LE LIVRE DES RECHERCHES

1

— Comment pourrais-je rester au Château après ce qui s’est passé ? demanda Navigorn dont le visage aux traits vigoureux exprimait la détresse la plus profonde. Je suis déshonoré, monseigneur. Je ne peux plus regarder personne en face. Vous m’aviez confié une tâche, voyez comme j’ai lamentablement échoué ! Que puis-je faire d’autre que quitter le Château et me retirer des affaires publiques. Je vous en conjure, monseigneur, permettez-moi de…

— Du calme, Navigorn, coupa Prestimion, la main levée. Je ne doute pas que cette histoire vous ait bouleversé, mais j’ai besoin de vous à mes côtés. Je refuse de vous démettre de vos fonctions. Calmez-vous et racontez-moi les circonstances de l’évasion.

— Si je pouvais en être sûr, monseigneur…

— Eh bien, dites-moi ce que vous croyez qu’il s’est passé.

— Je vais faire de mon mieux, monseigneur. Navigorn se leva de son banc à la gauche de Prestimion et commença à aller et venir comme un animal en cage ne disposant pour marcher que d’un espace exigu.

La réunion avait lieu non dans la suite officielle du Coronal, mais dans la modeste et austère salle du trône de lord Stiamot, un curieux vestige d’un passé lointain, située juste à la limite des fastueuses et majestueuses salles où était concentré le pouvoir royal à l’époque moderne. C’était une petite pièce nue, uniquement meublée d’un simple siège de marbre dans le style antique pour le Coronal, de bancs bas pour ses ministres et d’un tapis de Makroposopos aux tons passés, censé être une reproduction de celui de lord Stiamot.

Mais l’époque de lord Stiamot remontait à sept mille ans. Cette petite pièce avait depuis longtemps été remplacée par une splendide salle construite par lord Makhario, qui, à son tour, bien des siècles plus tard, avait cédé la place à une salle du trône encore plus somptueuse, celle de lord Confalume, que le prédécesseur de Prestimion avait meublée d’un trône d’une suprême magnificence qui eût mieux convenu, semblait-il, à un dieu qu’à un simple mortel, fût-il roi. Depuis son retour du petit périple sur le Mont, Prestimion avait pris l’habitude d’utiliser la modeste et discrète salle de Stiamot comme cabinet de travail, préférant sa simplicité à la splendeur de son ancien bureau et au cadre d’une invraisemblable opulence de la salle du trône de lord Confalume. Il avait souri en apprenant que Korsibar avait montré la même préférence dans les premières semaines de son très court règne.

Seuls les membres les plus proches de l’entourage de Prestimion assistaient à la réunion : Septach Melayn, Gialaurys, Maundigand-Klimd et les deux frères du Coronal, Abrigant et Teotas. Prestimion savait qu’il eut été séant d’inviter Vologaz Sar, récemment nommé par Confalume légat du Pontificat au Château ainsi que Marcatain, la haute dignitaire représentant les instances du gouvernement placées sous la conduite de la Dame de l’île. Mais il n’avait pas encore décidé comment il allait s’y prendre pour avouer à sa mère la Dame et au Pontife la grande mystification réalisée sur le monde. Surtout au Pontife. Il avait donc jusqu’alors exercé le pouvoir souverain comme s’il était l’unique Puissance du Royaume, sans rien partager avec les deux autres monarques qui, selon les termes de la Constitution, avaient rang sur lui.

Cette situation ne pouvait se prolonger beaucoup plus longtemps. La crise qui avait éclaté à la suite de l’évasion de Dantirya Sambail l’avait déjà contraint à révéler la vérité à ses deux frères. Il pouvait se fier à eux pour qu’ils tiennent leur langue aussi longtemps qu’il le souhaitait, mais il n’aurait pas qualité pour imposer le silence à sa mère et à Confalume.

— Il y a eu corruption, j’en ai la certitude, déclara Navigorn sans cesser d’aller et venir. Ce Mandralisca…

— Ce démon ! s’écria Gialaurys.

— Ce démon, oui. Le goûteur du Procurateur qui est lui-même le poison ! Il était enfermé à double tour, du moins le pensions-nous, mais il a réussi à soudoyer ses gardiens en leur promettant – ce n’est pas encore établi – de vastes domaines sur Zimroel ou quelque chose d’approchant. Quoi qu’il en soit, quatre d’entre eux ont disparu. Ils l’ont fait évader et sont eux-mêmes partis on ne sait où.

— Avez-vous leurs noms ? demanda Septach Melayn.

— Bien sûr.

— On les retrouvera, où qu’ils soient. Ils seront dûment châtiés, autant que la loi l’autorise.

Septach Melayn fit quelques petits mouvements prestes du poignet, comme s’il portait une botte avec une épée invisible.

— Je me demande, reprit-il, si un être aussi inique que cet ignoble Mandralisca a jamais foulé le sol de notre planète. Dès le premier instant où je l’ai vu, j’ai su…

— Oui, coupa Prestimion avec un sourire sans joie. Je m’en souviens. C’était à l’occasion des Jeux Pontificaux, à la mort de Prankipin, quand nous faisions des paris sur les duels au bâton. Tu avais parié contre Mandralisca pour qui tu avais de la répugnance, mais qui était le meilleur ; tu as perdu cinq couronnes ce jour-là. Très bien, Navigorn, revenons à votre récit. Mandralisca a réussi à s’évader. Comment parvient-il à rejoindre Dantirya Sambail qui se trouve dans une zone éloignée des tunnels ?

— Ce n’est pas clair, monseigneur. Il a dû acheter d’autres complicités.

— Vous payez donc si mal vos hommes, Navigorn, lança Teotas d’un ton virulent, pour qu’ils vendent si facilement leur honneur à des prisonniers ?

Navigorn se retourna vers le jeune frère de Prestimion comme s’il venait de recevoir un soufflet. Ses yeux étincelaient de rage. Jeune et svelte, les cheveux dorés, Teotas, qui offrait une ressemblance frappante avec le Coronal, mais avait un tempérament plus fougueux, affronta le regard de Navigorn avec le même feu dans les prunelles. Les deux hommes donnèrent un moment l’impression qu’ils allaient en venir aux mains. Mais, juste au moment où Prestimion s’apprêtait à faire signe à Gialaurys de s’interposer, Navigorn se détourna, une expression de lassitude et de défaite sur le visage.

— Votre question ne mérite pas une réponse, fit-il d’une voix grave. Je peux quand même vous assurer que si je leur avais donné cent royaux par semaine, cela n’aurait rien changé. Il a pris possession de leur âme.

— C’est la vérité, glissa Septach Melayn en posant le bout des doigts sur la poitrine de Teotas avant que le jeune prince ait eu le temps de répondre. Mandralisca paie avec l’argent des puissances démoniaques. Il peut, quand il le décide, soudoyer toute personne de son choix. Tout le monde.

— Moi ? Vous ? Prestimion ? repartit vivement Teotas en écartant la main de Septach Melayn. Démon ou pas, il ne peut acheter tout le monde. Vous parlez pour vous-même, Septach Melayn !

— Suffit ! lança Prestimion avec un geste d’agacement. Nous nous égarons… Quelle est votre opinion, Navigorn ? Comment Mandralisca a-t-il pu rejoindre le cachot de son maître ?

— Je l’ignore ; j’imagine que l’un des quatre gardiens l’a aidé. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il a retrouvé le Procurateur, qu’il l’a libéré et l’a fait sortir des tunnels sans que personne tente d’intervenir. Selon toute vraisemblance, il a jeté un sortilège qui lui a permis de brouiller l’esprit des hommes de garde à la porte et de les plonger dans une sorte de sommeil.

— J’ignorais que ce Mandralisca était versé dans la sorcellerie, fit Prestimion sans cacher son étonnement.

— Tout le monde est en mesure de mettre en œuvre un ou deux sortilèges simples, glissa Maundigand-Klimd. Et celui-ci est des plus simples.

— Pour vous, peut-être, objecta Prestimion. Mais, s’il avait su utiliser cet artifice de sorcier, il l’aurait fait dès le premier jour de son incarcération. On a dû le lui enseigner secrètement, juste avant son évasion.

— Qui ? demanda Gialaurys.

— Un autre membre de l’entourage du Procurateur, qui a pénétré subrepticement dans les tunnels, lança Septach Melayn. Entré peut-être en utilisant le même moyen que Mandralisca et son maître pour sortir. Un complot ! Ceux de Ni-moya ont découvert où était Dantirya Sambail et ont eu recours à la sorcellerie pour le faire évader !

— C’est une honte ! s’écria Teotas avec un regard mauvais en direction de Navigorn. Si on peut faire évader si facilement des prisonniers des tunnels avec des artifices de sorcier, pourquoi ne pas avoir jeté un sortilège sur la prison pour éviter précisément que cela se produise ?

— Artifices, sortilèges, contre-mesures… Cela n’aurait pas de fin, déclara sèchement Prestimion. Il est impossible de se protéger contre toutes les éventualités, Teotas. Je vous avais demandé, Maundigand-Klimd, poursuivit-il en se tournant vers le Su-Suheris, de dépouiller la mémoire du Procurateur de certains souvenirs bien particuliers. Et je vous avais aussi ordonné de lui ôter toute possibilité d’obéir à des impulsions malfaisantes. Cela a-t-il été fait ?

— Seulement la phase initiale et préliminaire, la suppression des souvenirs dont vous parlez. Le travail plus ambitieux, l’extirpation du mal si profondément enraciné dans son âme, doit être exécuté avec beaucoup de soin, monseigneur, si l’on ne veut pas réduire le sujet à l’état de débile mental.

— Ce ne serait pas une grosse perte ! lança Gialaurys. En tout cas, voilà un beau gâchis : Dantirya Sambail est en fuite, aussi abject que jamais, et il est en route pour Zimroel où il va lever une armée. Mais nous allons prendre toutes les dispositions utiles. Des messagers vont partir, ventre à terre, à l’ouest et au sud. Je vais envoyer un avis d’alerte dans tous les ports de ces deux côtes. Stoien, Treymone, Alaisor… Nous allons le couper de ses bases, le traquer où qu’il soit et le ramener au Château dans les chaînes. Ce n’est pas comme si le Procurateur était difficile à reconnaître.

— Il ne passe pas inaperçu, c’est certain, fit Abrigant, prenant la parole pour la première fois. Mais il n’a peut-être pas pris la direction de l’ouest ou du sud.

— Quoi ? s’écrièrent Gialaurys et Septach Melayn d’une même voix.

— Akbalik m’a remis ceci il y a cinq minutes, avant d’entrer dans cette salle, poursuivit Abrigant en dépliant une dépêche. D’après ce que j’ai lu, quelqu’un ressemblant furieusement au Procurateur de Ni-moya a été vu il y a deux jours dans la province de Vrambikat. Je précise que cette région est à l’est du Mont du Château. Plein est.

— À l’est ? répéta Gialaurys, l’air ahuri. Qu’irait-il faire à l’est ? Ce doit être une erreur. On ne peut pas d’ici atteindre Zimroel en prenant la direction du levant !

— Si, fit Septach Melayn avec un sourire narquois. Il suffit d’atteindre le rivage de la Grande Mer et de faire toute la traversée !

— Personne dans l’histoire de Majipoor n’a jamais traversé la Grande Mer, répliqua Gialaurys avec un grognement agacé. Qu’est-ce qui te fait croire que Dantirya Sambail se lancerait dans cette folle aventure ?

— Espérons que ce soit vrai, fit Abrigant avec un sourire. Nous n’entendrons plus jamais parler de lui !

Septach Melayn partit d’un grand rire en cascade.

— Et si, par miracle, il réussit à atteindre Zimroel au bout d’un ou deux ans, il lui faudra six mois de plus pour rejoindre Ni-moya depuis l’endroit où il aura touché terre, Pidruid, Narabal ou un autre port. Et nous aurons des troupes qui attendront pour procéder à son arrestation.

— L’idée que le Procurateur puisse entreprendre cette traversée est parfaitement idiote, déclara Prestimion, le seul à ne pas avoir une expression amusée. Le projet est irréalisable.

— D’après une vieille légende, glissa Maundigand-Klimd, la traversée a été tentée une fois, au temps de lord Arioc, par un navire appareillant de Til-omon. Il a mis le cap à l’ouest sur la Grande Mer, mais s’est trouvé pris dans un enchevêtrement d’herbe à dragon flottant au fil de l’eau ; il s’est totalement égaré et a erré pendant cinq ans – onze, disent certains – sur la mer avant de retrouver le chemin du port d’où il…

— Très bien, coupa Prestimion, mais je refuse de croire que Dantirya Sambail ait une telle idée en tête. S’il a vraiment pris la direction des territoires du levant, ce ne peut être qu’une ruse. L’est d’Alhanroel est isolé, loin de tout. Il lui serait facile de disparaître pour ne pas être capturé et de bifurquer vers le nord où il pourrait embarquer pour Zimroel à Bandar Delem ou Vythiskiorn. Ou encore de filer au sud, vers les tropiques, pour quitter le continent. La seule possibilité à laquelle je ne crois pas une seconde est qu’il ait sérieusement l’intention de rentrer chez lui en naviguant sur une mer que jamais personne n’a réussi à traverser.

— Que vas-tu faire ? demanda Septach Melayn.

— Envoyer l’armée dans la province de Vrambikat pour essayer de le retrouver avant qu’il ait définitivement disparu. Sous ton commandement, Gialaurys, ajouta Prestimion en se tournant vers le Grand Amiral. Conjointement avec Abrigant. Je veux que vous soyez en route dans moins de cinquante heures.

Il hésita un moment, se tourna vers le Su-Suheris.

— Vous les accompagnerez, Maundigand-Klimd. Et je veux un Vroon aussi. Les Vroons s’y entendent merveilleusement bien pour voyager en suivant la bonne direction. Y a-t-il dans vos relations, Maundigand-Klimd, un Vroon susceptible de vous accompagner ?

— J’en connais un, monseigneur. Il se nomme Galielber Dorn et il a les qualités requises.

— Où peut-on le trouver ?

— À High Morpin, monseigneur. Il a une concession d’art divinatoire au parc des glisse-glaces.

— Ce n’est pas loin. Faites-lui savoir sans tarder qu’il doit se présenter au Château d’ici demain après-midi. Offrez-lui ce qu’il estime nécessaire pour nous servir de guide.

C’est alors que l’idée vint à Prestimion d’aller voir ce qu’il y avait dans ces territoires du levant où il n’était jamais allé, où personne ou presque n’allait jamais. À l’idée de s’aventurer en territoire aussi mal connu que l’était cette région d’Alhanroel, son cœur se mit à palpiter d’excitation ; il se sentit envahi, une fois encore, par une puissante envie de voir le monde, un désir irrésistible de laisser derrière lui la multitude des salles du Château pour partir à la découverte de la merveille infinie qu’était Majipoor, ce qui était devenu son unique consolation de l’absence de sa bien-aimée.

Il ne les laisserait pas partir sans lui dans ces contrées inconnues.

Il ne pouvait pas.

Et s’il avait besoin de trouver un prétexte plausible pour s’offrir une nouvelle escapade, la traque de Dantirya Sambail ferait parfaitement l’affaire.

— Sais-tu, Septach Melayn, fit-il avec un sourire éclatant au bout de ce silence, je crois que je vais encore avoir besoin de toi comme régent. J’ai décidé d’être de cette expédition.

2

Il sut d’emblée qu’il avait fait le bon choix ; la région qui s’étendait à l’est du Mont était d’une rare beauté.

Prestimion n’était pas le seul membre de l’expédition pour qui cette contrée était inconnue. Personne n’était jamais allé dans les territoires du levant, sauf, peut-être, le petit Vroon, Galielber Dorn, qui leur servait de guide. Il n’était pas certain que le Vroon eût déjà parcouru la région, mais il se comportait assurément comme si c’était le cas, montrant l’un après l’autre tous les sites dignes d’intérêt de l’air confiant de celui qui est passé par-là en maintes occasions. Prestimion savait que c’était un don propre aux Vroons, ce sens de l’orientation quasi infaillible, cette perception intuitive des rapports entre les lieux. Comme s’ils étaient venus au monde avec des cartes détaillées de chaque région de la planète déjà en place derrière leurs grands yeux dorés. En réalité, Galielber Dorn était peut-être en pays aussi inconnu dans ces contrées qu’ils l’étaient eux-mêmes.

Le socle gigantesque du Mont emplissait le ciel derrière eux. Devant, dans les brumes, s’étendait la vallée de Vrambikat, au-delà de laquelle on entrait dans l’inconnu. Il leur était déjà loisible de distinguer au loin des singularités et des merveilles, car le terrain était encore en pente et ils avaient une vue dégagée dans toutes les directions.

— Cette zone rouge, Galielber Dorn, fit Abrigant, le doigt tendu vers le sud-ouest où une tache de couleur vive se détachait avec netteté sur l’horizon, qu’est-ce que c’est ? Un endroit riche en minerai de fer, sans doute ? Le fer a cette teinte rougeâtre.

— Il cherche des métaux partout, fit Prestimion avec un petit rire en se penchant vers Gialaurys. Une véritable obsession.

— Ce n’est que du sable, expliqua le Vroon. Ce sont les dunes rouge sang du Minnegara que vous voyez, à la limite de la mer écarlate de Barbirike. Ce sable est composé des myriades de coquilles de petits animaux qui donnent à la mer sa teinte rouge.

— Une mer écarlate, murmura Prestimion en secouant la tête. Des dunes rouge sang.

Trois jours plus tard, il leur fut donné de les observer de plus près : des rangées parallèles de dunes en croissant, effilées sur leur crête comme des cimeterres et d’une couleur si vive que l’air avait des miroitements rouges au-dessus d’elles. Plus loin, s’étirant à perte de vue, une longue et étroite nappe qui ressemblait d’une manière troublante à une grande mare de sang. C’était un spectacle magnifique et surprenant, mais qui avait quelque chose de sinistre. Abrigant, toujours avide de découvrir des gisements métallifères, était partisan de faire un crochet pour explorer les lieux, mais le Vroon répéta qu’on n’y trouverait pas de fer et Prestimion demanda d’un ton péremptoire à son frère d’abandonner son projet. Leur quête était tout autre.

À Vrambikat, ils questionnèrent les trois habitants qui avaient signalé la présence de Dantirya Sambail. Des gens de modeste condition, deux femmes et un homme, tellement effrayés de se trouver en présence de personnages d’un rang visiblement si élevé qu’il leur était presque impossible de raconter leur histoire. S’ils avaient su qu’ils étaient devant le Coronal, son frère et le Grand Amiral du Royaume, ils se seraient certainement évanouis de saisissement. Sous le coup de l’émotion, ils bafouillaient et bredouillaient des mots incompréhensibles.

Galielber Dorn, cette fois encore, se révéla utile.

— Avec votre permission, fit le Vroon en approchant des trois bredouilleurs ses tentacules flexibles et visqueux.

Il était minuscule, arrivait à peine au genou de la plus petite des deux femmes, mais ils reculèrent devant le Vroon. Son bec doré émit trois claquements secs et ils s’immobilisèrent, oscillant surplace. Galielber Dorn passa de l’un à l’autre, leva deux minces tentacules délicatement ramifiés dont il leur entoura les poignets. Il prolongea un moment son étreinte en les regardant au fond des yeux.

Quand il eut terminé, ils étaient tous trois aussi paisibles que si on leur avait fait avaler une potion calmante. Et quand, à l’exhortation de Prestimion, ils se décidèrent enfin à parler, ils exposèrent amplement toute l’affaire.

Ils avaient effectivement rencontré deux hommes bourrus, désagréables, dont la description correspondait à celle de Dantirya Sambail et de son âme damnée Mandralisca. L’un était long et mince, avec un corps sec et gracieux d’athlète, un visage dur et revêche aux pommettes en lame de couteau et aux yeux semblables à des pierres polies. L’autre, plus petit, plus massif, portait un foulard sur son visage, comme pour se protéger du vent et du soleil, mais ils avaient vu ses yeux, encore plus extraordinaires que ceux de son compagnon : de beaux yeux violets, aussi doux, tendres et chaleureux que ceux du plus grand étaient noirs, froids et hostiles.

— Aucun doute n’est permis, fit Gialaurys. Il n’y a pas deux personnes au monde qui aient des yeux comme ceux du Procurateur.

Les fugitifs avaient fait leur entrée dans la ville de Vrambikat sur deux pesantes montures qui donnaient l’impression d’avoir été poussées à l’extrême limite de leur résistance. Ils avaient expliqué qu’ils voulaient vendre les animaux et en acheter d’autres pour poursuivre leur voyage, ajoutant qu’ils n’avaient pas de temps à perdre.

— J’ai éclaté de rire, raconta l’homme, et leur ai dit que pas un maquignon ne donnerait cinquante pesants pour deux bêtes à moitié mortes. Le grand m’a frappé, il m’a jeté au sol et je crois qu’il m’aurait achevé si l’autre ne l’en avait empêché. À ce moment-là, Astakapra – il montra la plus âgée des deux femmes – leur a dit où ils pourraient trouver une écurie et ils sont partis. Bon débarras, je me suis dit.

— Où est donc cette écurie ? demanda Prestimion. Est-elle facile à trouver ?

— Rien de plus facile, monsieur. Vous prenez cette grande rue, l’avenue Eremoil. Au deuxième carrefour, à l’angle d’Amyntilir, vous tournez à droite. C’est le deuxième bâtiment sur votre gauche, avec les bottes de foin ; vous ne pouvez pas le rater.

— Donne-leur quelque chose, ordonna Prestimion à Abrigant.

Et ils se mirent en route.

Les palefreniers ne se souvenaient que trop bien des deux voyageurs. Il ne leur avait pas été difficile de déterminer que les montures sur lesquelles Dantirya Sambail et Mandralisca étaient arrivés étaient des bêtes volées ; elles portaient sur la croupe la marque d’un éleveur bien connu de Megenthorp, une cité des contreforts, qui avait fait répandre dans l’arrière-pays la nouvelle que deux inconnus s’étaient introduits dans un enclos pour dérober deux juments de valeur. Ils avaient les deux animaux fourbus devant les yeux, en piteux état après des journées d’utilisation abusive. Dès leur arrivée, les deux hommes – l’un sec, au regard farouche, l’autre plus petit, avec des yeux d’une drôle de couleur – avaient dégainé leur arme et choisi deux montures fraîches, laissant aux palefreniers les deux bêtes surmenées de Megenthorp.

— Ils ont donc aussi des armes, fit Abrigant. Fournies par leurs complices au moment de l’évasion ou qu’ils se sont procurées en route ?

— En route, semble-t-il, fit Prestimion. Comme les montures. Avez-vous une idée de la direction qu’ils ont prise en quittant la ville ? poursuivit-il en s’adressant aux palefreniers.

— Oui, mon bon seigneur, oui. Ils sont partis vers l’est. Ils nous ont demandé où se trouvait la grande route de l’est. Nous le leur avons dit, oh ! oui ! nous leur avons indiqué la bonne route ; comment faire autrement avec la pointe d’une épée sur la gorge ?

Dans les territoires du levant.

Jusqu’où ? Jusqu’à la Grande Mer ? Elle se trouvait à des milliers et des milliers de kilomètres. Ils n’étaient certainement pas assez fous pour espérer regagner Zimroel en passant par-là. Où, se demanda Prestimion, se dirigeaient-ils véritablement ?

— En route, fit-il. Ne perdons pas de temps.

— Nous voyageons en flotteur, eux à dos de monture, observa Gialaurys. Tôt ou tard, nous les rattraperons.

— Ils peuvent se procurer des flotteurs de la même manière qu’ils ont trouvé des montures, répliqua Prestimion. En route, messieurs.

Après Vrambikat la campagne se fit plus vide ; il n’y avait plus que de petites agglomérations de-ci, de-là, un camp de troupes impériales en manœuvres de loin en loin, une tour de guet isolée au sommet d’une des collines flanquant la route. Nul n’avait vu ces derniers jours deux étrangers passer à dos de monture, mais il eût été facile à Dantirya Sambail et Mandralisca, à la faveur de la nuit, de traverser ces bourgades sans se faire remarquer. Les deux nuits suivantes, Prestimion et Gialaurys virent en rêve leurs proies continuer de s’enfoncer à une allure soutenue dans les territoires s’étendant devant eux.

— Il faut se fier aux rêves, déclara Gialaurys.

Prestimion ne voulut pas le contredire.

Toujours vers le levant. Que faire d’autre ?

Des scènes d’une extraordinaire beauté se déployaient devant leurs yeux au fil du voyage. La longue mer écarlate se réduisit à une fente dans le sol, sur leur droite, et disparut d’un seul coup. Dans la même direction ils voyaient les sommets d’un vert pâle doux comme le velours d’une importante élévation de terrain ; quand ils regardaient de l’autre côté, vers les plaines du nord, les voyageurs contemplaient un chapelet de lacs parfaitement circulaires, noirs comme l’onyx le plus sombre et aussi luisants, qui s’étiraient sur trois rangs, à perte de vue. Comme si la main d’un artiste les avait distribués avec le plus grand soin dans le paysage.

Une jolie vue, mais une contrée inhospitalière.

— On les appelle les Mille Yeux, annonça Galielber Dorn. Autour de ces lacs s’étend une zone totalement désertique. Il n’y a aucune présence humaine dans cette région. Pas d’animaux sauvages non plus, car nul être vivant ne peut supporter cette eau noire. Elle brûle la peau comme le feu et qui en boit meurt.

Quatre jours plus tard, ils arrivèrent à l’entrée d’un grand abîme sinueux qui prenait la direction du nord-est, vers l’endroit où la terre et le ciel se rencontraient. Ses impressionnantes parois verticales brillaient comme de l’or au soleil de midi.

— Le Fossé des Vipères, annonça le Vroon. Il est long de cinq mille kilomètres et sa profondeur est insondable. Une rivière d’eau verte coule au fond, mais je pense qu’aucun explorateur n’est jamais parvenu à descendre ces murailles à pic pour l’atteindre.

Ils virent ensuite un endroit planté d’arbres portant de longues aiguilles rouges que le vent faisait vibrer comme des cordes de harpes. Un autre où des torrents d’eau brûlante dévalaient une falaise haute de trois cents mètres, une zone de collines vermillon et de ravins pourpres enjambés par des fils arachnéens luisants, aussi résistants que des câbles puissants, un volcan projetant inlassablement, très haut dans le ciel, des matières en fusion écarlates qui jaillissaient en grondant par une fissuration triangulaire du sol.

Tout cela était fascinant, certes, mais le territoire semblait si vaste, si vide. Un silence terrifiant y régnait la plupart du temps. Dantirya Sambail pouvait être n’importe où… ou nulle part. Était-il raisonnable de prolonger cette poursuite apparemment sans espoir ? Prestimion commençait à se demander s’ils ne feraient pas mieux de rebrousser chemin. Il était irresponsable de sa part de continuer à aller de l’avant par simple curiosité alors que des tâches de la plus haute importance l’attendaient au Château et que cette traque semblait de moins en moins devoir être couronnée de succès.

Puis un beau jour, enfin, alors qu’ils n’y croyaient plus, ils eurent des nouvelles des fugitifs. « Deux hommes sur des montures ? » fit un villageois flegmatique au visage plat, dans une bourgade miteuse posée à l’embranchement de deux routes sur lesquelles personne ne circulait. Maundigand-Klimd l’avait repéré. L’homme semblait trouver tout naturel qu’un Su-Suheris apparaisse sans crier gare dans son village isolé ; mais, à l’évidence, tout lui paraissait naturel.

— Oh ! oui ! Oui. Ils sont passés par ici. Un grand maigre et un autre, plus vieux et plus gros. Il y a une dizaine, une douzaine de jours, quatorze peut-être. Ils allaient vers l’est, ajouta-t-il en montrant l’horizon.

L’est. L’est. Toujours plus à l’est.

Mais l’est semblait ne pas avoir de fin.

Ils poursuivirent leur route, traversant une contrée ravissante où l’air était limpide et pur, la température douce, la brise légère. Le sol paraissait fertile. Chaque matin, le lever du soleil était un ravissement d’un vert doré. Mais il n’y avait que des hameaux isolés, éloignés de plusieurs dizaines de kilomètres les uns des autres, dont les habitants écarquillaient les yeux à la vue de ces voyageurs de haut rang qui s’aventuraient jusque chez eux dans un cortège de flotteurs rutilants arborant l’emblème royal.

Il était presque inimaginable, se disait Prestimion, qu’après des millénaires de présence humaine sur Majipoor il y eût encore des terres quasi inhabitées à quelques semaines de trajet du Mont du Château. Il savait que de vastes zones du centre de Zimroel restaient inoccupées, mais voir ces immenses espaces vides et silencieux pratiquement à l’ombre du Mont… c’était inattendu, c’était fort étrange. Cela incitait à l’humilité. Cela montrait, une fois encore, à quel point la planète était gigantesque. Après tous ces milliers d’années de colonisation humaine, la vastitude de Majipoor était telle qu’il restait d’amples espaces pour l’expansion.

Cette région pouvait être fructueusement développée. Un projet à étudier, se dit Prestimion ; comme s’il n’en avait déjà pas assez devant lui.

La route qu’ils suivaient, une large voie rectiligne, s’inclina légèrement vers le sud tout en conservant la direction générale du levant. Les rares agglomérations qu’ils traversaient étaient encore plus espacées, de petits groupes de huttes à toit de chaume, entourées d’un misérable potager. Les prairies verdoyantes et les forêts cédèrent la place au nord à des étendues désertes aux contours brouillés, au sud à une ligne de collines bleutées. Devant eux, pourtant, s’étendait une plaine herbeuse, parsemée de cours d’eau et de petits lacs, paisible, sereine, attrayante.

Mais on voyait à certains signes que l’endroit n’était pas entièrement un paradis bucolique. Des vols de grands oiseaux de proie aux ailes ténébreuses passaient fréquemment au-dessus d’eux – des khestrabons ou peut-être des surastrenas, plus grands et plus farouches –, leur long cou jaune en pleine extension, leurs gros yeux absorbant avidement tout ce qu’il y avait à voir dessous. De temps en temps, ils les voyaient au loin fondre par groupes de deux ou trois comme pour saisir quelque malheureux animal migrateur. Il y avait aussi des insectes effrayants, des coléoptères faisant le double de la taille d’un œuf de thuvna, la tête armée de six cornes de trois centimètres, les ailes couvertes d’une armure noire chargée de sinistres taches rouges. Ils virent un matin une armée de ces insectes, s’étirant sur huit cents mètres, passer à cinq de front au bord de la route en produisant avec leurs énormes pièces buccales des claquements terrifiants.

Gialaurys voulut savoir comment ils s’appelaient.

— Calderoules, répondit le Vroon. Ce qui, dans le dialecte de l’est d’Alhanroel, signifie « cracheurs de poison », car ils projettent un acide brûlant à trois mètres par des orifices placés sous leurs ailes, et malheur à celui qui en reçoit sur les lèvres ou les narines.

— Je pense que l’endroit est moins charmant qu’il ne le paraît, fit Abrigant avec un petit sifflement de dégoût.

Prestimion fit passer le mot le long de la colonne de flotteurs que personne ne descende des véhicules avant que ces insectes soient loin.

Pour ce qui était des plantes de la région, jamais Prestimion et ses compagnons n’en avaient vu de semblables. Confalume, quand il était Coronal, s’était passionné pour la botanique, comme pour beaucoup d’autres choses, et Prestimion avait souvent déambulé en sa compagnie dans l’une ou l’autre des grandes serres à toit de verre que son prédécesseur avait fait construire dans le Château, admirant les merveilleux et étranges végétaux en provenance de toutes les parties du monde ; à la longue, Confalume lui avait transmis un peu de sa passion pour les curiosités horticoles. À la demande de Prestimion, Galielber Dorn mit un nom sur les plantes qui s’offraient à leurs regards : voici des vignelunes et des carajoncs gris, ces touffes denses sont des fleurs de mikkus, là vous voyez des barugazas et cet arbuste au tronc blanc et aux fruits pareils à des globes de jade clair est un kammoni. Peut-être étaient-ce les vrais noms, peut-être étaient-ils de l’invention du Vroon. Quoi qu’il en soit, au bout d’un certain temps, n’ayant plus rien à proposer, il agita ses tentacules en signe d’ignorance chaque fois qu’on lui demandait d’identifier tel ou tel spécimen insolite aperçu au bord de la route.

Mais il connaissait encore le nom des sites remarquables devant lesquels ils passaient. Devant un endroit étonnant qu’il appela la Fontaine du Vin, le Vroon expliqua que des organismes vivants et invisibles à l’œil nu effectuaient une fermentation naturelle dans un bassin souterrain et qu’un geyser projetait cinq fois par jour dans le ciel le produit de ce processus. « Mais je ne vous conseille pas d’y goûter », ajouta-t-il quand Gialaurys manifesta de l’intérêt.

Puis, successivement, ils virent les Collines Dansantes, le Mur de Flamme, la Grande Faux, la Toile des Gemmes…

Les kilomètres se succédaient ; les jours s’enchaînaient. Les semaines. Ils continuaient d’aller vers le levant ; derrière eux la masse du Mont devenait de plus en plus difficile à distinguer. Il n’y avait plus de villages sur la route, rien d’autre à voir que de vastes prairies herbues, chacune d’une couleur différente : une grande étendue d’herbe couleur topaze voisinait avec une autre dont les jeunes pousses vigoureuses étaient d’un bleu de cobalt, puis bordeaux, indigo, d’un jaune crémeux, safran et d’un vert-jaune éclatant.

— Nous devons approcher de la Grande Mer, observa Abrigant. Regardez comme le sol est plat. Et il n’y a que de l’herbe qui pousse, comme si le terrain était un marécage sablonneux. La mer ne doit pas être loin.

— J’en doute fort, répliqua Gialaurys d’un ton bourru.

Il avait depuis longtemps perdu toute envie de poursuivre cette expédition qui lui paraissait maintenant être une entreprise téméraire, voire impossible à mener à bien. Il lança un regard interrogateur au Vroon.

— La mer peut aussi bien être à une journée de route qu’à un an. Qu’en pense notre petit sorcier ?

— Ah ! la mer, la mer ! fit Galielber Dorn avec un petit claquement de son bec, l’équivalent d’un sourire pour ceux de sa race, en indiquant vaguement l’orient. Encore loin. Très, très loin.

De fait, il laissèrent bientôt derrière eux les formations herbeuses pour traverser une région parsemée de collines de granit violacé, ne ressemblant aucunement à un paysage côtier, avant de pénétrer dans une forêt dense au riche sol noir, où de gros fruits sphériques et brillants d’une variété inconnue pendaient de la moindre branche des arbres à l’épais feuillage comme des lampes dorées par une nuit verte.

Malgré les récriminations de Gialaurys, Prestimion n’était pas encore prêt à abandonner la traque du Procurateur. Ils commençaient maintenant, tous autant qu’ils étaient, à chercher résolument Dantirya Sambail dans leurs rêves. C’était souvent une bonne manière d’avoir accès à des renseignements impossibles à obtenir par d’autres moyens.

La méthode produisit aussitôt une riche moisson de résultats. Trop riche, en réalité. Abrigant, après s’en être remis à la bienveillance de la Dame de l’île, sa mère, eut la vision nette du Procurateur et de son âme damnée dans un village aux constructions basses, rondes, couvertes de tuiles bleues, au bord d’un cours d’eau rapide et se réveilla avec la conviction que l’endroit se trouvait à moins de cent kilomètres au nord de leur position. Mais Gialaurys aussi avait vu les fugitifs en rêve, bivouaquant dans le plat pays enchanteur qu’ils avaient laissé derrière eux, là où les oiseaux de proie au cou jaune avaient survolé le convoi. La voix qui parla à Gialaurys dans son rêve était formelle : l’expédition avait dépassé de nuit, plusieurs semaines auparavant, l’endroit où se trouvaient les évadés et avait déjà parcouru quinze cents kilomètres de trop. Mais un des capitaines de Prestimion, Yeben Kattikawn, un homme du nord-ouest d’Alhanroel, affirmait tout aussi catégoriquement qu’il avait eu la vision du Procurateur allant bon train devant eux dans un flotteur volé ; s’il fallait en croire le rêve de Yeben Kattikawn, Dantirya Sambail avait presque atteint les rives du lac Embolain aux eaux lisses comme la soie, le seul endroit de l’est d’Alhanroel dont tout le monde avait entendu parler, même si très rares étaient ceux qui pouvaient dire où il se trouvait précisément. Prestimion, quant à lui, après avoir tourné et retourné toute une nuit le problème dans son sommeil, se réveilla avec la conviction qu’ils avaient dépassé Dantirya Sambail dans les Collines Dansantes qui lui apparurent avec la plus grande netteté, palpitant et oscillant sous l’effet des tremblements du sol, tandis que le Procurateur et son sinistre compagnon, filant sur leurs crêtes instables, se dirigeaient vers le nord en attendant de pouvoir décrire vers l’ouest une grande boucle qui les ramènerait derrière le Mont du Château, d’où il leur serait possible de gagner la côte occidentale du continent.

Ce fatras de contradictions n’était d’aucun secours. À l’heure du déjeuner, dans le campement installé près d’un bosquet de hautes fougères arborescentes aux frondes argentées et à la tige velue, garnie d’une fourrure écarlate, Prestimion prit Maundigand-Klimd à part pour lui demander son opinion afin de clarifier la situation en expliquant que les rêves de la nuit n’avaient fait qu’accroître la confusion ; le Su-Suheris qui n’avait pas pris part à cette quête onirique, car sa race ne pratiquait pas la divination par les songes, répondit qu’il soupçonnait qu’il y avait de la sorcellerie là-dessous.

— Ce sont, à mon sens, de fausses pistes que votre ennemi a implantées dans votre esprit. Il existe des sortilèges de dispersion qu’un homme en fuite peut jeter afin de détourner du bon chemin ceux qui le recherchent. Tous ces rêves montrent à l’évidence que le Procurateur a usé de ces sortilèges ou qu’on l’a fait pour lui.

— Et vous ? Où pensez-vous qu’il se trouve ?

Maundigand-Klimd entra aussitôt en transe, les deux têtes en communion, et resta un long moment à se balancer sans parler devant Prestimion. Apparemment dans un autre monde. Une brise légère soufflait du sud, mais elle faisait à peine frémir les frondes argentées des fougères. Tout demeura immobile et silencieux pendant un temps interminable. Puis les deux paires d’yeux du mage s’ouvrirent au même instant.

— Il est partout et nulle part à la fois, déclara-t-il, l’air plus sombre que d’ordinaire.

— Ce qui signifie ? reprit patiemment Prestimion, voyant qu’aucune explication ne venait.

— Que nous nous sommes fait berner, monseigneur. Que le Procurateur – comme je le soupçonnais – ou un sorcier à sa solde a répandu la confusion par toutes ces provinces à la population clairsemée, de sorte que les habitants que nous rencontrons l’imaginent voyageant dans telle ou telle direction, à bord d’un flotteur ou à dos de monture. Les renseignements qu’ils nous ont fournis sont dépourvus de toute valeur. Il en va de même pour ce qu’Abrigant a vu en rêve et Kattikawn aussi, je le crains.

— Votre transe vous a-t-elle permis de voir où il se trouve ?

— Seulement où il ne se trouve pas, hélas ! répondit le Su-Suheris. Mais je soupçonne que la vérité se révélera plus proche de votre rêve et de celui de Gialaurys : il se peut que Dantirya Sambail ne se soit jamais aventuré aussi loin. Peut-être a-t-il seulement fait croire qu’il avait pris la route du levant pour nous inciter à penser qu’il se dirigeait vers la Grande Mer, alors qu’en réalité il prenait une tout autre direction.

Prestimion balança un coup de pied rageur sur l’herbe dorée et spongieuse.

— Exactement ce que je me suis dit au début ! Il a fait semblant de s’enfoncer dans ces territoires mal connus du levant pour revenir rapidement sur ses pas en direction du Mont afin de gagner un des ports de la côte occidentale et s’embarquer pour Zimroel.

— Il semble, monseigneur, que c’est ce qu’il ait fait.

— Alors, nous le retrouverons, où qu’il soit. Nous avons cent sorciers contre le sien… Vous êtes sûr qu’il n’est pas devant nous, quelque part ?

— Je ne suis sûr de rien, monseigneur. Mais les probabilités indiquent le contraire. Il n’a rien à gagner à poursuivre sa route vers le levant. Mes intuitions, auxquelles je me fie, me disent qu’il est derrière nous et que la distance qui nous sépare ne fait que croître de jour en jour.

— Bien sûr. Nous allons dans la direction opposée ! Tout cela, je le vois bien, n’a été qu’une chasse au gihorna !

Il n’existait plus maintenant aucune raison de poursuivre l’expédition, sinon son appétit d’explorer de nouvelles terres. Ce n’était pas suffisant.

— Gialaurys ! s’écria Prestimion en frappant dans ses mains. Abrigant !

Ils accoururent à l’appel du Coronal qui leur exposa rapidement ce que Maundigand-Klimd venait de dire.

— Bien, fit aussitôt Gialaurys avec un grand sourire de satisfaction. Je vais faire passer le mot le long de la colonne ; nous repartons vers le Mont.

Abrigant argumenta âprement pour chercher son village aux toits de tuiles bleues, à cent kilomètres à l’est, mais Prestimion savait qu’il serait stupide de se lancer à la recherche de ce qui devait n’être qu’une illusion de plus. Non sans une pointe de tristesse à l’idée de mettre fin à ce voyage, il autorisa Gialaurys à donner l’ordre de faire demi-tour.

Ils bivouaquèrent ce soir-là sur un terrain boisé où des brumes pourpres filtrant du sol mouillé teintaient aussitôt d’un violet profond les nuages gris qui arrivaient au coucher du soleil, tandis que l’astre plongeant vers l’horizon nimbait d’un rouge magique, translucide les feuilles vernissées des arbres de la forêt. Prestimion demeura un long moment immobile, le regard tourné vers le couchant baigné dans cette étrange lumière, jusqu’à ce que le soleil disparaisse derrière la masse lointaine du Mont du Château et que l’enveloppe l’obscurité venant de l’orient, de ces lointaines contrées baignées par la Grande Mer dont il ne lui serait jamais donné, il en eut la conviction, de contempler l’immensité.

Il eut pourtant l’occasion de le faire, quelques heures plus tard, dans un rêve d’une exquise clarté qui lui vint dès que le sommeil l’eut pris. Dans ce rêve, ils n’avaient pas abandonné la piste du levant mais s’étaient aventurés plus loin, beaucoup plus loin, à la limite des territoires explorés, au-delà du dernier poste avancé établi à Kekkinork, l’endroit où était extrait le spath marin dont lord Pinitor avait, en des temps reculés, incrusté la muraille de la cité de Bombifale. La Grande Mer s’étendait juste au-delà de Kekkinork, protégée par de hautes falaises qui s’étiraient parallèlement à la côte, à perte de vue au nord comme au sud, une barrière imposante, apparemment interminable, de pierre noire luisante, striée de veines de quartz d’un blanc éblouissant. Il y avait une seule ouverture dans la falaise sans fin, une étroite entaille par laquelle se glissaient les premières lueurs du jour nouveau ; dans son rêve, Prestimion s’élança vers cette ouverture, il la franchit pour atteindre le rivage et avança dans les flots paisibles, teintés de rose de l’océan qui couvrait près de la moitié de la surface de la planète.

Il se tenait dans son rêve à la lisière du monde.

La côte occidentale de Zimroel se trouvait devant lui, tout là-bas, à une distance inconcevable, invisible derrière la courbe de l’horizon. Le regard fixé sur les lointains, il essaya sans succès d’évaluer l’immensité de la masse d’eau qui s’étendait entre les deux rivages. Mais aucun esprit n’était en mesure de le concevoir. Il ne voyait que de l’eau, d’un rose tendre près de la grève, puis vert pâle, turquoise, plus loin d’un bleu profond et, au-delà, une teinte uniforme d’un gris azuré qui se fondait imperceptiblement dans le ciel.

Il lui était impossible d’imaginer qu’il pût y avoir une fin à cet océan colossal, même s’il savait, dans un recoin rationnel de son cerveau, qu’il devait y en avoir une… très loin, si loin que le navire capable de réaliser cette traversée n’avait pas encore été construit. Le continent de Zimroel s’étendait là-bas, quelque part devant lui, et sur le rivage opposé, c’était la Mer Intérieure qui lui avait paru gigantesque lorsqu’il l’avait traversée dans sa jeunesse d’Alaisor à Piliplok, mais qui, en comparaison de la Grande Mer, n’était guère qu’une grande flaque. Et toujours plus à l’est, de l’autre côté de la Mer Intérieure, il y avait Alhanroel, sa multitude de cités, son Labyrinthe et son Château, sur l’autre rivage duquel il se tenait, incapable d’appréhender les distances par la pensée.

— Prestimion ? fit une voix douce.

C’était Thismet.

En se retournant, il la vit franchir le goulet dans la falaise noire et s’élancer vers lui sur le sable, le visage illuminé par un sourire, les bras ouverts. Elle était habillée comme le jour où elle était venue sous sa tente, dans le paisible Val du Gloyn, juste avant la bataille décisive de la guerre civile, pour se repentir de la faute qu’elle avait commise en poussant son frère à s’emparer de la couronne et lui offrir de devenir son épouse. Une robe blanche unie, sans rien d’autre dessous que son corps souple et magnifique. Elle était nimbée d’un halo éblouissant.

— Nous pourrions nager jusqu’à Zimroel, Prestimion. Veux-tu ? Viens. Viens.

Quand elle ôta sa robe à la lumière éclatante du matin, il vit son corps mince, à la peau bistre luire dans sa miraculeuse nudité comme du bronze bruni. Il contempla avec ravissement ses formes élégantes, laissa son regard émerveillé descendre des épaules fines et des petits seins ronds, haut perchés le long du ventre plat qui s’évasait d’une manière si saisissante à la hauteur des hanches et jusqu’aux jambes fines et musclées ; puis, les mains tremblantes, il s’avança vers elle.

Elle referma ses deux mains sur la sienne. Mais, au lieu de venir à lui, elle l’attira à elle, avec une force à laquelle il n’aurait pu résister s’il l’avait voulu, et l’entraîna vers la mer. L’eau dans laquelle il s’immergea était chaude et apaisante. Le ventre d’une mère n’aurait pu être plus rassurant. En longues brasses rapides, ils commencèrent à nager vers l’est, Thismet le précédant de peu, ses cheveux bruns lustrés brillant à la lumière du jour nouveau ; pendant des heures, ils nagèrent ainsi, en direction de l’autre rivage, de l’autre continent. De loin en loin, elle se retournait pour lui sourire, agiter la main, lui faire signe de la suivre.

Il ne ressentait pas la moindre fatigue. Il savait qu’il pouvait nager des journées comme cela. Des semaines. Des mois.

Mais, à un moment, il regarda en direction de Thismet, se rendit compte qu’il ne la voyait plus, que cela faisait déjà un certain temps qu’il ne l’avait pas vue, qu’il ne se souvenait plus depuis combien de temps il ne l’avait pas vue, là, devant lui.

— Thismet ? cria-t-il. Thismet, où es-tu ?

Mais il n’eut pas de réponse. Rien d’autre que le clapotement des vagues et il finit par comprendre qu’il était totalement seul dans la vastitude de l’océan démesuré.

Le lendemain matin, Prestimion ne dit rien à personne ; il se lava le visage dans l’eau limpide du petit ruisseau qui coulait au bord du campement et trouva pour son petit déjeuner un peu de viande froide restant du dîner de la veille. Peu après, ils levèrent le camp et entreprirent le long voyage de retour vers le Château sans que personne ne parle des rêves de la nuit ni de l’échec de la traque de Dantirya Sambail.

3

Ce n’était que le milieu de la matinée, mais déjà au moins dix assassins avaient fait irruption, l’épée à la main, dans le bureau du Coronal et Septach Melayn les avait expédiés dans l’autre monde avec son efficacité habituelle. Ils arrivaient le plus souvent par groupe de deux ou trois, mais les derniers étaient quatre. Il leur avait donné une magistrale leçon d’escrime.

Tassé dans le fauteuil du bureau de Prestimion, considérant d’un air lugubre la dernière pile de documents officiels attendant sa signature, il sentit un désir incoercible de se lever et d’en embrocher quelques-uns de plus. Il ne s’agissait pas seulement d’entretenir ses réflexes, aussi important que ce fût, mais de préserver sa santé mentale. Septach Melayn avait fait le serment de servir Prestimion dans toutes les tâches qu’il lui confierait mais il ne s’attendait certes pas à rester coincé des semaines d’affilée dans ce bureau, à assumer les tâches les plus mornes incombant à un Coronal, tandis que le vrai monarque parcourait les mystérieux territoires du levant, où il essayait non seulement de suivre la piste de Dantirya Sambail, mais où il lui était donné de vivre en chemin les aventures les plus excitantes, de contempler une infinité de monstres et de merveilles.

Qu’un autre assume la régence la prochaine fois que l’envie prendrait Prestimion de partir en balade ! Gialaurys, Navigorn, le duc Miaule d’Hither Miaule ou n’importe qui… Akbalik, Maundigand-Klimd ou même, pourquoi pas, le jeune Dekkeret. N’importe qui mais pas moi. J’en ai plus qu’assez de cette situation. Je suis un homme d’action, pas de cabinet et de paperasses. Tu as été injuste envers moi, Prestimion.

Il prit du bout des doigts le premier document de la pile.

Résolution n°1278, l’an Un de Confalume et lord Prestimion. Attendu que le conseil municipal de la cité de Low Morpin a apporté la preuve concluante de la nécessité de rénover la canalisation des eaux d’égout de la portion comprise entre la Route Havilbove et la limite du district de Siminave, sur le territoire de la cité voisine de Frangior, attendu que le conseil municipal de Frangior ne s’oppose en aucune manière aux rénovations susmentionnées, le conseil municipal de Low Morpin décide en conséquence…

Oui. Qu’il décide ! Qu’ils décident donc ce qu’ils veulent ! Que les eaux usées des deux cités se déversent sur la grand-place de Sipermit, si cela leur chante ! Septach Melayn n’en avait que faire. En quoi cela le concernait-il ? En quoi cela pouvait-il même concerner le Coronal ? Il commençait à avoir les yeux vitreux d’ennui et de fatigue. Il apposa sa signature au bas de la résolution sans lire la fin, posa le document sur le côté.

Résolution n°1279, l’an Un de Confalume et lord Prestimion…

Il n’en pouvait plus. Une demi-heure de cette corvée, c’est tout ce qu’il pouvait supporter. Son âme s’insurgeait.

— Quoi ? rugit-il en relevant la tête. Encore des assassins ? N’y a-t-il donc plus en ce monde de respect pour la plus haute charge du royaume ?

Ils étaient cinq cette fois, cinq hommes efflanqués, au nez en bec d’aigle, avec le teint hâlé des gens du Sud. Septach Melayn se dressa d’un bond. Sa rapière, qui restait toujours près de lui sur le bureau, était déjà dans sa main et en mouvement.

— Regardez-vous donc lança-t-il d’un ton vibrant de dédain. Avec vos bottes crottées ! Vos pourpoints en loques couverts de taches de graisse ! Vous auriez pu vous habiller pour venir au Château !

Ils s’étaient disposés en demi-cercle sur toute la largeur de la pièce. Septach Melayn se dit qu’il allait commencer par le côté de la fenêtre et les prendre l’un après l’autre.

Puis il cessa de penser et devint pur mouvement, une machine à donner la mort, dansant sur la pointe des pieds en conservant un équilibre parfait, son bras droit s’étirant de tout son long pour porter un coup de pointe, se retirant, allongeant une botte, parant un coup, attaquant de nouveau. La lame se déplaçait à la vitesse de la lumière.

Qu’ils suivent mon rythme s’ils le peuvent. Ils seraient les premiers à y parvenir !

— Ha ! s’écria-t-il. Oui !

Avec un petit grognement de plaisir, il transperça la gorge du balafré, le plus près de la fenêtre, avant de pivoter brusquement pour plonger la pointe de la rapière dans le ventre de son voisin au foulard rouge, qui eut l’obligeance de tomber lourdement sur le troisième, d’une laideur frappante, l’obligeant à tourner le dos juste assez longtemps pour que Septach Melayn le touche au cœur en traversant la cage thoracique.

— Ah ! ah ! Et voilà !

Et de trois ! C’était une danse, une démonstration pure et simple. Les deux derniers tentèrent de porter une attaque simultanée, mais Septach Melayn était beaucoup trop rapide pour eux ; une feinte sur la gauche et la lame de la rapière traversa le ventre du premier de part en part ; en baissant l’épaule et en fléchissant le genou gauche, il esquiva le coup du dernier assaillant et retira dans le même mouvement la lame du corps de sa dernière victime, puis il poussa un cri de triomphe en pivotant prestement et…

On frappa à la porte.

— Seigneur Septach Melayn ! fit une voix dans le couloir, Tout va bien, seigneur ?

La barbe ! C’était ce vieux gâteux de Nilgir Sumanand, l’aide de camp et le majordome de Prestimion.

— Évidemment que tout va bien ! cria Septach Melayn. Qu’est-ce que vous imaginez ?

Il reprit en hâte sa place au bureau, cacha sa rapière près de ses pieds. Il passa la main dans ses cheveux pour remettre en place une mèche folle.

Il se pencha sur la Résolution n°1279, feignant de l’étudier avec la plus profonde attention.

Nilgir Sumanand passa la tête dans l’embrasure de la porte.

— J’ai cru vous entendre parler à quelqu’un, mais je savais qu’il n’y avait personne. Et il y a eu des cris, du moins c’est ce qu’il m’a semblé ; d’autres bruits aussi. Des pas, comme si quelqu’un se déplaçait rapidement dans la pièce. On aurait dit une bagarre… Mais je vois qu’il n’y a personne d’autre que vous. Que la grâce du Divin soit sur vous, seigneur Septach Melayn ! Mon imagination a dû me jouer des tours.

Pas du tout, se dit Septach Melayn en faisant d’un regard désabusé le tour de la pièce. Il avait encore devant les yeux l’amoncellement de corps couverts de sang de ses assaillants, mais il était seul à les voir.

— Ce que vous avez entendu, fit-il, était le régent du royaume en train de prendre un peu d’exercice. Je ne suis pas habitué à une vie si sédentaire. Je me lève toutes les heures pour faire de la gymnastique, vous me suivez ? Pour ne pas me rouiller. Je feinte et je me fends, je fais travailler mon poignet, mon bras et mon œil… Que vouliez-vous, Nilgir Sumanand ?

— Votre rendez-vous de midi est arrivé.

— De quoi s’agit-il ?

— Eh bien, répondit Nilgir Sumanand, légèrement déconcerté, c’est pour la transmutation des métaux, vous savez… Vous avez dit il y a trois jours que vous preniez rendez-vous aujourd’hui, à midi.

— Ah oui ! Cela me revient maintenant. Encore une corvée !

C’était l’alchimiste, l’homme qui prétendait fabriquer du fer à partir du charbon de bois. Un entretien assommant en perspective, se dit Septach Melayn, l’air revêche. C’était l’idée d’Abrigant, pas celle de Prestimion. Comme s’il ne suffisait pas qu’il fasse le boulot du Coronal ; on lui demandait de s’occuper aussi des affaires d’Abrigant qui avait accompagné son frère dans l’Est, bien sûr. Comme personne ne savait quand ils seraient de retour, toutes sortes d’affaires bizarres revenaient à Septach Melayn en leur absence. Celle-ci semblait hautement fantaisiste, cette idée de transformer du simple charbon de bois en un métal précieux. Mais il s’était engagé à accorder un peu de son temps à l’alchimiste.

— Faites-le entrer, Nilgir Sumarand.

Le majordome s’effaça pour laisser passer le visiteur.

— Je salue le grand seigneur Septach Melayn, fit-il avec une politesse obséquieuse en exécutant une profonde et maladroite révérence.

Septach Melayn ne put retenir un mouvement de recul. L’homme qui se tenait devant lui était un Hjort. Il ne s’attendait pas à cela : un Hjort courtaud et ventru, à l’œil luisant et globuleux comme celui d’un poisson déplaisant, à la peau grise et terne couverte de pustules lisses et arrondies de la taille d’un galet. Septach Melayn n’aimait pas les Hjorts. Il savait que ce n’était pas bien, que les Hjorts étaient des citoyens à part entière, le plus souvent d’honnêtes citoyens et qu’ils n’y pouvaient rien s’ils avaient cette apparence hideuse. Il devait y avoir quelque part dans l’univers une planète peuplée de Hjorts dont les habitants l’auraient certainement trouvé hideux. Mais il se sentait mal à l’aise dans leur compagnie ; ils l’irritaient. Celui-ci, resplendissant dans un pantalon rouge ajusté, un pourpoint vert d’eau aux parements écarlates et une cape courte de velours pourpre, semblait s’enorgueillir de sa propre laideur. Il ne semblait pas particulièrement intimidé de se trouver dans le bureau du Coronal ni en présence du Haut Conseiller Septach Melayn.

En tant que citoyen privé de noble extraction, Septach Melayn pouvait penser ce qu’il voulait des colons venus d’autres planètes. Mais en sa qualité de régent du royaume de Majipoor, il était tenu de traiter avec le même respect les citoyens de toute origine, qu’ils fussent des Hjorts ou des Skandars, des Vroons ou des Lii, des Su-Suheris, des Ghayrogs ou autre chose. Il accueillit courtoisement le Hjort – il avait nom Taihjorklin – et lui demanda d’exposer le détail de ses recherches, étant donné qu’Abrigant ne lui en avait pas dit grand-chose.

Le Hjort frappa dans ses mains aux doigts boudinés ; deux assistants apparurent – des Hjorts aussi –, poussant une grande table roulante sur le plateau de laquelle était entassé un assemblage d’instruments, de cartes, de parchemins et de matériel varié. Il semblait s’être préparé à une démonstration approfondie.

— Vous devez comprendre, seigneur, que tout est intimement lié et se sépare, et que si l’on parvient à pénétrer le rythme de la séparation, on est en mesure de reproduire la liaison intime. Car le ciel donne et la terre reçoit ; les étoiles donnent et les fleurs reçoivent ; l’océan donne et la chair reçoit. Le mélange et la combinaison sont des aspects de la grande chaîne de l’existence ; l’harmonie des étoiles et l’harmonie de…

— Oui, coupa Septach Melayn, le prince Abrigant m’a expliqué ces théories philosophiques. Ayez l’obligeance de me montrer comment vous vous y prenez pour transmuer le charbon de bois en métal.

Le Hjort sembla à peine déconcerté par la brusquerie de Septach Melayn.

— Nous avons abordé notre œuvre en utilisant différentes techniques scientifiques, à savoir la calcination, la sublimation, la dissolution, la combustion et le mélange d’élixirs. Je suis disposé, si tel est votre désir, à vous donner tous les détails sur l’efficacité respective de chacune de ces techniques.

N’entendant rien, il poursuivit en choisissant les éléments appropriés sur le plateau.

— Toute substance, vous ne l’ignorez pas, est composée de métal et de métalloïde dans des proportions variables. Notre tâche consiste à augmenter la proportion de l’un en réduisant la proportion de l’autre. Dans ce processus, nous employons comme catalyseurs des eaux corrosives et ardentes. Nos principaux réactifs sont le vitriol vert, le soufre, l’orpiment et un large groupe de sels actifs, essentiellement le sel ammoniac et le sel hépatica, mais il y en a beaucoup d’autres. La première étape, seigneur, est la calcination, la réduction des substances utilisées à un corps élémentaire. Elle est suivie par la solution, l’action de la liqueur distillée sur les substances sèches, après quoi nous effectuons la séparation, puis la conjonction…

— Montrez-moi, je vous prie, le métal produit par votre procédé, fit Septach Melayn non sans aménité.

— Ah ! fit Taihjorklin dont les membranes élastiques de la gorge se dilatèrent d’une manière troublante. Bien sûr, seigneur. Le métal.

Le Hjort se tourna pour prendre sur le plateau un fil fragile de métal brillant, pas plus épais qu’un cheveu, pas plus long qu’un doigt, qu’il présenta à Septach Melayn avec un ample geste du bras.

Septach Melayn l’examina avec froideur.

— Je m’attendais à voir un lingot, au moins.

— Il y aura des lingots en quantité, seigneur, le moment venu.

— Mais, dans l’immédiat, c’est tout ce que vous avez ?

— Ce que vous voyez n’est pas une mince réussite, seigneur. Le procédé est encore rudimentaire. Nous avons posé les principes généraux et nous sommes prêts à aller de l’avant. Il conviendra d’acquérir un matériel considérable avant d’être en mesure de passer au stade de la production à grande échelle. Nous aurons besoin, par exemple, de vrais fourneaux, d’alambics, d’appareils de sublimation, de bassins de scorification, de creusets, de vases à bec, de lampes, d’extracteurs de vapeurs…

— Qui coûteront énormément d’argent, si je comprends bien ?

— Un financement considérable sera nécessaire, en effet. Mais la réussite ne fait aucun doute. Nous obtiendrons à la longue toutes les quantités de métal que nous désirons à partir des substances viles, de la même manière que les plantes tirent leur nourriture de l’air, de l’eau et du sol. Car un est tout et tout est un ; si on n’a pas le un, tout n’est rien, mais en suivant la voie qui convient, le plus haut descend jusqu’au plus bas et le plus bas s’élève jusqu’au plus haut, et la réussite totale est à notre portée. Nous sommes en possession, soyez-en assuré, seigneur, de l’élément qui permet tout. Cet élément, je vous le confie, seigneur, n’est autre que l’eau sèche, que tant d’autres ont si longtemps recherchée, mais que nous sommes seuls à…

— L’eau sèche ?

— Précisément. La distillation répétée six ou sept cents fois d’une eau banale lui retire son humidité, à condition d’ajouter au substrat certaines substances d’une grande sécheresse à des stades précis du processus. Permettez-moi de vous montrer, seigneur.

Taihjorklin prit derrière lui un vase à bec sur le plateau.

— Voici l’eau sèche, seigneur : vous voyez ? Cette blanche substance brillante, solide comme le sel.

— Vous parlez de cette croûte écailleuse sur les parois du vase ?

— Absolument. C’est un élément pur ; à partir d’éléments comme celui-ci peut être produit l’élixir de transmutation qui est un corps transparent, rouge lustré dans ses émanations, grâce auquel…

— Oui, je vous remercie, fit Septach Melayn en se renversant dans son fauteuil.

— Seigneur ?

— Je rapporterai les détails de cette conversation au Coronal, dès son retour. Je lui dirai : un est tout ; tout est un. Vous êtes le maître de la calcination et de la combustion, le mystère de l’eau sèche est un jeu d’enfant pour vous et avec des fonds publics d’une importance qui devrait être considérable, vous affirmez être en mesure de produire à partir des sables de Majipoor une quantité illimitée de métaux de valeur. Ai-je bien résumé la situation, Ser Taihjorklin ? Très bien. Je ferai mon rapport et le Coronal donnera à l’affaire la suite qu’il jugera bon de lui donner.

— Seigneur… J’avais à peine commencé…

— Merci, Ser Taihjorklin. Nous vous tiendrons au courant.

Il sonna pour appeler Nilgir Sumanand qui reconduisit le Hjort et ses assistants.

— Pfft… ! Un est tout ! Tout est un ! soupira Septach Melayn quand ils furent sortis.

Cette étrange armée de sorciers, d’exorcistes, de géomanciens, d’aruspices et de thaumaturges, de colporteurs de superstitions et de prophètes de tout poil qui se répandaient depuis son enfance sur toute la surface de la planète lui avait paru assez difficile à supporter. Mais un alchimiste prétendant réussir la transmutation des métaux pouvait dégoiser plus d’absurdités que sept sorciers réunis !

Mais il revenait à Prestimion de régler ce problème… si Prestimion daignait revenir un jour des territoires du levant. Ils pourraient recruter, Abrigant et lui, mille alchimistes par semaine, si cela leur chantait. Septach Melayn s’en lavait les mains.

La régence était en train de le rendre fou, voilà ce qui le préoccupait. Occire encore une demi-douzaine d’assassins l’aiderait peut-être à contrôler ses nerfs. Il saisit sa rapière, darda un regard noir sur la nouvelle troupe d’ennemis qui venait de faire irruption dans la pièce.

— Quoi ? Six d’un coup ! L’audace de cette vermine n’a pas de limites ! Permettez-moi de vous montrer quelques mouvements du noble art de l’escrime ! Cette botte s’appelle la calcination ! Et voici la combustion de la sublimation ! Ha ! ma rapière est plongée dans l’eau sèche ! Sa pointe implacable transforme le un en tout et le tout en un. Et voilà ! Voyez comme je vous transmue ! Un ! Deux ! Trois !…

Le programme de l’après-midi était chargé. Le premier visiteur était Vologaz Sar, le représentant officiel au Château de Sa Majesté le Pontife : un homme d’âge mûr, plein d’entrain, à l’air dégagé et à la peau claire, qui respirait la santé et semblait ravi d’avoir échappé aux sinistres profondeurs du Labyrinthe après une vie passée au service du Pontificat. Il était originaire de Sippulgar, une cité ensoleillée aux bâtiments dorés de Zimroel, sur la côte lointaine d’Aruachosia, et, comme nombre de gens du Sud, il avait une cordialité et une affabilité que Septach Melayn trouvait à son goût. Mais, ce jour-là, Vologaz Sar semblait quelque peu perturbé par l’absence prolongée de lord Prestimion. Il fit part de sa perplexité sur le fait qu’un Coronal fraîchement intronisé passe de si longues périodes à voyager et reste si peu de temps dans sa capitale.

— J’ai cru comprendre que lord Prestimion avait pris cette fois la direction du levant. Cela semble singulier. On peut concevoir qu’un Coronal ait envie de se montrer à son peuple, mais à qui peut-il se montrer dans ces territoires ?

Ils buvaient une coupe de ce vin bleu moelleux du Sud que les producteurs exportaient au compte-gouttes vers les autres provinces. C’était une attention délicate de la part de Vologaz Sar d’avoir apporté ce vin exquis. Le légat pontifical était à tous égards un homme de goût et de distinction. Sa tenue en était une preuve supplémentaire. Impeccablement vêtu, Vologaz Sar avait choisi une longue robe de coton d’un blanc éclatant, élégamment brodée de motifs abstraits à la manière posante de Stoienzar, sur une riche sous-tunique de soie rouge foncée, avec des chausses d’un rouge plus clair. Une cape de velours noir lui couvrait les épaules. Sur sa poitrine, l’emblème doré du Labyrinthe réservé aux dignitaires du Pontificat était orné de trois petites émeraudes d’un vert profond. Septach Melayn trouvait l’impression générale profondément satisfaisante. L’attention portée aux détails vestimentaires suscitait toujours son admiration.

Il remplit les coupes et répondit en choisissant ses mots avec soin.

— Ce voyage dans les territoires du levant n’est pas exactement un périple officiel. Le Coronal a une affaire délicate, de nature personnelle, à y régler.

— Je vois, fit le légat pontifical en hochant gravement la tête.

Voyait-il vraiment ? Que pouvait-il voir ? Vologaz Sar avait trop de savoir-vivre pour demander des précisions.

— Et à son retour, reprit-il après un très court silence, que va-t-il se passer ? D’autres affaires personnelles l’entraîneront-elles ailleurs ?

— Pas à ma connaissance. Est-ce une source de grande inquiétude pour le Pontife de savoir lord Prestimion si souvent absent ?

— De grande inquiétude ? répéta Vologaz Sar d’un ton détaché. Oh ! non, ce n’est pas le terme exact.

— Alors… ?

Il y eut un moment de silence. Septach Melayn se cala dans son fauteuil et attendit, le visage impassible, que le représentant du Pontife en vienne au but de sa visite.

— L’idée d’une visite de lord Prestimion au Labyrinthe pour présenter ses respects à Sa Majesté Impériale a-t-elle fait l’objet de discussions ? reprit Vologaz Sar avec une insistance infime mais perceptible.

— Elle est à l’ordre du jour, bien sûr.

— Avec une date précise ? si je puis me permettre de poser la question.

— Elle n’est pas encore fixée, répondit Septach Melayn.

— Ah ! Je vois.

Vologaz Sar prit pensivement une gorgée de vin.

— C’est une tradition séculaire, vous le savez, que le nouveau Coronal aille rendre visite au Pontife dans les premiers temps de son règne. Pour recevoir sa bénédiction officielle et présenter les projets de loi qu’il pourrait avoir en vue. Cette tradition a peut-être été négligée, depuis tant d’années que le dernier changement parmi les Puissances du Royaume a eu lieu.

Tout en restant cordial et badin, le ton du légat se fit insensiblement plus grave, plus austère.

— N’oublions pas que le Pontife est le monarque suprême, reprit-il, et, bien sûr, d’une manière théorique, qu’il est aussi le père du Coronal… Le duc Oljebbin m’a donné à entendre que Confalume a fait ces derniers temps plusieurs remarques sur le fait qu’il n’a eu jusqu’à présent que très peu de contacts de quelque nature que ce soit avec lord Prestimion.

Septach Melayn commençait à comprendre.

— Diriez-vous que Sa Majesté en est contrariée ?

— Le terme est peut-être un peu fort. Mais il s’interroge certainement. Il a, vous le comprenez, la plus grande affection pour lord Prestimion. Il n’est pas utile de rappeler que, lorsqu’il était Coronal, il le considérait pratiquement comme son fils. Et aujourd’hui, se voir délaissé de la sorte… Sans parler des questions constitutionnelles, c’est, vous en conviendrez, une affaire de simple courtoisie.

Qu’en termes élégants ces choses étaient dites ! Mais Septach Melayn voyait bien qu’il allait devoir faire preuve d’une grande diplomatie. Il remplit derechef les coupes de vin.

— Il n’y a là aucune volonté d’incorrection envers le Pontife, soyez-en assuré. Le Coronal a eu dès son accession au trône quelques affaires particulièrement délicates à régler ; il a estimé nécessaire de les attaquer de front sans tarder, avant même de s’offrir le plaisir d’une visite protocolaire à Sa Majesté Impériale.

— Des affaires si délicates qu’il n’a pas jugé bon de les porter à la connaissance du Pontife ? Ils sont censés régner conjointement, je ne vous apprends rien.

C’était indéniablement un reproche, mais formulé avec affabilité.

— Je ne suis pas en position de vous éclairer sur ce point, répondit Septach Melayn en s’efforçant à une égale affabilité.

Il comprenait qu’un bras de fer au plus haut niveau était en cours.

— C’est une affaire entre lord Prestimion et le Pontife, ajouta-t-il. Sa Majesté se porte bien, j’espère ?

— Fort bien. Il a conservé une étonnante vigueur pour un homme de son âge. Je pense que lord Prestimion peut s’attendre à un long règne avant que vienne l’heure de lui succéder dans le Labyrinthe.

— Le Coronal en sera enchanté. Il éprouve, vous le savez, une profonde tendresse pour Sa Majesté.

Vologaz Sar changea légèrement de position, de manière à indiquer qu’ils allaient aborder le cœur du sujet.

— Je dois vous avouer en confidence, Septach Melayn, reprit-il en conservant l’onction de sa voix, que le Pontife, ces derniers temps, est d’humeur assez morose. Je ne saurais dire pourquoi : il semble lui-même incapable de trouver une explication. Mais il arpente le secteur impérial du Labyrinthe en proie à une apparente confusion, comme s’il ne savait où il se trouve. Son sommeil est mauvais. On m’a confié que son visage s’illumine à l’annonce d’une visite, mais qu’il ne peut masquer une évidente déception quand les visiteurs sont introduits dans ses appartements, comme s’il était dans l’attente perpétuelle de quelqu’un qui ne vient pas. Je ne donne pas nécessairement à entendre que cette personne est lord Prestimion ; cette explication relève de la conjecture pure et simple. À l’évidence, il ne serait pas raisonnable de sa part d’attendre que le Coronal arrive sans avoir annoncé sa visite. Peut-être le Pontife est-il simplement déprimé par son passage du Château au Labyrinthe. Après plus de quatre décennies passées sous les lambris dorés du Château, entouré d’une foule de grands seigneurs et de courtisans, se retrouver du jour au lendemain confiné dans les sombres profondeurs du Labyrinthe… Il ne serait pas le premier Pontife à en souffrir. Et Confalume est d’un naturel jovial, expansif ; il a énormément changé ces derniers mois.

— Croyez-vous qu’une visite de lord Prestimion lui remonterait le moral ?

— Indiscutablement.

Septach Melayn versa le reste du vin bleu et trinqua une nouvelle fois avec son hôte.

La visite touchait à sa fin. Elle était restée fort courtoise de bout en bout, mais la politesse suave de Vologaz Sar n’avait laissé place à aucune ambiguïté. Prestimion évitait Confalume – depuis le jour de son intronisation, il régnait comme s’il était en fait l’unique souverain de la planète – et Confalume en avait conscience. Il s’en agaçait. Et il enjoignait – c’était le mot, enjoindre – à Prestimion d’entreprendre séance tenante le voyage du Labyrinthe pour mettre un genou en terre devant le vieux monarque, comme la loi l’exigeait.

Cela n’allait pas plaire à Prestimion. Confalume, Septach Melayn le savait, était la seule personne au monde devant qui le Coronal n’avait pas envie de se trouver.

Le Haut Conseiller comprenait parfaitement – et Prestimion, à son retour, le comprendrait aussi – ce qui devait se passer dans la tête de Confalume qui, lui, n’en avait pas la moindre idée. Si Prestimion se dérobait délibérément à ses devoirs protocolaires dans le Labyrinthe, ce n’était pourtant qu’une question secondaire. Les visiteurs que Confalume attendait inconsciemment et dont la venue sans cesse repoussée provoquait en lui un si profond et incompréhensible désarroi n’étaient autres que Thismet et Korsibar, les enfants dont il avait oublié jusqu’à l’existence. Leur absence palpitait en lui au rythme des élancements d’un membre amputé.

C’était une étrange douleur que celle de Confalume, une douleur qui allait fendre le cœur de Prestimion. Le Coronal n’était pas véritablement responsable de la mort de Thismet et de Korsibar – ils avaient tissé eux-mêmes leur destin –, mais c’est assurément Prestimion qui avait volé à Confalume les souvenirs de ses enfants disparus, ce qu’il considérait certainement comme un acte d’une nature monstrueuse. Ce sentiment de culpabilité poussait aujourd’hui Prestimion à garder ses distances avec le vieillard triste qu’était devenu le grand Confalume d’antan.

Il n’y a pas grand-chose à y faire, se dit Septach Melayn. Tous les actes ont des conséquences auxquelles on ne peut échapper indéfiniment ; Prestimion devait vivre avec ce qu’il avait provoqué. Il lui était impossible de rester éternellement loin du Labyrinthe. Il était grand temps que le rituel des relations entre Confalume le Pontife et Prestimion le Coronal soit observé.

— Je transmettrai à lord Prestimion, dès son retour, tout ce que vous avez dit, déclara Septach Melayn en reconduisant le légat pontifical.

— Sa Majesté vous en saura gré.

— Et vous aurez toute ma gratitude si vous acceptez de me fournir un renseignement.

Le visage de Vologaz Sar exprima l’indécision et une pointe d’inquiétude.

— À savoir… ?

Septach Melayn le regarda en souriant. On ne pouvait concentrer indéfiniment son attention sur les questions de haute politique ; il était décidé à évacuer aussi vite que possible les tensions de cet entretien.

— Le nom du marchand, répondit-il, qui vous a vendu le tissu de cette robe ravissante.

Il restait deux autres rendez-vous sur son programme de l’après-midi, après quoi, il serait libre.

Le premier était avec Akbalik que Prestimion, juste avant son départ pour les territoires du levant, avait nommé émissaire extraordinaire à Zimroel, avec l’idée d’avoir en poste à Ni-moya un homme de confiance à l’affût de signes d’agitation chez les partisans de Dantirya Sambail. Akbalik était prêt à entreprendre le voyage. Il se présentait dans le bureau du Coronal pour faire signer au régent Septach Melayn ses lettres de créance.

Septach Melayn s’étonna de voir Akbalik accompagné du nouveau chevalier-novice Dekkeret, le jeune et solide gaillard que Prestimion avait trouvé à Normork et dont il avait fait son protégé. C’était à l’évidence la première visite de Dekkeret dans ce sanctuaire du pouvoir ; il regardait autour de lui en ouvrant des yeux émerveillés devant la magnificence de la salle, le grand bureau de palissandre, la haute fenêtre ouvrant sur l’infini du ciel, les merveilleuses incrustations de bois précieux formant sur le sol une énorme constellation.

Septach Melayn lança à Akbalik un regard interrogateur. Personne ne lui avait dit qu’Akbalik devait amener Dekkeret dans ce bureau.

— J’aimerais l’emmener avec moi à Zimroel, expliqua Akbalik en montrant le jeune homme. Croyez-vous que le Coronal y trouverait à redire ?

— Ah ! fit malicieusement Septach Melayn, vous voilà donc devenus si bons amis en bien peu de temps.

— Il ne s’agit pas de cela, Septach Melayn, répliqua Akbalik que la boutade ne semblait pas amuser. Vous le savez bien.

— Alors, de quoi s’agit-il ? Ce jeune homme aurait-il déjà besoin de vacances ? Il vient à peine de commencer sa formation.

— Cela en ferait partie, répondit Akbalik. Il a demandé à m’accompagner et je pense que cela pourrait lui être profitable. Il est salutaire à un jeune novice de se faire une idée de ce qu’est la vie au-delà du Mont du Château. D’effectuer la traversée d’un océan, de découvrir l’immensité de la planète. De connaître une cité aussi spectaculaire que Ni-moya. Et d’observer le fonctionnement des rouages de la machine gouvernementale sur les distances colossales avec lesquelles il nous faut compter.

— Des distances colossales, en effet, fit Septach Melayn en se tournant vers Dekkeret. Savez-vous, jeune homme, que vous serez parti neuf mois, un an peut-être. Croyez-vous pouvoir interrompre vos études si longtemps ?

— Lord Prestimion a dit à Normork que je devais recevoir une formation accélérée. Un voyage comme celui-ci devrait contribuer à l’accélérer.

— Oui, j’imagine, fit Septach Melayn avec un petit haussement d’épaules.

Il se demanda comment Prestimion allait réagir si le jeune homme devait disparaître à Zimroel pendant un an. Comment pouvait-il le savoir ? Pour la millième fois, il maudit Prestimion de lui avoir laissé le soin de prendre toutes ces décisions. Après tout, Prestimion avait voulu qu’il soit régent ; il agirait comme il jugeait bon de le faire. Pourquoi ne pas laisser partir Dekkeret ? Il serait sous la responsabilité d’Akbalik, pas la sienne. Et Akbalik avait raison : il ne peut qu’être profitable à un jeune homme de voir le monde tel qu’il est réellement.

Dekkeret le regardait avec gravité, d’un air suppliant. Septach Melayn trouva une innocence charmante et touchante dans ce regard avide et implorant. Il se souvenait de l’époque où il était avide et grave, lui aussi, avant de choisir de se cacher derrière cette frivolité indolente et débonnaire qui aujourd’hui n’était plus un masque, mais l’essence même de son caractère. Il était facile de percevoir en observant le jeune homme les qualités de sérieux et de force qui avaient retenu l’attention de Prestimion.

Soit, se dit Septach Melayn. Qu’il aille à Zimroel.

— Très bien, fit-il. Vos papiers sont prêts, Akbalik. J’ajoute le nom du chevalier-novice Dekkeret – voilà – et j’appose mon paraphe.

Il se prenait déjà à envier le jeune homme. Partir loin du Château, parcourir les régions écartées du royaume, échapper aux contraintes de la vie politique et emplir ses poumons de l’air pur qu’on respirait ailleurs !…

— Permettez-moi, si vous le voulez bien, de vous faire une petite suggestion, reprit-il en s’adressant à Dekkeret. Si vos occupations ne vous retiennent pas tout le temps à Ni-moya, vous devriez vous offrir avec Akbalik une petite excursion au nord, dans les Marches de Khyntor, pour chasser le steetmoy… Vous avez entendu parler des steetmoy, n’est-ce pas ?

— J’ai vu des vêtements faits de leur fourrure.

— Porter une étole de fourrure de steetmoy n’est pas tout à fait la même chose que regarder dans les yeux un steetmoy vivant. C’est, à ma connaissance, l’animal sauvage le plus dangereux au monde. Une merveille, avec son épaisse fourrure et ses yeux flamboyants. Je l’ai chassé une fois, quand je suis allé avec Prestimion à Zimroel. On engage un chasseur professionnel à Ni-moya et on file vers le nord, loin à l’intérieur des Marches, un pays froid, enneigé, qui ne ressemble à rien de ce que vous avez vu, avec des forêts noyées dans la brume, des lacs sauvages et un ciel comme une plaque de métal. On piste une bande de steetmoy – pas facile de distinguer des animaux blancs sur le fond blanc de la neige – et on s’avance tout près d’eux, un poignard dans une main, une machette dans l’autre…

Les yeux du jeune homme brillaient d’excitation. Mais Akbalik ne semblait pas partager son enthousiasme.

— J’ai cru comprendre que vous vous inquiétiez de le voir négliger sa formation en m’accompagnant à Zimroel. Et maintenant, vous l’envoyez dans les Marches de Khyntor pour lui faire poursuivre des steetmoy dans la neige. Mon cher ami, vous n’arrivez donc jamais à être sérieux bien longtemps.

Septach Melayn sentit le rouge lui monter au front ; il s’était laissé entraîner par son récit.

— Cela fera aussi partie de sa formation, déclara-t-il, l’air froissé en apposant le sceau royal sur les papiers d’Akbalik. Tenez. Bon voyage à vous deux. Et laissez-le partir une semaine à Khyntor, Akbalik, ajouta-t-il au moment où ils se retiraient. Quel mal cela pourrait-il faire ?

Il ne lui restait plus à voir que le prince Serithorn de Samivole avant de pouvoir se rendre au gymnase, dans l’aile orientale du Château, pour son assaut d’escrime quotidien avec un des officiers de la garde. Septach Melayn s’entraînait chaque jour avec une arme différente – la rapière, l’épée à deux mains, le sabre à garde en panier, l’épée courte de Narabal, le bâton, la pique de Ketheron – et chaque fois avec un partenaire différent, car il apprenait si rapidement à anticiper les coups de son adversaire qu’il ne trouvait aucun intérêt à affronter quelqu’un plus de deux ou trois fois. Son adversaire du jour était un jeune garde de Tumbrax, du nom de Mardileek, dont on disait qu’il était habile au sabre et qui avait été recommandé par le duc Spalirises en personne. Mais il convenait d’abord de s’occuper de Serithorn.

Le prince s’était ajouté le matin même à la liste des rendez-vous de Septach Melayn. On ne pouvait en règle générale être reçu par le régent en s’y prenant à la dernière minute, mais Serithorn, en sa qualité de haut pair du royaume, faisait exception à cette règle comme à toutes les autres. De plus, Septach Melayn, comme tout un chacun, trouvait Serithorn sympathique et attachant ; peu importait qu’il eût choisi, après avoir beaucoup hésité, le camp de Korsibar pendant la guerre civile. Il était difficile de garder longtemps rancune à Serithorn. Et la guerre n’était même plus de l’histoire ancienne : elle était sortie de l’Histoire.

En général, Serithorn arrivait en retard à ses rendez-vous. Mais, ce jour-là, pour une raison ou pour une autre, il était à l’heure ; Septach Melayn se demanda pourquoi. Comme à son habitude, Serithorn était vêtu simplement, sans ostentation, d’une cape unie brun-roux tombant en larges plis sur une tunique cramoisie et chaussé de bottes de cuir bordées de fourrure rouge. La plus grosse fortune de Majipoor n’avait pas besoin de faire de l’épate. Là où un autre aurait choisi comme couvre-chef un chapeau tape-à-l’œil en feutre, à large bord garni de métal et orné de plumes écarlates de tiruvyn, le prince Serithorn se contentait d’une curieuse toque jaune rigide, haute et carrée, qu’un Lii devant son étal de saucisses eût repoussée avec mépris. Il se découvrit en entrant et lança la toque sur le bureau – le bureau du Coronal – avec la désinvolture dont il eût fait montre dans son salon.

— Mon neveu, si je ne me trompe, vient de partir, commença-t-il. Un garçon épatant, Akbalik ; la famille peut être fière de lui. Il paraît que Prestimion l’expédie à Zimroel. Je me demande bien pourquoi.

— Simplement, j’imagine, pour observer la manière dont la population réagit à l’intronisation de son nouveau Coronal. Une bonne idée, ne trouvez-vous pas, que Prestimion se tienne informé du climat général sur l’autre continent ?

— Oui, oui, fit Serithorn. Certainement… Vous travaillez dur, n’est-ce pas, pour un esprit badin, poursuivit-il en indiquant la pile de documents sur le bord du bureau. Vous vous échinez sur toute cette affreuse paperasserie ! Je vous félicite pour votre zèle, Septach Melayn !

— Le compliment n’est pas mérité, prince Serithorn. Je ne me suis pas encore penché sur ces documents.

— Mais vous le ferez, je suis sûr que vous allez le faire ! Ce n’est qu’une question de temps… Vous êtes admirable, Septach Melayn ! J’ai, vous ne l’ignorez pas, un esprit léger qui s’apparente beaucoup au vôtre. Je vous vois assumer jour après jour la lourde tâche de la régence, alors que je n’ai jamais réussi à me contraindre à une activité sérieuse plus de trois minutes d’affilée. Mes félicitations sont sincères.

— Vous me surestimez, je pense, fit Septach Melayn en secouant la tête. Et vous vous sous-estimez beaucoup. Certains sont secrètement stupides et dissimulent leurs faiblesses sous un air de profonde gravité ou maintes fanfaronnades. Vous êtes secrètement profond et la frivolité chez vous n’est qu’une affectation. Et vous avez eu une grande influence dans les affaires du royaume ; j’ai appris que c’est vous qui avez incité Confalume à prendre Prestimion pour successeur.

— Moi ? Détrompez-vous, mon ami. Confalume a remarqué tout seul les qualités de Prestimion ; j’ai seulement donné mon adhésion quand il m’en a informé.

Serithorn haussa un sourcil ; un sourire radieux joua sur son visage lisse.

— Secrètement profond, dites-vous ? C’est un jugement flatteur, très flatteur. Mais totalement erroné. Vous avez peut-être, mon cher ami, des profondeurs secrètes ; pour ma part, je ne suis que frivolité. Je l’ai toujours été et le serai toujours.

Les grands yeux limpides de Serithorn contemplèrent Septach Melayn avec un regard narquois qui semblait démentir tout ce qu’il venait de dire. Il y a dans ces yeux des couches impénétrables de roublardise, se dit Septach Melayn.

Mais il refusait de relever le défi.

— Le fait est, je pense, reprit-il en souriant d’un air patelin, que chacun de nous surestime l’autre. Vous n’êtes que frivolité, dites-vous ? Très bien : je consens à accepter l’opinion que vous avez de vous-même. Pour ma part, je propose de me définir comme un moqueur oisif et nonchalant, naturellement gai, aimant à l’excès la soie, les perles et les vins fins, dont les seules qualités notables sont une certaine habileté dans le maniement de l’épée et une profonde loyauté envers ses amis. Pouvons-nous également nous mettre d’accord sur cette appréciation ? Nous concluons un pacte, Serithorn ?

— Très bien. Nous sommes de la même race, Septach Melayn, de celle des fantaisistes frivoles et légers. Vous avez, soyez-en assuré, toute ma sympathie pour avoir été contraint par Prestimion de vous taper toutes ces inepties bureaucratiques. Votre esprit est bien trop alerte et pétillant pour ce genre de travail.

— C’est la vérité. La prochaine fois que le Coronal partira en voyage, je l’accompagnerai et vous pourrez exercer la régence.

— Moi ? J’invoque notre pacte ! Je ne suis pas plus qualifié que vous pour prendre place à ce bureau. Non, non, laissons cette charge à quelqu’un de plus solide. Si j’avais voulu accomplir le labeur d’un Coronal, j’aurais depuis longtemps fait en sorte de recevoir la gloire et les hommages qui accompagnent la charge. Mais pas un seul instant, Septach Melayn, je n’ai aspiré à la couronne ; cette montagne de papiers sur le bureau en est la raison.

Il parlait cette fois, Septach Melayn le savait, avec le plus grand sérieux. Loin d’être l’être superficiel qu’il prétendait, Serithorn s’était toujours contenté d’exercer sa volonté à distance, au pied du trône, mais jamais dessus. Le sang de quantité de monarques coulait dans ses veines ; son lignage était à nul autre pareil, ce qui n’eût pas suffi à faire de lui le Coronal. L’intelligence et la perspicacité étaient une autre histoire, mais Serithorn en avait à profusion. N’eût été son refus total, viscéral, d’assumer la charge du pouvoir, il avait à tous égards les qualités voulues pour exercer la souveraineté.

S’il fallait en croire Prestimion qui tenait l’histoire de sa mère, lord Prankipin, bien des décennies auparavant, avait demandé à Serithorn de lui succéder sur le trône du Coronal quand il deviendrait Pontife. Mais Serithorn avait répondu : « Non, non, donnez le poste au prince Confalume. » Cela avait un accent de vérité ; il ne pouvait y avoir d’autre raison pour que Serithorn ne soit pas monté sur le trône. Et aujourd’hui, après toutes ces années, Confalume était devenu Pontife après un règne long et glorieux alors que Serithorn n’avait jamais été autre chose qu’un simple citoyen, reçu dans les centres du pouvoir sans en détenir lui-même, un homme enjoué et accommodant qu’un visage sans rides et un noble maintien faisaient paraître vingt ou trente ans de moins que son âge.

— Bien, fit Septach Melayn après un silence. Maintenant que la chose est réglée, voudriez-vous me dire s’il y a une raison particulière pour cette visite ou si elle est de simple courtoisie ?

— Votre compagnie est fort agréable, Septach Melayn, mais je pense que nous devons aborder un sujet plus sérieux.

Un léger froncement de sourcils plissa le front de Serithorn et une gravité nouvelle perça dans sa voix.

— Auriez-vous l’obligeance de m’expliquer dans les grandes lignes ce qui s’est passé ces derniers mois entre Prestimion et le Procurateur de Ni-moya ?

Septach Melayn sentit les muscles de son abdomen se contracter brusquement. Une question directe comme celle-ci était fort éloignée du registre habituel de Serithorn. La prudence semblait s’imposer.

— Je pense, répondit-il, qu’il vaudrait mieux poser la question directement à Prestimion.

— Je le ferais si Prestimion était là. Mais il semble avoir choisi de parcourir interminablement les territoires du levant. Et vous êtes ici à sa place… Soyez assuré, Septach Melayn, que je n’ai nullement l’intention de vous embarrasser. Au contraire, j’essaie de me rendre utile. Mais il me manque tellement d’éléments que je ne suis pas en mesure d’évaluer correctement la nature de la crise, si « crise » est le terme qui convient. Pendant la semaine du sacre, par exemple, le bruit courait avec insistance que Dantirya Sambail, pour des raisons que j’ignore, était prisonnier dans les tunnels de Sangamore.

— Je pourrais, j’imagine, fournir un démenti officiel.

— Vous pourriez, mais ne vous donnez pas cette peine. Je tiens directement mes renseignements de Navigorn qui affirme que Prestimion avait fait de lui le geôlier du Procurateur. Une mission sur laquelle, je peux vous le confier, Navigorn s’est beaucoup interrogé. Comme tout un chacun. Serions-nous en droit de penser que Prestimion avait réellement enfermé Dantirya Sambail dans les tunnels pendant les fêtes du couronnement et la période qui a suivi, pour des raisons qui lui appartiennent et que je ne cherche pas à connaître ?

— Nous pouvons en convenir, Serithorn.

— Bien. Vous remarquerez que j’ai utilisé le passé. « Avait enfermé. » Le Procurateur est libre maintenant, n’est-ce pas ?

— Je préférerais vraiment que vous posiez toutes ces questions à Prestimion, répondit Septach Melayn, l’air gêné.

— Oui, je n’en doute pas… Je vous en prie, Septach Melayn, cessez de chercher la parade à chacune de mes questions : ce n’est pas un duel. Le fait est que Dantirya Sambail s’est évadé. Et que Prestimion se trouve quelque part entre le Mont et la Grande Mer, oui, avec Gialaurys, Abrigant et toute une troupe, et qu’ils battent la campagne dans l’espoir de le reprendre. Oui, oui, Septach Melayn, c’est la vérité, je le sais. Inutile de le nier. Oublions maintenant que j’ai demandé des détails sur la querelle qui oppose Prestimion au Procurateur. Confirmez-moi seulement qu’elle existe bel et bien. Ils sont en réalité des ennemis acharnés, c’est bien cela ?

— Oui, répondit Septach Melayn avec une petite inclination de tête et un soupir de résignation. On peut le dire.

— Je vous remercie. Si Prestimion n’en a pas encore été informé, poursuivit-il en prenant dans sa robe un papier plié, je pense qu’il serait opportun de lui faire savoir qu’il cherche très probablement dans la mauvaise direction.

— Vraiment ? fit Septach Melayn, sans pouvoir s’empêcher d’écarquiller fugitivement les yeux.

— Je suis, vous ne l’ignorez pas, reprit Serithorn en souriant, propriétaire de vastes domaines. Je reçois régulièrement des rapports des régisseurs de mes propriétés, aux quatre coins du monde. Celui-ci vient d’un certain Haigin Harta, dans la cité de Bailemoona, province de Balimoleronda. Une bien étrange affaire, en vérité. Un groupe d’inconnus – Haigin Harta ne précise pas combien – a été surpris en train de chasser des gambilaks sur mes terres, aux environs de Bailemoona. Quand mon garde-chasse est intervenu, un des braconniers lui a dit que la viande était destinée à Dantirya Sambail, le Procurateur de Ni-moya, qui faisait un Grand Périple dans la région. Un autre des braconniers… Je vous ennuie, Septach Melayn ?

— Pas le moins du monde.

— Vous paraissiez inattentif.

— Pensif, plutôt.

— Ah ! Un autre braconnier, disais-je, a balancé son poing dans la figure du premier en affirmant à mon garde-chasse que ce que venait de dire l’autre était totalement faux, une pure invention qu’il fallait oublier immédiatement, et qu’ils prenaient la viande pour leur compte personnel. Il a proposé cinquante couronnes au garde-chasse qui les a acceptées, comprenant que, s’il refusait, il risquait sa vie. Les braconniers sont partis avec leur butin. Le même jour, Haigin Harta – le régisseur de mon domaine de Bailemoona, vous n’avez pas oublié ? – apprenait par un ami qu’un voyageur ayant les traits hautement caractéristiques de Dantirya Sambail avait été vu dans la matinée, accompagné d’un groupe d’hommes, dans les faubourgs de Bailemoona. L’ami du régisseur s’était demandé si Haigin Harta attendait la visite du Procurateur au domaine, une idée qui, vous l’imaginez, a mis Haigin Harta dans tous ses états. Dix minutes après cette conversation, le garde-chasse est venu faire son rapport sur les braconniers et les cinquante couronnes qu’on lui avait proposées. Que pensez-vous de mon histoire, Septach Melayn ?

— Cela semble assez clair, non ? Mais je m’interroge sur ce braconnier qui a frappé l’autre. S’il pouvait être grand et maigre, avec un visage évoquant une tête de mort, tout en angles et méplats, et des yeux noirs d’assassin.

— Le goûteur du Procurateur, c’est à lui que vous pensez ? Un individu peu recommandable, celui-là.

— Mandralisca, oui. Il doit accompagner Dantirya Sambail… Y a-t-il autre chose ?

— Rien d’autre. Haigin Harta termine son message en disant qu’il n’a jamais été informé d’une visite par le Procurateur et demande s’il doit en attendre une. Il n’en est rien, bien entendu. Pourquoi, je me le demande, le Procurateur de Ni-moya ferait-il un Grand Périple dans la province de Balimoleronda, ou n’importe où ailleurs à Alhanroel ?

— Il va sans dire que Grand Périple n’est pas le terme qui convient. Il s’agit simplement, j’imagine, d’un voyage privé dans cette province, sur le trajet entre le Château et Zimroel.

— Le Château où il était emprisonné ? demanda doucement Serithorn. Dois-je comprendre qu’il faut le considérer comme un fugitif ?

— Je préférerais que vous réserviez des mots comme « emprisonné » et « fugitif » pour votre conversation avec Prestimion. Mais je peux au moins vous dire que le Coronal s’efforce effectivement de retrouver la trace de Dantirya Sambail. Et comme Bailemoona, s’il m’en souvient bien, se trouve au sud du Mont du Château, Prestimion n’a à l’évidence aucune chance de le retrouver en cherchant à l’est. Je vous remercie de sa part. Le rapport de votre régisseur nous a été précieux.

— Je fais mon possible pour être utile.

— Vous l’avez été. Je vais prendre des dispositions pour que le Coronal soit informé de tout cela dans les meilleurs délais.

Septach Melayn se leva en dépliant sa longue carcasse ; il étira d’abord les bras, puis les jambes.

— Vous me pardonnerez, j’espère, d’avoir montré des signes d’impatience. La journée fut éprouvante. Avons-nous d’autres sujets à aborder ?

— Je ne crois pas.

— Dans ce cas, je pars au gymnase pour chasser les tensions de la journée en me défoulant avec mon sabre sur un malheureux garde de Tumbrax.

— Bonne idée. Je vais moi-même dans cette direction ; me permettez-vous de vous accompagner ?

Ils sortirent ensemble. Serithorn, qui était l’affabilité même, narra chemin faisant quelques anecdotes divertissantes. Ils s’enfoncèrent dans le dédale du Château Intérieur, longèrent d’antiques constructions telles que les Balcons de Vildivar, la Tour de guet de lord Arioc ou le Donjon de Stiamot, avant d’atteindre les Quatre-Vingt-Dix-Neuf Marches qui desservaient d’autres secteurs de l’agglomération informe que constituait le Château.

Ils passèrent au bout d’un moment près de l’imposant et inesthétique empilement de roches noires que Prankipin, au commencement de son règne, avait infligé au Château pour faire office de bureaux pour les ministres du Trésor. Septach Melayn aperçut, venant de la direction opposée et se dirigeant vers le bâtiment, un couple étrangement mal assorti. Une grande jeune femme brune, d’une beauté frappante, en compagnie d’un homme bien plus petit et trapu, habillé avec trop de recherche, comme une parodie de costume de cour, tout de paillettes et clinquants, de brocarts ridiculement chargés. Lui aussi avait une apparence saisissante, mais d’une manière bien différente : excessivement laid, il avait une montagne soigneusement coiffée de cheveux argentés fièrement dressés sur son large front.

Septach Melayn n’eut aucun mal à les reconnaître au premier regard : le banquier Simbilon Khayf, qui s’apprêtait certainement à convenir de quelque manœuvre financière avec le Trésor, et sa fille Varaile. La dernière fois qu’il les avait vus remontait à quelques mois, à Stee, dans le somptueux hôtel particulier du financier, le jour où Septach Melayn était affublé d’une robe de marchand en toile grossière, d’une perruque châtain et d’une fausse barbe cachant ses boucles dorées, et où il avait joué le rôle d’un péquenaud afin d’aider Prestimion à pénétrer le mystère de ce fou qui se faisait appeler lord Prestimion et perturbait la navigation fluviale sur la Stee. Septach Melayn était cette fois vêtu avec bien plus de recherche, comme il sied au Haut Conseiller du Royaume, mais après les affaires d’une grande complication qu’il avait eu à traiter dans la journée, il n’avait nul désir de s’entretenir avec le banquier aux manières frustes et vulgaires.

— Voulez-vous prendre à gauche ici ? demanda-t-il discrètement à Serithorn.

Trop tard. Ils étaient encore à une quinzaine de mètres du banquier et de sa fille, mais Simbilon Khayf les avait repérés et les saluait de loin.

— Prince Serithorn ! Par tout ce qu’il y a de plus saint, prince Serithorn, quelle joie de vous revoir ! Et regarde, regarde, Varaile ! C’est le grand Septach Melayn, le Haut Conseiller en personne ! Messieurs ! Messieurs ! Quel plaisir !

Simbilon Khayf s’élança si précipitamment vers eux qu’il faillit se prendre les pieds dans sa robe de brocart.

— Vous devez absolument faire la connaissance de ma fille, messieurs ! C’est sa première visite au Château et je lui ai promis qu’elle découvrirait la grandeur, mais je n’aurais jamais imaginé que nous rencontrerions dès le premier soir des seigneurs du prestige et de l’influence de Serithorn de Samivole et du Haut Conseiller Septach Melayn !

Il poussa Varaile vers eux. Elle leva les yeux, très lentement, vers ceux de Septach Melayn et un petit cri de surprise franchit ses lèvres.

— Je crois que nous nous sommes déjà rencontrés, fit-elle d’une voix douce.

Il y eut un moment de gêne.

— Je ne pense pas, damoiselle. Vous devez faire erreur.

Ses yeux restaient plantés dans ceux de Septach Melayn.

— Je ne crois pas, reprit-elle en souriant. Non, non. Je vous connais, seigneur.

4

— Nous voilà donc tous les quatre devant le Trésor de lord Prankipin, expliqua Septach Melayn. Varaile, son père avec ses minauderies impossibles, Serithorn et moi. Comme tu peux l’imaginer, j’ai farouchement nié que nous ayons jamais pu nous rencontrer précédemment. Cela m’a semblé être la seule chose à faire.

— Comment a-t-elle réagi ? demanda Prestimion.

Les deux hommes se trouvaient dans les appartements privés de Prestimion, dans la Tour de lord Thraym. C’était le jour de son retour des territoires du levant. Le long voyage infructueux l’avait laissé très las ; il avait à peine eu le temps de prendre un bain et de se changer avant que Septach Melayn déboule dans l’appartement pour lui rapporter tout ce qui s’était passé en son absence. Et il en avait, des choses à dire ! L’alchimiste Hjort convoqué par Abrigant qui se prétendait capable de transformer les substances viles en métaux nobles, le rapport selon lequel Dantirya Sambail aurait été vu près de Bailemoona, Confalume qui semblait se plaindre d’être traité de haut par son Coronal, de nouveaux incidents et des cas de graves dérangements d’esprit dans telle ou telle cité…

Prestimion était avide de détails et aurait voulu les avoir sans tarder, mais Septach Melayn semblait obsédé par l’épisode insignifiant de la rencontre avec la fille de Simbilon Khayf.

— Elle savait que je mentais, poursuivit-il. C’était facile à voir. Elle me regardait au fond des yeux, comparait ma taille à la sienne et il était évident qu’elle se disait : où ai-je vu des yeux comme ceux-là et un homme aussi grand et maigre que celui-là ? Il lui suffisait de se représenter une perruque et une fausse barbe, et elle aurait eu la réponse. J’ai cru un moment qu’elle n’en démordrait pas, qu’elle continuerait d’affirmer qu’elle m’avait déjà vu. Son père, loin d’être stupide malgré sa vulgarité, comprenant ce qui allait se passer et ne voulant à aucun prix que sa fille contredise ouvertement le Haut Conseiller, lui demanda de ne pas insister. Elle eut la finesse de comprendre à demi-mot.

— Mais elle soupçonne la vérité et cela risque d’amener de nouvelles complications.

— Oh ! elle ne fait pas que la soupçonner ! lança Septach Melayn d’un ton détaché.

Un sourire aux lèvres, il écarta les deux poignets d’un geste gracieux. Prestimion ne connaissait que trop bien la signification de ce geste. Cela voulait dire que Septach Melayn avait pris de son propre chef une décision dont il s’excusait, mais qu’il ne regrettait en aucune manière.

— Je l’ai fait venir le lendemain matin et lui ai raconté toute l’histoire, sans détour.

— Quoi ? fit Prestimion en le regardant bouche bée.

— Il le fallait. On ne peut mentir à une femme de cette qualité, Prestimion. En tout état de cause, elle ne s’était pas laissé abuser par mes dénégations.

— Tu lui as aussi révélé, j’imagine, l’identité de tes deux compagnons ?

— Oui.

— Bravo ! Septach Melayn. Bravo ! Et qu’a-t-elle dit en apprenant qu’elle avait reçu le Coronal de Majipoor, son Haut Conseiller et le Grand Amiral dans le salon de son père ?

— Ce qu’elle a dit ? Elle a eu un petit murmure de surprise et elle est devenue toute rouge. Elle paraissait quelque peu troublée. Amusée aussi, je pense, et assez contente de la chose.

— Quoi ? Amusée ! Contente !

Prestimion se leva et fit quelques pas dans la pièce, s’arrêtant près de la fenêtre qui donnait sur l’élégante passerelle d’agate rosée et polie, réservée à l’usage exclusif du Coronal, qui enjambait la Cour Pinitor et donnait accès aux bureaux du monarque et aux salles de réception adjacentes du Château Intérieur.

— J’aimerais pouvoir en dire autant, Septach Melayn. Mais, crois-moi, je ne trouve rien de très agréable à l’idée que Simbilon Khayf ait appris que je me baladais en catimini à Stee, avec un accoutrement grotesque, en me faisant passer pour un pauvre fabricant de machines à calculer. Je me demande bien ce qu’il va faire de ce secret.

— Rien du tout, Prestimion. Il n’est pas au courant et n’en saura jamais rien.

— Ah bon ?

— J’ai fait promettre à Varaile de ne pas en dire un mot à son père.

— Et elle tiendra sa promesse, bien entendu ?

— Je le crois. J’ai payé son silence un bon prix. Elle sera invitée avec son père à la prochaine réception de la cour et officiellement présentée au Coronal. À cette occasion, Simbilon Khayf sera décoré de l’ordre de lord Havilbove ou recevra une breloque quelconque.

Un son rauque échappa à Prestimion.

— Sérieusement ? lança-t-il d’un ton incrédule. Tu me demandes de permettre à ce clown répugnant de pénétrer dans les salles royales ? De s’avancer au pied du trône de Confalume ?

— Je suis toujours sérieux, Prestimion, à ma manière. Les lèvres de Varaile sont scellées. Le Coronal et ses amis faisaient une petite escapade à Stee ; personne n’a besoin de le savoir. Elle respectera son engagement si tu fais de même. Quand tu seras sur le trône, ils s’avanceront avec révérence et formeront le symbole de la constellation ; tu accepteras leur hommage en souriant et ce sera tout. Simbilon Khrayf pourra s’enorgueillir jusqu’à la fin de ses jours d’avoir été reçu à la cour.

— Mais comment veux-tu que…

— Écoute-moi, Prestimion. Cet arrangement présente trois avantages. Le premier est que tu souhaites que notre équipée à Stee demeure secrète et tu auras satisfaction. Le deuxième est que Simbilon Khayf a prêté de l’argent à la moitié des princes du Château. Tôt ou tard l’un d’eux, désireux d’obtenir des conditions plus favorables ou l’extension d’un prêt, se sentira obligé de quémander une invitation à la cour pour son banquier ; tu accepteras – bien que tu considères Simbilon Khayf comme un rustre méprisable –, car la requête viendra de quelqu’un d’utile et d’influent comme Fisiolo, Belditan ou mon cousin Dembitave. Cela te permettra au moins d’accorder à Simbilon Khayf cet honneur qu’il unira de toute façon par obtenir, dans des conditions plus avantageuses pour toi.

Prestimion lança un regard noir à Septach Melayn, mais il devait reconnaître, même si cette perspective lui répugnait, que son raisonnement ne manquait pas de logique.

— Et le troisième ? Tu as parlé de trois avantages.

— Eh bien, tu as envie de revoir Varaile, n’est-ce pas ? Voilà l’occasion rêvée. Quelqu’un qui vit à Stee pourrait aussi bien se trouver à un million de kilomètres d’ici et il se peut que tu n’y retournes plus jamais de ta vie. Mais si elle réside au Château en qualité de dame d’honneur, un état que tu pourrais facilement lui proposer en bavardant avec elle après la réception officielle…

— Attends une seconde, coupa Prestimion. Tu vas un peu trop vite, mon ami. Qu’est-ce qui te fait croire que je sois si impatient de revoir cette jeune fille ?

— Dis-moi que tu ne l’es pas. Dis-moi que tu ne l’as pas trouvée très attirante quand tu l’as vue à Stee.

— Comment peux-tu le savoir ?

— Je ne suis pas aveugle, Prestimion, répondit Septach Melayn en riant. Pas sourd non plus. Tu ne pouvais détacher les yeux de son visage et le bruit de tes pupilles qui se dilataient s’entendait à l’autre bout de la pièce.

— Tu es d’une insolence insupportable, Septach Melayn ! Elle est belle, cela crève les yeux à tout le monde, même à toi. Mais de là à imaginer que… que je suis…

Sa phrase s’acheva en un bredouillement incompréhensible.

— Ah ! Prestimion ! lança Septach Melayn avec un sourire éclatant. Prestimion, Prestimion, Prestimion.

Il avait dans la prunelle une lueur narquoise et sagace, et le ton de sa voix n’était pas celui d’un sujet s’adressant à un monarque ni même d’un Haut Conseiller au Coronal qu’il servait, mais d’un ami intime parlant à celui avec qui il avait partagé bien des aventures.

Le ton railleur n’avait pas échappé à Prestimion ; il lui était impossible de nier qu’il avait regardé Varaile, ce jour-là à Stee, avec une profonde fascination. Il avait réagi à sa beauté par un indéniable frémissement d’admiration. De désir même.

Il avait rêvé d’elle, et plus d’une fois.

— Nous abordons un domaine, reprit Prestimion après un silence interminable, où je suis incertain de la signification profonde de mes sentiments. Je t’en prie, Septach Melayn, laissons ce sujet de côté pour le moment. Ce dont nous devons parler maintenant, c’est de ce que t’a raconté Serithorn à propos de Dantirya Sambail.

— Navigorn t’apportera des nouvelles fraîches ; il est en route… Tu recevras Simbilon Khayf et sa fille dans la salle du trône ? Je leur ai donné ma parole, tu sais.

— Oui, Septach Melayn ! Soit ! Soit ! Que fait donc Navigorn ?

— Voici la région dans laquelle il se trouve probablement, annonça Navigorn.

Il avait apporté une carte, un hémisphère en fine porcelaine blanche sur lequel des traits de peinture bleue, jaune, rose, violette, vert sombre et brune figuraient les Principales particularités géographiques. Ce genre de carte était conçu pour afficher des informations particulières sous une forme lumineuse ; Navigorn mit cette fonction en marche en effleurant l’hémisphère.

Des points d’un rouge ardent reliés par des lignes d’un vert éclatant apparurent dans le quart sud-ouest du continent d’Alhanroel.

— Voici Bailemoona, au sud du Labyrinthe et légèrement à l’est, poursuivit Navigorn en montrant le plus lumineux des points rouges. Les témoignages dont nous disposons sont irréfutables. Non seulement quelqu’un ressemblant énormément à Dantirya Sambail a été vu à proximité du domaine de Serithorn à peu près à l’heure où les braconniers se sont fait surprendre, mais un de ces hommes a révélé au garde-chasse que la viande qu’ils emportaient était destinée au Procurateur.

— Dans l’est aussi, nous avons eu quantité de témoignages irréfutables, observa Abrigant. En fait, il y en avait dans toute la région, implantés dans la tête des gens par les sorciers du Procurateur pour brouiller sa piste. Qu’est-ce qui vous permet de croire que vos témoignages ne relèvent pas, eux aussi, de la sorcellerie ?

Navigorn se rembrunit sans rien dire. Prestimion implora Maundigand-Klimd du regard.

— Il ne fait aucun doute, répondit le Su-Suheris, que le Procurateur a passé un certain temps dans les territoires du levant. Je suis convaincu qu’il a réellement été vu par des villageois dans le district de Vrambikat. Mais la plupart des informations qui nous ont incités à nous enfoncer plus avant dans ces régions étaient de simples illusions produites par la magie et les rêves, pas de véritables déclarations de témoins oculaires. Pendant que nous courions en tous sens pour le rattraper, il revenait sur ses pas pour regagner le centre d’Alhanroel et nous laissait poursuivre des ombres dans ces territoires désertiques. Le rapport de Bailemoona est différent : je le crois authentique.

— C’est une assertion gratuite, objecta Abrigant, l’air peu convaincu. Vous vous contentez d’affirmer que certains témoignages ne sont qu’illusion et d’autres véridiques. Mais vous n’en apportez pas la preuve.

C’est la tête gauche du Su-Suheris qui avait parlé jusqu’alors ; la droite prit le relais et répondit calmement.

— J’ai un don avéré de seconde vue. Les témoignages de Bailemoona me paraissent véridiques et je décide de leur ajouter foi.

Abrigant commença à marmonner une réponse, mais Navigorn l’interrompit avec une irritation perceptible.

— Puis-je continuer ? fit-il en traçant de la main une ligne au-dessus des points lumineux. D’autres témoignages nous sont parvenus, plus ou moins dignes d’attention… Ici, ici, là… et là-bas. Vous remarquerez que la direction générale est celle du sud. De toute façon, il n’a pas d’autre solution : au nord et à l’ouest il ne trouverait que le désert qui s’étend autour du Labyrinthe, ce qui ne serait pas un choix judicieux, et il n’aurait pas grand-chose à gagner en repartant vers le levant. Mais nous voyons clairement ici qu’il poursuit sa marche en direction de la côte méridionale.

— Comment s’appellent ces villes ? demanda Abrigant en indiquant les points rouges alignés comme des perles brillantes le long des lignes vertes s’étirant vers le sud.

— Là-haut, Ketheron, répondit Navigorn. Puis Arvyanda et Kajith Kabulon où la pluie ne cesse jamais de tomber. Quand il aura traversé la jungle, il débouchera sur la côte méridionale d’où il lui sera possible, dans n’importe quel port, de s’embarquer pour Zimroel.

— Quels sont les principaux ? demanda Gialaurys.

— Au sud de la forêt tropicale humide il arrivera à Sippulgar. En suivant la côte vers l’occident, il trouvera ensuite Maximin, Karasat, Gunduba, Slail et Porto Gambieris… là, là, là, là et là.

Navigorn parlait d’un ton brusque, autoritaire. Il avait bien préparé son affaire ; une manière, peut-être, de se racheter après la négligence qui avait permis à Dantirya Sambail de s’évader.

— À part Sippulgar, poursuivit-il, aucun de ces ports n’a de liaison maritime directe avec Zimroel, mais dans n’importe lequel ainsi que dans ceux de la côte nord de la péninsule de Stoienzar il lui sera loisible de s’embarquer sur un caboteur à destination de Stoien, Treymone et même Alaisor. Dans l’un de ces trois ports, il trouvera facilement un navire pour l’emmener à Piliplok d’où il remontera le Zimr jusqu’à Ni-moya.

— Pas si facilement, protesta Gialaurys. Vous n’avez pas oublié que j’ai fait placer sous une étroite surveillance tous les ports de Stoien à Alaisor. Avec son physique, il ne pourrait berner l’agent des douanes le plus obtus. Nous allons étendre le blocus jusqu’à Sippulgar ; plus loin, même, Prestimion, si tu le désires.

Le Coronal étudia attentivement la carte et ne répondit pas tout de suite.

— Oui, fit-il au bout d’un long moment. Je crois aussi qu’il serait souhaitable de disposer des patrouilles le long d’une ligne commençant au nord de Bailemoona et descendant jusqu’à Stoien.

— C’est-à-dire le long de la barrière des klorbigans, glissa Septach Melayn en riant. Le hasard fait bien les choses ! N’est-il pas laid comme un klorbigan et cinq fois plus dangereux ?

Prestimion et Abrigant éclatèrent de rire à leur tour.

— Pourriez-vous m’expliquer de quoi vous parlez ? fit Gialaurys, l’air vexé.

— Les klorbigans, expliqua Prestimion qui avait de la peine à garder son sérieux, sont des animaux fouisseurs gras, paresseux et balourds du sud et du centre d’Alhanroel, affligés d’un gros nez rose et d’énormes pattes poilues. Ils se nourrissent d’écorces et de racines ; dans la région dont ils sont originaires, les klorbigans se gavent uniquement de certaines essences sauvages dont ils sont les seuls à tirer quelque chose. Il y a un millier d’années, ils ont entrepris une migration vers le nord, dans les zones de culture du stajja et du glein, et se sont rendu compte qu’ils aimaient autant que nous le goût des tubercules de stajja. En peu de temps, un demi-million de klorbigans a commencé à ravager la récolte de stajja dans le centre d’Alhanroel. Les fermiers en tuaient, mais ils arrivaient trop tard. Le Coronal de l’époque eut l’idée de mettre en place une clôture au cœur du continent. Comme elle ne fait que soixante centimètres de haut, tout animal moins apathique que le klorbigan la franchit aisément, mais elle a la particularité de descendre à deux mètres de profondeur, ce qui, apparemment, suffit pour les empêcher de creuser par-dessous.

— C’est lord Kybris qui a construit la barrière, glissa Septach Melayn.

— Kybris, exact, fit Prestimion. Eh bien, nous allons construire notre propre barrière, une ligne continue de patrouilles, de sorte que si Dantirya Sambail décide de changer de nouveau de direction et de remonter vers le nord, il sera pris dans…

Il s’interrompit au milieu de sa phrase.

— Navigorn ? Que se passe-t-il, Navigorn ?

Tous les regards se tournèrent vers le grand barbu qui était plié en deux, la tête baissée, les deux mains serrées sur le ventre, comme en proie à d’atroces contractions spasmodiques. Quand il se redressa au bout d’un moment, Prestimion vit ses traits déformés par une grimace terrifiante. Épouvanté, il fit signe à Gialaurys et Septach Melayn de l’aider. Mais Maundigand-Klimd fut plus prompt à réagir : le Su-Suheris leva une main, inclina ses deux têtes l’une vers l’autre et quelque chose d’invisible passa entre Navigorn et lui. Au bout d’un moment, tout sembla terminé. Navigorn se tenait aussi droit que s’il ne s’était rien passé et clignait des yeux comme quelqu’un qui vient de s’assoupir malgré soi. Son visage était serein.

— M’avez-vous parlé, Prestimion ?

— Une expression fort singulière est apparue sur votre visage et j’ai demandé ce qui se passait. J’ai eu le sentiment que vous aviez une sorte d’attaque.

— Moi ? fit Navigorn, l’air abasourdi. Une attaque ? Je n’en ai aucun souvenir !

Son visage s’éclaira brusquement.

— Ah ! Cela a dû recommencer sans que je m’en rende compte.

— Ces malaises vous arrivent donc fréquemment ? demanda Septach Melayn.

— J’en ai eu plusieurs, en effet, répondit Navigorn, légèrement penaud.

À l’évidence, il était confus de devoir faire l’aveu de cette faiblesse, mais il se jeta à l’eau.

— Cela s’accompagne de terribles maux de tête qui se déclenchent et disparaissent brusquement, de sorte que j’ai l’impression qu’on m’ouvre le crâne. Et souvent de rêves affreux. Je n’avais jamais fait des rêves comme ceux-là.

— Voulez-vous nous en parler, fit Prestimion d’une voix douce.

Il était délicat de demander à quelqu’un – un homme de haute naissance, un guerrier de sa réputation – de dévoiler ses rêves à un auditoire de plusieurs personnes. Navigorn le fit sans hésiter.

— Je suis sur un champ de bataille, toujours le même, une grande plaine boueuse où des hommes tombent de tous côtés, où des ruisseaux de sang se forment sur le sol. Qui d’entre nous a jamais pris part à une bataille rangée, monseigneur ? Qui le fera jamais sur notre paisible planète ? Je me vois donc revêtu d’une armure, l’épée à la main, donnant la mort autour de moi. J’ôte la vie à des inconnus et à des amis aussi, monseigneur.

— Vous me tuez, peut-être ? Ou Septach Melayn ?

— Non, pas vous. Je ne sais qui sont ceux qui tombent sous mes coups. Ils n’ont pas des visages que je peux reconnaître quand je me réveille pour repenser à mon rêve. Mais je sais dans mon sommeil agité que je fais périr des amis chers et cela me rend malade, monseigneur. Cela me rend malade.

Navigorn frissonna malgré la chaleur de la pièce.

— Ce rêve revient si souvent, monseigneur, parfois trois nuits d’affilée, que j’en arrive à redouter de fermer les yeux.

— Depuis combien de temps cela dure-t-il ? demanda Prestimion.

— Des jours, des semaines, répondit Navigorn avec un petit haussement d’épaules. Je ne saurais le dire avec précision… Me permettez-vous de me retirer quelques minutes ?

Prestimion acquiesça de la tête. Le visage empourpré et luisant de sueur, Navigorn quitta la salle.

— Tu as entendu ? souffla Prestimion à Septach Melayn. Une bataille au cours de laquelle il tue ses amis. Encore quelque chose dont il me faudra assumer la culpabilité.

— Si culpabilité il y a, monseigneur, c’est celle de Korsibar.

Prestimion secoua la tête sans rien dire ; des pensées noires l’assaillaient. Certes, la bataille qui avait coûté tant de vies était due à Korsibar. Mais les rêves déconcertants de Navigorn, ses spasmes épouvantables, le désarroi auquel il était en proie si longtemps après les événements, qui en était responsable, sinon Prestimion ? Cette folie provoquée par les sorciers sur son ordre, il n’en avait pas imaginé les conséquences.

Tandis qu’ils attendaient le retour de Navigorn, Abrigant interrompit la méditation de son frère.

— Envisages-tu, Prestimion, de te transporter dans le sud comme tu l’as fait dans les territoires du levant ?

Prestimion ne put retenir un mouvement de surprise : l’idée venait juste de se former dans son esprit. Mais ils étaient du même sang, Abrigant et lui, et leurs pensées suivaient souvent le même cours.

— Il se peut très bien que je le fasse, répondit-il en souriant. La question sera abordée devant le Conseil au complet. Mais Sa Majesté le Pontife m’a prié de lui rendre visite au Labyrinthe, comme il est fondé à le faire ; je mettrai probablement à profit ce voyage dans le Sud pour le prolonger jusqu’à Stoien dans l’espoir de retrouver…

— Puisque tu parles du Conseil, fit Septach Melayn, j’ai une question à poser pendant que Navigorn est absent : imaginons qu’un de ses membres – Serithorn, par exemple, ou mon cousin Dembitave – te demande de but en blanc d’expliquer pourquoi Dantirya Sambail est devenu un fugitif que tu traques d’un bout à l’autre d’Alhanroel. Que répondras-tu ?

— Simplement que le Procurateur a commis un crime de lèse-majesté.

— Sans fournir de détails ni d’explications ?

— Je te rappelle, Septach Melayn, coupa Gialaurys avec irritation, que tu parles au Coronal. Il peut faire ce que bon lui semble.

— Non, mon ami, tu te trompes. Prestimion est roi, certes, mais il n’exerce pas un pouvoir absolu. Il est soumis, comme tout un chacun, aux décrets du Pontife et, dans une certaine mesure, responsable devant le Conseil. Faire un criminel d’un puissant potentat comme Dantirya Sambail sans fournir aucune explication à son propre Conseil, pas même un Coronal ne peut se le permettre.

— Tu sais bien pourquoi il doit en aller ainsi, fit Gialaurys.

— Bien sûr. Parce qu’un fait de la plus haute importance a été gommé de la mémoire universelle, exception faite de nous cinq et de Teotas.

Septach Melayn indiqua de la tête Maundigand-Klimd et Abrigant, les deux nouveaux initiés au secret de Thegomar Edge.

— Mais plus nous nous accrochons à ce secret, ajouta-t-il, plus nous nous enfonçons dans les dérobades, les faux-fuyants et le mensonge pur et simple.

— Arrête, Septach Melayn, fit Prestimion. Je n’ai pas de réponses à ces questions. Je peux seulement dire que si le Conseil insiste trop pour avoir des précisions sur la nature des crimes de Dantirya Sambail, je me déroberai aux questions, j’userai de faux-fuyants et, si nécessaire, je mentirai. Mais sache que cela ne me plaît pas plus qu’à toi… Navigorn revient ; changeons de sujet.

— Encore une chose, mon frère, fit Abrigant au moment où Navigorn entrait dans la salle. Si tu descends jusqu’à l’Aruachosia, je demande l’autorisation de t’accompagner une partie du chemin.

— Une partie seulement ?

Te souviens-tu de cet endroit du nom de Skakkenoir dont nous avons parlé il n’y a pas très longtemps, où l’on peut tirer des métaux utiles des tiges et des feuilles qui y poussent. C’est dans le Sud, quelque part à l’est de l’Aruachosia, peut-être même de Vrist. Pendant que tu suivras la piste de Dantirya Sambail, je partirai à la recherche de Skakkenoir.

— Je vois que rien ne pourra te détourner de ta quête, Abrigant, déclara Prestimion avec un regard amusé. Mais les plantes métallifères de Skakkenoir sont de vaines chimères.

— Comment pouvons-nous le savoir ? Permets-moi d’aller voir sur place.

Prestimion ne put retenir un nouveau sourire : comment résister à Abrigant ?

— Nous en reparlerons, veux-tu ? Le moment n’est pas bien choisi… Alors, Navigorn, vous êtes-vous remis ? Prenez donc une coupe de ce vin. Il apaisera votre âme. Comme j’allais le dire au moment où Navigorn a eu son malaise, le Pontife Confalume m’a rappelé que je n’avais que trop tardé à lui rendre visite dans sa nouvelle résidence. En conséquence…

Ce soir-là, Prestimion dîna seul avec Septach Melayn dans ses appartements.

— Je vois, dit Septach Melayn au milieu du repas, que tu te débats avec le grand secret qui est le nôtre et je sais que tu es au supplice. Comment allons-nous sortir de cette impasse, Prestimion ?

Ils étaient face à face dans la salle à manger de Prestimion, une pièce heptagonale surélevée, séparée de l’espace environnant par sept degrés faits de poutres noires de chêne-feu massif et décorée de tentures brodées millénaires en soie multicolore rehaussée de fils d’or et d’argent représentant des scènes de chasse et de fauconnerie.

— Si j’avais une réponse, fit Prestimion, je te l’aurais donnée cet après-midi.

Septach Melayn considéra un moment le kaspok grillé dans son assiette – un poisson blanc des rivières septentrionales, dont la chair avait la douceur de baies fraîches –, un mets royal auquel il avait à peine touché. Il prit une gorgée de vin, porta derechef la coupe à ses lèvres pour boire une franche goulée.

— Tu m’avais dit que tu voulais guérir la douleur du monde en effaçant de sa mémoire toute trace de la guerre. Que tu voulais donner à tous la possibilité de prendre un nouveau départ. L’intention était bonne. Mais cette folie générale qui semble avoir découlé de…

— Je n’avais pas prévu cela. Jamais je n’aurais ordonné l’oblitération si j’avais imaginé ce qui allait se passer. Tu le sais, Septach Melayn.

— Naturellement. Crois-tu que je t’en tienne rigueur ?

— On le dirait.

— Pas du tout. Bien au contraire. Je vois que tu tiens à assumer la responsabilité de ce qui s’est passé et je vois l’effet que cela produit sur toi. Alors, je le répète : ce qui est fait est fait. Cesse de dépenser de l’énergie en remâchant un sentiment de culpabilité et concentre-toi sur les tâches qui nous attendent. Sinon, tu vas te faire du mal. Quand Navigorn a eu son malaise…

— Écoute-moi, coupa Prestimion. Je suis responsable de cette folie qui gagne la planète, de tout ce qui est advenu depuis que j’ai pris le pouvoir et de tout ce qui arrivera jusqu’à la fin de ma vie. Je suis le Coronal, ce qui signifie avant tout qu’il m’appartient de supporter le poids de la responsabilité du sort de la planète. Ce que je suis prêt à assumer.

Septach Melayn essaya de l’interrompre, mais Prestimion l’arrêta d’un geste.

— Non, écoute-moi jusqu’au bout… Crois-tu que j’imaginais que porter la couronne se réduit à des Grands Périples, à de somptueux banquets, à vivre dans l’opulence du Château, au milieu de luxueuses draperies et de statues antiques ? Quand j’ai pris la décision à Thegomar Edge de purifier la mémoire du monde des souvenirs de la guerre, j’y ai mis une hâte excessive et je me rends compte aujourd’hui que je n’ai peut-être pas fait le bon choix. Mais c’est ma décision : j’avais à l’époque des raisons valables de la prendre et je n’ai pas aujourd’hui le sentiment de m’être totalement fourvoyé. Dirait-on la déclaration d’un homme tourmenté par un sentiment de culpabilité ?

— Tu as déjà employé ce mot aujourd’hui, au sujet de Navigorn. T’en souviens-tu ? « Encore quelque chose dont il me faudra assumer la culpabilité. » Je lis dans ton âme aussi facilement qu’un mage, Prestimion. Chaque nouveau rapport sur la folie qui s’étend te met au supplice.

— Même si c’est le cas, cela vaut-il la peine de gâcher un merveilleux dîner ? La douleur s’estompe avec le temps. Ce kaspok est arrivé par porteur spécial de la baie de Sintalmond pour ta délectation et la mienne, et tu laisses sa chair savoureuse se dessécher comme un vieux bout de cuir dans ton assiette pour me bassiner avec ces histoires. Mange, Septach Melayn. Bois. Je t’assure que je suis prêt à assumer les conséquences de ma décision.

— Très bien. Permets-moi donc d’en venir au point crucial. Si tu dois vivre dans l’affliction, pourquoi te condamner à la supporter seul ?

Prestimion le regarda sans comprendre.

— De quoi parles-tu ? Je ne suis pas seul. Je t’ai, toi ; j’ai Gialaurys. J’ai Maundigand-Klimd, avec ses deux têtes, qui m’offre sagesse et réconfort. J’ai mes deux frères…

— Thismet ne reviendra pas à la vie, Prestimion.

Les paroles de Septach Melayn claquèrent comme une gifle.

— Quoi ? articula Prestimion après un moment de stupeur. La folie aurait-elle pris possession de toi pour que tu profères de telles insanités ? Oui, Thismet est morte. Elle est morte pour toujours, mais…

— Vas-tu passer le reste de ta vie à porter son deuil ?

— Personne d’autre que toi, Septach Melayn, n’oserait me parler sur ce ton.

— Tu me connais bien et tu sais comment je m’exprime.

Il était impossible à Prestimion d’échapper à la force inflexible du regard d’un bleu intense que Septach Melayn dirigeait sur lui sans ciller.

— Tu vis dans une terrible solitude, Prestimion. J’ai gardé le souvenir de ces quelques semaines qui ont précédé la bataille de Thegomar Edge, où tu semblais rempli de joie et d’une vie nouvelle, comme si une partie toi-même, longtemps manquante, venait enfin de retrouver sa place. Cette pièce était Thismet. Il nous est apparu avec évidence à Thegomar Edge que nous allions écraser ce jour-là la révolte de Korsibar ; tu étais notre chef, il flottait autour de toi une aura d’invincibilité. C’est ce qui est arrivé ; mais, à l’heure de la victoire, Thismet a perdu la vie et, depuis, plus rien n’est pareil pour toi.

— Tu ne dis là rien que je ne sache déjà…

Coronal ou pas, Septach Melayn lui coupa la parole.

— Laisse-moi terminer, Prestimion. La mort de Thismet fut pour toi la fin du monde. Tu errais sur le champ de bataille comme si tu avais perdu la guerre et non conquis le trône. Tu as donné l’ordre d’effacer les souvenirs du conflit comme si tu avais besoin de dissimuler à la planète entière les sombres circonstances de ta victoire ; qui aurait pu s’opposer à toi à ce moment-là ? Le jour même de ton sacre, je t’ai trouvé prostré dans la Salle Hendighail où tu m’as dit des choses que personne n’aurait crues si je les avais répétées : que le pouvoir royal ne signifiait rien d’autre pour toi que des années et des années de labeur sans joie suivies d’un séjour lugubre dans les profondeurs du Labyrinthe, en attendant la mort. Je mets ce désespoir sur le compte de la mort de Thismet.

— Et même si c’était vrai ?

— Il faut la chasser de ton esprit, Prestimion ! Par le Divin, ne vois-tu pas que tu dois l’oublier ? Tu l’aimeras toujours, certes, mais l’amour d’un fantôme est un réconfort glacial. Il te faut une compagne vivante, quelqu’un pour partager la gloire de ton règne quand tout ira pour le mieux et te serrer dans ses bras dans les moments plus sombres.

Le teint pâle de Septach Melayn s’était coloré dans l’excitation de son plaidoyer ; Prestimion le considérait avec incrédulité. Que d’impertinence ! Septach Melayn était le seul être au monde à avoir le privilège de lui parler sur ce ton. Mais il était près d’outrepasser les limites du tolérable.

— Tu as, j’imagine, une candidate en vue pour ce poste ? demanda Prestimion en se contenant à grand-peine.

— Il se trouve que oui. Je pense à Varaile.

— Varaile ?

— Tu es épris d’elle, Prestimion… Ne commence pas à protester et à fulminer contre moi ! Cela saute aux yeux.

— Je ne l’ai vue qu’une seule fois, pendant moins d’une heure, sous un nom d’emprunt et avec une fausse barbe !

— Cinq secondes, pas plus, ont suffi pour qu’il se passe quelque chose entre vous. Elle a pénétré dans ton âme aussi profondément que la hache d’un bûcheron et a fait jaillir de toi des étincelles qui ont illuminé toute la pièce.

— Tu me crois donc fait de métal pour qu’un coup de hache allume en moi des étincelles ? Ou de pierre, peut-être ?

— Il n’y a pas à s’y tromper : elle est faite pour toi comme tu es fait pour elle.

Prestimion savait que toute dénégation eût été inutile. Mais il n’en était pas moins outrageant de voir sa vie intime violée de la sorte, fut-ce par Septach Melayn. Il saisit le flacon de vin posé entre eux et le considéra pensivement en le tenant à deux mains avant de remplir leurs coupes.

— Ce que tu suggères est impossible, Septach Melayn, déclara-t-il au bout d’un long silence. Varaile est de basse extraction et son père un butor de la pire espèce.

— Tu n’épouserais pas son père… Et ce ne serait pas la première fois qu’un Coronal prendrait une roturière pour femme. Je peux chercher dans les livres d’histoire et te citer des exemples, si tu le désires. En tout état de cause, tous les aristocrates descendent du peuple ; il suffit de remonter assez loin. Je ne voudrais pas te froisser, Prestimion, mais n’est-il pas vrai que la famille princière de Muldemar provient d’une lignée de fermiers et de vignerons ?

— Il y a une éternité, Septach Melayn. Bien avant le règne de lord Stiamot. À l’époque où a commencé la construction de son Château, nous étions déjà anoblis.

— Et en te bouchant le nez, tu feras de Simbilon Khayf un comte ou un vicomte – il ne sera pas le premier usurier rapace et vulgaire à être élevé à cette dignité –, ce qui te permettra de faire de sa fille une reine.

Prestimion prit sur lui-même pour ne pas demander à Septach Melayn de sortir ; il avait de la peine à conserver son calme.

— Je n’en reviens pas, mon ami, reprit-il d’un ton égal. Je reconnais que ce serait folie de pleurer éternellement la mort de Thismet et qu’un Coronal est bien avisé de trouver une épouse. Mais voudrais-tu me voir marié à une femme en compagnie de qui j’ai passé moins d’une heure ? Je te rappelle, la question de la naissance de Varaile mise à part, que nous sommes des inconnus l’un pour l’autre.

— Nous pouvons facilement remédier à cette situation. Elle est au Château en ce moment et te sera présentée la semaine prochaine, lors de la réception officielle. Si tu lui demandes, comme je l’ai suggéré, de devenir une des dames d’honneur du Château, elle ne sera pas à même de refuser. Vous aurez ensuite largement le temps d’apprendre…

La colère que Prestimion avait failli laisser éclater un moment plus tôt se mua en un éclat de rire.

— Ah ! je comprends ! Tu as tout soigneusement combiné en leur faisant miroiter une réception devant la cour !

— Il était nécessaire d’acheter le silence de Varaile, sinon son père aurait appris qui étaient les trois commerçants venus lui emprunter de l’argent.

— Tu l’as déjà dit, Septach Melayn. Je me demande s’il n’y aurait pas eu une manière plus simple de régler cela… Quoi qu’il en soit, pas un mot de plus là-dessus. Je veux que tu comprennes que pour l’instant l’idée de mariage est très éloignée de mes préoccupations. Est-ce clair ?

— Tout ce que je te demande, c’est de saisir l’occasion de la connaître un peu mieux. Veux-tu faire cela ?

— C’est si important pour toi ?

— Oui.

— Très bien, Septach Melayn, je le ferai pour toi. Mais n’éveille pas en elle de vains espoirs, mon ami. Même si cela te tient à cœur, je ne suis pas disposé à prendre femme. Et puisque tu es si impatient qu’il y ait un grand mariage au Château, tu n’as qu’à l’épouser.

— Si tu décides de ne pas le faire, répliqua Septach Melayn d’un ton dégagé, moi, je le ferai.

5

À l’instar de lord Prankipin, lord Confalume avait coutume de donner une réception royale sur invitation le deuxième Stardi du mois. Le Coronal honorait d’un moment d’attention quelques citoyens en vue qui lui étaient présentés. Prestimion trouvait la tradition stupide, voire déplaisante, mais il n’ignorait pas qu’elle contribuait à créer des liens qui renforçaient le gouvernement. Ce moment passé en présence du monarque resterait gravé à jamais dans la mémoire de l’invité ; il se sentirait lié jusqu’à la fin de ses jours à la majesté et au pouvoir de ce Coronal, grandi par cette rencontre, profondément reconnaissant et éternellement fidèle.

Ce n’était que la troisième cérémonie que Prestimion trouvait le temps d’organiser depuis son avènement. Comme il s’agissait essentiellement d’une mise en scène politique, la réception royale exigeait une préparation soigneuse et des répétitions minutieuses. Il lui avait fallu, entre autres, consacrer la veille au soir une ou deux heures en compagnie de Zeldor Luudwid, le grand chambellan en charge des solennités, à passer en revue la liste des invités et à retenir pour chacun quelque détail flatteur. Puis, le jour de la réception, encore passer au moins une heure pour revêtir les vêtements de cérémonie. Il devait avoir un air de majesté solennelle. Il ne s’agissait pas seulement du costume vert et or, les couleurs traditionnelles symbolisant pour tout un chacun la charge et le pouvoir du Coronal. Il y avait aussi les ornements : différentes combinaisons d’écharpes de fourrure, de foulards de soie, d’épaulettes rigides et évasées, de diadèmes et de pierres précieuses, toutes sortes de falbalas et de fanfreluches, d’ouvrages de passementerie qu’on essayait, retirait, déplaçait jusqu’à ce que l’effet grandiose désiré soit obtenu.

Le costume du jour était un pourpoint de velours doré, ample, à taille haute, fendu sur la poitrine et dans le dos pour découvrir la chemise de soie verte qu’il portait dessous. Les larges manches, également ornées au coude d’un crevé, serrées au poignet, se terminaient par des manchettes de dentelle à demi recouvertes par des gants de cuir écarlate. Les bottes, du même cuir, étaient rabattues pour montrer les chausses de soie verte.

Il y eut un problème avec les bottes, dont la semelle avait été rehaussée pour ajouter cinq centimètres à sa taille. Prestimion avait depuis longtemps accepté de ne pas être aussi grand que bon nombre d’hommes ; cela n’avait plus aucune importance pour lui. Au vrai, il y pensait rarement. Le gain de taille artificiel que procuraient ces bottes le choquait ; il demanda qu’on les remplace par une paire normale. Un quart d’heure fut nécessaire pour établir que sa garde-robe ne contenait pas de bottes à semelles normales d’une couleur assortie au reste du costume et qu’il faudrait donc recommencer tout l’essayage avec un pourpoint d’une nuance dorée différente. Cette nouvelle provoqua une flambée de colère chez Prestimion ; il était trop tard pour tout reprendre de zéro. Il décida finalement de porter les bottes à semelle rembourrée, bien qu’il éprouvât une certaine gêne à regarder le monde de cinq centimètres plus haut que d’habitude.

Son front, bien entendu, était ceint de la somptueuse couronne à la constellation de lord Confalume, ce bijou ridiculement ouvragé, chargé d’émeraudes, de rubis, de dimabas pourpres et d’éblouissantes incrustations de métal, qui annonçait d’une voix de tonnerre que celui qui le portait était l’incarnation consacrée de la majesté du royaume. Sur sa poitrine reposait le médaillon en or portant le sceau de lord Stiamot en son centre, que Confalume lui avait remis le jour du sacre. C’était officiellement une reproduction moderne du médaillon porté par les Coronals de l’Antiquité. En réalité, il n’en était rien. Prestimion lui-même, agissant de connivence avec Serithorn et feu Korsibar, le prince dont plus personne ne se souvenait, avait forgé de toutes pièces l’histoire du médaillon et conçu cette « reproduction » plausible d’un original depuis longtemps disparu pour en faire présent à lord Confalume à l’occasion de la célébration de sa quarantième année de règne. Le médaillon avait été transmis à Prestimion et, du moins le supposait-il, passerait de Coronal en Coronal dans les siècles à venir. Au bout de deux cents ans, on prendrait certainement pour article de foi le fait que le semi-légendaire Stiamot en personne, dans les temps les plus reculés, avait porté ce médaillon. C’est ainsi, estimait Prestimion, que naissent les traditions les plus durables.

Lord Confalume avait aussi décoré la salle du trône de trépieds, d’encensoirs et de machines à calculer astrologiques des sorciers de sa cour, non parce que ces objets avaient un rôle à jouer dans les cérémonies, mais parce que, sur le tard, il aimait à s’entourer d’eux. Prestimion n’avait pas la crédulité de son prédécesseur. Il avait pleinement conscience, d’une manière quelque peu calculatrice, de la valeur et de l’usage que l’on pouvait faire de la sorcellerie dans la société moderne, mais n’était jamais parvenu à donner son entière approbation à ce qui n’était pour lui que superstition et imposture.

Il avait donc fait retirer de la salle tous les instruments de magie de Confalume. Mais il gardait un ou deux mages sous la main pour les réceptions, ne fut-ce que pour sacrifier aux goûts du public. S’il avait besoin de croire que le Coronal régnait non seulement par la grâce du Divin, mais avec l’aide des démons, esprits ou autres puissances surnaturelles en vogue dans la population de Majipoor, il ne lui refuserait pas ce plaisir.

Maundigand-Klimd était le mage de service – un Su-Suheris était toujours utile pour instiller une crainte révérencielle. À la requête de Septach Melayn, il était accompagné de deux géomanciens de Tidias en robe métallique brillante et hauts casques de cuivre. Lord Confalume les avait fait venir au Château en son temps, avec une armée d’autres ; ils semblaient tous s’y être incrustés aux frais du contribuable, même s’ils n’avaient plus de fonction officielle dans l’administration du nouveau Coronal. Ces deux-là s’étaient apparemment plaints de leur oisiveté à Septach Melayn, un homme de Tiadias lui aussi ; ils encadraient Maundigand-Klimd dans une attitude sévère, imposants symboles casqués de cuivre des forces surnaturelles qui coexistaient sur Majipoor avec le monde visible. Mais il ne leur était pas permis de prononcer des formules invocatoires, de tracer sur le sol leurs invisibles lignes de pouvoir ni de faire brûler leurs poudres de couleur aux vertus mystiques. Ils faisaient partie du décor, au même titre que les grappes de pierre de lune, de tourmaline, d’améthyste et de saphir que lord Confalume avait fait venir grands frais pour orner les poutres dorées du plafond gigantesque.

— Monseigneur, fit doucement le majordome Nilgir Sumanand. C’est l’heure de la réception.

Prestimion quitta la salle d’habillage pour s’engager, maladroit sur les hautes semelles de ses bottes, dans les couloirs desservant la myriade de salles du Château qu’il avait hérité de la multitude de ses prédécesseurs royaux. Un jour, dans la plénitude de l’âge adulte, il marquerait à son tour le Château du Coronal de son empreinte. Il était de tradition pour chaque monarque d’apporter ses propres ajouts et modifications.

La suite de pièces secondaires se succédant entre la salle d’habillage et la salle du trône de Confalume semblaient, par exemple, mal employer l’espace qu’elles occupaient. L’idée était venue à Prestimion de tout détruire pour bâtir à la place une vaste Salle de Jugement contiguë à la salle du trône, quelque chose de grandiose et de démesuré, avec des chandeliers de cristal et des fenêtres de verre dépoli. Une chapelle austère mais imposante où le Coronal viendrait se recueillir pourrait aussi trouver sa place à proximité. Celle qui existait actuellement était une petite pièce mal conçue, ajoutée après coup, sans valeur architecturale. À l’écart du cœur du Château, peut-être près de la Tour de Guet, l’édifice extravagant que lord Arioc avait élevé dans l’Antiquité, Prestimion voulait créer un musée de l’histoire de Majipoor, des archives contenant des souvenirs de la longue histoire de la planète, où les prochains Coronals pourraient étudier les réalisations de leurs prédécesseurs et réfléchir à leurs propres grands desseins. Mais il gardait ces projets pour l’avenir ; son règne ne faisait que commencer.

Sans sourire, sans tourner la tête ni de droite ni de gauche, la démarche raide, veillant à éviter tout faux pas avec ses bottes, il pénétra dans la salle du trône, inclina solennellement la tête tandis que ses sujets l’accueillaient avec des symboles de la constellation et gravit les marches d’acajou menant au trône proprement dit.

La solennité était la clé de tout. Il savait mieux que quiconque que cette mise en scène n’était qu’une momerie ayant pour but premier et peut-être unique d’impressionner les jobards. Malgré son intelligence, sa longue pratique du décorum et cette pointe d’irrévérence qu’il espérait ne jamais perdre, Prestimion ne pouvait s’empêcher lui-même d’être impressionné. Un Coronal doit croire à ce qu’il fait, sinon le peuple ne le fera jamais.

Cette foi dans la grandeur et la puissance du Coronal enracinée dans l’apparat de la cour, dans l’étalage ostentatoire de la robe, du trône et de la couronne, était pour beaucoup, il en avait la conviction, dans la paix et la prospérité de la planète géante depuis treize mille ans que les premiers colons humains s’y étaient établis. Le Coronal était l’incarnation des espoirs, des craintes et des désirs de toute la population. Et tout cela avait été confié à la garde de Prestimion de Muldemar qui ne se savait que trop humain et mortel, mais devait se comporter comme s’il était infiniment plus que cela. Si, pour le bien public, il devait revêtir une robe vert et or surchargée de décorations et siéger, le visage impassible, sur un gigantesque bloc luisant d’opale noire veinée de rubis rouge sang, il le ferait ; il jouerait son rôle comme on l’attendait de lui.

À sa gauche se tenait le chambellan Zeldor Luudwid près d’une table sur laquelle étaient étalées les décorations devant être décernées ce jour-là. Maundigand-Klimd se trouvait un peu plus loin, flanqué par les deux géomanciens de Tidias comme par des serre-livres. De l’autre côté du trône il y avait deux assistants du chambellan – deux Skandars massifs, des géants même pour leur race – tenant un bâton de commandement. Derrière eux Prestimion aperçut Septach Melayn dans l’ombre, qui l’observait pensivement. Il était assez inhabituel que le Haut Conseiller assiste à une réception royale, mais Prestimion avait une bonne idée de la raison de la présence de Septach Melayn.

Simbilon Khayf était là – avec son empilement rigide de cheveux argentés, il ne passait pas inaperçu dans la multitude de ceux qui devaient être présentés au Coronal – et sa fille Varaile, grande, belle et digne, se tenait à ses côtés. Septach Melayn – maudit soit-il ! – était là pour superviser la rencontre de la jeune fille avec le Coronal.

— Monseigneur le Coronal Prestimion vous souhaite la bienvenue au Château, annonça solennellement Zeldor Luudwid. Il vous informe qu’il a étudié avec soin vos réalisations et vos accomplissements, et qu’il considère chacun de vous comme un ornement du royaume.

C’était la formule d’accueil traditionnelle. Prestimion n’écoutait que d’une oreille, mais adoptait une attitude de feinte attention, hiératique, faisant courir un regard serein sur la foule impatiente tout en prenant soin de ne fixer les yeux sur personne en particulier. Passant bien au-dessus des têtes son regard était dirigé sur l’éclatante tapisserie ornant le mur du fond, qui représentait lord Stiamot acceptant la reddition des Métamorphes.

Il se demanda en passant – et ce n’était pas la première fois – combien de milliers de royaux Confalume avait dépensé au cours de son règne pour construire la fabuleuse salle du trône qui portait son nom. Il prit mentalement note de consulter un jour les archives pour connaître la somme exacte. Elle était probablement supérieure à ce qu’avait coûté le Château d’origine, tel que l’avait voulu Stiamot. Il avait fallu des années pour achever les travaux de la salle haute de plafond, aux poutres recouvertes de feuilles d’or martelé d’un rouge pâle et incrustées de pierres précieuses, aux somptueuses tapisseries, au sol revêtu du précieux bois jaune du gurna. Le trône à lui seul avait dû coûter une fortune, pas seulement le bloc colossal d’opale noire veinée de rubis, mais les massifs piliers d’argent soutenant le grand dais doré incrusté de nacre bleutée et portant le symbole de la constellation en platine blanc, aux branches terminées par des sphères d’onyx pourpre.

Mais Confalume disposait de tout l’argent nécessaire. Jamais Majipoor n’avait connu une telle prospérité et un bien-être aussi général qu’au cours de son règne.

Cette situation était due en grande partie à la chance : l’absence depuis plusieurs décennies de sécheresses, d’inondations, de tempêtes et autres catastrophes naturelles. Mais aussi parce que l’ancien Coronal – prolongeant l’œuvre de son prédécesseur, lord Prankipin –, avait promulgué une importante baisse des taxes et s’était donné beaucoup de mal pour dénicher et abolir d’anciennes et absurdes restrictions des échanges commerciaux, qui limitaient la libre circulation des biens d’une province à l’autre. Il avait aussi pris des mesures destinées à supprimer toutes sortes d’entraves inutiles, bénéficiant pour cela du soutien de Dantirya Sambail qui, en sa qualité de Procurateur de Ni-moya, en était venu au fil du temps à exercer sur le continent de Zimroel un pouvoir quasi monarchique. Quantité de ces réglementations obsolètes avaient été instaurées à l’origine pour protéger les intérêts de Zimroel face au continent plus ancien et plus développé d’Alhanroel. Mais Dantirya Sambail avait compris qu’elles faisaient maintenant plus de mal que de bien et ne s’était pas opposé à leur suppression. Le résultat avait été un accroissement considérable de la productivité sur toute la planète et une importante amélioration du bien-être général.

Du point de vue de Prestimion, c’était à la fois bien et mal. Il avait été élevé sur le trône d’un royaume merveilleusement prospère et, bien qu’il fût nécessaire de réparer les dommages causés par la guerre civile et que Dantirya Sambail eût cessé d’œuvrer pour le bien commun et fût devenu un obstacle à sa continuation, Prestimion était persuadé que ces deux problèmes seraient réglés rapidement. Il le fallait. Son nom serait maudit jusqu’à la fin des temps s’il ne parvenait pas dans les années qui venaient à maintenir au même niveau la prospérité atteinte pendant le règne de lord Confalume.

L’un après l’autre, les heureux élus dont le Coronal avait étudié si attentivement les réussites et les réalisations furent invités à s’avancer vers le trône pour être félicités.

Pas un seul membre de la noblesse ne figurait parmi eux ; l’aristocratie n’était pas récompensée de cette manière. Le groupe rassemblé devant le Coronal était composé de personnes de condition plus modeste : élus locaux des cités ou des provinces, un échantillonnage d’hommes d’affaires et des fermiers qui, d’une manière ou d’une autre, avaient contribué aux progrès de l’agriculture ; il y avait aussi des artistes, des écrivains, des gens du spectacle, des athlètes et même un ou deux érudits.

En règle générale, Prestimion se souvenait de la raison pour laquelle chacun d’eux était honoré par cette cérémonie ou il le devinait par une phrase de présentation de Zeldor Luudwid. Quand il ne trouvait rien de particulier à dire, il se débrouillait toujours pour faire une observation assez générale pour être considérée comme opportune. Ainsi, quand la mairesse de Khyntor s’avança pour être félicitée pour quelque réalisation municipale d’importance, Prestimion n’avait pas le moindre souvenir de ce que cette brave femme avait fait, mais il ne lui fut pas difficile de disserter avec conviction sur les célèbres ponts de Khyntor, ces chefs-d’œuvre d’architecture enjambant miraculeusement le Zimr sur toute sa prodigieuse largeur, dont tous les enfants de Majipoor avaient entendu parler. Quand un célèbre peintre d’âme de Sefarad, l’auteur d’une célèbre série de toiles représentant les bassins à marée de Varnafir, s’avança vers le trône, Prestimion se rendit compte qu’il l’avait confondu avec un autre artiste, connu pour ses portraits de ballerines, et se trouva incapable de dire lequel était l’homme des bassins à marée, lequel l’amateur de danse. Il se lança donc dans un laïus sur les merveilles de la peinture d’âme, parlant de la fascination qu’il éprouvait pour ce moyen d’expression, dans lequel les artistes imprimaient leurs visions sur un support de toile psychosensitive spécialement préparé, faisant part de son espoir de pratiquer un jour cet art, quand les charges du gouvernement lui laisseraient le loisir de s’y adonner. Et ainsi de suite ; les petits discours se succédaient, élégants, bien tournés, après quoi Zeldor Luudwid remettait au récipiendaire l’insigne de l’ordre honorifique qui lui revenait, un cordon éclatant, une médaille étincelante ou autre chose avant de le renvoyer avec délicatesse vers son siège, ébloui et enchanté par ce contact fugitif avec la grandeur.

Simbilon Khayf fut un des derniers à être présenté au Coronal. Pour lui, Prestimion n’avait évidemment aucun problème de mémoire. Il parla d’abord de l’importance des banques privées comme celle de Simbilon Khayf pour stimuler la croissance des entreprises les plus dynamiques, puis enchaîna aisément sur la réussite personnelle du banquier et son ascension irrésistible de l’humble statut d’ouvrier d’usine à la position éminente qui était la sienne dans le monde de la finance. Les yeux de Simbilon Khayf ne quittèrent pas ceux du Coronal tout au long de ce panégyrique ; Prestimion se demanda encore une fois si le personnage déplaisant au regard pénétrant qui se tenait devant lui avait fait le rapprochement entre le monarque couronné siégeant sur son trône et le commerçant barbu venu lui emprunter de l’argent dans son hôtel particulier de Stee.

Si tel était le cas, Simbilon Khayf n’en laissa rien paraître. D’un bout à l’autre de l’audience, son visage conserva la même expression d’humilité et de crainte révérencielle. Quand il reçut de Zeldor Luudwid la couronne dorée de l’Ordre de lord Havilbove et marmonna des remerciements, sa voix était rauque et voilée par l’émotion, et ses mains tremblaient comme s’il avait toutes les peines du monde à supporter le poids incommensurable de l’honneur qui lui était fait.

Après la cérémonie, le Coronal avait coutume de donner pour les récipiendaires des plus importantes décorations une réception moins guindée dans une salle adjacente. C’était là, Prestimion le savait, que viendrait le moment de triomphe de Septach Melayn, l’aboutissement de sa mise en scène. Ceux qui avaient été décorés de l’Ordre de lord Havilbove assistaient à la seconde réception : Prestimion se trouverait fatalement de nouveau en présence de Simbilon Khayf et de sa fille, dans des conditions où il serait difficile d’échapper à une véritable conversation. Impossible même.

Ce qui devait précisément être ce que Septach Melayn attendait.

Prestimion se déplaçait avec aisance au milieu de la foule, échangeant quelques mots avec chacun de ses invités. L’épaisseur des semelles de ses bottes ne le gênait pas trop, mais il était bizarre de se sentir si grand. Il vit brusquement apparaître devant lui, juste sur son chemin, la cime argentée des cheveux de Simbilon Khayf. Varaile, curieusement, ne semblait pas être aux côtés de son père ; Prestimion l’aperçut, au fond de la salle, en grande conversation avec Septach Melayn.

Le banquier semblait encore écrasé par la solennité de la cérémonie. Il se lança en bafouillant dans un laïus à peine compréhensible pour remercier le Coronal de l’avoir invité, qui se transforma rapidement en un discours décousu, incohérent, ponctué de halètements et de hochements de tête à la gloire de sa propre réussite. C’était tout Simbilon Khayf, ce mélange d’anxiété et d’autosatisfaction. Le comportement du banquier conforta Prestimion dans sa conviction que la probabilité que Simbilon Khayf eût fait le rapprochement entre le visiteur barbu de Stee et le Coronal devant qui il se tenait n’était pas très grande. À l’évidence, Varaile avait tenu la promesse faite à Septach Melayn de garder pour elle ce secret.

Simbilon Khayf n’en finissait pas de discourir en soufflant comme un bœuf. Prestimion réussit enfin à se dépêtrer de lui et se fondit dans la foule ; dix autres minutes s’écoulèrent avant qu’il se trouve face à Varaile.

Leurs regards se croisèrent et Prestimion éprouva exactement les mêmes sensations que lorsqu’il l’avait vue la première fois : des picotements électriques troublants, un frisson d’excitation, d’incertitude, de confusion. Il en allait de même pour elle, il en eut la conviction : il vit ses narines se dilater, les coins de sa bouche frémir imperceptiblement, ses yeux aller et venir comme ceux d’un animal effarouché, le rouge se répandre rapidement sur son visage aux traits sans défaut.

Ce n’est pas une illusion, se dit-il. Mais quelque chose de bien réel.

Cela ne dura que l’espace d’un instant. Elle recouvra aussitôt son calme, reprit possession d’elle-même, l’exemple de la jeune femme bien élevée qui ne nourrit aucun doute sur la manière dont il convient de se comporter en présence de son roi. Aussi posée et gracieuse que son père avait été gauche et nerveux, elle le salua avec la déférence requise, formant le symbole de la constellation et le remerciant simplement mais chaleureusement, de cette voix grave, merveilleusement musicale, dont il avait gardé un souvenir si précis, du grand honneur qu’il avait fait à son père. Dans les circonstances de cette rencontre, il n’était pas besoin d’en dire plus. Il eût été facile à Prestimion de répondre d’un ou deux mots impersonnels à ses protestations de reconnaissance et de passer à l’invité suivant.

Mais il vit Septach Melayn non loin de lui, les bras croisés, observant avec attention, un sourire narquois aux lèvres et il comprit que son ami était en position de force. L’escrimeur émérite le tenait à la pointe de son épée. Septach Melayn n’allait certainement pas lui permettre de se dérober si lâchement et facilement.

Varaile attendait. Prestimion chercha les mots justes – quelque chose qui lui permettrait de combler l’écart énorme séparant le Coronal d’un de ses sujets et d’arriver à une conversation normale entre un homme et une femme. Rien ne lui vint à l’esprit ; il se demanda si une telle conversation était possible. Il ne savait absolument pas quoi dire. Il avait été entraîné depuis l’enfance à se comporter comme il convenait dans toutes les circonstances de la diplomatie, mais rien ne l’avait préparé à ce genre de situation. Il restait planté devant elle, muet, incapable de réagir.

Varaile finit par venir à son secours. Devant le silence pétrifié du Coronal, son attitude distante et révérente commença à céder la place, insensiblement, à quelque chose de moins guindé, de plus chaleureux ; une lueur amusée passa dans ses prunelles, l’ombre d’un sourire joua sur ses lèvres, l’aveu tacite qu’elle percevait la nature comique de la situation. Il n’en fallait pas plus. Le courant se rétablit immédiatement entre eux avec une surprenante intensité.

Prestimion se sentit porté par une vague de soulagement et de plaisir.

Il lui était difficile, avec tout ce qui se passait en lui, de conserver son attitude de majesté solennelle. Son noble maintien s’assouplit légèrement, son visage se détendit quelque peu ; Varaile saisit la balle au bond. En le regardant droit dans les yeux, ce qu’elle n’avait pas osé faire jusqu’alors, elle s’adressa à lui d’un ton parfaitement dégagé, dénué de formalité.

— Vous êtes plus grand aujourd’hui que vous ne l’étiez à Stee. Vos yeux, ce jour-là, étaient à la hauteur des miens.

C’était un bond gigantesque à travers l’espace qui les séparait. Instantanément, comme atterrée par sa propre audace, elle eut un mouvement de recul, les doigts pressés sur ses lèvres pour étouffer un petit cri. Ils étaient redevenus monarque et sujet.

Était-ce ce qu’il voulait ? Non. Non. Absolument pas. C’était donc maintenant au tour de Prestimion de la mettre à l’aise, s’il ne voulait pas laisser passer cette occasion.

— C’est à cause de ces bottes ridicules, répondit-il en souriant. Elles sont censées me donner un port plus imposant. Vous ne me reverrez plus jamais avec elles, soyez-en assurée.

Un éclair de malice brilla dans les yeux de Varaile.

— Avec les bottes, non. Mais vous reverrai-je ?

Adossé au mur, trois ou quatre mètres derrière elle, Septach Melayn hochait lentement la tête, le visage radieux.

— Le désirez-vous ? demanda Prestimion.

— Oh ! monseigneur !… Oh oui ! monseigneur !…

— Il y a une place pour vous à la cour, si vous le souhaitez. Septach Melayn prendra toutes les dispositions nécessaires. Je dois bientôt me rendre au Labyrinthe, mais nous pourrons peut-être dîner ensemble à mon retour. J’aimerais apprendre à mieux vous connaître.

— J’en aurais un plaisir extrême, monseigneur.

Dans sa voix, cette fois, se mêlaient le respect et un désir ardent ; un léger tremblement trahissait son trouble. Malgré son assurance innée, elle ne savait pas vraiment comment réagir devant ce qui était en train de prendre forme. Lui non plus. Il se demanda ce que Septach Melayn avait dit précisément à la jeune fille sur ses intentions. Savait-il lui-même ce qu’elles étaient ?

Cette conversation avait duré bien trop longtemps ; Septach Melayn n’était pas le seul à les observer dans la salle.

— Monseigneur ? lança-t-elle au moment où il prenait congé d’elle et commençait à s’éloigner.

— Oui, Varaile ?

— C’était réellement vous à Stee, dans notre maison ?

— Avez-vous encore un doute ?

— Puis-je me permettre de demander pourquoi, exactement, vous êtes venu ?

— Pour faire votre connaissance, répondit-il.

Et il comprit qu’il ne serait plus possible de revenir en arrière.

6

Le Labyrinthe de Majipoor était, au mieux, un lieu sans joie : une gigantesque cité souterraine s’enfonçant par niveaux successifs dans les entrailles de la planète, au plus profond de laquelle, au niveau le plus éloigné des rayons bienfaisants du soleil, se trouvait la tanière du Pontife.

C’est dans la grande salle du Labyrinthe portant le nom de Cour des Trônes que Korsibar, mettant à profit l’annonce du décès du Pontife Prankipin, avait exécuté son stupéfiant coup de force en s’emparant de la couronne à la constellation destinée à Prestimion, sous les yeux du prince de Muldemar et des plus grandes figures du royaume.

Et c’est dans l’appartement réservé à l’usage du Coronal en visite dans le Labyrinthe que Prestimion s’était présenté devant le père de Korsibar, lord Confalume, devenu le Pontife Confalume, pour réclamer le trône qui lui était promis. Il s’était entendu répondre par un Confalume brisé, anéanti, qu’il n’y avait rien à faire, que l’usurpation était un acte irrévocable, que Korsibar était le nouveau Coronal et qu’il lui fallait s’incliner et faire ce qu’il pouvait de sa vie sans caresser l’espoir de reconquérir le trône. Quand Prestimion l’avait exhorté à prendre des mesures contre ce crime, Confalume – le grand Confalume – avait fondu en larmes. La peur paralysait le nouveau Pontife. Il redoutait une guerre civile sanglante, l’issue probable d’une confrontation avec Korsibar, au point de ne pas vouloir s’opposer ouvertement à la prise de pouvoir illégale de son fils. Ce qui est fait est fait, avait dit Confalume, la couronne appartient à Korsibar.

Ce qui était fait avait ensuite été défait et Korsibar rayé du nombre des vivants comme s’il n’avait jamais existé. Prestimion, devenu lord Prestimion, faisait un retour glorieux en ce lieu qu’il avait quitté la tête basse, honteux et vaincu. Seuls Gialaurys et Septach Melayn avaient gardé en mémoire les funestes événements qui s’étaient déroulés dans la métropole souterraine quelques jours après la disparition du Pontife Prankipin. Mais, pour Prestimion, le Labyrinthe était empli de souvenirs douloureux. S’il avait pu se dispenser de ce voyage, il l’aurait fait. Il n’avait aucune envie de revoir le Labyrinthe avant le jour – aussi lointain que possible, il l’espérait – où Confalume ayant rendu l’âme, il prendrait à son tour le titre de Pontife.

Il était pourtant impossible de rester totalement à l’écart du Labyrinthe. Le nouveau Coronal était tenu de se présenter, dans les premiers temps de son règne, devant le Pontife de qui il avait reçu le trône.

Ce que Prestimion était venu faire.

Confalume l’attendait impatiemment.

— Vous avez, j’espère, fait un bon voyage ?

— Un temps magnifique de bout en bout, Votre Majesté, répondit Prestimion. Et une bonne brise nous a accompagnés pendant la descente de la Glayge.

Après les formalités d’usage, les accolades et le repas, ils se retrouvaient en tête à tête, conversant tranquillement entre Pontife et Coronal, empereur et roi, père nominal et fils adoptif.

Prestimion était venu par la voie fluviale, celle que choisissait habituellement un seigneur du Château se rendant au Labyrinthe. Il avait descendu à bord de la barge royale la large Glayge au cours rapide qui, partant des contreforts du Mont, se dirigeait vers la capitale impériale en traversant quelques-unes des provinces les plus fertiles d’Alhanroel. La population s’était rassemblée sur les berges du fleuve pour l’acclamer à Storp comme à Mitripond, à Nimivan et à Stangard Falls, à Makroposopos, à Pendiwane, dans les innombrables villes disposées le long des rives du lac Roghoiz, dans les cités de la basse Glayge, Palaghat, Terabessa, Grevvin et toutes les autres. Prestimion avait fait le voyage en sens inverse quelques années auparavant, en revenant au Château après l’usurpation, un voyage infiniment plus triste, où des portraits de lord Korsibar, le nouveau Coronal autoproclamé, le narguaient dans chaque port. Mais il en allait différemment cette fois et, en traversant chacune des cités, les cris de « Prestimion ! Prestimion ! Vive lord Prestimion ! » résonnaient dans ses oreilles.

Des sept portes du Labyrinthe, celle que les Coronals utilisaient était l’Entrée des Eaux, là où la Glayge longeait l’énorme éminence brune constituant la seule partie de la cité souterraine visible du sol. À cet endroit une ligne si nette qu’un homme pouvait la franchir d’un seul pas marquait la séparation entre la fertile et verdoyante vallée de la Glayge et le désert stérile et poussiéreux. Prestimion savait qu’il lui fallait renoncer pour un temps aux brises légères et à la douce lumière vert doré du monde de la surface pour entrer dans la mystérieuse nuit éternelle de la cité souterraine, suivie les anneaux des niveaux superposés à forte densité de population pour gagner enfin la résidence du Pontife dans les profondeurs hermétiques, où l’air ne semblait pas pouvoir arriver.

Des fonctionnaires masqués du Pontificat l’accueillirent à l’entrée ; le pompeux cousin aux cheveux de neige de Confalume, le duc Oljebbin de Stoienzar, était à la tête de la délégation en sa nouvelle qualité de porte-parole du Pontife. Prestimion prit l’ascenseur rapide réservé à l’usage exclusif des Puissances du Royaume, qui traversait les niveaux circulaires où demeuraient les millions d’habitants du Labyrinthe, ceux qui occupaient un emploi dans l’administration du Pontificat et ceux qui accomplissaient les humbles tâches de la vie d’une métropole, avant d’atteindre les zones plus profondes où se trouvaient les célèbres merveilles architecturales du Labyrinthe – le Bassin des Rêves, la mystérieuse Salle des Vents, l’étonnante Cour des Pyramides, la Place des Masques, le gigantesque et inexplicable espace vide de l’Arène – et d’arriver avec une rapidité à couper le souffle dans le secteur impérial. Le Pontife congédia immédiatement tout son entourage, y compris Oljebbin ; l’entretien avec Prestimion aurait lieu en tête à tête.

Mais le Confalume qui se trouvait face à Prestimion n’était pas celui qu’il s’attendait à voir.

Il avait redouté de trouver un homme affaibli, détruit, le reflet triste et pitoyable du grand Confalume d’antan. Les premiers signes de cette dégradation lui étaient apparus lors de leur dernière rencontre. L’homme abattu avec qui il avait eu cette conversation stérile au lendemain du coup de force de funeste mémoire de Korsibar, l’homme tremblant qui avait versé des larmes et imploré qu’on le laisse en paix n’était plus que l’ombre du Confalume dont le règne de plus de quarante années avait été marqué par des réussites incomparables.

Même si l’effacement des souvenirs de l’usurpation et de la guerre civile en ayant résulté avait épargné à Confalume le chagrin provoqué par les actes de son fils, rien ne donnait à penser qu’il se remettrait un jour des dommages infligés à son esprit. Même à l’occasion des cérémonies du sacre de Prestimion, alors que Korsibar avait disparu de la mémoire universelle, Confalume avait donné l’impression de n’être plus qu’une coquille vide, encore robuste mais l’esprit brouillé, hanté par des fantômes dont il n’était plus en mesure de connaître l’identité. À en croire Septach Melayn, qui s’était entretenu avec le légat pontifical pendant que Prestimion battait la campagne dans les territoires du levant, le Pontife était encore un homme profondément troublé, perturbé, déprimé, tourmenté par les insomnies et un sentiment nébuleux de détresse.

Prestimion avait donc imaginé que le Confalume charismatique d’autrefois n’était plus, qu’il allait rencontrer un homme fragile et tremblant, au bord de la tombe. Il était effrayant de se dire, pour lui qui commençait à peine son règne, que Confalume n’avait peut-être plus longtemps à vivre. Il n’était pas prêt, loin de là, à renoncer prématurément au Château pour aller s’emmurer dans le trou noir qu’était le Labyrinthe, même si c’était un risque auquel s’exposait un Coronal succédant à quelqu’un qui avait occupé le trône aussi longtemps que Confalume.

Mais c’est un Confalume régénéré, revivifié devant qui Prestimion se présenta dans la Cour des Trônes, la salle aux parois de pierre noire s’élançant vers des voûtes surhaussées, où le Pontife et le Coronal réunis prenaient place sur des sièges élevés… la salle dans laquelle Korsibar avait mis en scène son coup d’État. Le Confalume qui se tenait devant lui semblait être redevenu l’homme vigoureux et énergique que Prestimion avait bien connu : vif et droit dans la robe pontificale écarlate et noir. Une réplique miniature de la tiare symbolisant sa dignité brillait de mille feux sur la gauche de son col, la petite rohilla dorée, l’amulette astrologique qui ne le quittait jamais, montée de l’autre côté. À le voir, rien ne laissait présager une mort imminente. Quand ils s’étreignirent, Prestimion ne put éviter d’être impressionné par la force qui émanait de lui.

Confalume était redevenu lui-même, rajeuni, la mine florissante. Pas très grand, mais bâti à chaux et à sable, il avait toujours été doté d’une exceptionnelle vigueur ; ses yeux gris étaient vifs, son abondante chevelure avait conservé sa teinte châtain jusqu’à un âge avancé. Au Château, dans toutes les manifestations officielles, l’ancien lord Confalume était automatiquement le centre de l’attention générale, non seulement parce qu’il était le Coronal, mais parce qu’il émanait de lui un tel magnétisme, un tel pouvoir d’attraction qu’on ne pouvait éviter de se tourner vers lui. Il subsistait à l’évidence plus que des restes de cette force intérieure. Sa vigueur innée lui avait permis de surmonter la crise. Parfait, se dit Prestimion en sentant une vague immense de soulagement monter en lui. Mais il comprit en même temps qu’il allait avoir affaire non à un vieillard usé et brisé à qui il aurait pu dire ce qu’il estimait servir ses intérêts, mais à un homme qui avait passé plus de quatre décennies sur le trône du Coronal et qui, mieux que n’importe qui au monde, savait ce qu’était l’exercice du pouvoir suprême.

— Vous semblez bien vous porter, Majesté. Étonnamment bien !

— Vous en paraissez surpris, Prestimion.

— Des rumeurs m’étaient venues aux oreilles, selon lesquelles vous étiez inquiet, préoccupé, vous aviez des difficultés à trouver le sommeil…

— Pfff ! Des rumeurs et rien d’autres. Des inventions, j’ai traversé quelques moments pénibles au début, j’en conviens. Il y a une période d’adaptation nécessaire quand on vient du Château pour s’établir ici et ce n’est certainement pas le plus facile. Mais cela passe et on finit par se sentir chez soi.

— Vraiment ?

— Absolument. Vous devriez y puiser un peu de réconfort. Il n’est pas d’exemple d’un Coronal qui n’ait été atterré par la nécessité de finir ses jours dans le Labyrinthe. Comment pourrait-il en aller autrement ? Se réveiller chaque matin au Château, contempler l’immensité du ciel, se dire que l’on peut descendre du Mont quand on le souhaite pour se rendre partout où on le désire, à Alaisor, à Embolain ou à Ketheron, si l’envie nous en prend, ou – pourquoi pas ? – à Pidruid ou à Narabal, sans pouvoir chasser de son esprit la pensée que le vieil empereur rendra l’âme un jour et qu’on viendra nous chercher, qu’on s’embarquera sur la Glayge et qu’en arrivant ici, on nous dira : « Voilà votre nouvelle résidence, monseigneur, à quinze mille mètres sous terre. » Eh bien, poursuivit Confalume en souriant, ce n’est pas si terrible d’être ici, je vous assure. Différent. Reposant.

— Reposant ?

Le mot ne semblait pas très bien choisi pour cet endroit sans lumière et sans joie.

— Mais oui. Il y a des avantages dans la réclusion, dans la paix et la tranquillité qui vont avec. Personne ne peut me parler directement, vous savez, à part mon porte-parole et mon Coronal. Plus de ces importuns qui me sollicitaient en permanence, plus de ces noblaillons ambitieux quémandant des faveurs, plus de voyage éreintant sur des milliers de kilomètres parce que le Conseil avait décidé qu’il était temps de montrer mon visage dans quelque lointaine province. Non, Prestimion. Je reste dans le confort de mon palais souterrain, on m’apporte des projets de loi, j’y jette un coup d’œil, je dis oui, non ou peut-être, on reprend les documents et je n’ai plus à m’en préoccuper. Vous êtes jeune, plein de vitalité, il vous est impossible de comprendre les avantages de la séquestration. J’avoue que j’éprouvais la même chose il y a trente ans. Mais vous verrez. Soyez le Coronal plus de quarante années, comme je l’ai été, et je vous promets que vous serez plus que prêt à descendre dans le Labyrinthe, et sans la moindre appréhension.

Un règne de quarante années ? Prestimion savait que les probabilités étaient nulles ; Confalume avait déjà plus de soixante-dix ans. Le nouveau Coronal pouvait espérer au mieux une décennie au Château avant de devenir Pontife à son tour. Mais les paroles de Confalume semblaient venir du fond du cœur et elles étaient réconfortantes.

— Je ne doute pas que ce que vous dites sur la vie dans le Labyrinthe soit vrai, fit Prestimion en souriant. Et je suis tout disposé à attendre quarante ans pour m’en assurer par moi-même.

Confalume avait l’air satisfait. Son retour à sa vigueur d’antan n’était ni un simulacre ni une illusion. Il paraissait réellement rajeuni, débordant de vie, s’apprêtant à passer un long séjour dans son étrange et nouvelle résidence.

Il remplit leurs coupes de vin de sa propre main – pour une fois, il n’était pas entouré de domestiques zélés à l’affût de son moindre geste – et se tourna dans son siège pour faire face à Prestimion.

— Et vous ? Vous ne vous sentez pas écrasé, je l’espère, par l’ampleur de vos nouvelles tâches ?

— Jusqu’à présent, je tiens bon, Majesté. Mais j’ai eu beaucoup à faire.

— Certainement, oui ; j’ai eu si peu de nouvelles, vous me tenez dans l’ignorance, Prestimion, de toutes les affaires du royaume et ce n’est pas une bonne chose.

Confalume s’était exprimé sur un ton amène, mais il n’y avait pas à se méprendre sur ce que la critique avait de cinglant.

— J’ai conscience, Majesté, répondit Prestimion en choisissant soigneusement ses mots, d’avoir fait preuve à votre égard d’une certaine négligence. Mais il y a un grand nombre de problèmes à traiter en même temps et je tenais à vous montrer qu’ils étaient en bonne voie de règlement.

— Quel genre de problèmes ? demanda le Pontife.

— Dantirya Sambail, par exemple.

— Ce sacré Procurateur ! Il brasse de l’air, mais c’est tout. Qu’a-t-il encore manigancé ?

— Il envisage, apparemment, de former un État distinct sur Zimroel.

D’un geste machinal, Confalume leva la main vers la rohilla fixée à son col et commença à frotter l’amulette dans le sens inverse des aiguilles d’une montre.

— Êtes-vous sérieux ? lança-t-il à Prestimion avec un regard incrédule. Où est-il en ce moment ? Pourquoi ne m’en a-t-on pas informé ?

Prestimion se tortilla sur son siège ; il s’engageait sur un terrain périlleux.

— J’attendais de pouvoir sonder les intentions du Procurateur. Il a passé quelque temps au Château – ce n’était que la vérité –, puis il est parti pour un prétendu voyage dans les territoires du levant.

— Que serait-il parti faire là-bas ?

— Qui peut connaître les raisons qui poussent Dantirya Sambail à faire ce qu’il fait ? Quoi qu’il en soit, j’ai rassemblé des troupes et me suis lancé à sa poursuite.

— Oui, fit le Pontife d’un ton acerbe, c’est ce que j’avais cru comprendre. De cela aussi, vous auriez pu m’aviser.

— Que Votre Majesté pardonne ma négligence coupable. J’avais imaginé que vos représentants vous informeraient de mon départ du Château.

— Ils n’ont pas manqué de le faire… Et Dantirya Sambail vous a échappé, à ce qu’il semble.

— Il a réussi à gagner le sud d’Alhanroel, expliqua Prestimion, et compte, je suppose, s’embarquer bientôt pour son continent natal. Dès mon départ du Labyrinthe, je prendrai la direction de l’Aruachosia pour essayer de le retrouver. Le Grand Amiral, ajouta-t-il après une hésitation, a instauré le blocus des ports.

Un éclair de surprise passa dans les yeux de Confalume.

— Vous êtes en train de dire que vous tenez l’homme le plus puissant de la planète après vous et moi pour une dangereuse menace à l’intégrité du royaume. Ai-je bien compris le sens de vos propos ? Que vous n’avez pas réussi, malgré tous vos efforts, à vous assurer de sa personne ? Qu’il n’est actuellement rien d’autre qu’un fugitif errant dans le sud du continent et cherchant le moyen de s’embarquer pour Zimroel ? Qu’est-ce à dire, Prestimion ? Une guerre civile qui se prépare ? Pour quelles raisons ? Qu’est-ce qui pousserait brusquement le Procurateur à vouloir former un gouvernement indépendant ? Il se satisfait depuis des années des conditions du partage du pouvoir. Le nouveau régime serait-il si faible à ses yeux pour qu’il imagine pouvoir agir en toute impunité ? Par le Divin, il verra qu’il n’en est rien !… Vous êtes son cousin, Prestimion. Comment oserait-il déclencher une insurrection contre un membre de sa famille ?

Il en a déjà déclenché une, se dit Prestimion, qui a été combattue et réprimée. Le prix à payer fut très élevé et rien ne sera plus jamais pareil. Mais il lui était impossible d’en parler. Et le visage de Confalume, empourpré de rage, avait pris un aspect inquiétant.

Il fallait rapidement abandonner ce sujet.

— Il y a peut-être de l’exagération dans ces rumeurs, reprit posément Prestimion. Voilà pourquoi il me faut retrouver Dantirya Sambail et découvrir par moi-même s’il a le sentiment que sa position actuelle n’est pas assez éminente. Dans ce cas, je saurai le convaincre, croyez-moi, qu’il se trompe. Mais la guerre civile n’aura pas lieu.

Cette réponse sembla satisfaire le Pontife. Il joua un moment avec sa coupe de vin, puis commença à interroger Prestimion sur d’autres affaires d’État, passant rapidement d’un sujet à l’autre : la reconstruction du barrage sur le Iyann, le problème des récoltes insuffisantes dans des lieux tels que Stymphinor et la vallée du Jhelum, les rapports inquiétants sur la vague de cas de folie dans nombre de cités, d’un bout à l’autre du continent. À l’évidence, cet homme n’avait rien d’un pauvre reclus mal informé, terré au plus profond du Labyrinthe en attendant que s’écoulent les dernières années de son existence ; Confalume avait visiblement l’intention d’être un Pontife actif et dynamique, de jouer le rôle de l’empereur énergique auquel le Coronal aurait des comptes à rendre. Même en l’absence de rapports détaillés de Prestimion, il était parvenu à se tenir au courant d’une grande partie de ce qui se passait sur la planète. Plus, sans doute, soupçonnait Prestimion, que ce qu’il abordait dans le courant de leur discussion. Nul n’ignorait, quand Confalume se trouvait dans la force de l’âge, qu’il était dangereux de le sous-estimer ; Prestimion savait que même maintenant il serait fort imprudent de le faire.

Cet entretien que Prestimion avait espéré bref et même de pure forme se révélait fort long. Il répondait en détail à toutes les questions mais choisissait toujours ses mots avec le plus grand soin. Il était pour le moins délicat d’expliquer à Confalume comment il se proposait de résoudre la multitude de problèmes en cours sans laisser entrevoir au Pontife la raison pour laquelle ces problèmes étaient apparus sur leur paisible et harmonieuse planète.

La destruction du barrage de Mavestoi, par exemple. L’œuvre de Korsibar, le propre fils de Confalume, sur le conseil de Dantirya Sambail : une des plus épouvantables catastrophes de la guerre civile. Comment expliquer cela à Confalume qui ne se souvenait pas même de Korsibar, sans parler de la guerre ? La famine régnait à Stymphinor et dans la vallée du Jhelum où de grandes batailles avaient eu lieu ; les greniers avaient été vidés pour nourrir les milliers d’hommes cantonnés dans la région, les plantations piétinées par les années en marche. Si les batailles étaient oubliées, les conséquences demeuraient. Et l’épidémie de folie ? Tout donnait à penser qu’elle découlait du sortilège jeté sur la planète par Heszmon Gorse et ses sorciers sur l’ordre de Prestimion ! Mais toute tentative d’explication impliquerait qu’il parle de la guerre, de sa sanglante conclusion et de sa décision – comme elle lui paraissait imprudente aujourd’hui – d’effacer tous les souvenirs du conflit de l’esprit des milliards d’habitants de la planète.

Il sentit monter en lui un désir profond de révéler sans plus tarder la vérité à Confalume, de partager le poids terrible de ce secret, de s’en remettre à la clémence et à la sagesse du vieux roi. Mais il n’osa pas céder à cette tentation.

Il fallait pourtant fournir des réponses aux questions du Pontife s’il ne voulait risquer de paraître incompétent aux yeux de celui qui l’avait choisi pour lui succéder. Mais trop de choses ne pouvaient être dites. Il avait trop souvent l’impression de ne pouvoir répondre à Confalume que par des mensonges, ce qu’il souhaitait éviter au plus profond de son cœur, ou en levant le voile sur ce qui ne pouvait être divulgué.

Il parvint cependant, à force de demi-vérités et de faux-fuyants, à fournir des réponses satisfaisantes aux questions du Pontife sans lui révéler ce qu’il ne pouvait apprendre ni avoir recours à des tromperies honteuses. Et Confalume semblait prendre ce qu’il disait pour argent comptant.

Du moins Prestimion l’espérait-il. Il se sentit profondément soulagé quand l’entretien toucha à sa fin et que le moment vint de prendre congé du vieux monarque.

— Ne restez pas si longtemps sans venir la prochaine fois, voulez-vous ? fit Confalume en se levant.

Il posa les deux mains sur les épaules de Prestimion et le regarda au fond des yeux.

— Vous savez quel plaisir j’ai à vous voir, mon fils.

Prestimion sourit à ces mots, et à la chaleur de la voix du Pontife, mais il éprouva en même temps un pincement au cœur.

— Oui, « mon fils », poursuivit Confalume. J’ai toujours voulu un fils, mais le Divin n’a pas jugé bon de m’exaucer. Aujourd’hui, dans un certain sens, j’en ai un. De par la loi, le Coronal est considéré comme le fils, adoptif, bien entendu, du Pontife. Vous êtes donc mon fils, Prestimion. Vous êtes mon fils !

C’était un moment embarrassant, pénible presque. Le Divin avait donné un fils à Confalume, un fils à la noble prestance qui avait nom Korsibar et qui aujourd’hui n’avait jamais existé. Mais le pire était à venir.

— Vous devriez vous marier, reprit Confalume tandis que Prestimion se dirigeait sans hâte vers la porte. Un Coronal a besoin de quelqu’un avec qui partager le poids de sa charge. Je ne peux pas être très fier de ce que j’ai fait avec Roxivail, mais comment aurais-je pu savoir à quel point elle était vaine et superficielle ? Vous ferez mieux, je n’en doute pas. Il existe certainement quelque part une femme qui serait pour vous une bonne épouse.

Une fois de plus, l’image de Thismet s’embrasa dans l’esprit de Prestimion, immanquablement accompagnée de la douleur déchirante qu’il ressentait chaque fois qu’il pensait à elle.

Thismet, oui. Confalume n’avait jamais eu connaissance de la passion qui s’était épanouie sur le tard entre Thismet et Prestimion sur les champs de bataille de l’ouest d’Alhanroel.

Quelle importance maintenant ? Prestimion aurait épousé la fille de Confalume malgré les obstacles nés de la filiation adoptive avec le Pontife. Mais Confalume n’avait pas de fille ; son nom même avait été effacé des pages de l’Histoire. La brève liaison, prématurément achevée, de Prestimion avec Thismet n’était plus qu’une de ces choses dont il ne pouvait parler. Maintenant, il y avait Varaile ; mais ils se connaissaient à peine. Prestimion ne pouvait savoir si les promesses de leurs premières rencontres seraient tenues. Il éprouvait en outre une étrange réticence à parler de Varaile à Confalume ; par fidélité obstinée et, il en avait conscience, absolument ridicule à la mémoire de la princesse assassinée dont Confalume avait oublié l’existence.

— Certainement, père, et le Divin fasse que je la trouve le moment venu. Si cela doit arriver, je l’épouserai sans tarder, soyez-en assuré. Mais pas un mot de plus sur ce sujet, voulez-vous ?

Sur ce, il salua le vieil empereur et se retira.

7

Dekkeret avait entendu parler de Ni-moya dans son enfance, à l’école bien sûr. Mais aucune leçon de géographie n’aurait pu le préparer à la réalité de la métropole géante de Zimroel.

Qui aurait pu croire, pour commencer, qu’il pût y avoir sur l’autre continent une cité d’une telle splendeur ? À la connaissance de Dekkeret, Zimroel était avant tout un territoire sous-développé, composé de forêts, de jungles et de cours d’eau gigantesques, dont une grande partie de la région centrale consistait en vastes étendues impénétrables à l’intérieur desquelles les Métamorphes – la population aborigène – avaient été bannis par Stiamot et où ils avaient encore leurs plus fortes concentrations de population. Oh ! il y avait bien aussi quelques cités – Narabal, Pidruid, Piliplok – mais Dekkeret les imaginait comme des trous perdus aux rues boueuses, peuplés de hordes de péquenauds frustes et ignorants. Pour ce qui était de Ni-moya, la capitale du continent, les chiffres de la population étaient impressionnants ; on parlait de quinze millions d’habitants, oui, ou de vingt millions, il ne savait plus très bien. Mais nombre de cités d’Alhanroel avaient atteint ces chiffres depuis des centaines d’années ; pourquoi se laisser impressionner par la taille de Ni-moya quand Alaisor, Stee et une demi-douzaine de cités du vieux continent étaient aussi peuplées ou même plus ? Quoi qu’il en soit, l’importance de la population n’était pas une garantie de distinction. Il était facile d’entasser vingt millions de personnes à un endroit, ou cinquante, si on préférait, sans créer autre chose qu’un énorme et sordide magma urbain, bruyant, sale, chaotique, à la limite du supportable pour tout être civilisé devant y passer plus d’une demi-journée. C’est ce que Dekkeret s’attendait à trouver au terme de son voyage.

Il avait pris le bateau avec Akbalik à Alaisor, le port d’embarquement du centre d’Alhanroel le plus fréquenté par les voyageurs à destination du continent occidental. Après une traversée peu mouvementée et qui lui avait paru interminable, ils avaient touché terre à Piliplok, sur la côte orientale de Zimroel.

La cité correspondait exactement à ce que Dekkeret s’attendait à trouver ; elle avait la réputation d’une ville laide et elle l’était, avec son tracé d’une austère rigueur. On disait souvent de sa cité natale de Normork qu’elle était terriblement sombre et sinistre, qu’il fallait y avoir vu le jour pour l’aimer. Dekkeret, qui trouvait le cadre de Normork fort agréable, n’avait jamais saisi jusqu’alors le sens de cette critique. Maintenant, il comprenait : qui aurait pu aimer Piliplok, sinon quelqu’un qui en était originaire et pour qui l’austérité et la rigueur constituaient les normes de la beauté ?

Mais il ne s’agissait aucunement d’un trou perdu aux rues boueuses. Chaque centimètre carré de Piliplok était pavé ; nulle part ou presque on ne voyait un arbre ou un buisson dans la hideuse métropole de pierre et de ciment.

La ville se présentait sous la forme de onze rayons disposés géométriquement, avec une précision maniaque, à partir de son magnifique port naturel sur la Mer Intérieure. Une série de rues coupant les grands axes à intervalles d’une déplaisante régularité délimitaient les différents quartiers de la ville – le quartier commerçant près du front de mer, la zone industrielle juste derrière, les zones réservées aux loisirs et les quartiers résidentiels –, d’une confondante uniformité architecturale, comme fixée par la loi. Les bâtiments eux-mêmes, lourds et disgracieux, n’étaient pas du goût de Dekkeret pour qui Normork, en comparaison, semblait un paradis aéré.

Par bonheur, leur séjour n’y fut que de courte durée. Piliplok n’était pas seulement le port d’attache des navires effectuant la traversée entre les deux continents et de la flotte de dragonniers qui sillonnaient les eaux de la Mer Intérieure à la recherche des dragons de mer, les gigantesques mammifères marins dont la chair était universellement appréciée. C’était aussi l’endroit où le Zimr, le plus grand de tous les fleuves de Majipoor, atteignait la mer au terme de son trajet de onze mille kilomètres à travers le continent ; en raison de sa situation à l’embouchure du large cours d’eau, Piliplok était la porte de tout l’intérieur du continent.

Akbalik paya leur passage à bord d’un des navires qui remontaient le fleuve jusqu’à sa source, dans la Faille de Dulorn, au nord-ouest du continent. Le navire était énorme, bien plus gros que celui à bord duquel ils avaient traversé la Mer Intérieure. Le long-courrier était un bâtiment simple et robuste, conçu pour résister aux contraintes provoquées par la traversée de milliers de milles nautiques en haute mer ; le navire destiné à la navigation fluviale, aux formes inélégantes, ressemblait plus à un village flottant qu’à un bateau.

Il se présentait sous l’aspect d’une large plate-forme ramassée, pratiquement rectangulaire ; la cargaison, la timonerie et des salles à manger se trouvaient dans l’entrepont, un espace central carré bordé de pavillons, de boutiques et de salons de jeu occupait le pont supérieur et à la poupe s’élevait une superstructure à plusieurs niveaux pour le logement des passagers. Le bâtiment était décoré d’une manière extravagante : une arche écarlate dentelée enjambait la passerelle, de grotesques figures de proue vertes, à la tête prolongée par des cornes peintes en jaune, s’avançaient en saillie comme des béliers, une stupéfiante profusion de baroques pièces de bois ornementales se dressaient, s’enroulaient et s’entrecroisaient sur toutes les surfaces.

Dekkeret observait les passagers avec une curiosité avide. Les plus nombreux étaient évidemment les humains, mais il y avait aussi quantité de Hjorts, de Skandars, de Vroons, une poignée de Su-Suheris en robe diaphane et quelques Ghayrogs à la peau écailleuse qui, malgré leur aspect reptilien, étaient en réalité des mammifères. Il se demanda s’il allait aussi voir des Métamorphes et posa la question à Akbalik qui répondit que non, que le peuple des Changeformes quittait rarement sa réserve, bien que l’interdiction séculaire qui leur avait été faite de se déplacer librement sur la surface de la planète ne fût plus appliquée avec rigueur depuis bien longtemps. S’il y en avait à bord, ajouta Akbalik, ils avaient probablement pris une forme autre que la leur afin d’échapper à l’hostilité qu’ils suscitaient quand ils se mêlaient aux autres races.

Le Zimr charriait les sédiments accumulés sur son cours interminable, qui assombrissaient ses eaux ; à l’endroit où il se jetait dans la mer il atteignait une largeur de plus de cent kilomètres, de sorte qu’il ressemblait moins à un fleuve qu’à un lac géant sous lequel une vaste portion de la côte était engloutie. La ville de Piliplok était bâtie sur un haut promontoire, sur la rive méridionale du fleuve. Quand le navire appareilla, Dekkeret distingua la rive opposée, inhabitée, bien visible malgré la distance, car c’était une falaise de craie d’un blanc éclatant, haute de quinze cents mètres et longue de plusieurs kilomètres, étincelant aux premiers feux du soleil. Bientôt, quand le navire eut laissé Piliplok derrière lui et commencé à remonter le fleuve, le Zimr se resserra pour revenir à une largeur plus ordinaire. Dekkeret avait le sentiment de faire un voyage vers un autre monde. Il passait tout son temps sur le pont, dévorant des yeux les collines fauves au sommet arrondi et les villes animées bordant le fleuve, des endroits dont il n’avait jamais entendu le nom – Port Saikforge, Stenwamp, Campilthorn, Vem. Il était stupéfié par la densité de la population vivant sur les rives du fleuve. Il était rare qu’ils naviguent plus de deux ou trois heures sans que le bateau fasse escale dans un nouveau port pour débarquer des passagers et en embarquer d’autres, décharger du fret et charger de nouvelles marchandises. Au début, il jeta les noms sur un petit carnet – Dambemuir, Orgeliuse, Impemond, Haunfort Major, Salvamot, Obliorn Vale – jusqu’à ce qu’il se rende compte que s’il les écrivait tous, il ne resterait plus de place pour noter autre chose bien avant d’atteindre Ni-moya. Il se contenta donc de rester appuyé au bastingage et de contempler le spectacle en perpétuel changement. Au bout d’un moment, les paysages inconnus commencèrent à lui paraître familiers et il cessa d’éprouver cette impression de profonde étrangeté. Et quand des rêves lui venaient dans son sommeil, il se voyait le plus souvent volant dans les ténèbres infinies de l’espace, passant avec une folle aisance d’étoile en étoile.

Deux événements troublants marquèrent le voyage, tous deux quelques jours après le départ de Piliplok, l’un comique, l’autre tragique. Le premier concerna un homme aux cheveux roux, âgé de quelques années de plus que Dekkeret, qui semblait passer le plus clair de son temps à arpenter les ponts en parlant tout seul, en gloussant sans raison apparente ou en montrant un point dans le ciel comme s’il était chargé de quelque mystérieuse signification. Un cinglé inoffensif, s’était dit Dekkeret. Se souvenant de cet autre cinglé, pas du tout inoffensif, lui, qui avait tué sa chère cousine Sithelle dans le courant d’une folle tentative d’assassinat contre le Coronal, il veilla à rester à bonne distance de l’homme roux. Mais le troisième jour, tandis que Dekkeret, accoudé au bastingage de tribord, regardait la ville devant laquelle passait le navire, il avait entendu soudain un rire hystérique éclater sur sa gauche – peut-être étaient-ce des cris stridents, il n’aurait su le dire – et vit le dingue aux cheveux roux traverser à toutes jambes l’espace central du navire en battant l’air de ses bras et grimper les marches menant au pont supérieur. Il resta un moment au bord du portique d’observation en lançant des éclats de rire et des gloussements ridicules avant de se jeter par-dessus bord et de tomber dans le fleuve où il commença à battre frénétiquement des bras et des jambes.

Des cris s’élevèrent aussitôt ; le navire s’arrêta et fit machine arrière. Deux robustes hommes d’équipage sautèrent dans un canot et sortirent sans grande difficulté le malheureux de l’eau. Ils le remontèrent à bord, les vêtements trempés, et l’entraînèrent rapidement dans l’entrepont. Dekkeret ne le revit plus avant le lendemain, à l’escale de Kraibledene, une petite ville où le dément aux cheveux roux fut débarqué et, sembla-t-il, remis aux autorités locales.

Le lendemain survint un autre incident, encore plus étrange. Au début de l’après-midi d’une belle et chaude journée, tandis que le navire remontait une portion du fleuve sans trace de peuplement, un homme d’une quarantaine d’années au visage émacié et sévère, vêtu d’une robe de riche brocart, descendit du pont promenade, portant une valise qui paraissait très lourde. Il posa le bagage dans un endroit dégagé du pont principal, l’ouvrit et en sortit une collection d’instruments et d’objets bizarres qu’il entreprit de disposer en demi-cercle devant lui avec un soin méticuleux.

— Regardez ce matériel bizarre ! murmura Dekkeret à Akbalik en le poussant du coude. C’est un attirail de sorcier, non ?

— On le dirait. Je me demande s’il a l’intention de jeter un sortilège ici, devant tout le monde.

Dekkeret ne s’y connaissait guère en sorcellerie et en avait encore moins le goût. Les manifestations du surnaturel et de l’irrationnel le mettaient mal à l’aise.

— Y a-t-il lieu de s’inquiéter, à votre avis ?

— Cela dépend de la nature du sortilège, j’imagine, répondit Akbalik avec un petit haussement d’épaules. Peut-être a-t-il seulement l’intention de solder son matériel pour des sorciers amateurs. Personne n’a besoin de tant d’instruments pour un seul sortilège.

Et il entreprit d’identifier les différents instruments pour Dekkeret. Le récipient de pierre triangulaire était une veralistia ; elle était utilisée comme un creuset dans lequel on faisait brûler des poudres qui permettaient de lire l’avenir. L’appareil d’aspect compliqué, formé d’anneaux de métal, était une sphère armillaire montrant la position des planètes et des astres, à partir de laquelle on dressait un horoscope. L’objet fait de plumes de couleurs vives et de poils d’animaux entrelacés – Akbalik avait oublié son nom – servait à faciliter les conversations avec l’esprit des morts. Celui qui se trouvait à côté, composé de lentilles de cristal et de fils dorés ténus était un podromis que les sorciers utilisaient pour rétablir la vigueur sexuelle.

— Vous parlez comme un spécialiste, fit Dekkeret. Vous avez une connaissance intime de ces objets, si je comprends bien ?

— Pas vraiment. Je n’ai pas souvent l’occasion de converser avec l’esprit des morts et je n’ai guère eu besoin jusqu’à présent d’un podromis. Mais, de nos jours, on n’entend parler que de ces objets… Regardez, il en sort d’autres ! Je me demande à quoi peut bien servir celui-ci. Et l’autre, avec ses roues et ses pistons !

La valise paraissait enfin vide. Un public assez nombreux s’était rassemblé autour de l’homme. Le bruit doit courir d’un pont à l’autre, se dit Dekkeret, qu’une sorte de démonstration de magie va avoir lieu ; il y avait de quoi attirer une foule de curieux.

Le mage émacié – c’était certainement un mage – ne s’occupait aucunement de son public. Assis, les jambes croisées, devant son attirail disposé en demi-cercle, il semblait dans un autre monde, les yeux mi-clos, la tête se balançant en cadence de droite et de gauche.

Il se dressa brusquement, leva le pied et l’abattit avec une violence sauvage sur le fragile instrument qu’Akbalik avait appelé podromis. Le mage le piétina jusqu’à ce qu’il soit aplati, passa à la sphère armillaire, puis à l’appareil muni de roues et de pistons, et à un petit instrument fait de fragiles triangles métalliques imbriqués. Les spectateurs ouvraient de grands yeux en retenant leur souffle. Dekkeret se demanda si la destruction de ces objets pouvait avoir un caractère blasphématoire, si cela risquait d’attirer sur le mage la vengeance des esprits surnaturels. Si tant est que ces esprits existent, ajouta-t-il in petto.

Le mage avait systématiquement détruit la quasi-totalité de son attirail, jetant par-dessus bord les objets qu’il ne pouvait écraser, comme la veralistia. Calmement, d’un pas décidé, il se dirigea vers le bastingage, l’enjamba d’un seul mouvement et sauta à l’eau.

Pas question de sauvetage cette fois. L’homme avait coulé à pic, disparaissant instantanément comme si les poches de sa robe avaient été remplies de pierres. Le bateau s’arrêta, un canot fut mis à l’eau, mais les hommes d’équipage ne trouvèrent pas trace du désespéré. Ils revinrent au bout d’un moment, la mine sombre, pour faire part de l’échec de leurs recherches.

— La folie est partout, fit Akbalik en réprimant un frisson. Le monde devient de plus en plus bizarre, mon garçon.

Après cette tragique disparition, une ronde de surveillance de deux hommes d’équipage arpenta les ponts de jour comme de nuit pour éviter que cela se reproduise. Il n’y eut pas d’autre incident.

Ces deux événements rendirent Dekkeret maussade et soucieux. La folie était partout, en effet. Il ne pouvait plus empêcher le souvenir de la mort atroce et incompréhensible de Sithelle, qu’il s’était efforcé de refouler pendant des mois, de remonter à sa mémoire dans toute son horreur. Le dément au regard halluciné… les cris de rage inarticulés… Sithelle faisant un pas en avant… l’éclair de la lame de la faucille… le violent jet de sang…

Et là, il venait de voir se jeter successivement à l’eau un bouffon ricaneur, puis un mage, à l’évidence au bout de son rouleau. Cela pouvait-il arriver n’importe quand à n’importe qui, ces accès irrépressibles de folie, cette fuite complète de toute raison ? Cela pouvait-il lui arriver à lui ? Dekkeret scruta anxieusement son âme pour y découvrir les graines de la démence. Mais elles ne semblaient pas s’y être implantées ou, du moins, il ne les trouva pas. Au bout d’un moment, son optimisme inné reprit le dessus et il s’adonna de nouveau à son occupation préférée, la contemplation des villes établies sur les rives du fleuve, sans craindre d’être saisi inopinément par l’envie incoercible de se jeter par-dessus bord.

Quand Ni-moya lui apparut dans toute sa splendeur, rien ne l’avait préparé à un tel spectacle.

Depuis plusieurs jours, le fleuve allait en s’élargissant. Dekkeret savait qu’une grande rivière se jetait dans le Zimr au sud de la cité – la Steiche qui descendait du territoire sauvage des Métamorphes – et qu’à l’endroit où ils se joignaient, leur union formerait nécessairement un cours d’eau d’une plus grande largeur. Mais il ne s’attendait pas que leur confluence forme une telle étendue d’eau ; elle réduisait en comparaison l’embouchure du Zimr à Piliplok aux dimensions d’un maigre ruisseau. Il eut l’impression en traversant leur confluent de se retrouver sur l’océan. Dekkeret savait aussi que Ni-moya se trouvait quelque part au nord ; il y avait d’autres agglomérations d’importance sur la rive opposée, mais son esprit abasourdi avait de la peine à embrasser l’immensité de la scène et il ne voyait en réalité que la masse sombre des eaux s’étendant jusqu’à l’horizon, piquetée par les fanions des centaines de ferries qui traversaient constamment le fleuve en tout sens.

Il contempla ce spectacle pendant ce qui lui parut durer des heures. À un moment, il sentit Akbalik le prendre par le coude pour le faire pivoter d’un quart de tour.

— Tu regardes dans la mauvaise direction : Ni-moya est là-bas. Du moins une partie de la cité.

Dekkeret en resta bouche bée. La vue était magique : sur un fond continu de vertes collines boisées, la cite gigantesque présentait au premier plan ses tours blanches étincelantes, chacune paraissant plus haute que sa voisine, des rangées et des rangées de constructions titanesques descendant en terrasses jusqu’au fleuve.

Était-ce une cité ? On eût dit un monde en soi. La ville tentaculaire s’étirait sur la rive aussi loin que portait le regard et continuait au-delà, à l’évidence, sur une grande distance, des centaines de kilomètres, peut-être. Dekkeret retenait son souffle. Quelle immensité ! Quelle beauté ! Il avait envie de se laisser tomber à genoux. Akbalik commença à énumérer comme un guide les plus célèbres merveilles de Ni-moya : le Portique Flottant, une galerie marchande d’un kilomètre et demi de long, suspendue au-dessus du sol par des câbles presque invisibles ; le Musée des Mondes, où étaient rassemblés des trésors venant de tout l’univers, y compris, prétendait-on, de la Vieille Terre ; le Boulevard de Cristal, où des réflecteurs tournants produisaient l’éclat de mille soleils ; le Parc des Animaux Fabuleux renfermant des spécimens de la faune de Majipoor originaires de régions reculées, à peine explorées…

La liste semblait ne pas avoir de fin.

— Voici l’Opéra, là-haut sur la colline, poursuivit Akbalik en montrant un bâtiment d’un blanc si éblouissant que Dekkeret avait du mal à garder les yeux ouverts. Avec un orchestre de mille instruments qui crée un son impossible à imaginer. Le grand dôme de verre que tu vois là-bas, avec les dix tours qui se dressent sur son pourtour, est la bibliothèque municipale, où sont rassemblés tous les livres jamais publiés. Ces bâtiments alignés au bord du fleuve, au toit de tuiles et à la façade ornée de mosaïques turquoise et or, que l’on pourrait prendre pour des palais princiers sont en réalité les bureaux des douanes. Et puis, juste au-dessus et un peu sur la gauche…

— Et ça ? coupa Dekkeret en indiquant, un peu plus loin sur la rive, un édifice de grande taille et d’une beauté transcendante, dont la majesté suprême dominait tout le reste, attirant impérieusement le regard au milieu de cette concentration phénoménale de merveilles architecturales.

— Ah ! ça ! fit Akbalik. C’est le palais du Procurateur Dantirya Sambail.

C’était un édifice aux murs blancs d’une splendeur et d’une grâce inimaginables. Sans avoir les dimensions prodigieuses du Château de lord Prestimion, il était assez vaste pour satisfaire aux exigences de n’importe quel prince et d’une si merveilleuse élégance que tout était écrasé par la perfection de ses lignes.

Le palais du Procurateur semblait suspendu en l’air, flottant au-dessus de la cité, mais Dekkeret vit qu’il était en réalité juché sur un socle lisse et blanc d’une hauteur invraisemblable – une version plus modeste, à sa manière, du Mont du Château. Mais au lieu de s’étaler dans toutes les directions comme la résidence du Coronal, cet édifice était formé d’une succession rapprochée de pavillons et de portiques utilisant ingénieusement les techniques de suspension et les porte-à-faux pour donner l’impression de défier la pesanteur. L’étage supérieur était composé de bulles transparentes d’un quartz très pur surmontant une rangée de salles aux multiples balcons. Juste au-dessous se trouvait une enfilade de galeries auxquelles donnaient accès une succession d’escaliers s’ouvrant vers l’extérieur comme des genoux avant de revenir vers le centre d’une manière qui défiait les lois de la géométrie. Les yeux plissés pour se protéger de l’éclat éblouissant des tours de Ni-moya, Dekkeret discerna d’autres ailes flanquant l’édifice à la base duquel un bloc massif octogonal d’agate polie, au moins de la taille d’une maison individuelle, faisait saillie sur la façade comme un blason en relief.

— Comment une seule personne, fut-elle le Procurateur de Ni-moya, peut-elle avoir le droit de vivre dans une demeure aussi somptueuse ?

— Dantirya Sambail est maître chez lui, répondit Akbalik en riant. Sais-tu qu’il n’avait que douze ans quand il a hérité le fief de Ni-moya ? Un fief qui avait toujours été important, le plus grand de Zimroel, avant Dantirya Sambail. Tout le monde avait imaginé qu’une régence devrait y être exercée, mais il n’en fut rien ; deux minutes lui suffirent pour se débarrasser de son cousin le régent et assumer le pouvoir à titre personnel. Après quoi, grâce à trois mariages, une demi-douzaine d’alliances informelles et une succession de legs enviables dont il bénéficia de puissants parents, Dantirya Sambail édifia ce que l’on peut appeler un empire privé. À l’âge de trente ans, sa domination s’exerçait de plein droit sur le tiers du continent de Zimroel et son influence indirecte sur la quasi-totalité du continent, hors la réserve des Métamorphes. S’il avait pu trouver un moyen de s’en emparer aussi, il l’aurait certainement fait. Aujourd’hui, son pouvoir à Zimroel est celui d’un roi. Un monarque a besoin d’un palais digne de ce nom : Dantirya Sambail a passé quarante ans à embellir celui dont il a hérité pour en faire ce que tu as devant les yeux.

— Et le Pontife et le Coronal ? Ne se sont-ils pas opposés à tout cela ?

— La préoccupation première du vieux Prankipin, avant qu’il tombe sous l’emprise des sorciers, avait toujours été le commerce : une expansion économique continue, les libres mouvements des biens entre les régions, le profit généralisé et la circulation de l’argent. Je pense qu’il a vu dans l’ascension de Dantirya Sambail un facteur de stabilité économique. Le pouvoir était fragmenté sur le continent de Zimroel, les centres du gouvernement si éloignés, de l’autre côté de la mer, que les potentats locaux n’en faisaient qu’à leur tête. Quand les intérêts du duc de Narabal se heurtaient à ceux du prince de Pidruid, ce n’était pas toujours très sain pour l’économie régionale. La présence d’un homme tel que Dantirya Sambail, capable de dicter leur conduite aux seigneurs de la région et d’imposer sa volonté, faisait les affaires de Prankipin. Quant à lord Confalume, il accueillit avec encore plus d’enthousiasme que le Pontife l’unification de Zimroel sous la férule de Dantirya Sambail. Ni l’un ni l’autre n’aimait le Procurateur – qui s’en étonnera ? –, mais ils le considéraient comme utile. Indispensable même. Ils tolérèrent donc sa conquête du pouvoir, allant jusqu’à l’encourager. Et il eut l’habileté de ne pas leur marcher sur les pieds, effectuant de fréquents voyages au Labyrinthe et au Château pour présenter ses devoirs en bon et loyal sujet du Pontife et du Coronal…

— Et lord Prestimion ? S’accommodera-t-il de cette situation ?

— Ah ! Prestimion, fit Akbalik en se rembrunissant, les choses ont changé. Il y a des problèmes entre lord Prestimion et le Procurateur. De graves problèmes, à vrai dire.

— De quelle nature ?

— D’une nature telle que je ne suis pas en mesure de t’en parler aujourd’hui, répondit Akbalik en détournant la tête. Disons extrêmement graves. Nous aurons peut-être l’occasion, un autre jour, d’entrer dans les détails… Ah ! on dirait que nous allons débarquer.

La portion de la cité où le navire avait accosté s’appelait Strelain, le nom, s’il fallait en croire Akbalik, du quartier central de Ni-moya. Un flotteur de l’administration les attendait ; le véhicule leur fit suivre les rues pentues de la mégalopole avant de les déposer devant le haut bâtiment qui devait être leur résidence pour les mois à venir.

Le petit logement de Dekkeret se trouvait au quinzième étage. Il n’avait jamais imaginé qu’un bâtiment pût avoir tant d’étages. En regardant par la large fenêtre les toits des constructions en contrebas et la ligne sombre de la rive méridionale du Zimr, si éloignée qu’il la distinguait à peine, il fut pris de vertige et eut l’impression que le bâtiment pouvait à n’importe quel moment basculer dans la pente et dévaler la colline en projetant des débris en tout sens. Il se détourna en frissonnant ; mais le bâtiment tint bon.

Dès le lendemain, il commença son travail au Bureau des Litiges documentaires, une subdivision du Bureau du Trésor, dans une aile isolée du complexe gouvernemental millénaire de granit bleu connu sous le nom de Bâtiment Cascanar, en plein centre de Strelain.

Le travail était des plus fastidieux ; Dekkeret ne se fit d’emblée aucune illusion. Il était censé interroger des gens en possession d’importants documents – importants pour eux, en tout état de cause – mal interprétés par l’administration et les aider à rétablir leurs droits. Dès le premier jour, il essaya de trouver une solution à des contestations relatives à des erreurs commises dans la transcription de dates de naissance, à des délimitations fautives de propriété, à des déclarations confuses ou contradictoires glissées dans des dépositions recueillies par des sténographes négligents et à une foule d’autres problèmes du même ordre. Il ne voyait aucune raison pour qu’on eût jugé nécessaire de l’expédier à des milliers de kilomètres du Château pour traiter des affaires aussi ennuyeuses et insignifiantes que n’importe quel fonctionnaire local aurait aisément pu régler.

Mais tout le monde dans l’administration, il le savait, du Pontife et du Coronal jusqu’en bas de l’échelle, était un fonctionnaire de carrière. Chaque prince du Mont du Château ambitionnant une haute position était contraint de consacrer du temps à un travail de routine de ce genre. Même Prestimion, né prince de Muldemar, qui aurait pu vivre dans l’oisiveté et se contenter de soigner ses vignes, avait dû se plier à cette corvée afin d’acquérir l’expérience pratique qui l’avait portée jusqu’au trône.

Dekkeret, fils d’un voyageur de commerce, n’avait pas de si hautes ambitions. La couronne à la constellation ne faisait pas partie de ses projets d’avenir ; ses aspirations se bornaient à devenir un chevalier du Château. C’était chose faite, grâce à sa présence fortuite à proximité du Coronal au moment de la tentative d’assassinat. Du moins un chevalier-novice. Voilà pourquoi il se trouvait à Ni-moya, dans le Bureau des Litiges documentaires, attelé jour après jour à une tâche stupide et fastidieuse dans l’espoir de se consacrer plus tard à de plus nobles activités, plus près du sommet de la pyramide. Mais il fallait d’abord en passer par là.

Akbalik, qu’il ne voyait jamais pendant les heures de travail et rarement le soir, s’occupait déjà à de plus nobles activités, même si Dekkeret en ignorait la nature exacte. Il était à l’évidence un modèle sur lequel prendre exemple, apparemment très proche du cercle intérieur du Coronal dont il faisait peut-être même partie. Très ami avec le Haut Conseiller Septach Melayn, il jouissait du respect de l’Amiral Gialaurys, toujours bourru et peu disert, et semblait avoir facilement accès auprès de lord Prestimion. Akbalik paraissait destiné à une ascension rapide jusqu’au sommet.

Il est vrai qu’il était le neveu du riche et puissant prince Serithorn ; cela aidait certainement. Même si une haute naissance permettait d’accéder plus facilement à un rang élevé dans la hiérarchie du Château, Dekkeret savait qu’en fin de compte on ne pouvait atteindre le sommet que par le mérite, l’intelligence, la force d’âme et la persévérance. Les imbéciles et les fainéants ne devenaient pas Coronal, même s’il leur était possible, avec de la chance et une famille influente, d’atteindre des postes prestigieux malgré leur incompétence flagrante. Le comte Meglis de Normork en était un bon exemple.

La fortune ou un haut lignage ne suffisaient pas non plus pour monter sur le trône, sinon Serithorn, descendant de la moitié des grands Coronals de l’Antiquité, y serait installé. Mais le prince Serithorn n’était pas fait pour la charge suprême, il n’avait pas le sérieux nécessaire. Septach Melayn, le Haut Conseiller, ne serait jamais Coronal non plus, semblait-il, pour la même raison.

Mais lord Prestimion, à l’évidence, avait prouvé qu’il en était digne. Comme son prédécesseur lord Confalume. Akbalik, cet homme pondéré, travailleur, solide, à l’esprit vif et au caractère égal, avait peut-être aussi l’étoffe d’un Coronal. Dekkeret lui vouait une profonde admiration. Il était bien trop tôt pour s’interroger sur l’identité de celui qui succéderait à Prestimion quand il se retirerait dans le Labyrinthe, mais Dekkeret se réjouirait que ce soit Akbalik. Et ce serait aussi une bonne chose pour Dekkeret de Normork ; il voyait bien qu’Akbalik avait une bonne opinion de lui et le tenait pour un jeune homme plein de promesses. L’espace d’un instant, Dekkeret s’offrit le plaisir fugitif de s’imaginer en Haut Conseiller du Coronal lord Akbalik. Puis il revint à la rectification de patronymes mal orthographiés sur des actes de donation, au règlement de litiges sur des droits de propriété remontant à l’époque de lord Keppimon, au remboursement de trop-perçus pour des taxes prélevées à trois reprises par des inspecteurs du fisc trop zélés.

Deux mois s’écoulèrent à ce rythme. Dekkeret supportait de plus en plus mal ce travail, mais il persévérait courageusement, sans qu’un mot de mécontentement franchisse ses lèvres. Il profitait de son temps libre pour parcourir la cité, en revenait ébloui par les splendeurs qu’il découvrait partout. Il se lia avec quelques collègues de bureau ; il fit la connaissance de deux jeunes femmes avenantes ; une ou deux fois par semaine, il retrouvait Akbalik dans une taverne où ils passaient la soirée à découvrir les excellents vins de Zimroel. Dekkeret n’avait pas la moindre idée de la mission d’Akbalik à Ni-moya, mais ne lui posait aucune question. Il prenait plaisir à la compagnie de son mentor et se gardait de donner l’impression de vouloir fourrer son nez dans des affaires qui ne le regardaient pas.

— Te souviens-tu, demanda un soir Akbalik, du jour où nous sommes allés dans le bureau du Coronal et ou Septach Melayn nous a conseillé d’aller à la chasse au steetmoy pendant notre séjour ?

— Évidemment.

8

Dès qu’ils furent sortis de Ni-moya, le paysage changea rapidement. Le climat de la majeure partie de la planète était tropical ou subtropical, les seules exceptions étant les plus hautes chaînes de montagnes telles que les Gonghars au centre de Zimroel et la partie sommitale du Mont Zygnor dans l’extrême nord d’Alhanroel. Quant au Mont du Château, où les machines de climatisation conçues par les anciens luttaient contre le froid mordant de l’air stratosphérique, il jouissait d’un éternel climat printanier.

Mais la pointe nord-est de Zimroel s’avançant vers le pôle souffrait d’un climat plus froid. Sur le haut plateau bordé de montagnes, connu sous le nom de Marches de Khyntor, la neige n’était pas rare pendant les mois d’hiver. Au-delà, derrière les hauteurs vertigineuses des pics baptisés les Neuf Sœurs, s’étendait une région au climat polaire, de glaces et de tempêtes perpétuelles, où nul ne s’aventurait jamais. Si l’on en croyait la légende, une race de farouches barbares vêtus de peaux de bêtes avait vécu plusieurs milliers d’années dans cette contrée sinistre, pratiquement inaccessible, dans un isolement total, ignorants du confort, de la chaleur et de la prospérité dont jouissaient les autres habitants de Majipoor qui, quant à eux, ignoraient tout de leur existence.

— Ton travail t’ennuie à mourir, n’est-ce pas ?

— Euh… fit Dekkeret en rougissant.

— Tu peux parler franchement. Il est naturel qu’il t’ennuie à mourir ; il a été choisi pour cela. Mais on ne t’a pas envoyé ici pour te mettre à la torture. Je vais disposer d’un peu de temps libre : que dirais-tu d’une balade de dix jours dans le nord pour voir comment courent les steetmoy à cette époque de l’année ?

— M’accordera-t-on un congé ? demanda Dekkeret.

— Je crois que je peux arranger ça, répondit Akbalik en souriant.

Akbalik et Dekkeret n’avaient pas l’intention de s’approcher de ce mythique territoire de neiges et de glaces éternelles, mais l’influence de son climat rigoureux se faisait sentir sur les contrées avoisinantes. À une faible distance de Ni-moya, les forêts subtropicales luxuriantes commencèrent à céder la place à une végétation caractéristique d’un climat tempéré, dominée par de curieux arbres branchus à feuilles caduques, au tronc jaune vif, très espacés les uns des autres dans les plaines caillouteuses parsemées de maigres touffes d’herbe décolorée. Plus loin, quand ils atteignirent les contreforts des Marches de Khyntor, l’aspect du paysage se fit encore plus désolé. Les arbres et l’herbe devenaient de plus en plus rares. Le terrain qui s’élevait progressivement était constitué de plaques de granite gris entaillées par de petits cours d’eau glacés au débit rapide. Dans les lointains brumeux, apparut la première des Neuf Sœurs de Khyntor : Threilikor, la Sœur Pleurante dont une multitude de ruisseaux et de torrents faisait luire la face sombre.

Akbalik avait engagé une équipe de cinq chasseurs. Des montagnards du septentrion, des hommes des Marches maigres aux traits burinés, vêtus de robes faites de peaux de haigu noir grossièrement cousues, pour leur servir de guides. Trois d’entre eux semblaient être des hommes, les deux autres des femmes, mais c’était difficile à dire de ces gens emmitouflés jusqu’aux oreilles dans leurs épaisses fourrures. Ils se parlaient dans un dialecte aux accents rocailleux que Dekkeret trouvait presque impossible à comprendre. Quand ils s’adressaient aux deux seigneurs du Château, ils prenaient soin de le faire dans la langue officielle, mais Dekkeret avait encore des difficultés de compréhension : les montagnards parlaient avec un fort accent marqué par le rythme de leur dialecte et il ignorait les tournures idiomatiques de Ni-moya dont ils émaillaient leurs propos. Il laissait le plus souvent Akbalik se débrouiller avec eux.

Les montagnards semblaient considérer les citadins dont ils avaient la charge avec un amusement confinant au mépris. Ils n’éprouvaient assurément aucun respect pour Dekkeret qui n’avait jamais mis les pieds dans des contrées sauvages et manquait visiblement d’assurance malgré sa taille et sa force. Ils le tenaient, il en était sûr, pour un être inepte ; mais ils ne semblaient guère avoir plus d’estime pour Akbalik dont la compétence et les qualités étaient pourtant reconnues en toutes circonstances. Quand il posait une question, ils répondaient par monosyllabes et se détournaient parfois avec un sourire sardonique, comme s’ils avaient vraiment du mal à cacher leur mépris pour ce citadin qui demandait quelque chose de si évident qu’un enfant connaissait la réponse.

— Les steetmoy sont des animaux de la forêt, expliqua Akbalik à Dekkeret ; ils n’aiment pas beaucoup vivre dans la toundra, en terrain découvert. Leur territoire se trouve là-bas, cet espace boisé dans l’ombre de la montagne. Les chasseurs iront débusquer une troupe de steetmoy au fond des bois et les rabattront vers nous. Nous choisirons ceux que nous voulons et nous les poursuivrons dans la forêt jusqu’à ce qu’ils soient acculés.

Akbalik jeta un coup d’œil aux jambes étrangement courtes, à la puissante musculature de Dekkeret.

— Tu es un bon coureur, non ?

— Pas un sprinter, mais je me débrouille.

— Le steetmoy n’est pas particulièrement rapide non plus ; il n’en a pas besoin. Mais il a de l’endurance et sait se frayer un passage dans les fourrés. Il lui est facile de s’enfoncer dans un buisson touffu pour échapper à un poursuivant. Le problème est qu’il peut faire le tour et attaquer le chasseur par-derrière. Le steetmoy se nourrit essentiellement de baies, de fruits à écale et d’écorce, mais il ne crache pas sur un peu de viande, surtout en hiver, et il est fort bien équipé pour tuer.

Il se baissa pour prendre son sac, en sortit des armes qu’il posa devant Dekkeret.

— Voilà ce que nous allons emporter. La machette sert à se frayer un chemin dans les broussailles, le poignard à tuer le steetmoy.

— Ça ? fit Dekkeret.

Il prit l’arme, la regarda d’un air étonné. La lame extrêmement tranchante ne faisait pas plus de quinze centimètres de long.

— N’est-ce pas un peu court ?

— Tu croyais utiliser un lanceur d’énergie ?

Dekkeret sentit le rouge lui monter au visage. Ilse souvint avoir entendu Septach Melayn dire qu’on chassait le steetmoy au poignard et à la machette ; il n’y avait pas beaucoup réfléchi sur le moment.

— Bien sûr que non. Mais avec ça, il faut être contre le steetmoy pour le tuer.

— Évidemment. C’est tout l’intérêt de cette chasse : de grands risques pour une belle récompense. Et veiller à abîmer le moins possible la précieuse peau de l’animal. Si tu sens que ta vie est en danger, tu pourras utiliser la machette, mais ce n’est pas considéré comme très sportif. Imagine Septach Melayn, par exemple, massacrant son steetmoy à coups de machette !

— Personne n’a des réflexes aussi vifs que Septach Melayn. Il serait capable de tuer un steetmoy avec un cure-dents d’ivoire ; mais je ne suis pas Septach Melayn.

Akbalik ne paraissait pas inquiet. Dekkeret était grand et fort ; Dekkeret avait l’air résolu ; Dekkeret saurait prendre soin de lui-même dans la forêt des steetmoy.

Dekkeret ne partageait pas cette confiance. Il n’avait pas demandé à se lancer dans cette aventure ; c’était une idée de Septach Melayn. Elle lui avait beaucoup plu dans le bureau du Coronal, mais il ignorait tout de ce que pouvait représenter la chasse au steetmoy sur son territoire. Au cours des premiers mois de son séjour au Château, il lui avait été donné d’entendre quantité de récits de chasse dans la bouche d’autres jeunes chevaliers. Il les avait terriblement enviés, mais comprenait maintenant qu’une balade dans les réserves de chasse clôturées d’Halanx ou d’Amblemorn en quête d’un zaur, d’un onathil ou d’un bilantoon n’avait absolument rien à voir avec une marche pénible dans le froid mordant d’une forêt septentrionale à la recherche d’un féroce steetmoy qu’il conviendrait de tuer avec un tout petit poignard.

La lâcheté n’était pourtant pas dans le caractère de Dekkeret. Il s’attendait à une tâche ardue, mais la chasse ne se révélerait peut-être pas aussi dangereuse qu’elle le paraissait maintenant, son imagination le poussant à redouter le pire. Il saisit le poignard et la machette, les soupesa et donna quelques grands coups dans le vide pour s’entraîner. Il affirma ensuite avec entrain à Akbalik qu’à la réflexion le poignard ferait largement l’affaire et qu’il était prêt à traquer le steetmoy quand le steetmoy serait prêt.

Akbalik avait une autre surprise en réserve. Tandis qu’ils descendaient à la suite des hommes des Marches une longue pente parsemée de rochers en direction de la clairière ombreuse où vivaient les steetmoy, Akbalik fouilla dans son sac et en sortit deux tubes métalliques à l’extrémité arrondie. Il en glissa un dans sa ceinture, à côté du poignard, et tendit l’autre à Dekkeret.

— Des lanceurs d’énergie ? Mais vous aviez dit…

— Ordre du Coronal. Nous allons nous conduire comme des sportifs, certes, mais on m’a demandé de te ramener vivant au Château. L’arme de base est le poignard ; si tu es dans une situation difficile, tu utilises la machette, et si elle devient périlleuse, tu foudroies l’animal avec le lanceur d’énergie. Ce n’est pas la manière la plus élégante, mais, en cas de nécessité absolue, ce sera la plus sage. Un steetmoy furieux peut éventrer un homme en trois coups de griffe.

Plus embarrassé que soulagé, Dekkeret glissa le lanceur d’énergie dans une des boucles de sa ceinture en regrettant de ne pouvoir l’enfoncer davantage pour empêcher leurs guides de le remarquer. Mais cela n’avait plus guère d’importance. Les hommes des Marches avaient clairement montré qu’ils tenaient Akbalik et Dekkeret pour une paire de dandys empotés qui ne trouvaient rien de mieux à faire pour occuper leur temps libre que d’aller se perdre dans les forêts du Nord pour traquer un gibier dangereux, sans autre raison que la recherche de leur plaisir. Cela ne ferait que les rabaisser un peu plus aux yeux des montagnards si l’un d’eux était obligé de faire usage de son lanceur d’énergie pour se débarrasser d’un steetmoy particulièrement agressif. Dekkeret se fit le serment de ne pas s’en servir, même en cas de nécessité absolue. Le poignard et – en cas de besoin – la machette lui suffiraient.

Il avait neigé pendant la nuit. La température était légèrement supérieure à zéro, mais un épais manteau blanc tapissait le sol. Quelques flocons isolés tombaient encore. L’un d’eux se posa mollement sur la joue de Dekkeret qui éprouva une légère sensation de brûlure. Une étrange sensation. La neige lui était étrangère et piquait sa curiosité.

Les arbres entourant la clairière avaient un tronc jaune, comme ceux qu’ils avaient vus plus au sud, mais, contrairement aux autres qui montraient des branches nues formant des angles bizarres, ceux-là portaient des groupes serrés de feuilles brun-noir, semblables à des aiguilles, et leur fut s’élevait haut et droit jusqu’à l’épais feuillage en couronne. Sous les arbres, la végétation était obscure. Un ruisseau flanqué de gros rochers coulait d’un côté ; de l’autre, celui de la montagne, le sol dégringolait en pente raide vers une vallée profonde.

Les cinq chasseurs ouvraient la marche, Akbalik et Dekkeret les suivaient de près en plaçant les pieds dans les traces que les montagnards laissaient dans la neige. L’allure s’accéléra petit à petit, les pas s’allongèrent et ils avancèrent bientôt en bondissant dans la neige le long du ruisseau. Les montagnards ne se retournaient pas. La seule fois où l’un d’eux le fit – c’était une femme au visage plat, à la large bouche édentée –, Dekkeret vit un sourire moqueur qui semblait signifier : dans cinq minutes, vous allez avoir la trouille de votre vie. Peut-être se trompait-il. Peut-être avait-elle voulu l’encourager ; mais ce n’était pas un joli sourire.

— Steetmoy ! s’écria Akbalik. Trois, je crois.

Il tendit le bras vers la gauche, en direction d’un bosquet où les troncs jaunes étaient particulièrement serrés et où une épaisse couche de neige recouvrait le sol. Dans un premier temps, Dekkeret ne remarqua rien. Puis son regard fut attiré par une zone de blanc différent de la blancheur de la neige : plus doux, plus brillant, un chatoiement sur l’éclat dur de la neige. De grands animaux à la fourrure immaculée, qui se déplaçaient ; le vent portait vers lui le son de leurs grondements étouffés.

Les chasseurs s’étaient arrêtés à la lisière du bosquet. Ils échangèrent à voix basse quelques mots inintelligibles et s’avancèrent vers les arbres en se déployant en éventail.

Il ne fallut pas longtemps à Dekkeret pour comprendre : les steetmoy – ils étaient bien trois – avaient décelé leur présence. Ils se déplaçaient lentement au milieu des arbres, comme pour mettre au point une stratégie. Dekkeret les distinguait nettement : un corps massif, des pattes courtes, un long museau noir, une tête plate et triangulaire où brillaient des yeux dorés, bordés de rouge. Les animaux étaient de la taille d’un très gros chien, mais plus lourds, plus compacts. Ils paraissaient disgracieux mais puissants. L’arrière-train était massif et il y avait à l’évidence beaucoup de force dans les pattes de devant, terminées par de longues griffes recourbées, noires et luisantes. Dekkeret avait de la peine à croire qu’on attendait de lui qu’il tue un de ces animaux à l’aide d’un petit poignard. C’est pourtant ainsi que les choses devaient être faites, aussi improbable que cela parût. Les paroles de Septach Melayn lui revinrent en mémoire : « C’est, à ma connaissance, l’animal le plus dangereux au monde. Une merveille, avec son épaisse fourrure et ses yeux flamboyants ».

Il vit la montagnarde édentée lui faire des signes.

— Le premier est pour toi, fit Akbalik.

— Quoi ?

Dekkeret avait cru qu’Akbalik, plus âgé et plus expérimenté, serait le premier à passer à l’action. Mais la signification des gestes de la montagnarde était sans ambiguïté ; c’est bien à lui qu’elle faisait signe.

— Ils ont décidé que ce serait toi, reprit Akbalik. On peut leur faire confiance pour assortir le chasseur à sa proie. Vas-y. Je te suis.

Dekkeret acquiesça en silence. Il fit un pas en avant, rempli d’appréhension et de nervosité. Mais dès ce premier pas en direction des arbres, il se produisit quelque chose de stupéfiant. Ses incertitudes s’évanouirent d’un seul coup ; un calme étrange s’empara de lui. Son esprit avait chassé toutes les craintes, tous les doutes. Il se sentait prêt, disposé à tuer, totalement concentré sur son objectif. Et la chasse commença.

Les hommes des Marches s’étaient déployés sur un large front incurvé qui s’étendait bien au-delà de l’endroit où se trouvaient les trois steetmoy. La femme qui semblait être la guide de Dekkeret occupait le centre de la ligne. Elle se mit en marche, Dekkeret sur ses talons. Les deux chasseurs qui avaient pris position sur les ailes se rabattirent brusquement pour refermer la ligne sur les animaux. Ils se mirent à faire un boucan de tous les diables avec des cors de chasse en cuivre qu’ils avaient pris dans leur sac tandis que les deux derniers frappaient dans leurs mains et criaient à tue-tête.

Dekkeret comprit que l’idée était de séparer les animaux, de chasser deux d’entre eux pour laisser le champ libre au troisième. Le raffut provoqua l’effet attendu. Perturbés, énervés par le vacarme, dressés sur leurs pattes de derrière, les steetmoy labouraient les troncs d’arbres de leurs griffes dans ce qui semblait être une expression d’irritation ; leurs grondements sourds s’étaient mués en mugissements retentissants. Les hommes des Marches continuèrent de refermer le cercle. Sans montrer de peur, seulement un agacement évident, écœurés peut-être de se voir harcelés de la sorte sur leur propre territoire, les steetmoy s’éloignèrent à grands bonds dans différentes directions – chacun filant peut-être vers son repaire. Les chasseurs ne s’occupèrent pas des deux plus gros qu’ils laissèrent disparaître au plus profond du bois. Ils concentrèrent leur attention sur celui qui restait, plus petit, une femelle sans doute, mais qui n’en avait pas moins un aspect redoutable. Ils avancèrent sur l’animal en levant haut les jambes, comme pour une parade, et en faisant autant de bruit qu’ils le pouvaient.

Clignant des yeux, grognant, le steetmoy parut dérouté par toute cette agitation. Puis il pivota sur lui-même et se dirigea d’un pas lent qui allait en s’accélérant vers le couvert d’un bouquet d’arbustes distant de quelques centaines de mètres.

La montagnarde édentée s’écarta ; Dekkeret comprit que le moment d’agir était venu.

Il s’élança à la poursuite du steetmoy, la machette dans une main, le poignard dans l’autre.

À l’orée du bois les arbres étaient assez espacés, mais la végétation se fit rapidement plus dense, des jeunes pousses et des broussailles occupant l’espace entre les futs, des plantes grimpantes ligneuses pendant des branches basses. Bientôt, Dekkeret fut obligé de se frayer un chemin dans les taillis à grands coups rageurs de machette. Il allait avec une sorte de frénésie, sans se soucier des obstacles. Malgré tous ses efforts, il perdait pourtant du terrain. Il voyait le steetmoy devant lui, mais l’animal, aussi lent qu’il fut, semblait capable, à l’aide de ses puissantes pattes antérieures, de se frayer un passage dans la végétation, laissant derrière lui un enchevêtrement de branches brisées et de plantes arrachées qui ne faisait que compliquer la tâche de Dekkeret. Petit à petit, il vit s’agrandir la distance qui le séparait de l’animal.

Puis le steetmoy disparut ; Dekkeret se retrouva seul. Où était-il passé ? Avait-il gagné un repaire ? S’était-il dissimulé sous un amas impénétrable de broussailles ? Ou bien, se dit Dekkeret, peut-être a-t-il simplement disparu derrière un gros tronc et revient-il en ce moment sur ses pas, en se glissant d’un taillis à l’autre afin de se mettre en position pour la contre-attaque mortelle dont Akbalik avait dit que le steetmoy était capable.

Dekkeret chercha du regard la montagnarde ; aucun ne signe d’elle. Il avait dû la perdre dans sa course effrénée à travers bois.

Los mains serrées sur la poignée de ses deux armes, il fit un tour complet sur lui-même, fouillant la blancheur du regard, l’oreille tendue, à l’affût d’un craquement de branche, d’un froissement dans les broussailles. Rien. Rien. Une brume épaisse s’élevant du sol enveloppait tout dans ses volutes blanches. Fallait-il appeler la femme ? Non. Peut-être avait-elle volontairement disparu, peut-être était-ce la coutume de laisser le chasseur seul face à sa proie au moment décisif ?

Il commença à se déplacer lentement vers la gauche, où la brume semblait un peu moins épaisse. Son plan était de revenir à son point de départ en décrivant un grand arc de cercle pour essayer de découvrir la cachette du steetmoy.

Tout était silencieux dans la forêt. Comme s’il y était le seul être vivant.

En contournant un boqueteau de jeunes arbres au tronc droit, si rapprochés les uns des autres qu’ils formaient une palissade, tout changea brusquement. Il découvrit une petite clairière au centre de laquelle se tenait la montagnarde. Elle regardait dans toutes les directions, comme si elle cherchait le steetmoy, ou bien le chasseur novice. Dekkeret la héla ; au même instant, le steetmoy surgit du bois, de l’autre côté.

La femme édentée, déjà tournée vers Dekkeret, pivota prestement sur elle-même pour faire face à l’animal furieux. Le steetmoy se dressa et l’écarta d’un grand coup de patte, la faisant tomber de tout son long. Le steetmoy passa devant Dekkeret pétrifié et poursuivit son chemin vers le bosquet le plus proche.

Il fallut un moment à Dekkeret pour reprendre ses esprits. Puis il se remit en mouvement, s’élançant un fois de plus à la poursuite du steetmoy, sentant que c’était sa dernière chance, que s’il perdait de nouveau l’animal de vue, il ne le reverrait plus.

Les muscles de ses cuisses et de ses mollets devenaient durs comme du bois ; il les sentait se contracter. En prenant un virage, il posa le pied sur un rocher plat, glissa et se tordit la cheville ; il sentit une douleur fulgurante se propager le long de sa jambe gauche. Mais il poursuivit son chemin. Le steetmoy ne semblait plus vouloir essayer de lui échapper ; il se contentait de courir droit devant lui. Ils arrivèrent ainsi dans une portion de la forêt assez dégagée pour que chacun marche aisément. Cela donnait un avantage à Dekkeret qui, même s’il n’était pas un bon coureur, aurait dû avancer plus vite que le steetmoy en terrain découvert.

Mais il était incapable de réduire la distance qui le séparait de sa proie. Il était encore plein d’énergie, mais ne savait quoi faire pour que les muscles rebelles de ses jambes le portent plus rapidement. Il devenait évident que le steetmoy allait encore lui échapper.

Il n’en fut rien. En arrivant devant un massif épais et touffu de végétaux, l’animal s’arrêta, choisissant inexplicablement, plutôt que de s’enfoncer dans le fourré, de faire face à son poursuivant. Avait-il décidé d’en finir une bonne fois pour toutes avec cet adversaire obstiné ? Était-il simplement fatigué de courir ? Dekkeret n’aurait jamais la réponse à ces questions. Il n’eut pas le temps de réfléchir. Avant de comprendre pleinement ce qui se passait, emporté par son élan, il se trouva pratiquement contre l’animal debout sur ses pattes de derrière, adossé à l’enchevêtrement végétal. Dekkeret entendit un grondement furieux et vit une patte massive se diriger vers lui. Il l’évita instinctivement et frappa, le poignard levé ; le steetmoy poussa un grognement de douleur. Dekkeret recula pour porter un autre coup et atteignit de nouveau sa cible. Des gouttes de sang écarlate jaillirent sur la douce fourrure blanche de la poitrine du steetmoy.

Dekkeret fit un pas en arrière, le souffle court. Un troisième coup de poignard serait-il nécessaire ? Devait-il utiliser la machette ?

Non. Non. Le steetmoy resta un moment debout en se balançant doucement d’un côté sur l’autre tandis que ses yeux brillants, bordés de rouge, commençaient à se voiler. Puis il s’affaissa. Dekkeret se pencha sur l’animal, osant à peine en croire ses yeux. Le steetmoy ne bougeait plus.

Il se retourna et se mit à crier à pleine gorge, les mains en porte-voix.

— Akbalik, où êtes-vous ? Je l’ai eu, Akbalik ! Je l’ai eu !

Une réponse étouffée lui parvint dans la brume, sans qu’il pût en comprendre le sens.

Il fit une nouvelle tentative.

— Akbalik ?

Pas de réponse cette fois. Les chasseurs non plus ne donnaient pas signe de vie. Où étaient-ils tous passés ? S’il laissait le steetmoy à l’endroit où il était tombé, ne risquait-il pas d’être dévoré avant son retour par des animaux nécrophages ?

Plusieurs minutes s’écoulèrent ; de gros flocons voletaient en tous sens. Dekkeret comprit qu’il ne pouvait pas rester là. Il se mit lentement en route, dans la direction d’où il pensait être venu, cherchant ses traces dans la neige. Au bout d’un moment, il reconnut le boqueteau aux arbres serrés, le contourna et découvrit une scène qui devait rester gravée dans son esprit jusqu’à la fin de ses jours.

Akbalik et quatre chasseurs des Marches se tenaient au centre d’une clairière. Une machette tachée de sang pendait au bout du bras d’Akbalik et la neige était souillée d’éclaboussures écarlates. Les hommes des Marches, en retrait, tournèrent vers Dekkeret un regard dur comme la pierre. La femme édentée gisait sur le dos, le ventre atrocement déchiqueté. Deux mètres plus loin se trouvait le corps d’un animal trapu, au museau tronqué, pratiquement coupé en deux par la machette d’Akbalik ; des taches de sang étaient visibles sur le groin.

— Akbalik ? fit Dekkeret, atterré. Que s’est-il passé ? Est-elle… ?

— Morte ? À ton avis ?

— C’est cet animal qui l’a tuée ? Comment s’appelle-t-il ?

— Un tumilat, d’après ce qu’ils disent. Un animal nécrophage, qui se nourrit de charognes. Il vit dans un terrier et il lui arrive de tuer quand il tombe sur un animal blessé ou mourant. Mais je ne comprends pas pourquoi un tumilat aurait attaqué quelqu’un qui…

— Non ! souffla Dekkeret d’une toute petite voix en portant la main à sa bouche. Non, non, non !

— Qu’y a-t-il, Dekkeret ? Que veux-tu dire ?

— Ce n’est pas le tumilat, murmura Dekkeret. C’est le steetmoy. En surgissant des arbres, il s’est trouvé face à elle et l’a jetée à terre d’un coup de patte. Il a poursuivi sa course et moi je l’ai suivi. J’ai fini par le rattraper et je l’ai tué. Mais je n’ai pas pris le temps de n’occuper de cette femme ; je l’ai laissée là, allongée, blessée peut-être, sans connaissance… Oh ! Akbalik ! Elle est complètement sortie de mon esprit… Et quand le tumilat est arrivé, il a vu qu’elle ne bougeait pas et… oh ! non !

Dekkeret baissa les yeux sur le manteau de neige qui recouvrait le paysage.

— Oh ! Akbalik ! répéta-t-il, glacé d’horreur. Oh !

9

Quand Prestimion et ses compagnons sortirent du Labyrinthe par la porte méridionale, ils virent les étendues immenses d’Alhanroel se déployer devant eux comme un océan infini. Le terrain était plat à cet endroit et l’horizon formait une ligne grise et floue qui semblait s’étirer à un million de kilomètres. Chaque journée apportait des paysages nouveaux, une végétation nouvelle, une cité nouvelle. Et quelque part devant eux, dans cette plate immensité, Dantirya Sambail poursuivait sa fuite en avant.

Le cortège royal fit une première halte à Bailemoona, la ravissante cité entourée de plaines fertiles, où Mandralisca, le goûteur du Procurateur, avait été vu par le garde-chasse du prince Serithorn. Kaitinimon, le jeune duc de Bailemoona, le fils de Kanteverel, vint les accueillir aux portes de la cité, devant les murs d’un rouge éclatant.

Il tenait de son père un visage rond et ouvert et, à l’image de Kanteverel, préférait une tunique flottante à une tenue de cérémonie plus voyante. Mais Kanteverel n’avait jamais été qu’un être jovial et enjoué, alors qu’une tension difficilement contenue était perceptible chez le jeune homme, une rigueur à peine dissimulée qui faisait de lui quelqu’un de totalement différent. Mais comme un Coronal n’était pas venu en visite depuis une éternité à Bailemoona, Kaitinimon montra un visage rayonnant à l’arrivée de Prestimion en l’honneur de qui de grandes festivités avaient été organisées : une foule de musiciens, de jongleurs et d’habiles illusionnistes, et une savoureuse dégustation de la cuisine réputée de la région, avec un vin local pour accompagner chaque plat. Une visite des légendaires abeilles dorées de Bailemoona était évidemment prévue.

Chaque cité ou presque avait une caractéristique par laquelle elle se distinguait ; celle de Bailemoona était les abeilles dorées. Dans les temps reculés où seules des tribus éparses de Changeformes habitaient dans cette partie d’Alhanroel, cette race d’abeilles était fort répandue dans toute la province et les territoires alentour. Mais le développement de la civilisation humaine les avait plongées dans un long déclin, les amenant au bord de l’extinction. Les seules survivantes étaient celles que les ducs de Bailemoona conservaient avec un soin jaloux dans un rucher de leur domaine.

— Le rucher n’est ouvert au public que trois fois l’an, expliqua le duc Kaitinimon en conduisant Prestimion dans le jardin du palais ducal. Le Jour de l’hiver, le Jour de l’été et le jour de l’anniversaire du duc. L’admission se fait par tirage d’une loterie : une douzaine de visiteurs par heure, dix heures par jour. Les billets changent de mains à un prix très élevé. Le reste du temps, l’accès du rucher est interdit, sauf pour nos apiculteurs et les membres de la famille ducale. Mais lorsque Bailemoona à l’honneur de recevoir le Coronal…

Le rucher était une construction d’une stupéfiante beauté : une gigantesque construction ajourée – d’éclatantes mailles métalliques soutenue par de hauts poteaux cylindriques d’un bois blanc et lisse, qui s’entrecroisaient en l’air d’une manière époustouflante –, si légère et arachnéenne qu’elle semblait devoir être jetée à bas au premier souffle du vent.

Prestimion distingua à l’intérieur une myriade de points lumineux clignotant avec une rapidité à faire tourner la tête, comme les signaux optiques d’un sémaphore se succédant à une cadence telle qu’il eût été impossible de déchiffrer un message.

— Ce que vous voyez, expliqua le duc, est la réflexion de la lumière du soleil sur le corps des abeilles en vol. Mais donnez-vous la peine d’entrer, monseigneur.

Prestimion et sa suite s’engagèrent dans le long vestibule ouvrant sur une succession de petites pièces reliées par des ouvertures, qui donnaient accès au rucher proprement dit. Il avait la forme d’un dôme gigantesque, quatre ou cinq fois plus vaste que la salle du trône de Confalume, constitué de mailles métalliques si fines qu’elles étaient à peine visibles de l’intérieur, comme un voile ténu tendu sur l’azur du ciel. Un bourdonnement continu et vibrant enveloppa les visiteurs ; il y avait des abeilles partout. Des centaines d’abeilles. Des milliers.

Elles volaient sans s’arrêter, traversant et retraversant les hauteurs de leur domaine en un vertigineux ballet aérien. Prestimion était stupéfié par leur nombre, par la vitesse à laquelle elles se déplaçaient et par l’éclat de la lumière qui se réfléchissait sur les ailes et les flancs brillants des insectes en mouvement. Il resta un long moment à l’entrée, levant un regard émerveillé vers les figures éblouissantes qu’elles dessinaient dans l’air.

Petit à petit, il concentra son attention sur des individus au lieu de se contenter de suivre leurs évolutions d’ensemble et remarqua que, pour des abeilles, les insectes étaient de grande taille. Il s’apprêtait à poser la question, mais Septach Melayn le devança.

— Ce sont vraiment des abeilles, Votre Grâce ? Depuis que je les suis des yeux dans cette cage, elles me paraissent aussi grosses que des oiseaux.

— Vos yeux ne vous trompent pas, répondit le duc. Vous savez que vous pouvez leur faire confiance. Mais ce sont véritablement des abeilles. Venez, je vais vous montrer.

Il s’avança au milieu du rucher et s’immobilisa, les bras tendus, les paumes tournées vers le ciel. En quelques instants, une demi-douzaine d’habitantes du rucher vinrent se poser sur lui comme des animaux familiers s’attroupant autour de leur maître. Une dizaine d’autres, peu après, se mirent à graviter autour de sa tête.

Le duc demeurait immobile ; seuls ses yeux indiquèrent aux invités de venir le rejoindre.

— Approchez. Venez les regarder. Lentement… lentement… attention de ne pas les effrayer…

Prestimion avança prudemment, suivi de Septach Melayn et du gros Gialaurys qui marchait comme sur un tapis de coquilles d’œufs.

Maundigand-Klimd, pour qui les abeilles semblaient ne présenter aucun intérêt, resta près de l’entrée, comme Abrigant, la mine perpétuellement renfrognée. Depuis leur arrivée à Bailemoona, il ne se donnait guère la peine de masquer l’impatience qu’il avait de prendre la route en direction de Skakkenoir, quelque part vers le sud-est, où il espérait trouver les plantes métallifères. La poursuite de Dantirya Sambail n’était pour lui qu’un motif d’irritation, une heure passée au milieu des abeilles, aussi belles soient-elles, une insupportable perte de temps.

Quand il fut assez près du duc Kaitinimon pour distinguer les petites créatures brillantes sur sa paume, Prestimion émit un sifflement de surprise. Les abeilles dorées de Bailemoona, longues de plusieurs centimètres, avaient un corps dodu et ressemblaient à des oiseaux.

S’agissait-il d’oiseaux de petite taille ou de très gros insectes ?

Des insectes, décida Prestimion en faisant deux ou trois pas de plus. Il vit distinctement les trois paires de pattes velues et le corps partagé en segments : tête, thorax et abdomen. Ils étaient entièrement recouverts, jusqu’aux ailes, d’une carapace réfléchissante qui aurait facilement pu passer pour une mince couche d’or et expliquait les effets de lumière éblouissants provoqués par leurs mouvements.

— Approchez encore, murmura le duc. Assez près pour voir leurs yeux.

Prestimion se pencha et étouffa un petit cri de surprise. Les yeux !… Des yeux étonnants ! Il n’en avait jamais vu de semblables !

Pas les yeux froids, à facettes, des insectes, non, pas du tout. Ni les yeux ronds et brillants des oiseaux. Ces yeux-là, d’une taille disproportionnée, avaient un aspect étrangement mammalien ; on eût dit les yeux doux et liquides d’un petit animal de la forêt. Mais il y vit aussi briller une intelligence qui distinguait ces animaux du peuple jacasseur des drôles et des mintus des bois. Il était presque effrayant de regarder au fond de ces yeux.

— Prenez la même position que moi, fit le duc. Restez parfaitement immobile ; elles viendront se poser sur vous.

Ni Septach Melayn ni Gialaurys n’eurent envie de faire cette expérience, mais Prestimion écarta les bras en tournant les paumes vers le ciel. Un moment s’écoula. Puis deux abeilles s’approchèrent avec curiosité et décrivirent plusieurs cercles autour de sa tête ; au bout d’une ou deux minutes, l’une d’elles se posa délicatement sur la main gauche de Prestimion.

Il eut une étrange sensation de chatouillement quand elle commença à se déplacer. Très lentement, il tourna la tête vers la gauche et son regard croisa celui des grands yeux graves de l’insecte qui l’observait avec attention.

Il y avait de l’intelligence dans ces yeux ; cela ne faisait aucun doute.

Un cerveau minuscule, mais vif, pénétrant. Il se demanda quel genre de pensée pouvait circuler dans le cerveau de ces petites créatures, les dernières de leur espèce, tandis qu’elles décrivaient leurs cercles sans fin dans ce rucher devenu leur unique refuge au monde.

— Nos ancêtres les gardaient en cage pour en faire des animaux de compagnie, reprit Kaitinimon. Elles volaient un ou deux mois, puis tombaient malades et mouraient. Elles ne supportaient pas la captivité, vous comprenez. Mais ceux qui avaient eu des abeilles, même pour quelques jours, les trouvaient d’une beauté irrésistible. Quand leurs abeilles mouraient, il leur fallait immédiatement les remplacer, même en sachant que les nouvelles mourraient aussi en peu de temps. Elles vivaient autrefois par millions dans cette province ; quand elles volaient en groupe important, on aurait dit que le ciel était doré. Aujourd’hui, j’ai le privilège d’avoir les dernières abeilles de Bailemoona ; ce rucher, comme vous pouvez le constater, leur laisse beaucoup d’espace. Elles ne survivraient pas dans une cage plus petite… Si vous tournez lentement la main, comme ceci, monseigneur, les abeilles vont s’envoler. À moins, bien entendu, que vous n’ayez envie de prolonger un peu l’expérience.

— Encore quelques minutes, je pense, fit Prestimion.

Deux autres abeilles arrivèrent sur sa main gauche, une troisième se posa sur la droite. Il demeurait rigoureusement immobile, incapable de détacher les yeux de ceux des insectes, abîmé dans la contemplation de ces petits êtres intelligents qui se déplaçaient tranquillement sur ses mains. Il y en avait cinq maintenant. Six. Sept. Il devait leur inspirer confiance. Il se demanda si les abeilles pouvaient lire dans son esprit.

Il se prit brusquement à regretter que Varaile ne soit pas avec lui pour admirer les abeilles.

Cette pensée le bouleversa : Varaile avait-elle déjà pris la place de Thismet dans son cœur, s’il avait envie de la présence de cette jeune femme qu’il connaissait à peine et souhaitait l’avoir à ses côtés tandis qu’il parcourait le monde ? Il semblait que oui. Il était stupéfait de constater qu’elle lui manquait à ce point. Mais Thismet avait disparu à jamais et Varaile l’attendait au Château. En vertu de son pouvoir et de ses responsabilités, il était destiné à passer sa vie à voyager par monts et par vaux. Il fut soudain pris d’un désir dont la violence le stupéfia de tout partager avec Varaile, de lui montrer tout ce qu’il aurait le privilège de voir, les abeilles dorées de Bailemoona aussi bien que le lac vaporeux de Simbilfant, le marché de minuit de Bombifale, les couleurs de la gerbe jaillissante de la Fontaine de Gulikap, les jardins de Tolingar… tout. Tout.

— Vous trouvez nos abeilles intéressantes, monseigneur ?

Pris au dépourvu, Prestimion tourna vivement la tête vers le duc.

— Oh ! oui ! répondit-il. Elles sont extraordinaires ! Elles sont merveilleuses !

— Je pourrais vous en envoyer quelques-unes au Château, poursuivit Kaitinimon. Mais elles mourraient, comme toutes les autres.

Ce soir-là, pendant le dîner de spécialités de la région servi dans le palais ducal, les pensées de Prestimion restèrent fixées sur les abeilles dorées et sur la brusque envie de Varaile qu’elles avaient fait naître en lui. Il ne parvenait à chasser de son esprit l’éclat de leurs yeux énigmatiques ni le spectacle éblouissant de la myriade d’insectes voletant en tous sens dans les hauteurs de l’immense rucher. Ces yeux pénétrants, la présence de cette intelligence inexplicable, les merveilleux reflets dorés qui s’allumaient et s’éteignaient alternativement…

Quelle planète merveilleuse, remplie de prodiges et qui renferme encore assez de surprises pour dix vies d’homme !

Voir les célèbres abeilles dorées n’était pas le but premier de la visite du Coronal à Bailemoona. C’est Gialaurys qui mit la question sur le tapis.

— Nous avons été informés, dit-il au duc, que le Procurateur Dantirya Sambail et quelques-uns de ses hommes sont passés par ici il n’y a pas longtemps. Le Coronal souhaite s’entretenir avec lui et aimerait savoir où il se trouve. Nous nous demandons si vous avez eu des contacts avec lui.

Le duc ne manifesta aucun étonnement. Il avait dû, comme beaucoup d’autres, apprendre que lord Prestimion essayait de retrouver la trace du Procurateur de Ni-moya et qu’une chasse à l’homme à l’échelle du continent était en cours.

La nouvelle était évidemment sensationnelle, mais le duc Kaitinimon était trop avisé pour poser des questions. Il répondit de la manière la plus directe qui soit en expliquant au Coronal qu’il avait eu vent, lui aussi, de la présence du Procurateur dans la région mais n’avait pas reçu sa visite. Il avait été intrigué par le fait que Dantirya Sambail passe si près sans venir le saluer, mais il était convaincu que le Procurateur ne se trouvait plus dans la province de Balimoleronda. Il n’en savait pas plus. Quand Septach Melayn lui demanda s’il estimait plus probable que le Procurateur en fuite eût pris la direction du sud ou de l’ouest, Kaitinimon haussa les épaules en signe d’ignorance.

— À l’évidence, il cherche à rentrer chez lui. J’imagine qu’il va essayer d’atteindre la mer ; il peut y arriver par l’une ou l’autre direction. Comment pourrais-je savoir ce qui se passe dans la tête de Dantirya Sambail ?

Prestimion décida de filer vers le sud en quittant Bailemoona. Il n’était pas de trajet court sur Majipoor, mais le Procurateur mettrait moins de temps à atteindre la mer en prenant la direction du sud qu’en partant vers l’ouest. Les ports étaient certes soumis à un blocus, mais Prestimion ne savait que trop bien qu’il serait facile à un être aussi retors que Dantirya Sambail d’acheter des complicités. Il l’avait déjà fait pour s’échapper des tunnels de Sangamor. Ce serait pour lui un jeu d’enfant de trouver dans un port méridional un agent des douanes indolent et vénal qui fermerait les yeux pendant qu’il se glisserait avec Mandralisca à bord d’un navire marchand en partance pour Zimroel.

Cap au sud, donc, pour Prestimion. Direction Ketheron et son Désert de Soufre.

C’était un choix logique. Et attrayant. Le Désert de Soufre n’était ni un désert ni un endroit où l’on trouvait du soufre, mais tout le monde s’accordait à dire qu’il s’agissait d’un des paysages les plus saisissants de la planète. Prestimion était reconnaissant à Dantirya Sambail de lui fournir l’occasion de le contempler.

Encore un lieu où il se rendrait sans Varaile. Il ne parvenait décidément pas à la chasser de son esprit.

Après deux jours de voyage, les premiers affleurements de sable leur apparurent. Ce ne furent au début que des traînées et des cordons épars, mêlés à la terre sombre qui atténuait son éclat. Bientôt sa présence s’intensifia jusqu’à ce que les versants des collines et les vallées en soient colorés ; enfin, quand les voyageurs atteignirent la Rivière de Soufre, ils furent environnés de jaune comme si c’était l’unique couleur de l’univers.

On pouvait facilement comprendre pourquoi les premiers explorateurs de cette région avaient cru découvrir un trésor ; aucune autre substance que le soufre ne pouvait avoir cette teinte chaude et éclatante. Mais ce qu’ils avaient pris pour du soufre n’était rien d’autre qu’un sable jaune pulvérulent, un sable calcaire qui devait sa pigmentation à des grains de quartz et à des particules de feldspath et d’hornblende. Sa formation, apparemment, remontait à des temps très reculés, quand la majeure partie du centre de Majipoor était un désert des plus arides et que de grandes montagnes jaunes occupaient le territoire s’étendant à l’ouest du Labyrinthe. Au long des millénaires, sous l’action des vents violents, les montagnes avaient été érodées et le sable transporté à des milliers de kilomètres ; il s’était déposé dans les collines de Gaibilan, au-delà de Ketheron, où la Rivière de Soufre prenait sa source. Le cours d’eau avait fait le reste, charriant d’énormes quantités du sable déposé dans les collines et le répartissant dans toute la large vallée où se trouvaient les voyageurs du Mont du Château, une vallée qui, de temps immémorial, portait le nom de Désert de Soufre.

Ce sable jaune exceptionnel formait le plus souvent une couche ne dépassant pas sept à huit mètres d’épaisseur, mais à certains endroits il atteignait une profondeur d’au moins huit cents mètres et s’était solidifié au fil du temps pour former une roche tendre et poreuse présentant de hautes parois verticales. C’est dans cette zone de falaises jaunes à pic que les villages et les villes du district de Ketheron avaient été bâtis.

D’aucuns trouvaient à Ketheron une beauté féerique ; pour d’autres, la région était un endroit grotesque, irréel, une vision de cauchemar. L’érosion avait découpé un réseau de rigoles aux parois abruptes dans la couche supérieure et sculpté dans les endroits exposés des aiguilles et des flèches aux formes torturées. En creusant l’intérieur de ces colonnes et en perçant d’étroites fenêtres dans l’épaisseur de la roche tendre, les habitants de Ketheron en avaient fait des habitations étrangement oniriques, des villes entières faites de hautes et étroites constructions jaunes évoquant des chapeaux pointus de sorcières.

L’étrangeté de Ketheron en faisait une des sources d’inspiration préférées des peintres d’âme ; ils s’y rassemblaient depuis des siècles, déroulant leurs toiles psychosensitives sur lesquelles ils laissaient filtrer les impressions perçues par leur esprit en transe. On retrouvait des peintures d’âme représentant les tours jaunes torturées de Ketheron dans toutes les maisons des nouveaux riches qui n’avaient pas encore appris à se garder du banal. Prestimion en avait même vu cinq ou six dans le Château, accrochées dans des recoins ; il redoutait de s’être déjà habitué au paysage et de ne pouvoir l’apprécier comme il convenait quand il lui serait donné de le contempler.

Mais il comprit rapidement que les peintures d’âme ne l’avaient aucunement préparé à la vue de Ketheron. Ce paysage tout en jaune, traversé de part en part par la rivière aux eaux jaunes et limoneuses, les colonnes de guingois se dressant au sommet des falaises… tout cela avait un air mystérieux, comme si on avait posé une portion d’une autre planète sur Majipoor, entre Bailemoona et la côte de l’Aruachosia !

Évidemment, se dit Prestimion, tout endroit que l’on ne connaît pas ne peut qu’être considéré comme un lieu de mystère. Mais connaît-on vraiment les endroits que l’on croit connaître ?

Ce qu’il avait devant les yeux était véritablement d’une grande étrangeté. La cité de Ketheron qui s’étirait sur plusieurs kilomètres le long de la rive nord de la rivière, au cœur de la vallée, était la capitale du district du même nom. Modeste pour une cité de Majipoor, elle ne comptait pas plus d’un demi-million d’âmes.

Prestimion considérait avec émerveillement les maisons aux formes si particulières dont les habitants sortaient pour regarder passer leur Coronal. Ils avaient eux-mêmes, du moins crut-il le remarquer, un visage au teint jaune et portaient des vêtements bouffants et de longs bonnets tombants qui leur donnaient une apparence de gnomes s’accordant parfaitement avec l’étrangeté de l’habitat.

Même si Ketheron lui avait été aussi familière dans sa configuration et sa structure que Muldemar, Halanx ou Tidias, Prestimion comprit qu’il se tromperait grandement s’il s’imaginait la connaître. Chaque cité était un monde en soi, un monde en miniature, avec ses millénaires d’histoire enclos à l’intérieur de ses murs… plus de secrets qu’un être humain ne pouvait en découvrir de son vivant. Et Ketheron n’était qu’une des innombrables cités de l’immense planète qui venait d’être confiée à sa garde, un lieu qu’il traversait ce jour-là et ne reverrait plus jamais, dont l’essence lui demeurerait aussi mystérieuse le lendemain de son passage qu’elle l’avait été la veille.

Ils se trouvaient dans une région agricole – le sol jaune était incroyablement fertile –, peuplée semblait-il de gens simples, qui n’avaient pas l’habitude de voir ni un Coronal en visite ni même des aristocrates. Le maire de Ketheron était presque tremblant quand il sortit de l’hôtel de ville, une tour grêle et contournée de trois étages, juste au bord de la falaise, pour accueillir Prestimion. Il était protégé par une imposante panoplie de porte-bonheur ; son costume d’apparat était couvert d’une telle quantité de talismans et d’amulettes qu’on se demandait comment le pauvre homme pouvait ne pas fléchir sous leur poids ; pour faire bonne mesure, il était accompagné de deux mages, un petit homme boulot à la peau huileuse et une grande perche au visage émacié qui tenait les ustensiles sacrés de ce qui était apparemment un culte purement local, puisque pas même Maundigand-Klimd n’en avait vu de semblables. Le Su-Suheris parut amusé par la conjuration d’une gravité malhabile par laquelle la paire de sorciers chassa les mauvais esprits de la salle profonde, sentant le moisi, où avait lieu la réunion, afin de la purifier pour le Coronal et sa suite. Ou bien était-ce pour le maire que ces rites étaient accomplis ?

Gialaurys procéda à l’interrogatoire tandis que Prestimion et les autres restaient à l’écart. À l’évidence, le maire était trop profondément intimidé par la seule proximité de Prestimion pour être en mesure de converser avec lui et l’insouciance narquoise de Septach Melayn n’aurait certainement pas contribué à mettre le pauvre homme à l’aise. Mais Gialaurys, malgré son physique impressionnant, avait l’art de parler avec les gens du peuple, étant lui-même d’origine modeste.

Le maire ou l’un de ses administrés avait-il vu ou entendu parler de la présence de Dantirya Sambail dans les environs ? Non, personne n’était au courant. Le maire semblait au moins savoir qui était Dantirya Sambail. Mais il ne voyait pas pourquoi le redoutable Procurateur de Ni-moya serait passé par ici. L’idée qu’un personnage si puissant pût avoir une raison quelconque de traverser cette région pittoresque mais éloignée de tout plongeait le maire dans un profond désarroi.

— Je pense que nous n’avons pas choisi la bonne route, murmura Prestimion à l’oreille de Septach Melayn. S’il avait filé droit vers la côte de l’Aruachosia, il serait nécessairement passé par ici. En quittant Bailemoona, nous aurions dû prendre la direction de l’ouest, pas du sud.

— À moins qu’un sortilège n’ait fait perdre la mémoire à ce brave homme, répondit Septach Melayn. Le Procurateur sait comment s’y prendre maintenant.

Rien de si tortueux n’avait été nécessaire. Quand Gialaurys présenta un croquis de Mandralisca, le maire reconnut aussitôt le goûteur à la mine patibulaire.

— Oui ! Oui ! Il est venu ici. Il voyageait dans un vieux flotteur rouillé et s’est arrêté pour acheter des provisions… Il y a trois semaines, peut-être cinq ou six… On ne peut pas oublier un visage comme celui-là !

— Il voyageait seul ? demanda Gialaurys.

Le maire n’en savait rien. Personne n’avait eu la curiosité de regarder à l’intérieur du flotteur qui stationnait au bord de la rivière. Après avoir acheté ce qu’il lui fallait, l’homme au visage en lame de couteau avait regagné son véhicule et repris la route. Le maire était incapable de dire dans quelle direction.

Pour une fois, les mages se rendirent utiles. C’est la femme au visage émacié qui prit la parole.

— Nous avons vu que cet étranger apporterait le malheur sur notre cité, expliqua-t-elle. Nous avons donc suivi son flotteur sur un ou deux kilomètres en disposant un cierge en cire de dragon de mer tous les cent mètres pour l’empêcher de revenir.

— Quelle direction a-t-il prise ?

— Celle du sud, répondit sans hésiter le petit homme à la peau huileuse. La route d’Arvyanda.

10

— Ils n’étaient pas fâchés de se débarrasser de nous, fit Prestimion en riant tandis que le convoi royal traversait un ouvrage branlant et craquant qui portait le nom de Pont de Spurifon et pouvait bien avoir cinq mille ans.

Il leur était juste possible d’apercevoir très loin en contrebas les eaux limoneuses de la Rivière de Soufre, coulant avec la lenteur d’un serpent ensommeillé, un ruban soufré sur le fond d’un jaune plus vif de la vallée qu’elle arrosait.

— Comme nous avons dû leur faire peur ! poursuivit Prestimion. J’espère qu’ils n’ont pas sorti la première histoire qui leur passait par la tête pour nous faire décamper au plus vite.

— Il faut du courage pour mentir au Coronal, glissa Abrigant. Je n’ai pas senti un atome de courage dans toute cette cité.

— Ils ont dit la vérité, déclara Maundigand-Klimd. Je sens la présence de leurs cierges incantatoires sur notre route. Regardez : là et là. Ils ont déjà brûlé, mais il en reste des traces. Nous allons dans la bonne direction.

— Les habitants de Ketheron sont des êtres craintifs et inoffensifs, dépassés par la situation, et nous les avons terriblement effrayés, reprit Prestimion. Il faut faire quelque chose pour eux. Rappelle-moi de leur faire construire un nouveau pont, ajouta-t-il en se tournant vers Septach Melayn. Celui-ci a sa place dans un musée.

— La construction des ponts relève de la compétence du Pontife, grommela Septach Melayn. C’est la signification de son titre : bâtisseur de ponts. Un mot très ancien, plusieurs millions d’années.

— Rien n’a plusieurs millions d’années, objecta Abrigant. Pas même les étoiles.

— Plusieurs milliers, si vous y tenez.

— La paix, vous deux ! lança sèchement Prestimion. Que les autorités qualifiées en soient informées : un nouveau pont pour Ketheron. Et plus de chicaneries.

À quoi bon être Coronal, se demanda-t-il, s’il fallait s’y reprendre à deux fois pour faire accepter ses décisions par son propre entourage et les rendre effectives ?

Au sud de la rivière, la couleur dominante du paysage commença à perdre de sa force ; les traînées de terre se faisaient plus nombreuses au fil du trajet, jusqu’à ce que le sol ait repris un aspect normal. C’est avec un certain soulagement qu’ils laissaient tout ce jaune derrière eux. La couleur éclatante, aussi étrange qu’elle fût, finissait par engourdir l’esprit par son intensité même et la monotonie du paysage soufré avait commencé à devenir oppressante.

Ils bivouaquèrent cette nuit-là dans les contreforts d’un massif de montagnes qui se dressait devant eux. Prestimion reçut dans son sommeil un message de la Dame de l’île.

Il était rare que le Coronal en exercice reçoive un message, mais pas seulement parce que la coutume voulait que la Dame soit sa propre mère. Les messages étaient destinés à guider les âmes ; une Puissance du Royaume ne prenait pas d’ordinaire la liberté de prodiguer des conseils à une autre. Mais il arrivait que lorsqu’un Coronal, en période de crise, se trouvait devant une décision à prendre, la Dame de l’île se permette d’intervenir avec sa sagesse. Ce soir-là, Prestimion ferma les yeux et sombra aussitôt dans le sommeil ; il se sentit plonger dans l’état de transe annonciateur d’un message. Il perçut la musique mélodieuse du domaine de la Dame et se laissa glisser à l’intérieur d’un pavillon bas de marbre d’un blanc immaculé, décoré de pots d’arbustes odorants en fleurs, alabandinas, tanigales, d’autres encore. Il se trouva face à la princesse Therissa, Dame de l’île, sa mère et la mère de toute la planète, qui lui tendait les mains en souriant.

Elle paraissait aussi jeune que jamais, car elle était de ces femmes sur lesquelles l’âge semble n’avoir pas de prise. Son épaisse chevelure de jais n’avait rien perdu de son luisant depuis qu’elle avait pris ses nouvelles fonctions. Son front était ceint du diadème d’argent de sa charge. Sur le devant de sa robe, comme toujours, reposait le Rubis de Muldemar, ce joyau extraordinaire qui était dans la famille depuis quatre mille ans, une pierre d’un rouge profond enchâssée dans une monture en or.

Thismet se tenait à ses côtés.

C’est du moins ce que crut Prestimion dans un premier temps. Cette jeune femme aux traits délicats et aux yeux pétillants de malice ne pouvait être que Thismet. Mais pendant que la surprise et l’embarras se propageaient dans son esprit – pourquoi Thismet serait-elle en compagnie de la Dame dans ce message alors qu’il croyait en avoir enfin fini avec la tragédie de sa mort et qu’il pouvait recommencer à vivre ? –, tout se transforma comme les choses se transforment souvent dans les rêves et il vit de la manière la plus nette que la femme qui se tenait aux côtés de sa mère n’était pas Thismet, n’avait jamais été Thismet, ne pouvait être Thismet, C’était Varaile. Comme il est étrange, se dit-il, que je l’ai prise pour Thismet. Chacune était belle et attirante à sa manière, mais la grande Varaile au corps bien en chair ne ressemblait aucunement à la petite princesse au corps gracile que Prestimion avait aimée et perdue pour toujours.

Il se rendit compte que sa mère était en train de parler. Mais il semblait y avoir entre eux une sorte de barrière qui l’empêchait de comprendre ses paroles. Comme si l’air avait été trop dense dans ce pavillon ou l’arôme des fleurs trop puissant. Elle continuait de parler, sans cesser de sourire, avec des gestes de tendresse dans sa direction, dans celle de Varaile et pour elle-même. À force de tendre l’oreille, il finit par comprendre.

— Connais-tu cette femme, Prestimion ? disait la Dame. Son nom est Varaile. Elle vit à Stee.

— Oui, mère, je la connais. Oui.

— Elle a le port d’une reine.

— Et reine elle sera, déclara Prestimion. Ma reine, qui vivra à mes côtés au Château.

— Tu le veux vraiment, Prestimion ? Dis-moi que tu le veux.

— Oh ! oui, mère ! Oui, je le veux !

En s’éveillant le lendemain matin, le rêve était encore gravé dans son esprit, comme le sont toujours les messages. Septach Melayn, qui fut le premier à le croiser, le regarda d’un drôle d’air.

— Eh bien, mon ami, fit-il en riant. On dirait que tu es dans un autre monde ce matin.

— Peut-être, répondit Prestimion.

Il lui était pourtant nécessaire de revenir à celui de tous les jours. Ils étaient encore loin de la côte méridionale et il n’y avait plus de temps à perdre s’ils voulaient rattraper Dantirya Sambail.

Ils avaient définitivement laissé derrière eux le sable jaune et l’aridité de Ketheron. L’air était devenu doux et humide, chaud et soyeux comme le velours ; les collines étaient tapissées d’une végétation verdoyante à l’aspect vernissé ; le ciel se couvrait souvent de gros nuages porteurs de pluie, mais les averses étaient de courte durée. Ils approchaient de la zone tropicale.

Trois particularités géographiques marquèrent la transition. La route quitta brusquement la plaine pour s’élever dans un paysage rempli d’escarpements ; sur leur gauche, ce qu’ils prirent de prime abord pour une montagne isolée se révéla rapidement être une chaîne entière, une longue et abrupte muraille grise couronnée d’un chapelet de sommets arrondis dont chacun était l’image exacte de son voisin, qui se succédaient le long de la ligne de faîte en une stupéfiante et chaotique profusion.

— La Montagne des Treize Doutes, annonça Maundigand-Klimd, promu gardien des cartes pour ce voyage. Tous les sommets se ressemblent et chaque col ne mène qu’à un autre col, de sorte qu’un voyageur essayant de franchir la montagne ne peut que se perdre.

— C’est ce qui va nous arriver ? interrogea Prestimion qui se demandait si le Procurateur errait en ce moment même au milieu de ces croupes rocheuses identiques.

— Non, monseigneur, répondit le Su-Suheris en secouant ses deux têtes en même temps, de ce mouvement déconcertant propre à sa race. Nous allons contourner ces montagnes, pas les franchir. Mais leur présence à l’est de notre route indique que nous avons pris la bonne direction. Il nous faut maintenant chercher la Falaise des Yeux, que nous ne devrions pas tarder à voir.

— La Falaise des Yeux, répéta Septach Melayn. Qu’est-ce que cela peut bien être ?

— Un peu de patience, répondit Maundigand-Klimd.

Quand ils la découvrirent Septach Melayn au regard d’aigle fut le premier à l’apercevoir –, ils comprirent aussitôt la raison de ce nom. C’était une majestueuse éminence isolée de pierre blanche, se dressant fièrement juste sur la droite de la route, dont toute la face était parsemée d’une multitude de grosses masses ovales d’une matière minérale d’un noir luisant, qui lui donnaient l’aspect d’un pudding criblé de raisins secs. L’impression était celle d’une face blanche incrustée d’une infinité d’yeux graves et noirs qui regardaient passer les voyageurs. En la voyant, Gialaurys s’empressa de faire des signes sacrés et Prestimion fut saisi d’une crainte révérencielle.

Il chercha à savoir comment cette falaise avait pu se former. Personne ne put lui répondre, comme il fallait s’y attendre. Qui pouvait savoir quelle force avait façonné le monde et pour quelle raison ? On ne s’interrogeait ni sur la nature ni sur les desseins du Divin.

La Falaise des Yeux sembla les observer sans relâche tandis qu’ils longeaient l’abrupt à l’aspect si inquiétant.

— Bientôt, reprit Maundigand-Klimd, penché sur la carte, nous allons voir les Piliers de Dvorn qui marquent la frontière entre la partie centrale d’Alhanroel et le Sud.

Ils y arrivèrent juste avant la tombée de la nuit ; deux énormes rochers gris-bleu, hauts comme dix homme et qui allaient en s’effilant pour se terminer en pointe. Ils se faisaient face de chaque côté de la route qui passait tout droit entre eux, formant une sorte de porte. Les rochers présentaient des aspérités et des saillies sur leur face externe, mais ils étaient lisses et droits sur l’autre, ce qui donnait à penser qu’il s’agissait peut-être des deux moitiés séparées d’un énorme monolithe.

— Il y a de la magie ici, murmura nerveusement Gialaurys.

— Absolument, approuva Septach Melayn d’un ton malicieux. Cet endroit est frappé d’une malédiction ; tous les vingt mille ans, les rochers s’effondrent l’un sur l’autre et malheur aux voyageurs qui passent à ce moment-là.

— Ainsi, vous connaissez la vieille légende ? fit Maundigand-Klimd.

— Une légende, répéta Septach Melayn en se tournant vers lui. Quelle légende ? Je voulais juste m’amuser un peu avec mon ami Gialaurys.

— Eh bien, vous venez de la réinventer, poursuivit le Su-Suheris. Il y a en vérité une ancienne fable Métamorphe qui dit exactement la même chose, que ces rochers ne faisaient qu’un, qu’ils s’étaient déjà déplacés et se déplaceraient encore. Une sombre prédiction ajoutait que la prochaine fois un grand roi de l’espèce humaine périrait entre eux.

— Vraiment ? fit Prestimion d’un air bravache en faisant rapidement courir son regard d’un bloc rocheux à l’autre. Je suppose que je ne risque rien, car si je suis assurément roi, personne ne dirait encore de moi que je suis un grand roi. Peut-être vaudrait-il mieux, pour ne courir aucun risque, chercher une autre route vers le Sud, ajouta-t-il avec un clin d’œil à l’attention de Septach Melayn.

— Le Pontife Dvorn, expliqua le Su-Suheris, a fait poser de chaque côté de la route des plaques magiques portant des inscriptions runiques destinées à éviter que cela se produise. Il est vrai que cela se passait il y a treize mille ans et que les plaques ont depuis longtemps disparu. Vous voyez ces légers renfoncements carrés en hauteur ? C’est là qu’elles se trouvaient, s’il faut en croire la légende. Mais je pense que nous avons de bonnes chances de passer sans accident.

De fait, les Piliers de Dvorn ne bougèrent pas au passage du convoi royal. De l’autre côté, l’aspect du paysage changea du tout au tout. La végétation se fit plus dense en raison de l’augmentation de la chaleur et de l’humidité, des élévations de terrains aux courbes douces et au sommet arrondi remplacèrent les éminences escarpées.

À en croire les cartes de Maundigand-Klimd, il n’y avait pas une seule agglomération à moins de quatre-vingt kilomètres des Piliers. Mais à peine dix minutes plus tard, les voyageurs tombèrent sur un semblant de route partant sur la droite en direction d’un groupe de collines basses ; Septach Melayn fixa son regard d’aigle sur les collines et annonça qu’il distinguait à mi-pente une rangée de murs de pierre à demi enfouis sous la végétation buissonneuse. Cela piqua la curiosité de Prestimion qui envoya Abrigant et deux hommes en reconnaissance. Ils revinrent quinze minutes plus tard pour annoncer qu’ils avaient découvert une ville en ruine dont les seuls habitants étaient une famille de fermiers Ghayrogs ayant élu domicile dans les vestiges des bâtiments anciens. Tout ce qui restait, à en croire un des Ghayrogs, d’une grande métropole du temps de lord Stiamot, dont la population avait été massacrée par les Changeformes au cours des Guerres des Métamorphes.

— C’est impossible, fit Maundigand-Klimd en secouant ses deux têtes. Lord Stiamot vivait il y a soixante-dix siècles. Sous ce climat, la jungle aurait englouti depuis longtemps une cité abandonnée.

— Allons jeter un coup d’œil, déclara Prestimion.

Le flotteur s’engagea sur la petite route partant de l’embranchement, qui, au bout de quelques centaines de mètres, se réduisit à un chemin de terre s’élevant en pente douce vers les collines. Les murs de la cité en ruine leur apparurent. C’était un ouvrage de pierre d’une certaine importance, haut de près de cinq mètres sur presque toute sa longueur, mais en grande partie enseveli sous les buissons et les plantes grimpantes. À gauche de la porte de la cité se dressait un arbre immense à l’écorce gris clair dont la myriade de branches s’aplatissant au contact du mur semblait se fondre dans la pierre de sorte qu’il était difficile de savoir où s’arrêtait l’arbre et où commençaient les ruines.

Deux robustes jeunes Ghayrogs s’avancèrent à leur rencontre. Nus tous deux. Mais il était impossible de savoir s’il s’agissait de garçons ou de filles : les organes sexuels des Ghayrog mâles n’apparaissaient que lorsqu’ils étaient en état d’excitation et les seins des femelles n’étaient visibles que lorsqu’elles allaitaient leurs petits. Les Ghayrogs étaient des mammifères, mais comment ne pas les considérer de prime abord comme des reptiles ? Ces deux-là avaient le corps couvert d’écailles brillantes et quatre puissants membres tubulaires ; leurs yeux verts et froids ne cillaient jamais, leur langue écarlate et fourchue allait et venait constamment entre les lèvres dures et minces ; en guise de cheveux, une masse de grosses boucles noires se tortillait comme des serpents sur leur tête.

Ils saluèrent les visiteurs avec une sorte d’indifférence courtoise et leur demandèrent d’attendre l’arrivée de leur grand-père. Il apparut peu après, s’avança lentement vers eux en claudiquant.

— Je m’appelle Bekrimiin, fit le vénérable Ghayrog avec un geste heurté mais chaleureux de bienvenue. Nous sommes très pauvres, poursuivit-il après avoir attendu en vain que Prestimion se présente, mais nous partagerons de tout cœur notre modeste repas.

Sur un signe de Bekrimiin, les jeunes Ghayrogs apportèrent en guise d’assiettes des feuilles géantes, en forme de cœur, d’un arbre poussant à proximité, sur lesquelles ils avaient placé une sorte de féculent en purée, à l’évidence fermenté et fortement épicé. Prestimion en prit un peu et mangea en feignant de trouver la nourriture à son goût. Quelques autres l’imitèrent, mais ni Gialaurys ni le raffiné Septach Melayn ne firent mine d’y goûter. Une boisson sucrée, légèrement pétillante – un vin ou une bière, Prestimion n’aurait su le dire – accompagna ce plat.

Les Ghayrogs les conduisirent ensuite au milieu des ruines. Seuls les contours de la cité demeuraient visibles, essentiellement les fondations des bâtiments, çà et là une tour détruite par le feu ou deux pans de murs soutenus par les arbres poussant au milieu, vestiges de ce qui avait pu être un entrepôt, un temple ou un palais. La plupart des constructions étaient depuis longtemps enveloppées par les arbres géants au large tronc dont les branches encerclaient entièrement et dissimulaient ce qui les avait soutenus quand ils étaient jeunes. La cité, déclara le vieux Ghayrog, s’appelait Diarwis, un nom qui ne disait rien ni à Prestimion ni à ses compagnons.

— Elle remonte à l’époque de lord Stiamot, n’est-ce pas ? fit Prestimion.

— Non, pas du tout, répondit le Ghayrog avec un rire âpre. Vous tenez cela des enfants ? Ce sont des ignorants. Le peu d’histoire que je m’efforce de leur enseigner entre par une oreille et sort par l’autre… Non, la cité est bien plus récente. Elle a été abandonnée il y a seulement neuf cents ans.

— Il n’y a donc pas eu d’attaque des Métamorphes ?

— Ils ont dit cela aussi ? Mais non, ce n’est qu’un mythe. Les Métamorphes avaient déjà quitté Alhanroel depuis longtemps. Cette cité s’est détruite toute seule.

Et le vieux Ghayrog entreprit de conter l’histoire d’un duc cruel et hautain, de la révolte des serfs qui labouraient ses champs, de l’assassinat de trois membres de la famille du duc et des représailles sanglantes qu’il avait exercées. Un second soulèvement maté d’une main de fer par le duc avait conduit à son propre assassinat et à l’abandon de la cité par les serfs comme par les seigneurs. Il ne restait plus assez de survivants pour que la vie urbaine perdure.

Prestimion écouta en silence, la mine sombre, le récit de ce fragment d’histoire inconnu.

Comme tous les princes du Château destinés à occuper une position élevée dans le gouvernement, il s’était plongé dans l’étude des annales de Majipoor. L’histoire de la planète était dans son ensemble étonnamment paisible, sans effusion de sang d’importance entre les campagnes de Stiamot contre les Métamorphes et la guerre civile qui avait opposé Prestimion à Korsibar.

Jamais il n’avait lu de récit de serfs révoltés et d’un duc assassiné. Cette histoire allait contre tout ce qu’il voulait croire sur les mœurs fondamentalement paisibles de la population de Majipoor qui avait appris depuis longtemps à régler ses querelles par des moyens moins violents. Il aurait préféré entendre que la destruction de cette cité était l’œuvre des Métamorphes ; l’Histoire faisait état de violents affrontements entre les humains et les Changeformes, même s’ils remontaient à une époque bien antérieure à la destruction de cette cité.

Bekrimiin informa ses hôtes qu’ils pouvaient passer la nuit chez lui et rester aussi longtemps qu’ils le désiraient. Mais Prestimion en avait plus qu’assez de cet endroit qui commençait à assombrir son humeur.

— Remercie-le, dit-il à Gialaurys. Donne-lui de l’argent et dis-lui qu’il a reçu le Coronal chez lui. Nous reprendrons la route tout de suite après. Quand nous serons de retour au Château, ajouta-t-il en se tournant vers Abrigant, tu réuniras tous les documents que tu pourras trouver sur cette cité. J’aimerais étudier plus profondément son histoire.

— Il se peut qu’il n’y ait rien dans les archives, glissa Septach Melayn. Rien ne dit, monseigneur, que la suppression de faits considérés comme désagréables soit une invention de notre époque.

— Tu as peut-être raison, grommela Prestimion.

Il sortit par la porte de la cité et resta un moment au pied du grand arbre qui serrait le mur d’enceinte dans son étreinte dévorante ; il n’articula que quelques mots jusqu’à la fin de la journée.

Ils arrivèrent ensuite dans la région d’Arvyanda. Chaque fois que quelqu’un mentionnait ce nom, c’était toujours dans l’expression « Arvyanda aux collines dorées », ce qui faisait venir à l’esprit de Prestimion l’image de collines fauve et arides, au cœur d’une région connaissant de longs étés de sécheresse, comme c’était souvent le cas plus au nord. Il se demanda comment des collines pouvaient être dorées dans cette région tropicale à la végétation luxuriante, arrosée de fréquentes chutes de pluie. À moins que le métal jaune soit extrait dans les environs ?

Il eut rapidement la réponse à ces questions ; ce n’était aucune des deux hypothèses. Un arbre au tronc épais et aux larges feuilles en forme de bateau poussait en quantité sur les collines d’Arvyanda, à l’exclusion ou presque des autres essences ; sous le soleil tropical, ces feuilles innombrables, rigides et évasées, d’une texture qui paraissait presque métallique, réfléchissaient l’éclatante lumière dorée comme si toute la contrée avait été recouverte d’une couche d’or.

Dans la cité d’Arvyanda, leurs questions sur Dantirya Sambail ne produisirent pas de résultats tangibles. Nul n’était disposé à affirmer avoir vu passer le Procurateur, même si, selon quelques rumeurs, des étrangers patibulaires avaient traversé quelques semaines auparavant les faubourgs de la ville. Étaient-elles volontairement vagues ou bien les habitants d’Arvyanda étaient-ils tout simplement stupides et dépourvus du sens de l’observation ? Difficile à dire, mais il ne semblait pas y avoir grand-chose à tirer d’eux.

— Veux-tu continuer ? demanda Septach Melayn à Prestimion.

— Jusqu’à la côte, oui.

De l’autre côté d’Arvyanda se trouvaient les célèbres mines de topaze de Zeberged. C’est la forme transparente de la pierre fine qu’on y trouvait, limpide comme le cristal et, après le polissage, d’un brillant sans égal. Mais le soleil était si éclatant sur le sol pierreux de Zeberged que les affleurements de topaze étaient invisibles de jour à cause de la réverbération. Les mineurs n’arrivaient donc qu’au crépuscule, à l’heure où les topazes chatoyaient aux derniers rayons du soleil, et déposaient des coupes sur les pierres pour marquer leur emplacement. Ils revenaient le lendemain matin pour dégager la portion de roche renfermant les pierres qu’ils remettaient aux artisans chargés de les polir.

Prestimion observa cela avec intérêt. Les mineurs de Zeberged lui offrirent de merveilleuses pierres de la plus belle eau, mais ne purent fournir aucun renseignement sur Dantirya Sambail.

Après Zeberged le ciel se chargea de nuages sombres et lourds comme une ouate opalescente. Ils entraient dans le district pluvieux de Kajith Kabulon, où un massif montagneux en forme de coin accrochait toutes les brumes en provenance des mers du Sud et les transformait en pluie. Il ne leur fallut pas longtemps pour atteindre la zone des précipitations ; à partir de là, ils ne virent plus le soleil pendant plusieurs jours.

La pluie tombait avec un bruit de roulement, continûment, ne s’interrompant que pour de rares heures de sursis.

La jungle de Kajith Kabulon était d’un vert omniprésent. Une prodigalité d’arbres et d’arbustes s’élançait partout vers le ciel, leurs troncs rayés d’éclatantes bandes de lichens rouges et jaunes, les seules taches de couleur vive, leurs feuillages rémois par un enchevêtrement impénétrable de plantes épiphytes formant une voûte continue sur laquelle la pluie tambourinait et ruisselait.

Le sol spongieux était recouvert d’un épais matelas de mousse où quelques filets d’eau et des flaques réfléchissaient la lumière verdâtre de telle manière qu’il était souvent impossible de savoir si elle venait du ciel ou montait du tapis végétal.

Il y avait aussi une vie animale d’une abondance confondante. Des insectes voraces à longues pattes ; des nuages de mouches ; de blanches guêpes bourdonnantes aux ailes rayées de noir. Des araignées bleues pendant en longs colliers des hautes branches des arbres. Des mouches aux yeux énormes, couleur de rubis. Des lézards écarlates mouchetés de jaune. Des crapauds coassants à tête plate. De mystérieuses créatures tapies dans les anfractuosités de la roche, qui ne montraient que des griffes velues. Et, de loin en loin, un gros animal hirsute qui ne s’approchait jamais des voyageurs, mais qu’ils voyaient de loin retourner en grognant des paquets de mousse à l’aide de sa trompe fourchue pour y chercher de la nourriture. Dans la pénombre verte, tout prenait des formes étranges ; de longs caméléons avaient l’apparence de brindilles grises, des serpents se faisaient passer pour des plantes rampantes alors que d’autres plantes ressemblaient à s’y méprendre à des serpents. Des troncs pourris au milieu des ruisseaux pouvaient facilement être pris pour des gurnigongs à l’affut. Un matin, Gialaurys, agenouillé au bord de l’eau pour se laver le visage, vit ce qu’il croyait être un tronc flottant à deux mètres de lui se dresser en grognant sur quatre pattes courtes et s’éloigner lentement avec force claquements de son long museau garni de dents puissantes, furieux d’avoir été dérangé.

Le prince Thaszthasz, un homme alerte, au teint olivâtre, à qui on ne pouvait donner d’âge et qui exerçait le pouvoir à Kajith Kabulon depuis une éternité, accueillit l’arrivée à l’improviste du Coronal dans sa province avec la sérénité dont il faisait montre en toute circonstance. Il donna un grand festin en l’honneur de Prestimion dans son palais d’osier, au cœur de la jungle, une construction aérée, réalisée, s’il fallait en croire le prince, d’après le style en vogue chez les Métamorphes d’Iliryvoyne, loin sur l’autre continent. Thaszthasz expliqua qu’il en bâtissait un nouveau tous les ans, ce qui réduisait les frais d’entretien. Ils firent un repas de fruits succulents et de viande fumée d’animaux de la forêt pluviale, des saveurs entièrement nouvelles pour les voyageurs du Mont du Château. Le vin, au moins, venait du Nord et leur rappela leur pays. Il y avait des musiciens, des jongleurs aussi et trois jeunes filles court vêtues, à la taille onduleuse, qui exécutèrent une danse lascive et provocante. Prestimion et son hôte évoquèrent les fastes des fêtes du couronnement, se félicitèrent de la vigoureuse santé du Pontife dont Prestimion pouvait témoigner et parlèrent de la jungle fascinante qui les entourait, le plus beau district de toute la planète, comme l’affirma le prince.

Petit à petit, au fil de la soirée, ils en vinrent à agiter des questions plus graves et Prestimion commença à aborder le sujet de Dantirya Sambail. Mais avant qu’il ait eu le temps de s’étendre sur les raisons qui l’amenaient si loin dans le Sud, le prince Thaszthasz glissa adroitement qu’il avait lui-même un grave problème sur les bras, à savoir la fréquence croissante de cas de démence inexplicable dans sa province.

— Nous sommes en général des gens bien équilibrés, monseigneur. La douceur constante du climat, la beauté et la tranquillité de notre cadre de vie, la musique continue de la pluie… vous ne pouvez imaginer, monseigneur, les effets bienfaisants que tout cela peut avoir sur l’âme.

— Vous dites vrai, répondit Prestimion. Je ne puis l’imaginer.

— Mais depuis six mois, huit peut-être, il s’est produit un changement. Certains de mes concitoyens parmi les plus sensés s’enfoncent brusquement dans la forêt, seuls, sans préparation. Ils quittent les routes, voyez-vous, ce qui est périlleux, car la forêt est immense et peut être impitoyable avec ceux qui méprisent les précautions élémentaires. Il y a eu à ce jour onze cents disparitions et ceux qui sont revenus se comptent sur les doigts des deux mains. Où sont-ils allés ? Que cherchaient-ils ? Ils sont incapables de le dire.

— Voilà qui est étrange, fit Prestimion, embarrassé.

— Nous avons eu aussi quantité de comportements irrationnels, des violences même, dans l’enceinte de la cité. Il y a eu des victimes…

Thaszthasz secoua la tête ; la tristesse se peignit sur son visage lisse, habituellement serein.

— C’est à n’y rien comprendre, monseigneur, reprit-il. Il ne s’est rien passé ici qui puisse expliquer ces déséquilibres. J’avoue que je trouve tout cela désagréable et troublant… Avez-vous eu connaissance d’événements similaires dans d’autres districts ?

— Dans certains, oui, répondit Prestimion, qui, absorbé par les nouveaux paysages qu’il découvrait, était parvenu à chasser ce problème de son esprit depuis son départ du Labyrinthe et n’avait aucune envie d’y revenir.

— Je reconnais que la situation est préoccupante. Des investigations sont en cours.

— Nous serons, je n’en doute pas, bientôt informés de leurs conclusions… Se pourrait-il, monseigneur, que quelque pratique de sorcellerie soit à l’origine de tout cela ? C’est mon interprétation et elle me paraît fondée. Qu’est-ce qui aurait bien pu priver en même temps tellement de gens de toute raison, sinon un puissant sortilège que des forces occultes auraient jeté sur la planète ?

— Nous étudions la situation avec la plus grande attention, répondit Prestimion en prenant cette fois un ton assez sec pour que le prince Thaszthasz, rompu à la pratique du pouvoir, comprenne que le Coronal souhaitait en rester là. Changeons de sujet, voulez-vous, prince, poursuivit-il, et parlons de ce qui est en réalité le but de mon voyage dans votre belle province…

11

— On peut dire qu’il ne manque pas d’aplomb, grommela Septach Melayn tandis qu’ils sortaient de la forêt pluviale par la route du sud. « Ah ! oui, bien sûr ! Le célèbre Procurateur ! » poursuivit-il en imitant le prince Thaszthasz d’une irrésistible voix de fausset. « Un être en tout point remarquable ! Quelle saison mémorable, avec ces visites inopinées des plus grands personnages du royaume ! » Comme s’il n’avait pas entendu parler du blocus des ports. Ni de la ligne de démarcation que nous avons établie de Bailemoona à Stoien.

— Il le savait ! lança Abrigant d’une voix rauque. Bien sûr qu’il le savait ! Il n’a pas voulu entrer dans une querelle avec Dantirya Sambail, c’est tout. Je le comprends. Mais il lui incombait de retenir le Procurateur jusqu’à ce que…

— Non, coupa Prestimion. Nous en portons la responsabilité. Les autorités portuaires ont été avisées de le retenir si on le voyait, mais nous n’avons pas prévenu ceux qui, comme Thaszthasz, exercent l’autorité à l’intérieur des terres, le long de l’itinéraire probable de Dantirya Sambail. Nous voyons maintenant le résultat de cette négligence. En omettant de faire savoir que Dantirya Sambail est l’objet d’un avis de recherche, nous lui avons laissé la possibilité non seulement de passer à travers les mailles du filet pour atteindre la côte, mais de bénéficier sur le trajet de l’hospitalité des dirigeants des provinces qu’il traverse !

— Thaszthasz aurait dû savoir que nous cherchons à mettre la main sur lui, insista Abrigant. Il mérite d’être châtié pour avoir…

— Pour avoir quoi ? lança Gialaurys. Reçu le maître du continent occidental dans son palais et l’avoir invité à sa table ? Si nous ne faisons pas clairement savoir que Dantirya Sambail est un criminel qui doit être jugé pour ses forfaits, comment voulez-vous que les autres le devinent ? Même si Thaszthasz était au courant, poursuivit-il en secouant pesamment la tête, pourquoi s’en serait-il mêlé ? Il vaut mieux ne pas se faire un ennemi de Dantirya Sambail et Thaszthasz n’est pas homme à chercher les ennuis. Rien ne prouve d’ailleurs qu’il ait été au courant. Il vit dans sa forêt, se laisse bercer par le bruit de la pluie et rien d’autre ne compte Pour lui.

— Notre dernier espoir, glissa Maundigand-Klimd, est que quelqu’un ait eu le courage de mettre la main sur le Procurateur dans un des ports côtiers.

Personne n’ayant envie de rejeter cette possibilité, la discussion en resta là.

Les voyageurs abordaient le territoire de l’Aruachosia qui s’étendait le long du littoral méridional d’Alhanroel. La mer ne se trouvait qu’à quelques centaines de kilomètres et la brise leur apportait des bouffées d’air iodé et de chaleur étouffante. Ils traversaient une contrée chaude et humide où de vastes étendues marécageuses, infestées d’insectes et couvertes de buissons touffus de manganoza aux feuilles dentées étaient pratiquement inhabitables. Mais à l’ouest de la province une zone plus tempérée menait à Sippulgar, le principal port de la côte méridionale, qui marquait la limite entre l’Aruachosia et la province voisine de Stoien.

Sippulgar la Dorée, comme on disait toujours. Prestimion se dit que l’or avait été présent au long de ce périple : après les abeilles dorées de Bailemoona, les sables jaunes de Ketheron et les collines dorées d’Arvyanda, ils arrivaient maintenant à Sippulgar la Dorée. Cela était fort pittoresque en vérité, mais leurs efforts n’avaient assurément pas été récompensés par tout cet or. Dantirya Sambail leur avait filé entre les doigts, il avait gagné la côte sans encombre et probablement déjoué la surveillance des autorités portuaires. Il devait en ce moment naviguer en haute mer, à destination de son royaume de Zimroel d’où il serait pratiquement impossible de le déloger.

Cette poursuite obstinée avait-elle un sens ? Valait-il mieux y mettre un terme et regagner au plus vite le Château ? Le défi de Dantirya Sambail à son autorité n’était pas le seul problème, loin de là ; il y avait à l’évidence une véritable crise qui touchait la planète, un fléau, une épidémie. Mais le Coronal et ses proches conseillers battaient encore la campagne, s’épuisant dans une chasse à l’homme qui aurait pu être menée d’une manière plus efficace par d’autres moyens.

Et puis… Varaile… la grande question qui attendait une réponse…

Prestimion décida à cet instant de mettre un terme à la traque du Procurateur, mais à peine l’idée lui était-elle venue à l’esprit, il la repoussa. Il avait suivi la piste de Dantirya Sambail jusque-là, à travers le désert et la jungle, d’un pays doré à l’autre. Il irait jusqu’au bout de sa quête, au moins jusqu’à la côte où il pourrait peut-être trouver un témoin digne de foi qui l’informerait sur les mouvements du Procurateur. Sippulgar serait la dernière étape de ce voyage. Après Sippulgar, il reprendrait la route du Château pour assumer les devoirs de sa charge, pour retrouver Varaile.

Sippulgar était surnommée « la Dorée » car les façades de la multitude de ses constructions basses, de deux ou trois étages, étaient faites sans exception du grès doré extrait des carrières, au nord de la ville. De même que les feuilles à l’éclat métallique des arbres d’Arvyanda flamboyant sous le soleil des tropiques transformaient la région en un univers doré, la roche chaude, étincelant de particules de mica, brillait d’un jaune d’or éclatant aux rayons du soleil.

Sippulgar était véritablement une cité du grand Sud. L’air y était lourd et humide, les plantations bordant les rues et entourant les maisons se développaient avec exubérance et les fleurs offraient une débauche de couleurs, une multitude de nuances de rouge, de bleu, de jaune, de violet, d’orange, de bordeaux et même un noir chatoyant et si profond qu’il semblait être la quintessence de la couleur plutôt que son absence. Les habitants aussi étaient noirs, du moins basanés ; leur visage et leurs membres hâlés témoignaient de l’ardeur du soleil. Sippulgar était merveilleusement située, au fond d’un golfe bleu-vert s’étirant sur le rivage de la Mer Intérieure, sillonné de navires en provenance des quatre coins de la planète. Cette partie méridionale du littoral d’Alhanroel portait le nom de Côte de l’Encens, car tout ce qui y poussait exhalait des effluves odoriférants. La végétation basse le long du rivage qui produisait le khazzil et le baume appelé « himmam » aussi bien que les forêts de canneliers, de myrrhes, de thanibongs et de fithiis écarlates. Tout répandait une plénitude de senteurs aromatiques qui embaumaient l’air autour de Sippulgar.

L’arrivée de Prestimion était attendue. Il savait depuis le début de ce voyage dans le Sud qu’il atteindrait la côte à cet endroit, quel que fut l’itinéraire suivi à partir du Labyrinthe. À moins qu’on ne lui eût fourni en route des renseignements indiquant que Dantirya Sambail avait pris une autre direction. Le premier magistrat de la cité, qui portait le titre de Préfet royal, avait donc fait préparer une suite majestueuse dans le palais gouvernemental, un bâtiment imposant offrant une vue panoramique sur la baie.

— Nous sommes à votre disposition, monseigneur, déclara d’emblée le Préfet, pour satisfaire tous vos désirs, aussi bien matériels que spirituels.

Kameni Poteva était un homme de haute taille, au visage anguleux, qui n’avait pas une once de graisse et dont la robe blanche était décorée d’une paire de ces amulettes de jade appelées « rohillas » et d’une bande d’étoffe portant des symboles sacrés. Prestimion savait que Sippulgar était une cité portée à la superstition. On y adorait une divinité qui représentait le Temps, sous la forme d’un serpent ailé, avec la bouche féroce et les yeux étincelants du petit animal omnivore appelé « jakkabole ». En entrant dans la ville, Prestimion en avait vu des représentations sur plusieurs grandes places. Il y avait aussi des cultes exotiques, car Sippulgar était la cité d’accueil d’une colonie d’expatriés de différentes étoiles, des êtres dont la population totale sur Majipoor ne dépassait pas quelques centaines d’individus. Une rue entière du front de mer, avait-il entendu dire, était réservée à des temples consacrés aux divinités de ces exilés. Prestimion se promit d’y jeter un coup d’œil avant de poursuivre sa route.

Septach Melayn vint le trouver tandis qu’il se préparait pour le dîner de gala organisé en son honneur.

— J’ai un message de Ni-moya, signé d’Akbalik, annonça-t-il en tendant à Prestimion une enveloppe déjà décachetée. Une nouvelle surprenante : Dekkeret s’est engagé dans l’administration pontificale et embarqué pour Suvrael.

Prestimion considéra d’un air incrédule le message que tenait Septach Melayn, sans tendre la main pour le prendre.

— Qu’est-ce que tu as dit ? Je pense ne pas avoir bien compris.

— Tu n’as pas oublié que nous avons envoyé Akbalik à Ni-moya pour s’assurer que Dantirya Sambail ne fomentait pas des troubles sur Zimroel. Et qu’au moment du départ, j’ai suggéré que Dekkeret l’accompagne afin d’acquérir un peu d’expérience de la diplomatie ?

— Je m’en souviens, bien sûr. Mais qu’est-ce que cette histoire de poste dans l’administration pontificale ? Et quelle idée de partir à Suvrael ?

— Il a fait cela, apparemment, par pénitence.

— Par pénitence ?

Septach Melayn hocha lentement la tête en montrant du regard le message d’Akbalik.

— Ils chassaient le steetmoy dans les Marches de Khyntor – c’est moi qui leur en ai donné l’idée, je l’avoue – et un accident a eu lieu. Une montagnarde qui leur servait de guide a été tuée, à la suite d’une négligence de Dekkeret, j’imagine. C’est du moins ce dont le jeune homme semble persuadé. Quoi qu’il en soit, il avait si mauvaise conscience qu’il a décidé de partir pour l’endroit le plus désagréable de la planète en acceptant une mission difficile dans des conditions physiquement éprouvantes. Tout cela pour expier ce dont il se sentait responsable. Il a donc acheté un billet pour Suvrael. Akbalik a essayé de l’en dissuader, mais les fonctionnaires du Pontificat à Ni-moya cherchaient un jeune employé de la fonction publique acceptant la mission ridicule de découvrir pourquoi les Suvraeli n’avaient pas satisfait aux quotas d’exportation de bœuf. Quand un ami de Dekkeret travaillant dans les services du Pontificat découvrit qu’il irait de toute façon, des dispositions furent prises pour le mandater et il partit. Il doit être arrivé à Tolaghai maintenant ; le Divin seul sait quand il reviendra.

— Suvrael ! murmura Prestimion qui sentait la colère monter en lui. Une pénitence ! Le jeune imbécile ! Par tous les démons de Triggoin, qu’est-ce qui lui a pris ? Sa place est au Château, pas dans ce fichu désert ! S’il avait une faute à expier, que n’est-il parti sur l’île du Sommeil ? C’est ce qu’on fait en général et la traversée est bien plus courte !

— J’imagine que l’île lui semblait un endroit trop accueillant. À moins que cela ne lui soit pas venu à l’esprit.

— Akbalik aurait dû le lui suggérer… Suvrael ! Quelle idée ! J’avais des projets pour ce garçon ! J’en tiens Akbalik pour responsable !

— Dekkeret est très obstiné, Prestimion, tu le sais. S’il avait décidé d’aller à Suvrael, tu n’aurais pu toi-même l’en dissuader.

— Peut-être pas, répliqua Prestimion en s’efforçant sans grand succès de contenir son irritation.

Il pivota sur lui-même, se planta devant la fenêtre.

— Très bien, reprit-il, je m’occuperai du jeune Dekkeret à son retour, s’il revient un jour de sa mission de pénitence. Je lui en donnerai, moi, une pénitence ! Un rapport sur les exportations de viande de bœuf pour le compte du Pontificat ! Il y a eu plusieurs années de sécheresse à Suvrael, les pâturages ont été grillés et il a fallu abattre tout le bétail qu’on ne pouvait plus nourrir. Voilà pourquoi les exportations de bœuf ont chuté ! Quel besoin ont les fonctionnaires du Pontificat d’expédier quelqu’un sur place pour s’assurer de ce que tout le monde sait ? La sécheresse est terminée, si je ne me trompe. Qu’on leur donne deux ou trois ans pour reconstituer leur cheptel et ils exporteront les mêmes quantités de bœuf que…

— La question, Prestimion, n’est pas de savoir quels renseignements le Pontificat espérait glaner en envoyant quelqu’un là-bas. Le fond du problème est que Dekkeret a un sens élevé de l’honneur et qu’il s’est senti obligé d’expier ce qu’il croit être un terrible péché par des souffrances personnelles prolongées. Il est des faiblesses bien pires pour un jeune homme ; je te trouve injuste envers lui.

— Moi, injuste ?… Peut-être as-tu raison, reconnut Prestimion à contrecœur après un silence. Et Akbalik ? Où est-il et qu’a-t-il d’autre à nous apprendre ?

— Il a quitté Ni-moya et s’est embarqué pour Alaisor. Il nous rejoindra à l’endroit que tu lui indiqueras. Pour ce qui est du Procurateur, il n’a pas donné signe de vie à Ni-moya et, d’après ce qu’Akbalik a observé, il ne semble pas être encore arrivé à Zimroel.

— J’imagine qu’il est quelque part en mer, entre les deux continents. Nous nous occuperons de lui le moment venu. Autre chose ?

— Non, monseigneur.

Septach Melayn tendit la dépêche à Prestimion, qui la prit sans regarder et la lança sur une table. Il se retourna vers la fenêtre et contempla la mer d’un regard perçant, comme s’il pouvait voir la côte de Suvrael par-delà les flots.

Suvrael ! Dekkeret était parti à Suvrael !

Quelle bêtise ! Il s’était fait une haute opinion du jeune homme après la tentative d’assassinat de Normork ; il lui avait paru si solide, si vif, si prometteur. Et il était parti à Suvrael ! Peut-être fallait-il mettre cela sur le compte d’un romantisme juvénile. Prestimion eut une pensée compatissante pour le jeune exilé sur le continent méridional brûlé par le soleil, que tout le monde décrivait comme un lieu sinistre et aride où on ne trouvait que des dunes, des insectes agressifs et des vents brûlants.

Ces images évoquèrent à Prestimion sa propre traversée du désert du Valmambra, dans le nord d’Alhanroel, après la défaite du barrage de Mavestoi, aux heures les plus sombres de la guerre civile. Il avait atrocement souffert dans le désert ; délirant de fatigue et d’inanition, il y aurait certainement péri si deux ou trois jours de plus s’étaient écoulés avant qu’on le trouve. Cette interminable marche dans le désert avait été l’expérience la plus éprouvante de toute son existence.

On s’accordait pourtant à dire que le désert de Suvrael était dix fois pire que le Valmambra. Dans ce cas, Dekkeret trouverait certainement la rude épreuve à laquelle il aspirait pour purifier son âme. Mais s’il lui fallait cinq ans pour quitter Suvrael et revenir au Château ? Qu’en serait-il des promesses de sa jeunesse ? Et s’il devait mourir là-bas ? Prestimion avait, comme tout un chacun, entendu des récits de voyageurs inexpérimentés qui s’étaient égarés dans le désert et, privés d’eau dans la chaleur accablante de Suvrael, avaient trouvé la mort en quelques heures.

Dekkeret était certainement capable de se débrouiller. Et Septach Melayn avait raison : c’était une décision pardonnable chez quelqu’un d’aussi jeune. L’aventure de Suvrael, s’il y survivait, lui formerait le caractère. Elle s’endurcirait, lui donnerait à réfléchir sur le sens de la vie et de la mort, de la responsabilité et du devoir. Prestimion pouvait espérer que le jeune homme se pardonne rapidement la faute commise dans les Marches de Khyntor et qu’il regagne le Château dans un laps de temps raisonnable pour s’atteler aux tâches qui l’y attendaient.

À Sippulgar comme ailleurs, la question essentielle pour Prestimion était Dantirya Sambail. Le Préfet Kameni Poteva ne fut pas long à révéler qu’il ne savait rien sur le Procurateur.

— À votre demande, monseigneur, nous avons établi le blocus de tous les ports de la côte. Comme nous avions été informés de l’urgence de la situation, aucun navire à destination de Zimroel n’a quitté Sippulgar avant qu’une vérification minutieuse du manifeste des passagers ait été effectuée par mes agents. Aucune trace de Dantirya Sambail. Nous avons également contrôlé tous les navires appareillant vers d’autres ports de la côte d’où il est possible de s’embarquer pour Zimroel. Le résultat fut le même.

— Quels ports ? demanda Prestimion.

Le Préfet étala devant lui une carte du sud d’Alhanroel.

— Ils sont tous à l’ouest, monseigneur. Nous pouvons éliminer l’autre direction. Sippulgar, comme vous le voyez, est proche de la frontière de la province de Stoien et ici, vous avez l’Aruachosia orientale. Plus à l’est on trouve successivement les provinces de Vrist, Sethern, Kinorn et Lorgan. Le seul port d’importance sur toute cette portion du littoral est Glystrintai, dans la province de Vrist, et tous les navires qui quittent Glystrintai passent par ici. Si le Procurateur avait commis l’erreur de partir vers l’est en arrivant sur la côte, il serait revenu à Sippulgar et nous l’aurions appréhendé.

— Et à l’ouest ?

— À l’ouest, monseigneur, s’étend la province de Stoien, qui se poursuit par la péninsule de Stoienzar. Il ne se trouve sur cette côte de Stoien que quelques ports espacés ; la chaleur accablante, les insectes, les forêts impénétrables de palmiers-scies ont découragé la colonisation. Sur une distance de près de cinq mille kilomètres, il n’y a que quelques villes, Maximin, Karasat.

Gunduba, Slail et Porto Gambieris, toutes de taille modeste. Si le Procurateur, venant de Kajith Kabulon, a gagné une de ces villes et essayé de payer son passage à destination d’un port plus à l’ouest, nous l’aurions certainement appris. Mais personne ressemblant à Dantirya Sambail n’y a été vu.

— Et s’il n’était pas descendu jusqu’à la côte méridionale ? interrogea Septach Melayn. S’il avait bifurqué vers l’ouest en direction d’un des ports du nord de la péninsule ? Est-ce possible ?

— Oui. Difficile mais possible.

Du bout d’un long doigt osseux le Préfet traça une ligne sur la carte.

— Voici Kajith Kabulon. La seule bonne route au sortir de la forêt pluviale est celle qui part droit au sud, celle que vous avez prise. Mais il existe quelques routes secondaires, mal entretenues et d’une utilisation difficile, qui peuvent attirer un fugitif essayant d’échapper à la justice. Celle-ci, par exemple, qui traverse le centre de l’Aruachosia et part vers l’ouest en direction de la péninsule. S’il s’est bien débrouillé, le Procurateur a pu gagner une douzaine de ports sur le littoral nord de la péninsule. De là les choses peuvent avoir été plus faciles pour lui.

— Je vois, fit Prestimion en regardant fixement la carte.

La péninsule de Stoienzar, le domaine méridional du duc Oljebbin, s’avançait comme un pouce géant dans la mer. Au sud s’étendait la Mer Intérieure, dans la direction de Suvrael ; au nord se trouvaient les paisibles eaux tropicales du Golfe de Stoien dont la région côtière avait une des plus fortes concentrations de population de Majipoor. Une importante cité s’était développée tous les cent cinquante kilomètres et un chapelet de stations balnéaires, de centres agricoles et de villages de pêcheurs occupaient la quasi-totalité du territoire entre chacune de ces cités. Si Dantirya Sambail avait réussi à atteindre le littoral à un endroit quelconque, il avait fort bien pu trouver un marin vénal acceptant de le transporter jusqu’à Stoien, le port le plus important de la côte, d’où une flotte de navires reliait en permanence Alhanroel à Zimroel.

Stoien, comme tous les ports de la région où s’effectuait la navigation intercontinentale, était évidemment soumis au blocus. Mais dans quelle mesure était-il efficace ? Ces cités tropicales où il faisait bon vivre avaient de tout temps été des foyers notoires de corruption. Prestimion, dans le courant de ses études, avait découvert quelques exemples étonnants. Le gouverneur Gan Othiang, le maître du port de Khuif sous le règne du prédécesseur de Prankipin, avait ainsi institué une taxe personnelle en sus des droits de port appliqués à tous les navires marchands qui y faisaient escale. À sa mort, ses coffres remplis d’ivoire, de perles et de coquillages contenaient plus de richesses que le trésor municipal. Plus haut, à Yarnik, le maire, un certain Plusiper Pailiap, avait pris l’habitude de confisquer les biens des commerçants décédés dont les héritiers ne s’étaient pas fait connaître au bout de trois semaines. Le duc Satuns, le grand-père d’Oljebbin, avait été accusé à plusieurs reprises de détourner à son profit un pourcentage des droits de douanes, mais, pour des raisons restées obscures, les enquêtes n’avaient jamais abouti. Un millier d’années plus tôt, un préfet de Sippulgar avait entretenu clandestinement une flottille de bateaux pirates. Et ainsi de suite. Comme si quelque chose dans l’atmosphère suffocante mettait à mal la rectitude morale.

Prestimion repoussa la carte d’un geste brusque et se tourna vers Kameni Poteva.

— Combien de temps, à votre avis, aurait-il fallu à Dantirya Sambail, voyageant en flotteur, pour atteindre le port de Stoien à partir de… ?

Mais le comportement du Préfet était soudain devenu extrêmement bizarre. Kameni Poteva était un homme très nerveux – cela se voyait au premier coup d’œil –, mais la tension intérieure qui devait l’habiter perpétuellement semblait avoir atteint un degré proche du point de rupture. Sur son visage émacié aux traits accusés, où le soleil des tropiques semblait avoir brûlé toute la chair superflue, la peau était tellement tirée qu’elle paraissait devoir se déchirer. Un muscle sautait sur sa joue gauche, ses lèvres minces étaient agitées de frémissements et ses yeux ressortaient comme deux gros globes blancs sous le front basané. Kameni Poteva serrait les poings sur sa poitrine, les jointures des deux mains pressées les unes contre les autres sur les deux rohillas.

— Kameni Poteva ? fit Prestimion, alarmé.

— Pardonnez-moi, monseigneur… articula le Préfet d’une voix rauque. Pardonnez-moi…

— Que se passe-t-il ?

La seule réponse de Kameni Poteva fut un petit mouvement de la tête, un frisson plus qu’autre chose. Il cherchait désespérément à maîtriser les tremblements qui secouaient son corps.

— Dites quelque chose ! Voulez-vous du vin ?

— Monseigneur… oh ! monseigneur !… votre tête, monseigneur !

— Qu’est-ce qu’elle a, ma tête ?

— Oh ! pardonnez-moi… pardonnez-moi ! Prestimion se tourna vers Septach Melayn et Gialaurys. Était-ce encore un cas de folie, juste sous le nez du Coronal ? Oui. Oui. Certainement.

Dans le moment de flottement qui suivit, Maundigand-Klimd s’avança vivement, les bras tendus, et posa les mains sur les épaules du Préfet ; inclinant ses deux têtes pour les approcher à quelques centimètres du front de Kameni Poteva, le Su-Suheris prononça à voix basse quelques mots inintelligibles. Un charme, assurément. Prestimion crut voir une vapeur blanche apparaître entre les deux hommes.

Quelques secondes s’écoulèrent sans qu’un changement fut visible sur le visage de Kameni Poteva. Puis un long sifflement franchit les lèvres du Préfet, comme un ballon qui se dégonfle doucement, et son corps se détendit d’une manière perceptible. Kameni Poteva regarda fugitivement Prestimion avec des yeux hagards, le visage livide de honte et d’émotion, puis il détourna la tête.

— Monseigneur…, reprit-il au bout d’un moment, d’une voix basse, à peine audible. C’est tellement humiliant… J’implore humblement votre pardon…

— Que s’est-il donc passé ? Et ce que vous avez dit sur ma tête…

— Une hallucination, monseigneur, répondit le Préfet après un long silence douloureux.

Il tendit la main vers le flacon de vin ; Septach Melayn s’empressa de remplir une coupe qu’il vida d’un trait.

— Cela m’arrive maintenant deux ou trois fois par semaine, expliqua le Préfet. Je ne peux y échapper. J’ai fait des prières pour ne pas avoir de crise pendant que j’étais en votre compagnie, mais elles n’ont pas été exaucées. Votre tête, monseigneur… elle était gonflée, monstrueuse, près d’exploser… Et le Haut Conseiller, poursuivit-il en frissonnant, le regard fixé sur Septach Melayn. Ses bras et ses jambes étaient comme les pattes d’une araignée géante ! Il faut me relever de mes fonctions, ajouta-t-il en fermant les yeux. Je ne suis plus apte à servir l’État.

— Ne dites pas de bêtises, fit Prestimion. Vous avez besoin d’un peu de repos, c’est tout. Vos états de service sont excellents… Ces hallucinations, à quand remontent-elles ?

— Un mois et demi. Deux mois.

Le pauvre homme était au supplice. Incapable de regarder Prestimion en face, il gardait la tête baissée, le dos voûté, les épaules tombantes.

— Quand la crise me prend, je vois des choses horribles, monstrueuses. Des visions de cauchemar qui se succèdent pendant cinq, dix, parfois quinze minutes. Quand elles disparaissent, je prie pour que ce soit la dernière fois. Mais cela recommence toujours.

— Regardez-moi, fit Prestimion.

— Monseigneur…

— Regardez-moi, Kameni Poteva et répondez : vous n’êtes pas le seul à Sippulgar à souffrir de ces troubles, n’est-ce pas ?

— Pas le seul, non, répondit le Préfet d’une toute petite voix.

— C’est bien ce qu’il me semblait. Y a-t-il eu récemment de nombreux cas de personnes habituellement stables qui craquent, se comportent bizarrement ?

— Un certain nombre, oui… Un grand nombre, je suis au regret de le dire.

— Des décès ?

— Quelques-uns. Et des destructions de biens. J’ai dû commettre de graves péchés, monseigneur, pour attirer sur nous…

— Écoutez-moi, Kameni Poteva. Ce qui se passe n’est aucunement votre faute, vous comprenez ? N’en faites pas une affaire personnelle et ne considérez pas comme un déshonneur d’avoir eu cette crise en ma présence. De même que vous n’êtes pas le seul ici à avoir des hallucinations, Sippulgar n’est pas la seule cité touchée par ce fléau. Cela se produit partout, Kameni Poteva. Petit à petit, dirait-on, la folie gagne la planète. Je tenais à ce que vous le sachiez.

Le Préfet, apaisé, sembla-t-il, ébaucha un sourire.

— Si vous espérez me consoler avec ces paroles, monseigneur, je dois avouer que cela ne changera rien.

— J’imagine. Mais je tenais à le dire : c’est une épidémie, un phénomène universel. Nous ne savons pas encore quelle peut en être la cause, mais le problème nous préoccupe et nous sommes résolus à lui trouver une solution.

Prestimion entendit un toussotement forcé venant du côté de Septach Melayn. Il fusilla le Haut Conseiller du regard pour lui faire comprendre que ce n’était pas le moment de plaisanter.

Ce qu’il venait de dire était en partie vrai. Le problème les préoccupait et ils étaient résolus à lui trouver une solution. Mais quand et par quels moyens ? Chaque chose en son temps, se dit Prestimion. Lord Stiamot lui-même n’aurait pu faire plus vite.

Il ne semblait plus utile de poursuivre la traque du Procurateur en fuite. Prestimion savait qu’il pouvait battre encore longtemps la campagne sans réussir à rattraper Dantirya Sambail et qu’il ne suffirait pas de parcourir la planète en tout sens pour échapper aux démons qui s’agitaient en lui. Le moment était venu de regagner le Château.

Kameni Poteva remit le lendemain à Prestimion un dossier contenant tous les renseignements sur le fugitif qu’il était parvenu à glaner auprès de ses collègues des provinces de Stoien et de l’Aruachosia. Il ne contenait que des hypothèses approximatives, des rumeurs non confirmées et les rapports des administrateurs affirmant que Dantirya Sambail n’avait pas été vu dans leur province.

Il n’existait aucun témoignage digne de foi depuis le rapport transmis au prince Serithorn par son régisseur Haigan Harta, qui remontait à plusieurs mois ; et encore n’était-ce pas un témoignage direct. À part cela, pas grand-chose en vérité jusqu’à Ketheron, loin au sud, où Mandralisca avait été vu. Après quoi, leur piste disparaissait.

— Il ne reste que deux possibilités, déclara Septach Melayn. La première est qu’ils aient traversé Arvyanda et Kajith Kabulon sans se faire repérer et, comme le Préfet l’a suggéré, suivi une petite route en direction de la péninsule où ils se sont embarqués sur un navire à destination de Zimroel. Dans ce cas, ils naviguent actuellement entre Stoien et Piliplok. La seconde, puisqu’ils ne sont pas passés par Sippulgar et n’ont vraisemblablement pas pris la direction du levant, est qu’ils sont tombés dans des sables mouvants, qu’ils ont été engloutis et qu’on n’entendra plus jamais parler d’eux.

— Le Divin n’aurait pas tant de bonté pour nous, fit Prestimion.

— Tu as oublié une troisième possibilité, glissa Gialaurys en braquant sur Septach Melayn un regard brillant d’irritation. Ils ont pu sortir sains et saufs de la jungle de Kajith Kabulon, gagner la péninsule de Stoienzar et découvrir le blocus des ports. Ils se sont peut-être réfugiés dans une charmante localité de la péninsule pour attendre patiemment l’arrivée d’une flotte de secours dont ils auraient demandé l’envoi par un courrier.

— Cette idée me paraît intéressante, fit Abrigant.

— Oui, approuva Prestimion, cela lui ressemblerait bien. Il est capable d’une grande patience pour réaliser ses desseins. Mais nous ne pouvons pas fouiller tous les villages de Sippulgar à Stoien.

— Nous pourrions demander aux fonctionnaires du Pontificat de s’en charger, suggéra Septach Melayn.

— Nous pourrions, en effet. Et nous le ferons. Je penche personnellement pour la première hypothèse : il est passé entre les mailles de notre filet et vogue en ce moment vers Zimroel. Dans ce cas, nous serons bientôt informés de son arrivée. Dantirya Sambail n’est pas homme à garder longtemps le silence sur son territoire. Quoi qu’il en soit, je pense qu’il convient de regagner sans tarder le Château où nous avons du pain sur la planche.

— Avec ta permission, mon frère, glissa Abrigant, j’aimerais parler de Skakkenoir, un sujet qui me tient à cœur. Tu avais dit qu’après notre départ de Sippulgar, je pourrais me lancer à sa recherche.

— Skakkenoir ? fit Gialaurys.

— Un endroit qui pourrait se trouver dans la province de Vrist ou même plus à l’est, répondit Septach Melayn d’un ton où perçait un mépris discret. On dit que le sol est riche en fer et en cuivre que les plantes tirent de la terre atome par atome et que l’on peut récupérer en brûlant leurs branches et leurs feuilles. Le problème est que personne n’a jamais réussi à trouver cet endroit, car il n’existe pas.

— Si, il existe ! s’écria Abrigant avec passion. Lord Guadeloom en personne a envoyé une expédition pour le découvrir !

— Mais elle a échoué, à ce qu’il semble. Et personne d’autre ne s’est donné la peine de chercher Skakkenoir depuis plusieurs milliers d’années. Tu ferais mieux de renoncer à tes rêves de minerai de fer, Abrigant.

— Par le Divin, je…

— Silence, vous deux ! s’écria Prestimion, la main levée. Arrêtez avant d’en venir aux coups ! Ton âme ne connaîtra pas le repos avant d’avoir fait ce voyage, n’est-ce pas ? ajouta-t-il en se tournant vers son frère.

— Je le crains.

— Alors, si tu dois le faire, prends deux flotteurs, une douzaine d’hommes et pars à la recherche du fer de Skakkenoir. Le Préfet Kameni Poteva pourra peut-être te fournir des cartes.

— Tu te moques de moi, toi aussi, Prestimion ?

— Calme-toi, Abrigant. Je parlais sérieusement. Des renseignements sur cet endroit, si je ne me trompe, sont enfouis dans les archives de Sippulgar. Pose-lui au moins la question ; et tu pourras prendre la route. Mais j’y mets une condition.

— Laquelle ?

— Si, dans six mois, tu n’as pas trouvé Skakkenoir et ses sables métallifères, tu fais demi-tour et tu rentres au Château.

— Même si je suis à deux journées de voyage de mon but ?

— Comment pourras-tu le savoir ? Six mois, Abrigant. Pas une heure de plus. Jure-le.

— Si j’ai des renseignements précis indiquant que Skakkenoir est à un ou deux jours de route et que…

— Six mois jour pour jour. Jure-le.

— Prestimion…

— Six mois.

Prestimion tendit la main droite, celle à laquelle il portait l’anneau royal. Abrigant la considéra d’un air étonné, apparemment d’humeur rebelle. Puis il sembla se souvenir qu’ils n’étaient plus seulement frères, mais monarque et sujet ; il inclina lentement la tête et embrassa l’anneau.

— Six mois, Prestimion. Pas une heure de plus. Je reviendrai avec deux flotteurs remplis de minerai de fer.

12

Le convoi royal rentra au Château par l’itinéraire le plus court et le plus rapide, sans faire d’étapes. Des courriers le précédaient pour dégager les routes en direction du nord. Pas d’entretiens cette fois avec les seigneurs et les administrateurs locaux, pas de banquets officiels, pas de visites guidées des merveilles de la région. La route, jour après jour, à travers les provinces du Sud jusqu’au Labyrinthe, puis le long de la vallée de la Glayge jusqu’au Mont du Château. Mais, pour Prestimion, ce voyage semblait durer une éternité ; son esprit bouillonnait à la pensée de tout ce qui l’attendait au Château.

Il vit enfin la masse du Mont emplir le ciel et l’ascension familière commença par Amblemorn, la première Cité des Pentes. La route rapide de l’est passait par Morvole et Normork, la cité natale de Dekkeret, longeait Bibiroon Sweep, la Barrière de Tolingar et le merveilleux jardin que lord Havilbove avait conçu trois mille ans auparavant. Elle traversait ensuite l’anneau des Cités Libres jusqu’à Ertsud Grand, où la pente s’accentuait et où le Mont devenait une masse de granit gris pointé vers la couche de nuages qui s’étalait au-dessous du sommet. Minimool, Hoikmar, la zone nuageuse, froide et humide, des Cités Intérieures. Puis les flèches étincelantes de Bombifale avant d’aborder le royaume du soleil éternel, juste avant les Cités Hautes. À cette altitude de près de quarante mille mètres les immensités des plaines d’Alhanroel se déployaient sous eux comme une carte géante sur laquelle les plus grandes mégalopoles étaient réduites à un point sombre. Le convoi s’engagea sur la route sommitale, revêtue de dalles d’un rouge vif, qui le mena de Bombifale à High Morpin où le Château leur apparut enfin. Sur la route en lacet qui s’élevait vers la pointe de la montagne ils parcoururent les quinze derniers kilomètres de la Route de Grand Calintane, au milieu de la splendeur de la myriade de fleurs qui s’épanouissaient jour après jour au pied des cimes et des éperons rocheux aux formes fantastiques.

Une foule importante les attendait sur la Place Dizimaule, un grand concours de peuple massé sur les pavés de porcelaine verte, avec la masse stupéfiante du Château aux quarante mille pièces à l’arrière-plan. Navigorn, qui avait exercé la régence en l’absence de Prestimion, fut le premier à l’étreindre. Teotas, le frère du Coronal, était là aussi, avec Serithorn, les conseillers Belditan, Dembitave, Yegan, d’autres encore et les membres du gouvernement de Confalume restés au Château. Mais il manquait une personne.

— Et la damoiselle Varaile, Navigorn ? demanda discrètement Prestimion au régent tandis qu’ils franchissaient l’Arche de Dizimaule pour se diriger vers le Clos de Vildivar et les bâtiments du Château Intérieur. Comment a-t-elle supporté mon absence ? Et pourquoi n’était-elle pas à la porte du Château pour m’accueillir ?

— Elle va fort bien, monseigneur. Elle vous donnera elle-même les raisons pour lesquelles elle n’était pas là pour vous accueillir. Tout ce que je puis dire, c’est qu’elle était invitée et qu’elle a préféré ne pas venir.

— Elle a préféré ne pas venir ? Qu’est-ce que cela signifie, Navigorn ?

Le régent se contenta de répéter qu’il entendrait les explications de Varaile de sa propre bouche.

Ce qui ne put se faire immédiatement, au grand déplaisir de Prestimion.

Certaines obligations rituelles marquaient le retour du Coronal au Château après une longue absence ; il lui incombait ensuite de passer dans son bureau afin de s’informer des affaires en souffrance les plus urgentes, puis d’en faire part à son Conseil. Ce n’est qu’après tout cela qu’il serait libre de vaquer à ses affaires personnelles.

Le rituel du retour fut accompli d’une manière si expéditive et désinvolte que Serithorn lui-même en paru choqué. Les mémorandums composés des extraits de la masse de rapports en provenance de toutes les régions de la planète ne furent pas aussi faciles à escamoter, mais Prestimion gagna du temps en concentrant la plus grande partie de son attention sur les résumés préparés par les services du Pontificat – des extraits d’extraits –, probablement sélectionnés pour leur importance avant d’être transmis au Château. Ce qu’il y trouva était consternant : des récits de comportements de démence en forte augmentation dans toutes les provinces, des bandes d’illuminés battant la campagne, d’autres bandes moins pacifiques fomentant des émeutes et causant des troubles de l’ordre public, des incendies, des crimes de sang, le tableau cauchemardesque d’un chaos rampant. Précisément ce qu’il avait dit, dans un moment d’inattention, au Préfet Kameni Poteva : petit à petit, semblait-il, le monde était gagné par la folie.

Il n’y avait apparemment aucune nouvelle de Dantirya Sambail. De retour de Ni-moya, Akbalik attendait une nouvelle mission dans le port d’Alaisor. Dekkeret, selon toute évidence, se trouvait encore à Suvrael. Abrigant n’avait pas encore envoyé de rapport sur son expédition vers Skakkenoir. Il y avait un message de l’Ile du Sommeil, signé de la princesse Therissa, qui souhaitait qu’il lui rende visite aussi rapidement que l’ampleur de sa tâche le lui permettrait. Prestimion reconnut que la démarche était opportune. Il ne l’avait pas vue depuis de longs mois ; mais ce voyage devrait attendre.

Vint ensuite la réunion du Conseil, qui dura près d’une heure. Le rapport de Navigorn revint sur les sujets dont Prestimion avait pris connaissance dans son bureau. Quand le régent eut terminé son exposé, les autres membres du Conseil exprimèrent leur préoccupation devant la recrudescence de la vague de folie qui frappait la planète. Gialaurys proposa de convoquer les grands sorciers de Triggoin au Château pour une consultation pouvant déboucher sur un remède. Mise aux voix, la proposition fut acceptée à une large majorité, malgré l’objection formulée par Prestimion qui déclara avoir espéré réduire l’influence de la superstition et non remettre le gouvernement aux mains des mages. Mais il reconnaissait en son for intérieur la valeur de la sorcellerie bien exploitée et ne savait que trop bien quelle pouvait être l’efficacité des incantations d’hommes tels que Gominik Halvor et son fils Heszmon Gorse. Il finit donc par donner son assentiment à la proposition de Gialaurys.

Invoquant la fatigue du voyage, il leva la séance et se retira dans ses appartements.

— Demandez à la damoiselle Varaile, dit-il au majordome Nilgir Sumanand, si elle accepte de dîner ce soir avec le Coronal.

Elle était aussi belle que dans les souvenirs de Prestimion ; plus belle encore. Mais elle avait changé. Il y avait quelque chose de différent dans l’expression de son regard et dans sa mâchoire, et elle gardait les lèvres pincées d’une manière que Prestimion ne lui avait jamais vue.

Varaile, qui n’était encore qu’une jeune fille quand il l’avait vue à Stee, pour la première fois, avait maintenant passé le cap des vingt ans. Peut-être les derniers vestiges de l’adolescence étaient-ils en train de s’effacer dans la transition vers l’âge adulte. Mais non… non, il semblait y avoir autre chose.

De la nervosité, sans doute, se dit Prestimion. Elle, d’humble extraction ; lui, le souverain. Elle, une femme ; lui, un homme. Seuls dans les appartements privés du Coronal. Ils se connaissaient à peine et pourtant, lors de leur dernière rencontre, ils avaient conclu une manière d’accord que ni l’un ni l’autre n’avait voulu formuler, mais qui impliquait clairement une union future. Au long des mois qui venaient de s’écouler, ils avaient tous deux eu largement le temps de tourner et retourner dans leur tête les quelques mots échangés après la réception royale où le père de la jeune fille avait été honoré.

Pour la mettre à l’aise, il entama la conversation sur un ton qu’il espérait assez badin.

— J’avais dit, la dernière fois que nous nous sommes vus, que nous dînerions ensemble dès mon retour du Labyrinthe. J’avais malheureusement omis d’ajouter que je descendrais jusqu’à Sippulgar avant de revenir au Château.

— Je commençais à me poser des questions à mesure que les semaines s’écoulaient, monseigneur. Mais le seigneur Navigorn m’a informée que vous prolongiez votre voyage et que vous ne seriez peut-être pas de retour avant plusieurs mois. Il a ajouté que c’était une mission de la plus haute importance, qui vous conduirait aux limites du continent.

— Navigorn vous a-t-il dit jusqu’où j’allais et pourquoi ?

— Oh ! non ! s’écria-t-elle, visiblement surprise. Et je n’ai rien demandé. Je n’ai pas à être dans le secret des affaires du royaume ; je ne suis qu’une simple citoyenne, monseigneur.

— Certes, mais vous êtes aussi aujourd’hui une dame de la cour. Les dames de la cour apprennent bien des choses dont les simples citoyennes n’ont jamais connaissance, même en rêve.

C’était dit sur le ton de la plaisanterie, mais Varaile ne se dérida point. Il y a décidément quelque chose qui ne va pas, se dit Prestimion. Une certaine tension était inévitable dans les circonstances de cette soirée ; il n’y échappait pas lui-même. Mais Prestimion avait été impressionné lors de leurs précédentes rencontres par le calme étonnant de Varaile, son exceptionnelle maîtrise de soi pour une personne de son âge. Elle donnait l’impression qu’aucune situation, aussi délicate fut-elle, ne lui serait impossible à contrôler. La jeune femme au visage fermé qui se tenait face à lui était raide et mal à l’aise ; sur ses gardes, elle semblait peser chaque mot qu’elle prononçait.

— Quoi qu’il en soit, reprit-elle, j’ai pensé qu’il serait déplacé de poser des questions. Puis-je maintenant me permettre de demander si ce voyage a été fructueux ?

— Oui et non. Mon entretien avec le Pontife s’est bien passé. Après quoi, j’ai visité des lieux étranges et intéressants, j’ai rencontré ceux qui en ont la charge ; de cela aussi je suis satisfait. Mais je poursuivais un autre but : retrouver la trace d’un puissant seigneur dont le comportement met en péril la stabilité du royaume. Savez-vous de qui je parle, Varaile ? Non ? Vous l’apprendrez un jour ou l’autre. Quoi qu’il en soit, je ne l’ai pas retrouvé. Il est passé à travers les mailles de notre filet.

— J’en suis navrée, monseigneur !

— Moi aussi, croyez-le.

L’attention de Prestimion fut attirée par la simplicité et la sobriété de sa mise : une robe de soirée convenant à un tête-à-tête avec le Coronal, mais d’un beige terne qui semblait mal assorti à son teint éclatant, et pour tout bijou un fin bracelet d’argent. Quant à sa magnifique chevelure, elle était ramassée derrière la tête d’une manière qui ne la mettait pas en valeur.

Ces retrouvailles longtemps attendues prenaient un tour peu prometteur. Un peu de vin et de nourriture permettraient peut-être de détendre l’atmosphère ; Prestimion appela Nilgir Sumanand.

Le majordome avait tout préparé dans l’antichambre : un festin digne d’un roi. Mais Varaile ne faisait que picorer et buvait du bout des lèvres.

— Il semble y avoir un problème, Varaile, dit enfin Prestimion, après avoir essayé à plusieurs reprises de ranimer une conversation languissante. Que se passe-t-il ? Vous semblez à des années-lumière d’ici.

— Vraiment, monseigneur ? Je ne saurais trop vous remercier de cette invitation et je ne voudrais pas…

— Appelez-moi Prestimion.

— Monseigneur ! Comment pourrais-je ?

— Facilement : c’est mon nom. Un peu long peut-être, mais pas difficile à prononcer : Pres-ti-mion. Essayez.

— Ce n’est pas bien, monseigneur, répondit-elle, au bord des larmes. Vous êtes le Coronal et je ne suis personne. Et puis, nous nous connaissons à peine. Vous appeler par votre prénom, comme cela…

— N’en parlons plus.

Il commençait à ressentir un certain agacement. Était-ce pour l’humeur maussade de Varaile et sa froideur ou pour la maladresse avec laquelle il conduisait cette conversation, il n’aurait su le dire.

— Je vous ai demandé il y a une minute, reprit-il non sans brusquerie, de me dire ce qui n’allait pas. Vous avez éludé la question. Avez-vous peur de moi ? Ou considérez-vous qu’il n’est pas séant que nous soyons seuls ce soir ?… Par le Divin, Varaile, vous n’êtes pas tombée amoureuse d’un autre pendant mon absence ?

Il vit à son expression que ce n’était pas cela non plus.

— Vous avez changé pendant que j’étais loin du Château, reprit-il. Dites-moi ce qui s’est passé.

Elle hésita avant de répondre.

— C’est mon père, dit-elle enfin, d’une voix si faible qu’il eut de la peine à comprendre.

— Votre père ? Que lui est-il arrivé ?

Varaile détourna la tête ; une dizaine de folles suppositions traversèrent l’esprit de Prestimion en même temps. Simbilon Khayf était-il gravement malade ? Mort, même ? Avait-il fait faillite du jour au lendemain à la suite de l’échec d’une de ses misérables combines ? Ou encore mis Varaile en garde contre des avances du jeune et séduisant Coronal ?

— Il a perdu l’esprit, monseigneur. Ce fléau… cette folie qui s’empare de la planète…

— Non ! Lui aussi !

— Tout est allé très vite. Il était à Stee quand cela a commencé et moi au Château, bien sûr. J’ai eu de ses nouvelles ; tout allait bien. Il avait des transactions en vue, il voyait ses agents, ses mandataires, il s’apprêtait à prendre le contrôle d’une société, enfin, ses activités habituelles. Le lendemain, tout avait changé. Vous vous souvenez de ses cheveux, sa grande fierté ? Prokel Ikabarin, son bras droit, est toujours le premier au bureau, le matin. En arrivant ce jour-là, Prokel Ikabarin a trouvé mon père agenouillé devant son bureau, en train de se couper les cheveux. Il a demandé à Prokel Ikabarin de l’aider et lui a tendu les ciseaux pour dégager les endroits qu’il ne pouvait atteindre. Il ne restait plus grand-chose à couper.

À ces mots, une violente envie de rire saisit Prestimion. Il tourna la tête pour dissimuler son visage à Varaile.

L’extravagant et ridicule amoncellement de cheveux argentés du banquier n’était plus qu’un souvenir ? Il avait le crâne rasé ? Quelle folie plus savoureuse aurait pu frapper Simbilon Khayf ?

Mais le pire était à venir.

— Quand tous ses cheveux ont été coupés, reprit Varaile, il a annoncé que sa vie avait été un gâchis désastreux, qu’il se repentait de sa cupidité, qu’il devait distribuer sans attendre ses richesses aux pauvres et consacrer sa vie à la méditation et à la prière. Là-dessus, il a envoyé Prokel Ikabarin chercher ses plus proches conseillers et a entrepris de faire don de ses biens aux organisations charitables dont le nom lui venait à l’esprit. Il a cédé la moitié de sa fortune en dix minutes. Puis il est parti demander l’aumône dans la ville en robe de mendiant.

— Ce que vous dites n’est pas facile à croire, Varaile.

— Pensez-vous que ce le fut pour moi, monseigneur ? Je sais quel genre d’homme était mon père ; je ne me suis jamais fait la moindre illusion sur lui. Mais il ne m’appartenait pas de lui faire la morale et je ne crachais pas sur les richesses. Quand on est venu m’en informer au Château – je suis restée ici pendant toute votre absence, monseigneur –, quand on est venu me dire que mon père parcourait les rues de Stee en guenilles et qu’il mendiait aux passants quelques pesants de cuivre pour son prochain repas, j’ai d’abord cru à une mauvaise plaisanterie. Et puis… et puis d’autres nouvelles sont arrivées et je me suis rendue à Stee pour voir par moi-même…

— Il a tout donné ? L’hôtel particulier aussi ?

— Il avait oublié l’hôtel particulier. Heureusement, sinon que seraient devenus tous nos domestiques, jetés à la rue du jour au lendemain ? Voulait-il faire d’eux aussi des mendiants ? Non, il n’a pas pu distribuer tous ses biens ; il avait le cerveau trop embrumé. Des milliers de royaux sont partis… des millions peut-être, mais il en reste beaucoup. Il contrôle encore des dizaines de sociétés, des banques sur toute la planète, de vastes domaines dans sept ou huit provinces. Mais il est devenu inapte à gérer ses biens. J’ai dû prendre un administrateur ; je ne peux pas le faire toute seule, comprenez-vous ? Et il est fou, il est complètement fou ! Oh ! Prestimion, Prestimion ! J’avais conscience de tous les défauts de mon père : sa vanité, son avidité, la dureté avec laquelle il traitait ceux qui se mettaient en travers de sa route. Mais… mais c’est mon père, Prestimion. Je l’aime et ce qui lui est arrivé est tellement affreux…

Il n’avait pas échappé à Prestimion que Varaile commençait à l’appeler par son prénom.

— Où est-il en ce moment ?

— Au Château. J’ai demandé au seigneur Navigorn de le faire venir ici ; s’il était resté dans les rues de Stee, on lui aurait fait du mal. Il est logé dans une aile du Château, sous bonne garde. Je vais le voir tous les jours, mais c’est à peine s’il me reconnaît. Je crois qu’il ne sait plus qui il est. Ni qui il était.

— Permettez-moi de vous accompagner demain.

— Croyez-vous vraiment qu’il soit utile de…

— Oui. C’est votre père. Et vous êtes…

Inutile d’achever sa phrase. Les barrières élevées entre eux par Varaile avaient disparu ; l’expression de son regard était totalement différente.

Le moment est venu, se dit Prestimion, de rendre les choses parfaitement claires entre nous.

— En vous invitant ce soir, mon intention était de faire une sorte de discours sur l’importance de passer plus de temps ensemble, d’apprendre à nous connaître et ainsi de suite. Il n’y aura pas de discours. J’ai eu largement le temps, au long de tous ces mois où j’ai visité des endroits comme Ketheron, Arvyanda ou Sippulgar, d’apprendre à vous connaître.

— Prestimion… ? murmura-t-elle avec appréhension.

Les mots franchirent les lèvres de Prestimion en se bousculant.

— J’ai vécu assez longtemps seul. Un Coronal a besoin d’une compagne. Je vous aime, Varaile. Épousez-moi. Soyez ma reine. Je vous préviens, il ne sera pas facile d’être la femme du Coronal. Mais vous êtes celle que j’ai choisie. Épousez-moi, Varaile.

— Monseigneur… fit-elle d’une voix tremblante.

— Vous m’appeliez Prestimion il y a un moment.

— Oh ! oui, Prestimion ! Oui ! Oui !

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