son espoir d’une visite de Prestimion, accompagné de sa jeune épouse, dès que les devoirs de sa charge lui en laisseraient le loisir.

Varaile choisit comme demoiselles d’honneur quelques amies de Stee ; Prestimion serait accompagné par Septach Melayn, Gialaurys et Teotas. Son autre frère, Abrigant, aurait dû être de la fête, mais il était impossible de savoir s’il serait revenu à temps de sa quête du minerai de fer de Skakkenoir. Prestimion ne voulut pas retarder le mariage pour lui.

Il régla rapidement le problème de la naissance de Varaile et le fait qu’il ne semblait pas y avoir d’exemple dans les annales du Château qu’un Coronal eût pris une roturière pour épouse. Il manda Navigorn dans son bureau.

— Nous allons créer un nouveau duché, Navigorn ; je viens de signer les papiers. Veillez à ce que la procédure habituelle soit respectée.

Navigorn étudia le document que Prestimion lui tendait. La surprise et la consternation se peignirent sur son visage.

— Monseigneur ! Un duché pour cet abominable grippe-sou, ce répugnant…

— Du calme, Navigorn. N’oubliez pas que vous parlez du père de la future épouse du Coronal.

Horrifié par ses propres paroles, Navigorn marmonna une excuse d’une voix étranglée.

— Ce que vous venez de dire n’est pas faux, loin de là, reprit Prestimion en riant. Mais nous allons quand même conférer un titre de noblesse à Simbilon Khayf ; sa fille sera anoblie par la même occasion, ce qui nous permettra d’éluder un problème de protocole. Cela semble la solution la plus facile, Navigorn. De plus, il ne le saura même pas ; il a complètement perdu la tête, vous savez. Je pourrais aussi bien le nommer Coronal ou Pontife que lui donner un duché, cela ne changerait rien pour lui.

Cela soulevait un autre problème relatif au père de la mariée, à savoir que Simbilon Khayf n’était absolument pas en état d’apparaître en public. Bredouillant, ayant perdu tout sens de l’hygiène et de la bienséance, obnubilé par le besoin d’expier ses péchés, il faisait peine à voir. Même en pleine possession de ses moyens, il eût fait honte à Prestimion ; dans son état présent, il était hors de question qu’il assiste à la cérémonie. « Nous ferons savoir que sa santé ne le lui permet pas », déclara Varaile.

La question était réglée. Mais il ne se passait pas un jour sans qu’un nouvel obstacle surgisse.

La question, par exemple, du nombre de mages autres que Maundigand-Klimd invités à la cérémonie et le rôle qu’ils y joueraient. Si cela n’avait tenu qu’à Prestimion, il n’y en aurait eu aucun. Mais Gialaurys parvint à le convaincre de l’imprudence de cette position. Il fut convenu que tout un assortiment de sorciers seraient présents à la cérémonie, mais, à la requête de Prestimion, qu’ils se tiendraient à distance respectable de l’estrade et que leurs incantations seraient fondues dans une invocation générale.

Il convenait encore de trouver une fonction pour Serithorn, le premier pair du royaume, d’éviter qu’un nouveau flot de cadeaux inonde le Château alors qu’un grand nombre des présents du sacre n’avaient pas encore été déballés et de déterminer s’il fallait organiser de nouveaux jeux pour célébrer les noces du Coronal. Prestimion n’avait pas imaginé qu’il y aurait autant de détails à régler. Mais, d’une certaine manière, il s’en réjouissait. Cela lui évitait d’avoir à se tourmenter au sujet de l’épidémie de folie, de chercher désespérément le moyen de mettre la main sur l’introuvable Dantirya Sambail ou d’avoir à traiter les innombrables problèmes de routine soumis au Coronal dans le courant d’une semaine normale. Son entourage comprenait que le mariage avait, dans l’immédiat, la priorité sur le reste.

Enfin, il se trouva sur la haute estrade de la Chapelle de lord Apsimar, où se tenaient traditionnellement les cérémonies nuptiales, encadré par Marcatain, représentant la Dame de l’île, et Vologaz Sar, le légat du Pontife. Face à lui se tenait Varaile. Autour d’eux était assemblée une foule de grands du royaume en tenue d’apparat, au milieu desquels Septach Melayn, en marieur comblé, rayonnait de satisfaction. Les paroles traditionnelles furent prononcées, les anneaux échangés, l’hymne nuptial de lord Stangard s’éleva de toutes les poitrines.

Varaile était son épouse.

Du moins, elle le serait, au vrai sens du terme, quelques heures plus tard, quand les festivités seraient achevées et qu’ils se retrouveraient enfin seuls.

Il y avait une suite de pièces somptueuses adjacentes à l’appartement de Prestimion, qui avaient été réservées à l’usage de la dame Roxivail au temps de son mariage avec Confalume. Après le départ de Roxivail, le Coronal n’avait pas souhaité que cette suite soit occupée par quelqu’un d’autre. Supposant que Varaile allait s’y installer et que le couple royal y passerait sa nuit de noces, les chambellans de la cour s’étaient donné beaucoup de mal pour réaménager la suite et la redécorer après deux décennies d’inoccupation.

Redoutant pour leur première nuit que la suite Roxivail leur porte malheur, Prestimion préféra s’installer dans l’appartement de la Tour Munnerak, la construction de brique blanche dans l’aile orientale du Château, où il avait vécu quand il n’était qu’un des princes du Château. Ce lieu n’avait pas la splendeur majestueuse de la suite destinée au Coronal, mais Prestimion n’avait que faire, cette nuit-là, de splendeur majestueuse, et il soupçonnait qu’il en allait de même pour Varaile. L’appartement était fort agréable, avec ses pièces spacieuses aux fenêtres voûtées offrant une vue merveilleuse sur les pentes du Mont et l’abîme connu sous le nom de Saut de Morpin. La baignoire, énorme, était faite de gros blocs de marbre noir de Khyntor si adroitement assemblés par les artisans qu’il était impossible de distinguer les joints. C’est dans cet appartement que Prestimion conduisit sa jeune épouse ; c’est là qu’il attendit, dans la petite pièce qui lui avait servi de bureau et de bibliothèque, pendant qu’elle prenait un bain pour chasser la fatigue de la longue journée.

Il eut l’impression d’attendre dix ans avant qu’elle l’appelle. Mais il entendit enfin sa voix.

Varaile attendait dans la chambre où avait été préparée la couche nuptiale, un lit magnifique, de dimensions royales, sculpté dans l’ébène la plus noire de Rialmar, sous un baldaquin garni de la dentelle la plus fine de Makroposopos. En suivant le couloir qui menait à la chambre, Prestimion sentit la terreur l’envahir à l’idée que l’ombre de Thismet allait s’interposer entre sa jeune épouse et lui au moment crucial ; mais quand il ouvrit la porte et vit Varaile au pied du lit, baignant dans la douce lumière dorée de trois cierges écarlates plus hauts qu’elle, Thismet, à cet instant, ne fut plus qu’un nom, un souvenir très cher mais lointain, l’ombre d’une ombre.

Au sortir de son bain, Varaile avait mis un déshabillé transparent de soie blanche, retenu à l’épaule par une broche d’or tressé. Prestimion apprécia la décence qui avait poussé la jeune mariée à se couvrir avant d’entrer dans la chambre nuptiale. Mais en découvrant ses formes souples et pleines à travers le voile arachnéen, il comprit que la pudeur n’en était pas la seule raison. Transporté de joie, il s’avança vers elle.

Une lueur d’inquiétude, de peur même, traversa le regard de Varaile. Elle s’évanouit aussi vite qu’elle était apparue.

— L’épouse du Coronal, murmura Varaile, comme si elle ne pouvait y croire. Est-ce possible ?… Oui, poursuivit-elle sans lui laisser le temps de répondre. Oui, c’est possible. Viens, Prestimion.

Elle porta la main à son épaule.

Le déshabillé tomba par terre avec un bruissement léger.

2

Trois jours de lune de miel dans la ville des plaisirs de High Morpin, à une heure de trajet en flotteur du Château, voilà tout ce que Prestimion put s’offrir. Il avait déjà été trop souvent éloigné du siège du pouvoir depuis son élévation sur le trône.

Dans sa jeunesse, il était souvent venu dans le parc de loisirs qu’était High Morpin effectuer de folles chevauchées sur les mastodontes, se faire catapulter dans les tunnels d’énergie et danser sur les glisse-glaces hallucinants. Aujourd’hui, ces attractions lui étaient interdites. Le Coronal ne pouvait se permettre de courir le moindre risque d’une blessure et le peuple n’aurait pas apprécié de le voir folâtrer en public comme un enfant. Qu’il fut devenu prisonnier de sa propre majesté était indéniable.

Mais il y avait à High Morpin des compensations pour ceux à qui une haute position interdisait de se déplacer librement au milieu de la foule. Prestimion et Varaile descendirent au Pavillon du Mont du Château, un bloc vertical de roche blanche aux arêtes tranchantes, situé à l’écart de la cité et réservé à l’aristocratie, ou ils prirent possession du luxueux appartement baptisé « Suite du Coronal », un véritable palais en miniature occupant les étages supérieurs de l’établissement, à la manière du Château qui s’enroulait autour des crêtes du Mont.

Le dernier étage de la suite, un dôme transparent de quartz limpide, était la chambre à coucher, avec une vue imprenable sur la cité étincelante, portant jusqu’à la fontaine gigantesque que lord Confalume avait fait construire à la périphérie et qui projetait à une hauteur extraordinaire d’énormes jets d’eau en forme d’éventail, aux couleurs perpétuellement changeantes. À l’étage au-dessous se trouvait le dressing-room, une excroissance de métal blanc éclatant, suspendu en porte à faux, d’où ils avaient une vue plongeante sur les ravissants faubourgs de Low Morpin et le vide obscur et vertigineux du Saut de Morpin où la face du Mont dégringolait à pic sur plusieurs centaines de mètres. Au-dessous encore, dans une pièce taillée dans un gigantesque globe vert de jade, des sons mélodieux se diffusaient sans source apparente. Un long couloir blanc voûté descendait en pente raide jusqu’à la salle à manger privée, une petite pièce élégamment meublée où les jeunes mariés pouvaient prendre leurs repas. Une succession de balcons en cascade leur permettait de profiter de l’air pur et limpide du Mont et offrait une vue dégagée sur la sombre masse tentaculaire du Château.

Un second couloir orienté différemment donnait accès à une galerie des plaisirs soutenue par des piliers de marbre doré. Les occupants de la suite pouvaient y nager dans une piscine miroitante bordée de dalles grenat, se laisser porter par une colonne d’air chaud et s’abandonner à des stimulations sensorielles, se mettre en contact – à l’aide de connecteurs appropriés – avec les rythmes et les pulsations du cosmos. On y trouvait aussi des tapis à motifs pour la méditation transcendantale, des plaques garnies d’organismes lumineux mobiles pour l’autohypnose et une foule d’autres instruments pour le plaisir du couple royal.

De là la structure projetait deux ailes vers l’arrière de l’établissement, à différents niveaux. La première contenait une collection de peintures d’âmes rassemblées par plusieurs Coronals des deux siècles précédents, la seconde était une galerie abritant des meubles anciens et un choix de petites sculptures et de vases décoratifs. Entre ces deux salles se trouvait l’imposante salle à manger de la suite, un bloc unique, octogonal, d’agate polie, faisant saillie au-dessus de l’abîme pour le plus grand plaisir des invités du Coronal et de son épouse.

Mais le Coronal et son épouse n’avaient envie de voir personne ; ils se suffisaient à eux-mêmes. Ils auraient le temps – plus tard – de plaisanter avec Septach Melayn, d’écouter le vieux Serithorn conter des histoires de la cour du temps jadis, de recevoir la haute aristocratie du royaume. Ils avaient encore beaucoup à apprendre l’un sur l’autre et jamais ils n’auraient de meilleures conditions pour le faire. Prestimion et Varaile occupèrent le temps à passer de salle en salle, de niveau en niveau, examinant les curieux objets dont la suite regorgeait, admirant le panorama magnifique, barbotant dans la piscine, échangeant des idées, des souvenirs, des caresses. Des domestiques silencieux leur apportaient des repas quand ils n’oubliaient pas de les commander.

Le troisième jour, à regret, ils quittèrent leur retraite. Un flotteur royal attendait devant l’établissement pour les raccompagner au Château. Et des milliers de personnes de toute condition, ceux qui étaient en vacances à High Morpin et ceux dont le rôle consistait à satisfaire les besoins des premiers, massés sur le passage du flotteur, lancèrent des vivats.

— Prestimion ! Varaile ! Prestimion ! Varaile ! Vivent Prestimion et Varaile !

Puis il fallut se remettre au travail. Pour Prestimion, la myriade de détails du gouvernement ; pour Varaile la lourde tâche qui consistait à prendre en main la maison royale.

Prestimion avait largement eu le temps, ces dernières années, quand il assistait Confalume dans ses activités, de voir quelle charge de travail incombait au Coronal ; mais il n’avait pas pleinement compris la réalité de la chose. Avec Confalume, sa vigueur et son énergie, tout paraissait facile. Pour Confalume, les innombrables décisions de routine relevant de l’exercice du pouvoir n’avaient été que de simples interruptions dans le courant de sa véritable tâche qui consistait à faire étalage de la grandeur du royaume et de son monarque par un ambitieux programme de construction : fontaines, esplanades, monuments, palais, routes, parcs, ports. La somptuosité de son trône et la salle fastueuse dans laquelle il s’élevait devaient symboliser le règne de lord Confalume dans les siècles à venir. Même au bout de quatre décennies au faîte de la gloire, alors qu’il s’était retiré dans un univers de mages et d’incantations, le vieux roi parvenait encore à affecter l’enthousiasme et la vitalité. Seuls ses plus proches conseillers étaient en mesure, dans les derniers temps, de soupçonner à quel point il était las et avec quel soulagement il avait accueilli la mort du Pontife Prankipin qui allait enfin lui permettre de goûter la vie plus calme du Labyrinthe.

Prestimion était loin de manquer de vitalité, mais elle était d’une nature différente de celle de son prédécesseur. L’énergie de Confalume irradiait de lui en permanence comme d’un soleil. Prestimion, plus versatile, sujet à des tensions intérieures, procédait par à-coups, séparés par de longues périodes consacrées à accumuler de la force. C’est ainsi qu’il était venu à bout de l’insurrection de Korsibar : une longue période de patiente élaboration d’une stratégie précédant la violente contre-attaque qui avait balayé l’usurpateur.

Mais un Coronal ne pouvait régner de cette manière. Un Coronal trônait au sommet du monde – d’une manière littérale – et les besoins, les aspirations, les craintes et les difficultés des quinze milliards d’habitants de Majipoor s’élevaient jusqu’à lui, jour après jour, sur les pentes du Mont. Même en déléguant autant que faire se pouvait, la responsabilité de la décision finale lui appartenait toujours. Tout passait par lui. Le Coronal était l’incarnation de la planète, il était Majipoor, il la représentait en soi.

Quand il avait stupidement décidé de se faire Coronal, Korsibar avait-il conscience de tout cela ? S’était-il imaginé qu’être roi se résumait à une succession ininterrompue de tournois et de banquets ? C’est probablement ce qu’avait cru cet homme de peu de profondeur.

Prestimion n’aurait jamais pu se résoudre à laisser la place à Korsibar ; cela procédait autant d’une obligation envers la planète que d’un désir personnel d’être Coronal.

Ainsi, quand Korsibar lui avait offert la paix et une place au Conseil en échange d’un symbole de la constellation et d’un serment d’allégeance, Prestimion n’avait pu se décider à le faire. Korsibar l’avait jeté dans les tunnels de Sangamor en l’accusant de haute trahison et la guerre civile avait éclaté. Aujourd’hui, Korsibar était oublié et Prestimion était le Coronal de Majipoor. Il lui fallait se colleter quotidiennement avec des piles de requêtes, de résolutions, de mémorandums et de décisions du Conseil à décourager un gabroon. De quoi lui donner – presque – la nostalgie de la guerre civile, du temps de l’action, loin de cette montagne de dossiers.

Tout ce qui passait sur son bureau n’était pourtant pas paperasserie débilitante.

Il y avait pour commencer les rapports sur l’épidémie de folie. Ses victimes, inoffensives pour la plupart, erraient dans les rues de mille cités, le regard vide. Les hôpitaux étaient remplis de déments hurlants. Il y avait des accidents, des violences, des incendies, des meurtres même. Quelle pouvait en être la cause ? Prestimion redoutait de le savoir, mais il ne pouvait s’en ouvrir à quiconque. Et aucune solution ne se présentait à lui. Le chaos qui allait en s’aggravant était un sujet de profonde inquiétude, mais il ne pouvait rien y faire.

Il ne pouvait rien non plus contre le péril que représentait son lointain cousin, Dantirya Sambail, l’adversaire redoutable, l’ennemi diabolique, le Procurateur malveillant, aux réactions imprévisibles, toujours en liberté. Où était-il ? Que manigançait-il ? Des mois s’étaient écoulés sans qu’il eût donné signe de vie.

Il était facile et tentant de se dire qu’il avait péri avec Mandralisca, que son corps et celui de son âme damnée pourrissaient au fond d’un fossé, quelque part dans le Sud. Trop facile, en vérité. Prestimion se refusait à croire que le destin eût si commodément rayé Dantirya Sambail de la liste de ses problèmes, sans qu’il ait eu à faire le plus petit effort. Le réseau d’espions mis en place sur les deux continents n’avait pourtant rien signalé à ce jour.

Le Procurateur aurait dû être de retour à Ni-moya, mais son palais demeurait vide. Il ne s’était pas non plus montré ni dans le sud ni dans l’ouest d’Alhanroel. C’était profondément inquiétant. Dantirya Sambail réapparaîtrait quand on ne l’attendrait plus, Prestimion le savait, et ce serait pour lui causer le maximum d’ennuis. Mais, encore une fois, il ne pouvait qu’attendre, accomplir ses tâches quotidiennes et attendre. Attendre.

— Regardez, monseigneur, dit en entrant dans son bureau Maundigand-Klimd qui avait demandé une audience.

Le mage Su-Suheris portait un sac de toile plein à craquer, comme s’il apportait du marché deux kilos de calimbots bien mûrs.

C’était un Terdi matin, le jour où Prestimion avait coutume de se rendre dans la salle d’exercices pour un petit duel au bâton avec Septach Melayn. La partie n’était pas égale, car le Haut Conseiller avait une allonge supérieure d’une vingtaine de centimètres et une maîtrise sans pareille de toutes les armes blanches. Mais il était essentiel pour les deux hommes, attelés au travail la plus grande partie de la journée, de veiller à garder leur corps en bon état. Ils s’affrontaient donc au bâton le Terdi et se rendaient le surlendemain sur le pas de tir à l’arc où Prestimion prenait sa revanche.

— Qu’avez-vous là-dedans ? demanda Prestimion d’un ton sec ? Était-il indispensable de me le montrer maintenant ? J’ai rendez-vous avec le Haut Conseiller.

— Cela ne prendra qu’une ou deux minutes, monseigneur.

Maundigand-Klimd retourna le sac et fit tomber sur le bureau de Prestimion une trentaine de petits objets ressemblant à des têtes minuscules.

Après un premier regard stupéfait, il constata qu’il s’agissait de têtes en céramique, modelées avec un réalisme étonnant, présentant des visages aux grimaces terrifiantes – bouches démesurément ouvertes, yeux écarquillés, narines dilatées – et une ligne sanglante à la base du cou. D’habiles représentations de personnes mortes dans les plus atroces douleurs.

— Très joli, fit Prestimion d’un ton lugubre. Je n’ai jamais rien vu de tel. Est-ce la dernière mode en matière de bijoux chez les dames de la cour, Maundigand-Klimd ?

— Je les ai achetées hier soir au marché des sorciers de Bombifale. Ce sont des amulettes, monseigneur, destinées à protéger celui qui les porte contre la folie.

— Le marché des sorciers, s’il m’en souvient bien, n’est ouvert que le Merdi et pas toutes les semaines. Hier, nous étions Secondi.

— Le marché des sorciers de Bombifale est maintenant ouvert tous les jours de la semaine, répliqua doucement le Su-Suheris. Ces objets se vendent sur tous les étals, à cinq couronnes pièce. Ils sont produits en grande quantité, mais extrêmement bien réalisés.

— Je vois, fit Prestimion en poussant une tête du bout d’un doigt.

Les macabres figurines étaient d’un réalisme affreux malgré leur petite taille. Il y avait des hommes et des femmes, quelques Ghayrogs, deux Hjorts et même un Su-Suheris à une seule tête qui fit courir le long de la colonne vertébrale de Prestimion un violent frisson de répugnance. De petites attaches métalliques étaient fixées sur l’arrière.

— Magie contre magie, c’est cela ? On les porte pour se protéger du sortilège qui provoque l’épidémie de folie.

— Exactement, répondit le Su-Suheris. La figurine envoie un message indiquant que la personne qui la porte est déjà atteinte par la folie – elle hurle, les yeux exorbités, son esprit est dérangé – et qu’il n’est pas besoin à l’agent qui inflige la maladie d’agir sur elle.

— C’est efficace ?

— J’en doute, monseigneur. Mais le peuple a foi en ces figurines. Tout le monde ou presque en portait une au marché. D’autres objets sont disponibles, qui ont le même usage, de sept ou huit sortes au moins, tous garantis par le vendeur pour apporter une protection totale. La plupart sont des charmes grossiers, primitifs, dont j’ai honte pour ma profession. Seuls des sauvages pourraient porter cela. Mais la peur est maintenant très répandue… Avez-vous gardé le souvenir, monseigneur, des derniers jours de Prankipin, quand on tirait de sombres présages de la forme du moindre nuage, du vol de tous les oiseaux ? De tous les cultes bizarres qui sont apparus à ce moment-là ?

— Je m’en souviens, oui. J’ai vu les Contemplateurs de Sisivondal pendant la procession de leurs Mystères.

— Eh bien, ils ont recommencé. On ressort les masques, les idoles, tous les instruments sacrés des cultes impies. Ces petites amulettes ne sont qu’un exemple parmi beaucoup d’autres. Je suis sorcier de profession, monseigneur, et je ne doute pas de l’existence des puissances du monde invisible, comme vous le faites le plus souvent. Mais, pour moi, ce sont des abominations. Elles trahissent elles-mêmes un dérangement d’esprit aussi grave que celui auquel elles prétendent porter remède.

Prestimion acquiesça en silence. Il poussa quelques petites têtes, en retourna deux ou trois qui étaient dans le mauvais sens et ouvrit de grands yeux en reconnaissant son visage.

— Je me demandais combien de temps il vous faudrait pour le remarquer, monseigneur, glissa le Su-Suheris.

— Stupéfiant… absolument stupéfiant !

Prestimion saisit l’amulette et l’examina attentivement. C’était à donner le frisson. La ressemblance était saisissante : un lord Prestimion miniature, à peine plus gros que son pouce, les traits déformés par une affreuse grimace.

— J’imagine qu’il y a un Septach Melayn dans le lot, un Gialaurys et, pourquoi pas, une Varaile ? Et ce Su-Suheris est censé vous représenter, Maundigand-Klimd ? Que s’imaginent-ils donc ? Que nos têtes seront plus efficaces pour écarter le sortilège que celles de gens du commun ?

— C’est une interprétation raisonnable, monseigneur.

— Oui, peut-être.

Septach Melayn était là, en effet, fort bien rendu, jusqu’au sourire ironique – certes déformé par un hurlement de fou – et aux yeux d’un bleu étincelant. Il ne vit pas de Varaile et en fut fort heureux.

— Comme j’ai détesté toute cette crédulité ridicule, Maundigand-Klimd ! lança-t-il en repoussant les amulettes. Cette foi pathétique en la magie et les talismans, les charmes et les poudres, les exorcismes et les formules magiques, l’évocation des monstres et des démons, les rohillas, les ammatepilas, les veralistias et tout le reste ! Quelle perte de temps et d’argent, quelles désillusions ! J’ai vu lord Confalume totalement soumis à ces folies, tellement abruti par les susurrements de ses mages que lorsqu’une véritable crise a éclaté, il n’a pas été capable de réagir…

Prestimion s’interrompit. Il n’avait pas envie de parler de l’usurpation de Korsibar, même à Maundigand-Klimd.

— Je sais aussi bien que vous que certaines pratiques sont efficaces, poursuivit-il. Mais ce qui passe pour de la magie dans le peuple n’est le plus souvent qu’absurdité imbécile. J’avais espéré que la vague de superstition commencerait à refluer pendant mon règne. Mais voilà qu’une nouvelle vague de ces stupides croyances déferle sur nous, juste au moment où… Ne m’en veuillez pas, Maundigand-Klimd, reprit-il après un silence, je sais que vous y croyez. Je vous ai froissé.

— Pas le moins du monde, monseigneur. Je n’y crois, comme vous dites, pas plus que vous. Mon seul credo est l’empirisme. Certaines choses sont vraies de toute évidence, d’autres sont fausses. Ce que je pratique est la véritable magie, qui est une forme de la science. J’ai autant de mépris que vous pour l’autre sorte de magie ; voilà pourquoi j’ai apporté ces têtes.

— En pensant que je signerais une ordonnance pour en interdire la vente ? Je ne peux pas faire cela, Maundigand-Klimd. Il n’est jamais bon d’essayer de s’opposer par des lois aux croyances irrationnelles.

— Je comprends, monseigneur. Je désirais seulement attirer votre attention sur le fait que cette épidémie de démence provoque de nouvelles manifestations de folie qui pourraient avoir de fâcheuses conséquences.

— Si je savais ce qu’il convient de faire, je le ferais.

— Assurément, monseigneur.

— Mais… Avez-vous une suggestion à faire ?

— Pas dans l’immédiat, monseigneur.

Prestimion perçut une inflexion étrange dans la voix de Maundigand-Klimd, comme si le mage faisait le silence sur une chose importante. Prestimion regarda ses deux têtes, les quatre yeux d’un vert opaque. Maundigand-Klimd était un conseiller précieux et même, dans une certaine mesure, un ami cher. Mais, certains jours, Prestimion trouvait le Su-Suheris énigmatique, indéchiffrable. S’il y avait du non-dit, il ignorait de quoi il s’agissait.

Une possibilité se présentait pourtant à son esprit ; aussi déplaisante qu’elle pût être, il lui fallait en avoir le cœur net.

— Nous avons déjà parlé de la théorie de Septach Melayn, selon laquelle la vague de folie a été provoquée par l’effacement des souvenirs que j’ai imposé à Thegomar Edge, le jour de la victoire sur Korsibar. Vous n’ignorez pas que je trouve cette théorie difficile à accepter.

— Je ne l’ignore pas, monseigneur.

— Je vois à la manière dont vous dites cela que vous ne partagez pas mon avis. Que me cachez-vous, Maundigand-Klimd ? Pouvez-vous affirmer avec certitude que je suis responsable de cette folie ?

— Pas avec certitude, monseigneur.

— Mais vous estimez que c’est très probable, n’est-ce pas ?

C’est la tête gauche de Maundigand-Klimd, en général la plus loquace, qui avait parlé jusqu’à présent. Cette fois, l’autre répondit.

— Oui, monseigneur. Très probable en effet.

Prestimion ferma les yeux et inspira profondément.

La réponse sans détour du Su-Suheris ne l’étonnait aucunement. Depuis quelques semaines, il inclinait de plus en plus souvent à penser qu’il était le seul et unique responsable du nouveau fléau qui s’abattait sur la planète. Mais il était blessé de voir le perspicace Maundigand-Klimd se rallier à cette idée.

— Si la vague de folie est due à la magie, reprit-il lentement, seule la magie pourra y remédier. Qu’en pensez-vous ?

— C’est tout à fait possible, monseigneur.

— Vous dites donc qu’une des possibilités serait de faire venir de Triggoin Heszmon Gorse, son père et les autres sorciers qui ont contribué à jeter le sortilège, et à leur demander d’user de la magie pour rendre à tout un chacun ses souvenirs de la guerre civile ?

Maundigand-Klimd hésita, ce que Prestimion l’avait rarement vu faire.

— Je ne suis pas sûr, monseigneur, que ce serait efficace.

— Bien. Sachez que cela ne se fera pas. Je ne suis pas content des conséquences apparentes de ma décision, mais soyez assuré que je ne referai pas la même chose en sens inverse. Entre autres raisons, je ne désire nullement que tout le monde apprenne que le nouveau Coronal a commencé son règne en faisant croire à la population de toute la planète que son accession au trône a été paisible. Mais il me paraît aussi très risqué de rétablir le souvenir de l’enchaînement des événements. La population vit depuis deux ans avec l’histoire trafiquée que mes mages ont instillée dans les esprits à la fin de la guerre. Ils l’acceptent pour le meilleur et pour le pire. Si je leur enlève ce qu’ils ont, cela risque de provoquer des bouleversements plus graves que ce qui se passe aujourd’hui. Qu’en pensez-vous, Maundigand-Klimd ?

— Je partage entièrement votre avis.

— Le problème subsiste donc. Un fléau ravage la planète et la mauvaise magie est en recrudescence, un fatras de charlatanisme et d’attrape-nigauds pour lequel nous avons le même mépris.

Avec un regard dédaigneux aux petites têtes de céramique éparpillées sur son bureau, Prestimion commença à les remettre dans leur sac.

— Ce fléau étant la conséquence d’un sort, il faut utiliser une contre-mesure pour en venir à bout… La bonne magie, la vraie magie, comme vous dites. Votre magie. Essayez, mon ami, de trouver une solution et parlez-m’en.

— Oh ! lord Prestimion ! Si cela pouvait être aussi facile ! Je verrai ce que je peux faire.

Quand le Su-Suheris se fut retiré, la Coronal fouilla dans le sac jusqu’à ce qu’il trouve la tête de lord Prestimion et celle de Septach Melayn. Il les glissa dans une poche de sa tunique.

Le Haut Conseiller l’attendait au gymnase. Il allait et venait nerveusement en faisant tourner son bâton en l’air ; à chaque mouvement de son poignet la baguette flexible de noctiflor émettait un sifflement menaçant.

— Tu es en retard, déclara-t-il en prenant sur le râtelier d’armes un autre bâton qu’il lança à Prestimion. Une pile de décrets importants à signer, j’imagine ?

— Une visite de Maundigand-Klimd, répondit Prestimion.

Il posa le bâton et prit les deux têtes miniatures dans la poche de sa tunique.

— Voici ce qu’il m’a apporté. Charmant, n’est-ce pas ?

— Ravissant ! Ton portait et le mien, si je ne me trompe. À quoi servent ces têtes ?

— Ce sont des amulettes censées écarter la folie.

Maundigand-Klimd m’a révélé qu’on trouve quantité de ces objets au marché de minuit ; ils se vendent comme des saucisses au cœur du Valmambra. Il m’en a apporté un plein sac : il y a de tout, un Ghayrog, un Hjort, un Su-Suheris. Il en faut pour tous les goûts. Et les anciens cultes sont en pleine recrudescence ; les affaires reprennent pour la corporation des mages.

— Dommage ! fit Septach Melayn en prenant la tête qui le représentait et en la soupesant dans la paume de sa main. Un peu macabre, non ? Mais tellement bien fait. Regarde : je souris et je hurle en même temps. On dirait aussi que je fais un petit clin d’œil. J’aimerais connaître l’artiste qui l’a réalisé. Je pourrais peut-être lui demander un portrait grandeur nature.

— Tu es complètement fou, soupira Prestimion.

— Il se peut que tu aies raison. Puis-je garder ma tête ?

— Si cela t’amuse.

— Absolument. Et maintenant, lord Prestimion, prends ton bâton. Notre heure d’exercice aurait dû commencer depuis longtemps. En garde, Prestimion ! En garde !

3

Au début de la semaine suivante, Prestimion fut informé à l’heure du petit déjeuner que son frère Abrigant était arrivé au Château en pleine nuit et qu’il sollicitait une audience immédiate.

Prestimion s’était levé à l’aube ; Varaile dormait encore. Abrigant n’avait pas dû se coucher : pourquoi tant d’impatience ?

— Dites-lui que je le retrouverai dans la salle du trône de Stiamot, dans trente minutes.

Il venait à peine de s’asseoir quand Abrigant entra ; il donnait l’impression de ne pas avoir pris la peine de se changer depuis son arrivée. Le visage hâlé et tanné, il portait un pourpoint marron reprisé et taché sur des chausses élimées. Sur sa pommette gauche s’étalait une ecchymose de belle taille, visiblement pas récente, mais encore livide.

— Alors, mon frère, bienvenue au… commença Prestimion, sans pouvoir achever sa phrase.

— Tu es marié ? lança Abrigant, le regard farouche, une expression de défi sur le visage. J’apprends que tu as pris une reine… Qui est-elle, Prestimion ? Et pourquoi n’as-tu pas attendu mon retour pour me permettre d’assister à la cérémonie ?

— Voilà des propos directs adressés à un roi par son frère cadet, Abrigant.

— Je t’ai fait un jour le signe de la constellation en m’inclinant profondément et tu as dit qu’il n’était pas besoin de tant de cérémonies entre frères. Mais aujourd’hui, tu…

— Aujourd’hui, tu vas trop loin dans l’autre sens. Nous ne nous sommes pas vus depuis de longs mois et tu arrives comme un bidlak furieux, sans un sourire, sans une étreinte, en exigeant des explications, comme si tu étais le Coronal et moi un simple…

Abrigant l’interrompit de nouveau.

— Le chambellan qui m’a accueilli m’a annoncé que tu as pris femme et qu’elle s’appelle Varaile. Est-ce vrai. Prestimion ? Et qui est cette Varaile ?

— La fille de Simbilon Khayf.

Abrigant n’eût pas été plus surpris si Prestimion l’avait souffleté. Il eut un mouvement de recul.

— La fille de Simbilon Khayf ? La fille de Simbilon Khayf ? Cet imbécile arrogant et bouffi d’orgueil est entré dans notre famille ? Qu’as-tu fait, mon frère ?

— Je suis tombé amoureux, voilà tout. Et toi, tu te conduis comme un rustre agressif. Calme-toi, Abrigant, et reprenons cette conversation depuis le commencement, veux-tu ?… Le Coronal souhaite la bienvenue au Château au prince de Muldemar et l’invite à prendre un siège. Assieds-toi là, Abrigant… Très bien. Tu sais que je n’aime pas qu’on soit debout devant moi.

Abrigant paraissait totalement déconcerté, mais Prestimion n’aurait su dire si c’était à cause de la réprimande ou de l’identité du père de l’épouse du Coronal.

— Tu sembles avoir fait un voyage pénible, reprit Prestimion. J’espère qu’il a été fructueux.

— Il l’a été, répondit Abrigant qui semblait parler entre ses dents serrées. Très fructueux.

— Raconte-moi.

Mais Abrigant ne se laissait pas distraire aussi facilement de son propos.

— Ce mariage, mon frère…

— C’est une femme magnifique qui a un port de reine, répondit Prestimion en s’armant de patience. Tu ne mettras pas en doute la sagesse de mon choix quand tu la connaîtras. Pour ce qui est de son père, je t’assure que je n’ai pas plus que toi de sympathie pour lui, mais il n’y a pas à se lamenter. Il est victime, lui aussi, de la folie qui court le monde et tenu à l’écart dans un endroit où sa vulgarité ne choquera personne. Tu me reproches encore de ne pas avoir retardé le mariage jusqu’à ton retour. Je n’ai pas à me justifier, mais n’oublie pas que je n’avais pas l’assurance que tu tiendrais ta promesse d’abandonner les recherches au bout de six mois. Tu aurais pu rester absent deux ou trois ans… ou ne jamais revenir.

— Je m’étais solennellement engagé à le faire. J’ai respecté ma promesse à la lettre. Six mois exactement après le jour où nous nous sommes quittés, j’ai commencé le voyage de retour.

— Je t’en sais gré, Abrigant. Tu as dit que l’expédition avait été couronnée de succès ?

— Oh ! oui, Prestimion. Je dois dire que le succès eût été encore plus grand si tu ne m’avais obligé à respecter ce délai de six mois, mais j’ai tellement de choses à te raconter… Il est vraiment devenu fou ? Il délire, il divague ? Le destin fait bien les choses ! J’espère que tu l’as enchaîné au milieu des monstres que Gialaurys t’a ramenés de Kharax.

— Tu as dit que tu avais beaucoup de choses à raconter, rappela Prestimion. Aurais-tu l’amabilité de commencer, Abrigant ?

Encore abasourdi par la nouvelle du mariage de Prestimion, mais faisant un effort visible pour la chasser de son esprit, Abrigant raconta qu’il avait commencé son expédition en faisant route vers le levant, le long de la cote de l’Aruachosia. Mais la chaleur était si étouffante, l’atmosphère si lourde et humide que l’on avait du mal à respirer. Les guêpes et les fourmis étaient grosses comme des souris, les vers étaient munis d’ailes et de mâchoires. Ils ne tardèrent pas à bifurquer vers l’intérieur des terres, juste après avoir franchi la frontière de la province de Vrist. Ils virent pour la dernière fois la mer dans le sinistre port de Glystrintai et abordèrent rapidement une contrée beaucoup moins humide et fort peu peuplée : un plateau brûlant aux escarpements plissés, aux plaques de lave solidifiée, parsemé de lacs roses où s’enroulaient de gigantesques serpents et des cours d’eau impétueux, peuplés de monstrueux poissons de la couleur de la boue, plus gros qu’un homme, qui semblaient être les survivants d’une époque très lointaine.

Dans ce cadre préhistorique, brûlé de soleil, aux vastes perspectives et aux horizons infinis, régnait un silence écrasant, brisé de loin en loin par les cris perçants de sinistres oiseaux de proie, plus gros que les khestrabons et les surastrenas des territoires du levant qui survolaient les voyageurs. Ils avaient parfois l’impression d’être les premiers explorateurs d’une planète vierge.

Un jour, ils aperçurent de la fumée à l’horizon – des feux de camp – et découvrirent le lendemain un paysage de collines noires comme jais, entremêlées d’affleurements de quartz d’un blanc éblouissant où des milliers de Lii exploitaient une mine d’or.

— De l’or ? fit Prestimion. Après les abeilles dorées, les collines dorées et les façades de grès doré, tu parles d’une vraie mine, d’un endroit où l’on extrait le métal ?

— Absolument. Ce sont les mines de la province de Sethem, où des Lii entièrement nus travaillent comme des esclaves sous un soleil assassin. Tiens, regarde.

Il fouilla dans le sac de grosse toile qu’il avait apporté dans la salle du trône et en sortit trois feuilles carrées d’or, de la taille de la paume d’une main, sur lesquelles des symboles géométriques étaient gravés au poinçon.

— On me les a données, reprit Abrigant. Je ne sais pas quelle est leur valeur ; les mineurs ne semblaient pas y attacher d’importance. Ils font leur travail, c’est tout, comme des machines.

— Les mines de Sethem, répéta Prestimion. Il faut bien que le métal précieux vienne de quelque part. J’avoue que je n’y avais jamais réfléchi.

Il se représenta de longues files de Lii au travail dans ce paysage aride. Ces êtres à la peau rugueuse, à la large tête plate en forme de marteau, au milieu de laquelle trois yeux ardents brillaient comme des braises au fond des orbites creuses. Jamais les Lii ne se plaignaient. Qui les avait réunis pour les conduire là-bas ? Quelles pensées traversaient leur esprit au long de ces interminables journées d’un labeur éreintant ?

L’or était disséminé dans le quartz, une poussière d’or saupoudrant les affleurements rocheux. Pour l’extraire, expliqua Abrigant, les Lii allumaient des feux et lançaient de l’eau froide et du vinaigre sur la roche brûlante pour la faire éclater, afin d’extraire le minerai des fissures ainsi créées. Certains travaillaient à la surface, d’autres dans des galeries trop basses pour leur permettre de se tenir debout, ce qui les obligeait à avancer en rampant, une lampe fixée sur le front pour voir où ils allaient. De grands tas de roches contenant le minerai d’or étaient ainsi constitués. Un autre groupe d’ouvriers se mettait au travail avec de gros marteaux de pierre pour les concasser, puis une équipe broyait les fragments à l’aide de meules actionnées à la main, deux ou trois Lii par meule, jusqu’à ce qu’ils aient la consistance de la farine.

L’étape suivante consistait à étaler la poudre de quartz sur des planches inclinées et à verser de l’eau dessus pour entraîner les impuretés, une tâche répétée jusqu’à ce qu’il ne reste que des particules d’or pur. Elles étaient ensuite chauffées plusieurs jours d’affilée dans un four avec du sel, de l’étain et du bran de hoikka. On sortait enfin du four des pépites étincelantes transformées en feuilles d’or battu comme celles que l’on avait offertes à Abrigant.

— C’est un travail infernal dans un lieu horrible, conclut-il. Et ils font cela tout le long du jour ! Ces énormes quantités de roche pour produire si peu d’or ! Si seulement il y en avait plus, nous trouverions peut-être un moyen de le convertir en fer ou en cuivre, mais il faut nous contenter de ce métal précieux utilisé dans un but purement décoratif.

— Et après Sethem, demanda Prestimion, où es-tu allé ?

— Nous avons poursuivi notre route vers l’Orient, dans la province de Kinorn qui, sans être tout à fait un désert, est loin d’être agréable à traverser, car d’anciens plissements ont formé une succession de montagnes. Nous les avons franchies, crête après crête ; devant nous s’en dressait toujours une nouvelle et nous étions secoués dans nos flotteurs comme sur une mer démontée. Tu vois cette marque sur ma joue, Prestimion… je me suis cogné la tête quand notre flotteur s’est retourné et j’ai cru que ma dernière heure était arrivée. Quelques villages avaient été fondés dans la région – seul le Divin sait pourquoi –, dont les habitants vivaient des produits de la terre et semblaient ignorer tout ou presque du reste du monde. Ils parlaient un dialecte difficile à comprendre. Pour eux, Zimroel était un mythe et son Procurateur démoniaque un inconnu. Ils prétendaient connaître des endroits tels que les Cinquante Cités du Mont, Alaisor ou Stoien, Sintalmond ou Sisivondal, mais, à l’évidence, ce n’étaient pour eux que des noms. Je me suis quand même renseigné sur Skakkenoir, ils ont dit oui, oui, en souriant, et montré la direction de l’est. Ils prononçaient le nom avec des intonations barbares que je n’ai jamais réussi à imiter. Ils ont dit aussi que le sol y était rouge vif. Le rouge du fer, Prestimion.

— Et, bien sûr, le délai de six mois expirait précisément à ce moment-là, glissa Prestimion en manière de plaisanterie. Il t’a donc fallu faire demi-tour sans poursuivre tes recherches plus avant.

— Comment le sais-tu ? C’est exactement ce qui s’est passé ! Comme il restait quelques jours avant l’échéance des six mois, nous avons quand même fait un bout de chemin. Et regarde, Prestimion !

Abrigant plongea de nouveau la main dans son sac ; il en sortit trois petites fioles remplies de sable rouge et une quatrième qui contenait des feuilles séchées et effritées.

— Fais analyser ce sable, Prestimion ; je pense que tu trouveras qu’il contient du fer. Et les feuilles : peut-être viennent-elles des plantes métallifères de Skakkenoir ? Pour ma part, je le crois. Il n’y avait qu’une bande de terre rouge, pas plus de cinq ou six mètres de large et qui disparaissait aussitôt : juste une petite langue affleurant sur le sol de Skakkenoir. Et une demi-douzaine de plantes maigrelettes poussant sur cette langue rouge. La vraie richesse était encore plus à l’est, j’en ai la conviction. Mais j’avais fait le serment de rebrousser chemin le premier jour du septième mois et ce jour était arrivé.

J’étais tout près, j’en suis sûr. Mais j’avais promis de rentrer.

— Ça va, Abrigant. J’ai compris.

Prestimion ouvrit la fiole contenant les feuilles et en prit une. Elle ressemblait à une feuille séchée que l’on utilise pour la cuisine et n’avait rien de métallique. Il aurait mieux valu, sans doute, essayer d’extraire de l’or des arbres tapissant les collines d’Arvyanda, qui réfléchissaient la lumière dorée du soleil, que du fer de ce fragment végétal racorni qu’il tenait à la main. Mais il la ferait quand même analyser.

— Et voilà, Prestimion, les mines de Skakkenoir s’offrent à toi. C’est un paysage tellement laid et hostile, avec cette chaleur accablante et ce terrain en montagnes russes, que je comprends pourquoi les autres explorateurs ont baissé les bras. Mais peut-être n’étaient-ils pas aussi avides que moi de découvrir le pays du fer. La grande source de prospérité du règne de Prestimion se trouve dans ces quatre fioles.

— Souhaitons-le, Abrigant. Je vais les faire analyser dès aujourd’hui. Mais même si elles contiennent du fer, qu’est-ce que cela prouvera ? Un peu de sable rouge et une poignée de feuilles ne nous mèneront pas très loin. Skakkenoir n’a toujours pas été découverte.

— C’était juste derrière la colline suivante, Prestimion ! Je le jure !

— Comment peux-tu donc en être sûr ?

— J’y retournerai pour en avoir le cœur net, déclara Abrigant, le regard noir. Avec des flotteurs plus gros et des hommes en plus grand nombre. Et sans délai de six mois, cette fois. Le pays est inhospitalier au possible, mais j’y retournerai, si tu m’autorises à monter une seconde expédition. Et je rapporterai tout le fer dont tu pourras avoir besoin.

— D’abord l’analyse chimique de tes échantillons, mon frère. Ensuite, nous parlerons d’une seconde expédition.

Au moment où Abrigant s’apprêtait à répliquer avec vivacité, on frappa discrètement à la porte. Toc, toc, toc ! C’était Varaile. De la main, Prestimion imposa silence à son frère et se leva pour ouvrir.

Elle se jeta aussitôt dans ses bras ; ce n’est que lorsqu’ils s’écartèrent l’un de l’autre qu’elle remarqua qu’il n’était pas seul.

— Excuse-moi, Prestimion. Je ne savais pas que tu étais…

— Je te présente mon frère Abrigant, de retour parmi nous après un pénible voyage dans le Grand Sud où il cherchait le pays du fer. Il a apparemment été fort surpris de découvrir que j’avais convolé en son absence. Abrigant, je te présente Varaile, mon épouse.

— Mon frère, dit-elle sans hésiter. Je suis heureuse de voir que vous êtes revenu sain et sauf !

Elle s’avança vers lui et l’étreignit presque aussi chaleureusement qu’elle l’avait fait avec Prestimion.

Abrigant parut décontenancé par la chaleur sincère et spontanée de son accueil ; il se raidit dans un premier temps, puis la serra à son tour dans ses bras. Quand il la lâcha, il avait les yeux brillants et son visage au teint pâle était rouge de confusion et de plaisir. Il était évident que Varaile l’avait conquis en un instant, qu’il était impressionné par la beauté et la noble prestance de la jeune épouse de son frère.

— J’étais justement en train de dire à lord Prestimion, déclara Abrigant, que je regrettais profondément d’avoir manqué votre mariage. Je suis son frère cadet le plus proche par l’âge et j’aurais eu grand plaisir à être à ses côtés.

— Lui aussi a regretté votre absence, fit Varaile. Mais il était possible que vous ne soyez pas de retour avant longtemps et personne ne pouvait savoir quand. Voilà pourquoi nous avons estimé préférable de ne pas attendre.

— Je comprends, fit Abrigant avec une légère inclination de tête.

Il n’aurait pu être plus courtois ; la colère qui bouillonnait en lui quelques minutes plus tôt s’était évanouie.

— Je pense que notre conversation est terminée, reprit-il en se tournant vers Prestimion… Avec ta permission, je vais me retirer dans mes appartements et te laisser avec ton épouse.

Il avait les yeux brillants et l’éclat de ce regard était aussi révélateur pour Prestimion que s’il lisait à livre ouvert dans les pensées de son frère. Il signifiait : tu as bien choisi, mon frère. Cette femme est de la race des reines !

— Non, non, glissa Varaile, je ne faisais que passer. Je ne veux pas interrompre votre discussion. Vous devez encore avoir beaucoup à vous dire.

Elle envoya un baiser à Prestimion du bout des doigts et se dirigea vers la porte.

— Déjeunerons-nous dans la Cour Pinitor, comme d’habitude, monseigneur ?

— Je pense, répondit Prestimion. Abrigant se joindra peut-être à nous.

— J’en serais ravie, fit Varaile en souriant.

Elle sortit en leur faisant des signes de la main.

— Quelle femme extraordinaire, fit Abrigant, encore rayonnant de plaisir. Je comprends tout maintenant… T’appelle-t-elle « monseigneur » en toute circonstance ?

— Seulement lorsqu’elle est en présence de gens qu’elle ne connaît pas bien, répondit Prestimion. Une pointe de formalisme, rien d’autre ; elle a reçu une bonne éducation. Mais il n’en va pas de même quand nous sommes seuls.

— Je l’espère, fit Abrigant. La fille de Simbilon Khayf ! poursuivit-il en secouant la tête. Qui l’eût cru ? Cet ignoble petit bonhomme qui a engendré une fille comme celle-là…

4

L’été était arrivé dans les plaines d’Alhanroel où le Mont du Château se dressait jusqu’au ciel, même si aucun changement de saison n’était perceptible au Château qui jouissait de son printemps perpétuel.

Un calme trompeur s’y était établi. Il n’y avait, du moins dans l’immédiat, aucune crise aiguë à gérer. Prestimion se faisait à son rôle de Coronal ; il recevait des délégations des provinces lointaines, se rendait de temps en temps dans les cités voisines du Mont, présidait les réunions du Conseil, s’entretenait avec les représentants du Pontife et de la Dame des affaires de l’État ou son concours était indispensable. La vague de folie continuait de faire de nouvelles victimes, mais l’augmentation était moindre et le peuple dans son ensemble semblait s’être fait une raison et s’y résigner comme à un déluge s’abattant sur les champs à l’époque des moissons, à la maladie de la lusavande, aux tempêtes de sable qui ravageaient parfois le sud-est de Zimroel ou aux autres imperfections sans lesquelles la vie sur Majipoor eût été totalement paradisiaque.

Quant à Dantirya Sambail, il semblait avoir disparu de la surface de la planète. Qu’il eût perdu la vie dans le courant de sa fuite vers le sud d’Alhanroel continuait de paraître trop beau pour être vrai à Prestimion ; mais il en venait malgré lui à accepter cette possibilité. À la seule idée d’un monde sans Dantirya Sambail, il se laissait gagner par un merveilleux sentiment de sérénité et de bien-être. Dans les moments de forte tension ou de grande fatigue, Prestimion prenait le temps de se dire : je suis débarrassé à jamais de Dantirya Sambail, pour le simple plaisir de savourer la paix que ces mots apportaient à son âme.

Varaile, de son côté, s’était bien adaptée à son nouvel état. L’épouse du Coronal a ses propres tâches à accomplir, largement de quoi remplir ses journées. L’une d’elles, pourtant, ne lui était pas imposée : la visite qu’elle faisait tous les matins à Simbilon Khayf dans son confortable logement de l’aile nord du Château, près de la Salle Hendighail, avant de vaquer à ses occupations.

L’homme qui était naguère la plus grosse fortune de Stee et dont l’hôtel particulier faisait l’objet de l’admiration et de l’envie générales vivait à ce jour dans un modeste logement de cinq pièces, loin du centre de l’activité du Château. Il ne semblait pourtant ni s’en soucier ni même en avoir conscience. Le temps des efforts était révolu pour Simbilon Khayf. Rien chez lui n’indiquait qu’il eût gardé le souvenir de la puissance financière qui avait été sienne, pas plus que de l’ambition farouche qui lui avait permis d’y accéder ni de la multitude de petites vanités par lesquelles il proclamait à la face du monde que Simbilon Khayf était une force avec laquelle il fallait compter.

Chaque jour était maintenant pour lui comme une nouvelle naissance, les expériences de la veille, quelles qu’elles aient été, totalement effacées, comme les traces des oiseaux sur la grève de la Mer Intérieure à marée basse. L’infirmière du matin le réveillait, lui donnait un bain, l’habillait d’une robe blanche toute simple. Après le petit déjeuner, elle l’emmenait faire une petite promenade le long du Parapet de Methirasp, la vaste terrasse pavée qui s’étendait derrière sa résidence. Varaile arrivait en général à l’heure de son retour.

Ce matin-là, comme tous les jours, Simbilon Khayf paraissait détendu, heureux. Il l’accueillit, comme d’habitude, d’un baiser courtois mais distrait sur la joue et d’une poignée de main fugitive. Même s’il avait presque tout oublié de sa vie d’antan, il se rappelait le plus souvent qu’il avait une fille et qu’elle s’appelait Varaile.

— Tu as bonne mine, ce matin, père. T’es-tu bien reposé ?

— Oui, très bien. Et toi, Varaile ?

— J’aurais aimé dormir un peu plus longtemps, mais tu sais que ce n’est pas possible. Nous nous sommes couchés tard ; encore un grand dîner, avec le duc de Chorg, qui arrivait de Bibiroon et qui est un fin connaisseur en vins. Comme la famille de Prestimion produit des grands crus, il a fallu faire venir de Muldemar une caisse des meilleurs vins et le duc – qui s’en étonnera ? – a voulu goûter chacun des flacons…

— Prestimion ? murmura Simbilon Khayf avec un sourire vague.

— Mon époux. Lord Prestimion, le Coronal. Tu sais que je suis la femme du Coronal, père ?

— Tu as épousé le vieux Confalume ? lança Simbilon Khayf en clignant des yeux. Pourquoi as-tu fait ça ? Quelle idée d’épouser un homme plus âgé que ton père !

— Mais non, répondit Varaile en riant malgré la gravité de la situation. Confalume n’est plus Coronal ; il est devenu Pontife. Il y a un nouveau Coronal maintenant.

— Bien sûr : lord Korsibar. Où avais-je la tête ? Comment ai-je pu oublier que Korsibar a succédé à Confalume ? Ainsi, tu as épousé Korsibar ?

Elle tourna vers son père un regard où se mêlaient la perplexité et la tristesse. Les divagations de son esprit dérangé prenaient les tours les plus étranges.

— Korsibar ? Non, père. D’où tiens-tu ce nom ? Il n’y a pas de lord Korsibar. Je ne connais personne de ce nom.

— J’étais pourtant sûr que…

— Non, père.

— Alors, qui…

— Prestimion, père. Prestimion. C’est lui le Coronal, le successeur de lord Confalume. Et je suis son épouse.

— Ah ! lord Prestimion ! Très intéressant. Le nom du nouveau Coronal est Prestimion, pas Korsibar. Qu’est-ce qui a pu me faire croire cela ?… Et tu es son épouse, dis-tu ?

— C’est exact.

— Combien d’enfants avez-vous eus, ce lord Prestimion et toi ?

— Nous ne sommes pas mariés depuis longtemps, père, répondit Varaile en rosissant. Nous n’en avons pas encore.

— Cela viendra ; tout le monde a des enfants. J’en ai eu un moi-même, je crois.

— Mais oui. Tu parles avec ta fille en ce moment.

— Ah ! oui ! Celle qui a épousé le Coronal. Comment s’appelle-t-il, déjà ?

— Prestimion, père.

— Prestimion, oui. J’ai connu un Prestimion autrefois. Assez petit, cheveux blonds, très habile avec un arc et une flèche. Un garçon intelligent. Je me demande ce qu’il est devenu.

— Il est devenu Coronal, père, répondit patiemment Varaile. Je l’ai épousé.

— Tu as épousé le Coronal ? C’est ce que tu viens de dire : tu as épousé le Coronal ? Voilà qui est singulier. Et quelle progression pour nous dans l’échelle sociale. Jamais personne de notre famille n’avait épousé un Coronal ; dis-moi si je me trompe.

— Je suis sûre d’être la première.

C’est à peu près à ce moment-là, chaque matin, que les yeux de Varaile s’embuaient de larmes et qu’il lui fallait détourner la tête ; Simbilon Khayf ne supportait pas de la voir pleurer. Elle s’essuya les yeux du bout des doigts et se retourna vers son père en souriant courageusement.

Il lui était devenu évident au long des dernières semaines qu’elle n’avait jamais réellement aimé son père à l’époque où il avait toute sa tête ; qu’elle n’avait en vérité jamais eu beaucoup d’affection pour lui. Elle avait accepté les conditions de leur vie sans rien mettre en question : sa soif d’argent et de gloire, ses prétentions sociales embarrassantes, son arrogance, ses ridicules en matière vestimentaire, sa fabuleuse fortune. Un caprice du Divin avait fait d’elle la fille de cet homme, un autre, après la mort prématurée de sa mère, l’avait promue maîtresse de la domesticité à un âge encore tendre. Varaile avait tout accepté et assumé les responsabilités qui lui étaient échues, étouffant en elle toute tendance à la rébellion. La vie avec Simbilon Khayf avait souvent été pénible, mais c’était sa vie, elle n’avait pas le choix.

Son affreux bonhomme de père était anéanti, semblable à une coquille vide. Lui aussi avait été victime d’un caprice du Divin. Il eût été facile à Varaile de lui tourner le dos, d’oublier jusqu’à son existence ; il ne se serait rendu compte de rien. Mais elle ne pouvait faire cela. Toute sa vie, elle avait pris soin de Simbilon Khayf, non parce qu’elle y tenait vraiment, mais parce qu’elle devait le faire. Maintenant qu’il n’était plus que l’ombre de lui-même et que sa vie à elle avait été transformée du tout au tout par un nouveau caprice du Divin, elle continuait de s’occuper de lui, non par nécessité, mais par choix.

Il l’écoutait en souriant, sans comprendre, tandis qu’elle lui narrait les événements de la veille : le rendez-vous matinal avec Kazmai Noor, l’architecte du Château, pour dresser les premiers plans du musée historique que Prestimion voulait faire bâtir, puis son déjeuner avec la duchesse de Chorg et la princesse d’Hektiroon ; dans l’après-midi, une visite à l’hôpital des enfants d’Halanx et l’inauguration d’un terrain de jeux à Low Morpin. Simbilon Khayf écoutait sans cesser de sourire, en disant de temps en temps : « Oh ! très bien ! C’est bien ! »

Puis Varaile prit des papiers qu’elle posa devant lui.

— J’ai aussi réglé hier des affaires de nature privée. Tu sais, père, que je suis en train de céder toutes les sociétés familiales à nos employés ; il faut quelqu’un pour les gérer et nous ne sommes, ni toi ni moi, en mesure de le faire. En tout état de cause, il est impensable que l’épouse du Coronal ait une activité commerciale. Nous en avons donc transféré sept autres hier.

— Très bien, fit Simbilon Khayf en souriant.

— J’ai les noms ici, si cela t’intéresse, mais je ne le pense pas. Migdal Velorn est venu au Château. Tu sais qui c’est, père ? Le président de notre banque d’Amblemorn : j’ai signé tous les papiers qu’il m’a apportés. Ils concernaient la minoterie de Velathyntu, la compagnie de navigation d’Alaisor, deux banques et… enfin, il y en avait sept. Il ne nous reste plus que onze sociétés ; j’espère en être débarrassée dans quelques semaines.

— Absolument. Comme c’est gentil à toi de t’occuper de toutes ces choses.

Son sourire permanent était énervant ; ces visites n’étaient jamais faciles. Avait-elle autre chose à lui dire ce jour-là ? Non, elle ne voyait pas. De toute façon, qu’est-ce que cela aurait changé ?

— Je vais te laisser maintenant, père, fit Varaile en se levant. Prestimion t’envoie ses amitiés.

— Prestimion ?

— Mon mari.

— Ah ! tu es mariée, Varaile ? Très bien. As-tu des enfants ?

Par un beau matin lumineux de la fin de l’été, Prestimion se rendit dans le domaine familial de Muldemar pour assister à la grande fête annuelle du vin nouveau. Tous les ans à cette époque, suivant une tradition ancestrale, avait lieu la première dégustation de la récolte des vendanges précédentes. La journée de fête animée qui se déroulait dans la cité de Muldemar se terminait par un banquet donné au manoir, la résidence familiale.

Prestimion avait présidé une douzaine de ces manifestations au temps où il portait le titre de prince de Muldemar. Après quoi, les deux années de guerre civile l’avaient empêché d’y assister. Depuis qu’il était le Coronal, Abrigant lui avait succédé à Muldemar. Mais il n’y avait pas eu de banquet l’année précédente non plus, car, à cette époque, il traquait Dantirya Sambail avec son frère dans les territoires du Levant. Ce serait donc la première fête d’Abrigant en qualité de prince de Muldemar et il avait demandé à Prestimion de lui faire le grand honneur d’y assister. Le Coronal n’avait pas accoutumé d’honorer de sa présence la fête du vin nouveau, mais jamais aucun membre de la famille de Prestimion ne s’était élevé au pouvoir suprême. Il se sentait obligé d’y aller ; son absence serait de trois ou quatre jours.

Varaile, qui ne se sentait pas très bien, se fit excuser. Elle confia à Prestimion que même le trajet assez court jusqu’à Muldemar lui paraissait au-dessus de ses forces et elle n’avait assurément pas envie de faire bombance. Elle suggéra à son époux de se faire accompagner de Septach Melayn. Prestimion ne tenait pas à partir sans elle, mais encore moins à décevoir Abrigant qui serait profondément blessé s’il se défilait. Ainsi, lorsque le majordome Nilgir Sumanand vint annoncer qu’un jeune chevalier du nom de Dekkeret, de retour au Château après une longue absence, demandait à être reçu par lord Prestimion pour une affaire de la plus haute importance, c’est à Varaile et non au Coronal qu’il transmit la demande.

— Dekkeret ? fit Varaile. Je ne pense pas le connaître.

— Non, madame. Il était déjà parti avant votre arrivée au Château.

— Il n’est pas habituel qu’un chevalier-novice sollicite une audience auprès du Coronal. Quelle est donc l’importance véritable de cette affaire de la plus haute importance ? Suffisante, à votre avis, pour l’envoyer voir Prestimion à Muldemar ?

— Je l’ignore, madame. Il dit que c’est fort urgent, mais qu’il ne peut en parler qu’au Coronal, au Haut Conseiller ou, en leur absence, au prince Akbalik. Comme vous le savez, le Coronal est à Muldemar aujourd’hui, le Haut Conseiller l’y accompagne et le prince Akbalik n’est pas encore de retour de sa mission… Il est dans la péninsule de Stoienzar, si je ne me trompe. J’ai hésité à déranger lord Prestimion pendant son séjour à Muldemar sans votre permission, madame.

— Vous avez bien fait, Nilgir Sumanand. Envoyez-le-moi, ajouta-t-elle, à son grand étonnement, car elle s’était sentie mal fichue toute la matinée. Je verrai moi-même si cela vaut la peine de déranger le Coronal.

Il y avait quelque chose de généreux et d’ouvert dans le visage de Dekkeret, une franchise dans son regard qui firent que Varaile se prit intuitivement de sympathie pour lui. Il était à l’évidence fort intelligent, mais il n’y avait en lui rien de sournois ni de dissimulé. C’était un grand jeune homme solidement bâti, d’une vingtaine d’années, aux épaules larges et puissantes, de qui émanait une impression de grande force physique parfaitement maîtrisée. Il avait la peau du visage et des mains hâlée, tannée, comme quelqu’un qui a passé beaucoup de temps en plein air sous un climat chaud et rigoureux.

Varaile lui apprit que le Coronal ne serait pas de retour au Château avant plusieurs jours et indiqua clairement qu’elle ne dérangerait son époux à Muldemar que pour de très bonnes raisons. Elle demanda au chevalier Dekkeret d’expliquer précisément ce qu’il désirait porter à l’attention du Coronal.

Dans un premier temps, Dekkeret hésita. Peut-être était-il déconcerté de se trouver en compagnie de l’épouse du Coronal au lieu d’être face à lord Prestimion, peut-être était-ce dû au fait que la dame Varaile avait à peu près son âge. Ou bien était-il simplement réticent à divulguer des renseignements importants à quelqu’un qu’il ne connaissait pas, une femme en outre, et qui ne faisait pas partie du Conseil. Quoi qu’il en fut, il ne fit aucun effort pour dissimuler ses hésitations.

Puis il sembla décider qu’il ne risquait rien à lui raconter son histoire. Après quelques tentatives maladroites qui tournèrent court, il se lança dans un long récit.

Il avait accompagné à Zimroel le prince Akbalik, chargé d’une mission diplomatique. On ne lui avait confié aucune responsabilité ; le but de ce voyage était pour Dekkeret d’acquérir un peu d’expérience, car il n’avait été remarqué par le Coronal que peu de temps auparavant. Après avoir passé quelque temps à Ni-moya, il avait choisi, pour des raisons qu’il ne semblait pas pouvoir exprimer très clairement, d’être transféré à titre provisoire dans les services du Pontificat et s’était embarqué pour Suvrael en ayant pour mission de faire la lumière sur un problème d’exportations de viande.

— Suvrael ? fit Varaile, étonnée. Quelle horreur d’être envoyé là-bas !

— À ma demande, madame. C’est un continent inhospitalier, je sais. Mais j’éprouvais le besoin de passer quelque temps dans un endroit de ce genre. Ce serait trop compliqué à expliquer.

Varaile eut l’impression qu’il avait volontairement cherché à vivre dans l’inconfort, une manière de purification peut-être, un acte de pénitence. Elle avait de la peine à comprendre cela. Mais elle ne chercha pas à le questionner plus avant.

Dekkeret expliqua que sa mission à Suvrael consistait à se rendre à Ghyzyn Kor, le centre de la région d’élevage, pour essayer de découvrir les raisons de la chute récente des exportations de viande bovine. Ghyzyn Kor se trouvait au cœur d’une zone de pâturages fertiles, à l’abri des montagnes, à mille kilomètres à l’intérieur des terres du continent torride, cernée par le plus aride des déserts. Dès son arrivée dans le port de Tolaghai, sur la côte nord-ouest de Suvrael, Dekkeret avait compris qu’il ne serait pas facile de s’y rendre. On lui expliqua qu’il existait trois itinéraires principaux. L’un d’eux était ravagé par de violentes tempêtes de sable qui le rendaient impraticable ; un autre était interdit à cause de bandits Changeformes qui rançonnaient les voyageurs. Le troisième, une route difficile en plein désert, qui traversait les montagnes en passant par le col de Khulag, n’était plus utilisée depuis plusieurs années et en très mauvais état. Son informateur ajouta que plus personne ne prenait cette route, car elle était hantée.

— Hantée ?

— Oui, madame. Par des fantômes, m’expliqua-t-il, qui pénétraient dans l’esprit des voyageurs quand ils étaient endormis pour voler leurs rêves et les remplacer par des images horrifiantes. Certains, prétendait-il, étaient morts de leurs propres cauchemars au beau milieu de ce désert. Dans la journée, les chants lointains des fantômes, des sons étranges, à donner le frisson, brouillaient le cerveau des voyageurs, les écartaient du droit chemin et ils disparaissaient à jamais dans les sables.

— Des fantômes qui volent les rêves, fit lentement Varaile dont le scepticisme inné avait du mal à accepter cette idée. Vous n’êtes certainement pas le genre d’homme à vous laisser effrayer par des inepties de cette sorte ?

— En effet, madame. Mais, fantômes ou pas, s’embarquer seul dans ce désert hostile avait de quoi faire réfléchir. Je commençais à me dire que ma mission allait se solder par un échec complet quand le hasard m’a mis en présence d’un homme qui prétendait passer régulièrement par le col de Khulag sans jamais avoir eu de problèmes avec les fantômes. Il n’a pas dit qu’ils n’existaient pas, seulement qu’il connaissait le moyen de les tenir à l’écart. Je l’ai donc pris comme guide.

Venghenar Barjazid était un petit bonhomme à l’air louche et sournois ; un contrebandier selon toute vraisemblance, qui lui fit payer ses services à prix d’or. Son plan consistait à inverser les heures de sommeil et de veille en voyageant de nuit et en bivouaquant sous le soleil implacable. Ils étaient accompagnés par le fils de Barjazid, un adolescent du nom de Dinitak, une femme Skandar qui devait servir de porteur et un Vroon pour qui les routes du désert n’avaient pas de secret. Tout le monde embarqua dans un vieux flotteur délabré.

Après le départ de Tolaghai et jusqu’aux premières collines, le voyage se passa sans incident. Dekkeret trouvait le paysage d’une laideur étonnante : de vastes étendues rocheuses, un sol sablonneux criblé de trous, des plantes hérissées d’épines, aux formes torturées. Et il devint encore plus rébarbatif après le franchissement du col de Khulag, quand ils commencèrent leur descente vers le Désert des Rêves Volés. Dekkeret n’avait jamais imaginé qu’il pût exister sur la planète un endroit aussi désolé, sinistre et inhospitalier. Mais ce désert cruel et aride ne suscitait pas en lui la moindre répugnance, affirma-t-il à Varaile. Elle se dit qu’il y avait peut-être même éprouvé un plaisir pervers, sachant qu’il était parti à Suvrael en quête de la satisfaction que l’on peut trouver dans les épreuves et les souffrances.

Puis les cauchemars commencèrent. De jour, pendant son sommeil. Il rêvait qu’il flottait vers la bienveillante Dame de l’île, au centre d’une sphère de pure lumière blanche. C’était une vision de paix et de joie, mais, petit à petit, les images de son rêve changèrent, allèrent en s’assombrissant et il se retrouva sur le flanc nu et gris d’une montagne, contemplant un cratère vide et mort. Il se réveilla faible et tremblant de peur.

— Avez-vous fait de beaux rêves, lui avait demandé Barjazid. Mon fils m’a dit que vous avez gémi dans votre sommeil, que vous vous êtes retourné plusieurs fois en serrant vos genoux contre votre poitrine. Avez-vous senti la présence des voleurs de rêves ?

Quand Dekkeret avait reconnu que oui, Barjazid avait demandé des détails. Dekkeret s’était énervé, avait demandé au petit homme pourquoi il le laisserait lire dans son esprit. Devant l’insistance de Barjazid, il avait fini par faire une description de ce qu’il avait rêvé.

— C’étaient bien les voleurs de rêves, avait affirmé Barjazid : une invasion de l’esprit, une superposition troublante d’images, une perte de l’énergie.

— Je lui ai demandé s’il avait lui-même ressenti la même chose, expliqua Dekkeret à Varaile. Il a répondu que non ; il était apparemment à l’abri des voleurs de rêves. Son fils Dinitak n’avait senti qu’une ou deux fois leur présence. Il se refusait à toute hypothèse sur la nature des êtres qui provoquaient cela. J’ai ensuite demandé si les rêves empiraient à mesure qu’on s’enfonçait dans le désert. Ce à quoi il a répondu très calmement que c’est ce qu’il avait entendu dire.

Quand ils se remirent en route à l’heure du crépuscule, Dekkeret crut entendre des rires lointains, des tintements de cloches étouffés par la distance, des roulements menaçants de tambour.

Le lendemain, il fit un nouveau rêve qui commençait dans un beau jardin verdoyant, rempli de fontaines et de bassins, mais qui se transforma rapidement en une scène horrible où il était étendu nu, exposé au soleil du désert, de sorte qu’il sentait sa peau brûler et se craqueler. Il découvrit cette fois en se réveillant qu’il s’était éloigné du campement dans son sommeil et qu’il était allongé en plein soleil, au milieu d’une horde de fourmis. Incapable de retrouver le flotteur, il avait cru sa dernière heure venue, mais le Vroon, parti à sa recherche avec un flacon d’eau, l’avait sauvé. Il avait trouvé la souffrance dans cette aventure, une souffrance plus vive, en vérité que ce qu’il cherchait. Mais le pire, expliqua-t-il à Varaile, n’était ni la chaleur ni la soif ni les fourmis, non le pire était l’angoisse d’être privé du réconfort qu’apporte un rêve normal, la terreur devant cette vision lumineuse et apaisante qui se muait en images sinistres et terrifiantes.

— Il y a donc du vrai dans les récits des voyageurs ? demanda Varaile. Ce désert hanté abrite réellement des esprits qui volent les rêves ?

— D’une certaine manière, madame. Je vais bientôt vous expliquer ce qu’il en est.

Ils étaient arrivés aux confins du désert et suivaient le lit d’un cours d’eau depuis longtemps disparu, sur un sol accidenté, maintes fois bouleversé par des séismes. Le terrain s’élevait lentement vers le sud-ouest, en direction de deux pics entre lesquels se trouvait le Pas de Munnerak, la porte de la région d’élevage, plus fraîche et plus verte. Encore quelques jours et il serait à Ghyzyn Kor.

Mais le rêve le plus terrible était encore à venir. Il ne voulut pas donner de détails à Varaile, se contentant de dire qu’il l’avait mis face à l’unique action dont il avait honte, le péché qui l’avait envoyé en pénitence à Suvrael. Il fut contraint de le revivre étape par étape dans son sommeil, jusqu’à ce que le cauchemar culmine en une scène d’une effroyable intensité dont le souvenir le faisait encore frissonner et blêmir. Il avait éprouvé une douleur térébrante, la sensation insupportable d’une aiguille de lumière s’enfonçant dans son cerveau.

— J’ai entendu un coup de gong lointain, poursuivit Dekkeret, et le rire d’un démon tout proche. Quand j’ai ouvert les yeux, j’étais presque fou de douleur et de désespoir. Et puis j’ai aperçu Barjazid, à moitié caché derrière le flotteur. Il venait de retirer une sorte de mécanisme qu’il portait autour du front et s’efforçait de le dissimuler dans ses bagages.

— C’est lui qui provoquait les rêves ? demanda Varaile, stupéfaite.

— Vous avez l’esprit vif, madame ! C’est lui, en effet. Avec un appareil qui lui permettait de pénétrer dans les esprits et de transformer les pensées. Bien plus puissant que les machines qu’utilise la Dame de l’île qui, elle, ne peut que s’adresser à l’esprit des dormeurs alors que l’appareil de Barjazid pouvait en prendre le contrôle. Il a reconnu tout cela, de mauvais gré, quand j’ai exigé la vérité. C’était un appareil de son invention, sur lequel il travaillait depuis plusieurs années.

— Et qu’il expérimentait sur l’esprit des voyageurs qu’il emmenait dans le désert ?

— Exactement, madame.

— Vous avez bien fait de demander à voir le Coronal pour lui raconter cela, Dekkeret. Cet appareil est dangereux ; il ne faut plus qu’il soit utilisé.

— C’est réglé, madame, déclara Dekkeret, le visage rayonnant de satisfaction. J’ai réussi à faire prisonnier Barjazid et son fils, et j’ai pris leur appareil. Je les ai amenés au Château. Lord Prestimion, je l’espère, sera satisfait. Je le souhaite de tout cœur, madame, car rien n’est plus important pour moi que de satisfaire lord Prestimion !

5

— Il s’appelle Dekkeret, dit Varaile. Un chevalier-novice, très jeune, pas bien dégrossi mais destiné, je pense, à de grandes choses.

Prestimion éclata de rire. Ils se trouvaient dans la salle du trône de Stiamot, en compagnie de Gialaurys. Prestimion n’était de retour au Château que depuis une heure et Varaile avait tenu à lui raconter cette histoire comme s’il n’y avait rien de plus important au monde.

— Je connais bien Dekkeret, fit-il. Il m’a sauvé la vie à Normork, il y a un certain temps, le jour où un dément armé d’une faucille a surgi de la foule pour se jeter sur moi.

— C’est vrai ? Il ne m’en a pas parlé.

— Le contraire m’aurait fort étonné.

— L’histoire qu’il m’a racontée est véritablement stupéfiante, Prestimion.

— Voyons si j’ai bien compris, fit Prestimion qui n’avait écouté que d’une oreille distraite, quand elle eut terminé. Il était en mission à Zimroel avec Akbalik, cela je le sais, puis, pour une raison qui n’a jamais été claire pour moi, il est parti seul à Suvrael. Tu me dis maintenant qu’il est revenu en rapportant un appareil… qui sert à quoi exactement ?

— À prendre le contrôle de l’esprit des gens. Une invention d’un petit contrebandier minable, du nom de Barjazid, qui propose de guider les voyageurs dans le désert, mais qui, en réalité…

— Barjazid ? coupa Prestimion. Ce nom me dit quelque chose. Je sais que je l’ai entendu, mais je ne me souviens plus où.

— Un petit bonhomme louche, au regard torve et à la peau parcheminée, qui est resté deux ans au service du duc Svor, glissa Gialaurys. Très fuyant, ce Barjazid, comme l’était Svor. Tu l’as toujours détesté.

— Oui, cela me revient… C’était juste après le petit problème à Thegomar Edge, quand nous avons arrêté ce sorcier Vroon flagorneur, Thalnap Zelifor, qui avait inventé des appareils pour lire dans la pensée des gens et vendait sans scrupule ses services aux deux camps…

— Exactement, fit Gialaurys. Barjazid était là par hasard et tu lui as demandé d’escorter le Vroon avec son attirail diabolique jusqu’à Suvrael où il resterait en exil. C’est là, sans doute, qu’il s’est débarrassé du Vroon à la première occasion et s’est approprié le matériel du petit sorcier. Où as-tu dit que Barjazid se trouvait, Varaile ?

— Dans les tunnels de Sangamor. Il y est enfermé avec son fils.

Prestimion éclata d’un rire sonore.

— Comme c’est amusant ! La boucle est bouclée ! C’est dans les tunnels que j’ai fait la connaissance de Thalnap Zelifor. Nous étions enchaînés côte à côte.

Au regard interrogateur de Varaile, Prestimion comprit que l’évocation des épisodes de la guerre civile la plongeait dans une profonde perplexité.

— Je te raconterai cela une autre fois, lui dit-il. Pour ce qui est de ce matériel, j’y jetterai un coup d’œil dès que j’aurai le temps. Un appareil qui permet de contrôler les esprits ?… J’imagine que, tôt ou tard, cela pourra nous être utile.

— Mieux vaudrait tôt que tard, à mon avis, fit Varaile.

— Je t’en prie. Je ne cherche pas à minimiser son importance, mais il y a bien d’autres choses à régler avant.

Il sourit pour adoucir le ton de ses paroles, mais sans essayer de dissimuler son agacement.

— Je m’en occuperai le moment venu, reprit-il.

— Et le prince Dekkeret ? insista Varaile. Ne mérite-t-il pas une récompense pour avoir attiré notre attention sur cette affaire ?

— Le prince Dekkeret ? Oh ! non ! Il n’est pas encore anobli ! Ce n’est qu’un jeune homme de Normork qui commence à faire son chemin dans la hiérarchie du Château. Mais tu as raison : il mérite une récompense. Qu’en dis-tu, Gialaurys ? Nous le faisons grimper de deux échelons ? Oui, très bien. S’il est au deuxième échelon, comme je le crois, faisons-le passer au quatrième. À condition qu’il ait surmonté la crise morale qui l’a envoyé à Suvrael.

— S’il n’y était pas allé, Prestimion, observa Varaile, il n’aurait jamais mis la main sur cet appareil.

— Tu as raison. Mais rien ne prouve qu’il aura une véritable utilité. Quant à cette histoire de Dekkeret à Suvrael, j’avoue qu’elle me chiffonne ; il était censé travailler pour nous à Ni-moya, non s’embarquer pour de mystérieuses aventures à titre privé. Je ne veux pas qu’il recommence… Et maintenant, poursuivit-il, tandis que Gialaurys sortait en s’inclinant, il y a un autre sujet qu’il nous faut aborder, Varaile.

— Lequel ?

— Un nouveau voyage à entreprendre bientôt.

Une ombre de déplaisir passa sur le visage de Varaile.

— Tu veux déjà repartir, Prestimion ?

— Pas tout seul ; nous deux. Cette fois, tu m’accompagnes.

Le visage de Varaile s’éclaira aussitôt.

— Je préfère ça ! Et où allons-nous ? À Bombifale, peut-être ? J’aimerais tellement voir Bombifale. Ou à Amblemorn ? Il paraît que la ville est pittoresque, avec des ruelles sinueuses et de vieilles rues pavées… J’ai toujours rêvé d’aller à Amblemorn, Prestimion.

— Nous allons plus loin, Varaile. Beaucoup plus loin ; jusqu’à l’île du Sommeil. Je n’ai pas vu ma mère depuis les fêtes du couronnement et elle ne connaît pas ma femme. Elle a envie de te rencontrer. Et il y a des choses importantes dont elle veut m’entretenir. Nous prendrons le bateau qui descend le Iyann jusqu’à Alaisor, d’où nous embarquerons pour l’île. À cette époque de l’année, c’est le meilleur itinéraire.

— Quand partons-nous ? demanda Varaile.

— Une semaine ? Une dizaine de jours ? Cela te convient ?

— Bien sûr, fit-elle en souriant, un peu déçue peut-être. Décidément, le Coronal n’a pas souvent l’occasion de rester longtemps chez lui, n’est-ce pas, Prestimion ?

— J’aurai tout le temps plus tard, répondit-il. Quand je serai Pontife et que je résiderai au fond du Labyrinthe.

Dans la cité de Stoien, à la pointe de la péninsule de Stoienzar, Akbalik feuilletait avec lassitude une épaisse liasse de documents maritimes, manifestes de cargaison, listes des passagers et autres, à la recherche d’un indice lui permettant de trouver la piste de Dantirya Sambail. Il faisait la même chose tous les jours depuis trois mois. Une copie du moindre document concernant de près ou de loin les navires faisant la traversée entre Alhanroel et Zimroel arrivait au centre de renseignement qu’Akbalik, sur l’ordre de Septach Melayn, avait établi à Stoien. Il en savait plus qu’il ne l’aurait jamais imaginé sur le prix du quintal de racine de ghumba ou le coût de l’assurance d’une cargaison de baies de thuyol contre les dégâts causés par les klegworms. Mais il n’avait absolument rien trouvé sur Dantirya Sambail.

Les dépêches qu’il envoyait chaque semaine au Château devenaient de plus en plus laconiques et revêches. Akbalik vivait en province depuis de longs mois ; il commençait à se dire que cette succession de journées inutiles au milieu d’inconnus ennuyeux comme la pluie n’en finirait jamais. Tout le monde vantait son égalité d’humeur, mais il touchait à ses limites. La vie du Château lui manquait par trop. Il ne se passait rien dans ces villes de province ; il était temps, plus que temps de rentrer au Château, comme il l’avait demandé explicitement dans ses deux dernières dépêches.

Mais il n’avait pas reçu de réponse. Septach Melayn devait être trop occupé à travailler ses bottes les plus imprévisibles pour lire sa correspondance. Il avait aussi envoyé une missive à Gialaurys, mais c’était comme s’il avait écrit à la statue de lord Stiamot. Quant au Coronal, Akbalik avait appris qu’il se rendait dans l’île du Sommeil pour présenter sa jeune épouse à sa mère ; il devait se trouver en ce moment sur le Iyann. à mi-chemin entre le Mont et Alaisor. Il n’y avait donc, semblait-il, aucun espoir d’un rappel. Akbalik était condamné à rester dans ce bureau et à éplucher jour après jour ces montagnes de documents.

Pour quelqu’un qui était exilé en province, Stoien avait au moins l’avantage d’être une cité attrayante. Elle bénéficiait d’un climat idéal, avec un temps estival d’un bout à l’autre de l’année, un air limpide et un ciel sans nuages, une légère brise de mer du milieu de la matinée au milieu de l’après-midi, des soirées douces et une averse nocturne délicieusement rafraîchissante ponctuellement à minuit. La cité avait la forme d’un long ruban s’étirant sur plus de cent cinquante kilomètres le long de la baie abritant son grand port, ce qui permettait à une population de plus de neuf millions d’habitants d’y vivre sans avoir l’impression d’être tassés les uns sur les autres. Et c’était un plaisir pour l’œil. La péninsule de Stoienzar étant totalement plate, au point de ne jamais s’élever à plus de six mètres au-dessus du niveau de la mer, les habitants de Stoien avaient introduit une variété topographique dans leur cité en exigeant que chaque construction repose sur une plate-forme de brique habillée de pierre blanche et en imposant une grande diversité dans la dimension des plate-formes. Certaines ne dépassaient pas trois à quatre mètres de hauteur, d’autres, en retrait par rapport à la côte, s’élevaient à plusieurs dizaines de mètres.

Certains bâtiments d’une importance particulière se dressaient seuls, très haut au-dessus du niveau de la rue, sur des fondations qui leur étaient propres. Ailleurs, des quartiers entiers partageaient un socle géant. Le regard était sans cesse en mouvement, sollicité par ces plaisantes alternances de hauteur. Et l’effet de toute cette brique était adouci par une profusion d’arbustes et de plantes grimpantes se développant avec une luxuriance tropicale au pied de chaque plate-forme, s’accrochant le long des rampes qui donnaient accès aux niveaux supérieurs et sur les murs les plus élevés. Ces plantations exubérantes présentaient d’éblouissantes couleurs, non seulement l’infinité de nuances du vert de leur feuillage, mais toute la palette de leurs fleurs innombrables – indigo, écarlate, vermillon, violet ou couleur topaze.

Oui, c’était une belle ville. De son bureau du port, dans le bâtiment des douanes, Akbalik avait une vue magnifique sur la baie aux eaux d’un bleu pâle et parfaitement lisses. Quand il se tournait vers le nord, sa vue portait à des centaines, voire des milliers de kilomètres jusqu’à ce que l’horizon forme sur la large courbe de la planète une mince ligne grise. Mais Akbalik avait le mal du pays. Il commença à rédiger dans sa tête une nouvelle missive destinée à Septach Melayn.

« Cher ami et vénéré Haut Conseiller. Quatre mois se sont écoulés depuis mon arrivée à Stoien, à votre requête. Pendant tout ce temps, j’ai loyalement et diligemment œuvré à…»

— Prince Akbalik ? Veuillez m’excuser, prince…

C’était Odrian Kestivaunt, le Vroon qui lui servait de secrétaire. Le petit être se tenait sur le pas de la porte, agité comme à son habitude, sa multitude de tentacules s’enroulant et se déroulant nerveusement d’une manière qu’Akbalik avait mis un certain temps à supporter. Il apportait un nouveau paquet de paperasses.

— Encore de la lecture, Kestivaunt ? fit Akbalik, le visage fermé.

— J’ai déjà parcouru ces papiers, prince Akbalik. Et j’ai découvert quelque chose de fort intéressant. Les documents concernent plusieurs cargos partis ces quinze derniers jours de différents ports de la péninsule à destination de Zimroel. Si vous me permettez, prince…

Kestivaunt entreprit de disposer les documents sur le bureau comme les cartes d’un jeu de solitaire. Akbalik vit qu’il s’agissait de manifestes de cargaison, de longues listes de marchandises agrémentées de commentaires des capitaines sur leur état le jour du chargement, la qualité du conditionnement et autres notes de cet ordre.

Le regard d’Akbalik se posa sur les épaules tombantes du Vroon qui continuait d’étaler ses feuilles. Tant de quintaux de lotus-miel, tant de sacs de gomme de madarate, tant de livres d’orokhalk, tant d’herminettes, d’alênes, de manches de hache, de bâts, de marteaux…

— Est-il vraiment nécessaire de faire cela, Kestivaunt ?

— Encore un moment, je vous en conjure, mon bon prince. Voilà… J’attire maintenant votre attention sur la septième ligne du premier manifeste. Voyez-vous ce qui est écrit ?

— Anyvug ystyn ripliwich raditix, lut Akbalik en ouvrant de grands yeux. Oui, je vois, mais je n’y comprends rien. C’est écrit en langue Vroon ?

— Plutôt du Skandar qu’autre chose, à mon avis. Mais cela ne ressemble guère non plus à du Skandar. Je ne pense pas que ce soit une langue parlée sur Majipoor. Mais ce n’est pas tout, prince : si vous voulez bien regarder la dixième ligne de ce deuxième manifeste.

— Emijiquk gybpij jassnin ys… Qu’est-ce que c’est que ce sabir ?

— Un message codé, peut-être ? Regardez, prince, ligne treize du document suivant : « Kesixm ricthip jumlee ayviy. » Et ligne seize de celui-ci : « Mursez ebunut yumus ghok. » Et là, ligne dix-neuf… vous remarquerez qu’il y a une progression arithmétique d’un document à l’autre.

Le Vroon brassait les papiers avec excitation et les fourrait sous le nez d’Akbalik.

— Ce charabia est interpolé dans des textes normaux à des intervalles progressifs de trois lignes. Il nous manque, je pense, les deux premières phrases du message qui devraient se trouver sur les première et quatrième lignes de documents qui ne semblent pas en notre possession. Mais vous n’avez pas tout vu : j’ai déjà relevé quarante lignes. Qu’est-ce que cela pourrait être d’autre qu’un code ?

— Vous avez raison, fit Akbalik, c’est trop absurde pour être une langue. Mais il y a code et code. Il pourrait simplement s’agir d’un commerçant qui cherche à cacher des secrets à ses concurrents.

Il parcourut du regard un autre document : zinuco takttamt ynifgogi nhogtua. Et si cela signifiait : dix mille hommes se mettent en marche la semaine prochaine ? Un frisson d’excitation se propagea dans son dos.

— Il se peut aussi, reprit-il, que nous ayons découvert un moyen de communication entre Dantirya Sambail et ses alliés.

— En effet, fit le Vroon. C’est tout à fait possible. Et un code est facile à décrypter par ceux qui sont des experts dans cet art.

— Vous parlez pour vous ? demanda Akbalik, qui savait que les Vroons étaient versés dans la science divinatoire.

— Pas pour moi, prince, répondit le petit être dont les tentacules s’agitèrent en signe de dénégation. Cela dépasse mes compétences. Mais j’ai un confrère du nom de Givilan-Klostrin…

— C’est un nom Su-Suheris, si je ne me trompe.

— Absolument. Un homme d’une réputation irréprochable pour qui le décryptage de ces textes serait un jeu d’enfant.

— Il vit à Stoien ?

— À Treymone, prince, la cité des maisons-arbres. À quelques jours de trajet par la route de la côte…

— Je sais où se trouve Treymone, merci.

Akbalik prit un moment pour réfléchir. Au fil des mois de travail avec Odrian Kestivaunt, il avait appris à faire confiance au Vroon, mais mettre dans le secret d’une affaire aussi explosive un Su-Suheris inconnu était une tout autre histoire. Quelques recherches discrètes s’imposaient d’abord. Ceux du peuple à double tête semblaient tous se connaître. Il allait demander son avis à Maundigand-Klimd avant de faire intervenir Givilan-Klostrin.

Geenux taquidu eckibin oeciss. Emajiqk juqivu xhtkipss.

Akbalik appuya le bout des doigts sur ses tempes douloureuses. Il se demanda encore une fois si ce charabia servait à dissimuler les plans secrets de Dantirya Sambail ou si c’était un code utilisé par quelque commerçant Skandar.

Zudlikuk. Zygmir. Kasiski. Fustus.

Il expédia un message à Maundigand-Klimd et reçut la réponse du Château. Le Su-Suheris connaissait bien Givilan-Klostrin : une personne en qui le prince Akbalik pouvait avoir toute confiance. « Je me porte garant de lui, ajoutait le mage, comme s’il était mon propre frère. »

Une recommandation tout à fait convaincante. Akbalik convoqua Odrian Kestivaunt.

— Dites à votre ami Su-Suheris de prendre la route de Stoien séance tenante.

Mais quand il vit Givilan-Klostrin en chair et en os, Akbalik s’interrogea sur le bien-fondé de sa démarche.

Maundigand-Klimd, pour qui Akbalik avait le plus grand respect, était un homme d’une dignité exemplaire et d’un noble maintien que rehaussait la simplicité monastique de sa mise. Les goûts vestimentaires du Château allaient le plus souvent vers l’extravagance et l’originalité, alors que Maundigand-Klimd avait une préférence pour les robes austères de laine noire, parfois de toile vert foncé, auxquelles une large ceinture rouge apportait une touche de couleur plus gaie.

Lorsqu’il entra dans le bureau d’Akbalik, Givilan-Klostrin portait une ridicule tenue bigarrée de brocart orné de carrés de soie d’une demi-douzaine de couleurs criardes et ses deux longues têtes étaient surmontées d’une paire de hauts chapeaux à cinq pointes dont les extrémités touchaient presque le plafond. Une demi-douzaine d’énormes yeux ronds aux gros sourcils arqués étaient peints sur chacun des chapeaux, trois devant, trois derrière. Des épaulettes rigides dépassaient d’une vingtaine de centimètres le plan des épaules du devin ; elles portaient aussi des yeux peints et se terminaient par une longue frange de fils écarlates.

Ce déguisement était certainement destiné à inspirer une terreur respectueuse, mais Akbalik le trouva simplement comique et ridicule. Il aurait pu être porté par un fakir errant, un de ces mendiants qui, pour deux couronnes, disaient la bonne aventure sur les marchés. En outre, le Su-Suheris louchait affreusement : l’œil gauche de sa tête droite était tourné vers l’œil droit de sa tête gauche d’une manière qui provoqua un mouvement de répulsion chez Akbalik.

Je me porte garant de lui comme s’il était mon frère, avait dit Maundigand-Klimd. Akbalik haussa légèrement les épaules. Pour rien au monde il n’aurait voulu avoir un frère comme ce Givilan-Klostrin ; mais il n’était pas de la race des Su-Suheris.

— Je suis la maison de Thungma, déclara le Su-Suheris d’un ton solennel. Et il attendit.

Le Vroon avait éclairé Akbalik sur ce point. Thungma était l’esprit invisible, le démon avec la conscience duquel Givilan-Klostrin établissait un contact quand il entrait dans sa transe divinatoire. Givilan-Klostrin faisait office de « maison » pour l’être mystérieux, le temps de l’évocation.

Les jambes bien écartées, les bras croisés sur la poitrine, le Su-Suheris semblait remplir toute la pièce ; il fixait sur Akbalik un regard de glace.

— La rétribution d’abord, murmura le Vroon. C’est extrêmement important.

— Oui, je comprends… Dites-moi, Givilan-Klostrin, combien coûtera cette consultation ?

Pendant qu’il posait sa question, Akbalik s’efforça de regarder le mage dans les yeux, ce qui faillit lui faire chavirer le cœur.

— Vingt royaux, répondit immédiatement la tête de gauche d’une voix basse et caverneuse.

C’était une somme ridiculement élevée. La plupart des gens travaillaient une année entière pour moins que cela. Une heure en compagnie d’un interprète des rêves ne coûtait pas plus de deux couronnes ; c’était cent fois plus cher. Akbalik commença à protester, mais un frémissement des tentacules du Vroon accompagné d’un murmure – prince… prince ! – le fit taire. La rémunération du mage, Odrian Kestivaunt le lui avait dit et redit, était une étape essentielle du processus. Toute tentative de marchandage ferait capoter l’affaire.

Après tout, les vingt royaux ne sortiraient pas de sa poche. Akbalik prit dans sa bourse quatre pièces brillantes de cinq royaux, les nouvelles, celles qui montraient Confalume en Pontife et le profil de Prestimion sur l’autre face, et les posa sur le bureau. Givilan-Klostrin les saisit prestement, les leva jusqu’à ses visages et les appuya longuement contre ses pommettes extérieures, comme s’il voulait s’assurer qu’elles n’étaient pas fausses.

— Où sont les documents ? demanda-t-il.

Kestivaunt avait préparé une transcription d’une page des lignes codées découvertes dans les manifestes de cargaison. Akbalik tendit la feuille au Su-Suheris qui secoua ses deux têtes en même temps et exigea les originaux. Akbalik se tourna vers Kestivaunt qui sortit précipitamment dans un grouillement de tentacules et revint un moment plus tard avec les papiers. Givilan-Klostrin les prit. Akbalik dut se retenir pour ne pas éclater de rire au spectacle du Su-Suheris de plus de deux mètres se penchant gravement vers le Vroon qui ne devait pas mesurer plus de quarante-cinq centimètres.

Givilan-Klostrin ouvrit la valise qu’il avait apportée et entreprit de disposer son matériel de conjuration sur un banc. Akbalik s’en étonna ; il savait que Maundigand-Klimd n’avait pas recours à tous ces gadgets pour pratiquer la divination et qu’il manifestait pour eux un profond mépris. Ce n’était peut-être qu’une mise en scène, une justification de la somme astronomique de vingt royaux qu’il exigeait. Akbalik regarda Givilan-Klostrin aligner cinq cônes d’encens et les allumer ; la pièce s’emplit instantanément de volutes de fumée d’une douceur écœurante. Le mage prit ensuite un petit dôme de métal et tapota une saillie ; le dôme commença à émettre un son continu évoquant un tintement de cloche. Un deuxième appareil placé à côté du premier produisit une sorte de chant grave et lointain, un troisième un son aux étranges résonances qui rappelait celui d’une conque marine.

Le Su-Suheris tendit un quatrième dôme à Akbalik, puis un autre au Vroon.

— Vous le mettrez en marche au moment opportun, déclara-t-il d’un ton grave. Vous saurez quand ce moment sera venu.

Akbalik commençait à se sentir mal à l’aise. L’odeur de l’encens, les sonorités hypnotiques des cloches et des conques, les chants cadencés… cela commençait à faire beaucoup pour lui.

Mais impossible de faire machine arrière ; le processus – le coûteux processus – était en cours.

Givilan-Klostrin tenait la pile de manifestes entre les doigts tendus de ses deux mains, l’une en haut, l’autre en bas. Ses quatre yeux étaient fermés. Ses deux gorges émirent un étrange et troublant gargouillement, bizarrement synchronisé avec le chant lointain. On eût dit qu’il s’était endormi. Petit à petit, son corps se mit à osciller et ses jambes à trembler. Il s’inclina en arrière, si bas que ses deux têtes pointaient vers le sol, se redressa, se renversa de nouveau et poursuivit ce mouvement de va-et-vient.

Soudain, sans avoir reçu d’indication perceptible, Odrian Kestivaunt porta la main à la pièce en saillie de son dôme qui émit aussitôt une éclatante sonnerie de trompettes géantes, un son qui se répandit dans la pièce avec une puissance qui semblait capable de faire plier les murs. À son grand étonnement, Akbalik se sentit à son tour poussé par une irrésistible force intérieure à porter la main à son dôme. À peine l’avait-il touché, il émit une succession assourdissante de coups de cymbales. Le vacarme était infernal. Akbalik avait l’impression d’avoir été projeté au beau milieu des mille instruments de l’orchestre de l’opéra de Ni-moya.

La sueur coulait à grosses gouttes sur les deux visages de Givilan-Klostrin. Akbalik n’avait jamais vu un Su-Suheris transpirer ; il ignorait même s’ils en étaient capables. La respiration du mage était devenue une sorte de halètement rauque ; le sang s’était lentement retiré de son nez et de sa bouche. Il serrait maintenant les documents contre sa poitrine. Tandis que les sons émis par les cinq dômes de métal augmentaient d’intensité, Givilan-Klostrin tournait en titubant dans la pièce. Il lançait à chaque pas ses deux têtes en arrière et levait les genoux à toucher sa poitrine. Des grondements sauvages sortaient de sa gorge. Il heurtait tables et chaises sans paraître s’en rendre compte. Une chaise robuste dans laquelle il avait déjà buté trois fois provoqua sa colère : il leva un pied et l’abattit sur le siège avec une force stupéfiante, le brisant en mille morceaux qui volèrent en tout sens. Abasourdi, Akbalik se dit que le Su-Suheris avait véritablement le comportement d’un possédé.

Les sons des trompettes, des cloches et des gongs emplissaient la pièce. Givilan-Klostrin s’était arrêté devant une fenêtre, penché en avant, la respiration sifflante, tout le corps secoué de tremblements convulsifs. Il commença à se balancer d’un côté sur l’autre, levant un pied qu’il reposait lentement, faisant la même chose de l’autre pied. Ses têtes s’écartaient sur leur tronc commun, revenaient rapidement l’une vers l’autre en se heurtant presque et s’écartaient derechef. Il avait les joues gonflées, ses deux langues tirées ; il soufflait affreusement. À un moment, il ouvrit les yeux : les globes oculaires roulaient dans les orbites.

Une minute, deux, trois, cinq ; cela semblait ne jamais devoir se terminer. La tension qui allait crescendo ne pouvait s’achever que par une violente explosion.

Le silence se fit brusquement dans la pièce quand les cinq dômes de métal se turent au même instant. Givilan-Klostrin semblait toujours en transe.

Il avait cessé de se balancer, d’osciller, de lever les pieds. Immobile comme une statue, pétrifié, sa tête droite pendant mollement, il fixait de l’autre sur Akbalik un regard impénétrable.

Il resta une ou deux minutes dans cette position. Puis de la tête droite sortit un long gémissement inarticulé, une plainte sourde montant et descendant sur cinq ou six octaves, qui forma progressivement une succession de syllabes inaccentuées, aussi inintelligibles pour Akbalik que les lignes codées du manifeste.

Au bout d’un moment, la tête de gauche commença à parler aussi : une traduction, semblait-il, des sons divinatoires émis par l’autre, exprimée avec netteté et précision.

— L’homme que vous cherchez, déclara la tête gauche de Givilan-Klostrin, se trouve dans cette province. Ce sont des messages de son camp clandestin établi au sud de la province de Stoien et destinés à ses compagnons sur un autre continent. Il a passé de longs mois à lever une armée dans un endroit lointain ; il rassemblera bientôt ses forces ici ; il s’est fixé pour objectif de renverser le roi du monde.

En prononçant ces derniers mots, le Su-Suheris céda à l’épuisement et s’effondra avec fracas aux pieds d’Akbalik. Il resta un long moment faces contre terre, le corps parcouru de tremblements. Puis il souleva successivement chacune de ses têtes et tourna vers Akbalik un regard égaré, comme s’il se demandait où il se trouvait et qui était cet homme devant lui.

— C’est fini ? demanda Akbalik.

Le Su-Suheris acquiesça faiblement.

— Bien, fit Akbalik. Vous allez oublier tout ce qui a été dit dans cette pièce aujourd’hui, poursuivit-il en donnant un petit coup dans l’air du tranchant de la main.

Une expression ahurie se peignit sur les deux visages blafards de Givilan-Klostrin.

— Il a été dit quelque chose ? fit la tête de gauche d’une voix faible. Par qui ? Je ne me souviens de rien, seigneur. De rien. La maison de Thungma est vide.

— C’est la vérité, murmura le Vroon. Ils ne gardent aucun souvenir de leurs transes. Comme je vous l’ai dit, ils sont des véhicules, rien de plus, pour ce que le démon a choisi de révéler.

— J’espère que vous dites vrai, fit Akbalik. Faites-le sortir aussi vite que possible.

Il se sentait secoué, faible, comme si c’était lui et non le Su-Suheris qui venait de subir les spasmes et les convulsions de cette transe effrayante. Sa tête palpitait encore du son implacable des gongs et des trompettes. Et les stupéfiantes paroles de l’oracle, articulées d’une voix lente et précise, se répercutaient encore dans son cerveau. « L’homme que vous cherchez se trouve dans cette province. Il a passé de longs mois à lever une armée dans un endroit lointain. Il s’est fixé pour objectif de renverser le roi du monde. »

Les voies navigables constituaient l’itinéraire habituel pour relier le Mont du Château au port d’Alaisor, sur la côte occidentale d’Alhanroel. D’abord la descente en flotteur, par Khresm et Rennosk, jusqu’à Gimkandale où l’Uivendak prenait sa source. La rivière longeait les Cités des Pentes de Stipool et Furible, puis descendait les contreforts du Mont, via Estotilaup et Vilimong, avant d’atteindre la vaste plaine centrale du continent. Au bout de quinze cents kilomètres, l’Uivendak changeait de nom pour devenir le Clairn, puis l’Haksim quinze cents kilomètres plus loin et finissait par se jeter dans le Iyann, un fleuve puissant venu de la région humide et verdoyante qui s’étendait au nord-ouest du désert du Valmambra. Le confluent des deux cours d’eau portait le nom de Trois Rivières, sans que nul ne sût ce qu’était devenue la troisième.

Le Iyann, dans sa partie terminale, était autrefois réputé pour sa lenteur et les voyageurs qui le descendaient jusqu’à la côte devaient se résigner à suivre le cours paresseux du fleuve. Mais, depuis la destruction du barrage de Mavestoi en amont du confluent avec l’Haksim, les eaux du Iyann étaient beaucoup plus rapides et le bateau qui transportait Prestimion et Varaile vers Alaisor allait à une vitesse que Prestimion eut trouvée réconfortante si elle ne lui avait constamment rappelé l’affreuse tragédie de l’explosion du barrage. À quelques jours de l’arrivée sur la côte, ils traversaient des zones agricoles chaudes et fertiles dont les habitants, massés sur les berges du fleuve, acclamaient Prestimion et parfois Varaile au passage du navire du Coronal. Côte à côte à la proue, ils répondaient aux acclamations par des signes de la main.

Varaile semblait stupéfaite par la force et la profondeur de l’affection de la foule en liesse.

— Écoute-les, Prestimion ! Écoute ! C’est comme si l’amour qu’ils te portent était palpable !

— Qu’ils portent au Coronal, tu veux dire. Cela n’a pas grand-chose à voir avec moi. Tout ce qu’ils savent, c’est que j’ai été choisi par lord Confalume pour lui succéder et que je dois donc faire l’affaire.

— Je pense qu’il n’y a pas que cela. Il y a aussi le fait qu’ils ont un nouveau Coronal après toutes ces années passées sous le règne de Confalume. Tout le monde l’aimait et l’admirait, certes, mais il est resté si longtemps au pouvoir que sa présence était devenue aussi naturelle que celle du soleil ou des lunes. Il y a maintenant un nouveau roi au Château qui est pour eux la voix de la jeunesse, l’espoir de l’avenir, quelqu’un qui apporte de la fraîcheur et de la vitalité, qui perpétuera l’œuvre de lord Confalume et régnera sur Majipoor au long d’une nouvelle ère glorieuse.

— Espérons qu’ils soient dans le vrai.

Ils restèrent un moment silencieux, le regard tourné vers le couchant où le globe vert doré du soleil commençait à glisser vers l’horizon. Ils traversaient une contrée plate sur le fleuve très large à cet endroit. La foule était plus espacée sur la rive.

— Dis-moi quelque chose, Prestimion, reprit Varaile. La loi permet-elle au fils d’un Coronal de succéder à son père ?

— Quoi ? fit-il, pris de court par la question. De quoi parles-tu, Varaile ?

Il pivota sur lui-même pour lui faire face, avec un éclat si furieux dans le regard qu’elle recula, légèrement effrayée.

— De rien ! Je me demandais seulement si…

— Ne te le demande plus ! Cela ne peut pas arriver ! La monarchie n’est pas héréditaire sur Majipoor. Si tu en veux la preuve, je te montrerai des archives s’étendant sur des milliers d’années.

— Inutile, fit Varaile, encore alarmée par la véhémence de la réaction de Prestimion. Je te crois. Mais pourquoi entres-tu dans une telle colère ? Je ne faisais que poser une question.

— Une question très étrange, je dois dire.

— Vraiment ? Je n’ai pas vécu au Château, tu sais ; je ne suis pas une spécialiste du droit constitutionnel. Je sais seulement que le nouveau Coronal n’est pas en règle générale le fils du précédent. Et je me demandais si…

Prestimion se rendit compte que la question était totalement innocente ; il essaya de se calmer. Elle ne pouvait avoir entendu parler de Korsibar et de sa fatale révolte. Pris au dépourvu, il avait cru qu’elle voulait toucher à un sujet sensible, voire tabou, mais il n’en était rien.

— Eh bien, poursuivit Varaile, s’il ne peut pas être Coronal – ni prince de Muldemar, j’imagine, car Abrigant aura un jour des enfants qui hériteront le titre – peut-être sera-t-il prince d’autre chose.

— Il ? articula Prestimion, abasourdi.

— Oui, Prestimion, fit Varaile en posant la main sur son ventre. Un garçon, c’est sûr. Je le sais depuis des semaines, mais j’ai quand même demandé à Maundigand-Klimd une divination. Il l’a confirmé.

Prestimion demeurait bouche bée ; tout devenait clair.

— Varaile…

— Ne fais pas cette tête, Prestimion ! Comme si cela n’était jamais arrivé dans l’histoire de la planète !

— À moi, ce n’est jamais arrivé. Mais là n’est pas la question, Varaile. Tu en as parlé à Maundigand-Klimd il y a plusieurs semaines, dis-tu, mais pas à ton mari. À Septach Melayn aussi, j’imagine, à Gialaurys, à Nilgir Sumanand, à tes dames d’honneur, au Skandar qui balaie la cour devant…

— Arrête, Prestimion ! Tu ne te doutais vraiment de rien ?

— Jamais l’idée ne m’est venue à l’esprit.

— Alors, il faudrait sans doute que tu sois plus attentif.

— Et il faudrait que tu n’attendes pas aussi longtemps pour m’annoncer des nouvelles de cette importance.

— Si j’ai attendu jusqu’à aujourd’hui, c’est à la demande de Maundigand-Klimd. Après avoir tiré mon horoscope, il a dit qu’il serait de meilleur augure pour l’enfant que je ne t’en parle pas avant que nous soyons à l’ouest du quatre-vingt-dixième méridien. Nous y sommes, n’est-ce pas ? Il a dit que c’était là où le sol devenait plat et où le fleuve s’élargissait.

— Je ne suis pas le capitaine de ce navire, Varaile. J’ignore à quelle latitude nous nous trouvons.

— Il s’agit de longitude, je crois.

— Latitude… longitude… qu’est-ce que cela change ? Il se demanda pourtant s’ils avaient dépassé le quatre-vingt-dixième méridien. Probablement. Mais quelle importance que ce soit le quatre-vingt-dixième ou le centième ? Elle aurait dû le mettre au courant depuis longtemps. La sorcellerie devait donc être mêlée à toutes les circonstances importantes de sa vie ? Était-ce son destin ? Il sentit la colère monter.

— Les sorciers ! Les mages ! Ce sont eux qui règnent sur la planète, pas moi ! Il est scandaleux, Varaile, scandaleux que la nouvelle circule dans les couloirs du Château depuis plusieurs semaines et qu’on me tienne dans l’ignorance pour la simple raison que… qu’un mage t’a dit…

Il bredouillait d’indignation. Varaile le regardait, les yeux agrandis de surprise. Puis un sourire se dessina sur son visage et elle se mit à rire.

Prestimion l’imita aussitôt. Il savait que son comportement était stupide.

— Oh ! Varaile ! Varaile !… Si tu savais comme je t’aime !

Il passa les bras autour de ses épaules et l’attira à lui. Au bout d’un long moment, il la lâcha et embrassa en souriant le bout de son nez.

— Non, Varaile, il ne pourra pas me succéder sur le trône du Coronal. Tu dois chasser cette idée de ton esprit. C’est compris ?

— Je me posais la question, c’est tout.

6

En toute autre circonstance, Prestimion eût certainement passé au moins une semaine à Alaisor. Le Coronal eût été l’invité d’honneur d’un banquet donné par le maire Hilgimuir dans la célèbre Salle des Topazes et fait la visite de rigueur du temple de la Dame, sur les Hauts d’Alaisor. S’il avait encore été prince de Muldemar, il eût rencontré les grands négociants en vins avec qui sa famille était en relations d’affaires depuis bien des générations.

Mais les circonstances n’étaient pas ordinaires ; il devait gagner l’Ile aussi rapidement que possible. Son entretien avec le maire serait limité à une ou deux heures et il sauterait la visite du temple, puisqu’il allait bientôt voir la Dame en personne. Maintenant qu’il était Coronal, il n’avait plus à s’occuper des affaires de la famille : il ne verrait donc pas les négociants en vins. Il ne pouvait se permettre de passer qu’une seule nuit à Alaisor avant de reprendre sa route.

Le maire avait mis à la disposition du couple royal la somptueuse suite sur quatre étages réservée à l’usage exclusif des Puissances du Royaume, au trente-deuxième étage de la Tour de la Bourse du commerce, avec une vue magnifique sur toute la cité. Maundigand-Klimd et les autres membres de l’entourage de Prestimion étaient logés à proximité, moins princièrement, mais dans des chambres luxueuses.

Alaisor était la plus grande métropole de la côte occidentale. Une ligne massive de hautes falaises de granit noir courait parallèlement au littoral. Pour atteindre la mer, le Iyann avait creusé une gorge profonde dans la muraille de granit noir au pied de laquelle l’agglomération disposée comme un gigantesque éventail s’étirait très loin au nord comme au sud, de part et d’autre de la baie formée par l’embouchure du Iyann qui constituait le magnifique port de la cité. Partant des faubourgs nord et sud de larges boulevards traversaient la cité en convergeant vers le front de mer où ils formaient un cercle. À cet endroit se dressaient six énormes obélisques de pierre noire indiquant l’emplacement de la sépulture de Stiamot, le vainqueur des Métamorphes, sept mille ans auparavant, Prestimion montra le monument à Varaile du balcon ouest de la suite, d’où la vue dominait tout le port.

D’après la légende, Stiamot, devenu Pontife, avait décidé au crépuscule de sa vie d’entreprendre un pèlerinage à Zimroel où il voulait rencontrer la Danipiur, la souveraine des Métamorphes, afin d’obtenir son pardon pour la défaite infligée à son peuple. Mais son voyage s’était achevé à Alaisor où il était tombé malade. Sur son lit de mort, tourné vers la mer, il avait demandé que sa dépouille mortelle soit inhumée sur place plutôt que transportée dans le Labyrinthe, à des milliers de kilomètres.

— Et le temple de la Dame ? demanda Varaile. Où est-il ?

Ils étaient au dernier étage de leur suite. Prestimion la conduisit vers la grande fenêtre voûtée donnant à l’est, face à la noire muraille verticale. À cette heure de l’après-midi, le soleil descendant sur la mer nimbait les falaises d’une lumière vert bronze.

— Là, fit-il. Juste au-dessous du sommet… Tu vois ?

— Oui. Comme un œil blanc au milieu du front de la falaise. Y es-tu déjà allé, Prestimion ?

— Une fois. J’ai fait un voyage à Zimroel il y a une douzaine d’années. Pendant les deux semaines que j’ai passées à Alaisor, j’ai visité le temple avec Septach Melayn. C’est un endroit merveilleux, une ligne incurvée de marbre blanc, haute d’un seul étage, qui semble accrochée à la paroi de granit noir. De là-haut on voit toute la cité comme sur un plan et, au loin, la mer qui s’étend à l’infini.

— C’est merveilleux ! Ne pourrions-nous y passer juste un petit moment demain ?

— Le Coronal ne peut se rendre nulle part « juste un petit moment », répondit Prestimion en souriant. Le temple est, après l’île, le site le plus sacré de Majipoor. Si j’y allais, il me faudrait au moins y passer une nuit et m’entretenir avec la hiérarque et ses acolytes. Il y aurait des cérémonies et toutes sortes de… Tu sais comment cela se passe, Varaile. Tout ce que je fais a une haute valeur symbolique. Et le navire qui doit nous conduire à l’île ne peut attendre : les vents sont favorables et nous appareillons demain. Un renversement des vents peut provoquer un retard de plusieurs mois ; je ne puis courir ce risque. Nous visiterons le temple lors de notre prochain séjour à Alaisor.

— Quand, Prestimion ? La planète est si grande ! Aurons-nous le temps de voir deux fois le même endroit ?

— Dans quatre ou cinq ans, quand les choses seront plus calmes, il m’incombera d’effectuer un Grand Périple et nous irons partout. Je dis bien partout, Varaile. Jusqu’à Zimroel : Piliplok, Ni-moya, Dulorn, Pidruid, Til-omon, Narabal. Nous pourrons repasser par Alaisor et nous y resterons plus longtemps. Tout ce que nous n’avons pu voir pendant ce voyage, nous le verrons la Prochaine fois.

— Tu dis « nous ». L’épouse du Coronal l’accompagne-t-elle au long d’un Grand Périple ? Quand lord Confalume est venu à Stee, son épouse n’était pas avec lui.

— Chaque Coronal est différent : chaque épouse est différente. Partout où j’irai, Varaile, tu seras à mes côtés.

— C’est une promesse sincère ?

— Je m’y engage solennellement. Je le jure sur la barbe de Stiamot, devant son tombeau.

Varaile se pencha vers lui, effleura sa joue du bout des lèvres.

— Dans ce cas, fit-elle, la question est réglée.

Jamais Prestimion n’était allé à l’île du Sommeil. En vérité, du temps où il était un des princes du Château, jamais l’idée ne lui en était venue à l’esprit. On ne se rendait en général dans l’île que poussé par le besoin de subir un rite de purification. Il n’était même pas habituel qu’un Coronal s’y rende, sauf dans le cadre d’un Grand Périple, qui, pour Prestimion, eût été prématuré.

À la vue de l’île qui se dressait à l’horizon, il sentit une étrange excitation monter en lui.

Tous ceux qui y étaient déjà allés lui avaient dit qu’il serait surpris par sa taille. Dûment prévenu, Prestimion ne pensait pas être surpris ; il le fut quand même. Il avait toujours pensé qu’une île était une étendue de terre cernée par les eaux et que la plupart étaient d’une taille modeste. Tout le monde lui avait dit que l’île du Sommeil était une grande île ; il en avait donc conclu qu’il s’agissait d’une très grande étendue de terre cernée par les eaux. Mais il se la représentait toujours comme une étendue de terre dont le pourtour était visible sur l’océan. En réalité, l’île était immense, si grande que sur toute autre planète, elle eût mérité le nom de continent. Vue de la mer, elle semblait en avoir l’étendue. Ce n’est qu’en comparaison avec Alhanroel, Zimroel et Suvrael, les trois continents officiels de Majipoor, que l’on pouvait penser à lui donner un autre nom.

D’après une des histoires merveilleuses qui circulaient sur l’île, en des temps immémoriaux, des millions d’années plus tôt, avant même l’apparition des Changeformes sur Majipoor, toute cette étendue de roche qui se trouvait au-dessous de la surface de la mer avait été projetée en l’air en un jour et une nuit par une violente convulsion des entrailles de la planète. Voilà pourquoi cet endroit était sacré : la main du Divin l’avait pris et posé sur les eaux.

L’origine sous-marine de l’île ne pouvait être mise en doute. Elle était attestée par le fait que la totalité de sa surface était formée d’une unique et gigantesque masse de craie longue de plusieurs centaines de kilomètres et haute de plus de huit cents mètres, ayant la forme de trois gradins circulaires superposés ; et la craie est une roche sédimentaire composée de coquilles d’animaux marins microscopiques.

Ces remparts crayeux étincelaient avec une blancheur éblouissante sous le feu du soleil et semblaient remplir toute la mer comme une barrière infranchissable. Émerveillés, Varaile et Prestimion écarquillaient les yeux.

— Je crois que je distingue d’ici deux des trois niveaux, fit Prestimion, et j’aperçois peut-être le troisième. La large plate-forme qui constitue la base de l’Ile est appelée la Première Falaise. Une forêt en longe le bord, à des centaines de mètres au-dessus du niveau de la mer. Tu vois ? Et ce doit être la Seconde Falaise qui se dresse là-bas, très en retrait de la première. Si tu suis la muraille blanche jusqu’en haut, tu verras une autre ligne de verdure qui sépare, j’imagine, la Seconde Falaise de la suivante. La Troisième Falaise ne commence que plusieurs centaines de kilomètres à l’intérieur des terres. On ne peut la voir d’en bas ; au mieux, on en devine le sommet. C’est là où se trouve le Temple Intérieur, la résidence de la Dame.

— Je suis éblouie, Prestimion. Je savais que l’île était faite de roche blanche, mais je n’aurais jamais imaginé qu’elle brille à ce point ! Irons-nous jusqu’au sommet ?

— Probablement. La Dame descend rarement accueillir son fils ; c’est toujours à lui de monter. La coutume veut que les hiérarques attendent le Coronal au port pour le conduire d’abord au pavillon qui lui est réservé. Il est le représentant du monde de l’action, tu comprends, du bruit et de l’agitation masculine ; il lui faut accomplir des rites de transition avant d’être admis dans le domaine de la contemplation de sa mère. Ce n’est qu’ensuite qu’on le conduit à elle en passant par les différentes terrasses des trois falaises. Tout cela nous mènera au Temple Intérieur, tout à fait au sommet, où ma mère nous recevra.

La muraille blanche des falaises de l’île était si abrupte qu’il n’y avait que deux ports où les navires pouvaient accoster, tous deux difficiles d’accès : Taleis du côté de Zimroel et Numinor où arrivaient les navires en provenance d’Alhanroel. Dans ces deux ports, à des périodes précises de l’année, débarquaient des pèlerins des deux continents, certains venus seulement faire une retraite, passer une ou deux années de méditation et de purification rituelle, d’autres désireux de s’établir dans le royaume de la Dame et de consacrer le reste de leur vie à son service.

Le navire rapide qui avait transporté Prestimion et Varaile d’Alaisor à l’île était trop gros pour entrer dans le port de Numinor. Il jeta l’ancre à une certaine distance en mer et ses passagers furent transbordés sur un ferry dont le pilote connaissait les secrets de l’étroit chenal balayé par des courants violents et cachant de dangereux récifs, qui permettait d’atteindre la côte. Trois femmes âgées, grandes et minces, vêtues identiquement d’une robe dorée bordée de rouge, attendaient sur le quai l’accostage du ferry. C’étaient des hiérarques de l’île, envoyées par la Dame Therissa pour accueillir son fils.

— Nous avons ordre de vous conduire à la maison dite des « Sept Murs », annonça l’aînée des trois.

Prestimion s’y attendait. À son arrivée, le Coronal était traditionnellement logé dans la maison des Sept Murs. C’était une construction trapue de pierre noire posée au sommet de la muraille du port de Numinor et surplombant directement la mer.

— Pourquoi l’appelle-t-on maison des Sept Murs ? demanda Varaile tandis qu’on les conduisait dans leur logement. Elle me semble parfaitement carrée.

— Nul ne le sait, répondit Prestimion. Cette construction est aussi vieille que le Château et une grande partie de son histoire appartient à la légende. On raconte que la Dame Thiin, la mère de lord Stiamot, l’avait fait bâtir pour lui quand il est venu dans l’île à la fin de la Guerre des Métamorphes. D’après la légende, sept guerriers Métamorphes auraient été ensevelis dans ses fondations – des guerriers que la Dame Thiin aurait tués de ses propres mains en défendant l’île contre une armée de Changeformes. Mais les fondations ont été refaites à maintes reprises et personne n’y a jamais trouvé de squelettes de Métamorphes. Selon une autre version, lord Stiamot aurait fait construire une chapelle heptagonale dans la cour du bâtiment, mais on n’en a jamais retrouvé de traces. J’ai aussi entendu dire que ce nom est la traduction dans notre langue d’une antique phrase Changeforme : « l’endroit où les poissons sont dépouillés de leurs écailles ». Il y aurait eu ici un village de pêcheurs Métamorphes à l’époque préhistorique.

— C’est la version que je préfère, fit Varaile.

— Moi aussi.

Certains rites de purification étaient exigés du Coronal avant qu’il puisse poursuivre sa route dans l’île ; il passa ce soir-là plusieurs heures à les accomplir sous la conduite d’une des hiérarques. Il dormit avec Varaile dans une chambre magnifique donnant sur la mer, décorée de tentures d’une facture si ancienne que Prestimion ne put s’empêcher de se demander si lord Stiamot les avait choisies en personne. Il imagina que les fantômes de tous les monarques des siècles écoulés qui avaient dormi dans cette chambre allaient se presser autour de son lit et lui conter des anecdotes sur leur règne ou lui donner des conseils sur la manière de régler les problèmes auxquels il avait à faire face, mais il sombra presque aussitôt dans un profond sommeil peuplé de rêves paisibles. L’île était un lieu de tranquillité et d’harmonie d’où toute anxiété était bannie.

Le lendemain matin, ils commencèrent le trajet qui allait les mener à la Dame. Prestimion et Varaile iraient seuls ; ceux du Château qui les avaient accompagnés attendraient. L’autorisation d’accéder à la Troisième Falaise et au Temple Intérieur n’était pas accordée à ceux qui n’avaient pas accompli les rites d’initiation.

Les hiérarques les conduisirent au terminal d’où partaient les flotteurs dans lesquels ils feraient l’ascension. En levant les yeux vers le sommet de la blanche muraille scintillante de la Première Falaise qui s’élançait vers le ciel pratiquement à la verticale, Prestimion se demanda comment ils allaient pouvoir l’atteindre.

Mais le flotteur s’éleva silencieusement et sans à-coups, effectuant l’ascension sans difficulté ; il se posa au sommet sur son aire d’atterrissage tel un grand gihorna repliant ses ailes. En se retournant, ils virent le port de Numinor comme un modèle réduit en contrebas et les deux digues incurvées de pierre s’avançant dans la mer comme deux bras graciles.

— Nous sommes à la Terrasse de l’Évaluation, par où passent d’abord tous les novices, expliqua une des hiérarques. L’évaluation que l’on fait d’eux décide de leur destin. Un peu plus loin dans les terres se trouve la Terrasse des Commencements où ceux qui seront autorisés à poursuivre leur ascension reçoivent leur formation préliminaire. Au bout d’un certain temps qui se compte en semaines ou en mois, parfois en années, ils accèdent à la Terrasse des Miroirs où ils se trouvent face à eux-mêmes et se préparent pour la suite.

Un flotteur de plus grandes dimensions attendait Prestimion et Varaile. Ils s’éloignèrent rapidement des allées de dalles roses de la Terrasse de l’Évaluation et traversèrent une étendue apparemment sans fin de champs cultivés qui les mena à la Terrasse des Commencements dont l’entrée était indiquée par des pyramides de trois mètres de pierres d’un bleu profond. Ils y virent des novices vaquant à d’obscurs travaux des champs, d’autres rassemblés dans des amphithéâtres de plein air pour y recevoir un enseignement religieux. Mais ils n’avaient pas le temps de s’arrêter ; les distances étaient trop grandes et la masse imposante de la Seconde Falaise était encore très loin.

L’après-midi touchait à sa fin quand ils arrivèrent au pied de la falaise. Ils s’arrêtèrent pour passer la nuit à la Terrasse des Miroirs qui s’étendait juste devant la nouvelle muraille dressée devant eux. De grandes dalles de pierre noire polie étaient disposées verticalement sur toute la surface de la terrasse, si bien que quel que soit l’endroit où se portait le regard, on retrouvait sa propre image, transformée, intensifiée par la mystérieuse lumière. Ils se levèrent au petit matin pour une nouvelle ascension en flotteur.

Du sommet de la Seconde Falaise ils voyaient encore la mer, mais elle paraissait très loin et le port de Numinor n’était plus visible. Ils distinguaient à peine le bord rosé de la terrasse extérieure de la Première Falaise. La Terrasse des Miroirs, qui s’étendait à leurs pieds, flamboyait de mille feux partout où les dalles de pierre monumentales étaient frappées par l’éclat vert du soleil matinal.

— L’endroit où nous nous trouvons, expliqua une hiérarque, porte le nom de Terrasse de la Consécration. Nous passerons successivement par la Terrasse des Fleurs, la Terrasse de la Dévotion, la Terrasse du Renoncement et la Terrasse de l’Ascension.

Prestimion était impressionné par la complexité et la richesse du système sur lequel reposait le royaume de la Dame. Jamais il n’aurait soupçonné une structure si sophistiquée de préparation aux tâches accomplies sur l’île.

Mais il n’avait pas le temps de l’étudier plus en détail. Il leur fallait maintenant gagner le sanctuaire de la Troisième Falaise, la demeure de la Dame de l’île.

Ils l’atteignirent après une nouvelle ascension à la verticale, à couper le souffle. Prestimion fut frappé d’emblée par la qualité singulière de l’air, à huit cents mètres au-dessus de la mer. Un air pur, d’une stupéfiante limpidité, de sorte que chaque détail de la topographie de l’île ressortait comme grossi à la loupe. Il était tellement subjugué par la lumière, le ciel, les arbres qu’il ne prêtait pas attention aux hiérarques énumérant les terrasses par lesquelles ils passaient, jusqu’à ce qu’il entende l’une d’elles annoncer : « Et voici la Terrasse de l’Adoration, la porte du Temple Intérieur ».

Il y avait autour d’eux des bâtiments bas de pierre blanchie à la chaux insérés dans des jardins d’une beauté et d’une sérénité sans pareilles. On les informa que la Dame les attendait ; mais il convenait d’abord qu’ils se rafraîchissent après le voyage. Des acolytes les conduisirent dans un pavillon retiré, au fond d’un jardin aux vénérables arbres noueux, où l’on apercevait des tonnelles sur lesquelles s’enroulaient des plantes grimpantes couvertes de fleurs bleues aux nombreux pétales. Ils ne résistèrent pas à l’envie de prendre un bain ensemble dans la baignoire encastrée, artistement décorée de bandes entrelacées de pierre polie verte et turquoise. Prestimion passa en souriant la main sur le ventre arrondi de Varaile. Puis ils revêtirent les robes blanches d’étoffe légère préparées à leur intention. Des domestiques leur apportèrent un repas de poisson grillé et d’exquises baies bleues qu’ils accompagnèrent d’un vin gris servi frappé dont Prestimion fut incapable de trouver la provenance. Ce n’est qu’ensuite qu’une des hiérarques qui les avait accompagnés au cours de l’ascension vint leur annoncer que la Dame allait les recevoir. Tout se déroulait comme dans une sorte de rêve. Tout avait été si solennel et majestueux, tout était si beau que Prestimion avait de la peine à se convaincre qu’il était simplement venu rendre visite à sa mère. Mais elle était maintenant beaucoup plus que sa mère à lui. Elle était la mère de toute la planète : la mère-déesse, même.

Ils se rendirent au Temple Intérieur en franchissant une fragile passerelle de pierre blanche qui enjambait un étang rempli de poissons dorés aux yeux globuleux pour arriver sur un terrain couvert d’herbe dont chaque brin semblait avoir précisément la même hauteur. À l’extrémité se trouvait une rotonde à toit plat, à la façade dépourvue de tout ornement, faite de la même pierre translucide que la passerelle. Huit ailes courtes équidistantes rayonnaient comme les branches d’une étoile à partir du centre.

— Veuillez entrer, fit la hiérarque en indiquant la rotonde.

La pièce centrale, sans le moindre mobilier, était de forme octogonale, avec des murs de marbre blanc ; une fontaine, octogonale elle aussi, en occupait le centre. La Dame Therissa se tenait près de la fontaine, le visage souriant, les mains tendues.

Prestimion. Varaile.

Brune, gracieuse, la peau lisse, elle paraissait, comme toujours, merveilleusement jeune. D’aucuns prétendaient que c’était le résultat de pratiques de sorcellerie ; Prestimion savait qu’il n’en était rien. Non que la Dame Therissa eût jamais affiché du mépris pour les sorciers ; elle avait longtemps eu un ou deux mages à son service au manoir de Muldemar. Mais ils étaient là pour prédire la qualité de la vendange, non pour jeter des sortilèges qui la protégeraient des ravages de l’âge. Aujourd’hui encore, elle portait une amulette au poignet, un cercle d’or incrusté d’éclats d’émeraude formant une inscription, mais ce bijou aussi, Prestimion en était certain, n’avait rien à voir avec la vanité, il avait la conviction inébranlable que sa mère préservait sa beauté grâce à son rayonnement intérieur et non par la sorcellerie.

Mais son accession à la charge de Dame de l’île lui avait conféré un éclat nouveau, une aura de reine que Prestimion ne lui connaissait pas et qui faisait encore plus ressortir sa beauté. Le diadème d’argent dont elle avait ceint son front l’enveloppait d’une sorte de halo radieux.

Prestimion avait entendu dire que ce diadème d’argent, symbole de la charge de Dame de l’île, transformait inéluctablement celle qui le portait ; il devait en aller ainsi pour la Dame Therissa. C’était à l’évidence le rôle qu’elle avait attendu toute sa vie. Elle avait autrefois été l’épouse du prince de Muldemar, puis, quand le titre avait été transmis à Prestimion, elle était devenue la mère du prince de Muldemar ; aujourd’hui, enfin, un titre lui appartenait en propre, celui de Dame de l’île, l’une des trois Puissances du Royaume. Une haute position à laquelle, Prestimion n’en doutait pas, elle s’était discrètement préparée tout le temps qu’il avait été au Château l’héritier présomptif de la Couronne et qui lui donnait maintenant la possibilité d’accomplir les tâches pour lesquelles elle était faite, même si, pendant de longues années, elle n’en avait rien su.

Elle étreignit d’abord Varaile, la serra longuement, affectueusement dans ses bras, l’appela « ma fille » à plusieurs reprises, lui caressa tendrement la joue. Elle n’avait pas eu de fille et Prestimion était le premier de ses fils à prendre femme.

La grossesse de Varaile ne sembla aucunement l’étonner ; elle en fit aussitôt mention et parla de l’enfant en disant « il », comme s’il ne pouvait y avoir de doute sur son sexe. Prestimion resta un long moment à l’écart tandis que les deux femmes discutaient entre elles.

La Dame se tourna enfin vers lui et l’étreignit à son tour, mais plus rapidement ; cela lui suffit pour sentir à son contact le picotement caractéristique, la force qui la distinguait de tous les autres habitants de Majipoor. Quand elle s’écarta, Prestimion vit que son attitude était différente de ce qu’elle avait été avec Varaile ; son sourire chaleureux s’effaça, l’expression de son regard s’assombrit. Elle allait en venir au véritable but de son invitation.

— Qu’est-il arrivé au monde, Prestimion ? Sais-tu ce que je vois quand je projette mon esprit vers lui ?

Il était certain que cela allait se passer ainsi.

— Tu parles de la folie ?

— La folie, oui. Elle est partout. Où que se porte mon regard, je ne vois que douleur et confusion. Il incombe, tu le sais, à la Dame et à ses acolytes d’aller sur toute la planète vers ceux qui souffrent et de leur apporter le réconfort de doux rêves. Nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir, mais la situation est telle que nous ne pouvons y faire face. Nous œuvrons jour et nuit pour aider ceux qui ont besoin de nous, mais ils se comptent par millions, Prestimion. Par millions. Et leur nombre ne cesse d’augmenter.

— Je sais. J’ai pu le constater dans chacune des cités où je suis passé au cours de mes voyages. Le chaos, la douleur. Le père de Varaile est atteint lui aussi…

— Mais l’as-tu vraiment vu, Prestimion ? L’as-tu vu comme je l’ai vu. Viens avec moi.

7

Elle sortit en lui faisant signe de la suivre.

Prestimion hésita, lança un regard interrogateur en direction de Varaile, ne sachant si elle devait se joindre à eux ; il se décida, lui fit signe de les accompagner. La Dame Therissa pourrait toujours la renvoyer si Varaile ne devait pas voir ce qu’elle voulait montrer à Prestimion.

La Dame était déjà loin ; elle avait dépassé les deux premiers rayons qui divergeaient à partir du centre du Temple Intérieur. Prestimion vit en passant des acolytes et quelques hiérarques assises à de longues tables, la tête penchée dans une attitude de méditation. Elles avaient les yeux fermés. Toutes portaient autour du front un cercle d’argent ressemblant à celui de la Dame. Les mystères de l’île, se dit Prestimion : elles projettent leur esprit sur toute la surface de la planète, à la recherche de ceux qui souffrent, pour leur apporter des rêves apaisants. Était-ce la sorcellerie ou la science qui permettait à leur esprit de parcourir le monde de la sorte ? Il y avait une différence entre les deux, il en était conscient, même si la manière dont la Dame et son entourage accomplissaient leur tâche lui paraissait empreinte de la même magie que les sortilèges et les incantations des mages.

La Dame était entrée dans une petite pièce éclairée par la lumière naturelle s’engouffrant dans les jours sculptés dans le plafond de marbre, qui semblait être son cabinet de travail. Elle était meublée d’un bureau fait d’une dalle polie de pierre mouchetée de couleurs vives, d’un divan et d’une paire de tables basses. Trois vases d’albâtre alignés contre le mur du fond contenaient de ravissants bouquets de fleurs coupées écarlates, pourpres, jaunes et bleu pervenche.

Le fait que Varaile les eût accompagnés ne semblait pas la déranger. Mais toute son attention était tournée vers Prestimion. Elle s’avança vers son bureau, prit dans un coffret marqueté aux lignes élégantes un fin cercle d’argent semblable à celui qu’elle portait et le lui tendit.

— Mets cela sur ton front, Prestimion.

Il obéit sans discuter. Il sentit à peine le poids du métal, tellement le cercle était fin.

Elle posa deux petites fioles de vin sur une table, poussa l’une d’elles vers Prestimion.

— Voilà, fit-elle. Ce n’est pas un produit de notre vignoble, mais tu reconnaîtras peut-être le goût. Bois-le d’un trait.

Il lui lança un regard perplexe, la vit ouvrir sa fiole et la vider d’un seul coup ; au bout d’un moment, il l’imita. C’était un vin fort, âcre et épais, avec un arrière-goût d’épices. Il lui rappelait quelque chose, mais il ne savait plus quoi. Puis la mémoire lui revint : c’était le vin utilisé par les interprètes des rêves pour leurs consultations, pour permettre à l’esprit de ceux qui venaient leur demander de l’aide de s’ouvrir à eux. Il contenait une drogue qui faisait tomber les barrières entre les deux esprits. Cela faisait des années qu’il n’avait pas eu recours à une interprétation – il préférait analyser ses rêves plutôt que demander à un étranger de lui en révéler le sens caché – mais il était sûr qu’il s’agissait du même vin.

— Tu sais ce que c’est ? demanda la Dame.

— Le vin de l’interprétation, oui. Nous nous allongeons ?

— Ce n’est pas une interprétation, Prestimion. Tu resteras éveillé et tu verras ce que tu n’as jamais vu. Des choses effrayantes, je le crains. Donne-moi tes mains.

Il les lui tendit.

— Il faut normalement plusieurs mois d’entraînement avant d’être autorisé à faire ce que tu vas faire. Le pouvoir de la vision est tout simplement trop fort ; il peut détruire en quelques instants un esprit non préparé. Mais tu ne voyageras pas seul ; tu ne feras que m’accompagner dans mon voyage, celui que j’accomplis chaque jour à travers le monde. Tu verras par mes yeux ce que je vois au cours de ces voyages. Et je te protégerai des effets dévastateurs des visions.

Elle prit délicatement les deux mains de Prestimion, puis elle enlaça les doigts entre les siens et serra brusquement avec une force surprenante.

Il eut l’impression de recevoir un coup de marteau en plein front.

Il ne pouvait plus accommoder ; tout était brouillé devant ses yeux. Il recula en titubant, crut qu’il allait tomber, mais la Dame le retint, apparemment sans effort. Tout tournait et s’agitait autour de lui : Varaile, sa mère, le bureau, les vases de fleurs, tout se balançait et tourbillonnait à toute vitesse autour de sa tête. Son cerveau tournoyait comme s’il avait descendu cinq flacons de vin en une demi-heure.

Puis le calme revint, un moment béni d’équilibre, de stabilité. Il sentit qu’il prenait son essor comme un spectre, se glissait agilement par une des ouvertures du plafond ajouré et s’élevait dans le ciel tel un ballon libéré de ses attaches. Cela lui rappelait la vision qu’il avait eue à Triggoin, la cité des sorciers, sous l’empire des drogues, quand, par la consommation d’herbes magiques et l’évocation de Noms puissants, il s’était élevé au-delà du royaume des nuages et avait contemplé Majipoor depuis les confins de l’espace.

Mais les effets, cette fois, étaient tout autres.

Dans sa vision de Triggoin, il avait contemplé le monde de très haut avec l’impartialité d’un dieu. Il avait vu la planète géante ramenée aux dimensions d’un ballon d’enfant tournant lentement dans le ciel, un modèle réduit du monde avec ses trois continents allongés, pas plus gros que les ongles de ses doigts, ressortant sur l’immensité émeraude des océans. Il avait lentement tendu la main pour prendre cette petite balle au creux de sa paume ; délicatement, avec curiosité, il l’avait touchée du bout du doigt, l’avait examinée avec fascination, avec amour, mais en la considérant toujours de l’extérieur, à une grande distance de la vie de ses habitants.

Cette fois, il en allait autrement : il se trouvait en même temps au-dessus de la planète et très étroitement mêlé à la réalité de ce qui était sous lui. Il la regardait de haut et était intimement lié à l’énergie bouillonnante, turbulente, de ses milliards d’habitants.

Il sentit qu’il s’élevait à une vitesse infinie dans une haute région de l’atmosphère, mais, au-dessous de lui, la myriade de cités, de villes et de bourgades de Majipoor brillaient comme des phares dans l’obscurité, parfaitement distinctes, faciles à identifier. Il y avait le Mont gigantesque, avec ses Cinquante Cités et ses Six Rivières, il y avait le Château accroché à la cime de l’énorme masse rocheuse et recouvrant les pentes sommitales, et là, se détachant avec une merveilleuse netteté, il y avait Sisivondal, Sefarad et Sippulgar, Sintalmond, Kajith Kabulon, Pendiwane, Stoien, Alaisor et toutes les autres ; il y avait les cités de Zimroel, aussi nettes, Ni-moya et Piliplok, Narabal, Dulorn, Khyntor et leurs nombreuses voisines ; il y avait l’île juste au-dessous de lui et Suvrael qui apparaissait au sud avec des cités qu’il n’avait jamais vues, même en rêve, Tolaghai, Natu Gorvinu et Kheskh. Il les reconnaissait toutes au premier coup d’œil, intuitivement, comme si elles portaient des étiquettes.

Mais il avait en même temps l’impression de se déplacer juste au-dessus des toits de toutes ces agglomérations, si près qu’il aurait pu effleurer l’âme de leurs habitants comme il avait caressé la petite balle blanche de la planète dans la vision de Triggoin.

De puissantes émanations psychiques montaient vers lui, comme la chaleur par le conduit d’une cheminée et ce qu’il sentait était terrifiant. Aucune membrane protectrice ne le séparait de la vie des milliards d’habitants vivant dans ces villes. Tout l’atteignait par violentes bouffées. Il percevait les appels exprimant la douleur, le chagrin, le désespoir total ; il sentait l’angoisse des âmes si dramatiquement isolées de leurs semblables qu’elles auraient aussi bien pu être emprisonnées dans des blocs de glace ; il sentait les palpitations égarées des esprits cherchant à partir dans cinquante directions à la fois et qui, en conséquence, n’allaient nulle part ; il percevait la torture de ceux qui s’efforçaient de voir clair dans leurs pensées, mais restaient dans les ténèbres. Il sentait la terreur cauchemardesque de ceux qui fouillaient leur esprit à la recherche de leur passé et n’y pouvaient que des gouffres béants.

Partout il ressentait l’épouvante que produit l’anarchie interne. Il percevait l’agitation désespérée des esprits blessés. Il percevait l’horreur des cœurs aveugles et la honte des cœurs desséchés. IL sentait la tristesse infinie de la perte irrévocable.

Partout il percevait le chaos.

Le chaos.

Le chaos.

Le chaos.

Le chaos.

La folie, oui, roulant tel un fleuve irrésistible, se répandant sur les terres comme les flots abjects d’un égout. Un terrible fléau, une catastrophe effroyable qui ravageait la planète, une calamité d’une ampleur qu’il n’eût jamais imaginée.

— Mère… articula-t-il. Mère !

— Bois, fit doucement Varaile en lui tendant un gobelet. C’est de l’eau. Rien que de l’eau.

Il ouvrit les yeux en battant des paupières. Il vit qu’il était assis sur le divan du cabinet de travail de sa mère, la tête contre un coussin. La robe blanche qu’on lui avait donnée était trempée de sueur et il tremblait. Il but l’eau goulûment, frissonna. Varaile posa délicatement la main sur son front ; ses doigts étaient froids sur la peau fiévreuse. Il vit sa mère à l’autre bout de la pièce, les bras croisés devant son bureau, qui l’observait calmement.

— Ne t’inquiète pas, Prestimion, dit-elle. Les effets passeront dans un moment.

— Je me suis évanoui, c’est ça ?

— Tu as perdu connaissance. Mais tu n’es pas tombé.

— Tiens, reprends ça.

Il leva la main pour retirer de son front le cercle d’argent ; il n’était déjà plus là. Il réprima un nouveau frisson.

— Quel cauchemar, mère !

— Oui. Un véritable cauchemar. C’est ce que je vois tous les jours, depuis des mois maintenant. Et celles qui m’entourent aussi. Voilà ce qu’est devenu le monde, Prestimion.

— Partout ?

— Non, répondit-elle en souriant. Pas encore. Une grande partie de la planète est encore saine. Tu as senti la douleur de ceux qui étaient les plus vulnérables à la maladie, les premières victimes, ceux qui n’avaient aucun moyen de se défendre contre l’attaque qui les a pris par surprise. J’entends leurs appels qui s’élèvent vers moi dans la nuit quand je passe au-dessus d’eux. Quels rêves puis-je envoyer, à ton avis, pour guérir de telles douleurs ?

Prestimion garda le silence ; il n’avait pas de réponse. Il avait le sentiment de ne jamais avoir éprouvé de sa vie un tel désespoir ; même quand Korsibar s’était emparé de la couronne que tout le monde lui croyait destinée. J’ai détruit le monde.

— As-tu une idée de ce que j’ai ressenti quand j’avais ce cercle autour du front ? demanda-t-il à Varaile.

— J’imagine que cela a dû être terrible. Cette expression sur ton visage… Cette stupéfaction horrifiée…

— Ton père n’est pas parmi les plus malheureux, poursuivit Prestimion. Il ne comprend pas ce qui lui est arrivé, du moins je l’espère.

— Tu regardais directement dans l’esprit des gens ?

— Pas des individus, non ; du moins je ne l’ai pas ressenti comme cela. Il n’est pas possible, je pense, de lire dans des esprits individuels. On reçoit des impressions générales, des vagues de sensations qui doivent représenter un total de plusieurs centaines de personnes.

— Des milliers, glissa la Dame.

Il se rendit compte qu’elle l’observait attentivement du fond de la pièce. Aussi affectueux, compatissant et maternel que fut le regard qu’elle posait sur lui, il n’en était pas moins pénétrant et fouillait dans les profondeurs de son âme.

Au bout d’un moment, elle s’adressa à lui, très posément.

— Dis-moi ce qui s’est passé, Prestimion, ce qui a provoqué cette catastrophe.

Elle sait, se dit-il.

Cela ne fait aucun doute. Elle sait. Pas les détails, mais l’essence de la chose. Elle sait que j’en porte la responsabilité, qu’une de mes actions est à l’origine de tout.

Et elle attendait qu’il lui révèle le reste. Il était à l’évidence devenu impossible de lui cacher la vérité plus longtemps. Elle attendait une confession et il était prêt maintenant – avide, même – à tout lui raconter.

Mais il y avait Varaile. Il tourna vers elle un regard hésitant : devait-il lui demander de se retirer ? Pourrait-il avouer devant elle ce qu’il devait avouer et faire ainsi d’elle la complice de son crime incommensurable ? Je suis le seul responsable, devrait-il dire, de ce qui est arrivé à ton père. Oserait-il le faire ? Oui.

Oui, je le ferai. Varaile est mon épouse, je n’aurai pas de secrets pour elle, tout monarque que je sois.

— Tout est ma faute, mère, commença lentement Prestimion, en choisissant ses mots. Je pense que tu le sais déjà, mais je le reconnais aujourd’hui devant toi : je suis la cause de cette catastrophe, moi seul. Mon intention n’a jamais été que cela se passe ainsi, mais la faute est mienne.

Il entendit à ses côtés Varaile étouffer un petit cri de stupéfaction. Sa mère dont le regard demeurait calme et affectueux garda le silence ; elle attendait la suite.

— Je vais tout expliquer depuis le commencement.

La Dame acquiesça lentement de la tête.

Prestimion ferma les yeux un moment pour se concentrer. Commencer par le commencement, bien sûr. Mais où était le commencement ?

L’oblitération d’abord, les raisons de cette décision ensuite. Oui.

Il prit une longue inspiration et se lança.

— L’enchaînement récent des événements que vous croyez connaître n’est pas celui que le monde a réellement connu. Une vaste supercherie a eu lieu. Des événements importants se sont passés, des événements sans précédent dans l’histoire de notre planète et personne ne le sait. Des milliers d’hommes ont péri et les raisons de leur mort ont été masquées. La vérité a été effacée et nous avons tous vécu un mensonge. Une poignée de gens seulement connaissent la vérité : Septach Melayn, Gialaurys, Abrigant, deux ou trois autres. C’est tout. Je vous la révèle maintenant, mais vous comprendrez, j’espère, qu’elle ne doit pas sortir de cette pièce.

Il s’interrompit, regarda successivement sa mère, puis Varaile. Elles gardaient le silence avec une expression impénétrable, distante. Elles attendaient d’entendre ce qu’il avait à dire.

— Toi, mère, tu as eu quatre fils. L’un d’eux est mort, Taradath, un garçon très intelligent, un poète, qui aimait jouer avec les mots. Tu crois qu’il a péri dans le Nord en traversant une rivière à la nage. Il n’en est rien : il est mort noyé, certes, mais au cours d’une terrible bataille le long du Iyann, quand le barrage de Mavestoi s’est rompu. Cela t’étonne ? C’est pourtant la vérité : ainsi est mort Taradath. Mais tout ce temps, tu as cru à un mensonge et j’en suis responsable.

La seule réaction de la Dame fut un frémissement à la commissure des lèvres. Sa maîtrise de soi était stupéfiante. Quant à Varaile, elle paraissait hébétée.

— Je continue : lord Confalume avait des enfants. Des jumeaux, un garçon et une fille. Tu as l’air surpris. Oui, les enfants de Confalume sont inconnus aujourd’hui ; j’en porte aussi la responsabilité. Sa fille s’appelait Thismet : elle était petite, gracile, très belle, une femme compliquée, pétrie d’ambition. Elle tenait, je pense, de sa mère Roxivail. Le fils était robuste et séduisant, un grand brun à la noble prestance, un athlète, un chasseur émérite. Pas particulièrement intelligent, je dois l’avouer. Une âme simple, généreuse, à sa manière. Son nom était Korsibar.

Un petit cri de surprise échappa à Varaile quand elle entendit ce nom. Prestimion fut intrigué par sa réaction, mais il préféra, ne pas s’interrompre pour demander une explication et poursuivre le fil de son discours. La Dame Therissa paraissait très loin, absorbée dans ses pensées.

— Quand le Pontife Prankipin est tombé malade, reprit Prestimion, lord Confalume, préparant le changement imminent des Puissances, fixa son choix sur moi pour lui succéder sur le trône. Il ne l’annonça pas publiquement, bien entendu, tant que Prankipin s’accrochait à la vie. Toute la cour s’était rassemblée au Labyrinthe dans l’attente du décès du Pontife. Mettant cette attente à profit, quelques ignobles individus ont soufflé à l’oreille du prince Korsibar : « Tu es le fils du Coronal, tu as la prestance d’un roi. Pourquoi le petit Prestimion deviendrait-il Coronal quand ton père rejoindra le Labyrinthe ? Prends le trône, Korsibar ! Prends-le ! Prends-le ! » Deux frères peu recommandables, Farholt et Farquanor, furent parmi ceux qui l’exhortèrent avec le plus d’insistance ; ils sont oubliés aussi aujourd’hui, et bon débarras. Un autre des conspirateurs était un mage Su-Suheris, glacial et malfaisant. Il y avait aussi la princesse Thismet qui exerçait sur son frère la plus puissante des influences. Ils ont insisté ; Korsibar était trop faible et trop simple pour résister. Jamais il ne s’était imaginé sur le trône du Coronal, mais ils lui ont fait croire qu’il lui était dû. À la mort du vieux Pontife, tandis que nous étions rassemblés dans la Cour des Trônes pour la passation des pouvoirs, le mage de Korsibar a jeté un sortilège pour nous obscurcir le cerveau. Quand nous avons repris nos esprits, nous avons vu Korsibar aux côtés de son père sur le double trône ; la couronne à la constellation ceignait le front de Korsibar et Confalume, soumis par la magie, n’a rien fait pour empêcher son fils de s’approprier le pouvoir.

— Ce n’est pas facile à croire, déclara la Dame Therissa.

— Il faut le croire, mère. Crois-le, je t’en conjure ! Cela s’est passé ainsi.

Avec un débit plus rapide, Prestimion retraça dans ses grandes lignes le déroulement de la guerre civile. L’autoproclamation de Korsibar et son propre refus d’accepter le fait accompli. La proposition naïve que lui avait faite le nouveau Coronal d’occuper un siège au Conseil, le nouveau refus de Prestimion exprimé avec un tel mépris intransigeant que Korsibar l’avait fait arrêter et jeter aux fers dans les tunnels de Sangamor. Son évasion grâce à un compromis conçu par le rusé Dantirya Sambail qui espérait dresser Korsibar et Prestimion l’un contre l’autre à son avantage. L’armée qu’il avait levée pour s’opposer à l’usurpation de Korsibar ; la première bataille devant la cité des contreforts d’Arkilon, qui s’était soldée par une défaite des forces de Prestimion face aux troupes de Korsibar conduites par Navigorn. La retraite vers le centre d’Alhanroel et une grande victoire de Prestimion sur Navigorn sur les rives du Jhelum. D’autres batailles, des victoires et des défaites ; la longue marche vers le nord-ouest du continent, les armées de Korsibar à ses trousses. Et puis la catastrophe dans la vallée du Iyann, quand Dantirya Sambail, qui s’était entre-temps allié à Korsibar, persuada l’usurpateur de faire sauter le barrage de Mavestoi pour déverser toute l’eau sur les forces de Prestimion.

— C’est là que Taradath est mort, mère, avec bien d’autres courageux combattants. La vallée a été inondée. Entraîné par le flot, j’ai réussi à gagner la rive à la nage ; je me suis enfui vers le nord, dans le désert du Valmambra, seul, et j’ai failli mourir. Septach Melayn et Gialaurys m’ont retrouvé, le duc Svor aussi, dont tu te souviens peut-être. Nous sommes allés tous les quatre jusqu’à Triggoin où nous avons vécu plusieurs mois dans la clandestinité, au milieu des sorciers qui m’ont enseigné quelques-uns de leurs tours. Mon professeur était Gominik Halvor ; ce séjour marqua le commencement de mon alliance avec lui et son fils Heszmon Gorse.

Prestimion s’interrompit de nouveau. Sa mère paraissait très pâle. Secouée à l’évidence par ce qu’elle avait entendu, elle s’efforçait d’en évaluer toutes les conséquences. Varaile, de son côté, ne semblait même pas essayer. La plupart de ces noms et de ces lieux lui étaient inconnus, l’histoire incompréhensible ; elle paraissait complètement perdue.

Prestimion poursuivit son récit. Après avoir touché le fond à Triggoin, une quête visionnaire lui avait permis de voir que son destin était de renverser Korsibar et de guérir les blessures du monde. Il décrivit son départ de Triggoin, le rassemblement d’une nouvelle armée à Gloyn, dans le centre-ouest d’Alhanroel, sa marche en direction du Mont du Château, dont le point culminant avait été la grande bataille finale contre les forces de Korsibar à Thegomar Edge.

Prestimion ne fit pas mention de la décision de Thismet de changer de camp, ni de sa venue à Gloyn où elle s’était offerte à lui en proposant de devenir son épouse quand il aurait reconquis le trône. Il s’était promis de ne pas avoir de secrets pour Varaile, mais au moment d’insérer dans la chronologie de son récit l’épisode de sa passion partagée pour Thismet, il ne se sentit pas capable de le faire. À quoi cela aurait-il servi ? Il appartenait à un passé révolu et n’avait plus aujourd’hui aucune incidence sur la situation de Majipoor : un intermède purement privé, enseveli sous les décombres de l’Histoire qui n’était plus. Qu’il y reste à jamais, se dit Prestimion. La seule chose qui comptait était de parler sans fard de ce qui s’était passé à Thegomar Edge.

— Ils occupaient les hauteurs, expliqua-t-il. Nous étions dans la plaine marécageuse de Beldak. Au début, le sort des armes ne nous fut pas favorable, mais quand nous avons commencé à battre en retraite, l’infanterie de Korsibar s’est stupidement lancée à notre poursuite, abandonnant ses positions. C’est ainsi que nous avons pu faire venir des renforts par une aile et les prendre en tenailles. Nous avions pris l’avantage. C’est alors que j’ai fait appel aux mages, mon arme suprême.

— Des mages, Prestimion ? fit la Dame. Toi ?

— Le destin de la planète était en jeu, mère. J’étais déterminé à utiliser tous les moyens à ma disposition pour mettre un terme à l’usurpation. Gominik Halvor et son fils, aidés par une douzaine d’autres grands sorciers de Triggoin, ont jeté un sortilège qui a transformé le jour lumineux en une nuit sans lune ; mettant l’obscurité à profit, nous avons taillé en pièces l’armée ennemie. Korsibar a péri des mains de son propre mage, le Su-Suheris Sanibak-Thastimoon, qui a aussi pris la vie de la princesse Thismet avant d’être transpercé par l’épée de Septach Melayn. Dantirya Sambail, qui se battait dans les rangs ennemis, m’a trouvé dans la mêlée et m’a défié en combat singulier, avec le trône pour enjeu. J’ai pris le meilleur sur lui et je l’ai fait arrêter. Puis Navigorn est venu m’annoncer qu’il déposait les armes : la guerre était terminée. Le comte Kamba, cet homme de cœur qui m’a enseigné les secrets de l’archerie, a perdu la vie ce jour-là, Kanteverel de Bailimoona aussi, mon cher petit duc Svor et bien d’autres seigneurs parmi les plus grands. Mais la guerre était terminée et j’étais enfin Coronal.

Il regarda sa mère au fond des yeux. Toutes les conséquences de son récit lui apparaissaient clairement ; abasourdie, elle gardait le silence. Il lui fallut un moment pour reprendre ses esprits.

— Cela s’est vraiment passé ainsi, Prestimion ? demanda-t-elle enfin. On dirait une de ces fables fantastiques sortant tout droit de quelque poème épique. Je pense au Livre des Changements.

Cela s’est passé ainsi. Du début jusqu’à la fin.

— Comment se fait-il que nous n’en sachions rien ?

— Parce que je l’ai fait effacer de la mémoire universelle.

Et il leur conta la fin de l’histoire : comment, au milieu des soldats tombés au champ d’honneur, il n’avait éprouvé nulle joie de sa victoire, seulement du chagrin en pensant à la scission du monde, à l’irréparable division en deux factions irréconciliables. Comment ceux qui avaient combattu aux côtés de Korsibar et vu tomber leurs compagnons d’armes auraient-ils pu accepter le joug de Prestimion ? Comment aurait-il pu pardonner à ceux qui s’étaient retournés contre lui, perfidement parfois, comme le prince Serithorn, le duc Oljebbin, l’Amiral Gonivaul ou Dantirya Sambail, après lui avoir promis leur soutien. Et comment réagiraient les proches de ceux qui avaient péri au cours de ces batailles ? Ne garderaient-ils pas une rancune éternelle à ceux du camp vainqueur ?

— La guerre, reprit Prestimion, avait laissé une cicatrice sur la planète. Pis encore : une blessure qui jamais ne pourrait guérir. Un moyen m’est soudain apparu de réparer l’irréparable, de guérir l’inguérissable.

Il avait donc mandé une dernière fois Gominik Halvor et ses confrères en sorcellerie pour leur donner l’ordre d’accomplir la terrible incantation qui allait effacer la guerre de l’histoire de la planète. Korsibar et sa sœur n’auraient jamais existé ; ceux qui avaient péri en conséquence de l’usurpation de Korsibar auraient perdu la vie ailleurs que sur les champs de bataille ; nul ne se souviendrait qu’il y avait eu une guerre, pas même les sorciers qui avaient provoqué l’effacement de la mémoire collective. Nul autre que Prestimion, Septach Melayn et Gialaurys. Ainsi, lord Prestimion aurait été élevé sur le trône du Coronal dès la mort de Prankipin, sans l’intermède Korsibar.

— Voilà, conclut Prestimion, vous savez tout.

Il recommençait à trembler et son front le brûlait comme s’il avait de la fièvre.

— J’ai cru que j’allais guérir le monde ; en réalité, je le détruisais. J’ai ouvert la porte à la folie qui le dévaste, dont la gravité ne m’est apparue qu’aujourd’hui.

— Toi ? fit Varaile, restée longtemps silencieuse. Mais… comment, Prestimion ? Comment ?

— Sais-tu ce que c’est, Varaile, quand un soleil ardent chauffe tellement l’air qu’il s’élève, comme le fait toujours l’air chaud, créant un vide derrière lui ? Des vents impétueux viennent remplir ce vide. Eh bien, j’ai créé un vide semblable dans l’esprit de milliards d’individus. J’ai retiré de leur mémoire une grosse tranche de réalité, sans rien leur donner à la place. Tôt ou tard, des vents impétueux devaient venir. Pas pour tout le monde, non, mais pour des millions d’entre eux. Et ce processus n’est pas encore arrivé à son terme.

— Mon père…, fit-elle doucement.

— Ton père, oui, et combien d’autres ? J’en porte la responsabilité. Je ne pensais qu’à guérir, mais… mais…

Il s’interrompit, incapable d’achever sa phrase.

— Viens me voir, Prestimion, dit la Dame après un silence, en lui ouvrant les bras.

Il s’avança vers elle, s’agenouilla et posa la joue sur sa cuisse en fermant les yeux. Elle lui caressa le front comme elle le faisait quand il était petit, qu’il venait de perdre un animal familier, qu’il avait mal tiré à l’arc ou que son père lui avait parlé durement. Elle le consola comme elle parvenait toujours à le consoler quand il était enfant, non seulement comme une mère sait le faire, mais avec le pouvoir qui était le sien en sa qualité de Dame de l’Ile, le pouvoir de pardonner, le pouvoir d’absoudre.

— Il me fallait le faire, mère, je n’avais pas le choix, dit-il d’une voix assourdie et voilée. La guerre avait laissé de profonds ressentiments ; ils auraient par trop assombri mon règne.

— Je sais, je sais.

— Et pourtant… Regarde, mère, regarde ce que j’ai fait…

— Chut ! chut !

Elle le serra plus fort, lui caressa le front. Il sentait la profondeur de son amour, la force de son âme. Le calme commença à revenir en lui. Au bout d’un moment, elle lui fit signe de se relever ; elle souriait.

— Tu nous as dit en commençant que cela devrait rester secret, fit doucement Varaile. Est-ce toujours ta position ? Je me demande s’il ne vaudrait pas mieux que le monde sache la vérité, Prestimion.

— Non. Jamais. Cela ne ferait qu’aggraver les choses.

Il se sentait plus fort, purifié par sa confession ; ses tremblements et sa fièvre s’étaient estompés, ses idées devenaient plus claires, mais le choc de la vision qu’il avait eue grâce au cercle d’argent de la Dame demeurait en lui. Il doutait de pouvoir s’en libérer un jour. Mais ce que Varaile proposait lui paraissait impossible.

— Non parce que cela ternirait mon image, reprit-il, même si ce serait certainement le cas. Mais ajouter une confusion à l’autre… leur retirer le peu de compréhension qui leur reste de ce que peut être la réalité… Je ne peux pas, Varaile ! Tu comprends, n’est-ce pas ? Et toi, mère ?

— En es-tu certain ? insista Varaile. Si tu décidais enfin de dire la vérité, cela leur permettrait peut-être de se débarrasser des cauchemars et des hallucinations, de repartir sur des bases solides. Sinon, réunis les mages et demande-leur un autre sortilège…

Il secoua la tête et lança un regard implorant en direction de la Dame.

— Prestimion a raison, Varaile. Il est impossible de revenir en arrière, ni par une déclaration publique du Coronal, ni par la sorcellerie. Nous avons vu les conséquences d’un acte uniquement inspiré par la bienveillance. Nous ne pouvons courir le risque de recommencer.

— Quoi qu’il en soit, mère, reprit Prestimion, il nous faut maintenant affronter ces conséquences. Mais comment ?… Je me demande comment !

8

Ils restèrent quelque temps dans l’île sans que Prestimion fasse de projet de départ immédiat. Les vents portants qui les avaient poussés vers l’île n’avaient pas tourné ; le voyage de retour serait lent et difficile s’ils partaient maintenant.

Mais il se sentait las, épuisé par la prise de conscience de la catastrophe qu’il avait provoquée et de la probabilité qu’elle soit irréparable. Une tache sur son nom, redoutait-il, pour la postérité.

Quand il avait commencé, bien des années auparavant, à entrevoir qu’il pourrait devenir Coronal et qu’il possédait les qualités requises pour assumer cette charge, il y avait aspiré de tout son cœur. Malgré le coup de force de Korsibar, il avait ceint la couronne à la constellation, comme Stiamot et Damlang, Pinitor, Vildivar, Guadeloom et tous ceux dont le nom figurait sur la longue liste apposée sur la façade de la Maison des Archives du Labyrinthe. Élevés sur le trône, ils avaient régné, plus ou moins glorieusement ; chacun avait laissé sa marque dans l’histoire de la planète et une trace visible de son passage au faîte des honneurs en ajoutant quelque chose au Château : la salle du trône de Stiamot, le Clos de Vildivar, la Tour d’Arioc et ainsi de suite. Puis ils avaient été Pontife quelque temps, ils avaient vieilli et fini, leur heure venue, par rendre l’âme. Mais aucun d’entre eux n’avait jamais provoqué une catastrophe semblable à celle dont il portait la responsabilité. Il occuperait une place unique dans l’Histoire. Il avait souhaité que le règne de lord Prestimion reste dans la mémoire du monde comme un âge d’or ; au lieu de quoi, il avait trouvé le moyen de perdre son trône avant même d’y avoir accédé, il avait déclenché une guerre ayant coûté la vie à des quantités innombrables d’hommes de mérite et à quelques autres qui ne valaient pas cher… et puis, à peine la couronne récupérée, il avait voulu, dans un moment de folie, guérir le monde de ses blessures, avec pour seul résultat d’aggraver singulièrement les choses. Oh ! Stiamot ! Oh ! Pinitor ! Quel pitoyable successeur je fais !

Dans les heures sombres qu’il traversait, la présence de la Dame était pour Prestimion un grand réconfort. Quand il lui fit part de sa décision de prolonger son séjour dans l’île, un appartement fut mis à la disposition du Coronal et de son épouse dans le Temple Intérieur.

Dix jours s’écoulèrent paisiblement. La nouvelle de l’arrivée à Numinor d’un navire de pèlerins en provenance de Stoien atteignit la Troisième Falaise. Cela n’avait rien d’exceptionnel à la saison des vents d’ouest. Mais, peu après, un second message arriva du port : une importante dépêche adressée au Coronal avait été transportée à bord de ce navire. Un messager était en route vers le Temple Intérieur.

— Cela vient d’Akbalik, fit Prestimion en brisant le morceau de cire qui scellait le message. Il a passé près d’un an à Stoien, tu sais, à réunir des renseignements pour essayer de déterminer où Dantirya Sambail pourrait s’être caché. Je me demande pourquoi il a tenu à m’écrire ici, à moins qu’il… Oh ! Varaile ! Pour l’amour du Divin !

— Qu’y a-t-il, Prestimion ? Dis-moi !

— D’après Akbalik, le Procurateur est vivant, répondit-il, le doigt pointé sur la feuille. Et toujours à Alhanroel. Il est resté caché tout ce temps quelque part sur la côte méridionale de la province de Stoien. Au milieu des palmiers-scies, des crabes des marais et des plantes animales. Il y a établi sa base, semble-t-il, pour déclencher une nouvelle guerre civile !

Les questions se bousculaient sur les lèvres de Varaile ; Prestimion la fit taire d’un geste.

— Laisse-moi finir de lire, veux-tu ?… Des messages codés interceptés… Un mage Su-Suheris qui entre en transe pour les décrypter… Le texte intégral ci-joint…

Il feuilleta fébrilement la liasse de papiers envoyés par Akbalik.

Il lui fut naturellement impossible de comprendre quoi que ce soit aux messages codés qui semblaient avoir été glissés subrepticement à l’intérieur d’innocents manifestes de cargaison. Emijiquk gybpij jassnin ys ? Kesixm ricthip jumlee ayviy ? Il faut un Su-Suheris à trois têtes, se dit Prestimion, pour y comprendre quelque chose. Mais, à l’évidence, Akbalik avait déniché l’homme qu’il fallait. Le sorcier avait déclaré que le camp clandestin de Dantirya Sambail se trouvait sur la côte sud de la péninsule ; Akbalik avait aussitôt envoyé des hommes passer la région au peigne fin. Ils avaient découvert le camp du Procurateur à l’endroit même que les messages codés indiquaient.

— Comment se fait-il que personne n’ait rien remarqué pendant tout ce temps ? demanda Varaile.

— Sais-tu à quoi ressemble la côte sud de la péninsule de Stoienzar ? Non, tu ne peux pas savoir. Aucun être sensé ne s’y aventure ni même ne songe à s’y aventurer. C’est pour cette raison, j’imagine, qu’il a choisi de s’y cacher. Il paraît que c’est un véritable bain de vapeur ; en une heure, les os fondent sous cette chaleur. Il y a un arbre là-bas – le manganoza –, aux feuilles tranchantes, qu’on appelle le palmier-scie et qui forme des bosquets si denses qu’ils sont absolument impénétrables. Les insectes géants y grouillent et il y a un crabe énorme dont les pinces peuvent couper en deux la cheville d’un homme. Peut-on imaginer un endroit plus approprié pour Dantirya Sambail ?

— Tu dois le haïr profondément, glissa Varaile.

Prestimion eut un mouvement de surprise. Le haïr ? Il ne pensait pas avoir un caractère haineux ; le mot ne faisait pas partie de son vocabulaire.

Il se demanda s’il avait jamais haï quelqu’un. Korsibar, peut-être ? Non, certainement pas. Il avait de l’indulgence pour Korsibar. Son coup de force l’avait pris par surprise et plongé dans une colère noire, certes, mais il ne l’avait jamais tenu que pour un imbécile satisfait, un prince à l’esprit lent placé dans une situation qui le dépassait par une poignée de sinistres conseillers avides de pouvoir.

Farquanor et Farholt, alors, les vils suppôts de Korsibar, que personne ne regretterait ? Les avait-il haïs ?

Pas véritablement. Farholt, le petit intrigant retors, et Farquanor, la brute qui aimait à plastronner ? Prestimion les avait détestés, mais on ne pouvait parler de haine. Il doutait même d’avoir haï Sanibak-Thastimoon dont les manœuvres ténébreuses avaient mis la planète sens dessus dessous et qui, il ne devait pas l’oublier, avait donné la mort à Thismet. Mais Thismet s’était jetée sur lui en brandissant une épée ; Sanibak-Thastimoon l’aurait-il tuée si elle n’avait pas été armée ?

Tout cela n’avait plus d’importance. On ne haïssait pas les gens parce qu’ils étaient stupides comme Korsibar, perfides comme Farquanor ou fanfarons comme Farholt. Quant à Sanibak-Thastimoon, il croyait servir de son mieux les intérêts de son maître : y avait-il la matière à le haïr ? Dans l’idéal, on ne haïssait pas les gens : on était simplement en désaccord avec eux, on les empêchait de nuire, à vous et à vos proches, et chacun s’occupait de ses affaires.

Il restait Dantirya Sambail, le véritable auteur des malheurs qui avaient frappé la planète. Était-ce de la haine qu’il éprouvait pour lui ?

— Oui, dit-il d’une voix ferme. Lui, je le hais. Cet homme est l’incarnation du mal. Il suffit de le regarder pour comprendre : ces yeux à la trompeuse beauté, ce regard doux dans un visage hideux et adipeux. Jamais un tel être n’aurait dû venir au monde. Dans un moment d’indulgence stupide, je lui ai laissé la vie sauve à Thegomar Edge, dans un autre, j’ai permis qu’on rétablisse ses souvenirs effacés de la guerre qu’il a menée contre moi. Je regrette aujourd’hui ces deux décisions.

Prestimion se mit à marcher de long en large avec une agitation croissante. Le simple fait de penser au Procurateur le mettait dans tous ses états.

Les traîtrises de Dantirya Sambail avaient été d’un précieux soutien aux partisans de Korsibar alors que l’usurpateur, laissé à lui-même, aurait pu être victime de ses propres insuffisances. À chaque tournant de la guerre civile, Dantirya Sambail avait été à ses côtés pour provoquer diaboliquement une nouvelle défection, une nouvelle trahison. C’est le Procurateur qui avait nommé ses deux détestables frères, Gaviad l’alcoolique et la grande brute hideuse de Gaviundar, à la tête des armées de Prestimion, en leur donnant secrètement pour instruction de changer brusquement de parti au moment critique. C’est Dantirya Sambail qui avait exhorté Korsibar à faire sauter le barrage de Mavestoi. C’est lui qui…

— Cet homme est un monstre, reprit Prestimion. S’il s’était rebellé par simple avidité, par une soif incoercible de pouvoir, je pourrais le comprendre. Mais il règne déjà sur tout un continent ; les richesses qu’il a amassées dépassent l’entendement. Rien d’autre ne le guide qu’une haine gratuite, Varaile. Un venin bouillonne en lui, qui empoisonne chacun de ses actes. Et il nous oblige à répondre à la haine par la haine. Cela fait à peine deux ans que nous sommes sortis de la guerre civile, nous souffrons encore de ses séquelles et voilà qu’il se dispose à en déclencher une autre ! Comment ne pas éprouver de la haine envers un homme comme celui-là ? Je le détruirai, Varaile, j’en fais le serment, si jamais l’occasion m’en est de nouveau donnée !

La violence de sa colère le faisait trembler. Varaile lui versa une coupe de vin, un vin doux et doré de Dulorn ; elle appuya le bout des doigts sur ses tempes jusqu’à ce qu’il retrouve son calme.

— Tu vas donc partir dans la province de Stoien pour lui faire la guerre ? demanda-t-elle.

Prestimion hocha lentement la tête.

— Akbalik a fait parvenir au Château une copie de ces documents adressés à Septach Melayn. Il est certainement déjà en train de lever une armée avec Gialaurys pour marcher vers le sud. Quoi qu’il en soit, je vais envoyer dès aujourd’hui des instructions dans ce sens.

Une stratégie prenait déjà forme dans son esprit.

— Une armée descendant du nord-ouest, via la cite de Stoien, traversera la péninsule en diagonale, une autre passant par Ketheron, Arvyanda et Kajith Kabu-Ion gagnera la côte de l’Aruachosia – l’itinéraire que nous avons suivi l’an dernier – avant d’obliquer vers l’ouest à Sippulgar pour s’enfoncer dans la province de Stoien. Oui… oui. Le prendre en tenailles. Et puis…

Il fut interrompu par un coup frappé à la porte.

— Veux-tu que je réponde ? fit Varaile.

— Qui cela peut-il être ? Oui, va voir… Pendant ce temps, je rejoindrai Stoien où je retrouverai Akbalik pour prendre la tête des troupes qui se mettront en marche pour… Oui ?

Varaile avait ouvert la porte. Une acolyte se tenait dans l’ouverture, un message à la main.

— Qu’est-ce que c’est ?

D’autres nouvelles d’Akbalik, peut-être ? Prestimion brisa le sceau et parcourut le message.

— C’est important ? demanda Varaile.

— Je n’en sais rien. Ton jeune ami Dekkeret est ici. Après un voyage précipité du Château à Alaisor, il a embarqué sur le premier navire de transport express à destination de l’île. Il a demandé une dérogation pour venir nous voir ; la Dame la lui a accordée. Il est actuellement sur la Seconde Falaise et devrait arriver dans la journée.

— Tu l’attendais ici ?

— Pas du tout. Je n’ai pas la moindre idée de la raison pour laquelle il est venu, Varaile. Il dit dans ce message qu’il souhaite me rencontrer immédiatement sans préciser pourquoi. Je doute que ce qu’il est venu m’annoncer après avoir traversé en toute hâte la moitié de la planète soit très agréable.

Le visage de Dekkeret, naguère si sérieux et juvénile, avait pris une dureté nouvelle. Son comportement était plus réservé, plus mûr. Depuis sa première rencontre avec Prestimion à Normork, Dekkeret avait parcouru la planète de long en large. Malgré la fatigue qui se lisait sur ses traits après la précipitation de son dernier voyage, il émanait de lui une aura de force et de détermination quand il fut admis en présence de Prestimion devant qui il forma le symbole de la constellation.

— Je vous apporte les salutations du Haut Conseiller Septach Melayn et du Grand Amiral Gialaurys, monseigneur, commença-t-il. Ils m’ont demandé de vous dire qu’ils ont reçu d’Akbalik des renseignements concernant Dantirya Sambail et qu’ils ont commencé à prendre des dispositions pour préparer une action militaire en attendant des instructions précises de votre part.

— Bien. Je n’en attendais pas moins d’eux.

— Vous êtes donc informé, vous aussi, monseigneur, de l’endroit où se trouve Dantirya Sambail.

— Je n’ai reçu que ce matin le message d’Akbalik. Je prépare des instructions pour les transmettre au Château.

— Il y a un fait nouveau, monseigneur. Les Barjazid se sont échappés ; ils se dirigent vers la péninsule de Stoienzar pour proposer leurs services au Procurateur. Ils ont emporté leur matériel pour contrôler les esprits.

— Quoi ? Mais ils étaient emprisonnés dans les tunnels ! Cet endroit est-il donc une véritable passoire pour que tout le monde s’en échappe d’un claquement de doigts ?… Tout le monde sauf moi, ajouta-t-il à voix basse en se remémorant son éprouvante captivité.

— Ils étaient sortis des tunnels depuis quelque temps, monseigneur. Ils vivaient en liberté dans l’aile nord du Château.

— Comment est-ce possible ?

— Apparemment, monseigneur, voici ce qui s’est passé…

Avec une incrédulité et un effarement croissants, Prestimion écouta le récit de Dekkeret.

Avant la guerre civile, le petit Venghenar Barjazid à l’œil torve avait vécu au Château dans l’entourage du duc Svor. Pendant son emprisonnement dans les tunnels de Sangamor, il était, semble-t-il, entré en contact avec un autre membre de la suite du défunt duc, qui avait frauduleusement présenté des documents ordonnant l’élargissement de Barjazid et de son fils, et leur transfert dans un logement modeste de l’un des secteurs résidentiels du Château.

Personne, à ce qu’il semblait, n’avait mis en question l’opportunité de ce transfert. Les Barjazid étaient sortis des tunnels sans la moindre difficulté. Ils avaient vécu tranquillement plus d’un mois dans leur nouvelle résidence sans attirer l’attention sur eux. Jusqu’à ce qu’on découvre un matin qu’ils avaient réussi non seulement à s’enfuir à bord d’un grand flotteur qui pouvait les conduire où ils voulaient, mais qu’ils avaient emporté la totalité des appareils et des modèles que Barjazid aîné avait dérobés à Thalnap Zelifor, le sorcier Vroon qu’il avait été chargé d’escorter jusqu’à Suvrael.

Prestimion passa une main sur son visage en marmonnant des imprécations.

— Et ils sont partis rejoindre Dantirya Sambail, c’est ça ? Comment peut-on le savoir ? Ils ont laissé un mot d’explications en partant ?

— Non, monseigneur, fit Dekkeret avec un rire jaune. Bien sûr que non. Une enquête a été ouverte à la suite de leur disparition, l’identité de leur complice a été découverte et le prince Navigorn lui a fait subir un interrogatoire sévère. Très sévère, monseigneur. Le prince Navigorn était bouleversé par cette affaire.

— J’imagine, fit sèchement Prestimion.

— Il est ressorti de cet interrogatoire, monseigneur, que le défunt complice en question, un certain Morteil Dikaan…

— Défunt ?

— Il n’a malheureusement pas survécu à l’interrogatoire, expliqua Dekkeret.

— Ah bon ?

— Le complice donc, avait réussi à s’emparer de l’un des appareils dans la réserve où ils étaient entreposés. Il l’a apporté à Barjazid dans les tunnels de Sangamore. Et Barjazid l’a utilisé pour que ceux qui examinaient les documents les considèrent comme authentiques. Il a utilisé le même moyen pour faire en sorte qu’un des flotteurs du Château soit mis à sa disposition quand il a été prêt à partir.

— Cet appareil, reprit Prestimion d’un ton funèbre, a donc un pouvoir irrésistible. Il permet à celui qui l’utilise de contraindre tous ceux qu’il rencontre à obéir à ses ordres ?

— Pas exactement, monseigneur, mais il est extrêmement puissant. Je l’ai expérimenté en personne, à Suvrael, dans cet endroit baptisé le Désert des Rêves Volés. Il a reçu ce nom car Barjazid y sévissait : il pénétrait dans l’esprit des voyageurs et altérait leurs perceptions mentales, les rendant incapables de distinguer le vrai du faux, la réalité de l’illusion. J’ai expliqué tout cela à la Dame Varaile, monseigneur, je lui ai fait part de ma propre expérience quand je voyageais avec Barjazid, et lui ai indiqué les dangers potentiels de ces appareils.

— C’est vrai, Prestimion, glissa Varaile. Tu te souviens peut-être que j’ai essayé de te raconter l’histoire de Dekkeret, le jour de ton retour de Muldemar… mais tu étais trop occupé, bien sûr, avec la préparation du voyage dans l’île…

Prestimion grimaça ; c’était la vérité. Il n’avait même pas pris la peine d’interroger lui-même Dekkeret sur ce qui lui était arrivé à Suvrael. Il avait éludé la question avec insouciance, se disant qu’il y reviendrait plus tard, mais elle lui était complètement sortie de la tête.

Un appareil permettant de contrôler les esprits ! Et ce Barjazid était en route pour le remettre entre les mains de Dantirya Sambail !

Encore une affreuse bévue dans un règne qui commençait à en être parsemé. Le Coronal, se dit-il, ne peut donc même pas se permettre de dormir, de crainte qu’une catastrophe s’abatte sur le monde dès qu’il fermera un instant les yeux. Comment Confalume avait-il réussi à maintenir les choses en équilibre pendant plus de quatre décennies ? Certes, Confalume n’avait pas eu sur les bras une guerre civile et ses conséquences, et Dantirya Sambail – que les démons lui dévorent le cœur ! – avait choisi d’attendre la fin du règne de Confalume pour commencer à semer la zizanie.

Il se tourna vers Dekkeret. Le jeune homme le regardait avec un respect confinant à l’adoration ; il ne semblait pas soupçonner que le Coronal était affreusement gêné et s’en voulait amèrement.

— Donnez-moi les détails, voulez-vous, reprit Prestimion, de ce que l’appareil de Barjazid a provoqué dans votre esprit.

Dekkeret lança vers Varaile un regard hésitant ; elle hocha vigoureusement la tête.

— Cela a commencé comme un cauchemar. J’ai cru être appelé par la Dame et j’avais le cœur empli de joie ; mais au moment où je courais vers elle, elle a disparu et je me suis retrouvé devant le cratère d’un volcan éteint. Il n’est jamais possible, monseigneur, de sentir toute la force du rêve d’un autre. Il faut le vivre de l’intérieur. Je peux vous dire que c’était un cauchemar, un terrible cauchemar, et vous croirez comprendre en vous souvenant de certains de vos propres cauchemars. Mais on ne peut pas comprendre à quel point le rêve d’un autre peut être terrifiant. C’était, croyez-moi, la pire expérience qui se puisse imaginer. Je me sentais envahi… vidé… violé… Barjazid savait ce qui s’était passé. Il m’a questionné le lendemain pour obtenir des détails sur mon rêve. Il réalisait des expériences sur l’esprit de ceux qui l’accompagnaient ; il essayait son matériel, monseigneur.

— C’est tout ? Il vous a envoyé un mauvais rêve ?

— Si vous pouviez dire vrai, monseigneur. Ce mauvais rêve n’était que le commencement. J’ai rêvé de nouveau le jour suivant. Il y avait cette femme que j’avais connue à Tolaghai, une fonctionnaire du Pontificat. Elle est venue à moi dans mon rêve ; nous étions nus tous deux ; elle me conduisait dans un jardin ravissant. Je dois préciser que nous avions eu une liaison à Tolaghai. Je la suivais avec grand plaisir, mais, cette fois encore, tout changea : le jardin se transforma en un affreux désert peuplé de silhouettes fantomatiques et je crus que j’allais mourir là, à cause de la chaleur et des fourmis qui avaient commencé à me piquer. En me réveillant, je me suis rendu compte que Barjazid m’avait fait marcher dans mon sommeil ; j’étais perdu dans le désert au moment le plus chaud de la journée, nu, loin du campement, sans eau, le corps brûlé par le soleil et gonflé par la chaleur. Si un Vroon qui voyageait avec nous n’était pas venu à mon secours, je serais mort. Je ne suis pas somnambule, monseigneur. C’est Barjazid qui m’a ordonné dans mon sommeil de me lever et de marcher. Je me suis levé et j’ai marché.

Le front creusé de plis profonds, mordillant sa lèvre inférieure, Prestimion fit signe à Dekkeret de poursuivre son récit. Il savait que ce n’était pas tout. Il en avait la conviction.

En effet.

— Et puis, monseigneur, il y a eu le troisième rêve. Dans les Marches de Khyntor, quand je chassais le steetmoy avec le prince Akbalik, j’ai commis un péché atroce. Nous avions des guides, des montagnards. Une femme a été blessée par le steetmoy que je pourchassais, mais j’étais tellement obsédé par la traque de l’animal que je l’ai laissée où elle était pour ne pas perdre mon steetmoy de vue. Quand je suis revenu, bien plus tard, j’ai découvert qu’elle avait été tuée et partiellement dévorée par un animal nécrophage.

— C’était donc cela, coupa Prestimion.

— Quoi, monseigneur ?

— Ce que vous avez fait ; la raison de votre départ à Suvrael. Akbalik m’avait informé que vous aviez fait quelque chose à Khyntor qui vous avait causé une telle honte que vous vous étiez embarqué pour Suvrael dans l’espoir de souffrir assez pour expier votre péché.

— J’aurais préféré ne pas revenir là-dessus, monseigneur, fit Dekkeret, le visage cramoisi. Mais vous m’avez demandé de parler des effets de l’appareil de Barjazid sur mon esprit. Grâce à cette machine, il y a pénétré, il a découvert l’histoire de la chasse au steetmoy et m’a obligé à la revivre. Mais c’était dix fois plus douloureux que dans la réalité : cette fois je savais depuis le début tout ce qui allait se passer et je ne pouvais rien faire pour empêcher que cela se reproduise. Au moment le plus intense du rêve, Barjazid était là, dans la forêt enneigée, et il m’interrogeait sur le choix que j’avais fait d’abandonner la montagnarde pour poursuivre mon steetmoy. Il voulait connaître tous les détails, ce que j’éprouvais d’avoir placé le plaisir de la chasse au-dessus d’une vie humaine, si je me sentais honteux, comment je vivrais avec ce sentiment de culpabilité. Et je lui ai demandé, toujours dans le rêve : « Êtes-vous mon juge ? » Il a répondu : « Bien sûr. Regardez mon visage. » Et il a soulevé la peau de son visage, comme on retire un masque ; dessous il y avait un autre visage, rieur, narquois et c’était le mien. C’était mon propre visage, monseigneur.

Les épaules voûtées, il détourna la tête. La seule évocation de ce cauchemar l’horrifiait encore.

— Vous ne m’aviez pas fait part de tous ces détails quand vous m’avez raconté l’histoire la première fois, glissa Varaile. La chasse, la femme, le masque…

— Non, madame. Je trouvais cela trop affreux pour en parler. Mais c’est à la demande du Coronal que je… que je vous…

— Exact, fit Prestimion. Que s’est-il passé ensuite ?

— Je me suis réveillé, en proie à une terrible souffrance. J’ai vu Barjazid qui ne s’était pas encore débarrassé de son appareil. J’ai sauté sur lui, j’ai exigé une explication, je lui ai dit qu’il était mon prisonnier et que je l’emmenais au Château où je vous mettrais au courant de ce qui s’était passé.

— Mais j’étais trop occupé pour vous écouter, fit Prestimion. Et aujourd’hui, Barjazid s’apprête à remettre son matériel entre les mains de Dantirya Sambail.

— J’ai tout expliqué au Haut Conseiller, monseigneur.

Il a donné des ordres pour que Barjazid et son fils soient interceptés, si faire se peut.

— Si faire se peut, oui. Mais il est équipé d’un appareil qui lui permet de déformer la réalité. Il passera entre les patrouilles comme il est sorti des tunnels et comme il a quitté le Château. Venez avec moi, tous les deux, poursuivit Prestimion en se levant. Je pense que ce serait une bonne idée de parler de cette affaire avec ma mère.

Assise à son bureau dans son petit cabinet de travail, la Dame Therissa écouta avec gravité Prestimion reprendre dans ses grandes lignes le récit de Dekkeret. Quand il eut terminé, elle resta un moment silencieuse.

— C’est un véritable danger, Prestimion, déclara-t-elle enfin.

— J’en ai conscience.

— A-t-il rejoint le Procurateur ?

— Je n’ai aucun moyen de le savoir, mais je ne crois pas. Même avec l’aide de son matériel diabolique, il aura du mal, après Kajith Kabulon, à trouver Dantirya Sambail sur la côte de Stoienzar.

— Je pense que tu as raison, fit Varaile. Il ne doit pas encore être arrivé. S’il avait trouvé Dantirya Sambail, ils se seraient empressés d’utiliser l’appareil pour amplifier la vague de folie. Des villes entières seraient en proie à la démence. Tu ne crois pas ?

— J’en suis sûr, déclara Dekkeret.

Il se tenait à l’écart, visiblement impressionné de se trouver au cœur du sanctuaire de la Dame de l’île. En prononçant cette phrase, il parut étonné d’avoir osé ouvrir la bouche sans y avoir été invité en présence de deux des Puissances du Royaume. Il rentra légèrement la tête dans les épaules, comme s’il voulait se faire tout petit. En souriant, la Dame Therissa lui fit signe de poursuivre.

— Je ne sais pas grand-chose sur le Procurateur, reprit-il, même si je n’ai entendu dire que du mal de lui. Mais je ne connais que trop bien Barjazid : je le crois capable d’utiliser son appareil de la manière que Dantirya Sambail lui indiquera.

— Est-il réellement aussi puissant que vous le donnez à entendre ? demanda la Dame. Nous avons aussi dans l’île, vous ne l’ignorez pas, des appareils qui pénètrent profondément dans les esprits. Mais rien qui puisse contraindre quelqu’un à se lever dans son sommeil et à s’enfoncer dans le désert sous le feu du soleil. Rien qui puisse changer du tout au tout la nature d’un rêve.

— Celui que tu m’as fait essayer, mère, fit Prestimion, le bandeau d’argent que je portais quand nous avons bu le vin de l’interprétation… est-ce l’instrument le plus puissant dont tu disposes ?

— Non, répondit la Dame Therissa, il en existe des plus puissants qui peuvent non seulement entrer en contact avec les esprits, mais leur envoyer des messages. Je n’ai pas osé te permettre d’expérimenter leur puissance ; leur utilisation exige des mois d’entraînement. Mais même ceux-là sont loin d’avoir la puissance de celui que votre Barjazid utilise.

— Vous avez utilisé le matériel de l’île, monseigneur, fit Dekkeret. Comment était-ce ?

— Comment était-ce ? répéta Prestimion d’un ton songeur.

Il revint en esprit à cet étrange voyage dont le souvenir était encore si fort en lui.

— Eh bien, Dekkeret, cela nous ramène à la question que vous avez soulevée en disant qu’on ne peut réellement se faire une idée de la force du rêve d’un autre. Le seul moyen pour vous de le savoir serait de porter ce cercle d’argent.

— Dites-moi quand même, monseigneur. Je vous en prie.

Le regard de Prestimion se perdit au loin, comme s’il voyait à travers les murs du Temple Intérieur, au-delà des trois falaises de l’île, par-dessus les flots dorés brasillant sous le soleil.

— C’était comme être un dieu, Dekkeret, fit-il doucement. Cela m’a donné le pouvoir d’être en communion mentale avec des millions d’êtres à la fois. Cela m’a permis d’être partout sur Majipoor en même temps. Comme le sont l’atmosphère, le climat, la pesanteur.

Ses yeux plissés se réduisirent à des fentes. La pièce, sa mère, son épouse, Dekkeret, tout disparut de sa vue. Il avait l’impression d’entendre le souffle du vent. Pendant un moment à donner le vertige, il imagina que son front était ceint du bandeau d’argent et qu’il s’élevait dans les airs, plus haut que le Mont, qu’il se fondait dans la vastitude du monde, qu’il effleurait des esprits partout, des esprits par milliers, par centaines de milliers, par millions, par milliards, les esprits sains de la planète et les pauvres et tristes esprits malades aussi, qu’il pénétrait en eux, offrant de-ci de-là un mot, une caresse, le réconfort de la Dame, la guérisseuse de l’île.

Tous les regards étaient braqués sur lui. Il se rendit compte qu’il s’était laissé entraîner en leur présence dans un étrange et lointain état de conscience. Il lui fallut encore un moment avant de sentir qu’il en était entièrement revenu.

— Ce que j’ai appris en portant ce bandeau d’argent, expliqua-t-il à Dekkeret, c’est que lorsque la Dame accomplit sa tâche, elle n’est plus un être humain ordinaire, mais devient une force de la nature… une Puissance. Une Puissance véritable, comme ni le Coronal ni le Pontife, simples monarques désignés, ne peuvent le devenir. Je ne t’en ai rien dit, mère, mais le jour où j’ai porté le cercle d’argent, j’ai vu de la manière la plus claire qui soit – et je ne l’oublierai jamais – à quel point ta fonction est importante pour le monde. Et j’ai compris que devenir la Dame de l’île avait dû transformer ta vie.

— Mais lorsque vous avez voyagé par toute la planète grâce au pouvoir de ce cercle, insista Dekkeret, l’idée vous est-elle venue qu’il pourrait exister un moyen d’implanter des rêves dans l’esprit des gens ? Ou d’acquérir une telle emprise sur eux qu’ils feraient automatiquement vos volontés ?

— Non, répondit Prestimion, je ne pense pas. Mère ? ajouta-t-il se tournant vers la Dame.

— Comme je l’ai dit, répondit-elle en secouant la tête, il est possible d’envoyer des rêves. Pas des ordres.

— Dans ce cas, reprit Dekkeret, la mine sombre, ce que Barjazid possède et va remettre à Dantirya Sambail est la plus mortelle des armes. Si on ne met pas un terme aux agissements de ces deux-là, c’est la paix de la planète qui sera menacée. Voilà pourquoi, monseigneur, je suis venu vous remettre mon message en main propre au lieu d’utiliser les moyens de communication habituels. Qui n’a pas ressenti la force de l’appareil de Barjazid ne peut comprendre la menace qu’il recèle. Et je suis le seul à l’avoir ressenti et à pouvoir en parler.

9

Par la fenêtre de son bureau dominant le front de mer, Akbalik observait l’arrivée de la flotte royale dans le port de Stoien. Trois vaisseaux rapides sur lesquels flottaient le pavillon du Coronal et celui de la Dame de l’île.

— Il faut que je descende et que je sois sur le quai quand ils débarqueront. J’y vais. Il le faut.

— Votre jambe, prince…, murmura Odrian Kestivaunt.

— Tant pis pour ma jambe ! Ma jambe n’est pas une excuse ! Le Coronal arrive avec la Dame. Ma place est sur le quai.

— Permettez-moi au moins de changer le cataplasme, prince, insista le petit Vroon avec douceur. Nous avons largement le temps.

La requête était raisonnable. Akbalik prit place sur le tabouret placé près de la fenêtre et présenta son mollet blessé au Vroon. Akbalik avait de la peine à suivre les déplacements des tentacules qui donnaient l’impression de voler ; Kestivaunt retira prestement le bandage de la veille, dénudant la plaie enflammée. Son aspect ne faisait qu’empirer : rouge, gonflée, elle ne cessait de s’étendre le long de la jambe malgré les soins du Vroon. Kestivaunt la nettoya avec un liquide bleu pâle frais et légèrement astringent, palpa délicatement de l’extrémité d’un tentacule la région entourant la plaie dont il écarta doucement les lèvres pour regarder à l’intérieur.

Vous me faites mal ! lança Akbalik entre ses dents serrées.

— Veuillez me pardonner, prince. Il faut que je regarde…

— S’il y a des bébés crabes des marais qui s’y développent ?

— Je vous ai dit, prince, qu’il est peu probable que celui qui vous a pincé ait été assez âgé pour…

— Ouille ! Pour l’amour du Divin, Kestivaunt, faites attention ! Changez le cataplasme et cessez d’appuyer partout, voulez-vous ? Vous prenez plaisir à me torturer !

Le Vroon s’excusa de nouveau et se pencha sur la blessure. Akbalik ne voyait plus ce que faisait la petite créature, mais c’était moins douloureux que précédemment. Il appliquait une émanation mentale à l’aide de ses fichus tentacules, un charme Vroon pour guérir la blessure ? Peut-être. Une pincée d’herbes séchées, encore un peu de ce liquide bleu rafraîchissant. Puis un bandage propre. C’était mieux, oui. Pour l’instant, en tout cas. Un répit dans les élancements furieux, dans la douleur atroce, dans l’impression abjecte que de minuscules vrilles d’infection et de pourriture remontaient le long de sa jambe pour atteindre l’aine, le ventre, le cœur pour finir.

— Terminé, annonça le Vroon.

Akbalik se leva. Il fit précautionneusement passer son poids sur la jambe blessée, grimaçant un peu, retenant son souffle. Des ondes de douleur se propageaient dans tout son côté gauche, remontaient dans le cou pour atteindre la joue, la pommette, les dents. Il revit pour la millième fois le grand crabe des marais pourpre, la créature hideuse à la carapace en dôme, aux yeux protubérants, gros comme la moitié d’un flotteur, se dresser devant lui dans le bourbier. Il se revit éviter adroitement le monstre, satisfait de la vivacité de ses réflexes, s’éloignant du danger si rapidement qu’il n’avait absolument pas remarqué la présence de l’autre crabe, pas plus grand que la paume de la main, tapi au creux d’une touffe de remuglon en fleurs, qui avançait sournoisement vers sa jambe une pince tranchante comme un rasoir…

— Ma canne ! s’écria-t-il. Où est passée cette fichue canne ? Ils sont déjà entrés dans le port !

Le Vroon montra la canne appuyée contre le mur, près de la porte, à sa place habituelle. Akbalik se dirigea vers la porte en claudiquant, saisit la canne et sortit. En arrivant sur le trottoir, il s’arrêta sous le soleil éclatant, prit une longue inspiration. Il ne voulait pas avoir l’air d’un estropié. Le Coronal dépendait de lui. Avait besoin de lui.

Il y avait à peine une cinquantaine de mètres à couvrir sur une large place pavée entre le bâtiment des douanes où se trouvait le bureau d’Akbalik et l’entrée des quais. Il se mit en marche lentement, prudemment, serrant de toutes ses forces le pommeau de sa canne. Il avait l’impression d’avoir cinquante kilomètres à parcourir.

À mi-chemin, son attention fut attirée par une forte odeur de fumée. Il tourna la tête vers le nord, vit un panache noir s’élever dans le ciel immaculé, puis une petite langue rouge léchant les murs d’une construction basse posée au sommet d’une plate-forme de brique haute d’une vingtaine de mètres. Il entendit les sirènes. Les cinglés avaient encore frappé ; c’était le premier incendie depuis trois ou quatre jours. Pourquoi fallait-il que ce soit aujourd’hui, au moment précis où le navire du Coronal allait accoster ?

Un cordon de douaniers Hjorts interdisait l’accès au débarcadère. Sans se donner la peine de présenter sa plaque d’identité, Akbalik les écarta impérieusement de son chemin d’un revers de main. Sans leur accorder un regard, il poursuivit sa route en clopinant vers le quai royal, pavoisé pour l’occasion de drapeaux vert et or.

Trois navires, oui, le grand yacht de croisière Lord Hostirin et deux escorteurs. La garde d’honneur du Coronal avait descendu l’échelle de coupée et s’alignait le long du quai. Un petit groupe de fonctionnaires municipaux rassemblé juste derrière eux formait un comité d’accueil, le maire Bannikap au premier rang. « Prestimion ! Prestimion ! Lord Prestimion ! Vive lord Prestimion ! » Les acclamations habituelles. Comme il devait en être las !

Il apparut au bastingage, Varaile à ses côtés, la Dame Therissa légèrement en retrait, à moitié cachée par son fils. Derrière eux Akbalik vit sortir de l’ombre la haute silhouette de Maundigand-Klimd, le mage bicéphale de Prestimion. Il était étrange de voir que Prestimion, qui rejetait autrefois la sorcellerie en bloc, ne semblait plus pouvoir aller nulle part sans être accompagné de son mage Su-Suheris. Dans le groupe qui s’avançait, Akbalik découvrit aussi le jeune Dekkeret, marchant près de la Dame Varaile. Pour une surprise, c’était une surprise ! Que pouvait bien faire Dekkeret à bord d’un navire en provenance de l’île ? Akbalik le croyait encore à Suvrael, cherchant dans les rigueurs du désert et de la chaleur le pardon du Divin pour la mort de la montagnarde, ou, ce qui était plus vraisemblable, déjà de retour au Château.

Mais Suvrael ne lui avait peut-être pas permis d’assouvir le désir de pénitence, d’expiation qui le rongeait quand Akbalik l’avait vu pour la dernière fois, à Zimroel. Cette exigeante quête spirituelle avait peut-être conduit le jeune homme du sinistre continent méridional au sanctuaire de la douce Dame pour finir de réparer les dégâts causés à son âme. Où Prestimion l’avait rencontré à l’occasion de la visite qu’il faisait à sa mère. Oui, se dit Akbalik, c’est ce qui a dû se passer.

Il pressa l’allure, grimaçant de douleur à chaque pas. Se frayant un chemin au milieu des badauds, il prit position juste devant la garde d’honneur. C’était la cité de Bannikap, certes, mais c’est à la demande d’Akbalik que le Coronal était là et il voulait se dispenser des niaiseries officielles. Il n’avait pas la patience d’attendre, avec cette douleur atroce qui lui labourait la jambe.

— Monseigneur ! s’écria-t-il. Monseigneur ! Le Coronal le vit, lui adressa un petit signe amical. Akbalik forma le symbole de la constellation, puis, quand la Dame apparut, il la salua avec le geste d’hommage qui lui était réservé. Ils commencèrent à descendre. Bannikap fit un pas en avant, actionnant déjà les mâchoires pour articuler le préambule de son discours de bienvenue. D’un regard noir, Akbalik le réduisit au silence et fut le premier à s’avancer vers le Coronal.

Prestimion lui ouvrit les bras. Ne sachant que faire de sa canne, Akbalik la glissa sous son bras et reçut gauchement l’accolade du Coronal.

— Qu’avez-vous là ? demanda Prestimion.

— Une légère blessure à la jambe, monseigneur, répondit Akbalik en s’efforçant de prendre un ton détaché. Gênante, mais pas particulièrement grave. Il y a des choses beaucoup plus importantes dont nous avons à parler.

— Oui, fit Prestimion. Dès que j’en aurai terminé avec les formalités d’usage.

Il indiqua le maire Bannikap d’un petit signe de tête et adressa un clin d’œil à Akbalik.

Akbalik se tourna vers la Dame pour lui présenter ses hommages, fit de même avec Varaile. Dekkeret lui adressa un sourire emprunté, gêné ; il restait en retrait.

Akbalik crut remarquer que la Dame Varaile était en état de grossesse ; ses vêtements semblaient le confirmer. Et elle avait déjà cet air radieux qu’arborent les femmes enceintes. Intéressant, se dit-il, que Prestimion soit père si peu de temps après être monté sur le trône. Et en ces temps troublés, de surcroît. Il fallait pourtant s’y attendre. C’était un Prestimion nouveau, mûri par les responsabilités, visiblement avide de stabilité, de continuité, dans la plénitude de l’âge.

La Dame Therissa était superbe : sereine, gracieuse, tranquille. Tout ce qu’était Akbalik avant sa funeste expédition au cœur de la péninsule. Il se sentait rasséréné par la simple proximité de la Dame.

— Est-ce de la fumée que je sens ? demanda Prestimion.

— Un bâtiment est en flammes à quelques centaines de mètres d’ici. Il y en a eu beaucoup ces derniers temps. Des déments transportent des bottes d’herbe séchée sur les toits et y mettent le feu, expliqua Akbalik en baissant la voix. C’est devenu le dernier passe-temps à la mode. Le maire vous en dira plus.

Bannikap, un personnage rougeaud et corpulent, vaguement apparenté au duc Oljebbin et tout aussi suffisant, se dressait devant Prestimion d’une manière que le Coronal, en raison de sa petite taille, ne devait certainement pas apprécier. Mais pas moyen d’échapper au protocole ; c’était l’heure de gloire de Bannikap. Akbalik s’inclina. Il souffla à Prestimion qui considérait pensivement le panache noir de fumée s’élevant dans le ciel qu’il le retrouverait plus tard dans sa suite du Pavillon de Cristal et s’éloigna en claudiquant.

Le Pavillon de Cristal devait son nom à un mur continu de fenêtres. La construction relativement récente, bâtie par le duc Oljebbin sous le règne de Prankipin, isolée au centre de Stoien, se dressait sur une plate-forme colossale de brique chaulée. Du somptueux triplex de lord Prestimion, tout en haut du bâtiment, on embrassait du regard toute la cité, ce qui permettait malheureusement de voir les colonnes de fumée s’élevant d’une dizaine de foyers d’incendie.

— Il y en a tous les jours, des incendies ? demanda Prestimion.

Akbalik et le Coronal étaient assis devant des assiettes contenant des cubes de viande de dragon de mer fumée. Varaile, fatiguée par une traversée qui n’avait pas été de tout repos, s’était retirée dans sa chambre. La Dame Therissa occupait une autre suite, quatre étages plus bas. Akbalik ignorait où étaient passés Dekkeret et le Su-Suheris.

— Presque tous les jours, monseigneur. Il est pourtant rare qu’il y en ait autant à la fois.

— Encore la folie ?

— La folie, oui. C’est la saison sèche ; les combustibles ne manquent pas. Les jolies plantes grimpantes qui fleurissent tout l’été forment des monceaux de tiges séchées. Les déments les transportent sur les toits et y mettent le feu. Je ne sais pas pourquoi. J’imagine que si les incendies sont plus nombreux aujourd’hui, c’est qu’ils ont entendu dire que le Coronal et la Dame arrivaient et que cela les a excités.

— Bannikap a essayé de m’expliquer que les dégâts sont souvent minimes.

— Le plus souvent ; pas toujours. Un gros effort a été fait ces deux dernières semaines pour démolir les bâtiments les plus gravement endommagés et tout nettoyer pour que vous n’ayez pas à les voir pendant votre séjour. Quand vous verrez un petit jardin public assez grand pour qu’un bâtiment ait pu y loger, avec des massifs de fleurs fraîchement plantés, vous pouvez être sûr qu’il y a eu un grave incendie… Puis-je avoir un peu plus de vin, monseigneur ?

— Bien sûr, fit Prestimion en poussant le flacon vers Akbalik. Dites-moi ce que vous avez fait à votre jambe.

— Il vaudrait mieux parler de Dantirya Sambail, monseigneur.

— Nous y viendrons. La jambe d’abord.

— Je me suis blessé en traquant Dantirya Sambail. Il se déplace fréquemment dans l’enfer où il s’est réfugié, ne reste jamais plus de quelques jours au même endroit, se balade à son gré dans la jungle. Il est devenu très habile pour brouiller les pistes. On ne peut jamais savoir où il sera ; j’imagine qu’il utilise les pouvoirs d’un mage pour étendre autour de lui un voile d’ignorance. Le mois dernier, je suis parti à sa recherche avec quelques centaines d’hommes : une mission de reconnaissance pour m’assurer qu’il ne nous avait pas filé entre les doigts. J’ai vu l’endroit où il avait établi un campement, mais il était parti depuis un ou deux jours.

— Il sait donc que nous sommes sur ses traces.

— Comment pourrait-il ne pas le savoir ? Et si nous perdons sa piste plus d’un jour ou deux, nous aurons à résoudre le vieux problème de l’aiguille dans la botte de foin. Il est extraordinairement rusé et nous a toujours échappé. Pour ce qui est de la jambe…

— Oui, la jambe.

— Nos éclaireurs avaient dit qu’ils croyaient avoir repéré le Procurateur dans les terres, à trois cents kilomètres de Karasat, sur la côte méridionale, entre Maximin et Gunduba, si ces noms signifient quelque chose pour vous. Nous avons donc appareillé de Stoien pour entreprendre des recherches. On dit toujours, monseigneur, que le désert de Suvrael est l’endroit le plus inhospitalier de la planète, loin devant le Valmambra. Mais non, c’est cette jungle du sud d’Alhanroel qui remporte la palme. Je ne suis jamais allé à Suvrael et je ne connais pas le Valmambra, mais je vous assure qu’ils ne peuvent être pires que cette région de la péninsule. Elle est remplie de créatures qui ont dû émigrer de Suvrael à la recherche d’un lieu encore plus horrible. Je le sais. J’en ai rencontré une.

— Quelque chose vous a mordu ?

— Un crabe des marais, oui. Pas un des gros, ajouta-t-il en écartant largement les bras. Il faut voir la taille de ces monstres, monseigneur. Non, c’était un tout petit, un bébé, caché derrière moi, qui m’a ouvert la jambe d’un coup de pince. La pire douleur que j’aie jamais ressentie, due, paraît-il, à une sorte de venin acide. Ma jambe a quintuplé de volume ; cela va un peu mieux maintenant.

Le front plissé, Prestimion se pencha pour regarder de plus près.

— Comment vous soignez-vous ?

— J’ai un secrétaire Vroon, du nom de Kestivaunt, très capable. C’est lui qui s’en occupe. Il a ses remèdes et fait un peu de magie Vroon… Si la magie ne marche pas, l’onguent à base d’herbes devrait être efficace.

Un spasme atrocement douloureux parcourut la jambe d’Akbalik. Il serra les dents et détourna la tête, résolu à ne pas montrer à Prestimion comme il souffrait. Il valait mieux changer de sujet.

— Voulez-vous me dire, monseigneur, ce que faisait Dekkeret avec vous sur l’île ? J’imaginais qu’après en avoir fini avec ce qui l’avait mené à Suvrael… son expiation, sa rédemption à la suite du drame des Marches de Khyntor, il aurait depuis longtemps regagné le Château.

— C’est ce qu’il a fait. À la fin de l’été dernier, en ramenant quelqu’un avec qui il avait eu maille à partir dans le désert. Vous souvenez-vous d’un certain Venghenar Barjazid ?

— Un petit bonhomme à la mine chafouine, qui était au service du duc Svor ?

— Lui-même. Quand j’ai envoyé le Vroon Thalnap Zelifor en exil, j’ai confié à ce Barjazid le soin de l’escorter jusqu’à Suvrael. Une des nombreuses erreurs que j’ai commises, Akbalik, depuis que je me suis mis en tête que j’avais les qualités pour devenir Coronal.

Akbalik écouta avec une inquiétude croissante Prestimion lui conter l’histoire dans ses grandes lignes. Barjazid qui s’était débarrassé du Vroon pour s’approprier le matériel permettant de contrôler les esprits ; les expériences auxquelles il s’était livré sur d’infortunés voyageurs dans le Désert des Rêves Volés de Suvrael ; les mésaventures de Dekkeret dans ce même désert ; la capture de Barjazid ; le retour de Dekkeret au Château avec ses prisonniers et le matériel.

— Il a demandé une audience dès son arrivée, poursuivit Prestimion. Comme je n’étais pas au Château ce jour-là, c’est Varaile qui l’a reçu ; il a soigneusement expliqué le pouvoir de ces appareils et le danger qu’ils représentaient. Elle a essayé de m’en parler à mon retour, mais je reconnais que je n’ai écouté que d’une oreille. Encore un mauvais point pour moi, Akbalik. Quoi qu’il en soit, Barjazid a réussi à s’enfuir du Château et il est en route pour la péninsule de Stoienzar où il mettra ses appareils en service pour le compte de Dantirya Sambail. Voilà ce que Dekkeret est venu m’annoncer en toute hâte sur l’île et voilà pourquoi je suis venu si rapidement à Stoien en personne. Si ces deux-là parviennent à s’unir…

— Je suis sûr que c’est déjà fait, monseigneur.

— Comment le savez-vous ?

— J’ai dit que le Procurateur échappait avec une grande facilité à nos éclaireurs, qu’un mage jetait un sortilège autour de lui pour le rendre invisible. Mais si ce n’était pas un mage ? Si c’était ce Barjazid ? Si ses appareils sont aussi puissants que Dekkeret l’affirme…

La douleur irradia de nouveau dans son côté gauche ; il réprima un frisson.

— Une chance pour nous qu’il soit allé à Suvrael, reprit Akbalik. J’avais pourtant essayé de l’en dissuader… Quel est votre plan, monseigneur ?

— Vous savez, je pense, que Septach Melayn et Gialaurys font marche vers la péninsule à la tête d’une armée. Ils se lanceront sur la piste de Dantirya Sambail en partant de la côte occidentale. Mon intention est de lever à Stoien une seconde armée qui s’engagera dans la péninsule pour le prendre à revers. Ma mère guidera les mouvements de nos troupes ; elle pense connaître le moyen d’utiliser le matériel de l’île pour le retrouver. Pendant ce temps, pour l’empêcher de s’échapper quand l’étau se refermera sur lui, nous bloquerons les ports sur tout le littoral, au nord comme au sud.

— Puis-je vous demander, monseigneur, qui commandera l’armée de Stoien ?

— Eh bien, moi, répondit Prestimion, visiblement surpris par la question.

— Non, monseigneur, je vous en conjure !

— Pourquoi ?

— Vous ne devez pas vous aventurer dans la jungle de Stoienzar. Vous ne pouvez savoir à quel point cette région est horrible. Je ne parle pas seulement de la chaleur et de l’humidité ni des insectes longs comme la moitié du bras qui bourdonnent du matin au soir autour de votre tête. Je parle des périls, monseigneur, des terribles dangers qui sont partout. Vous êtes-vous demandé pourquoi la région n’est pas habitée ? Ce n’est qu’un vaste marécage où les bottes s’enfoncent jusqu’à la hauteur des chevilles à chaque pas. Partout sont tapis des monstres venimeux, les crabes des marais, dont la morsure est mortelle, à moins d’avoir, comme moi, la chance d’être blessé par un tout petit. Les arbres eux-mêmes sont des ennemis ; il y a une espèce dont les graines explosent quand elles sont mûres, projetant en tout sens de longs fragments qui pénètrent aussi profondément dans les chairs qu’un poignard lancé avec force. Il y a un autre arbre, le palmier mangazona, dont les feuilles sont tranchantes comme…

— Je sais tout cela, Akbalik. Mais c’est à moi qu’il incombe de conduire nos troupes. Croyez-vous qu’un peu d’inconfort me fasse peur ?

— Nombre de soldats perdront la vie dans la traversée de ces marécages. J’en ai vu mourir et j’ai failli connaître le même sort. Je pense que vous n’avez pas le droit d’aller risquer votre vie là-bas, monseigneur.

Un éclair de colère brilla dans la prunelle de Prestimion.

— Pas le droit ? Pas le droit ? Vous allez trop loin, Akbalik ! Même le neveu du prince Serithorn n’a pas à dire au Coronal ce qu’il doit faire ou ne pas faire.

La réprimande de Prestimion frappa Akbalik comme un soufflet. Son visage s’empourpra ; il marmonna une excuse en formant précipitamment le symbole de la constellation. Pour reprendre son calme, il but une grande goulée de vin. Il fallait s’y prendre autrement.

— Votre mère sera-t-elle vraiment en mesure de vous aider dans cette guerre, monseigneur ? reprit-il d’une petite voix.

— Elle le croit. Elle pense même pouvoir neutraliser le pouvoir mental dont Barjazid fera usage.

— Vous pensez donc – pardonnez-moi encore, monseigneur – l’emmener avec vous dans la jungle de Stoienzar ? La Dame de l’île traversera à vos côtés ces marécages mortels ? Vous voulez vraiment lui faire courir un tel péril ?

Il vit aussitôt qu’il venait de marquer un point. Prestimion était pris de court ; il n’attendait visiblement pas un coup venant de cette direction.

— J’aurai besoin de l’avoir près de moi au long de la chaîne des événements. C’est elle qui aura la vision la plus claire des mouvements du Procurateur.

— L’efficacité des pouvoirs de la Dame ne dépend pas de la distance, si je ne me trompe, poursuivit Akbalik. Il n’est pas nécessaire de l’emmener sur le lieu des opérations. Elle peut rester en sécurité à Stoien pendant que se déroule la campagne dans la jungle. Vous aussi, monseigneur. Vous pouvez élaborer des stratégies ensemble : vos décisions seront rapidement transmises sur le front. De grâce, monseigneur, écoutez-moi jusqu’au bout, poursuivit-il vivement en voyant que Prestimion s’apprêtait à l’interrompre. Lord Stiamot menait peut-être son armée au combat il y a sept mille ans, mais un tel risque de la part du Coronal est inacceptable aujourd’hui. Restez à Stoien, supervisez de loin les opérations avec l’aide de la Dame. Permettez-moi de conduire les troupes impériales contre le Procurateur. Vous n’êtes pas remplaçable, moi si. Et j’ai déjà un peu l’expérience des conditions que l’on trouve dans la jungle de Stoienzar. Laissez-moi partir à votre place.

— Vous ? Non, Akbalik. Jamais.

— Monseigneur…

— Vous croyez m’avoir abusé avec votre jambe ? Je vois bien que vous souffrez le martyre. Vous êtes à peine capable de marcher, certainement pas de partir en mission dans la jungle. Et comment pouvez-vous savoir si l’infection ne va pas empirer avant que vous ne commenciez à guérir ? Non, Akbalik. Vous avez peut-être raison d’estimer qu’il n’est pas prudent que je parte à la tête de nos troupes, mais il n’est pas question que ce soit vous.

Quelque chose d’inflexible dans la voix du Coronal fit comprendre à Akbalik qu’il était inutile de protester. Il demeura assis en silence, massant sa jambe douloureuse juste au-dessus de la plaie.

— Je vais suivre votre conseil, reprit Prestimion, et essayer de diriger les opérations de Stoien : nous verrons comment cela se passe. Pour ce qui vous concerne, je vous relève du service actif. La Dame Varaile va repartir au Château dans quelques jours – elle attend un heureux événement, le saviez-vous, Akbalik ? – et je vous confie le soin de l’escorter jusqu’au Mont.

— Mes félicitations, monseigneur. Mais, avec tout le respect que je vous dois, confiez cette mission à Dekkeret. Il est préférable que je reste à vos côtés pour vous aider dans la conduite de cette campagne. Ma connaissance de la jungle…

— Pourrait être utile, c’est un fait. Mais si vous perdez votre jambe, vous serez bien avancé. Il serait idiot de rester à Stoien ; ce n’est qu’une petite ville de province. Nous avons les meilleurs médecins de la planète au Château ; ils vous remettront sur pied en un rien de temps. Pour ce qui est de Dekkeret, j’ai besoin de lui ici. Il est le seul qui comprenne quelque chose à la manière dont fonctionne l’appareil de Barjazid.

— Je vous en conjure, monseigneur…

— Je vous conjure, Akbalik, de ne pas perdre votre salive. Ma décision est prise. Je vous remercie pour tout ce que vous avez accompli à Stoien. Vous allez escorter la Dame Varaile jusqu’au Château et faire soigner votre jambe.

Prestimion se leva. Akbalik l’imita, en faisant un effort qu’il fut incapable de dissimuler. Sa jambe blessée refusait de le soutenir. Le Coronal passa le bras autour de ses épaules et l’aida à trouver son équilibre.

De l’extérieur leur parvint un son strident de sirènes ; des gens hurlaient dans la rue. Akbalik se tourna vers la fenêtre : une nouvelle colonne de fumée noire montait au ciel dans le quartier sud de la cité.

— Les choses ne cessent d’empirer, fit Prestimion à mi-voix. Un jour, Akbalik, poursuivit-il, nous sourirons en repensant à ces temps troublés. Mais j’aimerais que le présent nous donne un peu plus matière à sourire.

Ce n’est que le lendemain, en fin d’après-midi, qu’Akbalik eut l’occasion de s’entretenir avec Dekkeret. Il n’avait pas vu le jeune homme depuis deux ans, depuis cette soirée dans une taverne de montagne, à Khyntor, où ils avaient vidé des flacons du vin doré qui réchauffe le cœur. La soirée où Dekkeret lui avait fait part de son intention de se rendre à Suvrael.

— Tu te juges trop durement, avait dit Akbalik. Il n’est de péché si grave qu’il mérite de s’embarquer pour Suvrael.

Et il avait exhorté Dekkeret à faire à la place un pèlerinage dans l’île, s’il éprouvait réellement le besoin de purifier son âme. Que la bienheureuse Dame guérisse son esprit. Il était stupide d’interrompre sa carrière tout le temps que durerait un séjour à Suvrael.

Dekkeret était quand même parti à Suvrael ; il avait aussi vu l’île, même s’il n’y était resté que très peu de temps. Et ces pérégrinations ne semblaient pas avoir nui à sa prometteuse carrière.

— Vous souvenez-vous de ce que nous nous étions promis, fit Dekkeret, dans la taverne de Khyntor, la dernière fois que nous nous sommes vus. Que nous nous retrouverions sur le Mont deux ans plus tard, à mon retour de Suvrael. Que nous partirions ensemble nous amuser à High Morpin. Les deux années se sont écoulées, Akbalik, sans que nous ayons eu la possibilité d’aller à High Morpin.

— Les événements ne nous l’ont pas permis. Je me suis retrouvé à Stoien à l’époque où nous étions convenus de nous revoir. Et toi…

— Je suis bien allé à l’île du Sommeil, fit Dekkeret en riant, mais pas en qualité de pèlerin. Pouvez-vous imaginer, Akbalik, à quel point ma vie me paraît étrange. Moi qui espérais simplement devenir un chevalier du Château, au mieux obtenir un modeste poste ministériel sur mes vieux jours, voilà que je voyage aux côtés du Coronal et de son épouse, en compagnie de la Dame elle-même, que je suis plongé au cœur des affaires d’État les plus complexes, les plus délicates…

— Oui. Ton ascension est rapide, Dekkeret. Tu seras Coronal un jour, crois-moi.

— Moi ? Ne dites pas de bêtises, Akbalik ! Quand tout cela sera terminé, je redeviendrai un simple chevalier-novice. C’est vous qui serez peut-être Coronal ; tout le monde le murmure. Confalume a une dizaine ou une douzaine d’années à vivre, lord Prestimion deviendra Pontife et le prochain Coronal pourrait bien…

— Silence, Dekkeret ! Pas un mot de plus !

— Pardonnez-moi si je vous ai offensé. Je pense sincèrement que vous êtes un candidat tout à fait acceptable pour succéder…

— Suffit ! Pas une seconde l’idée ne m’a traversé l’esprit que je pourrais devenir Coronal ; je n’espère pas et je ne veux pas le devenir. Pour commencer, j’ai exactement le même âge que Prestimion. Son successeur viendra de ta génération, pas de la mienne. D’autre part…

Akbalik s’interrompit en secouant la tête.

— Pourquoi perdons-nous notre temps à une conversation aussi stupide ? Le prochain Coronal ?… Faisons de notre mieux pour servir celui qui règne aujourd’hui. Dans quelques jours, je vais raccompagner la Dame Varaile au Château. Toi, tu resteras ici pour conseiller lord Prestimion sur les effets du matériel de Barjazid. Je veux que tu me promettes quelque chose, Dekkeret.

— J’écoute. Tout ce que vous voudrez.

— Promets-moi que si le Coronal se met en tête de s’aventurer dans la jungle à la recherche de Dantirya Sambail malgré tout ce que je lui ai dit, tu feras tout pour l’en dissuader. Tu lui diras que c’est de la folie, qu’il ne faut absolument pas le faire, que pour son épouse, sa mère, son futur enfant et même pour toute la planète, il doit demeurer hors d’atteinte des mille dangers de cet endroit infernal. Veux-tu me le promettre, Dekkeret ? Même s’il doit sortir de ses gonds, même si tu dois mettre ta carrière en péril, dis-le-lui. Répète-le-lui.

— D’accord. Je le promets.

— Merci.

Un silence s’installa entre eux. Empruntée depuis le début, la conversation semblait s’être essoufflée.

— Puis-je vous poser une question personnelle, Akbalik ? reprit Dekkeret.

— Bien sûr.

— Cela me tracasse de vous voir traîner la patte. Votre jambe vous fait beaucoup souffrir, n’est-ce pas ?

— Ma jambe, ma jambe, ma jambe ! On croirait entendre Prestimion ! Ma jambe guérira, Dekkeret, je ne vais pas la perdre ! Dans les marais de Stoienzar, un petit crabe ridicule m’a pincé, la plaie s’est infectée et comme c’est très douloureux, je marche avec une canne depuis quelques jours, voilà tout. La blessure est en voie de guérison et tout ira bien. D’accord ? Tout est dit sur ma jambe. Parlons de quelque chose de plus gai, veux-tu ? Ton séjour à Suvrael, par exemple…

Il était encore tôt et l’odeur âcre de la fumée polluait la pureté de l’air limpide : le premier incendie du jour, se dit Prestimion. C’était le matin du départ de Varaile pour le Château. Un convoi de sept flotteurs attendait devant le Pavillon de Cristal, un véhicule luxueux pour Varaile et Akbalik, quatre plus modestes pour leur escorte et deux autres pour les bagages. Plus tôt Varaile aurait retrouvé la sécurité du Château, loin des troubles qui ravageaient tant de cités, mieux ce serait. Prestimion espérait pouvoir la rejoindre avant la venue au monde du petit prince – il porterait le nom de Taradath, en mémoire de l’oncle que l’enfant n’aurait jamais connu.

— J’aimerais tellement que tu m’accompagnes, Prestimion, fit Varaile au moment où ils sortaient du Pavillon de Cristal pour se diriger vers les flotteurs.

— Moi aussi. Laisse-moi d’abord en finir avec le Procurateur et je te rejoindrai.

— Tu as l’intention de le poursuivre dans cette jungle ?

— Akbalik me l’interdit formellement. Comment veux-tu que je désobéisse à Akbalik ?… Non, Varaile, je n’irai pas dans la jungle. Je veux que ma mère soit à mes côtés au moment de porter le coup de grâce à Dantirya Sambail et la jungle de Stoienzar n’est pas un endroit pour elle. J’y ai renoncé. Mais, crois-moi, l’idée d’être confortablement installé à Stoien pendant que Septach Melayn, Gialaurys et Navigorn se fraient un chemin dans les forêts de palmiers-scies en traquant…

— Oh ! Prestimion ! coupa Varaile avec un rire argentin. Ne sois pas si puéril. Peut-être que les Coronals dont nous avons lu les aventures dans Le Livre des Changements s’enfonçaient dans les forêts et livraient de terribles batailles aux monstres qu’elles hébergeaient, mais cela ne se fait plus. Crois-tu que lord Confalume serait allé au cœur de la jungle s’il avait eu une guerre sur les bras ? Et lord Prankipin ? Tu n’iras pas, n’est-ce pas ? poursuivit-elle en le regardant au fond des yeux.

— Je viens de t’expliquer pourquoi je ne peux pas y aller.

— Pouvoir et vouloir sont deux choses différentes. Tu pourrais décider, selon le déroulement des opérations, que tu n’as pas vraiment besoin de la Dame Therissa à tes côtés. Dans ce cas, la laisserais-tu à Stoien pour partir dans la jungle, quand Akbalik et moi serons loin ?

La conversation commençait à devenir embarrassante. Il n’avait pas plus envie que quiconque de se frotter à cette jungle abominable et comprenait parfaitement que le Coronal n’a pas à risquer sa vie à la légère. Contrairement à la guerre civile, quand il n’était qu’un simple citoyen cherchant à renverser l’usurpateur, Prestimion était aujourd’hui le souverain consacré. Mais mener une guerre par procuration à trois mille kilomètres de distance, quand ses amis risquaient leur vie au milieu des crabes des marais et des palmiers-scies…

— Si jamais il devient essentiel, absolument inévitable, que j’y aille, déclara enfin Prestimion, j’irai. Sinon, je resterai à Stoien. Crois-moi, Varaile, poursuivit-il en effleurant son ventre de la main, je tiens à être de retour au Château, sain et sauf, avant la naissance de Taradath. Je ne prendrai aucun risque que je ne sois obligé de prendre.

Il serra la main de Varaile dans la sienne, lui embrassa le bout des doigts et l’entraîna vers les flotteurs.

— Il faut partir. Mais où est Akbalik ? Il devrait être là.

— N’est-ce pas lui, Prestimion ? Tout là-bas ?

Elle indiqua l’autre côté de la place. Un homme avec une canne, oui. Il allait très lentement, s’arrêtait tous les trois pas pour reprendre des forces et soulager sa jambe gauche. Prestimion le suivit du regard, la mine sombre. C’était inquiétant, cette blessure infectée d’Akbalik. La sorcellerie Vroon avait ses limites ; Akbalik était un homme important : il devait être confié le plus rapidement possible aux soins des meilleurs médecins du Château. Prestimion se demandait quelle était réellement la gravité de la blessure.

— Il n’est pas près d’arriver, fit-il. Tu devrais aller t’asseoir dans le flotteur, Varaile. Il n’est pas bon pour toi de rester si longtemps debout.

Elle lui sourit, monta dans le flotteur.

À ce moment-là, quelque chose lui revint à l’esprit, une question qu’il voulait lui poser depuis plusieurs semaines.

— Une dernière chose avant que tu partes, Varaile. Te souviens-tu, quand je vous ai raconté dans le Temple Intérieur, à ma mère et à toi, l’histoire de l’oblitération, j’ai dit que le nom du fils de lord Confalume qui s’était emparé du trône était Korsibar. Tu as eu l’air très surprise. Puis-je te demander pourquoi ?

— J’avais entendu ce nom. Mon père l’avait prononcé un jour, dans le courant de ses divagations. Il semblait croire que Confalume était encore Coronal ; quand je lui ai dit que non, qu’il y en avait un nouveau, il s’est écrié : « Ah oui ! Lord Korsibar ! » « Non, père, ai-je dit, le nouveau Coronal s’appelle lord Prestimion. Il n’y a pas de lord Korsibar. » J’ai cru que c’était sa folie qui le faisait parler ainsi. Mais quand tu nous as dit que l’usurpateur dont le nom avait été effacé par tes mages de la mémoire du monde s’appelait Korsibar…

— Je vois, fit Prestimion en sentant un frisson d’appréhension le parcourir. Le père de Varaile connaissait ce nom. Il se souvenait de Korsibar. Est-il possible que les effets de l’oblitération commencent à s’estomper, que le véritable passé remonte à la surface ?

Il n’avait pas vraiment besoin de cela maintenant. Peut-être seuls ceux qui étaient le plus profondément atteints par la folie étaient-ils capables de ces retours en arrière ? Et nul ne pouvait prendre très au sérieux ce qu’ils disaient. « Dans le courant de ses divagations », venait de dire Varaile en parlant de son père. Il n’en devrait pas moins garder cela présent à l’esprit. Et il consulterait un des mages : Maundigand-Klimd ou, peut-être, Heszmon Gorse.

C’était un problème sur lequel il se pencherait plus tard. Akbalik était enfin arrivé, arborant un large sourire peu convaincant.

— Je vois que tout le monde est prêt ! s’écria-t-il avec un entrain forcé.

— Tout le monde est prêt et attend, fit Prestimion. Comment va cette jambe ?

Elle donnait l’impression d’être encore plus gonflée que la veille. Peut-être n’était-ce qu’une illusion.

— La jambe ? Elle va bien, monseigneur. Un petit élancement de temps en temps. Encore quelques jours et…

— Oui, un petit élancement, fit Prestimion. J’ai cru observer plusieurs de ces petits élancements tandis que vous traversiez la place. Dès votre arrivée au Château, ne perdez pas de temps pour la faire examiner, voulez-vous ?

Il détourna la tête pour ne pas voir avec quelle difficulté Akbalik montait dans le flotteur.

— Bon voyage ! cria-t-il.

Varaile et Akbalik lui firent des signes de la main. Les rotors du véhicule se mirent à bourdonner. Les autres flotteurs du convoi commencèrent eux aussi à se mettre en marche. Prestimion demeura un long moment immobile sur la place quand les véhicules eurent disparu.

10

— Dis-moi franchement, fit Septach Melayn. T’attendais-tu à revenir un jour dans cette région ?

— Pourquoi pas, répondit Gialaurys.

Ils entraient de nouveau dans la forêt pluviale de Kajith Kabulon, dans ce voyage vers le sud qui les avait vus traverser Bailemoona, Ketheron et Arvyanda en suivant le même itinéraire que deux ans plus tôt. Contrairement au précédent voyage où ils accompagnaient Prestimion dans une expédition modeste, ils étaient cette fois à la tête d’une force imposante.

— Nous sommes au service du Coronal, poursuivit Gialaurys. Quand Prestimion nous dit d’aller quelque part, nous y allons. Si cela implique de faire dix voyages à Ketheron dans une année ou de traverser quinze fois le Valmambra, qu’est-ce que cela change pour nous ?

— Une réponse pesante à une question légère, mon ami, fit Septach Melayn en riant. Je voulais seulement dire que la planète est si vaste qu’on ne s’attend pas à visiter deux fois le même endroit. Sauf, bien entendu, pour les allers et retours dans les cités du Mont. Et nous voilà dans la chaleur humide de la forêt de Kajith Kabulon pour la deuxième fois en trois ans.

— Ma réponse est la même, grommela Gialaurys. Nous sommes ici parce que le Coronal lord Prestimion nous a envoyés dans la péninsule de Stoienzar et que le plus court chemin du Château à la péninsule passe par Kajith Kabulon. Je ne comprends pas le sens de ta question. Mais ce ne serait pas la première fois que tu ouvres la bouche pour le simple plaisir de faire du bruit. N’est-ce pas, Septach Melayn ?

— Croyez-vous, lança Navigorn, en partie pour apaiser la tension de plus en plus perceptible, que quelqu’un ait vécu assez longtemps pour voir toute la planète ? Je ne veux pas seulement dire partir d’ici pour aller sur la côte opposée de Zimroel ; les Coronals le font tous quand ils accomplissent leur Grand Périple. Mais aller partout, dans chaque province, chaque cité, relier la côte orientale d’Alhanroel à la côte occidentale de Zimroel et descendre du pôle nord jusqu’à la pointe méridionale de Suvrael.

— Il faudrait cinq cents ans, je pense, fit Septach Melayn. Plus longtemps, je le crains, que nous ne vivrons. Mais Prestimion n’est Coronal que depuis peu et nous avons déjà, Gialaurys et moi, parcouru les territoires du levant, puis nous sommes descendus jusqu’à Sippulgar et nous avons maintenant le grand plaisir de visiter la magnifique péninsule…

— Tu m’insupportes, Septach Melayn, lança Gialaurys. Je crois que je vais voyager dans un autre flotteur.

Mais il ne fit pas mine d’arrêter le véhicule ; ils poursuivirent leur route ensemble. La voûte de feuillage devenait plus dense. C’était un univers de verdure dont l’uniformité n’était rompue de loin en loin que par les taches de couleur éclatante des lichens sur les troncs, écarlates le plus souvent, parfois d’un jaune plus vif encore que le jaune soufre de Ketheron. Ce n’était que le début de l’après-midi, mais le soleil n’était déjà plus visible à travers l’entrelacement des lianes unissant les cimes des arbres au fut mince qui bordaient la route. Le roulement incessant de la pluie sur les feuilles mettait les nerfs à rude épreuve ; une petite pluie, d’une intensité constante, qui tombait sans discontinuer, heure après heure.

Une longue file de flotteurs s’étirait devant eux. Chacun portait sur ses flancs le symbole du Labyrinthe ; ce n’était pas officiellement une armée, seulement une force de maintien de la paix engagée dans une opération de police et placée – toujours officiellement – sous le commandement du Pontificat. Il n’y avait pas d’armée sur Majipoor, seulement des troupes pontificales chargées du maintien de la paix. Le Coronal n’avait à sa disposition d’autres troupes que celles qui constituaient la garde du Château. L’armée que Korsibar avait lancée contre Prestimion pendant la guerre civile était une version gonflée, probablement inconstitutionnelle, de la garde du Coronal ; celle que Prestimion avait levée pour détrôner l’usurpateur une milice composée de volontaires.

Un spécialiste du droit constitutionnel, un rat de bibliothèque plongé du matin au soir dans l’étude des Synodes, des Canons et des Décrétales aurait probablement trouvé à redire à la légalité de cette brigade. Septach Melayn avait réquisitionné ces troupes en présentant à Vologaz Sar, le légat du Pontife au Château, un décret signé de sa main en sa qualité de Haut Conseiller, de celle du Grand Amiral Gialaurys agissant au nom de lord Prestimion et, pour faire bonne mesure, de Navigorn et du prince Serithorn.

— Il faut naturellement que je fasse contresigner cela au Labyrinthe, avait dit Vologaz Sar.

— Absolument. Mais nous devons nous mettre immédiatement en route pour la péninsule de Stoienzar et nous lèverons des troupes pontificales dans les différentes unités qui seront sur notre trajet. Si vous voulez bien apposer votre signature pour nous autoriser à lever des troupes d’une manière strictement provisoire, en attendant l’approbation officielle du Pontife…

Là-dessus, Septach Melayn lui avait présenté une copie du décret, identique au premier document.

— C’est tout à fait irrégulier, Septach Melayn !

— En effet, je pense qu’on peut dire cela… Il vous faut signer ici, je pense, juste au-dessus du sceau pontifical que nous avons déjà apposé, pour vous épargner la peine de le faire.

En échange de la coopération du légat, Septach Melayn avait annoncé qu’il le dispensait de fournir des officiers des forces pontificales pour prendre part aux opérations contre Dantirya Sambail. Il avait expliqué qu’il serait plus simple que la responsabilité du commandement reste concentrée entre les mains des hommes de confiance du Coronal. L’énormité de la requête acheva le pauvre Vologaz Sar qui abandonna toute résistance.

— Comme vous voudrez, marmonna-t-il en signant à l’endroit indiqué.

Ils en étaient au quatrième jour de la traversée de la forêt de Kajith Kabulon. Après avoir quitté la route principale qui les aurait conduits à la capitale de la province et au palais d’osier du prince Thaszthasz, ils progressaient lentement sur une voie secondaire au sol spongieux qui suivait la direction de l’ouest. Dans cette partie de la forêt tout poussait avec une exubérance tropicale. Des amas de mousses rougeâtres garnies d’épines pendaient en festons si lourds sur les arbres qu’il était difficile de comprendre comment ils n’étaient pas étouffés. Des touffes de lichen cramoisi s’accrochaient au moindre rocher ; de longs filaments visqueux de moisissures bleutées étaient enroulés sur les bas-côtés comme des serpents endormis. La pluie était omniprésente.

— Cela n’arrête donc jamais ? lança Navigorn, le seul des trois à ne pas connaître Kajith Kabulon. Par la Dame, cette pluie va me rendre fou !

Septach Melayn le considéra pensivement. Les étranges accès de convulsions dont était pris Navigorn par intervalles depuis les premiers temps de l’épidémie de folie le faisaient encore souffrir de loin en loin, en particulier lorsqu’il était tendu. Le roulement ininterrompu de la pluie allait-il déclencher une nouvelle crise ? Ce serait gênant dans l’espace exigu qu’ils partageaient.

Il aurait sans doute été plus sage que Navigorn reste au Château pour assurer encore une fois la régence, au lieu de s’exposer aux aléas de cette expédition. Mais il avait insisté pour les accompagner. Il avait encore le sentiment que sa réputation était entachée par l’évasion de Dantirya Sambail des tunnels de Sangamor. L’évasion étrangement similaire de Venghenar Barjazid et de son fils de la même prison – bien qu’on ne pût en aucune manière l’imputer à Navigorn –, avait ravivé ses sentiments de honte et de culpabilité. Dantirya Sambail ne serait pas une source d’ennuis si Navigorn avait su le garder enfermé dans les tunnels. Dans le but manifeste de se racheter, il avait insisté pour partir. C’est au pauvre Serithorn, le prince frivole, qu’était échue la responsabilité de diriger le gouvernement en leur absence, avec l’aide de Teotas, le frère cadet de Prestimion. Mais le climat de la forêt pluviale commençait à peser sur Navigorn. Septach Melayn regarda aussi loin en avant qu’il le pouvait, dans l’espoir d’apercevoir un rayon de soleil.

— Que dirais-tu d’une petite chanson, Amiral ? fit-il en se tournant vers Gialaurys. Une balade entraînante pour passer agréablement le temps ?

Sans attendre une réponse, il entonna un air vieux de dix mille ans.

Lord Vargaiz arrive chez les Changeformes,

Demande un bon flacon de leur vin.

Ils apportent pour étancher sa soif

Une coupe de jus de la baie de glagga.

Gialaurys, dont la voix eût fait honte au grand crapaud du Mont Kunamolgoi, croisa les bras en roulant des yeux furibonds en direction de Septach Melayn, comme s’il avait, lui aussi, succombé à la folie. Navigorn joignit en souriant sa voix à celle de Septach Melayn.

Le jus du glagga, croyez-moi, mes amis,

Est à boire avec précaution.

L’intrépide Vargaiz but la coupe d’un trait

Dans le repaire des Changeformes.

J’aime le goût de votre vin,

Dit le Coronal en souriant.

On peut dire qu’il descend bien, mais…

Si tu voulais bien cesser de beugler un moment, fit Gialaurys, nous pourrions réfléchir à la route à prendre. Il semble y avoir un embranchement devant nous. Ou bien la seule chose qui compte est de chanter à tue-tête ?

Septach Melayn regarda par-dessus son épaule. Le guide Vroon Galielber Dorn voyageait avec eux, mais le petit être était roulé en boule à l’arrière du véhicule, souffrant de quelque mystérieuse maladie. Le climat humide de Kajith Kabulon ne semblait pas du tout lui convenir.

— Dorn ? s’écria Septach Melayn. Quelle direction ?

— Gauche, répondit le Vroon sans hésitation mais d’une voix faible.

— Mais nous allons vers l’ouest ; si nous prenons à gauche, cela nous mènera dans la direction opposée.

— Si vous connaissez la réponse, pourquoi posez-vous la question ? grogna le Vroon. Faites comme cela vous chante. Mais en tournant à gauche, nous arriverons à Stoienzar.

Avec un gémissement, il s’enfouit sous une pile de couvertures.

— Ce sera donc à gauche, fit Septach Melayn avec un petit haussement d’épaules.

Il modifia le cap du véhicule. Quelle confusion si tout le convoi devait s’engager sur la mauvaise route ; mais on ne discutait pas avec un guide Vroon. De fait, au bout de quelques centaines de mètres, la voie de gauche commença à former une boucle pour revenir dans la direction d’origine. Septach Melayn vit que ce crochet était destiné à contourner un lac rond et boueux, envahi par une abondante végétation aquatique, qui bloquait la route dans la bonne direction.

L’amas de plantes flottant sur le lac avait un aspect sinistre des enchevêtrements formant des bosses, des feuilles évoquant des cornes d’abondance, des tiges visqueuses entortillées, tout était d’un bleu foncé sur le bleu-vert des eaux du lac. D’énormes mammifères aquatiques se déplaçaient lentement au milieu de cette végétation dont ils se nourrissaient. Septach Melayn n’en avait jamais vu de semblables. Leur corps rosâtre tubulaire était presque totalement immergé. Seuls l’arrondi de leur dos et les périscopes de leurs yeux pédonculés étaient visibles ; quelques-uns montraient aussi leurs profondes narines dilatées. Ils taillaient d’immenses trouées dans la masse des plantes aquatiques qui se tortillaient violemment quand les animaux les avalaient, mais n’avaient pas d’autre réaction. Au bout du lac de nouvelles pousses se hâtaient déjà de combler les vides ouverts par les animaux.

— Il y a une drôle d’odeur, vous ne trouvez pas ?

Les vitres du flotteur étaient fermées, mais les odeurs du lac pénétraient par bouffées à l’intérieur. Il n’y avait pas à s’y tromper. C’était comme s’ils respiraient les émanations d’une cuve de distillerie : le lac était en fermentation. À l’évidence, la respiration de ces plantes aquatiques produisait de l’alcool et le lac avait fini par se transformer en une gigantesque cuve de vin.

— Que diriez-vous d’une dégustation ? lança Septach Melayn d’un ton badin. Ou cela nous retarderait-il trop de faire une courte halte ?

— Tu t’approcherais de ces monstres rosés pour une gorgée de vin ? fit Gialaurys. Oui. Oui, tu en serais bien capable. Eh bien, tu vas être servi : agenouille-toi là-bas et bois tout ton soûl.

Il tira sur la manette de contrôle du rotor et le véhicule s’immobilisa.

— Ton hostilité permanente commence à me sortir par les yeux, Amiral Gialaurys.

— Ton humour me sort par les yeux depuis un bon bout de temps, Haut Conseiller, répliqua Gialaurys.

— Messieurs, fit Navigorn en remettant le flotteur en marche. Je vous en prie, messieurs…

Ils poursuivirent leur route. La pluie avait cessé ; ils sortaient enfin de la forêt de Kajith Kabulon. Et le soleil réapparut, brillant avec une force tropicale juste devant eux, dans une direction qui ne pouvait être que l’ouest. Sippulgar la dorée et la côte de l’Aruachosia se trouvaient au sud, sur les rives de la Mer Intérieure. Devant eux s’étirait la péninsule de Stoienzar où s’était réfugié Dantirya Sambail.

L’heure n’était plus aux chamailleries. Ils s’engageaient dans un territoire inconnu de tous et, à chaque kilomètre, le paysage se faisait plus étrange, plus menaçant. La route s’était réduite à la largeur d’une piste, laissant à peine le passage pour les flotteurs. Par endroits, elle était complètement envahie par la végétation et il leur fallait s’arrêter pour s’ouvrir une voie à l’aide des lanceurs d’énergie. Au bout d’un moment, la route sembla avoir complètement disparu et les flotteurs se frayèrent un chemin dans la muraille végétale, avec de fréquentes interruptions pour couper des lianes ou dégager des troncs d’arbres qui bouchaient le passage. Il ne pleuvait pas, mais cette contrée était encore plus humide que la forêt de Kajith Kabulon. Tout était enveloppé dans un épais brouillard ; des vapeurs s’élevaient du sol qui projetait des jets au moindre rayon de soleil. Des plantes parasites pelucheuses pendaient comme des suaires de chaque branche. Les arbres eux-mêmes avaient un aspect cauchemardesque. L’un d’eux, qui semblait donner naissance à une véritable forêt, lançait à la verticale des milliers de fines pousses partant d’une unique et épaisse tige qui courait le long du sol comme un gros câble noir sur plus d’un kilomètre. Les racines d’un autre, dirigées vers le ciel, s’élevaient à quatre ou cinq mètres et s’agitaient comme si elles voulaient faire signe aux oiseaux de passage. Il y avait une troisième espèce qui semblait avoir fondu et coulé à la base : le tronc sortait d’une masse ligneuse informe, telle une tumeur botanique, large d’une quinzaine de mètres et plus haute qu’un homme.

Ce n’étaient pourtant que des curiosités de la nature, qui ne présentaient aucun danger pour les voyageurs. Il y en avait d’autres, aux particularités plus agréables, comme cet arbre dont la multitude de fleurs d’un jaune éclatant pendaient comme des lanternes à l’extrémité de longues tiges souples ou un autre dont les téguments gris-bleu s’entrechoquaient au plus petit souffle d’air pour produire un tintement harmonieux. Un peu plus loin, ils tombèrent sur une vaste forêt d’arbres qui fleurissaient tous au même moment, à l’aube. C’est Septach Melayn, le plus matinal, qui assista à la scène. « Venez voir ! » s’écria-t-il, réveillant les autres, tandis que des fleurs écarlates géantes s’ouvraient partout en même temps. Tout le long du jour, ils traversèrent la merveilleuse forêt d’arbres en fleurs, mais, le crépuscule venant, tous les pétales commencèrent à tomber avec la simultanéité de la floraison. Le lendemain, à l’aube, il n’y en avait plus un seul et le sol était couvert d’un tapis rosé.

À mesure que l’expédition progressait vers le couchant, ces moments de beauté se faisaient plus rares et ce qu’ils voyaient devenait de plus en plus menaçant.

Il y eut d’abord quelques manculains qui se glissaient dans les broussailles : des créatures solitaires à long nez, aux nombreuses pattes, lentes et craintives, aux étroites oreilles rouges. Couvertes de la tête à la queue par de longues épines jaunes, pointues comme des stylets, dont l’extrémité noire, se brisant au moindre contact, s’enfonçait profondément dans la chair, comme si elles avaient une volonté propre.

Puis des insectes velus tout ronds, avec une double rangée d’yeux malveillants, qui dévoraient un petit mikkinong dont une des pattes fragiles était blessée, le réduisant en quelques instants à un tas d’os. Ensuite, dans une clairière, les voyageurs découvrirent un essaim de créatures d’énergie, chacune ayant la forme d’un éclair brillant pas plus gros que le pouce. Se rendant compte qu’elles avaient été repérées, elles formèrent des fils horizontaux longs de deux mètres qui dansaient dans l’air en groupes inaccessibles. Un officier imprudent s’étant aventuré trop près, elles se jetèrent sur lui avec un bourdonnement joyeux, l’enveloppant dans un nuage de traits mobiles de lumière ; quand elles s’éloignèrent, il ne restait de lui que quelques cendres noircies.

Les créatures d’énergie ne réapparurent pas. Mais la chaleur et l’humidité, écrasantes depuis que l’expédition avait pénétré dans la péninsule, ne faisaient qu’empirer. Ils n’étaient plus loin de la côte. La brise soufflait directement de Suvrael, de sorte que la chaleur ardente du continent méridional se mêlant aux vapeurs qui s’élevaient de la mer chaude séparant les deux continents transformait l’air des basses terres de la péninsule en une soupe salée.

Les insectes de toutes sortes y étaient gigantesques ; avec leurs pattes velues et leurs mâchoires claquantes, ils grouillaient sur le sol boueux et sablonneux. Ils virent les premiers crabes des marais, de sinistres crustacés au dôme pourpre, d’une taille invraisemblable, à demi submergés dans le terrain marécageux. Il y avait aussi des bouquets des célèbres plantes animales de Stoienzar, enracinées sur place, qui fabriquaient leur nourriture par photosynthèse, mais qui avaient aussi des bras charnus se déplaçant lentement et des rangées d’yeux brillants dans la section supérieure de leur corps tubulaire et des bouches minces comme des fentes juste au-dessous. Il y en avait de toutes les tailles, qui se tournaient d’une manière inquiétante au passage des voyageurs dans leurs flotteurs. À en croire Galielber Dorn, elles saisissaient tous les petits animaux passant à portée de leurs mains pour les dévorer.

— Il faudrait les détruire par le feu ! grommela Gialaurys avec une grimace de dégoût.

Mais ils savaient qu’ils auraient besoin de leurs lanceurs d’énergie pour un usage plus important. Ils entraient dans le pays des palmiers manganozas, des arbres disgracieux, poussant de guingois les uns contre les autres en laissant si peu d’espace entre eux qu’ils formaient un mur quasi impénétrable. Ces arbres avaient de longues palmes recourbées, groupées en plumets, entièrement bordées de cellules cristallines extraordinairement tranchantes. La plus légère brise suffisait à faire frémir ces palmes, un effleurement à faire couler le sang ; un coup de vent plus fort et ces palmiers étaient capables de trancher une main, un bras et même une tête.

Les conditions de leur progression devenaient effroyables. Il n’y avait plus de route, plus de piste ; le seul moyen de se frayer un chemin dans la forêt de palmiers-scies était de les brûler à coups de lanceurs d’énergie, mais chaque décharge utilisée dans cette forêt était perdue pour les combats contre les forces de Dantirya Sambail.

Septach Melayn se dit qu’ils finiraient par être contraints d’avancer à pied, en se préparant à des embuscades et à des combats au corps à corps avec les hommes du Procurateur. L’ennemi devait bien connaître le pays maintenant, contrairement à eux qui le découvraient. L’avantage était assurément dans l’autre camp.

Mais il garda ses appréhensions pour lui. « C’est l’endroit idéal pour établir le camp de Dantirya Sambail, se contenta-t-il de dire. Un endroit qui lui ressemble : tout ici est aussi opiniâtre, ignoble et dangereux que lui. »

11

Dans la cité de Stoien, il restait encore au moins une heure avant l’aube. Prestimion avait à peine fermé l’œil de la nuit. Debout devant la grande fenêtre voûtée de sa chambre, au dernier étage du Pavillon de Cristal, il gardait les yeux fixés sur l’orient, comme s’il avait pu, par la seule force de son regard, hâter le lever du soleil.

C’est là-bas, à l’est, dissimulé à sa vue par l’obscurité qui enveloppait comme un linceul la côte occidentale d’Alhanroel, que se jouait l’avenir de Majipoor. Que s’écrivait l’histoire du règne du Coronal lord Prestimion. Toute la période qui porterait son nom pour la postérité serait déterminée par l’issue des événements des prochaines semaines. Et il était là, à Stoien, à des milliers de kilomètres du lieu de l’action, passif, permettant à d’autres d’agir en son nom. Réduit à un rôle marginal dans la réalisation de son propre destin. Comment avait-il pu permettre cela ?

Il y avait d’un côté Dantirya Sambail, tapi comme une araignée venimeuse au centre de la toile qu’il s’était tissée dans la jungle impitoyable de la péninsule de Stoienzar, se préparant à lancer l’offensive de subversion et déstabilisation qu’il préparait depuis son évasion des tunnels de Sangamor. De l’autre Septach Melayn, Gialaurys et Navigorn qui se frayaient un chemin vers lui à la tête d’une armée, tandis qu’une autre traversait d’ouest en est la péninsule pour établir la jonction avec la première – une seconde armée à la tête de laquelle aurait dû être le Coronal ou, à défaut, Akbalik ou Abrigant, mais qui avait été placée sous le commandement d’un capitaine des forces pontificales dont Prestimion ne parvenait jamais à retrouver le nom.

Un Prestimion exaspéré d’être coincé à Stoien, de ne pas pouvoir se rapprocher – avec sa mère – de la zone des périls. Abrigant était à Muldemar où il exerçait les responsabilités qui lui étaient échues quand son frère aîné avait ceint la couronne du Coronal. Quant à Akbalik, sur qui Prestimion avait commencé à s’appuyer au point d’envisager de faire de lui son successeur, il devait se trouver en ce moment au cœur du continent, en route vers le Château, épuisé, malade, peut-être menacé de mort par sa blessure reçue dans la jungle.

Prestimion avait feint d’avoir besoin d’Akbalik pour escorter Varaile jusqu’au Château où elle attendrait la naissance de son enfant comme Akbalik avait essayé de faire croire à Prestimion que sa blessure n’était pas aussi grave qu’elle pouvait le paraître. Ni l’un ni l’autre ne s’était laissé abuser. Quantité de capitaines auraient pu accompagner Varaile jusqu’au Mont. La raison pour laquelle Akbalik voyageait avec elle au lieu de jouer un rôle clé dans l’assaut contre le camp de Dantirya Sambail était que le venin du crabe des marais s’insinuait un peu plus chaque jour dans son corps et que les seuls médecins capables de le sauver se trouvaient à l’autre bout du continent. Si Akbalik meurt…

Prestimion chassa cette pensée avec irritation. Il avait assez de problèmes sur les bras pour ne pas se préoccuper d’événements contingents. D’autres amis très chers risquaient leur vie en ce moment alors que lui était cloîtré dans cette chambre, frustré de devoir rester derrière les lignes où sa personne sacrée serait à l’abri des dangers. Et Dantirya Sambail, sentant que le moment de vérité était proche, s’apprêtait probablement à surgir de sa cachette avec une furie diabolique.

Mais, par-dessus tout, il y avait l’épidémie de folie qui continuait implacablement de se propager, ce dérèglement pernicieux qui menaçait de mettre en péril la santé mentale de toute la population et dont Prestimion, aussi irréprochables qu’aient été ses mobiles, portait seul la responsabilité. Quel monde avait-il créé, ce jour de funeste mémoire à Thegomar Edge, pour le fils que Varaile allait bientôt mettre au monde ? Que serait l’héritage du Coronal lord Prestimion à la planète sinon le souvenir d’une époque où régnait le plus affreux chaos ? Les pitoyables rodomontades du Procurateur de Ni-moya étaient dérisoires en comparaison. Il était facile d’imaginer la défaite prochaine de Dantirya Sambail pris en tenailles par les deux armées, mais la folie… la folie… Il était toujours désespérément en quête d’une solution.

On frappa à la porte de la chambre.

Prestimion s’écarta de la fenêtre. Qui pouvait bien le déranger à une heure si matinale ? Pour quelle autre raison que l’annonce d’une nouvelle catastrophe ?

— Oui ? Qu’est-ce que c’est ?

— Monseigneur, fit la voix de Nilgir Sumanand dans le couloir. Pardonnez-moi de vous déranger, mais le prince Dekkeret demande à vous voir et dit que cela ne peut attendre. Il affirme que c’est une affaire très urgente, poursuivit l’aide de camp d’un ton légèrement dubitatif.

— Non, non, pas prince Dekkeret ! fit une autre voix agacée. Dekkeret tout court !

Prestimion se rembrunit. Il avait les cheveux ébouriffés, les yeux rouges et le visage défait après sa nuit sans sommeil.

— Dites-lui d’attendre un moment, voulez-vous, pendant que je me rafraîchis.

— Je peux lui faire savoir, si tel est votre désir, qu’il serait préférable qu’il revienne dans le courant de la matinée.

Dans le couloir, Dekkeret semblait expliquer quelque chose à Nilgir Sumanand d’une voix basse et sur un ton d’insistance. Prestimion se força à contenir son agacement. S’il n’intervenait pas, cela pourrait durer toute la matinée. Il traversa la pièce à grands pas, ouvrit la porte. Nilgir Sumanand, le visage ensommeillé, battit des paupières en signe d’excuse. Derrière lui Dekkeret se dressait comme un mur.

— Vous voyez, monseigneur, fit Nilgir Sumanand, il m’a tiré du lit et a demandé avec insistance…

— Je comprends, coupa Prestimion. Ce n’est pas un problème. Vous pouvez vous retirer, Nilgir Sumanand.

Prestimion fit signe à Dekkeret de le suivre dans la chambre.

— Sachez, monseigneur que je regrette profondément de vous déranger à une heure indue, commença Dekkeret. Mais, compte tenu de la gravité de la situation et de l’importance de ce que j’ai à annoncer, j’ai estimé qu’il était préférable de ne pas attendre…

— Très bien, Dekkeret, venez-en au fait. Si j’entends encore un mot d’excuse, j’explose ! Dites-moi simplement ce dont il s’agit.

— Quelqu’un du camp du Procurateur est arrivé cette nuit. Je pense que vous serez très intéressé de voir ce qu’il a apporté. Vraiment très intéressé, monseigneur !

— Croyez-vous ? fit Prestimion d’un ton funèbre.

Il regrettait déjà de s’être laissé déranger de la sorte. À l’évidence, Dantirya Sambail avait envoyé un message. Un ultimatum, peut-être. En tout état de cause, Dekkeret aurait pu attendre un peu plus longtemps.

Mais le jeune homme vibrait d’une excitation qu’il avait de la peine à contenir ; cela n’arrangeait pas les choses. Prestimion se sentit soudain presque paralysé par une fatigue écrasante. La nuit blanche, la tension des dernières semaines, les doutes qui le rongeaient, tout cela avait sapé ses forces. Et quelque chose dans la pétulance du jeune Dekkeret, dans son désir naïf et malhabile de plaire accentuait la fatigue de Prestimion. Il était encore assez jeune, mais, à cet instant, il se sentit aussi vieux que Confalume. Comme si Dekkeret, débordant d’énergie et d’enthousiasme, l’avait vidé de la vitalité qui lui restait.

Il serait cruel et stupide de congédier le jeune homme sur-le-champ. Et il devait au moins prendre connaissance du message du Procurateur ; d’un geste las, il fit signe à Dekkeret de poursuivre.

— Quand nous étions dans le Temple Intérieur, monseigneur, vous avez dit que vous aviez ceint le bandeau d’argent de votre mère la Dame et regardé dans l’esprit de la population de la planète comme elle le fait chaque nuit. C’est comme être un dieu, avez-vous dit. Ce cercle d’argent permet à la Dame d’être partout au même moment. Puis vous avez ajouté qu’il y a des limites à la puissance de celui qui le porte. La Dame est en mesure d’entrer dans l’esprit d’un rêveur, de jouer un rôle dans son rêve en y glissant certaines de ses pensées, en donnant un conseil, en apportant la consolation. Mais donner forme au rêve, créer un rêve et l’implanter dans un esprit endormi, non. Donner au dormeur des ordres auxquels il ne pourra se soustraire, non. Ai-je bien compris, monseigneur ?

Prestimion acquiesça de la tête. Sa patience était à bout et il faisait un effort surhumain pour se contrôler.

— Je vous ai dit ensuite, monseigneur, poursuivit Dekkeret, que l’appareil que Venghenar Barjazid a utilisé contre moi à Suvrael est bien plus puissant que ce dont dispose la Dame et que s’il s’alliait avec Dantirya Sambail, ils feraient trembler le monde à eux deux. Nous avons récemment découvert, monseigneur, que Barjazid a rejoint le camp du Procurateur et commencé à utiliser son matériel diabolique.

— Ce que vous me racontez, Dekkeret, je le sais déjà. Où voulez-vous en venir ? Vous avez dit qu’il y a un message de Dantirya Sambail.

— Non, monseigneur, je n’ai pas dit cela. Il ne s’agit pas d’un message du Procurateur, mais d’un messager venu de son camp. Puis-je lui demander d’entrer, monseigneur ? Il attend dans le couloir.

De plus en plus surprenant. Prestimion acquiesça d’un geste négligent de la main.

Dekkeret ouvrit la porte et appela quelqu’un dans le couloir.

C’était un garçon de quinze ou seize ans, mince, avec un regard dur et beaucoup d’assurance. Ses traits avaient quelque chose d’étrangement familier : les lèvres minces, la mâchoire étroite. Il avait l’apparence d’un jeune mendiant, hâlé, vêtu de haillons, les joues et le front portant les marques d’égratignures récentes, de celles que l’on se fait en essayant de traverser un roncier. Au bout de sa main gauche pendait un sac gonflé de grosse toile.

— Monseigneur, fit Dekkeret, je vous présente Dinitak Barjazid, le fils de Venghenar Barjazid.

— Si c’est une plaisanterie, Dekkeret…, bredouilla Prestimion, pris par surprise.

— Pas du tout, monseigneur.

Prestimion examina le garçon qui lui rendit son regard avec une curieuse expression où semblaient se mêler à part égale le respect et le défi. Eh oui, par le Divin, c’était le portrait craché de son père ! C’était le visage de Venghenar Barjazid que Prestimion avait devant lui. La détermination farouche de Barjazid père, son énergie ardente se reflétaient sur les traits du garçon. Mais il manquait à ce visage quelques caractéristiques du père. Il était insuffisamment rusé ; il n’exprimait pas la fourberie subtile de Venghenar Barjazid ; il n’avait pas dans l’œil cette lueur de traîtrise. Le temps, sans doute, les y placerait. À moins que Barjazid n’eût créé avec ce garçon un modèle amélioré de lui-même, qui parvenait à mieux dissimuler la méchanceté qui l’habitait.

— Voulez-vous m’expliquer ? reprit Prestimion. Ou allons-nous rester plantés comme cela sans rien dire ?

Mais on ne bousculait pas Dekkeret, semblait-il. Le jeune homme était décidé, à l’évidence, à avancer à son rythme.

— Je connais bien ce garçon, monseigneur. Je l’ai rencontré à Suvrael, à l’occasion de ce voyage dans le désert où son père s’amusait à jouer avec mon esprit. Quand je me suis emparé de l’appareil à voler les rêves en disant que je l’emportais au Château pour le montrer au Coronal et à son Conseil, ce garçon a exhorté son père à coopérer. « Nous devrions y aller, a-t-il dit, c’est la chance de notre vie. »

— L’occasion rêvée d’introduire leur méchanceté au Château.

— Non, monseigneur, pas du tout. Le père, il est vrai, est un être retors qui n’a que le mal en tête. Mais le fils est très différent.

— Vraiment ?

— Il va vous le prouver, monseigneur.

Les paupières de Prestimion se fermaient malgré lui. Il avait une seule envie : se débarrasser de ces deux-là afin de pouvoir prendre un peu de repos. Mais non : il était obligé d’aller jusqu’au cœur de ce mystère.

Il fit signe au jeune Barjazid de parler.

— Monseigneur…, commença le garçon.

Il regarda Prestimion, puis Dekkeret, se retourna vers Prestimion. Il est curieux de constater, se dit Prestimion, comme son visage change selon la personne qu’il regarde. Pour le Coronal, il prenait une expression de profond respect, presque de soumission. Mais elle était fugace, mécanique, la réaction automatique d’un sujet en présence du Coronal de Majipoor et rien d’autre. Et Prestimion crut y percevoir un ressentiment sous-jacent, un refus masqué de reconnaître pleinement le pouvoir que le Coronal avait sur lui.

Mais quand Dinitak Barjazid regardait Dekkeret, la lumière qui s’allumait dans son œil était celle de l’adoration. Il semblait fasciné par la force de Dekkeret, son charisme, son énergie vibrante. Peut-être est-ce parce qu’ils sont proches en âge, se dit Prestimion. Il voit en moi un représentant de la génération précédente. Une désolante démonstration de l’érosion de sa propre vigueur juvénile, déjà sensible après quelques années au faîte du pouvoir.

— Quand nous sommes arrivés, mon père et moi au Château, poursuivit le jeune Barjazid, j’espérais que nous pourrions vous offrir la machine à rêves, nous mettre à votre service et nous rendre utiles. Mais, à la suite d’une erreur, nous nous sommes retrouvés emprisonnés ; mon père en a conçu une profonde amertume. Nous avons réussi à nous enfuir avec l’aide d’un vieil ami de mon père. Mais aussi avec le soutien de partisans du Procurateur de Ni-moya ; il a de l’influence chez les gardes du Château.

Prestimion échangea un regard avec Dekkeret, mais garda le silence.

— Nous avons donc cherché à rejoindre le Procurateur qui semblait être notre seul allié, poursuivit le jeune Barjazid. Nous avons réussi à trouver son campement dans la péninsule de Stoienzar. Et nous avons appris que son intention est de faire la guerre à Votre Seigneurie et à Sa Majesté le Pontife pour devenir le maître du monde.

Comme la fin de cette phrase sonne bien, se dit Prestimion : devenir le maître du monde. Ce garçon s’exprime avec élégance ; il a dû répéter son texte pendant des semaines.

Mais il avait du mal à fixer son attention ; une nouvelle vague de fatigue déferlait sur lui. Il se rendit compte qu’il était en train de se balancer d’un pied sur l’autre pour rester éveillé.

— Monseigneur ? fit le jeune Barjazid. Vous ne vous sentez pas bien ?

— Un peu fatigué, c’est tout.

Rassemblant toutes ses forces, il parvint à chasser le sommeil qui le gagnait. Il était très habile de la part de ce garçon d’avoir remarqué au beau milieu de son récit que les forces lui manquaient.

— Quel âge avez-vous, jeune homme ? demanda-t-il en se versant de l’eau.

— Seize ans le mois prochain, monseigneur.

— Seize ans. Intéressant… Vous disiez donc que Dantirya Sambail veut devenir le maître du monde.

— Quand nous avons entendu cela, j’ai dit à mon père : « Il n’y a pas d’avenir pour nous ici. Nous allons au-devant des ennuis. » Et puis je lui ai dit : « Nous ne devons pas jouer un rôle dans cette rébellion. Le Coronal va écraser Dantirya Sambail et nous subirons le même sort. » Mais mon père est rempli de colère et d’amertume. Il n’est pas foncièrement méchant, mais c’est un homme en colère ; son âme déborde de haine. Je n’en connais pas la raison, monseigneur. Quand j’ai suggéré de quitter le campement de Dantirya Sambail, il m’a frappé.

— Frappé ?

Prestimion vit une étincelle de fureur passer dans les yeux du jeune Barjazid.

— Oui, monseigneur. Il m’a envoyé un coup de pied comme à un animal qui lui aurait mordillé la jambe. Il m’a traité d’imbécile, d’enfant ; il m’a dit que j’étais incapable de voir où se trouvait notre intérêt ; il m’a dit… peu importe ce qu’il a dit, monseigneur. Ce n’était pas joli, joli. Ce soir-là, je me suis enfui du campement et enfoncé dans la jungle.

Il lança un coup d’œil à Dekkeret ; Prestimion surprit dans son regard la même lueur de vénération.

— J’avais entendu dire, monseigneur, que le prince Dekkeret était à Stoien. J’ai décidé d’aller le trouver et de me mettre à son service.

— À son service, fit Prestimion, pas au mien. Comme cela doit être flatteur, Dekkeret… Prince Dekkeret, devrais-je dire, puisqu’il semble que tout le monde vous prend pour un prince. J’imagine qu’il me faudra vous conférer ce titre dès notre retour au Château.

Une expression de surprise se peignit sur le visage habituellement impassible de Dekkeret.

— Monseigneur, je n’ai jamais aspiré à…

— Non. Non. Pardonnez ce sarcasme, Dekkeret.

Je dois vraiment être très fatigué, songea Prestimion, Pour faire des remarques de ce genre.

— Poursuivez votre récit, reprit-il se tournant vers Dinitak Barjazid. Vous vous êtes donc enfoncé dans la jungle…

— Oui, monseigneur. Ce n’est pas un lieu des plus agréables. Mais je faisais ce que j’avais à faire… Dois-je lui montrer maintenant, prince Dekkeret ?

— Allez-y.

Le garçon se pencha pour ramasser le sac de toile qu’il avait posé à ses pieds. Il en sortit un objet circulaire composé de tiges et de fils de différents métaux délicatement entrelacés, or, argent, cuivre, un ou deux autres peut-être. Une rangée de pierres précieuses et de cristaux, saphirs, serpentines, émeraudes et, semblait-il, hématites, étaient incrustés sur la surface intérieure de l’armature d’ivoire. Son aspect rappelait celui de la couronne royale ou de quelque instrument talismanique de magie, comme la rohilla, mais en beaucoup plus grand. Mais Prestimion vit qu’il s’agissait en réalité d’une sorte de casque.

— Ceci, annonça fièrement le garçon en présentant l’objet à Prestimion, est un des trois modèles en service de la machine à rêves. Je l’ai dérobé dans la tente de mon père et l’ai transporté jusqu’ici. Je suis disposé à vous montrer comment il fonctionne, pour l’utiliser contre les rebelles.

Ces mots prononcés d’une voix calme frappèrent Prestimion comme une décharge électrique.

— Puis-je voir ? demanda-t-il quand il eut repris ses esprits.

— Naturellement, monseigneur.

Dinitak Barjazid posa le casque dans les mains de Prestimion. C’était un objet magnifique, luisant, aux lignes élégantes, pas beaucoup plus lourd qu’une plume, qui donnait l’impression de vibrer du pouvoir qu’il renfermait.

Prestimion se souvint qu’il avait déjà vu quelque chose de semblable. Pendant la guerre civile, dans le campement qu’ils avaient établi dans les plaines de Maraitis, à l’ouest du Jhelum, à la veille d’une grande bataille, il était entré dans la tente du Vroon Thalnap Zelifor et l’avait vu travailler sur un objet d’un aspect très voisin. Le Vroon avait expliqué que son appareil lui permettrait, lorsqu’il serait au point, d’amplifier les ondes cérébrales des sujets, de lire leurs pensées les plus intimes et de les remplacer par ses propres pensées. Il avait donc perfectionné son appareil qui était tombé entre les mains de Venghenar Barjazid et maintenant…

Prestimion leva brusquement les mains pour approcher l’appareil de sa tête.

— Non, monseigneur ! s’écria le jeune Barjazid.

— Non ? Pourquoi donc ?

— Il faut d’abord vous entraîner… La puissance de ce que vous avez dans les mains est effrayante. Vous vous feriez du mal, monseigneur, en le portant à votre tête.

— Soit.

Prestimion tendit l’appareil à Dinitak Barjazid comme s’il était sur le point d’exploser.

Se pouvait-il vraiment que ce jeune homme lui eût apporté la seule arme avec laquelle il pouvait espérer mater la rébellion ?

— Quelle est votre opinion ? fit-il en se tournant vers Dekkeret. Faut-il faire confiance à ce jeune homme ? Ou est-ce une nouvelle ruse de Dantirya Sambail ?

— Faites-lui confiance, monseigneur, répondit Dekkeret. Faites-lui confiance, je vous en conjure !

12

Les voyageurs partis de Stoien pour retourner au Mont du Château commencèrent le long trajet en suivant la côte jusqu’à Treymone, d’où il était possible de remonter la Trey en bateau sur tout son cours navigable. Il était ensuite nécessaire de bifurquer vers le nord pour éviter le désert aride qui s’étendait autour de Velalisier, l’ancienne capitale en ruine des Métamorphes. L’itinéraire traversait ensuite la large vallée fertile du Iyann jusqu’au confluent dit des « Trois Rivières », où le fleuve commençait sa remontée solitaire vers le nord. Les voyageurs s’engageaient ensuite dans la riche plaine connue sous le nom de Val de Gloyne jusqu’à la métropole commerciale de Sisivondal, d’où partait la grande route traversant en ligne droite le cœur du continent pour rejoindre les contreforts du Mont.

Prestimion avait fourni à Varaile et à Akbalik un flotteur d’une grande capacité et d’un grand confort pour le voyage de retour vers la capitale. Des équipes de Skandars infatigables guidaient les gros véhicules rapides flottant juste au-dessus du revêtement de la route. Une escorte armée composée de Skandars occupait une demi-douzaine de flotteurs blindés de transport de troupes.

Trois des véhicules précédaient le leur, trois autres le suivaient, pour parer à toute éventualité. Pas un être sain d’esprit n’eût osé lever la main sur l’épouse du Coronal, mais la santé mentale devenait une denrée rare dans ces contrées et Prestimion n’avait voulu courir aucun risque. Dans chaque agglomération où ils faisaient halte pour s’approvisionner, Varaile voyait des visages déformés au regard égaré l’observer du bord de la route et elle entendait les plaintes rauques des déments. Les Skandars, par bonheur, maintenaient tout le monde à distance respectable.

Ils avaient dépassé Gloyn et traversaient une succession de villes dont les noms ne disaient rien à personne : Drone, Hunzimar, Gannamunda. Varaile avait jusqu’à présent trouvé faciles les conditions du voyage. Elle s’attendait à beaucoup plus d’inconfort, chaque jour qui passait la rapprochant du moment où elle mettrait au monde le petit prince Taradath. À part le poids de son corps, la grosseur de son ventre qui continuait de s’arrondir et quelques lourdeurs dans les jambes, la grossesse ne nuisait en rien à son bien-être. Varaile n’avait jamais beaucoup pensé à la maternité – elle n’avait même jamais eu d’amant, avant que Prestimion surgisse dans sa vie comme un tourbillon et l’entraîne avec lui –, mais elle était jeune, grande et forte, et elle savait qu’elle supporterait sans dommage l’épreuve de l’accouchement.

Il en allait tout autrement pour Akbalik. L’épreuve du voyage, Varaile le voyait bien, lui devenait de plus en plus pénible.

L’état de sa blessure infectée semblait empirer. Il ne lui en parlait pas, bien sûr, ne se plaignait jamais. Mais son front luisait de sueur et son visage restait empourpré comme s’il souffrait d’une fièvre permanente. De temps en temps, elle le surprenait en train de se mordre la lèvre inférieure pour contenir la douleur ou elle le voyait se détourner pour laisser échapper un gémissement étouffé qu’elle faisait semblant de ne pas remarquer. Il était important pour Akbalik de feindre d’être en bonne santé, ou du moins en voie de guérison ; mais ce n’était à l’évidence qu’une façade.

Quelle était la véritable gravité de sa blessure ? Sa vie pouvait-elle être en danger ?

Varaile savait en quelle estime Prestimion tenait Akbalik ; il était un des piliers du trône. Il était même possible que Prestimion vît en lui un successeur possible, pour le cas où il arriverait quelque chose au vieux Confalume et où il serait appelé à monter sur le trône du Pontife.

« Le Coronal doit toujours garder la succession présente à son esprit, lui avait dit plus d’une fois Prestimion. Il peut se retrouver à tout moment transformé en Pontife et cela ne peut pas être bon pour la planète si personne n’est prêt à prendre sa suite au Château. »

Si Prestimion avait déjà choisi celui à qui il ferait appel dans cette éventualité, il ne lui en avait rien dit. Un Coronal, apparemment, n’aime pas aborder ce sujet, même avec son épouse. Elle savait déjà que Septach Melayn, bien que Prestimion eût pour lui plus d’affection que pour n’importe qui au monde, était trop fantasque pour se voir confier le trône et que Gialaurys, l’autre ami cher de Prestimion, trop crédule, n’avait pas la vivacité d’esprit nécessaire.

Qui, alors ? Navigorn ? Un homme solide, certes, mais profondément perturbé par ce qui ressemblait aux premiers symptômes de la folie. Il y avait bien Dekkeret, plein de promesses, de qualités et de ferveur, mais il lui manquait dix ans pour être capable d’assumer les responsabilités du Coronal. Il serait horrifié si Prestimion devait lui offrir du jour au lendemain la couronne à la constellation.

Ce qui, tout bien considéré, ne laissait qu’Akbalik. Perdre Akbalik à cause d’un petit crabe de Stoienzar vicieux serait un coup terrible porté aux projets de Prestimion. Surtout à une époque aussi troublée que celle qu’ils vivaient, où les difficultés semblaient se multiplier de tous côtés.

Nous arriverons bientôt à Sisivondal, se dit Varaile, une cité où son père avait possédé des entrepôts, une banque et une conserverie de viande, elle s’en souvenait. Il devait y avoir des médecins compétents dans une ville de cette importance. Serait-il possible de persuader Akbalik de consulter l’un d’eux ? Il faudrait s’y prendre avec beaucoup de tact. « Akbalik était un être plein de bon sens, à qui tout le monde allait exposer ses problèmes et demander conseil, lui avait dit Prestimion. Mais sa blessure l’a changé. Il est devenu susceptible, bizarre. Prends bien soin de ne pas l’offenser. » Elle avait certainement d’excellentes raisons personnelles de vouloir s’arrêter à Sisivondal pour consulter un médecin ; Akbalik serait-il choqué si elle lui suggérait avec délicatesse d’en profiter pour faire examiner sa jambe ? Elle allait essayer. Elle devait le faire. Mais Sisivondal se trouvait encore à des centaines de kilomètres. Il était trop tôt pour aborder le sujet.

Assis côte à côte en silence, ils regardèrent pendant des heures défiler le paysage monotone.

— Pouvez-vous me dire si des batailles de la guerre civile ont été livrées dans cette région ? demanda enfin Varaile, dans le seul but d’entamer une conversation.

Akbalik la regarda bizarrement.

— Comment pourrais-je le savoir, madame ?

— Je pensais… enfin…

— Que j’avais combattu dans cette guerre ? Je suppose, madame, comme nombre d’entre nous. Mais il ne m’en reste aucun souvenir. Vous comprenez pourquoi, n’est-ce pas ?

De grosses gouttes de sueur s’étaient formées sur son front et ses joues. Ses yeux gris profondément enfoncés, le plus souvent injectés de sang maintenant, avaient un air égaré. Varaile regretta d’avoir ouvert la bouche.

— Je suis au courant de ce que les mages ont fait à Thegomar Edge, reprit-elle. Mais vous savez, Akbalik, s’il vous est pénible de parler de la guerre…

Il paraissait à peine l’avoir entendue.

— D’après ce que je sais, il n’y a pas eu d’engagements par ici, fit-il sans la regarder, les yeux fixés sur le paysage desséché, uniformément brun, égayé de loin en loin par un bosquet d’arbres gris-vert poussant en étranges torsades. Une bataille a eu lieu au nord-ouest, devant le barrage sur le Iyann, une autre sur les rives du Jhelum, plus au sud, une autre encore, si je ne me trompe, dans la plaine d’Arkilon. Sans compter, bien sûr, celle de Thegomar Edge, loin au sud-est. Mais la guerre n’a pas meurtri cette région.

Akbalik se tourna brusquement vers Varaile, la regarda au fond des yeux avec une intensité farouche.

— Vous savez, n’est-ce pas, madame, que je me suis battu contre Prestimion dans cette guerre ?

Varaile n’eût pas été plus surprise s’il lui avait révélé qu’il était un Changeforme.

— Non, répondit-elle en s’efforçant de ne rien manifester. Non, je n’en savais rien ! Vous étiez dans le camp de Korsibar ? Comment est-ce possible, Akbalik ? Prestimion a la plus grande estime pour vous !

— La réciproque est vraie, madame. Mais je crois quand même avoir été dans l’autre camp pendant cette guerre.

— Vous le croyez ? Sans en être sûr ?

Une sorte de spasme déforma fugitivement son visage ; il essaya de le maquiller en sourire.

— Comme je vous l’ai dit, il ne me reste aucun souvenir de la guerre, mais j’étais au Château quand elle a éclaté, de cela j’ai la certitude. Même si la manière dont Korsibar est monté sur le trône peut paraître étrange et irrégulière, je pense que je l’aurais considéré comme le véritable Coronal, ne fut-ce que parce qu’il avait été sacré. S’il m’avait demandé de combattre à ses côtés, ce qu’il a certainement fait, j’aurais accepté. Korsibar était au Château, Prestimion battait la campagne, levant des troupes dans les provinces. La majeure partie de la noblesse du Château aurait nécessairement servi comme officiers dans ce qui devait être considéré comme l’armée légitimiste. Je sais que Navigorn l’a fait. Le neveu du prince Serithorn que je suis n’aurait certainement pas défié un oncle si puissant en prenant le parti de Prestimion.

La tête de Varaile lui tournait.

— Serithorn aussi était dans le camp de Korsibar ?

— Vous me demandez des choses dont je ne me souviens plus, madame. Mais, oui, je crois, au moins une partie du temps. C’était une période très compliquée où il n’était pas facile de savoir qui était dans quel camp.

Il se leva à demi en grimaçant.

— Qu’avez-vous, Akbalik ?

— Ce n’est rien, madame. Rien du tout. Il peut y avoir des douleurs dans le courant de la guérison… Mais revenons à la guerre, voulez-vous, poursuivit-il avec un sourire forcé. Vous comprenez mieux maintenant pourquoi lord Prestimion a voulu effacer tous les souvenirs. C’était la décision la plus sage. Je préfère être son ami pour la vie que son ancien ennemi ; et je n’ai aujourd’hui aucun souvenir d’avoir été son ennemi. Navigorn non plus. Septach Melayn m’a confié que Navigorn était le premier général de Korsibar. Mais tout est oublié et il a maintenant la confiance de Prestimion. La guerre n’existe pas pour nous. Elle ne peut donc jouer aucun rôle dans les rapports que nous avons…

Un gémissement lui échappa, impossible à masquer cette fois. Ses yeux roulèrent frénétiquement dans leurs orbites et la sueur sembla jaillir de chacun de ses pores, couvrant son visage d’une couche de vernis luisant. Il essaya de se lever, retomba pesamment sur le coussin de son siège, le corps agité de frissons convulsifs.

— Akbalik !… Akbalik !

— Madame…, murmura-t-il.

Mais il semblait en plein délire.

— Ma jambe… Je ne sais pas… Elle… elle…

Varaile saisit un pichet d’eau, en versa dans un verre qu’elle glissa de force entre les lèvres d’Akbalik. Il but, en demanda un autre d’un mouvement de tête à peine perceptible. Puis il ferma les yeux. Pendant un moment, Varaile crut qu’il était mort ; mais non, il respirait encore. Il est très malade, se dit-elle. Très malade. Elle humecta un linge, tamponna son front brûlant.

Puis elle gagna la cabine, tapa sur l’encadrement de la porte pour attirer l’attention du conducteur. C’était un Skandar à la fourrure rousse, du nom de Varthan Gutarz, qui portait autour des biceps gonflés de trois de ses quatre bras des amulettes de quelque culte Skandar ; penché sur le tableau de contrôle du flotteur, il leva vivement la tête.

— Madame ?

— Dans combien de temps arriverons-nous à Sisivondal ?

— Six heures, à peu près, madame, répondit le Skandar après avoir jeté un coup d’œil à ses instruments.

— Débrouillez-vous pour y être dans quatre heures. En arrivant, prenez tout de suite la direction du plus grand hôpital de la cité. Le prince Akbalik est gravement malade.

Les faubourgs de Sisivondal semblaient s’étirer sur des centaines de kilomètres. La plaine centrale sèche n’en finissait pas, pratiquement sans arbres ; le vide était rompu de loin en loin par de petits groupes de cabanes au toit en fer-blanc, puis il reprenait ; un autre groupe de cabanes devenait visible, puis le vide, le vide, quelques entrepôts épars, des ateliers de réparation. Les faubourgs formèrent petit à petit des banlieues, puis une ville, une cité de grande taille.

Et d’une grande laideur. Varaile n’avait pas vu beaucoup d’endroits laids au cours de ses récents voyages par le monde, mais Sisivondal était un endroit morne, un grand centre commercial dépourvu de toute beauté. Plusieurs routes d’importance s’y rencontraient. Une grande partie des marchandises expédiées du port d’Alaisor vers le Mont du Château ou les villes du nord du continent passait par Sisivondal. Une cité austère et fonctionnelle où d’énormes entrepôts se succédaient sur des kilomètres, le long de larges boulevards nus. Même la végétation y était triste et fonctionnelle : des camagandas trapus aux palmes pourpres, capables de résister aux mois interminables de la saison sèche qui durait la majeure partie de l’année ; des lumma-lummas massifs qu’un observateur distrait pouvait facilement prendre pour de gros rochers gris ; des garavedas aux rosaces rudes et piquantes, à qui il fallait un siècle entier pour produire la haute hampe noire qui portait leurs fleurs.

Le boulevard qu’ils suivaient depuis les faubourgs semblait devoir les mener tout droit au centre de la ville. Varaile vit que tous ces boulevards, semblables aux rayons d’une grande roue, étaient reliés par des avenues circulaires dont le diamètre allait en diminuant à mesure qu’ils s’approchaient du centre. Là où devaient s’élever les bâtiments publics. Là où devait se trouver un grand hôpital.

Akbalik était mourant. Elle en avait maintenant la conviction.

Il ne reprenait connaissance que par intermittence et très peu de ce qu’il articulait était compréhensible. Dans un moment de lucidité, il avait ouvert les yeux et lui avait dit que le poison du crabe des marais avait dû finir par arriver jusqu’au cœur. Le reste du temps, elle ne comprenait rien à ses divagations : des récits incohérents de tournois et de duels, d’expéditions de chasse, de bagarres à coups de poing… des souvenirs d’enfance, peut-être. Elle surprenait parfois dans son délire le nom de Prestimion, celui de Septach Melayn et même celui de Korsibar. Étrange de l’entendre prononcer le nom de Korsibar ; mais elle se souvint que son père, dans les affres de la folie, avait fait de même.

L’hôpital, enfin. À son grand désarroi, Varaile découvrit que le médecin-chef était un Ghayrog. Il gardait une expression impénétrable et distante, et ne semblait pas le moins du monde impressionné de se trouver en présence de l’épouse du Coronal qui l’exhortait, toute affaire cessante, à s’occuper du neveu du prince Serithorn.

La langue fourchue reptilienne allait et venait avec une rapidité déconcertante. Les yeux reptiliens gris-vert n’exprimaient guère de compassion. La voix calme et mesurée aurait pu être celle d’une machine.

— Vous arrivez à un moment particulièrement difficile, madame. Les salles d’opération sont toutes occupées. Nous avons été submergés par toutes sortes de problèmes inhabituels qui…

— Je n’en doute pas, docteur, coupa Varaile. Mais avez-vous entendu parler du prince Serithorn de Sainivole ? Par le Divin, le nom de lord Prestimion vous dit-il quelque chose ? Cet homme est le neveu du prince Serithorn, un des membres du cercle des intimes du Coronal. Son état nécessite des soins immédiats.

— Le Messager des Mystères est parmi nous aujourd’hui, madame. Je vais lui demander d’intercéder pour cet homme auprès des dieux de la cité.

Et le Ghayrog fit un signe à une mystérieuse et sinistre silhouette dans le couloir, un homme portant un curieux masque de bois, celui d’un chien aux yeux jaunes et aux longues oreilles pointues.

Varaile sentit la fureur monter. Les dieux de la cité ? Par le Divin, de quoi parlait ce Ghayrog ?

— Vous voulez dire un mage ? Non, docteur, ce n’est pas d’un mage que nous avons besoin, mais de soins médicaux.

— Le Messager des Mystères…

— Apportera son message à quelqu’un d’autre… Vous allez vous occuper immédiatement du prince Akbalik, docteur, sinon, je le jure par tous les dieux auxquels vous croyez dans cette ville, je demanderai à lord Prestimion de fermer cet hôpital et de transférer tous les membres du personnel au fin fond de Suvrael. Suis-je assez claire ?

Elle claqua des doigts en direction d’un des Skandars de son escorte.

— Mikzin Hrosz, vous allez faire le tour de cet établissement, relever le nom de tous les médecins, de tous ceux qui y travaillent, jusqu’aux Lii qui nettoient les tables d’opération. Après quoi…

Le Ghayrog récalcitrant en avait assez entendu : il donnait déjà des ordres. Un brancard arriva sur lequel on étendit Akbalik ; de jeunes internes au visage grave, Ghayrogs et humains mêlés, s’agglutinèrent autour de lui. On emmena Akbalik, le Messager des Mystères marchant à côté du brancard comme s’il voulait tirer profit aussi bien des soins médicaux conventionnels que du culte mystérieux qui semblait avoir pris possession de la cité.

On conduisit Varaile dans une salle confortable ; elle n’attendit pas longtemps. Le médecin Ghayrog revint bientôt, la contenance aussi glaciale qu’avant. Mais, quand il parla, il y avait une douceur nouvelle dans sa voix.

— Ce que j’essayais de vous dire, madame, était simplement qu’il ne servait à rien d’interrompre les soins donnés à d’autres patients sérieusement atteints pour s’occuper du prince Akbalik. J’ai vu immédiatement que son état était si critique que… que…

— Il est mort ? s’écria Varaile. C’est ce que vous êtes en train de dire ?

Elle lut la réponse sur le visage du médecin avant qu’il prononce les mots définitifs.

13

Même dans ses rêves de jeunesse les plus débridés, Dekkeret ne s’était jamais imaginé dans une telle situation. Une suite royale au dernier étage d’un des plus hauts bâtiments de Stoien, à l’autre bout du continent. À sa droite le Coronal de Majipoor, Prestimion de Muldemar, le visage fermé, maussade. Derrière le Coronal le mage Su-Suheris, Maundigand-Klimd, à qui il semblait demander conseil en toute chose. De l’autre côté, la sublime Dame de l’Ile du Sommeil, la princesse Therissa, le front ceint du bandeau d’argent de sa charge. À l’autre bout de la pièce le jeune Dinitak Barjazid de Suvrael, tenant le sinistre appareil à contrôler les pensées dérobé à son père dans le campement des rebelles.

Le sort de la planète était entre les mains de ce petit groupe. Et lui, Dekkeret de Normork, en faisait partie. Jamais, même en rêve, il n’eût osé imaginer cela. Et pourtant, il était là. Bel et bien là.

— Puis-je revoir cet appareil, mon garçon, fit la princesse Therissa.

Dinitak Barjazid le lui apporta. Ses mains tremblaient quand il remit le casque à la Dame de l’Ile. Lui non plus, se dit Dekkeret, n’en revient pas de se trouver en pareille compagnie.

Elle l’avait déjà examiné minutieusement, des fils métalliques aux cristaux et à l’armature d’ivoire. Elle avait eu une longue discussion avec le garçon, totalement incompréhensible pour Dekkeret et, à l’évidence, pour le Coronal, sur des points techniques.

L’appareil était beau, à sa manière sinistre. Il rappelait à Dekkeret certains des instruments de sorcellerie que le mage avait détruits sur le bateau remontant de Piliplok à Ni-moya, juste avant de se jeter par-dessus bord.

Mais ce casque était un instrument scientifique, pas du matériel magique, ce qui le rendait peut-être encore plus effrayant. Dekkeret n’avait pas foi dans les pratiques magiques, même si certains sorciers – pas tous – disposaient de réels pouvoirs. La plupart, il en était convaincu, n’étaient que des charlatans qui abusaient de la crédulité populaire. Maundigand-Klimd lui-même l’avait souvent dit. Mais ce casque n’avait rien à voir avec un gadget de charlatan. Dekkeret avait entendu la Dame et Dinitak Barjazid en parler non comme d’un dispositif permettant d’invoquer les démons, mais en évoquant sa capacité à amplifier et transmettre les ondes cérébrales par des moyens électriques. Aucun rapport avec la sorcellerie. Et le casque de Barjazid fonctionnait ; il en avait subi personnellement le terrible pouvoir.

La Dame posa son bandeau d’argent et leva le casque au-dessus de sa tête.

— Mère, fit Prestimion, croyez-vous que ce soit prudent ?

— J’ai une certaine expérience de ce genre d’appareil, Prestimion, répondit-elle en souriant. Et Dinitak m’a expliqué le fonctionnement de celui-ci.

Elle le mit autour de sa tête, posa la main sur les organes de commande, fit quelques petits réglages.

Dekkeret eut à peine le courage de regarder quand elle s’offrit à la puissance du casque. La Dame était la plus belle femme qu’il lui ait été donné de voir, sans âge, glorieuse, absolument superbe. Son gracieux port de reine, la sérénité de ses traits, sa magnifique chevelure lustrée, la sobre élégance de sa robe sur laquelle ressortait la stupéfiante pierre rouge sang dans une monture en or fixée sur sa poitrine… Elle était assurément la reine du monde ! Et si la machine monstrueuse des Barjazid provoquait des lésions dans son cerveau ? Et si en poussant un cri et en blêmissant, elle s’affaissait devant eux ?

Elle ne cria pas ; elle ne tomba pas. Elle demeura droite comme toujours, rigoureusement immobile, pétrifiée par ce qu’elle vivait, transportée, semblait-il, dans quelque royaume lointain.

Rien n’indiquait que le casque lui faisait du mal. Mais, au bout d’un moment, une ride se forma sur son front d’albâtre, ses lèvres se pincèrent et s’abaissèrent pour prendre une expression réprobatrice que Dekkeret ne lui avait jamais vue. Quand, après ce qui sembla durer une éternité, elle retira enfin le casque et le rendit à Dinitak Barjazid, ses doigts frémissaient d’une manière presque imperceptible.

— Extraordinaire, déclara-t-elle.

Sa voix paraissait plus grave qu’à l’accoutumée, voilée par une raucité inhabituelle.

— On dirait un jouet en comparaison, reprit-elle en montrant son bandeau d’argent.

— Comment était-ce, mère ? demanda Prestimion. Peux-tu nous décrire ce que tu as vu ?

— Il faudrait que tu l’essaies toi-même pour comprendre. Et tu n’es pas prêt, loin de là. J’ai senti la présence de votre père, poursuivit-elle en tournant la tête vers le jeune Barjazid. J’ai effleuré son esprit avec le mien.

Elle ne semblait pas vouloir en dire plus sur son contact avec l’esprit de Barjazid, mais le visage de Dinitak se ferma, comme s’il comprenait parfaitement ce qu’elle avait ressenti.

— J’ai aussi effleuré l’esprit du Procurateur, ajouta la Dame en se retournant vers Prestimion. Cet homme est un démon.

— L’appareil permet d’identifier des esprits individuels ? demanda Dekkeret.

— Ces deux-là brillaient comme des phares dans la nuit, répondit la Dame. Mais avec un peu d’entraînement, oui, je pense que je pourrai en trouver d’autres. J’ai senti les émanations de Septach Melayn plus à l’est – du moins je crois que c’était lui – et peut-être de Gialaurys, ou bien de Navigorn. Ils progressent vers lui à travers une jungle abominable.

— Et mon épouse ? demanda Prestimion. Et Akbalik ?

— Je n’ai pas essayé d’aller si loin, répondit la Dame Therissa en secouant la tête. Si j’ai trouvé facilement votre père, poursuivit-elle à l’adresse de Dinitak, c’est parce qu’il en portait un aussi. Quand j’ai projeté mon esprit au loin, l’émission mentale de son casque est la première chose que j’ai trouvée. Le sien est plus puissant que celui-ci, n’est-ce pas ?

— Oui, madame. Un modèle plus récent. Je n’ai pas osé essayer de le lui prendre ; il ne s’en sépare jamais.

— Il l’utilise pour répandre la folie, comme nous le redoutions. J’ai vu à quel point il est facile de le faire. Ce sortilège d’oubli que tu as fait jeter par tes mages à la fin de la guerre, Prestimion : comme tu l’as dit, il a fragilisé de nombreux esprits, provoqué des faiblesses structurelles dont il n’est pas difficile de profiter. Il suffit à cet homme, avec l’aide de son casque, d’effleurer…

Un son, qu’on eût dit de douleur, franchit les lèvres de Prestimion.

— Mère ! Il faut que cela cesse !

Il était au supplice. Dekkeret le considéra d’un air horrifié.

— Ce ne sera peut-être pas si simple, déclara gravement Maundigand-Klimd. Il utilise le casque pour se protéger, lui et son maître, d’une attaque, n’est-ce pas, Dame Therissa ?

— Oui. Vous l’avez senti, Maundigand-Klimd. Il a élevé une sorte d’écran qui rend tout contact difficile. Quand j’ai enfin réussi à le pénétrer, j’ai trouvé quelque chose de très trouble. Et je ne saurais dire, à cinq cents kilomètres près, où se trouve leur campement.

— Bien sûr, fit Prestimion. Il est plus que vraisemblable que Barjazid se sert du casque pour cacher l’emplacement du camp de Dantirya Sambail à des assaillants. Akbalik m’en a parlé. Il pensait que le Procurateur avait fait appel à un mage pour jeter ce qu’il a appelé un « voile d’ignorance », mais quand je lui ai raconté l’histoire de la rencontre de Dekkeret avec Barjazid à Suvrael, il a conclu que les disparitions répétées de Dantirya Sambail devaient être l’œuvre de Barjazid.

— Vous pouvez en être certain, monseigneur, glissa Dinitak. Il n’est pas difficile, avec le casque, de projeter ce voile d’ignorance, comme vous dites. Je suis capable de le faire moi-même. Je pourrais me tenir juste devant vous et vous penseriez que j’ai disparu sous vos yeux.

— Croyez-vous, demanda Prestimion, qu’un casque pourrait être utilisé pour annuler le pouvoir de l’autre ?

— Ce devrait être possible, monseigneur. Certainement pas facile – mon père a une parfaite maîtrise de ces appareils et c’est un adversaire redoutable –, mais, oui, je pense que c’est possible.

— Très bien. La réponse à notre problème saute aux yeux. Nous utilisons notre casque pour contre-attaquer. Si tout se passe bien, Barjazid et son appareil sont mis hors circuit, et la propagation de la folie subit un coup d’arrêt. Septach Melayn et Gialaurys seront ensuite en mesure de trouver le campement de Dantirya Sambail et de lancer une offensive. Qu’en dites-vous, mère ? Pensez-vous pouvoir le faire ?

La Dame Therissa regarda calmement son fils et répondit d’une voix posée, totalement dénuée de chaleur.

— J’ai accoutumé d’utiliser mes pouvoirs pour guérir, Prestimion. Pas pour faire la guerre. Pas pour lancer des offensives, même contre des êtres comme ce Barjazid ou Dantirya Sambail.

La sécheresse inattendue de cette réponse secoua Prestimion. Son regard exprima la stupéfaction, le rouge lui monta aux joues. Mais il reprit rapidement ses esprits.

— Mère, il ne faut pas considérer cela comme une attaque ! Mais au moins essayer de le voir comme une contre-attaque. Ce sont eux, les agresseurs. Que ferais-tu d’autre que défendre des innocents ?

— Peut-être. Peut-être.

La Dame ne paraissait pas convaincue. Son visage assombri révélait la profondeur du conflit intérieur qui l’agitait.

— Il ne faut pas non plus oublier, Prestimion, que je sais à peine utiliser cet appareil. Avant d’envisager d’en faire l’usage que tu as proposé, il faut que j’apprenne à maîtriser ses subtilités, à mieux connaître sa puissance et sa portée. Cela prendra du temps. En admettant que j’accepte de faire ce que tu as suggéré ; et je ne suis pas sûre de le vouloir. L’exaspération de Prestimion s’accentua.

— Du temps ? Nous n’avons pas de temps ! Deux armées sont en ce moment au cœur de cette épouvantable jungle. Combien de temps crois-tu que je vais les obliger à y rester ? Et la folie qui se propage heure par heure, à cause de cet homme ! Non ! Il faut frapper sans attendre ! Tu dois le faire, mère !

La Dame ne répondit pas. Elle se drapa dans sa majestueuse dignité et considéra calmement son fils en silence. Un silence qui est en soi une réponse, se dit Dekkeret. La température de la pièce sembla dégringoler jusqu’au point de congélation. Un affrontement entre le Coronal et la Dame de l’île : il était extraordinaire d’être témoin d’un tel événement !

La voix claire et aiguë de Dinitak Barjazid rompit le silence glacial.

— Je pourrai le faire, monseigneur, si la Dame ne le veut pas. Oui, je sais que je pourrai le faire.

— Tu t’attaquerais à ton propre père ? s’écria Dekkeret.

Dinitak lui lança un regard de dédain, comme s’il venait de prononcer des paroles d’une incroyable naïveté.

— Pourquoi pas, prince Dekkeret ? Un homme qui a choisi de se faire l’ennemi de toute la planète est assurément mon ennemi. Pourquoi ai-je apporté ce casque, sinon pour qu’on l’utilise contre lui ? Pourquoi me suis-je enfui du campement ?

Il avait les yeux brillants, le visage empourpré d’une ferveur juvénile.

— Je suis ici pour servir, prince Dekkeret. De toutes les manières.

Dekkeret vit que Prestimion fixait sur Dinitak un regard pénétrant.

Il comprit soudain que le jeune Barjazid l’avait mis dans une situation précaire. C’est lui qui avait présenté le garçon à Prestimion. Lui qui avait exhorté le Coronal à lui faire confiance. Quand Dekkeret s’était emparé dans le désert de Suvrael de l’appareil à voler les rêves, Dinitak avait déclaré à son père qu’il serait profitable pour eux d’accompagner Dekkeret jusqu’au Château et de faire à lord Prestimion la démonstration de la puissance du casque.

Mais on pouvait imaginer – comme Prestimion l’avait fait en apprenant que Dinitak se ralliait à lui – que ce qui se passait maintenant faisait partie d’un plan machiavélique ourdi par Dantirya Sambail. Et si le jeune homme, coiffé du casque qu’il affirmait avoir apporté pour le mettre à la disposition du Coronal – joignait la puissance de son appareil à celle de son père qui en portait un autre à des milliers de kilomètres de là ? À eux deux, ils constitueraient une force invulnérable.

Le pari est risqué, se dit Dekkeret. Ils misaient tout sur un garçon dans les veines duquel coulait le sang d’un homme pour qui la tromperie et la traîtrise étaient aussi naturelles que de respirer. Pouvaient-ils courir ce risque ?

— Qu’en pensez-vous, Dekkeret ? demanda le Coronal. Devons-nous accepter la proposition de ce jeune homme ?

Derrière Prestimion se tenait Maundigand-Klimd, le Su-Suheris distant et énigmatique, qui ne s’était pas mêlé à la conversation.

Dekkeret implora du regard le Su-Suheris de l’aider. Je suis dépassé ! Aidez-moi ! Aidez-moi !

Maundigand-Klimd avait-il compris ?

Les quatre yeux verts du Su-Suheris étaient braqués sur lui. La tête gauche s’inclina imperceptiblement. La droite fit de même. Puis, sans qu’il fût possible de se méprendre, les deux têtes s’inclinèrent en même temps.

Merci, Maundigand-Klimd. Merci de tout cœur.

— Je vous ai dit, monseigneur, quand vous l’avez vu pour la première fois, qu’il fallait lui faire confiance, déclara Dekkeret d’une voix ferme. Je n’ai pas changé d’avis.

— Soit, fit Prestimion sans hésiter.

Il était à l’évidence arrivé à la même décision. Il se tourna vers le jeune Barjazid.

— Nous nous reverrons dans le courant de la journée, lui dit-il, pour parler de la manière dont nous allons procéder. Mère, poursuivit-il en se tournant vers la Dame Therissa, votre présence ne sera pas nécessaire. Je ne vous demanderai pas, puisque cela vous déplaît tant, de prendre part à cette opération. Mais j’ai d’autres tâches pour vous. Vous pouvez vous retirer, tous, ajouta-t-il en s’adressant aux autres. Je veux passer un moment seul à seul avec ma mère.

Prestimion prit dans un meuble placé sous la fenêtre un flacon de vin de Muldemar d’un grand millésime qui l’avait accompagné du Château à Stoien. Il remplit généreusement deux coupes et ils trinquèrent.

— Je vous demande pardon, mère, fit-il quand ils eurent reposé leurs coupes après avoir dégusté quelques gorgées de vin. Cela m’a profondément peiné de vous avoir mise dans une situation difficile devant les autres.

— Il n’y a pas de mal. Tu es le Coronal, Prestimion ; le bien-être de la planète est entre tes mains. Ces hommes représentent une menace pour tout le monde et il faut que tu prennes des mesures contre eux. Je suis disposée à faire tout ce qui est en mon pouvoir pour t’aider. Mais tu m’as demandé quelque chose que je ne suis pas capable de te donner.

— Je le regrette, crois-moi. J’aurais dû réfléchir avant de parler. Tu n’as pas à te servir de ton expérience et de tes pouvoirs pour commettre un acte d’agression…

— Tu comprends maintenant, fit-elle en souriant.

Elle saisit sa main, l’effleura du bout des lèvres.

— Avec ou sans moi, reprit-elle, il faut faire cette tentative. Mais je me demande si ce garçon parviendra à prendre l’avantage sur son père. Le contact, aussi bref soit-il, que j’ai eu avec l’esprit de Barjazid aîné m’a permis de voir qu’il était redoutable. Et toute méchanceté.

— Même si, au pis, Dinitak ne réussit qu’à le gêner, ce sera quelque chose. Un coup inattendu qui l’affaiblit, une distraction, une diversion… Nous serons bientôt fixés.

Il prit sur la table où elle l’avait posé le bandeau d’argent de la Dame. Il éprouva aussitôt la sensation de picotement qui annonçait son pouvoir.

— Il faut que je m’entraîne avec celui-ci, reprit-il. Et il me faudra aussi apprendre à utiliser le casque de Barjazid. Puisqu’il semble que tout le monde exige de moi que je reste loin du théâtre des opérations, je veux être en mesure de jouer un rôle dans la bataille, même de très loin.

— Je peux t’aider.

— Vraiment ? Et pour le casque de Barjazid aussi ?

— Il ne sera pas facile pour toi de le maîtriser. L’utiliser est comme chevaucher la foudre. Mais oui, Prestimion… oui, je t’apporterai tout le soutien dont tu pourras avoir besoin. Ce qui signifie que je vais devoir m’entraîner moi-même à le maîtriser, j’imagine… Quel est ce vin ? Une pure merveille.

— Tu ne le reconnais pas ? fit Prestimion en riant. Il vient de nos chais, mère.

Elle prit une autre gorgée, goûtant le vin avec plus d’attention, et lui demanda de la resservir.

— Veux-tu remettre ton bandeau pour moi, mère ? demanda-t-il au bout d’un moment. Projette ton esprit au loin ; il y a des choses que je dois savoir. Dis-moi comment se débrouille mon armée dans la jungle de Stoienzar. Donne-moi des nouvelles de Varaile et de mon pauvre Akbalik.

— Bien sûr.

Elle plaça le bandeau d’argent sur son front et ferma les yeux un moment. Quand elle les rouvrit, Prestimion vit qu’elle avait glissé dans l’état de transe permettant à celui qui portait le bandeau de parcourir toute la surface de la planète. La Dame Therissa semblait n’avoir aucunement conscience de sa présence. Il osait à peine respirer. Elle fut absente un long moment ; puis cette expression lointaine s’effaça de son visage et elle redevint elle-même. Mais elle resta silencieuse.

— Alors ? fit Prestimion qui n’y tenait plus. Qu’as-tu vu, mère ?

— C’est Septach Melayn que j’ai vu le premier. Toujours charmant, élégant et gracieux ! Et totalement dévoué à ta personne.

— Comment va-t-il ?

— Je l’ai trouvé nerveux, troublé. Ils continuent d’avancer à travers la jungle à la poursuite d’un ennemi insaisissable. Les éclaireurs viennent annoncer qu’ils ont trouvé le camp de Dantirya Sambail, mais quand le gros de l’armée arrive sur place, il n’y a plus rien. Et, apparemment, il n’y a jamais rien eu.

— Le voile d’ignorance, soupira Prestimion. Avec l’aide du jeune Barjazid, nous le lèverons… Et Varaile ? Et Akbalik ?

— Ils sont loin d’ici maintenant. Bien au-delà de la moitié de leur trajet, j’imagine.

— Je l’espère. Mais franchir une telle distance n’a rien d’insurmontable pour toi.

— Non.

Elle se laissa de nouveau glisser dans l’état de transe. Cette fois, quand elle revint, elle avait les mâchoires serrées et les yeux étonnamment tristes. Elle fut encore très longue à parler ; il lui fallait à l’évidence un certain temps pour se reprendre après chaque voyage.

— Il est arrivé quelque chose ? lança Prestimion. À Varaile ? Au bébé ?

— Non, répondit la Dame. Tout va bien pour ta femme et l’enfant qu’elle porte. Mais ton ami Akbalik…

— Son état a empiré, c’est ça ?

— Ses souffrances sont terminées, Prestimion, annonça la Dame après un silence.

Les mots prononcés d’une voix douce le frappèrent avec une violence inimaginable ; pendant un moment, il fut comme assommé.

— Je l’ai envoyé à la mort en le laissant partir dans cette jungle, reprit-il lentement. Il n’est pas le premier homme de qualité dont la vie est abrégée par ma faute, pas le dernier non plus, je le crains. Je pensais qu’il pourrait me succéder sur le trône du Coronal, mère. C’est dire en quelle estime je le tenais.

— Je sais que tu l’aimais. Je regrette d’avoir dû t’annoncer cette nouvelle.

— C’est moi qui l’ai demandé.

— Il y a, je pense, un foyer de troubles dans une autre partie du monde, reprit la Dame. Je l’ai entraperçu en projetant mon esprit. Je vais regarder de plus près.

Tandis que sa mère glissait pour la troisième fois dans l’état de transe, Prestimion vida patiemment sa coupe de vin. Quand elle fut de retour, il ne s’empressa pas de l’interroger.

— C’est bien ce qu’il m’avait semblé, Prestimion. Une grande flotte se rassemble sur la côte de Zimroel. Une véritable armada. Des navires par dizaines, peut-être plus de cent, attendant au large de Piliplok que Dantirya Sambail donne l’ordre d’appareiller.

— C’est donc ça ! Il a passé tout ce temps à rassembler discrètement une force d’invasion et tout est prêt ! Mais comment se fait-il qu’un tel rassemblement de navires n’ait pas attiré l’attention ?

— J’ai eu les plus grandes difficultés à les découvrir. Comme s’ils étaient, même en plein jour, sous le couvert d’une nuit perpétuelle.

— Bien sûr ! Encore le voile d’ignorance ! Qui a dissimulé aux regards non seulement le Procurateur, mais toute une flotte !

Prestimion se leva. À son grand étonnement, il sentit une étrange tranquillité l’envahir. Les nouvelles étaient mauvaises, mais il savait maintenant à quoi s’en tenir.

— Très bien, fit-il. Nous savons quel ennemi nous affrontons. Et nous allons nous occuper de lui, n’est-ce pas, mère ?

— La nuit commence à tomber, fit Navigorn. Que diriez-vous d’installer notre campement ici ?

— Pourquoi pas ? répondit Septach Melayn. L’endroit est aussi sinistre qu’un autre.

Dommage que le jeune Dekkeret ne soit pas des leurs dans cette expédition. S’il avait encore en lui l’envie de pénitence qui l’avait poussé à entreprendre un voyage à Suvrael, il trouverait dans cette jungle le cadre idéal pour quelques séances de flagellation. Rares devaient être sur la surface de la planète les régions moins hospitalières que le sud de la péninsule de Stoienzar.

Ils avaient vu au long de leur progression vers l’ouest une succession d’atrocités. Des arbres qui poussaient, grandissaient et mouraient en une journée – sortant du sol à l’aube, ils atteignaient une hauteur de huit à dix mètres à midi, avant de faire éclore de hideuses fleurs noires dégageant des vapeurs délétères, produisaient une heure plus tard des fruits gonflés mortellement toxiques pour finir par périr au crépuscule de leur nature empoisonnée. Des crabes pourpres gros comme des maisons surgissant du sol sablonneux où ils étaient tapis en faisant claquer des pinces tranchantes comme des cimeterres. Des escargots noirs projetant sur les chevilles un acide rouge. Et partout les abjects palmiers-scies, les affreux manganozas, agitant joyeusement leurs palmes implacables comme pour défier le voyageur de s’approcher de leurs bosquets impénétrables…

Navigorn avait choisi pour bivouaquer une large grève grise aux pierres tranchantes le long du lit à sec d’un cours d’eau. C’est parfait, se dit Septach Melayn. Une rivière totalement dépourvue d’eau et qui n’offre au regard qu’une large étendue dénudée, couverte de cailloux. Il devait pourtant y avoir de l’eau sous le lit rocheux : en regardant attentivement, on voyait les cailloux avancer d’un lent mouvement régulier, comme mus le long du lit de la rivière par la force de quelque cours d’eau souterrain. Pour passer le temps, on pouvait se planter devant le lit de la rivière dans l’espoir de voir passer quelque pierre précieuse, une émeraude ou un rubis brillant tel un poisson au milieu de la masse de débris en mouvement. Mais il soupçonnait qu’on pourrait y rester cinquante mille ans sans rien voir d’intéressant. Gialaurys descendit de son flotteur et vint le rejoindre.

— Nous allons établir notre campement ici ?

— As-tu vu un meilleur endroit ?

— Il n’y a pas d’eau.

— Il n’y a pas non plus de manganozas ni de crabes des marais, glissa Navigorn. Une nuit sans eux me ferait le plus grand bien. Et, demain matin, nous partirons directement vers le camp du Procurateur.

Gialaurys éclata d’un rire grinçant et cracha par terre.

— Cette fois, insista Navigorn, nous allons le trouver. J’en ai le pressentiment.

— Oui, fit Septach Melayn. Cela ne fait aucun doute.

Il s’éloigna d’eux et s’assit sur un rocher, au bord du lit de la rivière. De petits animaux gros comme la main, aux nombreuses pattes et au corps recouvert d’écailles, cherchaient leur nourriture dans la couche supérieure des cailloux, creusant pour saisir de petites créatures qu’ils remontaient à la surface afin de les manger. Des sortes de scarabées, de petits crustacés ou peut-être les poissons de cette rivière à sec. Des poissons à pattes seraient parfaitement adaptés à une rivière sans eau. Un des animaux écailleux se hissa sur les cailloux et considéra Septach Melayn avec sa demi-douzaine d’yeux ronds et brillants comme s’il s’apprêtait à lancer une attaque contre sa cheville pour en connaître le goût. Tout ne cherchait qu’à mordre à Stoienzar, même les plantes. Septach Melayn lança un cailloux dans la direction de la bestiole qui disparut aussitôt.

Malgré sa vitalité et sa résistance, la vie dans cette contrée était une rude épreuve. Quant aux autres, ils devaient souffrir le martyre. L’hostilité inlassable de la nature était si excessive qu’elle en devenait risible ; mais on ne riait pas longtemps quand le danger pouvait surgir à chaque instant. Et tout le monde commençait à se lasser de cette aventure. Ils avaient l’impression d’avoir passé leur vie à traquer Dantirya Sambail, d’abord dans les territoires du Levant, puis sur la route de Ketheron, Arvyanda et Sippulgar, et maintenant dans cette interminable traversée de Stoienzar.

Depuis combien de temps exactement étaient-ils là ? Des semaines ? Des mois ? Chaque jour se fondait dans le suivant. Ils avaient l’impression que des siècles s’étaient écoulés depuis leur arrivée dans cette région monstrueuse.

À trois reprises, déjà, des éclaireurs avaient rapporté qu’ils avaient découvert le campement du Procurateur. Un endroit animé, grouillant de centaines d’hommes, contenant des tentes, des flotteurs et des montures, des provisions en quantité… Mais tout disparaissait dans la nuit quand ils faisaient avancer les troupes pour se préparer à l’assaut. Les éclaireurs étaient-ils victimes d’une illusion ? Ou bien était-ce l’absence du campement, quand ils revenaient avec l’armée, qui constituait une illusion ?

Quoi qu’il en fût, Septach Melayn était convaincu qu’il y avait de la sorcellerie dans l’air. Dantirya Sambail jouait avec eux. Et il se préparait assurément, pendant ce temps, à lancer l’attaque longuement mûrie lui permettant de se venger de Prestimion qui contrecarrait ses plans depuis si longtemps et l’empêchait d’assouvir sa soif de pouvoir.

Un des petits animaux écailleux du lit de la rivière le regardait maintenant, à trois ou quatre mètres de distance. À demi dressé, il dessinait dans l’air des arabesques avec sa multitude de petites pattes.

— Es-tu un espion du Procurateur ? Eh bien, tu lui rapporteras ceci de la part de Septach Melayn !

Il lança une pierre en direction de l’animal, en visant soigneusement cette fois. Mais la petite créature parvint à éviter le projectile en se déplaçant prestement de quelques centimètres ; elle continua de le regarder fixement, comme pour le mettre au défi de recommencer.

— Bien joué ! Il n’y en a pas beaucoup qui sont capables d’éviter les attaques de Septach Melayn !

Il se désintéressa du petit animal. Une somnolence venait de le prendre, bien que ce fût à peine l’heure du crépuscule. Dans un premier temps, il essaya de résister, redoutant, s’il cédait au sommeil, que les animaux de la rivière se jettent sur lui. Puis il reconnut les signes annonciateurs d’un message de la Dame et s’abandonna à son pouvoir.

Il glissa en quelques instants dans l’état de rêve, au bord du lit caillouteux de la rivière à sec. Il ne se trouvait plus dans la terrible jungle de Stoienzar, mais dans une radieuse clairière du merveilleux parc de lord Havilbove, sur les pentes du Mont du Château et la Dame de l’île était en sa compagnie, la mère de Prestimion, la belle princesse Therissa, qui lui disait qu’il n’avait pas à avoir peur, qu’il devait aller de l’avant et frapper fort.

— Ce n’est pas une question de peur, madame. Mais comment frapper quelque chose que je ne puis voir ?

— Nous vous aiderons à voir, dit la Dame de l’île. Nous vous montrerons le visage de l’ennemi. Et alors, Septach Melayn, ce sera à vous d’agir.

Ce fut tout. Le message était terminé. La Dame avait disparu. Septach Melayn ouvrit les yeux en battant des paupières ; il se rendit compte qu’il avait rêvé.

Devant lui une demi-douzaine des petits animaux à écailles, sortis des cailloux, étaient disposés en demi-cercle, à vingt centimètres du bout de ses bottes. À demi dressés, ils agitaient leurs pattes supérieures un peu comme s’ils voulaient jeter un charme sur lui. Serait-ce un conclave de sorciers miniatures ? Préparaient-ils une attaque concertée ? Allaient-ils se jeter sur lui et plonger leurs petites griffes dans sa chair ?

Apparemment pas. Ils restaient là, à le regarder. Fascinés, peut-être, par le spectacle de cet humain aux jambes interminables allongé sur un rocher. Il ne se sentait pas en danger. La vue des petits animaux gravement disposés en demi-cercle était avant tout amusante.

Il se dit que c’étaient les premiers habitants de la péninsule de Stoienzar qui n’avaient rien de pernicieux dans leur aspect.

Un bon présage. Les choses allaient peut-être commencer à s’arranger. Peut-être.

14

— Maintenant ! fit Prestimion. Si vous êtes prêts, commençons !

Ils étaient rassemblés autour de lui, tous les quatre, dans la suite royale du Pavillon de Cristal dont il avait fait son quartier général : Dinitak, Dekkeret, Maundigand-Klimd et la Dame de l’île. C’était juste avant l’aube. Ils se préparaient depuis dix jours pour ce moment, avec la plus intense concentration.

Dinitak portait le casque des rêves : il serait le fer de lance de l’attaque. La Dame, le front ceint de son bandeau d’argent, superviserait tous les aspects de l’affrontement et en tiendrait Prestimion informé.

— Oui, monseigneur, je suis prêt, fit le jeune Barjazid avec un clin d’œil impudent au Coronal.

Il ferma les yeux. Régla quelque chose sur le bord du casque. Projeta son esprit au loin, vers le campement de Dantirya Sambail.

Une éternité s’écoula. La joue gauche de Dinitak commença à frémir, le coin de sa bouche se releva en une affreuse grimace ; il leva la main gauche, écarta les doigts qui se mirent à trembler comme des feuilles au vent.

— Il concentre l’énergie du casque sur son père, murmura la princesse Therissa. Il le trouve. Il établit le contact.

Le jeune homme tremblait. Tremblait. Tremblait.

Dekkeret se tourna vers Maundigand-Klimd.

— Avons-nous raison de faire cela ? demanda-t-il à voix basse. Je connais le père ; il tuera son fils s’il le peut.

— Restez calme, fit le Su-Suheris. La Dame le protégera.

— Pensez-vous vraiment qu’elle…

D’un geste irrité, Prestimion les fit taire.

— Es-tu aussi en contact avec Septach Melayn ? demanda-t-il à sa mère.

Un hochement de tête.

— Où est-il ? Loin de Dantirya Sambail ?

— Très, très près. Mais il l’ignore. Le voile d’ignorance protège encore le campement du Procurateur.

Dinitak émit une sorte de grognement, presque un petit cri. Il ne sembla pas s’en rendre compte. Ses yeux étaient encore fermés ; ses deux mains serrées à faire ressortir les jointures des doigts ; des frémissements convulsifs parcouraient les deux côtés de son visage, de sorte que ses traits ne cessaient de se déformer et de se tordre.

— Il a établi le contact avec son père, annonça la princesse Therissa. Leurs esprits se touchent.

— Et alors ? Et alors ?

Mais la Dame avait fermé les yeux, elle aussi.

Prestimion rongeait son frein. Il était exaspérant de livrer ainsi une bataille par procuration, à – à combien ? – trois mille kilomètres de distance. L’inactivité le rendait fou. Quelque part là-bas se trouvait Dantirya Sambail, Venghenar Barjazid à ses côtés, coiffé du casque des rêves. Un peu à l’est de leur campement, Septach Melayn, Gialaurys et Navigorn étaient à la tête des troupes qui avaient traversé la péninsule. Une seconde armée, un régiment des forces pontificales sous le commandement d’un officier du nom de Guyan Daood, s’apprêtait à établir la jonction. Pendant ce temps, le Coronal de Majipoor dans sa suite luxueuse, loin du théâtre des opérations, réduit au rôle d’observateur, dépendait d’un jeune homme à peine sorti de l’enfance pour lancer ses armées dans la bataille et de sa mère pour lui raconter ce qui se passait.

— Barjazid sait qu’on l’attaque, articula la Dame d’une voix lointaine, comme si elle était en transe. Mais il n’a pas encore découvert qui… Ah !… Ah !…

Elle tendit le doigt vers Dinitak. Prestimion le vit reculer brusquement, comme si une lame chauffée au rouge venait de mordre dans sa chair. Il tituba, faillit perdre l’équilibre. Dekkeret tendit prestement le bras pour le soutenir. Mais il ne voulait pas être soutenu ; écartant Dekkeret comme un insecte importun, il se planta solidement sur ses jambes écartées, rejeta la tête et les épaules en arrière, et laissa pendre ses deux bras. Il tremblait de la tête aux pieds. Ses mains s’ouvraient et se refermaient, serrant alternativement les poings et écartant les doigts.

Un nouveau son franchit les lèvres de Dinitak, plus étrange que le précédent, grave et âpre, à mi-chemin entre le grondement et le gémissement. Prestimion eut l’impression de l’avoir déjà entendu, mais où ? Puis cela lui revint : c’est le krokkotas, l’animal tueur d’hommes dans sa cage, au marché de minuit de Bombifale, qui avait émis ce son affreux. Dantirya Sambail aussi, le jour où il était allé le voir dans les tunnels de Sangamor, avait laissé échapper le même son, le grondement du krokkotas, un cri horrible de rage étouffée, de haine, de menace.

Et maintenant, il venait de Dinitak.

— Le père parle par la gorge du fils, murmura la Dame. Il crie sa rage devant cette trahison.

Prestimion vit Dekkeret blêmir. Il comprit aussitôt ce que devait penser le jeune chevalier : que l’affrontement tournerait certainement à l’avantage de Venghenar Barjazid, que son habileté supérieure dans le maniement de l’appareil, sa nature rusée et sans scrupules, sa détermination farouche finiraient par être trop pour Dinitak. Ils verraient peut-être le jeune homme détruit sous leurs yeux.

Mais le jeune Barjazid avait répété qu’il était confiant dans ses chances de réussir ; de toute façon, ils n’avaient plus le choix. Ils avaient choisi cette solution : il fallait aller jusqu’au bout.

Et Dinitak Barjazid semblait résister à la contre-offensive de son père.

Le grondement terrifiant avait cessé. Les tremblements s’étaient apaisés. Dinitak restait ferme sur ses jambes, dans un état de transe, les narines palpitantes, les yeux ouverts mais sans rien voir, la mâchoire pendante découvrant les dents. Sa contenance était étrangement calme, comme si, après le passage d’une violente tempête, il avait découvert une zone de calme.

— Dites-moi ce qui se passe, mère, fit Prestimion en se penchant avidement vers elle.

— Oui. Oui.

Elle semblait très loin. Les mots sortaient de sa gorge avec difficulté.

— Ils sont en train de lutter pour le pouvoir… Aucun des deux ne parvient… à faire bouger l’autre. La situation est bloquée, Prestimion… bloquée…

— Si seulement je pouvais faire quelque chose !

— Non. Inutile. Il tient son père en respect… il l’empêche… il l’empêche de…

— De quoi, mère ?

Prestimion attendit.

— Alors ?

— De maintenir le voile d’ignorance, fit la princesse Therissa.

Elle sortit de sa transe, regarda Prestimion au fond des yeux.

— Son père est incapable de faire les deux choses à la fois, repousser les assauts de son fils et maintenir en place le voile d’ignorance autour du campement du Procurateur. Le voile est en train de se lever ; la voie est libre pour Septach Melayn.

Cette partie de la jungle ressemblait à toutes les autres : un lieu peuplé de monstres. La chaleur. L’humidité. Un sol sablonneux, mou, marécageux. Des bouquets de manganozas partout. D’étranges plantes, d’étranges oiseaux dans les frondaisons, d’étranges petits animaux les observant avidement depuis le couvert des broussailles, des nuages de sinistres insectes bourdonnants qui emplissaient la moitié du ciel sous l’œil énorme du soleil. Sur leur gauche il y avait l’océan tout proche, sur leur droite une impénétrable muraille végétale. Le littoral nord, très peuplé, de la péninsule, s’étendait derrière ces arbres, une agréable région aux ports animés, aux fermes prospères, aux riches stations balnéaires, aux villas en bord de mer. Où ils se trouvaient, on ne pouvait imaginer que tout cela existait. Le littoral nord aurait aussi bien pu être sur une autre planète.

Les végétaux comme les animaux étaient d’infatigables ennemis. Des créatures cauchemardesques armées de crocs et de griffes étaient tapies partout. Et il leur fallait sans cesse abandonner la sécurité des flotteurs, les lanceurs d’énergie à la main, pour réduire en cendres les enchevêtrements de plantes et de lianes hostiles et opiniâtres qui bouchaient le passage. À quoi bon tout cela ? Pour traquer un ennemi invisible qui s’évanouissait comme un feu follet.

Mais ce jour-là serait différent. La Dame de l’île leur en avait fait la promesse.

— Sens-tu sa présence ? demanda Gialaurys à Septach Melayn avec qui il partageait le flotteur de tête.

— Oui, je la sens.

Il recevait des messages, dans l’état de veille comme de sommeil, depuis une journée et demie. Il n’avait jamais vécu une telle expérience ni même imaginé qu’elle fut possible : la présence constante de la Dame dans un recoin de son esprit, qui s’adressait doucement à lui, souvent sans utiliser de mots, juste en l’effleurant, en l’encourageant, en le réconfortant, en lui communiquant sa force.

Elle était avec lui en ce moment.

Soyez debout avant l’aube. Avancez sans hésiter. Vous êtes à portée de votre ennemi.

— Que dit-elle ? demanda Gialaurys. Raconte-moi, Septach Melayn ! Raconte-moi ! Je veux savoir !

On eût dit un gros animal apprivoisé, trop affectueux, qui ne cessait de se frotter contre lui.

— Sommes-nous vraiment tout près ? Pourquoi ne voyons-nous rien ? Même pas la fumée des feux de camp…

— La paix, Gialaurys !

Il fallait être patient avec ce grand gaillard au cœur d’or.

— Le voile d’ignorance est toujours tendu devant nous…

— Mais la Dame a dit qu’il allait se soulever…

— La paix, Gialaurys ! Je t’en prie.

— Je te trouve très bizarre aujourd’hui, Septach Melayn.

— Moi aussi, je me trouve bizarre. Je ne me reconnais plus. Mais laisse-moi écouter les messages de la Dame sans piailler dans mes oreilles…

— Elle te parle même quand tu es éveillé ?

— Je t’en prie ! lança Septach Melayn avec un mélange de lassitude et d’irritation.

Cette fois, Gialaurys se le tint pour dit : boudeur, il se retira de son côté de la cabine.

Les troupes s’étaient mises en route juste après l’aube ; une heure plus tard, le soleil montait rapidement dans le ciel. Ils semblaient se diriger légèrement vers le nord-ouest, sans jamais s’éloigner de la côte de plus de quelques kilomètres. C’est la Dame, de la pointe occidentale de la péninsule où elle se trouvait avec Prestimion, qui les guidait par l’intermédiaire de Septach Melayn.

Une mystérieuse entreprise, Septach Melayn le savait, avait lieu à Stoien sous la direction de Prestimion et avec l’aide de la Dame. Il ignorait en quoi elle consistait, savait seulement qu’ils avaient trouvé un moyen de s’attaquer de loin à Dantirya Sambail et qu’ils allaient très bientôt parvenir à soulever le voile tendu sur l’abominable jungle, qui, depuis des semaines, l’empêchait de donner l’assaut aux positions ennemies.

Était-ce la vérité ? Ou s’agissait-il d’une triste hallucination née dans son esprit épuisé par les fatigues de la campagne. Comment le savoir ?

Que faire d’autre qu’obéir aux indications qui se formaient dans son esprit sur la route à suivre, en espérant que c’étaient les bonnes ? Et continuer à aller de l’avant jusqu’à l’aboutissement de cette affaire, si cela devait arriver un jour.

Il ne s’attendait certainement pas à cette vie de labeur et de frustrations quand Prestimion avait été pressenti comme héritier du trône.

Tout s’est passé bizarrement depuis, se dit Septach Melayn, en revenant en pensée sur les quelques années troublées du début du règne de lord Prestimion. « Lord Confalume vient de me dire que je serai le prochain Coronal », avait annoncé un soir Prestimion à ses amis quand ils étaient bien plus jeunes qu’aujourd’hui, quelques milliers d’années plus jeunes. Ils avaient fait la fête bien avant dans la nuit, Prestimion et lui, Gialaurys et le petit duc Svor. Akbalik était venu les aider à finir le vin, Navigorn les avait rejoints avec Mandrykarn, tombé au champ d’honneur, Abrigant, peut-être avec un autre des frères de Prestimion, et Korsibar. Oui, Korsibar était là aussi. Il avait joyeusement étreint Prestimion, comme les autres ; l’idée absurde de s’emparer du trône ne lui avait pas encore effleuré l’esprit. L’avenir leur avait paru lumineux, cette nuit-là. Puis il y avait eu l’usurpation, la guerre civile, l’effacement des souvenirs et maintenant cette nouvelle affaire avec Dantirya Sambail ; ce règne n’avait été depuis le début qu’épreuves et chagrins. Qu’est-ce que cela leur avait apporté que Prestimion devienne Coronal, sinon une vie de douleurs, de lassitude et de chagrins pour quelques amis trop tôt disparus ?

Et maintenant… Cette interminable traversée de la péninsule à la poursuite d’un fantôme…

Septach Melayn se dit avec résignation qu’il n’y avait pas à mettre en question les desseins du Divin. Qui, un jour où l’autre, les rappellerait tous à la Source, car tel était le destin de tous ceux – grands ou petits – qui avaient jamais foulé le sol de la planète. Qu’est-ce que cela changerait, ce jour venu, qu’ils aient eu à supporter les désagréments de la traversée de cette jungle alors qu’ils auraient préféré faire bombance au Château ?

Rengaine tes gémissements, se dit-il. Continue d’avancer, là où tu dois aller. Accomplis ta tâche, quelle qu’elle soit.

Il regardait devant lui, à travers le pare-brise du flotteur.

— Gialaurys ?

— Tu as dit que tu ne voulais pas parler.

— C’était avant. Regarde, Gialaurys ! Regarde ! Septach Melayn arrêta précipitamment le véhicule et tendit un doigt tremblant vers le nord.

Gialaurys suivit son doigt, se frotta les yeux, regarda de nouveau.

— Une clairière ? fit-il, l’air stupéfait. Des tentes ?

— Une clairière, oui. Et des tentes.

— Tu crois que Dantirya Sambail est là ? Septach Melayn hocha la tête sans parler. Ils étaient tombés sur une portion de route, large comme deux flotteurs, coupant la piste qu’ils suivaient. Elle commençait au nord, au milieu des bosquets de manganozas, et semblait se diriger vers la côte. Dans la trouée qu’elle faisait au milieu des palmiers-scies, ils distinguaient les tentes d’un campement d’importance en pleine jungle, une sorte de bivouac improvisé comme ceux que les éclaireurs avaient repérés plusieurs fois, mais qu’ils n’avaient jamais été capables de retrouver le lendemain.

Et il entendit la douce voix de la Dame qui lui faisait savoir qu’ils avaient enfin atteint leur but et devaient se préparer à l’offensive.

Il descendit de leur flotteur, s’élança au pas de course vers le véhicule suivant, celui de Navigorn, qui s’était aussi arrêté. Navigorn regardait par la vitre, la mine perplexe.

— Avez-vous vu ? demanda Septach Melayn.

— Si j’ai vu quoi ? Où ?

— Le campement du Procurateur ! Ouvrez les yeux, bon sang ! Juste là… là…

En se tournant pour indiquer l’emplacement du camp à Navigorn, Septach Melayn battit des paupières et porta la main à sa bouche en étouffant un grognement stupéfait.

Tout avait disparu. Ou n’avait peut-être jamais été là. Il n’y avait plus de route, plus de clairière, plus de campement ; rien d’autre que l’habituel écran impénétrable des manganozas.

— De quoi parlez-vous, Septach Melayn ? Que voyez-vous ?

— Je ne vois plus rien, Navigorn, c’est bien le problème. Je l’ai vu, Gialaurys aussi, il y a quelques instants… et maintenant, plus rien.

Septach Melayn implora la Dame de lui donner une explication. Au début, il n’y eut pas de réponse ; elle ne semblait plus être avec lui.

Puis il la sentit revenir. Mais, quand elle fut là, sa présence resta distante et floue, comme si elle avait subi une grande diminution de sa force. C’est avec les plus grandes difficultés qu’il réussit à interpréter les pulsions hésitantes du contact sans paroles qui s’était établi entre eux.

Lentement, la lumière se fit dans son esprit.

Ce qu’il avait perçu un moment plus tôt – la vue de la route de la jungle et du campement – n’était pas une illusion. L’ennemi qu’ils traquaient depuis si longtemps était bien caché juste derrière la muraille végétale. Pendant un moment fugitif et grisant, il avait été possible à son regard de traverser le voile d’ignorance sous lequel se dissimulait le Procurateur.

Mais le moyen qui avait permis de soulever le voile avait perdu de sa force. L’effort avait été trop intense ; le voile était retombé.

Ils auraient pu, bien entendu, lancer une offensive contre les positions toutes proches de Dantirya Sambail, mais c’eût été partir au combat un bandeau sur les yeux. Le Procurateur et tous ses hommes leur resteraient invisibles alors qu’ils s’exposeraient totalement en donnant l’assaut au camp d’un ennemi qu’ils ne pouvaient pas voir.

Il était évident pour Prestimion que Dinitak faiblissait. Malgré son teint hâlé d’enfant de Suvrael, son visage était devenu étrangement pâle ; il avait les yeux injectés de sang, les joues creusées par une fatigue inhumaine.

Il semblait frissonner. Il appuyait de loin en loin le bout des doigts sur ses tempes. Son casque était légèrement de travers, mais il ne semblait pas l’avoir remarqué.

L’opération avait à peine commencé depuis deux heures et ils étaient sur le point de perdre leur joueur clé.

— Tiendra-t-il, mère ? demanda doucement Prestimion.

— Il s’affaiblit très vite, je le crains. Il a réussi à perturber le pouvoir d’illusion de son père, pas à le détruire. Et les forces commencent à lui manquer.

La Dame aussi commençait à montrer des signes de fatigue. Par l’intermédiaire de son bandeau, elle maintenait le contact depuis le lever du soleil avec Septach Melayn au fond de la jungle de Stoienzar, elle observait à distance le campement de Dantirya Sambail et s’était aussi unie à Dinitak Barjazid tandis que le garçon utilisait son casque contre son père. L’effort de ces trois niveaux de perception simultanés devait être épuisant.

Prestimion se demanda si l’assaut contre Dantirya Sambail allait échouer avant même que le premier coup eût été porté.

Il se retourna vers Dinitak : le garçon allait s’effondrer. Son visage luisait de sueur, ses globes oculaires roulaient dans leurs orbites, si bien que seul le blanc des yeux était parfois visible. Il avait commencé à se balancer violemment d’avant en arrière, en équilibre instable sur la plante des pieds, en émettant une sorte de bourdonnement.

À l’évidence, Dinitak ne pouvait plus agir efficacement contre son père. Selon toute vraisemblance, Barjazid était en train de lui infliger une sévère correction par l’intermédiaire de son casque et, d’un moment à l’autre…

Dinitak pivota sur le côté, demeura un instant pétrifié dans une position accroupie, fut secoué de la tête aux pieds par un grand frisson et commença à s’affaisser.

Dekkeret poussa un cri et s’élança vers lui avec la même vivacité que celle dont il avait fait preuve à Normork, le jour où le dément à la faux avait surgi de la foule. Dinitak tombait en tournant sur lui-même ; d’un bond, Dekkeret le saisit aux épaules et amortit sa chute.

Le casque avait été projeté de la tête du garçon dans le dernier spasme qui l’avait secoué : pendant le moment de désarroi qui suivit, le fragile dispositif sembla flotter dans la pièce. Tendant la main presque sans y penser, Prestimion le saisit au vol entre deux doigts quand il passa près de lui.

Il regarda fixement l’objet posé au creux de sa main et comprit ce qu’il fallait faire dans ce moment d’incertitude.

— À moi de jouer maintenant, déclara-t-il. Sans attendre la réaction des autres, il leva le casque au-dessus de sa tête, attendit une fraction de seconde et le mit en place.

Ce n’était pas la première fois qu’il en ceignait son front. Cédant à son insistance, Dinitak Barjazid avait fait pour Prestimion trois séances d’initiation ces quinze derniers jours : d’infimes explorations, de brefs aperçus de ce que le casque était capable de faire. Il avait appris d’une manière rudimentaire le fonctionnement du dispositif de commande et avait fait des sauts de puce jusqu’à la périphérie de l’esprit de Dinitak et de celui de Dekkeret. Mais l’occasion ne lui avait pas été donnée d’effectuer une véritable expérience à distance.

Il allait le faire maintenant.

— Aidez-moi, si vous pouvez, fit-il en se tournant vers Dinitak, affalé par terre, le dos soutenu par Dekkeret. Comment trouver la péninsule de Stoienzar ?

— Le bouton d’ascension verticale pour commencer, répondit le jeune homme d’une voix faible et tremblante d’épuisement, à peine audible. Vous montez et vous tournez. Puis vous choisissez votre route d’en haut.

Monter et tourner ? Facile à dire. Mais comment… Il n’y avait rien d’autre à faire que de se lancer. Prestimion tourna le bouton, très légèrement, et fut aussitôt projeté dans les airs. Chevaucher la foudre, en effet. Ou une fusée lancée dans l’espace. Son esprit s’éleva à une vitesse vertigineuse à travers la zone bleu-gris de l’atmosphère et au-delà, dans les ténèbres, en direction du soleil.

L’énorme masse incandescente vert doré de l’astre se trouvait juste devant lui, trop près, dans le vide pur de l’espace, projetant des flammes dans toutes les directions. À sa lumière stupéfiante, Prestimion vit Majipoor au-dessous de lui, un globe minuscule tournant lentement sur lui-même. À cette distance, le pic du Mont du Château, l’unique saillie de la planète, n’était pas plus gros qu’une aiguille. Prestimion savait que c’était une aiguille colossale, qui transperçait la couche d’air entourant le globe et s’enfonçait dans les ténèbres de l’espace.

La planète continua de tourner ; le Mont du Château se déroba à sa vue. L’étendue bleu-vert qu’il avait maintenant au-dessous de lui était la Grande Mer dont si peu d’explorateurs avaient vu les côtes ; il reconnut Zimroel, avec l’île du Sommeil et l’archipel de Rodamaunt. Il resta un moment indéfini suspendu entre les étoiles et la planète, et vit réapparaître Alhanroel, cette fois du côté qui faisait face à Zimroel. À peu près à la hauteur du milieu de la Grande Mer, il vit distinctement ce qu’il cherchait ; tout à fait en bas de la côte plongeant vers le sud, le pouce allongé que formait la péninsule de Stoienzar.

Je suis beaucoup trop haut, se dit-il. Je dois redescendre. Je suis resté beaucoup trop longtemps ; des années se sont écoulées, des siècles. La bataille est terminée ; le monde a poursuivi son chemin ; l’histoire de mon règne est écrite. Je suis resté trop longtemps. Je dois redescendre. Il se laissa descendre. Avec une aisance étonnante, il se déplaça vers la côte d’Alhanroel.

Doucement. Voici Stoien. Nous y sommes en ce moment, quelque part, même si je suis ici aussi. Maintenant, je suis la côte méridionale en direction de l’est. Oui. Voilà. La péninsule. La jungle.

D’un million de kilomètres lui parvint une voix qui pouvait être celle de Dinitak Barjazid.

— Cherchez le point de feu, monseigneur. C’est là que vous les trouverez.

Le point de feu ? Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ?

Tout devant lui n’était que chaos. Plus Prestimion se rapprochait de la surface de la planète, plus tout devenait incompréhensible. Il trouva la commande de contrôle latéral du casque, se força à plonger dans l’épaisse couche de brouillard et de noirceur qui recouvrait tout. Petit à petit une certaine clarté se fit jour dans la confusion. L’effort était énorme, son esprit en feu. Il pénétrait dans la zone de l’écran défensif de Venghenar Barjazid. De grandes ondes de force explosive se propageaient autour de lui dans le firmament et le ballottaient en tout sens ; il devait résister pour ne pas dégringoler comme un météore dans la mer qui s’agitait et écumait comme du lait frais au-dessous de lui.

Il retrouva son équilibre. Parfaitement droit, il s’enfonça dans la barrière sombre, s’efforça de la traverser de part en part.

Une lumière éclatante lui apparut.

Un point de feu, comme l’avait dit le jeune Barjazid, une zone ardente brillant à travers le nuage incompréhensible qui l’enveloppait encore.

— Ils sont là ! s’écria-t-il. Oui, je les vois ! Mais comment faire pour…

Prestimion sentit soudain un soutien lui arriver. Une main amicale qui l’aidait à se tenir droit. Il sentit sa mère entrer en contact avec lui par l’intermédiaire du bandeau, effleurant son esprit, lui offrant sa force et sa sagesse. Elle devait de son côté exécuter les instructions que Dinitak Barjazid avait la force de lui donner.

Il savait maintenant ce qu’il devait faire.

À l’aide d’un des boutons du casque, il centra son esprit sur le point de feu ; l’intensité de la lumière diminua. Il vit distinctement le campement dans la jungle comme s’il se trouvait au beau milieu de la clairière, à la hauteur du sol. Les tentes, les piles de munitions, les flotteurs et les montures.

Il se demanda à travers les yeux de qui il voyait tout cela. La réponse vint rapidement. En fouillant dans l’esprit de son hôte, il découvrit un noyau brillant de malveillance brûlant avec une terrible intensité. Il ne put réprimer un frisson en reconnaissant l’âme de celui qu’il touchait : le bras droit du Procurateur, l’odieux Mandralisca.

Être à l’intérieur de cet esprit était comme nager dans une mer de lave en fusion. Il supposait que, sans casque, Mandralisca ne pouvait rien contre lui. Mais tout contact avec cet homme était une expérience à ne pas prolonger.

Prestimion poussa. Mandralisca recula en titubant et disparut.

C’est Venghenar Barjazid que je veux. Puis Dantirya Sambail.

— Mère ? Aide-moi à trouver l’homme au casque.

Inutile. Venghenar Barjazid l’avait trouvé, lui, et s’efforçait de repousser l’intrus.

Le premier coup fut rapide et surprenant. Prestimion eut la sensation d’être frappé simultanément à l’arrière du crâne et au creux de l’estomac. Le souffle coupé, il tituba sous la violence du choc. Il chercha désespérément à reprendre son souffle. Mais Barjazid était impitoyable, son casque plus puissant ; il était passé maître dans l’art de l’utiliser alors que Prestimion restait un novice.

La conscience de Prestimion était partagée. Une partie de lui se trouvait à Stoien, dans une chambre d’hôtel, en compagnie de sa mère, de Dekkeret, de Dinitak et de son mage, l’autre dans une clairière de la jungle de Stoienzar. Dans les premiers élans furieux de l’affrontement, il douta de pouvoir résister à l’assaut féroce de Barjazid. Il ne faisait aucun doute qu’il finirait par être détruit.

Mais il poussa, comme il l’avait fait contre Mandralisca, et Barjazid sembla céder. Prestimion poussa plus fort ; cette fois, la force de la fureur de Barjazid parut diminuer, soit parce que Prestimion avait réussi à le repousser, soit parce qu’il avait pris du recul pour rassembler ses forces avant de lancer un deuxième assaut. Quoi qu’il en soit, cela donna à Prestimion un moment de répit dont il avait bien besoin.

Il savait qu’il serait de courte durée. Il pouvait voir le petit homme comme s’il se trouvait réellement devant lui : lèvres minces, regard fourbe, un vieux collier d’os de dragon de mer autour du cou, le casque des rêves sur le front. Barjazid paraissait habité d’une totale confiance en lui. Ses yeux brillaient d’un plaisir pervers. Prestimion savait qu’il s’apprêtait à porter un second coup, peut-être décisif.

Il rassembla ses forces pour y résister.

Es-tu encore avec moi, mère ? J’ai besoin de toi maintenant.

Oui, oui. Elle était là. Prestimion sentit la présence de la Dame à ses côtés.

D’un seul coup, il prit conscience d’une autre force qui venait se joindre à eux, un nouvel allié dans la bataille. Il émanait de lui une force étrange qui ne ressemblait aucunement au rayonnement doux et affectueux de la Dame. À travers les yeux du nouveau venu, il semblait être en mesure d’aborder une autre dimension de la perception. Au bout d’un moment, Prestimion reconnut la source de cette curieuse modification de son champ de vision, de cette étrange double vision. Ce devait être Maundigand-Klimd qui venait de s’unir à eux. Quelle explication pouvait-il y avoir, autre que l’entrée du mage Su-Suheris dans la bataille ?

Maintenant, Prestimion. Frappe !

Il frappa. Au moment où Barjazid rassemblait ses forces pour porter le coup qui mettrait un terme à leur affrontement, Prestimion frappa avec toute la puissance dont il disposait.

L’habileté de Barjazid avec ces appareils était infiniment plus grande que celle de son adversaire, mais l’esprit qui avait mené Prestimion jusqu’au trône de Majipoor était plus fort que l’âme noire de Venghenar Barjazid. Et Prestimion avait la Dame et Maundigand-Klimd à ses côtés, pour ajouter leur pouvoir au sien. Il frappa Barjazid avec une force stupéfiante et sut aussitôt qu’il avait transpercé les défenses de son adversaire. Barjazid recula en vacillant, déséquilibré par l’énorme décharge d’énergie projetée par son ennemi. Titubant, tournant sur lui-même, il essayait désespérément de demeurer debout.

Encore ! Encore, Prestimion !

Encore, oui.

Et encore et encore. Les jambes de Barjazid se dérobèrent sous lui. Il s’affaissa, face contre terre sur le sol marécageux, émettant de petits gémissements.

Il n’y avait plus rien maintenant pour protéger Dantirya Sambail.

15

— Vous voyez maintenant ? s’écria Septach Melayn. Les tentes ? Les flotteurs ? N’est-ce pas Dantirya Sambail là-bas ? Venez, avant qu’il disparaisse encore !

Il ne savait pas réellement ce qui s’était passé ni pourquoi, car la Dame ne l’accompagnait plus en pensée. La seule certitude était que le camp du Procurateur qui, un moment auparavant, avait été de nouveau recouvert par un voile d’invisibilité venait de réapparaître devant leurs yeux stupéfaits, grands ouverts, sans défense. Septach Melayn savait que le moment était venu de régler définitivement les choses. Une autre occasion ne se présenterait peut-être plus.

Septach Melayn trouvait curieux que les barrières protégeant le campement soient tombées si facilement, mais il se doutait que l’affaire n’avait pas été simple, qu’un combat invisible et acharné avait permis de lui ouvrir la voie.

— Là… oui, fit Navigorn, abasourdi. Je vois le campement. Mais comment…

— C’est l’œuvre de Prestimion, coupa Septach Melayn. Je le sens, il est près de nous maintenant ! Venez, compagnons ! Vite !

Il s’élança dans la clairière, l’épée à la main, encadré par Gialaurys et Navigorn. Les soldats qui les accompagnaient descendirent de leurs flotteurs et leur emboîtèrent le pas. Ce ne serait pas une bataille conventionnelle, mais un coup de main, un raid sauvage et brutal.

— Trouvez le Procurateur ! rugit Gialaurys d’une voix de tonnerre. Lui d’abord !

— Mandralisca aussi ! s’écria Septach Melayn. Ces deux-là ne doivent pas s’échapper !

Mais où étaient-ils ? Une confusion totale régnait dans le campement où des soldats ahuris, en plein désarroi, couraient en tout sens dans un grand tumulte. Comment trouver quelqu’un dans cette mêlée ?

Quand ils pénétrèrent dans le campement, un vieillard décharné, au visage parcheminé, qui était étendu par terre, se releva péniblement et s’avança vers eux d’un pas incertain. Il avait un regard terne, presque vide ; un côté de son visage était déformé, la peau tirée vers le bas, comme s’il avait été récemment victime d’une attaque. Un appareil métallique était posé sur sa tête, un instrument de magie, peut-être. Il émettait des sons à peine articulés, inintelligibles, des propos incohérents. Il tendit des mains tremblantes vers Navigorn qui était le plus près de lui ; Navigorn l’écarta avec mépris et le projeta au sol comme un tas de vieux chiffons.

— Vous ne l’avez pas reconnu ? s’écria Gialaurys. C’est Barjazid ! C’est lui qui est la cause de tout ce gâchis. Du moins ce qui reste de lui.

Il se retourna pour achever le vieillard, mais Septach Melayn, toujours aussi vif, avait déjà mis un terme à ses souffrances d’un coup de poignet désinvolte.

— Je crois voir Mandralisca là-bas, fit Navigorn, le bras tendu vers le fond de la clairière.

De fait, le goûteur du Procurateur longeait fébrilement le mur de manganozas dans l’espoir de trouver une ouverture pour s’enfuir.

— Il est à moi ! lança Navigorn en se ruant vers lui.

— Là-bas s’écria Septach Melayn. Le Procurateur ! Qu’on me le laisse !

À une cinquantaine de mètres, Dantirya Sambail le regardait en souriant dans le tumulte du champ de bataille qu’était devenu son campement. Vêtu d’une simple tunique de toile retenue par une ceinture, chaussé de bottines de cuir souple à bout pointu, il ne semblait pas équipé pour le combat. Mais il avait ramassé quelque part un gros sabre et un poignard à lame mince et longue. Une arme dans chaque main, il fit signe à Septach Melayn d’avancer pour l’affronter en combat singulier. Les yeux violets brillant dans le visage mafflu et rougeaud du Procurateur le regardaient avec ce qui ressemblait à une profonde tendresse.

— Très bien, fit Septach Melayn. Voyons qui de nous est le meilleur, Dantirya Sambail.

Ils avancèrent lentement l’un vers l’autre, chacun fixant son adversaire comme s’il n’y avait eu personne autour d’eux. Le Procurateur tenait le stylet de la main droite, le sabre de la gauche. Septach Melayn s’en étonna ; à sa connaissance, Dantirya Sambail était droitier et un bon gros sabre était son arme préférée. Que manigançait-il ? Voulait-il essayer d’écarter l’épée de son adversaire d’un grand moulinet pour viser le cœur avec son poignard ?

Aucune importance ; il ne réussirait pas. Septach Melayn avait la conviction que le moment était enfin venu de débarrasser la planète de ce monstre.

— Sur le champ de bataille de Thegomar Edge, vous aviez aussi deux armes pour affronter Prestimion, si je ne me trompe, lança Septach Melayn d’un ton cordial. Vous aviez une hache, n’est-ce pas, et aussi un sabre ? Mais il a quand même pris le meilleur sur vous, à ce qu’il paraît.

Les deux hommes tournaient l’un autour de l’autre, cherchant à se placer au mieux. Le Procurateur était plus lourd et plus fort. Septach Melayn plus jeune et plus rapide ; il avait une allonge supérieure.

— Oui, il a pris le meilleur sur vous et vous a accordé la vie sauve. Mais je ne suis pas Prestimion, Dantirya Sambail. Quand je prendrai le meilleur sur vous, ce sera la fin. Et pas trop tôt.

— Vous parlez trop, avec vos frivolités et vos bouclettes ! Vous n’êtes qu’un dandy puéril !

— Un dandy ? Peut-être. Mais puéril, Dantirya Sambail ? Puéril ?

— C’est ce que vous êtes. Approchez, Septach Melayn. Voyons enfin ce que vous êtes capable de faire avec une épée !

— Je consens de grand cœur à vous faire une démonstration.

Septach Melayn, s’avança, ouvrant volontairement sa garde pour encourager le Procurateur à dévoiler son jeu. Mais Dantirya Sambail se contenta de se déplacer en crabe, brandissant le stylet et le sabre comme s’il ne savait pas lui-même quelle arme utiliser. Septach Melayn allongea une botte élégante, pour le simple plaisir de montrer au Procurateur l’éclat du soleil sur sa lame rapide comme l’éclair. Dantirya Sambail hocha la tête en souriant.

— Bien joué, mon garçon, très bien. Mais vous n’avez pas fait couler le sang.

— Jamais quand je décide de frapper dans le vide. Maintenant, regardez bien.

Le moment était venu de faire appel à toutes ses qualités d’escrimeur pour mettre rapidement un terme au combat. Il n’avait aucune envie de jouer avec le Procurateur ; cet homme avait déjà échappé trop souvent à la fin qu’il méritait. Prestimion lui avait offert la possibilité d’en finir : à lui d’achever la tâche. Pas question d’un duel dans les règles, pas question de lui laisser la possibilité d’élaborer une nouvelle traîtrise.

Septach Melayn repartit à l’attaque, feinta négligemment sur la gauche, étouffant un petit rire en voyant Dantirya Sambail prendre cela pour une vraie botte. Tandis que le Procurateur parait le coup avec son sabre, Septach Melayn déplaça sa lame et enfonça la pointe dans la chair du bras qui tenait le poignard. La vue du sang alluma dans les yeux magnifiques du Procurateur une étincelle de fureur et peut-être de peur. Avec un hurlement rageur, il se rua sur son adversaire et abattit son sabre. Un coup à couper un homme en deux, que Septach Melayn esquiva avec aisance. Avec un charmant sourire, il poussa une botte à gauche, plia proprement le poignet et glissa la lame entre les côtes de Dantirya Sambail, l’enfonçant jusqu’à ce qu’il soit certain d’avoir atteint le cœur.

Voilà, se dit Septach Melayn. C’est fait. Ce puits de méchanceté ne fera plus de mal à personne.

Ils restèrent un moment tout près l’un de l’autre. Le Procurateur s’appuyait sur lui, respirant difficilement. Puis il sembla ne plus respirer du tout. Un frisson parcourut son corps à la manière d’une éruption volcanique qui fait trembler le sol et un jet de sang vermeil sortit de ses lèvres. Le Procurateur ne bougeait plus, tel un poids mort contre Septach Melayn qui tendit le bras pour retirer le sabre de la main inerte. L’arme tomba ; Septach Melayn poussa le Procurateur qui bascula sur le côté.

— Un dandy puéril, oui, murmura Septach Melayn. Vous avez raison, c’est certainement ce que je suis… Adieu, Dantirya Sambail. On ne vous regrettera pas beaucoup, je pense.

Mais il n’était pas envahi par un sentiment de triomphe, pas encore ; il n’éprouvait que le sentiment léger de satisfaction de celui qui se sait allégé d’un fardeau. Il regarda autour de lui pour voir comment les autres s’en sortaient.

Gialaurys affrontait trois ou quatre hommes du Procurateur en même temps ; il ne semblait pas avoir besoin d’un coup de main. Il se retourna au milieu de la mêlée, vit Septach Melayn debout près du corps inerte du Procurateur et lui adressa un sourire radieux de félicitations.

Navigorn, semblait-il, n’avait pas eu autant de chance. Il revenait de la barrière de manganozas, l’air accablé. De longues éraflures zébraient de rouge un côté de son visage.

— Cette ordure de Mandralisca m’a échappé ! Il s’est enfoncé dans ces satanés palmiers comme s’ils n’existaient pas et il a disparu… Je l’aurais suivi sans ces arbres de malheur ! Regardez comme ils m’ont lacéré !

Rien ne devait ternir l’heure de gloire de Septach Melayn. Il balança une grande tape amicale sur l’épaule de Navigorn.

— C’est grand dommage, mais il ne faut pas vous en vouloir. Ce goûteur est un démon et il n’est jamais facile d’attraper les démons. Il n’ira pas loin tout seul, soyez-en assuré. Puisse-t-il finir dans l’estomac des crabes des marais ! Regardez ! poursuivit Septach Melayn en montrant les corps qui jonchaient le sol. Regardez le Procurateur ! Et Barjazid est là-bas ! Le travail est fini, Navigorn ! Il ne reste qu’un peu de nettoyage à faire !

À trois mille kilomètres de là, quand la tension se relâcha, Prestimion eut l’impression qu’un câble géant venait de se rompre. Le choc fut si brutal que la tête lui tourna et qu’il recula en titubant.

Dekkeret bondit aussitôt à ses côtés pour le prendre par le bras.

— Je n’ai pas besoin d’aide, merci ! fit Prestimion en se dégageant.

Il ne dut pas être très convaincant, car Dekkeret resta près de lui, attentif.

Prestimion croyait avoir compris ce qui venait de se passer dans le campement du Procurateur, mais il ne pouvait en être certain. En tout état de cause, après son voyage avec le casque et l’affrontement avec Venghenar Barjazid, il était au bord de l’épuisement. Il avait froid, comme après avoir nagé longtemps dans une eau glaciale, et tout tourbillonnait dans sa tête. Il ferma les yeux, prit deux ou trois longues inspirations pour essayer de retrouver son équilibre. Puis il se tourna vers la Dame.

— Il est vraiment mort ? demanda-t-il de la voix faible et cassée d’un homme très fatigué.

Elle inclina gravement la tête. Pâle, les traits tirés, elle devait être aussi épuisée que lui.

— On ne parlera plus de lui. C’est Septach Melayn qui s’en est chargé, n’est-ce pas ?

Maundigand-Klimd, à qui était adressée la question, inclina ses deux têtes en même temps.

— Alors, il n’y aura pas de nouvelle guerre civile, fit Prestimion qui sentait les premières étincelles de joie dissiper la fatigue qui l’écrasait. Le Divin en soit loué ! Mais nous avons encore beaucoup à faire pour rétablir l’harmonie sur la planète.

— Vous devriez reposer ce casque, monseigneur, fit Dekkeret. Le simple fait de le porter doit vous faire perdre de l’énergie. Et après ce que vous avez fait…

— Je viens de dire que je n’avais pas fini ! Écartez-vous, Dekkeret. Écartez-vous !

Sans leur laisser le temps de protester, Prestimion actionna la commande de l’ascension et prit de nouveau son essor. Est-ce raisonnable ?

Oui. Oui. Oui. Tandis qu’il en avait encore la force, il devait faire quelque chose.

Il survola en silence, tel un grand oiseau de nuit, les plus grandes cités de Majipoor. Elles brillaient de mille feux dans leur étincelante majesté : Ni-moya et Stee, Pidruid et Dulorn, Khyntor et Tolaghai, Alaisor et Bailemoona.

Et il sentit en elles le poids de la folie. Il perçut avant tout l’angoisse des myriades d’âmes déchirées qui avaient tant souffert quand il avait effacé de la mémoire du monde les souvenirs de la guerre contre Korsibar. Le cœur gonflé par le chagrin, il sentit, bien plus nettement encore que lorsqu’il avait parcouru la planète avec le bandeau de la Dame, l’étendue du mal qu’il avait fait.

Mais ce qui avait été fait pouvait être défait.

Le casque des Barjazid avait infiniment plus de puissance que le bandeau de la Dame. Elle pouvait rassurer et réconforter, mais celui qui portait le casque était en mesure de transformer. Et peut-être de guérir. Était-ce possible ? Il allait le savoir.

Il effleura de son esprit une âme en grand désarroi. Puis une deuxième, encore une autre, mille, dix mille. Il rassembla les morceaux des âmes brisées, les recolla.

Oui ! Oui !

L’effort était terrible. Il sentait sa force vitale couler comme une rivière vers ceux qu’il guérissait. Cela marchait ; il en était certain. Il poursuivit inlassablement sa tâche, accomplissant une manière de Grand Périple silencieux et secret sur la surface de la planète, tantôt à Sippulgar, tantôt à Sisivondal, puis à Treymone et même à Muldemar, effleurant les esprits, réparant, guérissant.

La tâche était gigantesque. Il savait qu’il lui serait impossible de l’achever en un seul voyage, mais il était résolu à la mettre en chantier, à ramener dès ce jour des ténèbres dans lesquelles ils erraient autant qu’il le pouvait de ceux qu’il avait condamnés à la folie.

Il allait au hasard par le monde. La folie était partout.

Il s’arrêtait ici ou là.

Ici.

Là.

Inlassablement Prestimion descendait, réparait, guérissait. Il ne savait plus, depuis longtemps, s’il allait du nord au sud ou d’est en ouest, s’il survolait Narabal, Velathys ou bien une des cités du Mont. Et il continuait, sans se soucier de l’énergie qu’il dépensait. « Je suis le Coronal lord Prestimion, le monarque consacré par le Divin », disait-il à tous, cent fois, mille fois. Et aussi : « Je vous prends dans mes bras, je vous apporte tout mon amour, je vous fais le présent de vous rendre à vous-même. Je suis Prestimion… je suis Prestimion… je suis Prestimion… le Coronal…»

Que se passait-il ? Le contact était rompu. Le ciel semblait se déchirer. Il tombait… tombait…

Il plongeait vers la mer. En tournoyant. Comme une pierre. La tête la première dans l’obscurité.

— Monseigneur, vous m’entendez ?

C’était la voix de Dekkeret. Prestimion ouvrit les yeux – ce n’était pas chose facile dans l’état d’engourdissement où il se trouvait – et vit la silhouette robuste, aux larges épaules, de Dekkeret agenouillé près de lui. Il était étendu de tout son long sur le sol de la chambre ; Dekkeret tenait le casque des Barjazid.

— Que faites-vous avec ça ? demanda Prestimion. En rougissant, Dekkeret posa l’objet par terre, hors d’atteinte de Prestimion.

— Pardonnez-moi, monseigneur. Je l’ai enlevé, il le fallait.

— Vous… me… l’avez… enlevé ?

— Vous seriez mort si vous l’aviez porté plus longtemps. Nous vous voyions partir. Dinitak m’a dit de vous l’enlever. J’ai répondu qu’il était interdit de toucher le Coronal, que c’était un sacrilège. Puis il m’a dit que si je ne le faisais pas, Majipoor allait avoir besoin d’un nouveau Coronal. Alors, j’ai enlevé le casque : je n’avais pas le choix, monseigneur. Envoyez-moi dans les tunnels si vous voulez. Je ne pouvais pas vous regarder mourir sans rien faire.

— Et si je vous ordonnais de me le rendre maintenant, Dekkeret ?

— Je ne vous le donnerais pas, monseigneur. Prestimion hocha la tête. Avec un petit sourire, il se mit sur son séant.

— Vous êtes dévoué, Dekkeret, et très courageux. Sans vous, rien de ce que nous avons accompli aujourd’hui n’aurait pu se faire. Sans vous et sans ce jeune homme…

— Vous n’êtes pas offensé, monseigneur, de savoir que j’ai retiré votre casque ?

— C’était osé, Dekkeret. Un peu trop, sans doute. Mais non, je ne suis pas offensé. Vous avez fait ce qu’il fallait. Aidez-moi donc à me relever.

Dekkeret le souleva comme s’il ne pesait pas plus qu’une plume, le mit sur ses pieds et attendit un peu, comme s’il redoutait qu’il tombe. Il fit du regard le tour de la pièce : il y avait sa mère, Dinitak, Maundigand-Klimd. Le Su-Suheris était aussi impénétrable que jamais, une haute silhouette distante, ne manifestant aucune émotion. Les deux autres portaient encore des traces de la fatigue du combat, mais ils semblaient récupérer. Comme lui.

— Que faisais-tu, Prestimion ? demanda la Dame.

— Je guérissais la folie. Oui, mère, je la guérissais. Avec l’aide du casque, c’est possible, mais le travail est pénible et ne se fera pas du jour au lendemain.

Il baissa les yeux vers le casque, près des pieds de Dekkeret, et secoua la tête.

— Le pouvoir de cet objet est terrifiant ! Je suis tenté de le détruire, ainsi que ceux que nous trouverons dans le campement du Procurateur. Mais ce qui a été inventé une fois peut revenir. Il vaut mieux le garder et essayer de trouver un bon moyen d’utiliser cette force… à commencer par la tâche que je viens d’entreprendre : aller parmi les déments et les ramener à nous.

Il se tourna vers Dekkeret.

— Dantirya Sambail a rassemblé une flotte au large de Piliplok. Les capitaines attendent l’ordre de faire route sur Alhanroel. Faites-leur savoir, Dekkeret, que l’ordre qu’ils attendent n’arrivera jamais et assurez-vous qu’ils se dispersent paisiblement.

— S’ils refusent ?

— Alors, nous les disperserons par la force, déclara Prestimion. Je prie pour ne pas être obligé d’en arriver là. Dites-leur aussi qu’il n’y aura plus de Procurateur à Zimroel. Le titre est aboli. Nous répartirons les biens de celui qui le détenait entre quelques princes plus fidèles à la Couronne. Mère, poursuivit-il en se tournant vers la Dame, je vous remercie pour l’aide précieuse que vous m’avez apportée et vous souhaite un bon retour dans votre île. Dinitak, vous m’accompagnerez au Château ; nous trouverons quelque chose pour vous. Vous, Dekkeret – prince Dekkeret à compter de ce jour –, et vous, Maundigand-Klimd, préparons-nous à rentrer au Château. Cette triste histoire nous en a trop longtemps éloignés.

16

— Et voici le prince Taradath, annonça Varaile en présentant un petit paquet enveloppé de fourrure.

À un bout, un visage rouge et fripé était visible.

— Ça ? s’écria Prestimion en riant. Ça, un prince ?

— Il le sera, fit Abrigant, venu rapidement de Muldemar, le jour où il avait appris le retour de Prestimion au Château.

Ils étaient réunis dans le grand salon des appartements royaux de la Tour de lord Thraym, la résidence officielle de Prestimion.

— Il sera aussi grand que notre frère Taradath et aussi vif d’esprit. Et, bien sûr, aussi bon archer que son père et escrimeur que Septach Melayn.

— Je commencerai son instruction dès qu’il saura marcher, déclara gravement Septach Melayn. À dix ans, il n’aura pas un rival à sa taille.

— Je vous trouve tous très optimistes, fit Prestimion en regardant le petit visage chiffonné du nouveau-né. Tous les bébés se ressemblent, se dit-il. Mais celui-là est le fils d’un Coronal et le descendant de princes ; nous ferons de lui quelqu’un de bien.

— Puisque tu vois en lui de grandes aptitudes, reprit-il en se tournant vers Abrigant, que te proposes-tu de lui apprendre ? L’emmèneras-tu à Muldemar pour l’initier aux secrets de la vinification ?

— Pour faire de lui un vigneron, Prestimion ? Oh non ! C’est vers la métallurgie que je vais le guider.

— La métallurgie ?

— Je lui confierai la direction des grandes mines de fer de Skakkenoir, les fondations de la prospérité de ton règne. Tu n’as pas oublié, Prestimion, ta promesse de me donner une deuxième chance de découvrir les métaux de Skakkenoir dès que le petit problème avec Dantirya Sambail aurait été réglé ? Depuis, je suis tranquillement resté à Muldemar en attendant mon heure. Je pense qu’elle est arrivée.

— Ah ! oui ! fit Prestimion… Skakkenoir. Eh bien, prends cinq cents hommes ou un millier et va chercher Skakkenoir, Abrigant. Et rapporte-nous dix mille livres de fer, veux-tu ?

— Dix mille tonnes, fit Abrigant. Et ce ne sera que le commencement.

Oui, se dit Prestimion.

Le commencement.

Depuis combien de temps était-il Coronal ? Trois ans ? Quatre ? C’était difficile à dire, à cause de Korsibar et de ce qui avait été réalisé à Thegomar Edge pour faire croire qu’il n’y avait jamais eu de guerre civile. Il ne connaissait pas avec précision la date du début de son règne. Elle serait fixée dans les chroniques du royaume à l’heure de la mort de Prankipin et de l’accession au trône pontifical de Confalume. Mais Prestimion savait qu’il y avait eu deux années de guerre, de campagnes dans les provinces et de batailles avant qu’il monte réellement sur le trône. Et à peine couronné, il avait fallu s’occuper de Dantirya Sambail et de tout le reste…

Il prit le bébé des bras de Varaile, le souleva précautionneusement, ne sachant pas très bien comment s’y prendre. Ils laissèrent les autres – Septach Melayn, Gialaurys, Navigorn, Abrigant et Maundigand-Klimd, tous ceux qui avaient été jusqu’alors les piliers de son règne – pour s’avancer vers la table où étaient disposés les vins de Muldemar apportés pour fêter le retour du Coronal. Du coin de l’œil, Prestimion vit Dekkeret, sans doute intimidé, qui restait au bord du groupe. Le jeune homme était destiné dans les années à venir à être un des personnages en vue du royaume. Il sourit quand Septach Melayn lui fit signe de s’approcher et passa affectueusement le bras autour de ses épaules.

— Et ton père ? demanda Prestimion à Varaile. Il paraît que sa guérison est extraordinaire.

— Un miracle, Prestimion. Mais il n’est pas vraiment redevenu lui-même. Il n’a pas dit un mot sur toutes les possessions que j’ai cédées pendant qu’il était malade. Il n’a pas passé une seconde avec ces gens de la finance qui lui prenaient tout son temps. Il semble avoir perdu tout intérêt pour l’argent. Le bébé, voilà tout ce qui compte pour lui. Mais il m’a dit hier qu’il espère pouvoir te servir de conseiller économique, maintenant que tu es de retour au Château.

Quelle étrange idée de prendre Simbilon Khayf au Conseil. Mais une nouvelle époque s’ouvrait et Simbilon Khayf était apparemment un homme nouveau.

— Son aide sera précieuse, dit-il. J’en suis sûr.

— Il est impatient de te l’apporter. Il a le plus grand respect pour toi, Prestimion.

— Envoie-le-moi dans un ou deux jours, Varaile.

Il s’écarta, passa un moment devant la fenêtre qui donnait sur une cour et d’où on avait une bonne vue sur le Château Intérieur, le cœur de la gigantesque construction, le véritable siège du pouvoir. Ce Château dans lequel il vivait portait aujourd’hui le nom de Château de lord Prestimion et le conserverait jusqu’à la fin de son règne. Le sort de la planète avait été remis entre ses mains et, malgré des débuts hésitants, il avait la certitude que le temps des erreurs était passé, que l’âge des miracles et des merveilles allait commencer. Pour la première fois depuis qu’on était venu lui annoncer que le Pontife Prankipin était mourant et qu’il allait très probablement être choisi pour succéder à lord Confalume, il sentit quelque chose qui s’apparentait à la paix emplir son cœur.

Il laissa son esprit vagabonder au-delà du Château Intérieur et la multitude de salles entourant le cœur du Château pour contempler le Mont et la merveilleuse diversité des plaines de Majipoor. En une fraction de seconde, il entreprit le voyage que nul ne pouvait espérer accomplir dans une vie, d’un bout de la planète à l’autre, et revint sur le Mont, dans le Château et dans cette tour qui était devenue son foyer.

— Prestimion ?

La voix de Varaile ; elle semblait appeler d’une grande distance.

Il se retourna, surpris par cette interruption dans le cours de sa rêverie.

— Oui ?

— Tu tiens le bébé la tête en bas.

— C’est vrai, fit-il en souriant. Tu ferais peut-être mieux de le reprendre.

Peut-être n’en avait-il pas fini avec les erreurs.

En tendant le bébé à Varaile, il se pencha pour l’embrasser sur le bout du nez. Puis il repartit au fond de pièce voir si Septach Melayn, Gialaurys et les autres avaient laissé un peu des meilleurs vins.


FIN DU TOME VI
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