L’action la plus infime d’un monarque, son plus léger toussotement, a des conséquences quelque part dans le monde. Quant à ses hauts faits, ils se répercutent à jamais dans le cosmos.
La cérémonie du sacre, avec ses antiques incantations, ses serments rituels et ses sonneries de trompette, qui avait atteint son point culminant avec l’élévation de la couronne et la présentation de la robe royale, était terminée depuis cinquante minutes. Un laps de temps de quelques heures précédait dans le programme des festivités le banquet de célébration du couronnement. Il y avait du remue-ménage et une activité trépidante d’un bout à l’autre de la gigantesque construction qui, à compter de ce jour, allait porter pour toute la planète le nom de Château de lord Prestimion, tandis que les milliers d’invités et les milliers de domestiques se préparaient pour le grand repas d’apparat du soir. Seul le nouveau Coronal s’était isolé au cœur d’une sphère de silence vibrant.
Après les combats et les bouleversements de la guerre civile, après l’usurpation, les batailles, les défaites et l’immense chagrin, l’heure de la victoire était venue. Enfin sacré Coronal de Majipoor, Prestimion était impatient de s’atteler à ses nouvelles tâches.
Mais, à son grand étonnement, quelque chose de gênant, de profondément perturbant, s’était fait jour en lui en cette heure glorieuse. Le sentiment de soulagement et de réussite qu’il avait éprouvé en sachant que son règne commençait enfin était amoindri par un malaise diffus. Pourquoi donc ? Par quoi ce malaise pouvait-il être provoqué ? À l’heure du triomphe, il aurait dû ressentir une joie sans mélange. Et pourtant…
Au milieu de l’allégresse générale, un désir ardent de solitude s’était emparé de lui à la fin de la cérémonie du sacre. Il s’était retiré brusquement pour se barricader dans l’immensité de la Grande Salle de lord Hendighail où il pouvait être seul. C’est dans cette vaste pièce que le flot ininterrompu de présents en l’honneur du nouveau Coronal arrivant depuis un mois, un fleuve de merveilles convergeant vers le Château en provenance de toutes les provinces de Majipoor, était rassemblé en piles majestueuses.
Prestimion avait une idée très vague de l’époque à laquelle lord Hendighail avait vécu – sept, huit, neuf cents ans auparavant, quelque chose comme cela – et pas la moindre de ce qu’avaient été sa vie et ses réalisations. À l’évidence, ce Coronal avait voulu faire les choses à une échelle colossale. La Salle Hendighail était l’une des plus grandes pièces de l’énorme Château, un espace gigantesque dix fois plus long que large et haut en proportion, avec un plafond lambrissé de bois rouge de ghakka soutenu par des voûtes ogivales de pierre noire dont les motifs ornementaux délicatement entrelacés se perdaient très haut dans la pénombre.
Le Château était une ville en soi, avec ses quartiers centraux animés et d’autres, à la périphérie, anciens et à demi oubliés. Lord Hendighail y avait fait bâtir sa salle sur le versant nord du Mont, le moins favorisé, le côté obscur. Prestimion, qui avait pourtant passé la majeure partie de sa vie sur le Mont du Château, n’avait pas souvenir d’être jamais entré dans la Salle Hendighail. À l’époque moderne, elle servait essentiellement de lieu de dépôt où étaient conservés les objets n’ayant pas encore trouvé leur place. C’est à quoi elle était employée ces derniers temps : un entrepôt pour les présents envoyés du monde entier au nouveau Coronal.
La salle était remplie d’une stupéfiante profusion d’objets, un fantastique étalage des couleurs et des merveilles de Majipoor. La coutume voulait, à l’occasion de l’accession au trône d’un nouveau monarque, que les myriades de cités, de villes et de villages de la planète rivalisent de générosité pour lui offrir des splendeurs. Cette fois – à en croire les anciens, ceux dont les souvenirs remontaient à plus de quarante ans, à la date du dernier sacre –, elles s’étaient surpassées. Le nombre des cadeaux déjà arrivés était trois, cinq, dix fois supérieur à ce qui était attendu. Prestimion était ébloui et abasourdi par une telle profusion.
Il avait espéré que l’inspection de ce flot de présents venus des provinces les plus reculées de la planète lui remonterait le moral dans ces moments d’inexplicable tristesse. Le but de ces cadeaux n’était-il pas de faire savoir au nouveau Coronal que Majipoor se réjouissait de son avènement ?
Mais, à son grand désarroi, il découvrit aussitôt qu’ils produisaient sur lui l’effet inverse. Il y avait dans cette pléthore même quelque chose de gênant, de malsain. Ce qu’il aurait voulu que la population lui dise, c’est qu’elle était heureuse qu’un jeune, hardi et vigoureux Coronal prenne au sommet du Mont du Château la place de lord Confalume, las et vieillissant. Mais cet invraisemblable torrent de cadeaux coûteux constituait une manifestation exagérée de gratitude. Il était excessif ; il était disproportionné ; il montrait que son avènement suscitait par toute la planète une allégresse effrénée, sans rapport avec l’événement à proprement parler.
Cette réaction universelle le plongeait dans un abîme de perplexité. Le peuple ne pouvait être aussi impatient de voir partir lord Confalume. Il avait aimé lord Confalume qui avait été un grand Coronal en son temps, même si tout le monde savait que ce temps était révolu, que le moment était venu pour quelqu’un de nouveau et de plus dynamique d’occuper le siège du pouvoir royal et que Prestimion était l’homme de la situation. Cette profusion de présents à l’occasion de la transmission des pouvoirs semblait être presque autant l’expression d’un soulagement qu’une marque de joie.
Soulagement de quoi ? se demanda Prestimion. Qu’est-ce qui avait déclenché une telle jubilation débridée frisant l’hystérie collective ?
La guerre civile sans pitié qui venait de se dérouler avait eu une heureuse issue. Était-ce la raison de cette allégresse ?
Non. Non.
Les habitants de Majipoor ne pouvaient rien savoir de la succession d’événements étranges – la conspiration, l’usurpation, le conflit sanglant qui avait suivi – ayant mené Prestimion au trône après maints détours. Tout avait été effacé de la mémoire du monde sur l’ordre de Prestimion. Pour les milliards d’habitants, il n’y avait pas eu de guerre civile. Le court règne illégitime du Coronal autoproclamé lord Korsibar avait disparu de leurs souvenirs comme s’il n’avait jamais existé. Dans l’esprit du peuple, lord Confalume avait succédé au vieux Pontife Prankipin à sa mort tandis que Prestimion accédait sereinement et paisiblement au trône du Coronal si longtemps occupé par Confalume.
Alors, pourquoi un tel débordement d’enthousiasme ? Pourquoi ?
Sur les quatre côtés de l’immense salle était empilée la stupéfiante multitude de présents, encore dans leur emballage pour la plupart, des montagnes de trésors s’élevant vers les lointaines solives. Toutes les pièces rarement utilisées de cette aile septentrionale du Château étaient bourrées de caisses en provenance des régions les plus reculées dont le nom ne disait rien ou presque à Prestimion. Il se rappelait en avoir vu certains sur des cartes, mais n’avait jamais entendu parler des autres. Des cargaisons de présents continuaient d’arriver ; les domestiques du Château ne savaient plus où donner de la tête.
Et ce qui s’étalait devant ses yeux ne représentait qu’une fraction de ce qui était arrivé. Il y avait aussi les cadeaux vivants. Les habitants des provinces avaient fait don d’une extraordinaire collection d’animaux, toute la population d’un zoo, les créatures les plus étranges qui se puissent trouver sur Majipoor. Ils n’avaient pas été rassemblés, dans le Château, le Divin en soit loué ! Il y avait aussi des plantes bizarres destinées au jardin du Coronal. Prestimion en avait vu certaines la veille : d’énormes arbres aux feuilles argentées pareilles à des sabres luisants, des cactées aux formes grotesques, aux feuilles pointues entortillées, deux plantes-bouches carnivores de Zimroel à l’aspect sinistre, faisant claquer leurs mâchoires centrales pour montrer qu’elles étaient affreusement avides d’être nourries, et un bac de porphyre sombre empli de gambeliavos translucides de la côte septentrionale de Stoienzar, qui donnaient l’impression d’être faits de verre filé et émettaient de doux soupirs argentins quand on passait la main sur eux. Il y en avait encore beaucoup d’autres, des merveilles botaniques en quantité innombrable, entreposées ailleurs.
Le volume de tous ces présents, l’espace qu’ils occupaient étaient si vertigineux que Prestimion avait de la peine à se les représenter.
Il avait l’impression que ce gigantesque entassement d’objets était Majipoor elle-même, dans son immensité et sa complexité, comme si la planète géante, la plus grande de la galaxie, parvenait ce jour-là à loger dans cette unique salle. Debout au milieu des montagnes de présents, il se sentait écrasé par cet invraisemblable étalage, cette stupéfiante, extravagante prodigalité. Il savait qu’il aurait dû en éprouver du plaisir, mais la seule émotion qu’il ressentait, environné par la multitude de preuves tangibles de sa grandeur récente, était une sorte de désarroi qui le paralysait. Ce sentiment de vide inattendu, déconcertant, qu’il avait senti monter au long de l’interminable cérémonial ayant fait de lui le Coronal de Majipoor le laissait mystérieusement attristé et assombri dans ce qui aurait dû être l’heure de son triomphe et menaçait maintenant d’envahir toute son âme.
Comme dans un rêve, Prestimion parcourut la salle, examinant au hasard certains des paquets déballés par les domestiques.
Il vit un coussin chatoyant de cristal à travers lequel on distinguait un paysage rural avec tous ses détails, verts tapis de mousse, arbres au feuillage d’un jaune vif, toitures de tuiles rouges d’une ville pimpante qui lui était inconnue, aussi précis que si l’endroit représenté était véritablement contenu dans le minéral. Un rouleau de parchemin joint au cristal expliquait que c’était le cadeau du village de Glau, dans la province de Thelk Samminon, à l’ouest de Zimroel. Il était accompagné d’une couverture écarlate de brocart tissée, s’il fallait en croire le parchemin, avec la soie des vers d’eau de la région.
Il vit un coffret débordant de gemmes multicolores qui émettaient des pulsations de lumières dorée, bronze, pourpre et cramoisie semblables au plus beau des couchers de soleil. À côté, une cape lustrée de plumes bleu de cobalt – les plumes des fameux scarabées de feu de Gamarkain, disait une note explicative, ces insectes géants ressemblant à des oiseaux et qui étaient invulnérables au contact des flammes. Celui qui porterait la cape le serait aussi. Plus loin, cinquante morceaux du précieux charbon de bois rouge d’Hyanng qui, quand il brûlait, avait le pouvoir de chasser toutes les maladies du corps du Coronal.
Là, un ensemble exquis de figurines amoureusement sculptées dans une pierre verte luisante et translucide. Une étiquette indiquait qu’elles représentaient la faune sauvage du district de Karpash : une douzaine ou plus d’animaux inconnus, extraordinaires, sur lesquels ne manquait pas un détail de la fourrure, des cornes, des griffes. Ils se mirent à s’ébrouer et à galoper en se poursuivant autour du coffre qui les contenait dès que la chaleur du souffle de Prestimion les eut ramenés à la vie. Et là…
Prestimion entendit derrière lui le grincement de la grande porte qui s’ouvrait. Quelqu’un entrait. Il ne pouvait donc jamais être seul, même ici.
Une toux discrète, des pas qui s’approchaient. Il fouilla du regard l’obscurité du fond de la salle.
Une longue silhouette efflanquée avançait vers lui.
— Ah ! Te voilà, Prestimion ! Akbalik m’a dit que tu étais là. Tu fuis toute cette agitation, c’est ça ?
L’homme aux jambes interminables, d’une élégance raffinée, était Septach Melayn, le petit-cousin du duc de Tidias, un bretteur hors pair et l’ami de toujours de Prestimion. Il portait encore sa tenue de cérémonie, une tunique safran ornée de fleurs et de feuilles en broderies dorées et des guêtres serrées par des lacets dorés. La chevelure de Septach Melayn, dorée elle aussi, tombant sur ses épaules en longues boucles soigneusement roulées en spirales, était ornée de trois barrettes d’émeraudes étincelantes. Sa barbiche en pointe, d’un blond roux, était fraîchement taillée.
Il s’arrêta à trois mètres de Prestimion, les poings sur les hanches, considérant avec émerveillement la multitude de présents.
— Eh bien, déclara-t-il, sans cacher sa stupéfaction, te voilà enfin Coronal, Prestimion, après tant de violences. Et cette montagne de trésors est là pour en témoigner.
— Enfin Coronal, oui, fit Prestimion d’une voix sépulcrale.
Le front de Septach Melayn se plissa.
— Que d’aigreur dans ta voix ! Tu règnes sur la planète et cela ne semble pas particulièrement te faire plaisir. Après tout ce que nous avons enduré pour t’amener si haut !
— Plaisir ? lança Prestimion avec un petit rire. Quel plaisir y a-t-il dans tout cela, Septach Melayn. Dis-le-moi, veux-tu ?
Il perçut brusquement un étrange élancement derrière son front. Il sentait quelque chose poindre en lui, quelque chose de sombre, une flambée de fureur et d’hostilité dont il n’avait jamais soupçonné l’existence. Soudain, à son profond étonnement, il donna libre cours à un impétueux torrent d’amertume d’une singulière violence.
— Je règne sur la planète, dis-tu ? Qu’est-ce que cela signifie ? Je vais t’expliquer, Septach Melayn. Ce sont des années et des années de dur labeur qui m’attendent, jusqu’à ce que je sois devenu aussi racorni qu’un vieux bout de cuir et puis, quand Confalume rendra enfin le dernier soupir, j’irai finir ma vie dans l’obscurité du sinistre Labyrinthe, sans plus jamais revoir la lumière du jour. Quel plaisir, je te le demande ? Où ?
Septach Melayn en resta bouche bée de stupéfaction. L’espace d’un instant, il parut incapable de proférer un son. Il n’avait jamais vu le Prestimion qui se tenait devant lui.
— Dans quelles sombres dispositions êtes-vous le jour de votre sacre, monseigneur ! réussit-il enfin à articuler.
Prestimion n’en revenait pas lui-même de son explosion de rage et de peine. J’ai tort de me conduire de cette manière, songea-t-il, confus. C’est folie de parler ainsi ; je dois faire quelque chose pour rendre plus léger le ton de cette conversation. Il fit un grand effort pour essayer de redevenir lui-même.
— Ne m’appelle pas « monseigneur », Septach Melayn, fit-il sur un ton totalement différent, teinté d’irrévérence. Pas en privé, en tout cas. Cela fait guindé et contraint. Et obséquieux.
— Mais tu es le Coronal. Je me suis battu de toutes mes forces pour que tu le deviennes ; mes cicatrices en témoignent.
— Pour toi, je suis encore Prestimion.
— D’accord, Prestimion. Très bien, Prestimion. Comme monseigneur Prestimion le voudra.
— Par le Divin, Septach Melayn ! s’écria Prestimion avec un petit sourire d’exaspération à cette pointe malicieuse.
Mais que pouvait-il attendre d’autre de Septach Melayn que frivolité et taquinerie ?
Septach Melayn lui rendit son sourire. Ils s’efforçaient maintenant tous deux de faire comme si l’accès d’humeur de Prestimion n’avait jamais eu lieu.
D’un geste nonchalant, presque indolent, Septach Melayn tendit le doigt vers le Coronal.
— Quel est cet objet que tu tiens, Prestimion ?
— Ça ? Eh bien, c’est… c’est…
Prestimion examina le rouleau de cuir fauve qui y était attaché.
— Une baguette taillée dans une corne de gamelipam, expliqua-t-il. Elle doit changer de couleur, de dorée devenir d’un noir teinté de pourpre quand on la fait passer au-dessus d’un mets contenant du poison.
— Tu y crois, n’est-ce pas ?
— Les habitants de Bailemoona y croient, en tout cas. Et ça… regarde, Septach Melayn, il est écrit que c’est une cape tissée avec la fourrure du ventre d’un kuprei des glaces, qui vit sur les pics enneigés des Gonghars.
— Cette espèce, me semble-t-il, a disparu.
— Ce serait fort regrettable, répliqua Prestimion en caressant distraitement l’épaisse et soyeuse fourrure. C’est si doux au toucher… Et là, poursuivit-il en posant la main sur un paquet carré, fermé par des liens ouvragés, nous avons une offrande venue du Sud, des bandes de l’écorce odoriférante du quinoncha, un arbre très rare. Cette magnifique coupe est façonnée dans le jade de Vyrongimond, une roche si dure qu’il faut la moitié d’une vie pour polir un objet de la taille d’un poing d’homme. Quant à cela…
Prestimion était aux prises avec une caisse à demi ouverte d’où dépassait une merveille chatoyante d’argent et de cornaline. C’était comme si, en fourrageant avec fébrilité dans ces caisses, il cherchait à se débarrasser de l’humeur maussade et de l’état d’abattement qui l’avaient poussé à se retirer dans cette salle.
Mais il ne pouvait abuser Septach Melayn. Pas plus que Septach Melayn ne pouvait conserver son indifférence étudiée devant l’angoisse qu’il avait perçue chez son ami.
— Prestimion ?
— Oui.
L’escrimeur avança d’un ou deux pas, dominant Prestimion de sa haute taille. Le Coronal était un homme trapu, large de carrure mais court de stature, au contraire de Septach Melayn, si mince, aux membres si allongés qu’il en paraissait presque fluet. Mais il n’en était rien.
— Tu n’es pas obligé de tous me les montrer, fit-il doucement.
— Je croyais que cela t’intéresserait.
— Dans une certaine mesure, répondit Septach Melayn, mais seulement dans une certaine mesure. Prestimion, poursuivit-il d’une voix encore plus douce, pourquoi t’es-tu réfugié en cachette dans cette salle ? Certainement pas pour te délecter de la vue de tous ces présents. Il n’a jamais été dans ta nature de convoiter ni de caresser de simples objets.
— Ce sont de très beaux et très curieux objets, répliqua fermement Prestimion.
— Assurément. Mais tu devrais être en train de t’apprêter pour le banquet de ce soir au lieu d’errer seul dans cet entrepôt de curiosités. Et ces étranges propos que tu as tenus il y a quelques minutes… ce cri de douleur, ces plaintes amères. J’ai essayé de les mettre sur le compte d’un moment d’aberration, mais ils ne cessent de se répercuter dans mon esprit. Quel est le sens de tout cela ? Étais-tu sincère en te lamentant sur le fardeau du pouvoir ? Je n’aurais jamais cru entendre de tels mots dans ta bouche. Tu es le Coronal maintenant, Prestimion ! Tu es au faîte de l’ambition de tout homme. Ton règne sera glorieux ; ce devrait être le plus beau jour de ta vie.
— Cela devrait l’être, en effet.
— Et pourtant… tu viens te retirer dans cette salle sinistre pour broyer du noir dans la solitude, tu joues avec ces jolies babioles au moment où tes rêves se réalisent, tu te lamentes sur ton sort royal comme si c’était une malédiction prononcée contre toi…
— Une humeur passagère.
— Alors, laisse-la passer, Prestimion. Laisse-la passer ! C’est un jour de réjouissances ! Il y a deux heures à peine, au pied du trône de Confalume, tu ceignais la couronne à la constellation et maintenant… maintenant… si tu voyais ton visage, cette tristesse qui l’assombrit, ce regard morne et tragique…
Prestimion lui adressa un sourire exagérément comique, en découvrant toutes ses dents et en écarquillant les yeux.
— Alors ? C’est mieux ?
— Pas vraiment. Tu ne m’auras pas comme ça, Prestimion. Qu’est-ce qui peut bien t’affliger à ce point un jour comme aujourd’hui ? Je crois le savoir, poursuivit-il après un silence, en voyant que Prestimion ne répondait pas.
— Comment pourrais-tu ne pas le savoir ?… Je pensais à la guerre, ajouta-t-il, sans laisser à Septach Melayn le temps de dire quoi que ce fût.
Septach Melayn le regarda d’un air de surprise. Mais il se ressaisit rapidement.
— Ah ! la guerre. La guerre, bien sûr, Prestimion. Elle nous a tous marqués. Mais la guerre est finie et oubliée. À part Gialaurys et nous deux, pas un seul être au monde n’en a gardé la mémoire. Tous ceux qui sont aujourd’hui rassemblés au Château pour le cérémonial du sacre n’ont pas le moindre souvenir de cet autre couronnement qui a eu lieu ici même il n’y a pas si longtemps.
— Mais nous trois, nous nous en souvenons. La guerre restera à jamais gravée dans notre esprit. Ce gâchis. Cette inutilité. Ces destructions. Ces morts. Tant de morts. Svor, Kanteverel, mon frère Taradath, le comte Kamba de Mazadone, mon maître dans l’art du tir à l’arc, Iram, Mandrykarn, Sibellor. Et des centaines, des milliers d’autres.
Prestimion ferma les yeux un instant et détourna la tête.
— Je les déplore toutes, reprit-il, toutes ces morts. Même celle de Korsibar, ce pauvre fou tombé dans l’erreur.
— Il y a un nom que tu as passé sous silence, fit Septach Melayn. Et pas le moins important.
Délicatement, comme on incise une plaie infectée, il le prononça.
— Je parle de sa sœur, lady Thismet.
— Thismet, oui.
Le nom qu’il était impossible de taire, malgré tous les efforts de Prestimion. Il était presque incapable de parler d’elle, mais elle n’était jamais longtemps absente de ses pensées.
— Je connais ton chagrin, reprit Septach Melayn. Je le comprends. Le temps le guérira.
— Crois-tu ? Est-ce possible ?
Ils gardèrent le silence un moment. Par son seul regard, Prestimion fit comprendre qu’il ne souhaitait pas en dire plus sur Thismet et le silence se prolongea.
— Tu sais que je me réjouis d’être Coronal, reprit enfin Prestimion quand le poids du silence devint trop lourd. Sois-en assuré. C’était mon destin de monter sur le trône. C’est ce pour quoi le Divin m’a façonné. Mais fallait-il qu’il y eût tant de sang versé pour permettre mon avènement ? Était-ce nécessaire ? Mon accession au trône est souillée par tout ce sang.
— Qui sait ce qui est nécessaire et ce qui ne l’est pas, Prestimion ? Les choses se sont passées ainsi, c’est tout. Le Divin a voulu qu’il en aille de cette manière et nous avons fait de notre mieux, Gialaurys, Svor, toi et moi pour rétablir l’unité de la planète. La guerre est oubliée ; nous avons fait ce qu’il fallait pour cela. Nous sommes les seuls à savoir qu’elle a eu lieu. Pourquoi choisir ce jour pour déterrer tout cela ?
— Un sentiment de culpabilité, peut-être, de monter sur le trône en enjambant les corps de tant d’hommes de qualité.
— De culpabilité ? De culpabilité, Prestimion ? Quelle culpabilité ? Cet idiot de Korsibar porte seul la responsabilité de la guerre ! Il s’est rebellé contre la loi et la tradition ! Il a usurpé le trône ! Comment peux-tu parler de culpabilité alors qu’il est seul…
— Non. Tout le monde, d’une manière ou d’une autre, doit avoir eu sa part de responsabilité pour attirer une telle malédiction sur la planète.
Septach Melayn écarquilla derechef de surprise ses yeux d’un bleu très pâle.
— Quelles sont ces absurdités mystiques, Prestimion ? Comment peux-tu parler sérieusement de malédiction et accepter d’assumer la plus petite parcelle de responsabilité pour cette guerre ? Le Prestimion que je connaissais naguère était un homme rationnel. Jamais il n’aurait proféré de telles inepties, même en manière de plaisanterie. Jamais elles ne lui seraient venues à l’esprit… Écoute-moi : cette guerre est l’œuvre de Korsibar. De Korsibar. Il en est seul coupable, lui et personne d’autre. Le passé est le passé, tu es le nouveau monarque de Majipoor et la paix règne enfin sur la planète.
— Soit, fit Prestimion en souriant. Tu as raison. Pardonne-moi cet accès de mélancolie, mon vieil ami. Tu me verras ce soir en plus joyeuse disposition pour le banquet du couronnement. Je te le promets.
Il commença à aller et venir au milieu des caisses scellées, les effleurant au passage.
— Mais pour l’instant, Septach Melayn, tous ces présents, cette salle remplie de cadeaux… si tu savais comme cela m’oppresse ! Ils pèsent sur moi comme le poids du monde ! J’aurais dû tout faire sortir pour le brûler, ajouta-t-il avec une grimace.
— Prestimion…, commença Septach Melayn d’un ton réprobateur.
— Pardonne-moi encore. Je me répands trop facilement en lamentations aujourd’hui.
— Assurément, monseigneur.
— Je devrais me réjouir de ces présents, j’imagine, au lieu d’en faire une source de préoccupation. Voyons si nous pouvons y trouver de quoi nous distraire. J’ai grand besoin de distraction en ce moment, Septach Melayn.
Prestimion s’éloigna et se mit à marcher entre les rangées de colis empilés, s’arrêtant de loin en loin pour regarder à l’intérieur de ceux qui étaient ouverts. Un globe de feu. Une écharpe multicolore dont les teintes changeaient constamment. Une fleur façonnée dans un bronze précieux, des profondeurs duquel montait le long des pétales un chant grave d’une grande beauté. Un oiseau sculpté dans une pierre vermillon, qui remuait la tête de côté et d’autre en poussant des cris indignés. Un chaudron de jade rouge aux bords festonnés, chaud et doux comme du satin au toucher.
— Regarde, lança Prestimion en déballant un sceptre en os de dragon de mer ciselé avec une habileté infinie. Il vient de Piliplok. Regarde, là, comme il est joliment entouré de…
— Tu devrais sortir d’ici maintenant, coupa sèchement Septach Melayn. Ces objets attendront. Il faut que tu t’habilles pour le banquet.
Oui, il avait raison. Il n’était pas bien de se claquemurer dans cette salle. Prestimion savait qu’il devait chasser la tristesse et l’abattement qui l’accablaient depuis plusieurs heures et lui ressemblaient si peu, s’en débarrasser comme d’une cape bonne à jeter. Il lui faudrait montrer aux convives du banquet le visage radieux, seyant à un Coronal fraîchement intronisé.
Oui. Oui. C’est ce qu’il allait faire.
Prestimion et Septach Melayn sortirent ensemble de la Salle Hendighail. Les deux grands Skandars à l’imposante carrure qui montaient la garde devant la porte saluèrent fébrilement, avec force symboles de la constellation, le Coronal qui les remercia d’un mouvement de tête et d’un petit geste de la main. À l’instigation de Prestimion, Septach Melayn lança à chacun d’eux une pièce d’argent.
Mais à mesure qu’il avançait dans les innombrables passages sinueux et les couloirs venteux de l’aile nord du Château, Prestimion se sentait retomber dans la morosité. Retrouver la sérénité se révélait plus difficile qu’il ne l’avait imaginé. Il ne parvenait pas à se débarrasser de ce voile sombre qui obscurcissait son âme.
Il aurait dû être élevé sur le trône du Coronal sans difficultés, lui qui avait été choisi d’une manière indiscutable par son prédécesseur, lord Confalume. Il était entendu par tout le monde que la couronne lui reviendrait à la mort de Prankipin, le vieux Pontife, quand lord Confalume irait s’établir dans le Labyrinthe pour assumer la charge de monarque suprême. Mais quand Prankipin avait enfin rendu l’âme, c’est Korsibar, le fils de Confalume, à l’imposante prestance mais à l’esprit lourd, qui s’était emparé du pouvoir sous la pression d’une poignée de sinistres compagnons de son entourage et avec l’aide d’un mage tout aussi sinistre. La loi interdisant au fils d’un Coronal de succéder à son père sur le trône, une guerre civile avait éclaté, à l’issue de laquelle Prestimion avait fini par reprendre possession du trône qui lui était promis.
Mais ces destructions inutiles… toutes ces vies perdues… cette terrible cicatrice marquant la longue et paisible histoire de Majipoor…
Prestimion avait guéri cette blessure, du moins l’espérait-il, en prenant la décision radicale, avec l’aide d’une phalange de sorciers, d’effacer de la mémoire de l’ensemble de la population de la planète tout souvenir du conflit. À l’exception de lui-même et de ses deux compagnons d’armes survivants, Gialaurys et Septach Melayn.
Mais une autre cicatrice ne guérirait jamais, ne pourrait jamais s’effacer. Celle de la blessure qu’il avait reçue au moment crucial de la bataille décisive. Une blessure au cœur : la mort de lady Thismet, la sœur jumelle du rebelle Korsibar, le grand amour de Prestimion, poignardée par le sorcier Sanibak-Thastimoon. La magie avait été impuissante à ramener Thismet à la vie et nul ne la remplacerait dans le cœur de Prestimion. Il n’y avait plus qu’un grand vide là où leur amour s’était épanoui. À quoi cela lui avait-il servi de devenir Coronal si, en accédant au trône, il avait perdu la personne qui lui était la plus chère au monde ?
Prestimion et Septach Melayn arrivèrent à l’entrée de la cour menant à la Tour de lord Thraym, où la plupart des Coronals de l’époque moderne avaient eu leurs appartements privés.
— Dois-je te quitter ici, Prestimion ? demanda Septach Melayn en se tournant vers lui. Ou préfères-tu que je reste à tes côtés pendant que tu te prépares pour le banquet ?
— Il faudra aussi que tu te changes, Septach Melayn. Vas-y maintenant. N’aie crainte, tout ira bien.
— En es-tu sûr ?
— Absolument. Je te le promets, Septach Melayn.
Prestimion entra dans le logement somptueux devenu sa résidence officielle ; il était encore nu en grande partie. Lord Confalume, ou plutôt le Pontife Confalume, puisque tel était maintenant son titre, avait fait expédier par bateau son incomparable collection de raretés et de merveilles dans sa nouvelle résidence établie dans les profondeurs du Labyrinthe. Pendant la durée de son usurpation, Korsibar avait meublé les lieux à son goût – une foule d’objets très ordinaires, certains tape-à-l’œil et vulgaires, d’autres quelconques et communs, tous dépourvus d’intérêt –, mais le sortilège qui avait effacé le règne illégitime de Korsibar de la mémoire du monde avait fait disparaître toutes ses possessions. Korsibar n’avait jamais existé. Son existence avait été oblitérée rétroactivement. Prestimion ferait transporter en temps voulu du manoir familial de Muldemar une partie de ses affaires au Château, mais il n’avait guère eu l’occasion d’y réfléchir et se contentait pour l’instant de quelques meubles venus du modeste logement qu’il occupait auparavant dans l’aile orientale du Château, où une résidence était attribuée aux nobles de haut lignage du royaume.
Nilgir Sumanand, le barbu grisonnant qui avait longtemps été l’aide de camp de Prestimion, l’attendait avec une impatience qu’il ne cherchait pas à dissimuler.
— Le banquet du couronnement, monseigneur…
— Oui, oui, je sais. Je vais prendre un bain sans tarder. Pour ce qui est de ma tenue, j’imagine que tout est déjà prêt. La robe verte d’apparat, l’étole dorée, la broche à la constellation que je portais cet après-midi et la couronne légère, pas la grande.
— Tout est prêt, monseigneur.
Une escorte de princes du royaume l’accompagna jusqu’à la salle des banquets. Les deux nobles du plus haut rang – le duc Oljebbin de Stoienzar, le Haut Conseiller sortant, et le prince Serithorn de Samivole, fabuleusement riche – ouvraient la marche, juste devant le prince Gonivaul de Bombifale, le Grand Amiral de Majipoor, à la démarche solennelle. Ces trois hauts personnages, au cours de la guerre civile, avaient mis leur considérable influence au service de Korsibar, mais ils n’en avaient pas gardé le souvenir. Prestimion estimait avoir tout à gagner à leur pardonner cette trahison devenue sans effet et à les traiter avec le respect dû à des hommes de leur position. Septach Melayn marchait à la droite de Prestimion, l’énorme et imposant guerrier Gialaurys à sa gauche. Le Coronal était suivi par ses deux frères cadets survivants : le jeune et impétueux Tetoas et le grand et véhément Abrigant. Le troisième, Taradath, rusé et réfléchi, avait péri à la guerre, dans la désastreuse bataille de la vallée du Iyann, où les troupes de Korsibar avaient fait sauter le barrage de Mavestoi, engloutissant plusieurs milliers d’hommes de Prestimion sous une muraille liquide.
Le banquet du couronnement, comme le voulait la coutume, était donné dans la Grande Salle des Fêtes, dans l’aile Tharamond du Château. Encore plus vaste que la Salle Hendighail et bien mieux située, elle était, malgré ses dimensions gigantesques, incapable de contenir la foule des invités, les princes, les ducs et les comtes de centaines de cités également représentées par leur maire et les divers membres de la noblesse du Château, les descendants de dizaines de Coronals et de Pontifes du passé. Mais lord Tharamond, l’un des plus ingénieux bâtisseurs parmi les nombreux Coronals ayant marqué le Château de leur empreinte, avait conçu les choses de telle sorte que ce vaste espace donnait sur une rangée d’autres salles de banquets, cinq, huit, dix pièces de moindres dimensions en enfilade dont les portes communicantes pouvaient s’ouvrir pour former une salle unique à l’échelle gigantesque de la planète. Dans chacune de ces pièces les invités du banquet du couronnement étaient placés selon les critères soigneusement pesés de l’étiquette.
Prestimion n’avait guère d’inclination pour le faste des solennités. Simple, sans prétention, pragmatique et efficace, il n’avait nul désir d’autoglorification. Mais il comprenait parfaitement l’importance du cérémonial. Le peuple attendait de lui de grandioses fêtes du couronnement ; il répondrait à ses aspirations. Après la cérémonie du sacre qui venait de se dérouler, le grand banquet allait avoir lieu. Le lendemain, il s’adresserait à l’assemblée des gouverneurs des provinces, le surlendemain s’ouvriraient les jeux traditionnels du couronnement – la joute, la lutte, le tir à l’arc et les autres épreuves. À l’issue des jeux, les fêtes du couronnement s’achèveraient et Prestimion s’attellerait à la lourde tâche du gouvernement de la planète géante de Majipoor.
Le banquet lui sembla durer dix mille ans.
Après avoir étreint le vieux Confalume sur sa poitrine, Prestimion le conduisit à la place d’honneur qui lui était réservée sur l’estrade. Encore robuste et solidement charpenté dans la huitième décennie de sa vie, le Coronal avait pourtant beaucoup perdu en vigueur et en vivacité par rapport à l’héroïque Confalume d’antan. Son fils et sa fille avaient péri dans la guerre civile ; il n’en avait bien sûr aucunement conscience, ni même que Korsibar et Thismet eussent jamais existé. Mais une sensation de vide dans son âme, l’absence de quelque chose qui aurait dû s’y trouver transparaissaient ces derniers temps dans l’expression brouillée de son regard.
Prestimion se demanda s’il avait jamais soupçonné la vérité. Lui ou un autre. Quelqu’un – fut-il un grand seigneur du royaume ou un humble fermier – avait-il découvert fortuitement un pan de la réalité enfouie sous les faux souvenirs implantés dans son esprit et s’était-il trouvé plongé dans un grand désarroi ? Si tel était le cas, nul n’avait cru bon de se manifester. Et nul ne le ferait probablement jamais. Même si le sortilège qui avait changé l’histoire de Majipoor devait souffrir quelques exceptions, Prestimion supposait que c’était le genre de chose que l’on préférerait taire, de crainte de passer pour un fou. Du moins l’espérait-il vivement.
Une autre place d’honneur sur la longue estrade revenait à la mère de Prestimion, la vive et pétillante princesse Therissa qui, en raison de l’accession de son fils au trône, porterait bientôt le titre de Dame de l’île du Sommeil et aurait la charge de la machinerie permettant de dispenser conseils et réconfort aux citoyens de Majipoor à la faveur de la nuit. Elle avait à ses côtés l’imposante Kunigarda, la sœur de Confalume, qui avait occupé la charge de Dame de l’île au long du règne de son frère et s’apprêtait maintenant à mettre un terme à ses fonctions. Il y avait aussi les membres du Conseil, au nombre desquels figuraient Septach Melayn et Gialaurys. Au bout de la table avaient pris place le grand mage Gominik Halvor de Triggoin et son fils Heszmon Gorse qui souriaient pensivement. Ces sourires, Prestimion le savait, indiquaient qu’il était leur obligé : malgré le peu d’attirance qu’il avait pour la sorcellerie et les autres phénomènes ésotériques, il ne pouvait nier l’importance que la maîtrise de la magie des deux hommes avait eue dans sa conquête du trône.
Prestimion les salua à tour de rôle et leur souhaita cérémonieusement la bienvenue à ce banquet donné en son honneur.
Quand il eut pris place sur l’estrade et avant que la nourriture soit servie, ce fut au tour des nobles de haute naissance mais de second rang de venir lui rendre hommage. Les grands seigneurs s’approchèrent humblement pour féliciter Prestimion et l’assurer de leurs espoirs pour l’ère nouvelle qui s’ouvrait.
La cérémonie proprement dite put enfin commencer. Sonneries de cloches. Prières et incantations. Interminable suite de toasts. Prestimion ne fit que tremper les lèvres dans son verre de vin, prenant soin de ne pas paraître discourtois mais décidé à ne pas trop boire pendant cette éprouvante soirée.
On servit enfin le repas. Un cortège de mets raffinés en provenance de toutes les régions de la planète, préparés par les cuisiniers les plus talentueux. Prestimion mangea du bout des dents. Puis on déclama des poèmes : les vers puissants du Livre des Changements, la grande œuvre épique de Furvain, long récit de la victoire sur les Changeformes, la population aborigène, par le quasi mythique lord Stiamot, précédèrent la récitation du Livre des Puissances, des Hauteurs du Mont du Château et de bien d’autres sagas des Pontifes et des Coronals des siècles passés.
Après le dîner vint l’heure des chants. Des milliers de voix s’élevant pour scander les hymnes antiques. Prestimion ne put retenir un petit rire en entendant la basse rocailleuse de Gialaurys mêlée à la voix de ses voisins.
Il y eut encore d’autres rites ancestraux prescrits par une tradition poussiéreuse. La présentation solennelle de l’écu du Coronal, portant une constellation d’argent rehaussée de rayons d’or, puis l’imposition solennelle des mains de Prestimion sur l’écu. Après quoi, Confalume se leva pour prononcer un long discours et donner sa bénédiction à Prestimion en l’étreignant solennellement devant toute l’assemblée. Puis ce fut le tour de la Dame Kunigarda qui remit à la princesse Therissa le diadème de la Dame de l’île. Et ainsi de suite, interminablement. Prestimion supporta patiemment le tout, mais il dut prendre sur lui-même.
Non sans étonnement, il découvrit qu’il s’était délivré au cours de cette longue et éprouvante cérémonie de l’étrange lourdeur qui pesait sur son âme plus tôt dans la soirée. L’abattement, l’amère tristesse s’étaient envolés, sans qu’il en ait eu conscience. Malgré la fatigue qu’il éprouvait à la fin des festivités, il avait retrouvé la joie de vivre. Plus que la joie de vivre : dans le courant de la soirée il avait eu pour la première fois le sentiment d’être devenu roi.
Un fait de la plus haute importance avait été établi ce soir : son nom figurait enfin sur la longue liste des Coronals de Majipoor, après toutes les épreuves qu’il lui avait fallu surmonter pour accéder au trône.
Coronal de Majipoor ! Souverain de la plus merveilleuse planète de l’univers !
Et il savait qu’il serait un bon Coronal, un monarque éclairé qui saurait s’attirer l’amour et les louanges du peuple. Il accomplirait de grandes choses et, la fin de son règne venue, il aurait fait de Majipoor un monde meilleur. Tel était son destin.
Oui. Oui. Tout allait pour le mieux en ce jour glorieux, malgré l’accès de tristesse qui, quelques heures plus tôt, avait jeté une ombre sur l’éclat de cette gloire.
Ce changement d’humeur n’avait pas échappé à Septach Melayn. Mettant à profit une pause dans le déroulement des festivités, il s’approcha de Prestimion.
— Cet accablement que tu évoquais tout à l’heure dans la Salle Hendighail semble t’avoir quitté, fit-il avec un regard plein de chaleur.
— Nous n’avons pas eu de conversation aujourd’hui dans la Salle Hendighail, Septach Melayn, répliqua immédiatement Prestimion.
Il y avait quelque chose de nouveau dans le ton de sa voix, une force, voire une dureté qui ne s’y était jamais trouvée. En s’entendant parler, Prestimion en fut lui-même surpris. Septach Melayn le perçut aussi ; les commissures de sa bouche frémirent, il retint son souffle et écarquilla fugitivement les yeux. Puis il inclina respectueusement la tête.
— En effet, monseigneur, nous n’avons pas parlé dans la Salle Hendighail.
Il fit le symbole de la constellation et regagna sa place.
Prestimion indiqua du regard sa coupe de vin pour qu’on la remplisse.
C’est donc cela être roi, songea-t-il. S’adresser avec froideur à ses amis les plus proches, quand les circonstances l’exigent. Un roi a-t-il même des amis ? se demanda-t-il. Il aurait la réponse à cette question dans les semaines à venir.
Le banquet atteignait son apothéose. Tout le monde était debout, les mains levées pour former le symbole de la constellation.
— Prestimion ! Lord Prestimion ! Vive lord Prestimion ! Longue vie à lord Prestimion !
Et ce fut terminé. L’heure était venue pour les convives de se scinder en petits groupes formés selon le rang et les affinités ou l’amitié. Enfin, à l’approche des premières lueurs du jour, il fut loisible au Coronal de Majipoor nouvellement intronisé d’aller prendre du repos, d’annoncer discrètement la fin des festivités et de se retirer dans le calme de ses nouveaux appartements et dans l’intimité de sa chambre.
Dans la solitude de ses appartements. Dans la solitude de sa chambre.
En titubant vers son lit, complètement épuisé, ses pensées allaient à Thismet. Impossible, malgré la joie profonde qui l’emplissait, d’échapper au chagrin incessant qu’il éprouvait de l’avoir perdue. Ce soir, Thismet, je suis le roi de cette planète, mais où es-tu ? Où es-tu ?
Dans la grande cité de Stee, au bas des pentes du Mont, la maison de Simbilon Khayf, le banquier immensément riche, était sens dessus dessous. Une femme de chambre du troisième étage, prise d’un accès de folie, s’était jetée par une fenêtre des combles de l’hôtel particulier donnant sur la rue, se tuant non seulement elle-même, mais ôtant la vie à deux passants. Simbilon Khayf était loin au moment du drame : il se trouvait au Château, invité par le comte Fisiolo de Stee aux fêtes du couronnement de lord Prestimion. Il incomba donc à sa fille unique, Varaile, de faire face à l’affreuse tragédie et à ses conséquences.
Longue, mince, les yeux noirs, des cheveux de jais lustrés tombant en cascade sur les épaules, Varaile n’avait pas encore dix-neuf ans. Mais la mort prématurée de sa mère avait fait d’elle à un âge encore tendre la maîtresse de la grande maison ; ces responsabilités lui avaient conféré une maturité précoce. Quand les premiers bruits étranges lui parvinrent de la rue – un affreux son mat, puis un autre aussitôt après, moins distinct, suivi de cris perçants et de hurlements –, elle s’avança calmement, d’un pas décidé, vers la fenêtre de son cabinet au deuxième étage. Il ne lui fallut pas longtemps pour évaluer la situation : les corps, le sang, la foule de témoins agités qui allait en grossissant. Elle se dirigea sans perdre de temps vers l’escalier. Des domestiques accouraient, hurlant tous en même temps, gesticulant, les yeux remplis de larmes.
— Mademoiselle… Mademoiselle… c’est Klaristen ! Elle s’est jetée par la fenêtre, mademoiselle ! Du troisième étage !
Varaile hochait calmement la tête. Au fond d’elle-même, elle était bouleversée, horrifiée, elle avait le cœur au bord des lèvres. Mais elle n’osait rien laisser paraître de ce qu’elle éprouvait.
— Appelez immédiatement les gardes impériaux, ordonna-t-elle à Vorthid, le majordome. Vous, Kresshin, ajouta-t-elle en se tournant vers l’échanson, courez vite chercher le docteur Thark. Il faut que j’aille m’occuper des blessés, glissa-t-elle à Bettaril, le grand et robuste palefrenier. Trouvez un gourdin et accompagnez-moi, pour le cas où les esprits s’échaufferaient. On ne sait jamais.
Des Cinquante Cités du Mont du Château, Stee était de loin la plus grandiose et la plus prospère ; Simbilon Khayf, quant à lui, était l’un des hommes les plus considérables et les plus prospères de Stee. Ce qui rendait d’autant plus surprenant le fait qu’un tel malheur pût frapper sa maison. Bon nombre d’esprits envieux, aussi bien à Stee qu’ailleurs, qui voyaient d’un mauvais œil l’ascension phénoménale du banquier parti de rien, se réjouirent secrètement des ennuis suscités par le geste suicidaire de la femme de chambre. Car Stee, aussi ancienne qu’elle fut, était tenue par ses voisines du Mont pour une sorte de cité nouvellement enrichie et Simbilon Khayf, le roturier le plus fortuné, était lui-même assurément l’archétype du nouveau riche.
Les cinquante magnifiques cités qui occupaient les flancs escarpés du gigantesque Mont du Château, la stupéfiante montagne qui se projetait à une altitude de quarante-huit mille mètres au-dessus des plaines du continent d’Alhanroel, étaient disposées en cinq bandes distinctes situées à différentes hauteurs – les Cités des Pentes, près de la base du Mont, puis les Cités Libres, les Cités Tutélaires, les Cités Intérieures et les neuf dernières, les plus proches du sommet, connues sous le nom de Cités Hautes. Parmi les Cinquante Cités, celles dont les habitants avaient la plus haute opinion d’eux-mêmes étaient ces dernières, les Cités Hautes, qui formaient un anneau encerclant les hauteurs du Mont, presque au pied du Château.
En raison de leur proximité, ces cités étaient les plus fréquemment visitées par les membres de l’aristocratie du Château, les grands seigneurs qui descendaient des Coronals et des Pontifes du passé ou qui pourraient un jour accéder eux-mêmes à ces prestigieuses dignités. Non seulement les nobles se plaisaient à séjourner dans des cités telles que High Morpin, Sipermit ou Frangior pour profiter des plaisirs raffinés qu’elles offraient, mais il se produisait également un mouvement inverse, des Cités Hautes vers le Château : Septach Melayn était originaire de Tidias, Prestimion venait de Muldemar. En conséquence, nombre d’habitants des Cités Hautes étaient enclins à se donner de grands airs, à se considérer comme des citoyens à part, sous prétexte qu’ils vivaient dans des lieux d’où l’on regardait de haut le reste de la planète et qu’ils côtoyaient quotidiennement les grands seigneurs du Château.
Il en allait différemment à Stee qui faisait partie du deuxième cercle à partir de la base du Mont, celui des Cités Libres. Elles étaient au nombre de neuf, toutes fort anciennes, fondées au moins sept mille ans auparavant, à l’époque où lord Stiamot était Coronal de Majipoor, probablement beaucoup plus tôt. Nul n’aurait su dire précisément pourquoi elles portaient ce nom. La meilleure explication proposée par les historiens était que Stiamot leur avait accordé une exemption de quelque impôt en échange de services rendus. Originaire de Stee, lord Stiamot en avait fait sous son règne la capitale de Majipoor jusqu’à ce qu’il décide de bâtir un château gigantesque au sommet du Mont et d’y transférer le centre administratif du royaume.
Contrairement à la plupart des cités nichées dans des replis de la montagne colossale, Stee avait l’avantage d’être située dans une vaste plaine en pente douce sur la face septentrionale du Mont, ce qui laissait énormément d’espace pour l’expansion urbaine. La ville s’était donc étendue sans obstacle dans toutes les directions à partir de son emplacement d’origine sur les rives du fleuve impétueux dont elle tenait son nom et sa population, à l’époque de Prestimion, s’élevait à près de vingt-cinq millions d’habitants. Elle avait pour seule rivale sur la planète la grande cité de Ni-moya, sur le continent de Zimroel ; pour ce qui était de l’opulence et de la magnificence, même la puissante Ni-moya devait le céder à Stee.
Sa taille et son emplacement lui avaient permis de connaître une telle prospérité commerciale que les habitants des autres cités étaient portés à tenir la ville et ses capitaines d’industrie pour quelque peu vulgaires. Son principal centre commercial était constitué par le splendide alignement de hauts bâtiments aux façades réfléchissantes de marbre gris-rose, connu sous le nom de Tours des Berges, qui s’étirait sur des kilomètres le long des deux rives de la Stee. Derrière cette double muraille de bureaux et d’entrepôts la rive gauche était occupée par les usines du quartier industriel, la droite par les somptueuses demeures des riches commerçants. Plus loin sur cette même rive s’étendaient les vastes propriétés de la noblesse, les parcs et les réserves naturelles qui avaient fait la célébrité de Stee dans le monde entier ; de l’autre côté, sur des kilomètres et des kilomètres se succédaient les modestes habitations des millions d’ouvriers dont le labeur avait assuré la prospérité ininterrompue de la ville depuis l’époque reculée de lord Stiamot.
Simbilon Khayf avait été autrefois l’un de ces ouvriers ; dans sa jeunesse, quand il mendiait dans la rue, il avait même été encore plus bas. Mais tout cela remontait à quarante ou cinquante ans. La chance, l’habileté et l’ambition avaient déclenché sa rapide ascension jusqu’à la position éminente qui était sienne dans la cité. Il frayait avec les comtes, les ducs, tous les membres de la haute société qui feignaient de le considérer comme leur égal, sachant qu’ils pourraient un jour avoir besoin des ressources financières du banquier. Il recevait dans son magnifique hôtel particulier les grands et les puissants de maintes autres cités que leurs affaires amenaient à Stee. Le jour même où l’infortunée Klaristen se jetait par la fenêtre pour mettre fin à ses jours, le banquier se trouvait dans la joyeuse compagnie des membres les plus distingués de l’aristocratie de Majipoor, qui prenaient part aux festivités organisées pour le sacre de lord Prestimion.
Pendant ce temps, agenouillée dans une flaque de sang, Varaile considérait les corps disloqués tandis que la foule hostile et toujours plus nombreuse échangeait à voix basse des commentaires malveillants.
Elle fixa d’abord son attention sur les deux inconnus. Un homme et une femme, tous deux vêtus avec élégance, un couple aisé à l’évidence. Varaile n’avait pas la moindre idée de leur identité. Elle avait remarqué la présence d’un flotteur vide garé de l’autre côté de la rue, au bord du talus herbeux où les touristes venant contempler la demeure de son père laissaient souvent leur véhicule. Peut-être s’agissait-il de deux voyageurs qui admiraient sur l’esplanade pavée du portail ouest les sculptures délicates ornant la pierre calcaire de la façade quand le corps de Klaristen, tombant du ciel, s’était écrasé sur eux.
Ils étaient morts, tous les deux. Varaile en avait la certitude. Elle n’avait jamais vu de personne morte, mais elle savait, penchée sur les deux victimes, scrutant leurs yeux vitreux, qu’aucune onde de vie ne restait tapie en eux. Les têtes et les corps formaient des angles bizarres. Klaristen était certainement tombée droit sur eux, leur brisant le cou. La mort avait dû être instantanée ; une mince consolation. Mais ils étaient bel et bien morts. Elle parvint à réprimer une terreur instinctive, ses mains esquissèrent un geste de prière.
— Klaristen respire encore, mademoiselle, annonça le palefrenier Bettaril. Pas pour longtemps, je le crains.
La femme de chambre avait à l’évidence rebondie sur ses victimes avec une grande violence avant de toucher le sol quatre mètres plus loin. Quand Varaile fut certaine de ne rien pouvoir faire pour les deux autres, elle s’approcha de Klaristen sans s’occuper des regards mauvais des curieux. Ils semblaient la tenir pour personnellement responsable de l’accident, comme si, dans un mouvement de colère, elle avait précipité elle-même la jeune fille de la fenêtre.
Klaristen avait les yeux ouverts ; il y restait de la vie, mais aucun signe de conscience. Ils avaient un regard fixe pareil à celui d’une statue ; ce n’est que lorsque Varaile passa la main devant eux, provoquant un cillement, qu’ils indiquèrent que le cerveau fonctionnait encore. Le corps de Klaristen paraissait plus disloqué et tordu que les deux autres. Sans doute le choc en deux temps, se dit Varaile en frissonnant. Elle avait d’abord heurté les deux inconnus avant de rebondir et de s’écraser sur les pavés, la tête la première peut-être.
— Klaristen ? murmura Varaile. Tu m’entends, Klaristen ?
— Elle nous quitte, mademoiselle, fit doucement Bettaril.
Oui. Oui. Varaile vit l’expression des yeux de Klaristen changer, les dernières traces de conscience s’évanouir, une rigidité les figer. Puis la texture même des yeux s’altéra, ils devinrent étrangement ternes et tachetés, comme si les forces de la décomposition, à peine à l’œuvre, prenaient déjà possession du jeune corps. C’est un spectacle frappant, cette transition de la vie à la mort, se dit Varaile, profondément étonnée de sa froide capacité d’analyse dans ces terribles circonstances.
Pauvre Klaristen. Varaile ne lui donnait pas plus de seize ans. Un être bon et simple venant d’un faubourg éloigné de la ville, près du Champ des Grands Ossements, où des monstres fossiles avaient été découverts. Qu’est-ce qui avait bien pu la pousser à mettre fin à ses jours d’une telle manière ?
— Le médecin est là, dit une voix. Laissez passer le médecin ! Laissez passer !
Il ne fallut pas longtemps à l’homme de l’art pour confirmer le diagnostic de Varaile : il n’y avait plus rien à faire. Ils étaient morts, tous les trois. À l’aide de drogues et de seringues, il tenta de les ramener à la vie ; ce fut peine perdue.
Dans la foule un costaud lança d’une voix rauque qu’il fallait faire venir un mage, un de ceux qui rendaient les morts à la vie grâce à quelque puissant sortilège. Varaile leva sur lui un regard noir. Ces gens simples, avec leur foi simple en la sorcellerie et les pratiques magiques ! C’était agaçant, c’était horripilant ! Son père et elle avaient naturellement des mages et des devins à leur service – une question de bon sens si l’on voulait se prémunir contre les mauvaises surprises de la vie –, mais elle ne supportait pas la récente croyance populaire dans les puissances occultes à laquelle tant de gens crédules s’abandonnaient sans réserve ni limites.
Assurément, un bon devin pouvait être utile, mais pas pour ressusciter les morts. Les meilleurs d’entre eux semblaient capables d’entrapercevoir l’avenir, mais l’accomplissement d’un miracle dépassait leurs compétences.
Pourquoi, à ce propos, leur propre mage, Vyethorn Kamman, ne les avait-il mis en garde contre l’acte désespéré que Klaristen s’apprêtait à commettre ?
— Êtes-vous la demoiselle Varaile ? demanda une nouvelle voix. Nous sommes les gardes impériaux.
Elle vit des hommes en uniforme gris rayé de noir qui montraient des insignes portant l’emblème pontifical dans une attitude respectueuse. Ils saisirent la situation d’un coup d’œil, les corps, le sang sur les pavés ; ils firent reculer la foule, demandèrent si son père était chez lui. Elle expliqua qu’il assistait aux fêtes du couronnement, invité par le comte Fisiolo, ce qui lui valut un surcroît de déférence. Connaissait-elle les victimes ? Une seule, la jeune fille. Une employée de la maison. Elle s’est jetée par une fenêtre, n’est-ce pas ? Oui, répondit Varaile, selon toute apparence. La jeune fille souffrait-elle de troubles émotionnels ? Non, pas à ma connaissance.
Mais que pouvait-elle réellement savoir, tout bien considéré, des problèmes émotionnels d’une femme de chambre du troisième étage ? Ses contacts avec Klaristen avaient été aussi rares que superficiels, se limitant la plupart du temps à un sourire ou un signe de tête. Bonjour, Klaristen. Belle journée, n’est-ce pas, Klaristen ? Oui, Klaristen, j’enverrai quelqu’un à votre étage pour réparer cet évier. Jamais elles n’avaient véritablement parlé, au sens où Varaile entendait ce mot. Pourquoi l’auraient-elles fait ?
Mais il devint rapidement évident que quelque chose ne tournait pas rond chez Klaristen depuis quelque temps. Après avoir terminé leur inspection du lieu du drame, les gardes impériaux entrèrent dans la maison pour interroger le personnel ; il ne leur fallut pas longtemps pour l’établir.
— Elle a commencé à se réveiller en pleurant il y a à peu près trois semaines, révéla la vieille Thanna, la femme de chambre joviale et potelée du deuxième étage, qui partageait la chambre de Klaristen. Des sanglots, des gémissements, ça y allait. Mais quand je lui demandais ce qui se passait, elle répondait qu’elle ne savait pas. Elle disait même qu’elle ne se rappelait pas avoir pleuré.
— Un jour, raconta Vardinna, la fille de cuisine, la meilleure amie de Klaristen, elle ne se souvenait même plus comment je m’appelais. Je me suis moquée d’elle, je lui ai dit mon nom et elle est devenue blanche comme un linge. Elle a dit qu’elle avait aussi oublié le sien. J’ai cru qu’elle voulait blaguer, mais non, non, elle semblait vraiment ne plus le savoir. Elle avait l’air terrifié. Je lui ai dit : « Tu t’appelles Klaristen, petite sotte. » Après ça, elle a demandé plusieurs fois si j’en étais sûre.
— Et puis les cauchemars ont commencé, reprit Thanna. Elle se dressait dans son lit en hurlant et quand j’allumais la lumière, je voyais son visage qui ressemblait à celui de quelqu’un qui vient de voir une apparition. Un jour, elle a sauté du lit et a déchiré ses vêtements de nuit ; j’ai vu son corps couvert de sueur, aussi mouillé que si elle venait de se baigner. Et elle claquait si fort des dents qu’on devait l’entendre de la rue. Elle a fait des cauchemars toute la semaine. Le plus souvent, elle était incapable de dire de quoi elle avait rêvé, juste que c’était horrible. Elle s’est souvenue d’un seul rêve, celui où un insecte monstrueux, assis sur son visage, commençait à sucer son cerveau, jusqu’à ce que son crâne soit complètement vide. Je lui ai dit que c’était certainement un message, qu’elle devrait aller voir une interprète des rêves, mais les gens comme nous n’ont pas de quoi payer une interprète des rêves et, de toute façon, elle ne se croyait pas assez importante pour recevoir des messages. Je n’ai jamais vu quelqu’un aussi terrifié par ses rêves.
— Elle m’en parlait aussi, ajouta Vardinna. Et puis, l’autre jour, elle a dit qu’elle commençait à faire ses cauchemars quand elle était éveillée. Quelque chose se mettait à battre dans sa tête et elle avait des visions d’horreur, juste devant ses yeux, quand elle était en train de travailler.
— Vous n’en avez pas été informée, mademoiselle ? demanda le chef des gardes impériaux à Varaile.
— Aucunement.
— Il n’est absolument pas venu à votre attention qu’une de vos domestiques faisait une sorte de dépression nerveuse dans votre propre maison ?
— D’une manière générale, répondit sèchement Varaile, je voyais très peu Klaristen. Une femme de chambre dans une maison où le personnel est si nombreux…
— Oui, bien sûr, mademoiselle, marmonna le chef des gardes impériaux, l’air troublé, voire alarmé, comme si l’idée venait de se faire jour en lui qu’il pouvait donner l’impression de faire porter une part de responsabilité du drame sur la fille de Simbilon Khayf.
— Nous connaissons l’identité des deux autres victimes, annonça l’un de ses subordonnés en entrant. Un couple de touristes de Canzilaine, Hebbidanto Throle et son épouse Garelle. Ils étaient descendus à l’hostellerie des Berges, un établissement cossu qui reçoit une clientèle aisée. Je crains, mademoiselle, ajouta-t-il en tournant vers Varaile un regard désolé, qu’il n’y ait de lourdes indemnités à payer. Ce ne sera pas un problème pour monsieur votre père, mademoiselle, mais il n’empêche que…
— Oui, fit-elle distraitement. Bien sûr.
Canzilaine ! Son père y avait de grosses fabriques. Et Hebbidanto Throle ; n’avait-elle pas déjà entendu ce nom ? Il lui semblait bien que oui. Peut-être s’agissait-il d’un membre du personnel d’encadrement ou même du directeur d’un des établissements de Canzilaine. Peut-être avait-il pris quelques jours de congé pour emmener son épouse à Stee et lui montrer le somptueux hôtel particulier de son employeur, un homme fabuleusement riche…
C’était une possibilité qui donnait le frisson. Quelle triste fin pour leur voyage !
Les hommes en uniforme avaient enfin fini de poser leurs questions ; ils s’étaient groupés dans un angle de la bibliothèque et discutaient entre eux avant de se retirer. Les corps avaient été enlevés de la rue et deux jardiniers faisaient disparaître les taches de sang en lavant les pavés à grande eau. La mine sombre, Varaile passa en revue les tâches dont elle allait devoir s’acquitter.
D’abord, faire venir un mage pour purifier la maison, la débarrasser de ce qui la souillait. Un suicide n’était pas une chose à prendre à la légère ; il produisait sur une maison toutes sortes d’effets funestes. Ensuite, retrouver la famille de Klaristen, où qu’elle fut, pour lui transmettre ses condoléances, l’informer que tous les frais d’obsèques seraient pris en charge et qu’une somme substantielle lui serait versée en récompense des services rendus par la jeune fille. Puis prendre contact avec un employé de son père à Canzilaine afin de découvrir qui étaient exactement Hebbidanto Throle et sa femme, où trouver leurs héritiers et quel geste de consolation serait approprié. Une grosse somme à tout le moins, mais d’autres témoignages de sympathie seraient peut-être nécessaires.
Quel gâchis ! Quel affreux gâchis !
Elle avait été fort dépitée de ne pouvoir accompagner son père aux fêtes du couronnement avec le comte Fisiolo. « Il y aura cette semaine au Château trop d’alcool et de folies en tout genre pour une jeune fille comme toi », avait déclaré Simbilon Khayf d’un ton sans appel. La vérité, Varaile le savait, était que son père avait l’intention de se soûler lui-même et de faire des folies avec son aristocratique ami, le grossier et blasphémateur comte Fisiolo, et qu’il ne tenait pas à avoir sa fille dans les jambes. Soit : personne, pas même sa fille unique, n’allait contre la volonté de Simbilon Khayf. Varaile était docilement restée à Stee ; par bonheur, elle était là pour s’occuper de ce drame. Elle se réjouit de ne pas avoir quitté la maison et d’en avoir laissé la responsabilité aux domestiques.
Au moment de prendre congé le chef des gardes impériaux s’adressa à elle à voix basse.
— Savez-vous, mademoiselle, que nous avons eu récemment plusieurs cas similaires, même s’ils n’étaient pas aussi graves que celui-ci. Une sorte d’épidémie de folie se propage. Vous feriez bien d’avoir l’œil sur votre personnel, pour le cas où quelqu’un d’autre commencerait à perdre la raison.
Varaile l’assura qu’elle n’y manquerait pas, même si la perspective de surveiller la santé mentale des domestiques n’avait rien pour lui plaire.
Les gardes impériaux se retirèrent. Malgré la migraine qu’elle sentait venir, Varaile regagna son cabinet pour s’atteler aux tâches dont elle devait s’acquitter. Il fallait tout mettre en train avant le retour de Simbilon Khayf.
Une épidémie de folie ?
Voilà qui paraissait étrange. Mais n’était-ce pas une drôle d’époque ? Elle avait elle-même traversé ces derniers temps des moments de lassitude, voire de confusion, dont elle n’était pas coutumière. Sans doute des troubles d’origine hormonale. Mais elle n’avait jamais été tracassée par des sautes d’humeur de cette nature.
Elle envoya chercher Gawon Barl, l’intendant de la maison, et lui demanda de prendre des dispositions pour accomplir sans tarder les rites de purification.
— Il me faut aussi l’adresse des parents de Klaristen, ajouta-t-elle, ou, à défaut, d’un de ses proches. Et puis… ces pauvres gens de Canzilaine…
Le Château était donc de nouveau la scène de Jeux du couronnement, pour la deuxième fois en trois ans. Des tribunes avaient de nouveau été élevées sur trois côtés du Clos de Vildivar, un vaste espace ouvert au soleil, en contrebas des Quatre-Vingt-Dix-Neuf Marches. Les grands du royaume, les deux autres Puissances, les membres du Conseil et toute la noblesse de cent provinces étaient encore une fois rassemblés pour célébrer l’avènement du nouveau monarque.
Mais nul autre que Prestimion, Gialaurys et Septach Melayn ne gardait le souvenir des jeux précédents, ceux qui s’étaient tenus en l’honneur du Coronal lord Korsibar. Les courses à pied, les joutes, les épreuves de lutte et de tir à l’arc, tout avait disparu de la mémoire des gagnants comme des perdants. Gommé de leur mémoire, effacé à tout jamais par l’équipe de sorciers rassemblés par Prestimion pour unir leurs efforts dans l’exercice de leur art. Comme si tout ce qui s’était passé au cours des derniers jeux n’avait jamais eu lieu. Les jeux qui allaient s’ouvrir étaient ceux de lord Prestimion, successeur légitime de lord Confalume. Lord Korsibar n’avait jamais existé. Même les sorciers ayant pris part à l’œuvre d’effacement avaient dû, sur l’ordre de Prestimion, oublier le rôle qu’ils avaient joué.
— Que les archers s’avancent ! lança d’une voix forte le duc Oljebbin de Stoienzar nanti du titre honorifique de Maître des Jeux.
Tandis que les concurrents arrivaient l’un après l’autre sur le pas de tir, un murmure d’étonnement parcourut la foule. Lord Prestimion était au nombre des archers.
Personne ne s’attendait à voir le nouveau Coronal prendre part au concours, même si cela ne pouvait constituer une énorme surprise. Le tir à l’arc avait toujours été le sport de prédilection de Prestimion, un art dans lequel il était passé maître. Sans oublier le goût de la compétition qui imprégnait toutes les fibres de son être.
Ceux qui le connaissaient savaient qu’il n’eût jamais laissé passer une occasion de faire la démonstration de son adresse. Il n’en était pas moins étrange de voir le Coronal participer aux jeux de son propre couronnement. Étrange et insolite.
Prestimion avait fait en sorte de ressembler à n’importe quel concurrent en quête de victoire. Il portait les couleurs royales – un pourpoint doré ajusté et des chausses vertes –, mais n’arborait ni le diadème ni aucun autre insigne de sa charge. Un étranger ignorant lequel de la douzaine d’hommes avançant l’arc à la main était le Coronal l’aurait peut-être reconnu à la prestance et à l’autorité innée qui avaient toujours caractérisé sa contenance. Mais, selon toute vraisemblance, il n’eût pas remarqué l’homme à la courte stature, aux cheveux courts d’un blond terne dans ce groupe de solides gaillards au corps athlétique.
Le jeune Glaydin aux membres longs, le fils cadet de Serithorn de Samivole, fut le premier à tirer. C’était un archer adroit ; Prestimion le regarda décocher ses flèches d’un air approbateur.
Ce fut ensuite le tour de Kaitinimon, le nouveau duc de Bailemoona, qui portait encore au bras un crêpe jaune en l’honneur de son père, feu le duc Kanteverel, tombé aux côtés de Korsibar lors de la sanglante bataille de Thegomar Edge. Kaitinimon l’ignorait. Certes, il savait que son père n’était plus, mais les véritables circonstances de la mort de Kanteverel étaient brouillées ; il en allait de même pour tous ceux qui avaient péri dans les batailles de la guerre civile, en raison du sortilège jeté sur la planète par les mages de Prestimion.
Un sortilège habilement conçu pour permettre aux survivants des innombrables victimes de la guerre de bâtir des explications imaginaires de leur cru afin de remplir le vide intérieur créé par la conscience brute, privée de tout détail factuel, que leurs parents n’étaient plus au nombre des vivants. Kaitinimon croyait peut-être que son père avait succombé à une attaque au cours d’une visite de ses propriétés du ponant ou qu’un accès paludéen l’avait emporté à l’occasion d’un voyage dans le sud chaud et humide. Quoi qu’il en soit, ce n’était pas la vérité.
Kaitinimon se débrouilla fort bien avec son arc. Il en alla de même du troisième concurrent, le grand forestier Rizlail de Megenthorp, au visage en lame de couteau, qui, tout comme Prestimion, avait été initié à l’archerie par le célèbre comte Kamba de Mazadone. Un frémissement parcourut la foule quand l’archer suivant se présenta sur le pas de tir : non seulement il était l’un des deux concurrents de race non humaine, mais il s’agissait d’un Su-Suheris, un membre de cette étrange race bicéphale qui commençait depuis peu à s’établir en nombre sur Majipoor. Il fut présenté sous le nom de Gabin-Badinion.
Comment pouvait-on viser correctement avec deux têtes ? Ne seraient-elles pas en désaccord sur la meilleure ligne de visée ? À l’évidence cela ne constituait pas un problème pour Gabin-Badinion. Avec une froide précision il remplit adroitement de ses traits les cercles intérieurs de la cible, puis salua la foule d’une brusque inclination de ses deux têtes en remerciement de ses applaudissements.
C’était maintenant le tour de Prestimion.
Il avait apporté le grand arc dont le comte Kamba lui avait fait présent dans sa jeunesse, un arc si puissant que peu d’hommes dans la force de l’âge parvenaient à le bander, mais que Prestimion tendait sans difficulté. Au cours des batailles de la guerre civile, il avait causé avec cette arme de lourdes pertes à l’ennemi, mais n’était-il pas infiniment préférable de l’utiliser dans un concours d’adresse plutôt que de s’en servir pour ôter la vie à des hommes estimables ?
En arrivant sur le pas de tir, Prestimion rendit hommage, comme les autres l’avaient fait avant lui, aux deux Puissances du royaume qui assistaient à l’épreuve. Il s’inclina d’abord devant le Pontife Confalume siégeant sur un grand trône de bois de gamandrus, au centre de la tribune élevée sur la droite du Clos de Vildivar. La cérémonie par laquelle un Pontife choisissait un nouveau Coronal était fondamentalement un acte d’adoption ; la coutume voulait donc que Prestimion considère maintenant Confalume comme son père – le vrai n’était plus depuis longtemps – et lui témoigne son respect comme il convenait.
Prestimion s’inclina ensuite cérémonieusement devant sa mère, la princesse Therissa. Elle avait pris place dans la tribune de gauche, sur un trône semblable à celui du Pontife, aux côtés de la Dame Kunigarda qui exerçait avant elle la charge de Dame de l’île du Sommeil. Prestimion se tourna ensuite vers la troisième tribune pour s’incliner devant son propre trône inoccupé, un salut impersonnel à la majesté du Coronal, un hommage rendu à la fonction, non à l’homme.
Puis il prit fermement dans la main le grand arc, l’arc de Kamba, auquel il était attaché depuis si longtemps. L’absence de Kamba de Mazadone, le généreux Kamba à l’humeur enjouée, le maître suprême de l’archerie, était pour Prestimion une source de chagrin. Mais Kamba était de ceux qui avaient choisi de se ranger sous la bannière de l’usurpateur Korsibar et il l’avait payé de sa vie à Thegomar Edge, comme quantité d’autres courageux combattants. Le sortilège des mages avait jeté sur la guerre un voile d’oubli sans pouvoir ramener à la vie les soldats tombés au champ d’honneur.
En place sur le pas de tir, Prestimion demeurait parfaitement immobile. Il était souvent impulsif, mais jamais quand il se tenait devant une cible. Les yeux plissés, il scruta longuement le cœur de la cible jusqu’à ce qu’il sente son âme en plein centre. Il leva son arc, prit sa ligne de visée le long de la flèche encochée.
— Prestimion ! Prestimion ! Lord Prestimion.
Les cris jaillissaient de mille poitrines. Prestimion percevait les grondements de la foule, mais n’y attachait aucune importance. La seule chose qui comptait était de rester concentré sur l’objectif à atteindre. Que de plaisir dans la pratique de cet art ! Faire voler une flèche n’avait pas en soi une grande importance, mais accomplir quelque chose – quoi que ce fût – avec une suprême excellence, le faire à la perfection, là était le plaisir !
Il sourit en lâchant sa flèche, la regarda filer droit vers le cœur de la cible et entendit avec satisfaction le son mat de la pointe se fichant en plein centre.
— Personne ne peut rivaliser avec lui dans cet art, fit Navigorn de Hoikmar, assis au milieu d’un groupe de nobles de haut rang dans une des loges de la tribune du Coronal. Ce n’est pas honnête. Il devrait, pour une fois, se contenter de regarder et laisser à quelqu’un d’autre le titre de meilleur archer.
— Quoi ? s’écria Gonivaul de Bombifale, le Grand Amiral du royaume. Prestimion, laisser quelqu’un d’autre gagner ?
Gonivaul à l’austère figure avait une dense barbe noire et d’épais cheveux descendant si bas sur le front qu’on distinguait à peine ses traits. Le coup d’œil qu’il lança à Navigorn était pour le Grand Amiral l’équivalent d’un sourire, même si un étranger l’eût plus facilement pris pour un regard de réprobation.
— Ce n’est pas dans sa nature, Navigorn, poursuivit-il. Il donne l’impression d’un homme bien élevé, de bonne famille – ce qu’il est –, mais c’est un gagneur-né. Confalume l’avait perçu en lui dès son jeune âge. C’est pourquoi Prestimion a gravi si rapidement les échelons de la hiérarchie du Château. Pourquoi il est aujourd’hui le Coronal de Majipoor.
— Regarde ça, il ne recule devant rien ! reprit Navigorn d’un ton plus admiratif que critique en voyant la seconde flèche de Prestimion fendre en deux la première. Je savais qu’il recommencerait ce coup-là ; il le fait chaque fois.
— D’après mon fils, glissa le prince Serithorn, Prestimion ne participe pas au concours. Il tire aujourd’hui pour le plaisir, pour l’amour de l’art. Il a demandé aux juges de ne pas calculer son score.
— Cela signifie, lança Gonivaul avec une pointe d’aigreur, que le vainqueur, quel qu’il soit, devra se considérer comme le meilleur archer, hors Prestimion.
— Ce qui, vous en conviendrez, ternira quelque peu la gloire de sa victoire.
— Mon fils Glaydin a fait la même remarque, poursuivit Serithorn. Je vous trouve sans indulgence avec lui. Soit il participe à la compétition et, très probablement, l’emporte, soit il est hors concours et jette une ombre sur la performance du vainqueur. Que faudrait-il qu’il fasse ? Passe-moi le vin, veux-tu, Navigorn ? À moins que tu n’aies l’intention de le boire tout seul.
— Pardon, fit Navigorn en lui tendant le flacon.
Sur le pas de tir, Prestimion continuait d’accomplir d’éblouissantes prouesses, saluées par des tempêtes d’acclamations de la foule.
Brun, solidement bâti, Navigorn était un homme d’une imposante stature et d’une grande assurance ; il observait le numéro de Prestimion avec une admiration sans réserve. Il appréciait l’excellence dans tous les domaines. Et il vouait à Prestimion une profonde admiration. Malgré sa noble prestance, Navigorn n’avait jamais ambitionné la souveraineté, mais il se plaisait à être à proximité de la source du pouvoir. Prestimion lui avait confié la veille qu’il l’avait choisi pour faire partie du prochain Conseil. Un honneur inattendu. « Nous n’avons jamais été des amis très proches, avait ajouté Prestimion, mais je veux voir votre mérite récompensé. Nous devons apprendre à mieux nous connaître, Navigorn. »
Prestimion se retira enfin du pas de tir sous un tonnerre d’applaudissements. Il s’éloigna en souriant, d’une démarche élastique, avec une pétulance juvénile. Un mince jeune homme en chausses bleues moulantes et tunique brillante écarlate et or, caractéristique des lointaines rives occidentales de Zimroel, lui succéda sur le pas de tir.
— Il a l’air si heureux, observa le prince Serithorn. Tellement plus que l’autre soir, au banquet. Avez-vous remarqué comme il paraissait préoccupé ?
— Il avait ce soir-là un air sombre, approuva l’Amiral Gonivaul. Mais il n’est jamais aussi heureux qu’un arc à la main. La mine renfrognée qu’il tirait au banquet était peut-être destinée à nous faire comprendre qu’il a déjà commencé à avoir une vision réaliste de ce qu’exige réellement la charge de Coronal. Cela ne se résume pas à des Grands Périples et aux acclamations de la multitude admirative. Oh ! que non ! Une vie de labeur acharné, voilà ce que l’avenir lui réserve. Cette vérité doit commencer à pénétrer en lui. Tu sais ce que signifie le mot « labeur », Serithorn ? Non ? Pourquoi le saurais-tu ? Il n’appartient pas à ton vocabulaire.
— Pourquoi en ferait-il partie ? répondit l’élégant et enjoué Serithorn qui, malgré son âge avancé, gardait la peau lisse, prenait grand soin de sa personne et profitait sans fausse honte de la fortune colossale transmise par une longue lignée d’ancêtres célèbres remontant au règne de lord Stiamot. Quel travail aurais-je pu faire ? Je n’ai jamais pensé avoir des capacités utiles à la société. Mieux vaut ne rien faire de toute son existence et le faire vraiment bien qu’entreprendre quelque chose et le faire mal. N’est-ce pas, mon ami ? Laissons à ceux qui en sont véritablement capables le soin de faire le travail. Prestimion, par exemple. Il fera un merveilleux Coronal ; il a l’étoffe pour cela. Ou encore notre ami Navigorn, un administrateur-né, un homme de talent… Il paraît que tu as été nommé au Conseil, Navigorn.
— En effet. Un honneur que je n’ai pas brigué mais que je suis fier d’avoir reçu.
— Une lourde responsabilité de siéger au Conseil, tu peux me croire. J’y ai consacré plus que ma part de temps. À ce propos, Prestimion m’a demandé d’y rester. Et toi, Gonivaul ?
— J’aspire à me retirer des affaires, répondit le Grand Amiral. Je ne suis plus tout jeune. J’envisage de retourner à Bombifale pour jouir des agréments et des plaisirs de mon domaine.
— Vraiment ? fit Serithorn avec un petit sourire. Est-ce à dire que Prestimion ne t’a pas maintenu à ton poste de Grand Amiral ? Tu nous manqueras, Gonivaul. Il est vrai que c’est une tâche écrasante d’être le Grand Amiral du royaume. On ne peut te reprocher d’avoir voulu te libérer de cette charge… Dis-moi, Gonivaul, as-tu jamais, ne fût-ce qu’une seule fois, posé le pied sur un long-courrier pendant toute la durée de tes fonctions ? Non, certainement pas. Prendre la mer est une entreprise hasardeuse ; on court toujours le risque de se noyer.
C’était une vieille habitude entre les deux grands seigneurs, ces échanges sarcastiques.
La petite partie visible de la figure de Gonivaul devint cramoisie.
— Serithorn…, commença-t-il d’un ton lourd de menaces.
— Si je puis me permettre, messieurs, glissa benoîtement Navigorn juste avant que les choses se gâtent.
Gonivaul se retourna en grommelant ; Serithorn eut un petit gloussement de satisfaction.
— Je n’ai pas encore pris officiellement mes fonctions, poursuivit Navigorn, mais on m’a déjà soumis un problème des plus étranges. Vous pourrez peut-être me conseiller, vous qui connaissez dans les moindres détails la politique du Château.
— De quel problème s’agit-il donc ? demanda Serithorn sans marquer beaucoup d’intérêt, le regard tourné vers le pas de tir.
Le second concurrent non humain à se présenter était un grand Skandar hirsute portant un pourpoint en velours de laine hardiment rayé de noir, d’orange et de jaune. Il avait un arc plus long et plus puissant que celui de Prestimion, qu’il tenait négligemment, comme un jouet, dans une de ses quatre énormes mains. Le héraut le présenta sous le nom de Hent Sekkiturn.
— Reconnaissez-vous les couleurs que porte cet archer ? demanda Navigorn.
— Il me semble que ce sont celles du Procurateur Dantirya Sambail, répondit Serithorn après un moment de réflexion.
— Exactement. Et, à ton avis, où se trouve donc le Procurateur ?
— Eh bien… Eh bien…, fit Serithorn en parcourant la tribune du regard. En fait, je ne le vois pas. Il devrait être ici, près de nous. As-tu une idée de l’endroit où il se trouve, Gonivaul ?
— Je ne l’ai pas vu de toute la semaine, répondit le Grand Amiral. En y repensant, je ne sais même plus depuis quand je ne l’ai pas vu. On ne peut pourtant pas dire qu’il passe inaperçu. Serait-il possible qu’il ait escamoté les fêtes du couronnement et soit resté chez lui, à Ni-moya ?
— Inconcevable, affirma Serithorn. Un nouveau Coronal est sacré pour la première fois depuis plusieurs décennies et le prince le plus puissant de Zimroel ne se donnerait pas la peine de venir assister à son couronnement ? L’idée est absurde. Dantirya Sambail aurait tenu à être sur place pour la distribution des nominations et des privilèges. Comme il est resté, j’en suis certain, pendant les longs mois qui ont précédé la mort du vieux Prankipin. Il était là pour le sacre, cela ne fait aucun doute. Sans compter que Prestimion eût été mortellement offensé si le Procurateur l’avait snobé de la sorte.
— Oh ! Dantirya Sambail est bien au Château, reprit Navigorn. C’est justement le problème dont je voulais vous entretenir. Si vous n’avez pas remarqué sa présence aux festivités, c’est qu’il est emprisonné dans les tunnels de Sangamor. Et Prestimion vient de le confier à ma garde, de faire de moi son geôlier en quelque sorte. Ma première tâche officielle en qualité de membre du Conseil.
Une expression d’incrédulité se peignit sur le visage de Serithorn.
— Qu’est-ce que tu racontes, Navigorn ? Dantirya Sambail serait prisonnier ?
— Apparemment.
— Je trouve cela absolument incroyable, fit Gonivaul, l’air abasourdi. Pourquoi Prestimion aurait-il jeté le Procurateur dans les tunnels ? C’est son cousin… enfin, disons qu’ils sont apparentés. Tu en sais certainement plus que moi là-dessus, Serithorn. Dis-moi, de quoi s’agit-il ? D’une querelle de famille ?
— Peut-être, mais j’aimerais bien savoir comment quelqu’un, fut-ce Prestimion, a réussi à enfermer un être aussi hâbleur, tapageur et exécrable que Dantirya Sambail. Ce doit être plus difficile que de mettre en cage une bande de haigus enragés. S’il est réellement emprisonné, pourquoi n’en avons-nous rien entendu dire ? Il ne devrait être bruit que de cela au Château.
Navigorn haussa les épaules, les paumes tournées vers le ciel en signe d’ignorance.
— Je n’ai pas de réponses à ces questions, messieurs. Je n’y comprends rien du tout. Je sais seulement que le Procurateur est en détention, s’il faut en croire le Coronal qui m’a chargé de m’assurer qu’il y restera jusqu’à ce qu’il soit jugé.
— Jugé pour quoi ? s’écria Gonivaul.
— Je n’en ai pas la moindre idée. J’ai demandé à Prestimion de quel crime le Procurateur était accusé ; il a répondu que nous en parlerions plus tard.
— Alors, fit sèchement Serithorn, je ne vois pas où est la difficulté. Le Coronal t’a confié une tâche, à toi de t’en acquitter. Il veut faire de toi le geôlier du Procurateur ? Sois son geôlier, Navigorn.
— Je n’éprouve pas beaucoup d’affection pour Dantirya Sambail. Il ne vaut guère mieux qu’une bête sauvage. Pourtant… s’il est incarcéré sans raison valable, sur un caprice de Prestimion, n’est-ce pas se rendre complice d’une injustice que d’aider à le garder dans les fers ?
— Veux-tu dire que cela te pose un cas de conscience ? demanda Gonivaul, interloqué.
— On peut exprimer cela en ces termes.
— Tu as fait le serment de servir le Coronal. Si le Coronal juge bon d’incarcérer Dantirya Sambail et te demande de le surveiller, tu exécutes ses ordres ou bien tu résignes tes fonctions. Tu n’as pas d’autre choix, Navigorn. Crois-tu que Prestimion soit un homme cruel ?
— Bien sûr que non. Et je n’ai aucune envie de démissionner.
— Dans ce cas, admets que Prestimion n’a pas emprisonné le Procurateur sans estimer avoir de bonnes raisons de le faire. Place en faction dans les tunnels vingt hommes triés sur le volet, ou trente, ou le nombre que tu estimeras nécessaire. Assure-toi qu’ils comprennent que si Dantirya Sambail réussit à s’évader par la ruse, la menace, la violence verbale ou n’importe quel autre moyen, ils le regretteront jusqu’à la fin de leurs jours.
— Et si des hommes de Ni-moya, des hommes du Procurateur, reprit Navigorn, cette bande d’assassins et de voleurs dont Dantirya Sambail aime s’entourer, viennent me voir et exigent de savoir où se trouve leur maître et de quoi il est accusé, s’ils menacent de mettre le Château sens dessus dessous s’il n’est pas immédiatement remis en liberté…
— Adresse-les au Coronal, fit Gonivaul. C’est lui qui a fait emprisonner Dantirya Sambail, pas toi. S’ils veulent des explications, ils les auront de la bouche de lord Prestimion.
— Dantirya Sambail est prisonnier, murmura pensivement Serithorn, comme s’il parlait à l’air qui l’entourait. Quelle étrange affaire ! Quelle curieuse manière de commencer un règne ! Sommes-nous censés garder le secret, Navigorn ?
— Le Coronal ne m’a rien dit de particulier. Mieux vaut ne pas en parler, j’imagine.
— Oui. Oui. Mieux vaut ne pas en parler.
— Absolument, déclara Gonivaul. Pas un mot de plus sur le sujet.
Tout le monde hocha vigoureusement la tête.
— Serithorn ! Gonivaul ! lança sur ces entrefaites une voix rauque et joviale, deux rangs au-dessus d’eux. Bonjour, Navigorn ! C’était Fisiolo, le comte de Stee. À ses côtés était assis un petit homme râblé et rubicond, aux yeux noirs et froids, au front élevé, à partir duquel une masse impressionnante de cheveux argentés se dressait à une hauteur prodigieuse, quelque peu inquiétante.
— Vous connaissez Simbilon Khayf, n’est-ce pas ? poursuivit Fisiolo avec un coup d’œil en direction de son compagnon. L’homme le plus riche de Stee. Prestimion lui-même ira le voir sous peu pour faire un emprunt, vous pouvez m’en croire.
Simbilon Khayf salua les trois hommes d’une rapide et radieuse inclination de tête, d’une modestie calculée. Il semblait extrêmement flatté de se trouver en présence de nobles d’un si haut rang. Le comte Fisiolo – un visage carré aux traits grossiers – n’était pas homme à faire des façons ; il fit aussitôt signe à Simbilon Khayf de le suivre dans la loge occupée par les trois autres. Le banquier ne perdit pas de temps, mais il donnait la nette impression de quelqu’un qui ne se sent pas dans son milieu.
— Êtes-vous au courant ? lança Fisiolo. Prestimion a fait enfermer Dantirya Sambail dans les tunnels ! On dit même qu’il est enchaîné à un mur ! Vous imaginez ? On ne parle que de ça au Château !
— Nous venons de l’apprendre, fit Serithorn. Si cette histoire est vraie, le Coronal a certainement de bonnes raisons de l’avoir enfermé là-bas.
— Quelles raisons peut-il avoir ? Le méchant Dantirya Sambail aurait-il tenu des propos insupportablement offensants ? Aurait-il fait le symbole de la constellation à l’envers ? Aurait-il lâché un vent pendant la cérémonie du sacre ? Je me demande d’ailleurs si le Procurateur y a assisté.
— Je ne me rappelle pas l’avoir vu arriver au Château, fit Gonivaul. Quand nous sommes tous revenus des obsèques de Prankipin.
— Moi non plus, ajouta Navigorn. J’étais là quand le convoi royal est arrivé du Labyrinthe. Dantirya Sambail n’en faisait pas partie.
— Nous savons pourtant de bonne source qu’il est là, fit Serithorn. Depuis un certain temps, semble-t-il. Assez longtemps pour avoir offensé Prestimion et être emprisonné, et pourtant personne ne se souvient de l’avoir vu arriver. Voilà qui est fort étrange. Partout où il passe, Dantirya Sambail crée des turbulences. Comment a-t-il pu arriver au Château sans qu’aucun de nous ne le remarque ?
— Étrange, en effet, fit Gonivaul.
— Très étrange, même, ajouta Fisiolo. Mais j’avoue que l’idée que Prestimion ait réussi à mettre aux fers ce monstre répugnant n’est pas pour me déplaire. N’êtes-vous pas de mon avis ?
Pendant les jours qui suivirent les fêtes du couronnement, le Procurateur de Ni-moya fut aussi un grave sujet de préoccupation pour Prestimion. Mais il n’était pas pressé de régler le sort de ce perfide cousin qui, au long de la guerre civile, n’avait cessé de le trahir à chaque retournement de la situation. Qu’il croupisse encore un peu dans le cachot au fond duquel il avait été jeté. Il importait d’abord de trouver un moyen de régler son cas.
Dantirya Sambail s’était à l’évidence rendu coupable de haute trahison. Plus que quiconque, excepté, peut-être, lady Thismet, il avait incité Korsibar à déclencher sa rébellion insensée. Il portait également la responsabilité de la rupture du barrage sur le Iyann, un acte de sauvagerie qui avait causé des pertes humaines incalculables. Et au cours de la bataille de Thegomar Edge, il avait affronté Prestimion en combat singulier, l’attaquant à la hache et au sabre, proposant avec un sourire goguenard de laisser le sort des armes décider lequel des deux adversaires serait le prochain Coronal. Prestimion, non sans difficulté, était sorti vainqueur de cet affrontement. Mais il n’avait pas été capable de donner sur le champ de bataille à ce cousin à sa merci la mort qu’il méritait. Il s’était contenté d’ordonner que l’on emmène le Procurateur et son âme damnée, Mandralisca, en attendant de les traduire en justice.
Mais comment, se demandait Prestimion, Dantirya Sambail pourrait-il être jugé pour des crimes dont personne, pas même l’accusé, n’avait gardé le souvenir ? Qui tiendrait le rôle de l’accusateur ? Quelles preuves pourraient être présentées contre lui ? « Cet homme a été le principal fomentateur de la guerre civile. » Certes, mais quelle guerre civile ? « Son intention était de s’emparer traîtreusement du trône royal après s’être débarrassé du fantoche Korsibar. » Qui était Korsibar ? « Il est coupable d’avoir attenté à la vie du Coronal légitime sur le champ de bataille. » Quelle bataille ? Où ? Quand ?
Prestimion n’avait pas de réponses à ces questions.
Et il y avait en tout état de cause, dans les premières semaines de son règne, des problèmes plus urgents à régler.
Les invités aux festivités du couronnement avaient pour la plupart pris le chemin du retour. Les princes, les ducs, les comtes et les maires avaient regagné leurs domaines ; l’ancien Coronal devenu le Pontife Confalume avait entrepris la longue et morne descente de la Glayge qui allait le conduire au Labyrinthe, sa nouvelle résidence souterraine ; les archers et les jouteurs, les lutteurs et les plus fines lames du royaume venus faire la démonstration de leur talent à l’occasion des Jeux du couronnement s’étaient eux aussi dispersés. La princesse Therissa était rentrée à Muldemar pour préparer son voyage vers l’île du Sommeil où une lourde charge l’attendait. En ces premiers jours de règne où Prestimion s’attelait à sa nouvelle tâche, le Château était devenu infiniment plus calme.
Il y avait tant à faire. Il avait aspiré de tout son cœur au trône et à ses devoirs, mais maintenant que ses désirs étaient exaucés, il se sentait écrasé par l’ampleur de la tâche à accomplir.
— Je ne sais par où commencer, confia-t-il à Septach Melayn et à Gialaurys en levant vers eux un regard las.
Ils se trouvaient tous les trois dans la vaste pièce ornée de bois précieux marquetés de bandes de métal luisant qui constituait le cœur des appartements du Coronal. La salle du trône était réservée à la pompe des solennités ; le véritable travail se faisait dans cette suite.
Prestimion était assis à son superbe bureau de palissandre rouge incrusté de constellations, Septach Melayn se tenait gracieusement près de la large fenêtre cintrée dominant l’abîme vertigineux, insondable, qui bordait le Château de ce côté du Mont, le massif Gialaurys avait tassé son corps musculeux sur un banc sans dossier, sur la gauche de Prestimion.
— C’est très simple, monseigneur, fit-il. Il faut commencer par le commencement et prendre les choses l’une après l’autre.
Venant de Septach Melayn, un tel conseil eût été pris pour une moquerie, mais l’ironie était étrangère au gros et paisible Gialaurys. Quand il parlait de cette voix grave, lente et rocailleuse aux syllabes gommées par l’accent de sa cité natale de Piliplok, c’était toujours avec le plus grand sérieux. Le sémillant petit compagnon de Prestimion, le regretté duc Svor, avait souvent pris la placidité de Gialaurys pour de la stupidité. Loin d’être stupide, Gialaurys s’exprimait simplement avec une sincérité empreinte de gravité.
— Bien dit, Gialaurys ! lança Prestimion avec une amabilité souriante. Mais par quoi commencer et par quoi continuer ? Crois-tu qu’il soit si facile de le savoir ?
— Eh bien, Prestimion, suggéra Septach Melayn, faisons une liste. Un, commença-t-il en comptant sur ses doigts, nommer les membres du gouvernement du souverain. Je dirais à ce propos que nous sommes bien partis. Tu as un nouveau Haut Conseiller ; je te remercie de ton choix. Gialaurys fera, je n’en doute pas, un Grand Amiral irréprochable. Et ainsi de suite. Deux, restaurer la prospérité des régions qui ont souffert de la guerre. Ton frère Abrigant, entre parenthèses, a quelques idées sur la question et souhaite te voir dans le courant de la journée. Trois…
Septach Melayn marqua une hésitation.
— Trois, acheva Gialaurys à sa place, trouver un moyen pour faire juger Dantirya Sambail.
— Laissons cela de côté pour l’instant, répliqua Prestimion. L’affaire est délicate.
— Quatre, poursuivit imperturbablement Gialaurys, interroger tous ceux qui ont choisi le camp de Korsibar au cours de la guerre civile et s’assurer qu’il ne subsiste pas de déloyautés susceptibles de menacer la sécurité de…
— Non, coupa Prestimion. Raye cela de la liste : n’oublie pas qu’il n’y a pas eu de guerre. Qui pourrait rester loyal envers Korsibar, si Korsibar n’a jamais existé ?
Le visage rembruni, Gialaurys poussa un grognement mécontent.
— Il n’en est pas moins vrai, Prestimion…
— Il n’y a pas lieu de s’inquiéter, crois-moi. La plupart des lieutenants de Korsibar – Farholt, Mandrykarn, Venta, Farquanor, toute sa clique – ont péri à Thegomar Edge et je n’ai rien à craindre de ceux qui ont survécu. Navigorn, par exemple, le meilleur général de Korsibar. Il a imploré ma clémence sur le champ de bataille, t’en souviens-tu, quand il a déposé les armes, juste après la mort de Korsibar ? Et il était sincère. Il me servira loyalement au Conseil. Quant à Oljebbin, Serithorn et Gonivaul, ils sont passés dans le camp de Korsibar, c’est vrai, mais cette trahison est sortie de leur mémoire. En tout état de cause, ils ne peuvent rien contre moi. Le duc Oljebbin descendra dans le Labyrinthe où il deviendra le porte-parole du Pontife. Bon débarras. Gonivaul va se retirer à Bombifale ; Serithorn est utile et amusant : je vais le garder auprès de moi. Qui d’autre encore ? Nomme-moi ceux que tu soupçonnes de déloyauté ?
— Euh… commença Gialaurys.
Mais aucun nom ne lui vint à l’esprit.
— Je vais te dire quelque chose, Prestimion, glissa Septach Melayn. Il se peut qu’il ne reste plus de fidèles de Korsibar, mais, hormis nous trois, il n’est personne au Château qui ne soit profondément perturbé d’une manière ou d’une autre par le sortilège qui a marqué la fin de la guerre. Le souvenir du conflit a été effacé de toutes les mémoires, c’est vrai, mais tout le monde sait qu’il s’est passé quelque chose d’important. Même s’ils ignorent de quoi il s’agit. Bien des hommes de conséquence ont péri, de vastes régions d’Alhanroel ont été dévastées, le barrage de Mavestoi a mystérieusement cédé, submergeant la moitié d’une province. On a pourtant voulu leur faire croire que la transition entre le règne de Confalume et le tien s’était déroulée sans heurts. Il y a quelque chose qui cloche, ils le savent. Ils ne cessent de buter sur ce grand blanc troublant dans leurs souvenirs ; c’est un sujet d’inquiétude. Je vois une profonde perplexité se peindre sur le visage des gens au beau milieu d’une phrase ; ils cessent de parler et pressent les mains sur leurs tempes comme pour chercher dans leur esprit quelque chose qui ne s’y trouve pas. Je commence à me demander si c’était vraiment une bonne idée de faire disparaître cette guerre de notre histoire, Prestimion.
C’était un sujet que Prestimion aurait préféré laisser de côté. Plus question d’y échapper maintenant que Septach Melayn était entré dans le vif du débat.
— La guerre a été une terrible blessure pour l’âme de notre planète, commença Prestimion d’un ton crispé. Si je ne l’avais pas effacée, les griefs et les ressentiments n’auraient cessé de se faire jour entre mes fidèles et ceux de Korsibar. En faisant effacer tous les souvenirs de la guerre, j’ai donné à tous une chance de repartir de zéro. Pour reprendre une de tes formules favorites, Septach Melayn, ce qui est fait est fait. Il nous faut vivre aujourd’hui avec les conséquences de cette décision, nous le ferons et il n’y a rien à ajouter.
En son for intérieur, il n’en était pourtant pas si sûr. Il avait, comme tout un chacun, eu connaissance d’événements troublants, d’étranges accès de déséquilibre mental çà et là sur le Mont, de gens agressant sans motif des inconnus dans la rue, éclatant en sanglots sans pouvoir s’arrêter de pleurer plusieurs jours d’affilée, se jetant dans des rivières ou dans le vide du haut d’une falaise. De telles histoires étaient venues ces derniers temps à ses oreilles, en provenance d’Halanx et de Minimool, d’Haplior aussi, comme si un tourbillon de folie descendait en tournoyant du Château pour frapper les cités adjacentes du Mont. Et même beaucoup plus bas, jusqu’à Stee, semblait-il, où on signalait un cas sérieux, celui d’une femme de chambre qui s’était jetée par la fenêtre de l’hôtel particulier d’un riche banquier, tuant dans sa chute deux personnes qui se trouvaient dans la rue.
Mais quelle raison y avait-il pour établir un lien entre ces événements et l’amnésie générale dans laquelle il avait demandé à ses sorciers de plonger le monde à la fin de la guerre ? Peut-être ces comportements accompagnaient-ils inévitablement un changement de monarque, surtout après un règne si long et si heureux que celui de lord Confalume. Le peuple voyait en Confalume un père aimant pour l’ensemble de la population ; peut-être était-on malheureux de le voir disparaître dans le Labyrinthe. D’où ces dérèglements de l’esprit. Peut-être.
Septach Melayn et Gialaurys n’en restèrent pas là ; ils ajoutèrent une foule de nouveaux dossiers à la liste plus que suffisante des problèmes en attente.
Il convenait, dirent-ils à Prestimion, de mieux intégrer dans le tissu social les différents arts de la magie qui, sous le règne de Confalume, avaient pris une telle importance sur Majipoor. Cela nécessiterait, expliqua Gialaurys, des entretiens avec Gominik Halvor et Heszmon Gorse qui avaient prolongé leur séjour au Château dans ce but avant de regagner Triggoin, la capitale des sorciers.
Il fallait aussi régler le problème de l’armée de monstres synthétiques que Korsibar aurait lancés contre eux sur les champs de bataille si la guerre avait duré un peu plus longtemps ; d’après Gialaurys, nombre d’entre eux s’étaient échappés de leurs enclos et ravageaient un district au nord du Mont du Château.
Il faudrait ensuite étudier les doléances présentées par les Métamorphes de Zimroel concernant les limites de la réserve forestière dans laquelle ils étaient confinés. Les Changeformes se plaignaient d’empiétements illégaux sur leur domaine par des promoteurs peu scrupuleux de Ni-moya.
Il y avait aussi telle chose à faire, telle autre à régler…
Prestimion n’écoutait plus que d’une oreille. Ils étaient d’une insupportable sincérité, ces deux-là, Septach Melayn avec son élégance désinvolte, Gialaurys à sa manière plus carrée. Septach Melayn avait toujours voulu donner l’impression de quelqu’un qui ne prend rien au sérieux, mais Prestimion savait que ce n’était qu’une attitude ; quant à Gialaurys, il n’était que sérieux imperturbable, un bloc massif de robuste bon sens. Prestimion ressentait plus douloureusement que jamais la perte de l’insaisissable petit duc Svor qui avait eu de nombreux défauts, mais pas celui d’une sincérité excessive. Svor avait été le médiateur idéal entre les deux autres.
Quelle idiotie de sa part de s’exposer sur le champ de bataille à Thegomar Edge, lui qui était fait pour intriguer et conspirer dans l’ombre ! Svor n’avait jamais su se battre ; quelle folie l’avait pris de vouloir participer à cette sanglante bataille ? Aujourd’hui, il n’était plus là. Prestimion se demandait s’il pourrait jamais trouver quelqu’un pour le remplacer.
Il en allait de même pour Thismet. Surtout, surtout pour Thismet. Jamais la douleur déchirante de cette perte ne le quitterait ni ne s’atténuerait avec le temps. Il se demandait si c’était la mort de Thismet qui l’avait jeté dans un abattement si profond.
Il avait assurément beaucoup de travail ; trop, lui semblait-il parfois. Mais il trouverait le moyen d’accomplir sa tâche. Tous ceux qui l’avaient précédé sur la longue liste des Coronals s’étaient trouvés devant les mêmes responsabilités écrasantes à assumer, tous les avaient endossées et avaient joué leur rôle, en bien ou en mal, selon le jugement de l’Histoire… Un jour, lui aussi serait jugé. Tout bien considéré, ils s’en étaient pour la plupart assez bien sortis.
Mais il ne parvenait pas à se débarrasser de ce mystérieux et insupportable sentiment de lassitude, de vide, de désenchantement, d’insatisfaction, qui empoisonnait son âme depuis le premier jour de son règne. Il avait espéré que l’exercice de sa charge royale l’en guérirait ; il ne semblait pas en aller ainsi.
Les tâches auxquelles il lui fallait s’atteler n’auraient très certainement pas paru aussi immenses si Thismet avait vécu. Quelle merveilleuse partenaire elle eût fait ! Fille de Coronal elle-même, au fait des difficultés inhérentes à la charge suprême et certainement plus que capable d’en résoudre un grand nombre elle-même. Thismet eût été infiniment mieux armée pour gouverner, Prestimion en était sûr, que son idiot de frère ; elle l’aurait soulagé d’une grande partie du fardeau de ses responsabilités. Mais Thismet, elle aussi, lui avait été enlevée à jamais.
Tu parles encore, Septach Melayn ? Et toi, Gialaurys ?
Prestimion jouait avec le fin cercle de métal brillant posé sur son bureau. Sa couronne « de tous les jours », comme il aimait à l’appeler, pour la distinguer de la couronne de cérémonie d’une magnificence extrême que lord Confalume s’était fait fabriquer, avec les trois énormes dianabas pourpres à mille facettes en son centre, les émeraudes et les rubis dont elle était sertie et ses incrustations de sept métaux précieux.
Confalume adorait porter cette couronne ; Prestimion l’avait fait une seule fois, pendant les premières heures de son règne. Il avait décidé de la garder dorénavant pour les grandes occasions. Il trouvait déjà quelque peu ridicule de ceindre son front du petit cercle d’argent, même s’il s’était battu avec acharnement pour obtenir le droit de le porter. Il le gardait quand même constamment à portée de main. Après tout, il était le Coronal de Majipoor.
Le Coronal de Majipoor.
Il avait placé la barre très haut et, à l’issue d’une lutte farouche, il avait atteint son but.
Ses deux plus chers amis continuaient de dresser la liste apparemment interminable des tâches qui l’attendaient et de discuter inlassablement de priorités et de stratégies, mais Prestimion ne faisait même plus semblant d’écouter. Il savait quelles tâches l’attendaient ; celles que ses deux amis venaient d’énumérer, certes, mais aussi une autre dont ils n’avaient pas fait mention. Il devait avant tout, d’emblée, imposer son autorité aux hauts fonctionnaires et aux courtisans qui formaient le pivot du gouvernement ; il devait faire la preuve qu’il était digne d’être roi, leur montrer que lord Confalume, avec l’aide du Divin, avait fait le bon choix en le désignant pour lui succéder.
Cela signifiait qu’il lui fallait penser comme un Coronal, vivre comme un Coronal, marcher comme un Coronal, respirer comme un Coronal. Telle était la tâche première ; le reste suivrait nécessairement.
Très bien, Prestimion : tu es le Coronal. Sois le Coronal.
Son enveloppe corporelle restait là, assise au bureau, feignant d’écouter Septach Melayn et Gialaurys qui élaboraient avec gravité un programme pour les premiers mois de son règne. Mais son âme vagabonde prit son essor dans le ciel froid et limpide enveloppant la cime du Château et se répandit de par le monde, se déplaçant avec une miraculeuse simultanéité dans toutes les directions.
Il s’ouvrit à Majipoor, sentit son immensité imprégner toutes les fibres de son être. Il projeta son esprit à travers la vastitude de la planète qui venait d’être confiée à ses soins.
Il devait embrasser pleinement cette vastitude, il le savait, l’intégrer à lui-même, l’inclure dans son âme.
— Les trois grands continents, vastes, immenses : Alhanroel, le plus peuplé, aux nombreuses cités ; Zimroel, aux gigantesques et luxuriantes forêts ; Suvrael, plus petit, brûlé par le soleil, dans le sud torride. Les fleuves géants, aux flots puissants. Les innombrables espèces d’arbres et de plantes, d’animaux et d’oiseaux qui emplissaient le monde de leur merveilleuse beauté. L’étendue bleu-vert de la Mer Intérieure avec ses troupes de dragons de mer se déplaçant sans hâte au long de leurs mystérieuses migrations et l’île sacrée, l’île du Sommeil, posée au milieu de ses eaux. Le second Océan, la Grande Mer, démesuré, inexploré, qui occupait l’autre hémisphère de la planète.
— Les villes merveilleuses, les cinquante grandes cités du Mont et la multitude d’autres, Sippulgar, Sefarad et Alaisor, Triggoin et ses sorciers, Kikil, Klai et Kimoise, Pivrarch et Lontano, Da, Demigon Glade et toutes les autres qui se succédaient jusqu’aux rives de la Mer Intérieure, les séparant du lointain continent de Zimroel avec ses mégalopoles en expansion permanente : Ni-moya, Narabal, Til-omon, Pidruid, Dulorn, Sempernond et ainsi de suite.
— Les milliards et les milliards d’habitants, non seulement les humains, mais ceux des autres races, les Vroons et les Skandars, les Su-Suheris, les Hjorts et les Lii, humbles et lourdauds, et les mystérieux Métamorphes, capables de changer de forme, à qui la planète appartenait dans sa totalité avant qu’on ne les en dépossède, plusieurs milliers d’années auparavant.
Tout cela était aujourd’hui entre ses mains.
Les siennes.
Oui, les siennes.
Les mains de Prestimion de Muldemar ; le nouveau Coronal de Majipoor.
Prestimion éprouva brusquement le désir pressant de contempler le monde non plus en esprit mais comme un être de chair et de sang, d’explorer cette planète qui lui avait été confiée. Tout voir, être partout à la fois, se repaître des merveilles infinies de Majipoor. De la peine et de la solitude de cette étrange nouvelle vie qui allait être la sienne jaillit en un grand flot impétueux le désir passionné de visiter les provinces d’où étaient venus les présents de son couronnement. De payer de retour, d’une certaine manière, ceux qui avaient offert ces cadeaux en leur faisant don de sa personne.
Un monarque doit connaître son royaume de visu. Jusqu’à l’époque de la guerre civile, où, d’un champ de bataille à l’autre, il avait parcouru Alhanroel en tous sens, sa vie avait été presque exclusivement centrée sur le Mont du Château, puis sur le Château lui-même. Il avait visité quelques-unes des Cinquante Cités, bien entendu, et fait un voyage, dans sa prime jeunesse, sur les côtes orientales de Zimroel, à l’occasion duquel il avait rencontré Gialaurys à Piliplok et s’était lié d’amitié avec lui. Sinon, il n’avait pas vu grand-chose du monde.
Mais la guerre avait donné à Prestimion l’appétit du voyage. Elle l’avait conduit au cœur d’Alhanroel vers des cités et des régions qu’il n’aurait jamais pensé voir ; il avait contemplé la stupéfiante puissance de la Fontaine de Gulikap, l’irrépressible gerbe jaillissante d’énergie pure, franchi les Monts Trikkala pour découvrir les magnifiques zones agricoles qui s’étendaient de l’autre côté des crêtes effrayantes, traversé en allant au bout de ses forces le sinistre et terrible désert du Valmambra pour atteindre, tout au nord, la lointaine Triggoin, la cité des sorciers. Et pourtant il n’avait vu qu’une minuscule parcelle des merveilles de Majipoor.
Il avait soudain envie d’en connaître plus. Il n’avait pas pris conscience, jusqu’à cet instant, de la force de cette envie. Le désir s’emparait de lui, prenait possession de tout son être. Combien de temps pourrait-il rester majestueusement terré dans l’enceinte luxueuse du Château, occupant, jour après jour, son temps à des activités aussi mornes que s’entretenir avec des membres potentiels du Conseil ou étudier le programme législatif que lui avait soumis l’administration de lord Confalume alors que le monde glorieux qui s’étendait au-delà de ces murs l’appelait, l’exhortait à partir à sa découverte. À défaut de Thismet, il aurait tout Majipoor pour le consoler de sa perte. Voir tout ce que contenait la planète, la toucher, la goûter, la sentir. La boire goulûment, la dévorer. Se présenter à ses sujets en disant : « Regardez, je suis là, devant vous, Prestimion, votre roi ! »
— Assez ! fit-il brusquement en relevant la tête, interrompant Septach Melayn au beau milieu d’une phrase. Voulez-vous, mes amis, m’épargner la suite pour aujourd’hui ?
Septach Melayn le considéra de toute sa hauteur.
— Tu ne te sens pas bien, Prestimion ? Tu as l’air bizarre, d’un seul coup.
— Bizarre ?
— Tendu. Crispé.
— J’ai mal dormi ces dernières nuits, expliqua Prestimion avec indifférence.
— Voilà ce que c’est de dormir seul, monseigneur, lança Septach Melayn avec un clin d’œil et un petit rire grivois.
— Certainement, fit Prestimion d’un ton glacial. Un problème de plus à résoudre, quand le moment sera venu.
Il laissa planer un long et froid silence pour montrer à Septach Melayn qu’il ne trouvait pas sa remarque amusante.
— Le véritable problème, Septach Melayn, reprit-il, est que je sens au plus profond de moi une grande nervosité. Je le sens depuis l’instant où cette couronne s’est posée sur mon front. Le Château a commencé à me donner l’impression d’être une prison.
Septach Melayn et Gialaurys échangèrent un regard troublé.
— Est-ce vrai, monseigneur ? demanda prudemment Septach Melayn.
— C’est l’impression que j’ai, oui.
— Tu devrais demander à Dantirya Sambail ce qu’il pense d’être un vrai prisonnier, poursuivit Septach Melayn en roulant exagérément les yeux.
Il est incorrigible, songea Prestimion.
— Je le ferai en temps voulu, répliqua-t-il sans sourire. Mais je te rappelle que Dantirya Sambail est un criminel. Je suis un roi.
— Qui réside dans le plus grand de tous les châteaux, fit Gialaurys. Préférerais-tu te retrouver sur un champ de bataille ? Dormir sous la pluie dans la forêt de Moorwath, à l’abri du feuillage des vakumbas. Patauger dans la boue sur les rives du Jhelum ? Traverser les marais de Beldak ? Ou bien errer en délirant dans le désert du Valmambra ?
— Ne raconte pas de bêtises, Gialaurys. Tu ne comprends pas ce que je dis ; vous ne comprenez ni l’un ni l’autre. Est-ce le Labyrinthe, suis-je le Pontife pour être obligé de rester éternellement au même endroit ? Ma vie n’a pas le Château pour frontières. J’ai consacré ces dernières années toutes mes forces à devenir Coronal ; maintenant que ce but est atteint, j’ai l’impression que tout ce que j’ai accompli est d’être devenu le roi des documents et des réunions. Depuis la fin des fêtes du couronnement, je suis là, jour après jour, dans ce bureau, aussi magnifique qu’il soit, et j’aspire de tout mon cœur à être ailleurs… Mes amis, il faut que je parte quelque temps voir le monde.
— Tu ne songes pas à faire un Grand Périple, Prestimion ? fit Septach Melayn d’une voix inquiète. Prestimion ! Pas déjà ! Pas dès le premier mois de ton règne… ni même la première année.
— Non, répondit Prestimion en secouant la tête. Il est beaucoup trop tôt pour cela, j’en conviens.
Que voulait-il au juste ? Même pour lui, c’était loin d’être clair. Il improvisa une réponse.
— De courtes visites, peut-être… Pas un Grand Périple mais un petit, dans une demi-douzaine des Cinquante Cités. Disons deux ou trois semaines çà et là sur le Mont. Pour me rapprocher du peuple, pour avoir une idée de ce qu’il pense. J’étais trop occupé ces dernières années pour m’intéresser à autre chose que lever des armées et dresser des plans de bataille.
— Tu peux assurément te rendre dans certaines des cités les plus proches, approuva Septach Melayn. Mais il faudra du temps – des semaines, voire des mois – pour mettre sur pied le plus simple des voyages officiels. Tu le sais bien. Les dispositions à prendre pour te loger comme il convient, le programme des manifestations à établir, les réceptions, les banquets à organiser…
— Encore des banquets, fit Prestimion d’un ton morne.
— On ne peut y échapper, monseigneur. Mais j’ai une meilleure idée, s’il s’agit simplement de t’échapper du Château pour de brèves visites dans des cités proches.
— J’écoute.
— Korsibar, dit-on, voulait aussi voyager sur le Mont quand il était Coronal. Il le faisait secrètement, sous un déguisement, en utilisant un appareil inventé par Thalnap Zelifor, ce sorcier Vroon sournois, qui lui permettait de changer d’apparence. Tu pourrais faire la même chose en changeant d’apparence à ton gré et personne ne le saurait.
— Je te rappelle, Septach Melayn, répondit Prestimion en le considérant d’un air dubitatif, qu’en ce moment-même Thalnap Zelifor est sur la route de l’exil, à Suvrael, et que tout son attirail l’accompagne.
— C’est vrai, fit Septach Melayn en se rembrunissant. J’avais oublié.
Mais son visage s’éclaira aussitôt.
— Nous n’avons pas vraiment besoin de faire appel à la magie, reprit-il. J’ai cru comprendre qu’un jour, à Sipermit, si ma mémoire est bonne, l’appareil de Korsibar n’avait pas fonctionné et qu’on l’avait surpris en train de reprendre sa véritable apparence. Cet incident a donné naissance à ces rumeurs stupides selon lesquelles Korsibar était un Métamorphe. Mais si tu portais une fausse barbe et un foulard sur la tête en t’habillant comme un homme du peuple…
— Une fausse barbe ! pouffa Prestimion.
— Oui. Et je t’accompagnerais. Ou Gialaurys, ou nous deux, déguisés comme toi. Nous pourrions partir en douce à Bibiroon ou Upper Sunbreak, à Banglecode, Greel ou une autre cité de ton choix. Nous y passerions une ou deux nuits à faire la fête loin du Château et personne n’en saurait rien. Qu’en dis-tu, Prestimion ? Cela apaiserait-il, au moins partiellement, cette nervosité qui est en toi ?
— L’idée me plaît, répondit Prestimion en sentant un élan de joie dans sa poitrine, pour la première fois depuis de longues semaines. Elle me plaît même beaucoup.
Il eût quitté avec plaisir le Château le soir même. Mais non, impossible. Il y avait encore des réunions auxquelles il devait assister, des propositions à étudier, des décrets à signer. Il n’avait jamais compris jusqu’alors la pleine signification du vieil adage selon lequel il était folie d’aspirer à être le maître du royaume, car on se rendait compte en peu de temps qu’on devenait en réalité son esclave.
Il fut interrompu dans ses pensées par la voix de Nilgir Sumanand, le nouveau majordome du Coronal.
— Monseigneur, le prince Abrigant de Muldemar demande à vous voir.
— Faites-le entrer.
Long et mince, Abrigant était de sept ans le cadet de Prestimion et l’aîné de ses deux frères survivants. Il entra d’un pas décidé dans le bureau royal. Il portait maintenant le titre de prince de Muldemar, repris à Prestimion après son élévation à la charge de Coronal. Prestimion envisageait sérieusement de lui donner un siège au Conseil, pas tout de suite peut-être, mais après lui avoir laissé le temps de mûrir.
On eût plus facilement pris Abrigant pour le frère de Septach Melayn que pour celui de Prestimion tellement ils différaient au physique. Contrairement à Prestimion, râblé et court de stature, Abrigant était grand et efflanqué ; ses cheveux, blonds comme ceux de son frère, avaient un luisant et un éclat dont ceux de Prestimion avaient toujours été dépourvus. Il avait fière allure, le jeune Abrigant, vêtu comme pour une réception officielle d’un riche pourpoint d’un rouge rosé ajusté et pincé à la taille, à la manière des tailleurs d’Alaisor, et d’amples et longues chausses dans les mêmes tons, glissées dans de hautes bottes en cuir jaune d’Estotilaup, garnies de lacets en dentelle.
Il adressa à son frère non seulement le symbole de la constellation mais une profonde révérence, en s’inclinant exagérément. D’un geste agacé de la main, Prestimion lui fit signe d’en finir avec les démonstrations de révérence.
— C’est un peu trop, Abrigant. Même beaucoup trop !
— Tu es le Coronal maintenant, Prestimion !
— C’est vrai, mais tu es toujours mon frère. Le symbole de la constellation suffira. Amplement. Septach Melayn m’a dit, poursuivit Prestimion en se remettant à jouer avec la mince couronne, que tu avais quelques idées à me soumettre. À propos, si j’ai bien compris, de la manière dont nous pourrions soulager les régions souffrant de récoltes catastrophiques ou d’autres perturbations.
— Il a dit cela ? fit Abrigant, l’air perplexe. Ce n’est pas exactement ce dont il s’agit. Je sais que diverses régions d’Alhanroel se trouvent brusquement dans une situation difficile. Mais je n’en connais ni le pourquoi ni le comment, sinon pour quelques raisons évidentes comme l’effondrement du barrage de Mavestoi et l’inondation de la vallée du Iyann. Le reste est un mystère pour moi. Quelle peut être la cause de ces soudaines pénuries locales des récoltes ? La volonté du Divin, j’imagine.
Des déclarations de ce genre troublaient Prestimion et il en entendait de plus en plus souvent. Que pouvait-il attendre d’autre, lui qui avait tenu tout son entourage dans l’ignorance des événements les plus marquants de l’époque ? Son propre frère, un intime entre les intimes, qui, du moins l’espérait-il, deviendrait un jour un de ses plus proches conseillers, un membre du Conseil royal, ignorait tout de la guerre et de ses conséquences. Il en ignorait tout !
Une terrible guerre civile avait dévasté pendant deux années entières des provinces de Majipoor et Abrigant n’en soupçonnait rien. En le maintenant dans une telle ignorance, comment attendre de lui qu’il prenne des décisions rationnelles en matière d’affaires publiques. L’espace d’un moment, Prestimion fut tenté de tout lui avouer, mais il se retint. Il avait pris avec Septach Melayn et Gialaurys la décision irrévocable qu’ils seraient les seuls à connaître la vérité. Toute révélation était maintenant exclue, même à Abrigant.
— Tu n’es donc pas venu proposer des remèdes pour les provinces dans la détresse ?
— Non. Mes idées concernent les moyens d’améliorer le bien-être économique d’une manière générale. Si l’ensemble de la planète s’enrichit, les provinces dans la détresse recevront l’aide de toutes les autres. Voilà sans doute ce qui a poussé Septach Melayn à se méprendre sur l’objet de ma visite.
— J’écoute, fit Prestimion avec embarras.
Le sérieux de son frère lui paraissait fort étrange. L’Abrigant qu’il connaissait était énergique, impétueux, parfois même quelque peu exalté. Au cours des combats contre l’usurpateur, il s’était conduit en guerrier courageux et féroce. Mais un homme d’idées, non. Son frère n’avait jamais montré une grande aptitude pour l’abstraction. Abrigant était un athlète : la chasse, la course, le sport sous toutes ses formes, voilà ce qui l’avait toujours intéressé. Mais la maturité lui venait peut-être plus rapidement que Prestimion ne l’aurait imaginé.
Abrigant hésitait ; il semblait mal à l’aise lui aussi.
— Je sais parfaitement, Prestimion, commença-t-il au bout d’un moment, comme s’il lisait dans l’esprit de son frère, que tu me prends pour un esprit superficiel. Mais maintenant je lis et j’étudie beaucoup. J’ai engagé des spécialistes pour me donner des cours en matière d’affaires publiques. Je…
— Je t’en prie, Abrigant, coupa Prestimion. Je sais que tu n’es plus un enfant.
— Merci. Je tenais juste à ce que tu comprennes que j’ai beaucoup réfléchi à ces questions.
Abrigant s’humecta les lèvres et prit une longue inspiration avant de poursuivre.
— Ce que j’ai à dire, c’est simplement ceci. Nous avons bénéficié d’une période de prospérité économique sous le long règne de lord Confalume à la suite de celui de lord Prankipin. On peut dire que nous avons connu un âge d’or. Mais la planète est loin d’être aussi prospère qu’elle devrait l’être, compte tenu de la richesse de nos ressources naturelles et de la stabilité générale de notre système politique.
La stabilité générale ?
Avec la guerre civile qui n’était achevée que depuis quelques semaines ? Prestimion se demanda s’il y avait de l’ironie dans les propos de son frère, si Abrigant pouvait avoir conservé plus de souvenirs des récents événements qu’il ne voulait le montrer. Mais non. Il n’y avait pas la moindre trace d’ambiguïté dans le regard sérieux et franc de son frère. Ses yeux, vert d’eau comme ceux de Prestimion, restaient braqués sur lui avec une intensité pleine de gravité et de simplicité.
— Le gros inconvénient, disait Abrigant, est évidemment la rareté des métaux. Nous avons toujours manqué de fer sur Majipoor, mais aussi de nickel, de plomb, d’étain. Il y a du cuivre, c’est vrai, de l’or et de l’argent, mais pas grand-chose d’autre. Nous sommes très désavantagés dans ce domaine. Sais-tu pourquoi, Prestimion ?
— La volonté du Divin, je suppose.
— On peut dire ça, en effet. La volonté du Divin était de pourvoir la plupart des planètes d’un solide noyau de fer ou de nickel ; elles ont aussi d’abondantes réserves de ces métaux dans leur écorce. Mais Majipoor est plus légère, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur. Nous avons des roches légères, creusées de vastes cavités naturelles alors que d’autres mondes renferment ces lourdes masses de métal. Il n’y en a pas beaucoup non plus sur la partie superficielle de Majipoor, ce qui explique pourquoi la pesanteur n’est pas très forte ici, malgré la taille de notre planète. Si elle était composée d’autant de métal que certaines autres, nous serions probablement écrasés par une effrayante force d’attraction. Même si nous n’étions pas écrasés, nous n’aurions pas la force de lever un doigt. Pas un seul doigt, Prestimion ! Tu me suis ?
— J’ai quelques lumières sur les lois de la pesanteur, répondit Prestimion, stupéfait d’entendre Abrigant lui faire un cours sur le sujet.
— Bien. Tu conviendras donc que cette absence de métaux a constitué pour nous un certain handicap économique. Que nous n’avons jamais été en mesure de construire des vaisseaux spatiaux ni même un réseau de transport aérien ou ferroviaire. Que nous dépendons d’autres planètes pour une grande partie de notre approvisionnement en métaux et que cela a été coûteux de bien des manières.
— J’en conviens. Mais tu sais, Abrigant, nous ne nous sommes pas si mal débrouillés. Notre population est considérable, mais personne ne meurt de faim ; il y a du travail pour tout le monde ; nous avons de magnifiques et gigantesques cités ; la société jouit depuis des milliers d’années d’une remarquable stabilité sous un gouvernement planétaire.
— Parce que nous avons partout ou presque un climat merveilleux, un sol fertile et quantité de plantes et d’animaux utiles, aussi bien terrestres que marins. Mais la famine frappe des tas de gens en ce moment même dans des endroits comme la vallée du Iyann. On rapporte que les récoltes sont mauvaises dans d’autres régions, que les greniers sont vides, que des fabriques sont obligées de fermer leurs portes à cause d’étranges et récentes perturbations dans le transport des matières premières et ainsi de suite.
— Ce sont des difficultés temporaires, fit Prestimion.
— Peut-être. Mais ces événements vont mettre l’économie à rude épreuve, n’est-ce pas, mon frère ? J’ai beaucoup lu, ces derniers temps, je te l’ai dit. Cela m’a permis de comprendre qu’une perturbation à tel endroit peut en entraîner une autre ailleurs, qui provoquera à son tour des troubles dans un troisième endroit très éloigné des deux premiers. Avant d’avoir eu le temps de se rendre compte de quoi que ce soit, le problème s’est étendu à l’ensemble de la planète. Il se peut, je le crains, que tu aies à faire face à cette situation avant d’avoir passé de longs mois sur le trône.
Prestimion hocha lentement la tête ; la conversation devenait assommante.
— Que proposes-tu, Abrigant ?
— D’augmenter notre production de métaux, de fer en particulier. Si nous avions plus de fer, nous pourrions fabriquer plus d’acier pour l’industrie et les transports, ce qui permettrait une grande expansion du commerce à la fois sur Majipoor et avec les planètes voisines.
— Comment comptes-tu y parvenir ? Par la sorcellerie, peut-être ?
— Je t’en prie, mon frère, ne sois pas condescendant, répliqua Abrigant, l’air blessé. J’ai beaucoup lu ces derniers temps.
— Tu ne cesses de le répéter.
— Je sais, par exemple, que tout au sud, à l’est de la province d’Aruachosia, il existe un endroit où le sol est si riche en minerais que les plantes elles-mêmes contiennent du fer et du cuivre dans leurs tiges et leurs feuilles. Il suffit de les chauffer pour obtenir une abondante récolte de métal.
— Skakkenoir, oui, fit Prestimion. C’est un mythe, Abrigant. Nul n’a jamais pu trouver ce pays merveilleux.
— A-t-on véritablement essayé ? En fouillant dans les archives, je n’ai trouvé trace que d’une seule expédition, sous le règne de Guadeloom, il y a plusieurs milliers d’années. Nous devrions en lancer une autre, Prestimion ; je parle très sérieusement. Mais j’ai d’autres suggestions. Sais-tu, mon frère, qu’il est possible de fabriquer du fer, du zinc et du plomb à partir de substances telles que le charbon de bois et la terre ? Je ne parle pas de sorcellerie, même si une science de cette nature semble assurément friser la sorcellerie ; il s’agit bien d’une science. Des recherches ont été faites. Je peux te présenter des gens qui ont accompli cette transformation. À une échelle modeste, certes, très modeste, mais avec un soutien approprié, un financement du trésor royal…
Prestimion observa attentivement son frère ; c’était bien un nouvel Abrigant qu’il avait devant lui.
— Tu connais ces gens ?
— Pas personnellement, je l’avoue. Mais je le tiens de bonne source. J’insiste, mon frère, pour que…
— N’en dis pas plus, Abrigant. Tu as piqué mon attention. Amène-moi tes sorciers qui fabriquent du métal ; je leur parlerai.
— Des scientifiques, Prestimion. Des scientifiques.
— Comme tu voudras. Même si celui qui est capable de transformer en fer le charbon de bois ressemble beaucoup pour moi à un mage. Mages ou scientifiques, peu importe, je peux leur consacrer une heure de mon temps pour en savoir plus long sur leur art. Je suis d’accord avec ton raisonnement. Une production accrue de métaux procurera à Majipoor de grands bienfaits économiques. Mais pouvons-nous réellement obtenir ces métaux ?
— J’en suis convaincu, mon frère.
— Nous verrons bien.
Prestimion se leva pour accompagner Abrigant jusqu’à la porte du bureau au parquet richement incrusté de bandes de ghazyn, de bannikop et d’autres bois précieux.
— Encore une chose, Prestimion, fit Abrigant à la porte. Est-il vrai que notre cousin Dantirya Sambail est emprisonné au Château ?
— Tu es au courant ?
— Est-ce vrai ?
— Oui. Il est confortablement logé dans les tunnels de Sangamor.
— Par le Divin, mon frère, tu ne parles pas sérieusement s’écria Abrigant. Quelle est cette folie ? Le Procurateur est trop dangereux pour être traité de la sorte !
— C’est précisément parce qu’il est dangereux que je l’ai fait enfermer là où il se trouve.
— Mais offenser un homme qui détient un tel pouvoir et qui a une telle propension à la colère…
— L’offense, coupa Prestimion, vient de lui et mérite ce traitement. Pour ce qui est de la nature de cette offense, elle ne concerne nul autre que moi-même. Et quel que soit le pouvoir de Dantirya Sambail, le mien est encore plus grand. En temps et lieu, je m’occuperai de lui comme il le mérite, tu as ma parole, et justice sera faite. Je te remercie du fond du cœur pour cette visite, mon frère. Puisse-t-elle nous être profitable à tous.
— Et le nouveau Coronal, demanda Dekkeret, que penses-tu de lui ?
— Que veux-tu que j’en pense ? répondit sa cousine Sithelle. Il est nouveau, c’est tout ce que je peux dire. Très intelligent, à ce qu’on raconte ; nous en saurons plus avec le temps… Ah ! il paraît aussi qu’il est tout petit.
— Comme si cela avait de l’importance, répliqua Dekkeret avec dédain. Mais j’imagine que cela compte, du moins pour toi. Il ne pourrait pas t’épouser : tu serais beaucoup trop grande pour lui. Ça ne collerait pas.
Les deux jeunes gens marchaient au bord de la gigantesque et imprenable muraille de monolithes noirs entourant leur cité natale de Normork, une des douze Cités des Pentes du Mont, loin de lord Prestimion et de son Château. Dekkeret n’avait pas encore dix-huit ans ; grand, bien découplé, doté d’une belle carrure, il émanait de sa personne une impression de force et de confiance. De deux ans sa cadette, Sithelle avait presque la même taille, mais sa silhouette souple et gracile la faisait paraître presque fragile à côté de son robuste cousin.
— Moi, épouser le Coronal ? fit Sithelle en partant d’un rire argentin. Crois-tu que cette idée m’ait traversé l’esprit ?
— Et comment ! Toutes les jeunes filles de Majipoor ont aujourd’hui la même idée en tête. « Lord Prestimion est jeune, séduisant et célibataire ; un jour ou l’autre, il prendra femme. Pourquoi pas moi ? » N’ai-je pas raison, Sithelle ? Non, bien sûr que non. J’ai toujours tort. Et jamais tu n’avouerais qu’il t’intéresse, même si c’était vrai. N’est-ce pas ?
— Qu’est-ce que tu racontes ? Jamais un Coronal n’épouse une roturière ! Tu dis des bêtises, ajouta-t-elle en passant le bras dans celui de son cousin. Comme d’habitude, Dekkeret !
Une profonde amitié les liait : c’était bien le problème. Leurs familles avaient toujours espéré qu’ils s’uniraient, mais ils avaient grandi ensemble et se considéraient presque comme frère et sœur. Elle était belle, Sithelle, avec sa longue et souple chevelure de feu et ses yeux gris-violet, pétillants d’espièglerie. Mais Dekkeret savait qu’il n’avait pas plus de chances d’épouser un jour Sithelle que… euh… que Sithelle d’épouser lord Prestimion. Encore moins, en vérité, car il était au moins concevable qu’elle rencontre le Coronal et devienne son épouse alors qu’il était exclu qu’il la choisisse pour femme.
Ils continuèrent de marcher un moment en silence. Le bord du mur était si large que dix personnes pouvaient marcher de front sur la route qui le longeait. Mais il n’y avait pas grand-monde ; c’était l’heure du soir où les ombres s’allongeaient. L’orbe vert doré du soleil tombait sur l’horizon ; il allait bientôt disparaître derrière la masse colossale du Mont du Château.
— Regarde, fit Dekkeret en tendant le bras vers la cité.
Ils se trouvaient à l’endroit où le mur suivant les contours accidentés du Mont s’écartait en formant une grande courbe pour contourner un éperon rocheux. Le vieux palais des comtes de Normork était niché dans les replis de l’énorme saillie en pointe.
C’était un édifice carré de basalte gris, bas, ramassé, sans ouvertures ou presque, surmonté de six minarets à l’aspect menaçant, qui ressemblait plus à une forteresse qu’à un palais. Tout à Normork avait cet aspect : solide, replié sur soi, bien défendu, comme si les bâtisseurs de la ville avaient considéré comme une menace permanente l’éventualité d’une invasion par quelque cité voisine. Le mur d’enceinte, la caractéristique la plus fameuse de Normork, enveloppait la cité comme la carapace d’une tortue. Il était si imposant qu’il eût presque été plus juste de dire que Normork était un appendice du mur plutôt que de parler de lui comme d’une caractéristique de la cité.
Ce mur protégeant étroitement Normork de tous côtés était percé d’une seule porte, une misérable ouverture qui, de temps immémorial, était bouclée tous les soirs à double tour, de sorte que si l’on n’entrait pas dans la cité avant la tombée de la nuit, il fallait attendre le lendemain matin. Le mur de Normork, prétendait-on, avait été construit sur le modèle des énormes blocs de pierre, aujourd’hui en ruine pour la plupart, qui protégeaient jadis Velalisier, la capitale préhistorique des Métamorphes. Mais des milliers d’années s’étaient écoulées depuis que la dernière guerre avait fait rage sur Majipoor. Qui étaient les ennemis, se demandait souvent Dekkeret, contre qui cette muraille colossale avait été élevée ?
— C’est le palais que tu montres ? demanda Sithelle. Qu’est-ce qu’il a ?
De longues bandes de tissu jaune pendaient d’un bout à l’autre de la façade lisse de l’édifice.
— Tu vois, fit Dekkeret. Ils ont gardé les banderoles de deuil.
— Pourquoi pas ? Cela ne fait pas si longtemps que le comte et son frère sont morts.
— Cela me paraît très long. Plusieurs mois.
— Non, il n’y a que quelques semaines. Je sais, on a l’impression que cela fait bien plus longtemps, mais ce n’est pas vrai.
— Il est quand même bizarre, poursuivit Dekkeret, qu’ils soient tous deux morts si jeunes.
Un accident de bateau sur le lac Roghoiz où les deux frères s’adonnaient à la pêche sportive, selon la version officielle.
— Est-il possible que cela se soit réellement passé comme on le dit ?
Sithelle lui lança un regard perplexe.
— Y a-t-il des raisons d’en douter ? Les nobles meurent si souvent dans des accidents de pêche ou de chasse.
— On nous demande de croire que le comte Iram a pris un scamminaup si gros que le poisson l’a entraîné dans le lac où il s’est noyé. Ce scamminaup devait avoir la taille d’un dragon de mer, Sithelle ! Je ne peux m’empêcher de me demander pourquoi il n’a pas simplement lâché la ligne. Et on nous dit que Lamiran, en essayant de le secourir, s’est noyé lui aussi. Tout cela est bien difficile à croire.
— Qui aurait intérêt à raconter des mensonges ? fit Sithelle avec un petit haussement d’épaules. Et qu’est-ce que cela changerait ? Ils sont morts, non ? Meglis est le nouveau comte de Normork et voilà !
— Oui, fit Dekkeret. Je suppose. C’est quand même étrange.
— Quoi ?
— Tant de morts en si peu de temps. Des hommes de condition élevée – duc, marquis et comtes –, mais aussi quantité de gens du peuple. Mon père, tu le sais, voyage beaucoup sur le Mont pour ses affaires. Bibiroon, Stee, Banglecode, Minimool, toutes sortes d’endroits. Il m’a dit qu’on voit partout des banderoles de deuil flottant sur les bâtiments publics et les résidences privées. Beaucoup de gens sont morts récemment. Énormément. C’est difficile à expliquer.
— Sans doute, fit Sithelle qui ne semblait pas très intéressée.
— Cela me préoccupe, insista Dekkeret. Des tas de choses me préoccupent ces temps-ci. Tu n’as pas une impression de confusion depuis quelques semaines ? Je ne parle pas seulement de la disparition du comte et de son frère. Le vieux Pontife meurt aussi, Confalume prend sa place, Prestimion devient Coronal. Tout semble arriver si vite.
— Les choses n’allaient pas vite pendant l’agonie de Sa Majesté. Cela paraissait interminable.
— Mais dès qu’il a rendu l’âme… Hop ! hop ! Tout est arrivé en même temps ! Les obsèques de Prankipin et, une semaine après, le sacre de lord Prestimion…
— Je ne pense pas que les deux événements étaient si rapprochés, objecta Sithelle.
— Peut-être pas. Mais j’ai eu cette impression.
Ils avaient dépassé le palais et arrivaient du côté de la cité d’où on apercevait Morvole sur sa pointe de relief en saillie. Une tour de guet dans le mur offrait un poste d’observation d’où on voyait sur la gauche les sinuosités de la route serpentant à travers les dentelures de la Crête de Normork pour plonger vers les contreforts du Mont et sur la droite les cités de l’anneau supérieur. Il était même possible de distinguer, de la manière la plus ténue qui soit, à une altitude invraisemblable, la ceinture de brouillard permanent qui enveloppait les zones supérieures de la colossale montagne, dérobant à la vue le sommet du Mont et le Château qui le couronnait.
Sithelle gravit rapidement les étroits degrés de pierre de la tour de guet, laissant Dekkeret loin derrière elle. La svelte jeune fille aux longues jambes était extrêmement vive et agile. Dekkeret la suivait d’un pas plus pesant. Il avait des membres relativement courts pour son torse massif et préférait le plus souvent marcher sans se presser.
Quand il la rejoignit, elle tenait le garde-fou et regardait droit devant elle. Dekkeret vint se placer tout près. L’air était limpide et doux, avec une légère fraîcheur donnant un avant-goût de la petite pluie à venir, comme chaque jour en fin de soirée. Dekkeret laissa son regard s’élever jusqu’à l’endroit où il imaginait le Château accroché aux escarpements sommitaux, des milliers de mètres plus haut, invisible d’où il se trouvait.
— Il paraît que le nouveau Coronal va bientôt venir en visite officielle, fit Dekkeret au bout d’un moment.
— Quoi ? Déjà un Grand Périple ? Je croyais qu’un Coronal ne faisait pas cela avant d’avoir passé au moins deux ou trois ans sur le trône.
— Pas un Grand Périple, non. Juste une brève visite dans quelques-unes des cités du Mont. C’est mon père qui le dit ; il entend beaucoup de choses au cours de ses voyages.
— Si seulement c’était vrai ! s’écria Sithelle en se tournant vers lui, les yeux brillants. Voir le Coronal en chair et en os !…
— J’ai vu lord Confalume un jour, coupa Dekkeret, agacé par cette impatience haletante.
— C’est vrai ?
— À Bombifale, quand j’avais neuf ans. J’étais avec mon père et le Coronal était l’invité de l’Amiral Gonivaul. Je les ai vus ensemble dans un grand flotteur. On reconnaît tout de suite Gonivaul ; il a une grosse barbe touffue qui lui couvre tout le visage et d’où ne sortent que les yeux et le nez. Lord Confalume était à côté de lui… quel air majestueux ! Rayonnant. Il était dans la force de l’âge, à l’époque. On avait l’impression qu’il ruisselait de lumière. Quand ils sont passés devant moi, j’ai fait un signe de la main et il a répondu en souriant ; un sourire naturel, serein, comme s’il avait voulu me faire part de son bonheur d’être Coronal. Plus tard, mon père m’a emmené au palais de Bombifale où lord Confalume siégeait, entouré de sa cour. Il a encore souri, comme pour me faire comprendre qu’il me reconnaissait. C’était une sensation extraordinaire de se trouver en sa présence, de sentir la force qui émanait de lui, la bonté. L’un des plus beaux moments de ma vie.
— Prestimion était là ? demanda Sithelle.
— Prestimion ? Avec le Coronal, tu veux dire ? Non, non, Sithelle. Cela remonte à neuf ans ; Prestimion n’était pas un personnage en vue à l’époque. Il n’était qu’un des jeunes princes du Mont du Château et ils sont légion. Son ascension n’est venue que bien plus tard. Mais Confalume… Ah ! Confalume ! Quel homme merveilleux. Prestimion aura beaucoup à faire pour se montrer digne de lui, maintenant qu’il a pris sa succession.
— Crois-tu qu’il réussira ?
— Qui sait ? Tout le monde s’accorde à dire qu’il est intelligent et énergique, mais il faut lui donner le temps de faire ses preuves.
Le soleil avait disparu ; les premières gouttes de pluie commençaient à tomber, plusieurs heures avant le moment habituel. Dekkeret proposa sa veste à Sithelle, mais elle refusa en commençant à redescendre les marches de la tour de guet.
— Si Prestimion vient vraiment à Normork, Sithelle, je ferai tout ce qu’il est possible de faire pour le rencontrer. Personnellement. Je voudrais lui parler.
— Eh bien, tu n’auras qu’à t’avancer vers lui et lui dire qui tu es. Il t’invitera à t’asseoir à ses côtés et partagera un flacon de vin avec toi.
— Je parle sérieusement, fit-il, irrité par ses sarcasmes.
La pluie semblait ne pas devoir se prolonger au-delà des quelques gouttes qui étaient tombées. Elle laissait dans l’air une odeur agréable. Ils poursuivirent leur route vers le couchant, le long de la masse noire du mur.
— Tu n’imagines pas que je veux passer le reste de ma vie à Normork et travailler avec mon père ?
— Qu’est-ce que cela aurait de si terrible ? Il y a bien pire.
— Certainement. Mais mon but est de devenir un chevalier du Château et de m’élever à une haute position dans le gouvernement.
— Bien sûr. Et de devenir Coronal un jour, je suppose ?
— Pourquoi pas ? répondit Dekkeret, de plus en plus agacé. Tout le monde peut y parvenir.
— Tout le monde ?
— À condition d’être assez bon.
— Et bien apparenté, ajouta Sithelle. On ne place pas en général un roturier sur le trône.
— Mais c’est possible, insista Dekkeret. Crois-moi, Sithelle, tout le monde peut accéder à la charge suprême. Il suffit d’être choisi par le Coronal sortant ; rien ne lui impose de nommer quelqu’un de la noblesse du Château si ce n’est pas sa décision. Qu’est-ce qu’un noble, de toute façon, sinon le descendant d’un roturier du passé ? Ce n’est pas comme si l’aristocratie constituait une espèce distincte… Écoute, Sithelle, je ne dis pas que j’espère devenir Coronal ni même que j’en aie envie ! C’est toi qui as lancé cette idée ! Je veux simplement être autre chose qu’un petit marchand obligé de passer toute une vie à voyager sur le Mont en allant d’une cité à l’autre pour vendre ses marchandises de porte en porte à des clients indifférents qui, pour la plupart, le traitent comme un chien. Le métier de colporteur n’a rien de déshonorant, mais je ne peux m’empêcher de penser qu’une vie consacrée au service public serait infiniment plus…
— D’accord, Dekkeret, je regrette de t’avoir taquiné. Mais, je t’en prie, cesse de discourir, tu me donnes mal à la tête.
En voyant Sithelle poser le bout de ses doigts sur ses tempes, Dekkeret sentit son irritation s’envoler.
— C’est vrai ?… Tu te plaignais hier aussi d’une migraine et je ne faisais pas de discours.
— En fait, reprit Sithelle, j’ai souvent des maux de tête depuis une quinzaine de jours. Des battements terribles dans ma tête. Je ne souffrais pas de cela avant.
— As-tu consulté quelqu’un ? Un médecin ? Une interprète des rêves ?
— Pas encore, mais je m’inquiète. Certaines de mes amies en ont aussi… Et toi, Dekkeret ?
— Des maux de tête ? Non, je n’ai rien remarqué de particulier.
— Si tu n’as rien remarqué, c’est que tu n’en as pas.
Ils atteignaient le large escalier de pierre qui reliait le haut du mur à la place Melikand, à l’entrée de la Vieille Ville. Ce quartier était un dédale de petites rues revêtues de pavés gris-vert, à l’aspect huileux. Dekkeret préférait de loin les larges boulevards en courbe de la Cité Nouvelle, mais il avait toujours trouvé la Vieille Ville charmante et pittoresque. Ce jour-là, pourtant, elle lui parut étrangement sinistre, presque rebutante.
— Pas des maux de tête, non, reprit-il. Mais il y a eu, ces derniers temps, des moments où je me sentais tout drôle… Comment exprimer cela, Sithelle ? Comme si j’avais l’impression qu’il y a quelque chose de très important qui reste juste hors de portée de ma mémoire, quelque chose à quoi il faut que je réfléchisse, dont je dois m’occuper, mais que je ne parviens pas à retrouver. Quand cela se produit, ma tête commence à tourner ; parfois, elle tourne beaucoup. Je n’appellerais pas ça des maux de tête, plutôt une sorte d’étourdissement.
— Curieux, fit-elle. Il m’arrive aussi d’avoir cette sensation. De quelque chose qui manque, quelque chose que je veux retrouver mais que je ne sais pas où chercher. Cela finit par devenir très gênant. Tu comprends ce que je veux dire.
— Oui, je pense.
Ils s’arrêtèrent à l’endroit où leurs routes se séparaient. Sithelle lui adressa un sourire chaleureux ; elle lui prit les mains.
— J’espère que tu réussiras à voir lord Prestimion quand il viendra, Dekkeret, et qu’il fera de toi un chevalier du Château.
— Tu le penses sincèrement ?
— Pourquoi ne serais-je pas sincère ? fit-elle en battant des paupières.
— Si c’est vrai, je te remercie. Et si jamais je pouvais lui dire quelques mots, veux-tu que je lui parle de ma ravissante cousine, un peu trop grande pour lui ? Ou bien n’est-ce pas la peine ?
— J’essayais seulement d’être gentille, répliqua Sithelle, l’air triste, en lâchant sa main. Mais c’est quelque chose que tu ne sais pas faire.
Elle lui tira la langue et s’élança dans le labyrinthe de petites rues qui s’ouvrait devant eux.
— Le marché de minuit de Bombifale ! annonça théâtralement Septach Melayn avant de s’incliner devant Prestimion en balayant le sol de son chapeau à large bord.
Prestimion avait fait plusieurs séjours à Bombifale, une des Cités Intérieures les plus proches du Château, distante de moins d’une journée, dont personne ne contestait qu’elle fut la plus belle des cités du Mont. Des centaines d’années auparavant, Bombifale avait donné à Majipoor un Coronal : lord Pinitor. Ce bâtisseur visionnaire et hyperactif avait dépensé sans compter pour faire de sa cité natale un endroit merveilleux. Le grès orange foncé de sa muraille cannelée avait été transporté du désert hostile s’étendant au-delà du Labyrinthe par de longs trains de bêtes de somme ; les imposantes plaques bleues taillées en losange de spath marin incrustées dans la muraille venaient d’une région inhospitalière de la côte orientale d’Alhanroel, rarement explorée avant et depuis ; les remparts étaient couronnés d’innombrables tours effilées, pointues comme des aiguilles, qui donnaient à Bombifale l’apparence magique d’une ville bâtie par des êtres surnaturels.
Mais toute la cité n’avait pas le même aspect magique, gracieux et fantastique. L’endroit où Prestimion et Septach Melayn se tenaient – sur une portion lézardée de pavés disjoints descendant en pente raide vers une zone mal éclairée d’entrepôts au toit incliné, à la périphérie de la cité, à peu de distance des célèbres murailles de lord Pinitor – était aussi sordide et imprégné d’humidité que ce qu’on pouvait s’attendre à trouver dans le port le plus minable.
Quelque chose dans cet environnement semblait familier à Prestimion. Peut-être les sacs mal fermés d’ordures entassés contre les murs. Ou la puanteur des eaux usées toutes proches. Et l’aspect délabré des bâtiments aux murs de brique, de vieilles constructions de guingois, tassées les unes contre les autres, lui rappelait décidément quelque chose.
— Je suis déjà venu dans ce quartier, n’est-ce pas ?
— Absolument, monseigneur, répondit Septach Melayn en montrant une petite auberge miteuse de l’autre côté de la rue. Nous avons passé une nuit ici, peu avant le début de la guerre, à notre retour du Labyrinthe après les obsèques du Pontife ; des proscrits retournant au Château pour voir comment on réagissait au coup de force de Korsibar.
— Je m’en souviens. L’aubergiste, si j’ai bonne mémoire, était revêche et peu empressé. Tu ne devrais pas m’appeler « monseigneur » ici, Septach Melayn, ajouta-t-il en baissant la voix.
— Qui pourrait y croire, dans un endroit pareil, avec l’apparence qui est la tienne ?
— Peu importe, insista Prestimion. Puisque nous sommes ici secrètement, gardons le secret sur tout, d’accord ? Bien. Viens, maintenant, montre-moi ton marché de minuit.
Ce n’était pas que Prestimion craignît pour sa sécurité. Nul n’aurait osé lever la main contre le Coronal en ce lieu, il en était convaincu, si sa véritable identité devait être découverte. En tout état de cause, il était capable de se défendre et Septach Melayn n’avait pas de par le monde son égal à l’épée. Mais la situation eût été profondément embarrassante – lord Prestimion en personne rôdant dans un quartier sordide et malfamé en pourpoint taché de graisse et chausses rapiécées, la moitié de la figure enfouie sous une barbe aussi noire que celle de Gonivaul et la tête couverte d’une épaisse perruque beigeasse qui lui tombait aux épaules. Quelle explication pourrait-il fournir pour une telle escapade ? Si jamais le bruit s’en répandait, il serait pendant des mois la risée du Château. Et Kimbar Hapitaz, le commandant de la garde du Coronal, ne le laisserait pas ressortir de sitôt.
Septach Melayn, déguisé lui aussi – une touffe hideuse de cheveux rouges, raides comme des baguettes, dissimulait ses boucles dorées et un foulard noir chiffonné et déchiré cachait sa barbiche élégamment taillée en pointe –, l’entraîna sur les pavés entre lesquels poussaient des touffes de mauvaises herbes en direction d’un amas de constructions délabrées, au bout de la rue. Ils n’étaient que tous les deux. Gialaurys n’avait pu les accompagner dans cette équipée ; il était dans le nord, à la poursuite des monstres de guerre artificiels que Korsibar n’avait pas eu l’occasion d’utiliser sur les champs de bataille. Un certain nombre s’étaient échappés et ravageaient le district de Kharax.
— Si tu veux bien me suivre, fit Septach Melayn en ouvrant une lourde porte grinçante.
Pénombre, fumées toxiques, bruit, confusion, telles furent les premières impressions de Prestimion. Ce qui, de l’extérieur, ressemblait à un groupe de bâtiments, était en réalité une unique construction, longue et basse, divisée par des allées étroites s’étirant à perte de vue.
Un chapelet de brilleurs flottant près de la charpente fournissait l’éclairage de base, loin d’être satisfaisant. Une profusion de torches fumantes placées devant les étals apportait un peu plus de clarté et une abondance de fumée noire à l’odeur fétide.
— Quoi que tu aies envie d’acheter, murmura Septach Melayn à son oreille, tu le trouveras quelque part ici.
Prestimion le crut sur parole. L’ensemble des marchandises exposées semblait ne pas avoir de limites.
Les étalages les plus proches de l’entrée présentaient des marchandises que l’on pouvait trouver sur n’importe quel marché. D’énormes sacs de toile bourrés d’épices et d’aromates – bdella, malibathron et kankamon, storax et mabaric, coriandre grise, fenouil et bien d’autres encore ; différentes sortes de sel, colorées en indigo, rouge, jaune ou noir pour les différencier les unes des autres ; la poudre de glabbam pour les ragoûts pimentés dont raffolaient les Skandars, la douce saijorelle qui parfumait les gâteaux poisseux des Hjorts et ainsi de suite. Après les marchands d’épices se trouvaient les bouchers proposant de lourdes pièces de viande suspendues à de gros crocs de bois, puis les vendeurs d’œufs de cent espèces d’oiseaux différentes, des œufs de toutes les couleurs et des formes les plus étonnantes. Ensuite étaient alignés des réservoirs contenant des poissons et des reptiles vivants et même de petits dragons de mer. Plus loin encore on vendait des paniers et des corbeilles, des chasse-mouches et des balais, des nattes de palme, des bouteilles de verre coloré, des colliers bon marché, des bracelets de mauvaise qualité, des pipes et des parfums, des tapis et des capes de brocart, du papier à écrire, des fruits séchés, des fromages, du beurre et du miel et ainsi de suite, allée après allée, salle après salle.
Prestimion et Septach Melayn passèrent devant des cages d’osier renfermant des animaux vivants destinés à des usages que Prestimion n’essayait même pas de deviner. Il vit de petits bilantoons tristement blottis les uns contre les autres, des jakkaboles aux dents brisées, des mintuns, des drôles, des manculains et une infinité d’autres. En tournant l’angle d’une allée, il se trouva devant une cage aux robustes barreaux de bambou renfermant un animal de petite taille, à la fourrure rouge, d’une espèce qui lui était inconnue, une sorte de loup, mais plus bas, plus large, avec d’énormes pattes, une tête d’une taille disproportionnée et de grosses dents jaunes recourbées donnant l’impression non seulement de pouvoir arracher la chair mais aussi broyer aisément des os. Ses yeux jaune-vert brillaient d’une férocité sans égale. Une odeur rance émanait de l’animal, semblable à celle d’une viande laissée trop longtemps à sécher au soleil. Quand Prestimion s’arrêta pour le regarder avec une vive curiosité, il émit un son grave, affreux, à mi-chemin entre un grondement et un gémissement prolongé, vibrant de menace.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il. Jamais de ma vie je n’ai vu un animal aussi hideux.
— Un krokkotas, répondit Septach Melayn. Il vit dans les contrées désertiques du septentrion, à l’est du Valmambra. Il paraît que cet animal a le pouvoir d’imiter le langage humain, qu’il appelle les hommes à la nuit tombée, bondit sur eux quand ils s’approchent et les tue. Qu’il dévore ses victimes sans rien en laisser, ni os, ni cheveux ni un fragment d’ongle.
— Pourquoi trouve-t-on à acheter sur un marché une créature aussi abominable ? demanda Prestimion d’un ton réprobateur.
— Pose la question à celui qui le vend, répondit Septach Melayn. Je n’en ai pour ma part pas la moindre idée.
— Peut-être vaut-il mieux rester dans l’ignorance, fit Prestimion.
En se retournant vers le krokkotas, il eut l’impression que la plainte sourde prenait une signification intelligible, que l’animal lui disait : « Coronal, Coronal, Coronal, viens à moi. »
— Étrange, murmura Prestimion.
Ils poursuivirent leur chemin, mais n’étaient pas au bout de leurs surprises.
— Nous arrivons au marché des sorciers, fit Septach Melayn à voix basse. Veux-tu d’abord t’arrêter ici pour grignoter quelque chose ?
Prestimion n’avait pas la moindre idée de ce qui se vendait sur les étals devant lesquels ils se tenaient ; Septach Melayn non plus, semblait-il. Mais les arômes qui s’en dégageaient étaient appétissants. Quelques questions leur apprirent qu’on proposait sur tel étal un hachis de viande de bilantoon aux oignons et aux cœurs de palmier, sur tel autre de la vyeille poivrée enroulée dans une feuille de vigne, qu’un vendeur se spécialisait dans la chair d’une gourde rouge nommée khiyaar, mijotée avec des haricots et de petits morceaux de poisson. Tous les marchands étaient des Lii, des membres de cette race impassible, à la face plate dotée de trois yeux à qui, sur Majipoor, échouaient invariablement les tâches les plus humbles ; ils répondaient aux questions de Septach Melayn d’une voix voilée, par monosyllabes fortement accentuées, parfois pas du tout. Septach Melayn finit par acheter un échantillonnage de produits, pris au petit bonheur – Prestimion, comme à son habitude, n’avait pas d’argent sur lui – et ils s’arrêtèrent pour manger à l’entrée du marché des sorciers. Tout était succulent ; à la demande de Prestimion, Septach Melayn fit l’emplette d’un flacon d’un vin âpre et corsé, dont la fermentation était à peine achevée, pour arroser la nourriture.
Après quoi, ils pénétrèrent dans le marché des sorciers. Prestimion en avait déjà vu dans la ville de Triggoin, au temps de son exil ; on y vendait d’étranges potions et des onguents, des amulettes de toutes sortes et des charmes censés être efficaces dans toutes les situations. Dans la sombre et mystérieuse Triggoin ces lieux d’échanges semblaient tout à fait appropriés, une activité somme toute naturelle pour une cité où la sorcellerie constituait le pivot de la vie économique. Mais n’était-il pas inquiétant de trouver tout cela en vente dans la gracieuse Bombifale, à un jet de pierre des murs de son Château ? L’existence de ce marché apportait une nouvelle preuve des importantes percées réussies ces dernières années par les arts occultes dans la vie quotidienne de Majipoor. Cette sorcellerie, ces pratiques de magie n’existaient pas au temps de son enfance ; aujourd’hui, les mages tenaient les leviers de commande et toute la planète les suivait docilement. En comparaison de l’endroit où ils arrivaient, les premières échoppes du marché de minuit étaient mal achalandées. Ils avaient vu de rares clients vivant à des heures inhabituelles ou ayant négligé de s’approvisionner sur les marchés de jour y faire l’acquisition d’un peu de viande ou de légumes pour leur repas du lendemain. Mais les allées du marché des sorciers où se vendaient des marchandises d’une nature plus ésotérique étaient bourrées d’acheteurs, à tel point que Prestimion et Septach Melayn avaient de la peine à se frayer un passage dans la cohue.
— C’est comme cela tous les soirs, je suppose ? fit Prestimion.
— Le marché des sorciers n’est ouvert que les premier et troisième Merdis du mois, répondit son compagnon. Ceux qui ont besoin d’acheter viennent ces soirs-là.
Prestimion ouvrait de grands yeux. Là aussi, les étals étaient délimités par des rangées de sacs de toile, mais qui ne contenaient ni épices ni aromates. À en croire ce que proclamaient inlassablement les vendeurs, on pouvait s’y procurer toutes les matières premières des arts occultes, poudres et huiles en abondance – olustro, elecampane et rue dorée, baies de lentisque, sucre de goblin et myrrhe, aloès, cinabre et maltabar, vif-argent, soufre, gomme-résine de thekka, scamion, pestash, yarkand, dvort. On y trouvait les chandelles noires utilisées dans la divination par l’examen des entrailles, les remèdes spécifiques contre les sorts et la possession démoniaque ; les vins du réanimateur et les cataplasmes pour protéger de la fièvre du démon. On y vendait encore des talismans gravés destinés à invoquer les irgalisteroi, les esprits souterrains et préhistoriques de l’ancien monde, que les Changeformes avaient réduits en captivité vingt mille ans auparavant à l’aide de puissants sortilèges et qui parfois, avec les incantations adéquates, pouvaient être incités à servir ceux qui les évoquaient. Prestimion avait entendu parler de ces démons et de ceux de classes voisines au cours de son séjour à Triggoin où il avait trouvé refuge en fuyant devant les armées de Korsibar.
La contemplation de cette profusion d’amulettes, d’instruments divinatoires, de simples et de remèdes exposés pour la vente avait de quoi donner le vertige. Mais il était troublant de voir les citoyens de Bombifale se presser par centaines au milieu de ces étrangetés, se bousculer dans leur impatience de dépenser les couronnes et les royaux durement gagnés. C’étaient des gens ordinaires, vêtus avec simplicité, mais ils dépensaient leur argent avec la prodigalité d’une troupe de grands seigneurs.
— Il y a autre chose ? demanda Prestimion, encore abasourdi.
— Oh ! oui ! C’est loin d’être fini.
Le sol de la construction abritant le marché semblait commencer à s’incliner. Ils arrivaient à l’évidence dans une partie du bâtiment qui se trouvait au-dessous de la surface de la rue.
La fumée y était encore plus épaisse, l’odeur de renfermé plus forte. Dans ce secteur du marché, des bateleurs se mêlaient aux vendeurs. Prestimion vit des jongleurs faisant un numéro : un groupe de Skandars à quatre bras, à la fourrure d’un gris roux, se lançant vigoureusement des couteaux, des balles et des torches enflammées avec une parfaite désinvolture, des musiciens, une sébile entre les jambes, jouant imperturbablement de la viole, du tambour et du rikkitawm dans le tumulte ambiant, de simples illusionnistes qui ne cherchaient pas à se faire passer pour des magiciens exécutant des tours de passe-passe vieux comme le monde avec des serpents, des foulards aux couleurs éclatantes, des coffres cadenassés et des couteaux qui semblaient transpercer des gorges. Des scribes hélaient les passants pour offrir de rédiger des lettres à ceux qui ne savaient pas écrire ; des porteurs d’eau aux récipients de cuivre luisant proposaient avec insistance d’étancher la soif de ceux qui les entouraient ; des garçonnets aux yeux pétillants invitaient les passants à prendre part à un jeu de manipulation prodigieusement rapide de faisceaux de brindilles.
Au milieu de ce tohu-bohu l’attention de Prestimion fut attirée par l’absence de tout bruit dans une zone du marché, une coulée de silence s’étirant au milieu de la foule. Il ne comprit pas de prime abord ce qui pouvait provoquer cet effet extraordinaire. Septach Melayn lui montra quelque chose ; Prestimion vit deux silhouettes en uniforme de la police du Pontificat qui fendaient la foule, suscitant un malaise et une appréhension sur leur passage.
Le premier était un Hjort à la peau rugueuse et à la face bouffie, aux yeux globuleux propres à sa race, marchant avec la raideur exagérée qui passait aux yeux des autres habitants de Majipoor pour une suffisance guindée, alors que cette posture était simplement due à leur charpente lourde et à l’épaisseur de leur taille. Le Hjort portait sur l’épaule une grande balance à deux plateaux qui donna plus à Prestimion l’impression d’être l’insigne de sa fonction qu’un instrument ayant une utilité pratique.
Mais c’est la seconde silhouette en uniforme qui semblait être la cause de la consternation générale. C’était un Su-Suheris. D’une taille prodigieuse, presque aussi grand en vérité qu’un Skandar, sa paire de têtes glabres, aux yeux de glace, immensément effilées, prolongeait un cou fin comme une baguette et long de plus de trente centimètres qui se divisait en forme de fourche. C’était un spectacle troublant, comme tous les siens. De la même manière qu’un Hjort courtaud, avec ses traits grossiers, paraissait toujours d’une laideur comique à ceux des autres races, à cause de ses yeux globuleux et de sa peau grenue, couleur de cendre, les deux têtes livides et luisantes des Su-Suheris leur donnaient invariablement un aspect sinistre et profondément différent.
— L’inspecteur des poids et mesures, annonça Septach Melayn en réponse à la question non formulée de Prestimion.
— Ici ? Je croyais t’avoir entendu dire qu’aucune agence gouvernementale n’exerce de contrôle sur ce marché.
— C’est exact. Mais l’inspecteur vient quand même. À titre personnel, après les heures de travail. Il demande à chaque commerçant de prouver que la mesure est juste et le prix honnête ; ceux qui ne remplissent pas ces conditions sont entraînés à l’extérieur et flagellés par les autres commerçants. L’inspecteur reçoit une rétribution. Les marchands ne veulent pas d’irrégularités dans leurs activités commerciales.
— Mais tout est irrégulier ici ! s’écria Prestimion.
— Pas pour eux.
Prestimion se dit que ce marché de nuit de Bombifale constituait décidément un monde à part. Il existait hors des règles en vigueur sur Majipoor et ni le Pontife ni le Coronal n’y avaient la moindre autorité.
L’inspecteur des poids et mesures et son héraut Hjort continuaient d’un pas solennel de s’enfoncer plus avant dans le marché. Prestimion et Septach Melayn se placèrent dans leur sillage.
Les marchands d’instruments de divination avaient leur étal dans cette partie du marché. Prestimion reconnut certains produits qu’il avait découverts pendant sa période d’initiation à Triggoin. La substance miroitante présentée dans de petits paquets de toile était la poudre de zemzem dont on saupoudrait ceux qui étaient gravement malades afin de savoir comment le mal évoluerait. Elle provenait de Velalisier, la capitale en ruine et hantée des anciens Métamorphes. Les petits pains à l’aspect carbonisé étaient des gâteaux de rukka qui avaient le pouvoir d’influer sur la réussite des relations amoureuses ; la pâte visqueuse était de la boue de l’île Flottante de Masulind, qui avait le pouvoir de guider qui la touchait dans les transactions commerciales. Il vit aussi la poudre de delem aloétique qui permettait de connaître la période de fécondité de la femme en faisant apparaître de fins cercles rouges autour de ses seins. Et ce curieux instrument…
— Cet objet est dépourvu de toute utilité, monseigneur, fit brusquement sur sa gauche une voix grave et vibrante qui semblait venir de haut. Il ne mérite pas que vous gaspilliez votre temps.
Prestimion faisait tourner dans une main un petit objet en forme de carré magique, qui, manipulé comme il convenait, était censé donner la réponse à n’importe quelle question sous une forme numérique nécessitant un décryptage. Il l’avait pris distraitement sur un étal. En entendant le commentaire surprenant de l’inconnu, il le reposa comme on lâche une braise et se tourna en levant la tête.
C’était un autre membre de la race des Su-Suheris : une haute silhouette au teint d’ivoire, vêtue d’une robe noire unie, retenue à la taille par une large ceinture rouge, dont la tête de gauche le considérait de haut avec un regard froid, sans expression, tandis que celle de droite était tournée dans une autre direction.
Prestimion éprouva d’emblée un sentiment de malaise et de répugnance.
Il était difficile de se sentir à l’aise avec ces êtres bicéphales à l’allure si étrange, à la contenance si froide. On pouvait bien plus aisément s’accommoder de la présence d’un grand Skandar velu à quatre bras, d’un minuscule Vroon aux multiples tentacules ou même d’un de ces Ghayrogs à la silhouette reptilienne qui s’étaient établis en si grand nombre sur l’autre continent. Skandars, Vroons, Ghayrogs, ces êtres venus d’autres planètes n’étaient en rien plus humains que les Su-Suheris, mais, au moins, ils n’avaient qu’une tête chacun.
Prestimion avait en outre des raisons particulières pour nourrir une profonde antipathie envers les Su-Suheris. Korsibar avait eu pour mage personnel un représentant de cette race ; Sanibak-Thastimoon, le Su-Suheris à l’âme de glace, avait incité le malléable et naïf Korsibar à commettre sa catastrophique usurpation du pouvoir avec de fausses prédictions d’un avenir glorieux. C’est grâce à des sortilèges jetés par Sanibak-Thastimoon que les forces de Korsibar avaient réussi à conserver si longtemps l’avantage au cours de la guerre civile. Et dans les dernières heures de cette guerre, quand tout était perdu pour Korsibar, Sanibak-Thastimoon, attaqué par le Coronal fantoche vaincu et aux abois, avait poignardé Korsibar et ôté la vie à la princesse Thismet qui se ruait furieusement sur lui en brandissant l’épée de son frère mort.
Mais Sanibak-Thastimoon avait péri peu après de la main de Septach Melayn et son existence même avait été gommée, avec tant d’autres choses, par les sorciers qui avaient effacé la guerre civile de la mémoire de la planète. Le Su-Suheris qui se tenait devant lui, quelle que fût son identité, pouvait difficilement être tenu pour responsable des péchés de son frère de race. Et les Su-Suheris, Prestimion ne l’oubliait pas, étaient des citoyens de Majipoor à part entière. Il ne lui appartenait pas de les traiter avec dédain.
Il réussit à répondre d’une voix assez calme.
— Vous avez, j’imagine, de bonnes raisons de vous méfier de ces petits objets.
— Il ne s’agit pas de méfiance, monseigneur, mais de mépris. Ces objets ne servent à rien. Comme la plupart de ceux qui sont en vente sur ce marché.
La créature bicéphale montra la salle d’un ample geste de son long bras décharné.
— Il y a la divination véritable et l’autre. Vous avez ici, pour la plupart, des produits inutiles et méprisables fabriqués dans le seul but d’abuser les sots.
Prestimion acquiesça de la tête.
— Vous m’avez appelé deux fois « monseigneur », reprit-il d’une voix très douce en levant haut la tête vers les paires d’yeux émeraude au regard glacial de l’étrange créature. Pourquoi ?
Les yeux émeraude s’étrécirent de surprise.
— Pourquoi ? Parce ce que c’est le titre qu’il convient de vous donner, monseigneur !
Et le Su-Suheris ouvrit ses doigts osseux pour former le symbole de la constellation.
— N’en est-il pas ainsi ?
Septach Melayn fit un pas en avant, la main sur le pommeau de son arme, le visage assombri.
— Croyez-moi, mon ami, vous faites erreur. Voilà des discours auxquels il serait plus sage de renoncer.
Les deux têtes étaient maintenant penchées vers Prestimion, les quatre yeux émeraude braqués sur la charpente puissante et ramassée du Coronal.
— Que monseigneur me pardonne si j’ai fait quelque chose de mal, murmura la tête de gauche d’une voix qui ne pouvait être perçue que par Prestimion et son compagnon. Votre identité est évidente ; j’ignorais que vous cherchiez à passer inaperçu.
— Évidente ? fit Prestimion en tapotant sur sa fausse barbe et en tirant sur sa perruque noire. Vous voyez mon visage sous ces postiches, n’est-ce pas ?
— Je perçois aisément votre nature et votre rang, monseigneur. Et ceux du Haut Conseiller Septach Melayn qui vous accompagne. Ces qualités ne peuvent être masquées par une perruque et une barbe. Du moins pas pour moi.
— Qui êtes-vous donc ? demanda Septach Melayn.
Les deux têtes s’inclinèrent en un salut courtois.
— Mon nom est Maundigand-Klimd, répondit onctueusement la tête de droite du Su-Suheris. Je suis mage de profession. Quand mes calculs ont montré que vous seriez ici ce soir, j’ai eu le sentiment qu’il était de mon devoir de me présenter à vous.
— Vos calculs ?
— Fort différents, vous pouvez m’en croire, de ceux qu’effectuent ces objets.
Maundigand-Klimd partit d’un rire froid en montrant les appareils en forme de carré magique sur l’étal.
— Ils simulent la magie et le font de piètre manière. Dans ce que je fais, les vraies mathématiques sont au cœur de la divination.
— Vos prédictions constituent donc une science ?
— Incontestablement une science, monseigneur.
Prestimion lança un regard en coin à Septach Melayn qui prenait grand soin de ne rien révéler par l’expression de son visage.
— Il n’y avait donc rien d’accidentel dans votre présence ici, ce soir.
— Oh ! monseigneur ! répondit Maundigand-Klimd en esquissant ce qui, chez un Su-Suheris, pouvait passer pour un sourire. Rien n’arrive jamais par accident.
— Voulez-vous me suivre, je vous prie, lord Prestimion, fit Navigorn de Hoikmar.
Il se trouvait en compagnie de Prestimion à l’entrée des tunnels de Sangamor, le dédale de salles souterraines aux parois émettant des radiations de couleurs éclatantes dont un Coronal, un millier d’années auparavant, avait ordonné la construction sur le versant occidental du Mont du Château.
— J’imagine que vous n’avez jamais eu l’occasion de venir ici, monseigneur, poursuivit Navigorn. C’est un lieu véritablement extraordinaire.
— Mon père m’y a amené quand j’étais tout petit, répondit Prestimion. Juste pour me montrer les jeux de couleurs sur les murs. Les tunnels ne servaient pas de prison depuis des siècles et des siècles.
— Depuis le règne de lord Amyntilir, en effet.
La sentinelle s’écarta pour les laisser passer. Navigorn posa la main sur la plaque métallique luisante fixée sur la porte ; elle s’ouvrit docilement sur une étroite galerie donnant accès aux tunnels proprement dits.
— L’endroit idéal pour des cachots ! Comme vous pouvez le constater, l’unique accès est ce couloir facile à garder. Et les tunnels se prolongent jusqu’à la base du Pic de Sangamor, un éperon rocheux si escarpé qu’il est impossible à escalader, impossible à atteindre autrement que par-dessous le sol.
— Je vois, fit Prestimion. Très ingénieux.
Il ne se donna pas la peine de dire à Navigorn que c’était la troisième fois qu’il venait dans les tunnels et non la seconde, que deux ans plus tôt, il avait lui-même été prisonnier dans ces galeries, le premier depuis des siècles, enfermé sur l’ordre de lord Korsibar, comme le fils de Confalume aimait à se faire appeler à l’époque. Qu’il y était resté enchaîné par les poignets et les chevilles au mur d’une salle de pierre dont chaque centimètre carré émettait en permanence de puissantes pulsations de lumière rouge, visible même quand il fermait les yeux. Ces flots implacables de lumière émis sans relâche s’étaient répercutés sur son cerveau d’une manière qui avait failli le rendre fou.
Prestimion n’aurait su dire combien de temps Korsibar l’avait gardé dans les fers. Trois ou quatre semaines au moins, mais il avait eu l’impression que cela durait de longs mois. Des années même. Il était sorti des tunnels affaibli et secoué, et il lui avait fallu longtemps pour s’en remettre.
Mais Navigorn ignorait tout cela. Le long séjour forcé de Prestimion dans les tunnels avait aussi été gommé de la mémoire collective. Sauf de la sienne, bien entendu.
Si seulement il pouvait oublier, lui aussi ! Mais le souvenir de ces moments terribles ne le quitterait jamais.
Aujourd’hui pourtant il était là en sa qualité de Coronal, non en tant que prisonnier. Navigorn l’accompagna dans la galerie en jacassant comme un guide consciencieux. Prestimion s’amusa de voir à quel point il prenait son rôle de geôlier au sérieux.
— Les murs, vous le voyez, monseigneur, sont tapissés d’un matériau ressemblant à de la pierre, mais qui est en réalité d’origine synthétique. Il a pour caractéristique d’émettre en permanence des flots de lumière colorée. Un secret scientifique des Anciens perdu, hélas, par nos contemporains.
— Comme tant d’autres, fit Prestimion. Mais j’avoue que je ne vois guère d’utilité à celui-ci.
— Ces couleurs sont d’une grande beauté, monseigneur.
— Jusqu’à un certain point. J’imagine qu’à la longue on peut devenir fou avec ces terribles pulsations de lumière qui jamais ne cessent.
— Peut-être. Mais pour une courte durée…
Son emprisonnement sur l’ordre de Korsibar n’avait pas été de courte durée, certainement pas, et l’impact répété sur ses cellules nerveuses des pulsations de lumière rubis avait, au fil des journées interminables, paru devoir être fatal. Prestimion n’avait pas eu le cœur d’infliger à Dantirya Sambail ce que Korsibar lui avait fait subir ; bien que les tunnels aient été la prison la plus sûre du Château et qu’il n’ait eu d’autre choix que d’y incarcérer le Procurateur, Prestimion avait veillé à ce que Dantirya Sambail soit enfermé dans une des salles les plus confortables.
Le bruit se propageait dans le Château, Prestimion le savait, que Dantirya Sambail était enchaîné de jour comme de nuit dans un sinistre cul-de-basse-fosse où il souffrait les pires tourments que les murs pouvaient infliger à un prisonnier. Il n’en était rien. Non seulement le Procurateur n’était pas attaché par des chaînes, comme Prestimion l’avait été, mais il était enfermé dans une geôle assez spacieuse pour qu’il pût y marcher librement, contenant un lit, un divan et même une table et un bureau. Les émanations des parois de son cachot n’étaient pas de celles qui cognaient sur le cerveau et meurtrissaient l’âme ; la lumière était d’un tendre vert jaune, alors que Prestimion avait dû supporter les pulsations incessantes d’implacables rayonnements rouges.
Il n’avait pas jugé utile de démentir les rumeurs. Que chacun croie ce qu’il voulait. Il n’aborderait avec personne le sujet de la situation de Dantirya Sambail. Il n’était pas mauvais pour un Coronal fraîchement sacré de susciter un certain malaise dans son entourage. Il traversa en compagnie de Navigorn une zone des tunnels éclairée par les pulsations d’une lumière vert jade sans éclat, dense comme l’eau des profondeurs de la mer, une autre où le rayonnement était d’un rose ardent, tranchant comme des lames de couteau, une autre encore d’un ocre sombre, oppressant, qui avait la force sourde de roulements de tambours. Ils commencèrent à monter, contournant le flanc de l’éperon rocheux du Pic de Sangamor ; Prestimion reconnut au passage – juste un coup d’œil, mais avec une violente répulsion – la violente lumière rubis du cachot où il avait été enfermé. La salle contiguë avait l’éclat brûlant du cuivre en fusion. Puis les couleurs s’adoucirent : cannelle, bleu jacinthe, aigue-marine, mauve.
Puis un jaune-vert doux et Prestimion se trouva à l’entrée de la salle où était détenu le Procurateur de Ni-moya.
Il avait différé cette visite autant que faire se pouvait, mais ne pouvait plus y échapper. Il fallait, à un moment ou à un autre, regarder les choses en face : Dantirya Sambail était emprisonné pour des crimes et des méfaits dont il ignorait tout. Prestimion ne savait pas encore de quelle manière aborder les paradoxes inhérents à cette situation, mais il savait que le moment était enfin venu de le faire.
— Alors, mon cousin ! s’écria Dantirya Sambail avec une jovialité peu crédible dès que Navigorn eut achevé la longue suite d’opérations commandant l’ouverture de la porte du cachot du Procurateur.
» On m’avait dit que vous viendriez me rendre visite aujourd’hui, mais j’ai cru qu’on annonçait cela pour me taquiner ou par méchanceté. Quel plaisir de contempler de nouveau ce jeune et beau visage, Prestimion !… Mais je devrais dire lord Prestimion, n’est-ce pas ? J’ai cru comprendre que votre couronnement avait déjà été célébré, même si, à la suite de quelque malentendu, je n’ai pas été invité à la cérémonie.
Le Procurateur tendit en souriant ses deux mains réunies aux poignets par un bracelet métallique et agita comiquement les doigts en une plaisante parodie du symbole de la constellation.
Prestimion savait qu’il pouvait s’attendre à tout ou presque de la part de Dantirya Sambail quand ils se trouveraient face à face. Mais ce semblant de jovialité ne figurait pas au nombre des plus fortes probabilités. C’est pour cette raison qu’il avait donné l’ordre de menotter le Procurateur avant son arrivée ; fort comme un taureau, Dantirya Sambail aurait pu être si furieux de son incarcération qu’il se serait jeté sur Prestimion dans un élan de folie meurtrière dès l’instant où le Coronal aurait posé le pied dans son cachot.
Mais non. Dantirya Sambail, les yeux pétillants, était tout sourire, tel un client d’une charmante auberge recevant un hôte dans sa chambre.
— Retirez-lui ses chaînes, ordonna Prestimion à Navigorn.
Après un instant d’hésitation, Navigorn s’exécuta. Prestimion se tenait prêt à se défendre au cas où la jovialité du Procurateur se serait muée en courroux dès que ses poignets auraient été libérés. Mais il resta où il était, au fond de la salle, entre le long divan bas et un bureau aux formes contournées sur lequel étaient posés en vrac une demi-douzaine de livres. Il paraissait parfaitement à son aise. Mais Prestimion ne savait que trop quels feux intenses pouvaient embraser l’âme de son lointain cousin.
Le rayonnement vert pâle, paisible et continu, produit par les murs enveloppait tout l’espace d’une atmosphère douce et sereine.
— Je me réjouis de voir que vous occupez une salle agréable, mon cousin. Vous auriez pu, je le crois, être infiniment plus mal logé dans ces tunnels.
— Vraiment, Prestimion ? Je ne saurais le dire… Mais oui, oui, elle est fort agréable. La lumière tamisée d’un vert délicat produite par les murs, le mobilier de qualité, les jolies dalles sur lesquelles je marche au cours des promenades quotidiennes qui me conduisent d’un bout de la salle à l’autre. Vous auriez pu être beaucoup moins bienveillant.
La voix était semblable à un ronronnement, mais il n’y avait pas à se méprendre sur la rage sous-jacente.
Prestimion observa le Procurateur avec attention. Il n’avait pas revu son visage depuis ce jour funeste à Thegomar Edge, où, Korsibar déjà vaincu et mort selon toute vraisemblance, Dantirya Sambail s’était présenté devant lui, un sabre dans une main, une cognée de bûcheron dans l’autre, et l’avait défié en combat singulier avec le trône pour enjeu. Et il avait failli lui ôter la vie avant que Prestimion, affaibli par un coup du plat du sabre sur les côtes, vienne à bout de lui en portant, d’un mouvement preste du poignet, un coup qui avait tranché les ligaments du bras brandissant la hache et un autre qui avait fait jaillir une longue traînée de sang sur l’avant-bras tenant le sabre. Ces blessures devaient être presque guéries, mais Dantirya Sambail portait certainement encore des bandages sous son ample chemise blousante de soie dorée.
Le Procurateur était magnifique dans sa laideur. Agé d’une cinquantaine d’années, corpulent, il avait une tête massive surmontant un cou de taureau et des épaules carrées. Sa peau était pâle, constellée d’une myriade de taches de son rutilantes. Son épaisse tignasse de rudes cheveux orangés descendait en une frange dense sur le gros dôme luisant de son front. Il avait un menton puissant, en galoche, un nez bulbeux et une bouche large et cruelle, étirée jusqu’aux commissures. C’était un visage bestial au milieu duquel brillaient des yeux violet-gris d’une surprenante douceur, des yeux remplis d’un improbable mélange de tendresse, de compassion et d’amour. Le contraste entre la sensibilité de ces yeux et la férocité des traits était ce qu’il y avait de plus effroyable en lui ; il laissait présager que cet homme pouvait jouer sur toute la gamme des émotions humaines, qu’il était prêt à adopter n’importe quelle attitude, pourvu qu’elle serve ses desseins implacables.
Il se tenait maintenant dans sa posture habituelle, sa grosse tête pointée vers l’avant, le torse crânement bombé, ses grosses jambes courtes très écartées pour lui procurer un maximum de stabilité. Même au repos, Dantirya Sambail était toujours en position d’attaque. De sa gigantesque cité natale de Ni-moya, sur le continent de Zimroel, il régnait en monarque virtuellement indépendant sur un domaine immense. Cela ne lui avait pas suffi, semblait-il ; il aspirait aussi au trône de Majipoor, du moins au privilège de choisir celui qui l’occupait. Dantirya Sambail était le cousin au troisième degré de Prestimion. Les deux hommes avaient toujours donné à leurs relations un ton de feinte cordialité que ni l’un ni l’autre n’éprouvait.
Il y eut un moment de silence que Prestimion ne chercha pas à rompre.
— Me feriez-vous l’honneur, monseigneur, reprit enfin Dantirya Sambail sur ce ton discrètement sarcastique qui trahissait une formidable maîtrise de soi, de m’indiquer combien de temps encore vous comptez m’offrir l’hospitalité en ce lieu ?
— Cela n’a pas encore été décidé, Dantirya Sambail.
— Il me faut assumer les devoirs de ma charge à Zimroel.
— Assurément. Mais il convient d’abord de traiter la question de votre culpabilité et de votre châtiment avant que je vous permette de les assumer de nouveau. Si je le fais.
— Ah ! fit Dantirya Sambail d’un ton grave, comme s’ils discutaient de la fabrication de vins fins ou de l’élevage de bidlaks. La question de ma culpabilité, dites-vous ? Et de mon châtiment ? De quoi donc serais-je coupable ? Et quel châtiment, précisément, avez-vous en tête pour moi ? Hein, monseigneur ? Il serait, je pense, fort aimable à vous de m’expliquer ces petites choses.
Prestimion lança un regard oblique à Navigorn.
— J’aimerais, Navigorn, m’entretenir un moment en privé avec le Procurateur.
Navigorn se rembrunit. Il était armé ; pas Prestimion. Il tourna fugitivement les yeux vers les chaînes du Procurateur ; Prestimion fit non de la tête. Navigorn se retira.
Si Dantirya Sambail avait l’intention de lui sauter à la gorge, c’était le moment. Le Procurateur était bien plus corpulent que Prestimion et mesurait une demi-tête de plus que lui ; il ne semblait pourtant pas avoir l’intention de commettre une telle folie. Il conservait la même posture agressive mais restait au fond de la salle, ses yeux améthyste d’une trompeuse beauté considérant Prestimion avec ce qui ne semblait rien d’autre qu’une aimable curiosité.
— Je suis tout à fait disposé à croire, si vous le dites, que j’ai commis des actes répréhensibles, commença posément Dantirya Sambail quand la porte du cachot se fut refermée. Si c’est le cas, eh bien, je suppose qu’il me faudra subir un châtiment. Mais comment se fait-il que je n’en sache rien ?
Prestimion ne répondit pas. Il se rendait compte que le silence n’avait que trop duré, mais c’était encore plus difficile qu’il ne l’avait imaginé.
— Alors ? fit Dantirya Sambail au bout d’un moment, d’une voix où perçait l’impatience. Voulez-vous me dire, cousin Prestimion, pourquoi vous m’avez fait enfermer ici ? Pour quelle raison, en vertu de quelle loi ? Je n’ai commis aucun crime qui mérite un tel traitement. Serait-ce parce que vous me soupçonnez vaguement de pouvoir vous susciter des embarras, maintenant que vous êtes Coronal, que vous m’avez emprisonné ?
Impossible de tergiverser plus longtemps.
— Il est de notoriété publique, par toute la planète, répondit Prestimion, que vous représentez un danger permanent pour la sécurité du royaume et pour celui, quel qu’il soit, qui occupe le trône. Mais ce n’est pas la raison de votre présence en ce lieu.
— Quelle est-elle ?
— Vous êtes incarcéré non pour ce que vous pourriez faire, mais pour ce que vous avez fait. À savoir haute trahison et actes de violence sur ma personne.
Une expression d’ahurissement total se peignit à ces mots sur le visage de Dantirya Sambail. Il ouvrit la bouche, battit des paupières et baissa la tête comme si le poids de ces charges devenait brusquement trop lourd à porter. Prestimion ne lui avait jamais vu une mine aussi abasourdie. L’espace d’un instant, il éprouva pour le Procurateur quelque chose qui s’apparentait à de la compassion.
— Êtes-vous devenu fou, cousin ? lança Dantirya Sambail d’une voix rauque.
— Loin de là. La paix a été violée, des actes illégitimes ont été commis. Il se trouve que vous n’avez pas conscience des péchés dont vous vous êtes rendu coupable ; cela ne signifie pas qu’ils n’ont pas été commis.
— Ah ! fit de nouveau Dantirya Sambail sans montrer le plus petit signe de compréhension.
— Votre corps porte des blessures, n’est-ce pas ? Une ici, l’autre là ?
Prestimion toucha l’aisselle gauche du Procurateur avant de faire courir sa main sur l’intérieur de l’autre bras, du coude au poignet.
— Oui, acquiesça Dantirya Sambail de mauvaise grâce. Je voulais justement vous demander…
— Vous avez reçu ces blessures de ma main, quand nous nous sommes affrontés sur le champ de bataille.
— Je n’en ai aucun souvenir, fit le Procurateur en secouant lentement la tête. Non. Non. Cela n’est jamais arrivé. Vous êtes fou, Prestimion. Par le Divin, je suis prisonnier d’un dément !
— Bien au contraire, cousin. Tout ce que je viens de dire est l’exacte vérité. Il y a eu des actes de trahison ; il y a eu un conflit entre nous ; j’ai failli y perdre la vie. Tout autre Coronal vous eût condamné à mort sans hésiter, ne fût-ce qu’un instant. Pour une cause indéterminée, due peut-être à nos liens de parenté, aussi lâches qu’ils soient, je ne puis me résoudre à le faire. Mais je ne puis non plus vous remettre en liberté… pas avant d’avoir reçu de vous l’assurance d’une loyauté absolue dans l’avenir. Et pourrais-je m’y fier si vous me la donniez ?
Le sang commençait à monter au visage de Dantirya Sambail, de sorte que la myriade de taches de son ressortait comme les marques enflammées d’une éruption généralisée. Ses doigts se crispaient nerveusement en un geste de frustration et de colère croissante. Un étrange et sourd grondement, lointain et indistinct, semblait monter des profondeurs de son énorme poitrine. Il rappela à Prestimion le son sourd et prolongé émis par le krokkotas encagé sur le marché de minuit de Bombifale. Mais Dantirya Sambail ne parlait pas ; peut-être, à cet instant, n’en était-il pas capable.
— La situation est fort étrange, Dantirya Sambail, poursuivit Prestimion. Vous n’avez pas souvenir de vos crimes, je le sais. Mais vous devez me croire quand j’affirme que vous n’en êtes pas moins coupable.
— On a trafiqué ma mémoire, c’est ça, l’histoire ?
— Je ne répondrai pas à cette question.
— Alors, c’est vrai. Mais pourquoi ? Comment avez-vous osé faire cela ? Prestimion, Prestimion, Prestimion, croyez-vous que vous êtes une sorte de dieu et moi une vulgaire fourmi pour vous permettre de me jeter en prison sous des charges inventées de toutes pièces et d’en profiter pour me tripatouiller le cerveau ? Cette mauvaise farce a assez duré. Vous voulez vous assurer de ma loyauté ? Vous l’avez dans la mesure où vous la méritez. J’ai fait preuve d’une incroyable patience, Prestimion, au long des jours, des semaines ou des mois où vous m’avez tenu enfermé ici. Laissez-moi sortir, cousin, ou ce sera la guerre entre nous. J’ai mes partisans, vous le savez, et leur nombre n’est pas négligeable.
— La guerre a déjà eu lieu, cousin. Je vous garde ici pour m’assurer qu’elle ne reprendra jamais.
— Sans un procès ? Sans même formuler contre moi des charges autres que ces vagues accusations de trahison et de tentative criminelle contre votre personne ?
Dantirya Sambail avait retrouvé son assurance, Prestimion le voyait. Son expression ahurie s’était effacée et il ne simulait plus la fureur. Il avait recouvré son calme effrayant, ce calme qui cachait un tempérament volcanique contenu par une farouche force intérieure.
— Ah ! Prestimion, vous me fâchez grandement et je me mettrais en colère si je n’avais le sentiment que vous avez perdu la tête et que c’est folie de s’emporter contre un dément.
Prestimion réfléchit à la manière de sortir de cette impasse. Fallait-il dire au Procurateur toute la vérité sur le voile d’oubli étendu sur le monde ? Non, non : ce serait tendre à Dantirya Sambail une lame dénudée et lui offrir sa gorge. Ce qui avait été fait à la mémoire du monde était un secret qui, à aucun prix, ne devait être divulgué.
Il ne pouvait non plus garder indéfiniment Dantirya Sambail dans les tunnels sans le poursuivre en jugement. Les propos du Procurateur sur ses partisans n’étaient pas des paroles en l’air ; son pouvoir était considérable sur l’autre continent. Si sa détention se prolongeait sans explications, de cette manière apparemment arbitraire, voire tyrannique, Prestimion risquait de se trouver embarqué sous peu dans une seconde guerre civile, opposant cette fois Alhanroel à Zimroel.
Mais un homme n’ayant pas le souvenir de ses actes ne pouvait être jugé en toute équité pour les crimes qu’il avait commis. Tel était le casse-tête dans lequel Prestimion s’était enfermé et qu’il se trouvait toujours incapable de résoudre.
Le moment était venu de se replier, de regrouper ses forces, de demander conseil à ses amis.
— J’avais un homme qui restait à mes côtés pour me servir, reprit Dantirya Sambail. Son nom était Mandralisca. Un homme bon, sincère et loyal. Où est-il, Prestimion ? J’aimerais qu’on me l’envoie si je dois rester enfermé ici. Il goûtait ma nourriture, voyez-vous, pour être sûr qu’elle ne contenait pas de poison. Sa belle jovialité me manque. Envoyez-le-moi, Prestimion.
— Oui, et vous pourrez chanter ensemble toute la nuit des chansons à boire, c’est cela ?
Il était presque comique d’entendre Dantirya Sambail qualifier de jovial le goûteur Mandralisca. Lui, le scélérat aux lèvres minces et aux yeux froids, ce fils de démons, cette tête de mort !
Prestimion n’avait aucunement l’intention de réunir ces deux scorpions. Mandralisca aussi avait joué un rôle funeste à Thegomar Edge d’où il avait été emmené sous bonne garde, crachant son venin sans discontinuer, blessé dans le duel qui l’avait opposé à Abrigant. Il se trouvait dans un autre cachot, infiniment moins agréable que celui de Dantirya Sambail, dans une zone éloignée des tunnels. Et il y resterait.
Cette conversation ne menait à rien. Prestimion se retourna vers la porte.
— Adieu, cousin. Nous reparlerons de tout cela.
Le Procurateur le regarda, bouche bée.
— Quoi ? Quoi ? Êtes-vous simplement venu pour me narguer ?
Le grondement de krokkotas se fit de nouveau entendre, une expression de rage sans mélange se peignit sur les traits de Dantirya Sambail dont les yeux conservaient une troublante douceur au milieu de ce masque de fureur déformant le visage. Prestimion ouvrit tranquillement la porte du cachot ; il sortit et la referma au moment où le Procurateur se ruait pesamment vers lui, les bras levés.
— Prestimion ! hurla-t-il en martelant la porte qui venait de lui claquer au nez. Prestimion ! Soyez maudit !
Il n’était pas courant de voir des voyageurs approcher du Château par la route du nord-ouest qui passait par l’arrière du Mont en traversant la Cité Haute de Huine avant de rejoindre la voie connue sous le nom de Route de Stiamot, large mais mal entretenue, ancienne et défoncée, qui donnait accès au Château par la Porte de Vaisha, rarement utilisée. L’itinéraire habituel traversait la Plaine de Bombifale qui s’élevait en pente douce jusqu’à High Morpin avant de suivre sur les quinze derniers kilomètres la route de Grand Calintane, bordée de champs perpétuellement en fleurs, qui se terminait sur la place Dizimaule, l’entrée principale du Château.
Mais, ce jour-là, il y avait du monde sur la route du nord-ouest : un petit groupe de véhicules, au nombre de quatre, avançant lentement. Celui qui ouvrait la marche du convoi avait une forme particulièrement bizarre. Une vision d’une étrangeté sans pareille pour le jeune capitaine de la garde à qui incombait la corvée de surveillance de la porte de Vaisha ; il en demeura bouche bée en découvrant le véhicule, sept ou huit lacets en contrebas, sur la route sinueuse. Il resta un moment pétrifié, doutant du témoignage de ses sens. Un énorme chariot à plateau, de très ancienne fabrication, si large qu’il occupait tout l’espace de la Route de Stiamot, d’un accotement à l’autre, enveloppé dans un mur de lumière à la surface ondulante, émettant de froides et blanches pulsations, chargé de monstres entraperçus, à demi cachés par le bouclier lumineux d’une éblouissante blancheur…
Originaire d’Amblemorn, au pied du Mont du Château, le capitaine de la garde en poste à la Porte de Vaisha avait vingt ans. Sa formation ne l’avait absolument pas préparé à affronter une situation de ce genre. Il se tourna vers son subordonné, un jeune homme de Pendiwane, une cité des plaines de la Vallée de la Glayge.
— Qui est l’officier de jour ? demanda-t-il.
— Akbalik.
— Va le chercher, vite. Dis-lui que sa présence est exigée ici.
Le jeune homme s’éloigna au pas de course. Mais trouver quelqu’un – même l’officier de jour, censé être aisément accessible – dans l’inextricable labyrinthe que constituait le Château n’était pas chose facile. Une trentaine de minutes s’écoulèrent avant qu’il revienne, Akbalik sur ses talons. Le chariot à plateau s’était déjà arrêté sur la vaste esplanade de gravier qui s’étendait devant la porte ; les trois flotteurs qui l’avaient escorté pendant l’ascension du Mont étaient garés à côté ; le jeune capitaine d’Amblemorn se trouvait dans la situation invraisemblable de faire face, l’épée tirée, au formidable guerrier qu’était Gialaurys, le Grand Amiral du royaume. Une demi-douzaine d’hommes à l’air revêche, les compagnons de Gialaurys, déployés derrière lui, se tenaient en position de combat.
Akbalik, le neveu du prince Serithorn, un homme fort respecté pour son robuste bon sens et sa fermeté de caractère, saisit instantanément la situation. Un coup d’œil stupéfait au chargement du chariot lui suffit.
— Vous pouvez baisser votre arme, Mibikihur, ordonna-t-il sèchement au jeune capitaine. Ne reconnaissez-vous pas l’Amiral Gialaurys ?
— Tout le monde connaît le seigneur Gialaurys. Mais regardez ce qu’il amène ! Il n’a pas d’autorisation pour faire entrer des animaux sauvages dans le Château. Même le seigneur Gialaurys a besoin d’une autorisation pour franchir la porte avec un plein chariot de ces choses !
Akbalik tourna le regard froid de ses yeux gris vers le chariot. Jamais il n’avait vu un véhicule de cette dimension. Jamais non plus il ne lui avait été donné de voir des créatures comme celles qu’il transportait.
Il était difficile de les distinguer derrière le rideau éclatant d’énergie encerclant totalement le chariot, destiné à les empêcher de sortir ; un rideau qui ressemblait à un éclair en nappe s’élevant du sol, mais un éclair qui serait resté sur place. Akbalik crut discerner à l’intérieur du véhicule d’autres murs d’énergie, plus petits, qui séparaient les animaux les uns des autres. Ces animaux… des monstres hideux, répugnants !…
Gialaurys semblait hors de lui. Les poings serrés, ses grands bras bosselés de muscles dont il avait de la peine à maîtriser les contractions, il avait sur le visage une expression de rage à faire fondre la pierre.
— Où est Septach Melayn, Akbalik ? Je l’avais fait prévenir pour qu’il m’attende à la porte ! Pourquoi êtes-vous là et pas lui ?
— Je suis là parce qu’un garde est venu me chercher, Gialaurys, répondit Akbalik, imperturbable. On m’a annoncé qu’un chariot rempli de monstres des plus étranges s’approchait du Château ; mes hommes n’avaient pas été prévenus et ils voulaient savoir ce qu’il fallait faire… Par la Dame, Gialaurys, que sont ces animaux ?
— Des animaux de compagnie pour distraire le Coronal. Je les ai capturés dans la région de Kharax. Ni vous ni quiconque n’a dans l’immédiat à en savoir plus… Septach Melayn aurait dû m’accueillir à cette porte ! Mon chargement doit être placé en sécurité et je lui avais demandé de prendre les dispositions nécessaires. Je pose encore une fois la question, Akbalik, où est Septach Melayn ?
— Septach Melayn est ici, lança d’une voix tranquille et désinvolte l’escrimeur qui arrivait au même moment à la porte du Château. Ton message a mis du temps à me parvenir, Gialaurys, et je suis passé par erreur par le Parapet de Spurifon, ce qui m’a quelque peu retardé.
Il s’avança d’un pas nonchalant vers Gialaurys et lui donna une petite tape affectueuse sur l’épaule en manière de salut. Puis il se tourna vers le chariot.
— C’est ce qui infestait la région de Kharax ? demanda-t-il d’une voix étranglée. C’est ça, Gialaurys ?
— Oui. Il y en avait des centaines en liberté dans la Plaine de Kharax. Une rude et sanglante tâche, mon ami, de traquer ces animaux et de les abattre. Notre Coronal me doit une fière chandelle… Mais as-tu trouvé un endroit pour loger mes charmants compagnons, Septach Melayn. Un endroit très sûr ? Ce sont quelques spécimens des espèces que j’ai rencontrées là-bas.
— Oui, j’ai trouvé quelque chose. Dans les écuries royales. Mais crois-tu que ton chariot pourra franchir cette porte ?
— Celle-ci, oui, répondit Gialaurys. Pas celle de Dizimaule ; c’est la raison pour laquelle je suis arrivé par ce côté du Château. Allez-y ! lança-t-il à ses hommes.
Faites-moi avancer ce chariot ! Qu’on entre dans le Château sans perdre de temps ! Dans le Château !
Une heure fut nécessaire pour transporter les animaux jusqu’à l’abri que Septach Melayn leur avait préparé et pour les y installer, chacun dans une cage, derrière de solides barreaux qu’il ne serait pas facile d’écarter. Septach Melayn avait trouvé dans une aile désaffectée des écuries un vaste local souterrain, au-dessous de l’antique Tour des Trompettes, qui avait dû être utilisé pour loger des montures royales un ou deux milliers d’années auparavant, au temps de lord Spurifon ou de lord Scaul, quand cette partie du Château était beaucoup plus fréquentée. Des artisans travaillant avec célérité l’avaient transformé sous la direction de Septach Melayn en lieu de détention pour les charmants spécimens de Gialaurys.
Quand l’opération fut terminée, Gialaurys et Septach Melayn congédièrent Akbalik et ceux qui les avaient aidés ; ils restèrent seuls avec les animaux. Septach Melayn contempla avec un mélange de stupéfaction et d’horreur les sinistres créatures qui s’agitaient dans leur cage en soufflant bruyamment.
— J’aimerais savoir comment la guerre se serait terminée, fit-il, si Korsibar avait réussi à lancer ces horreurs contre nous ?
— Tu peux remercier le Divin de ne pas lui avoir donné l’occasion de le faire. Korsibar lui-même a peut-être eu la sagesse de comprendre que s’il les lâchait contre nous, ils poursuivraient leur chemin et représenteraient une menace pour toute la population.
— De la sagesse chez Korsibar ? fit Septach Melayn, l’air dubitatif. Je me demande bien ce qui a pu l’empêcher de s’en servir. Je suppose que la fin de la guerre ne lui en a pas laissé le temps.
Il ne put réprimer un frisson en regardant à l’intérieur des cages.
— Pouah ! Ils puent, tes animaux, Gialaurys ! Ces bêtes sont monstrueuses !
— Tu aurais dû les voir en liberté dans la Plaine de Kharax. Partout où se posait le regard, il y avait une de ces horreurs qui grondait contre une horreur encore plus abjecte. Ce n’était que visions de cauchemar. Par chance, la plaine est fermée de trois côtés par des collines de granit, ce qui nous a permis de les pousser dans un piège où ils se sont jetés les uns sur les autres pendant que nous prenions ceux qui sortaient sur les côtés.
— Vous les avez tous tués, j’espère ?
— Tous ceux qui étaient en liberté, répondit Gialaurys. L’un après l’autre, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus. À part ceux-là que j’ai rapportés à Prestimion comme des souvenirs. Mais il en reste dans les enclos des centaines qui ne se sont pas échappés. Les gardiens ignorent à quoi ils devaient servir ; ils n’ont aucun souvenir de Korsibar ni de la guerre. Tout ce qu’ils savent, c’est qu’il y avait à Kharax – une ville grise et laide, mon ami, pas un arbre à des kilomètres à la ronde – un enclos immense où étaient enfermées ces horreurs, mais qu’il s’est passé quelque chose et qu’un certain nombre d’animaux se sont échappés. Veux-tu que je te dise leur nom ?
— Le nom des gardiens ?
— Celui des animaux. Car ils ont des noms, imagine-toi. Je suppose que Prestimion voudra les connaître.
Gialaurys prit dans une poche de sa tunique un bout de papier plié et taché qu’il commença à déchiffrer laborieusement, la lecture n’étant pas son fort.
— Voilà. Celui-ci – il montra une longue créature osseuse à la forme de serpent, faite d’un chapelet de faucilles tranchantes comme des rasoirs, qui se tortillait et sifflait méchamment dans la cage la plus à gauche est un zytoon. Celui-là, avec ce corps rose tout gonflé aux yeux rouges, toutes ces pattes et cette dégoûtante queue velue hérissées de dards noirs est le malorn. Derrière, nous avons le vourhain – c’était un animal verdâtre, pustuleux, rappelant un ours et muni de défenses recourbées de la longueur d’un sabre – et puis le zeil, le minmollitor, le kassai… non, le kassai est ici, avec les pattes de crabe et le zeil là-bas, et on aperçoit au fond le weyhant, celui qui a une gueule assez grande pour avaler trois Skandars en même temps…
Gialaurys cracha par terre.
— Ha ! Korsibar ! Tu mérites vingt fois la mort pour avoir eu l’idée de lâcher ces monstres contre nous. Et il faudrait trouver les sorciers qui les ont fabriqués pour les supprimer eux aussi ! Dis-moi, Septach Melayn, poursuivit-il en se détournant avec une grimace des monstres encagés, que s’est-il passé de nouveau et d’intéressant au Château pendant que je poursuivais les zeils et les vourhains ?
— Eh bien, répondit le Haut Conseiller avec un sourire malicieux, j’imagine que le Su-Suheris est nouveau et intéressant.
— De quel Su-Suheris parles-tu ? demanda Gialaurys avec un regard perplexe.
— Son nom est Maundigand-Klimd. Nous l’avons rencontré, Prestimion et moi, au marché de minuit de Bombifale. Ou plutôt il est venu à nous : il nous avait reconnus sous notre déguisement, il s’est approché et nous a salués en nous appelant par notre nom. Cela t’amusera sans doute d’apprendre, poursuivit Septach Melayn avec un nouveau sourire, qu’il est devenu le nouveau mage de la cour.
— Quoi ? Un Su-Suheris, dis-tu ? Je croyais qu’Heszmon Gorse devait être nommé premier mage du Château.
— Heszmon Gorse va bientôt repartir à Triggoin où il aura la haute main sur les sorciers en qualité de second de son père à qui il succédera ultérieurement. Non, Gialaurys, c’est au Su-Suheris qu’est revenu ce poste à la cour. Il a produit une forte impression sur le Coronal dès leur première rencontre, à Bombifale. Il a été mandé au Château un ou deux jours plus tard, sur l’ordre exprès de Prestimion. Ils sont maintenant comme les deux doigts de la main. Non seulement parce qu’il est un maître des arts occultes, ce qui saute aux yeux. Prestimion est fasciné par le Su-Suheris, il éprouve pour lui, me semble-t-il, la même affection qu’il avait pour le duc Svor. Il est évident, Gialaurys, qu’il a besoin d’avoir à ses côtés une âme plus noire que la tienne ou la mienne. Il a trouvé ce qu’il cherchait.
— Mais un Su-Suheris…, marmonna Gialaurys, les mains levées en un geste d’incompréhension. Avoir en permanence devant soi ces deux répugnantes têtes de serpent qui vous regardent de haut… ces yeux de glace !… Et la perfidie de cette race, Septach Melayn, il faut la prendre en considération ! Comment Prestimion peut-il avoir oublié si vite Sanibak-Thastimoon ?
— Je dois préciser, Gialaurys, que celui-ci n’a rien à voir avec Sanibak-Thastimoon. L’autre sentait le soufre ; cela sortait par tous les pores de sa peau blafarde comme des émanations délétères. Celui-ci est droit et franc. Noir à l’intérieur, oui, j’imagine, et d’apparence fort sinistre ; mais c’est la nature de sa race. On est pourtant tenté de lui faire confiance. Il va jusqu’à montrer à Prestimion les secrets de la géomancie.
— Vraiment ? Est-ce possible ?
— Oui. Et il en fait quelque chose de mathématique, de si pur que Prestimion est impressionné malgré le scepticisme qui l’habite sous l’adhésion qu’il donne prétendument à la sorcellerie. Je dois d’ailleurs reconnaître qu’en ce qui me concerne aussi…
— Un Su-Suheris dans le premier cercle, grommela Gialaurys. Cela ne me plaît guère, Septach Melayn.
— Fais sa connaissance d’abord, tu porteras un jugement ensuite. Tu changeras certainement de ton.
Soudain, Septach Melayn se rembrunit. Il dégaina sa rapière et fit pensivement courir la pointe de son arme sur le sol de terre de l’ancienne écurie, traçant des signes qui évoquaient les symboles mystiques des géomanciens de sa cité natale de Tidias.
— Il a déjà donné à Prestimion un conseil qui, je dois dire, me met quelque peu mal à l’aise. Quand ils ont abordé hier, Prestimion et Maundigand-Klimd, le problème de Dantirya Sambail, le mage a émis l’idée de restituer au Procurateur les souvenirs de la guerre.
Gialaurys sursauta en entendant ces mots.
— Une suggestion, poursuivit imperturbablement Septach Melayn, que le Coronal a fort bien accueillie en disant qu’en effet cela pourrait être la bonne solution.
— Par la Dame ! hurla Gialaurys en levant les mains pour faire avec une fébrilité brouillonne une demi-douzaine de signes sacrés. Je m’absente quelques semaines du Château et la folie y prend aussitôt racine ! Restituer ses souvenirs au Procurateur ! Prestimion a le cerveau dérangé ! Ce sorcier a dû lui faire complètement perdre la tête !
— Le crois-tu donc ? lança la voix du Coronal du fond de l’écurie en se répercutant sur les murs du grand bâtiment. Par ici, Gialaurys, poursuivit Prestimion, viens me regarder dans les yeux ! Vois-tu des traces de démence tapies au fond de mes prunelles ? Approche, Gialaurys ! Pour que je t’étreigne et te souhaite la bienvenue au Château, et tu me diras si tu penses encore que je suis devenu fou.
Gialaurys s’avança vers lui. Il découvrit le Su-Suheris derrière le Coronal : une haute et imposante silhouette portant la robe pourpre en riche tissu de soie rehaussé de fils d’or des mages de la cour. Le long cou blanc fourchu et les deux têtes glabres et fuselées jaillissaient de son grand col incrusté de pierres précieuses comme une colonne de glace aux formes effrayantes.
Gialaurys lança un coup d’œil hostile au Su-Suheris avant d’ouvrir les bras à Prestimion qu’il serra longuement contre son corps massif.
— Alors ? fit le Coronal en s’écartant d’un pas. Qu’en penses-tu ? Crois-tu que je sois devenu fou ou est-ce le Prestimion que tu connaissais avant ton départ pour Kharax ?
— Il paraît que tu songes à restituer à Dantirya Sambail ses souvenirs de la guerre, répondit Gialaurys en levant derechef un regard noir vers le Su-Suheris. Pour moi, Prestimion, cela ressemble furieusement à de la folie.
— Cela y ressemble peut-être, répliqua Prestimion, mais il n’est pas encore établi que ce le soit.
Le Coronal s’interrompit, huma l’air, fit la grimace.
— Quelle odeur fétide et répugnante dans cette écurie ! Tes charmants petits amis, je suppose ; tu me les montreras dans un moment. Mais d’abord, poursuivit Prestimion en cessant de grimacer, il convient de faire les présentations. Voici notre nouveau mage de la cour, Gialaurys.
Il se tourna vers son compagnon, le bras tendu.
— Son nom est Maundigand-Klimd et je t’assure qu’il s’est déjà rendu plus qu’utile. Et voici notre célèbre Grand Amiral, Gialaurys de Piliplok, ajouta-t-il à l’adresse du Su-Suheris. Mais vous le savez certainement, Maundigand-Klimd.
Le Su-Suheris sourit de sa tête gauche et inclina la droite.
— En effet, monseigneur.
— Nous parlerons plus tard de Dantirya Sambail, Gialaurys, reprit Prestimion. Mais je puis d’ores et déjà te dire que le fond du problème est la question que nous avons débattue : l’impossibilité de faire passer un homme en jugement pour des crimes dont il n’a pas le souvenir, dont en vérité personne au monde, excepté nous, ne sait rien. Qui prendra la parole devant les juges pour l’accuser ? Et comment pourra-t-il répondre à ces accusations et plaider sa cause ? Même un assassin doit avoir le droit de se défendre. Ensuite, quand il aura été déclaré coupable, comment pourra-t-il battre sa coulpe ? Il ne peut y avoir de repentir quand on n’a pas connaissance de sa faute.
— Nous avons déjà abordé ces problèmes, Prestimion.
— En effet. Mais nous ne leur avons pas trouvé de solutions. Maundigand-Klimd suggère d’exercer une contre-mesure pour lever le voile sur le passé et nous permettre de le juger pendant qu’il sera pleinement conscient des actes qu’il a commis. Après quoi, nous effacerons de nouveau ses souvenirs… Mais, je te l’ai dit, nous en reparlerons plus tard. Et maintenant, montre-moi tes charmantes créatures.
— Oui, fit Gialaurys. Oui, je vais le faire.
Mais il ne fit pas un mouvement dans la direction des cages ; il venait de s’aviser tardivement de quelque chose.
— Il semble évident d’après ce que vous dites, monseigneur, commença-t-il après un silence, du ton morne et pesant par lequel il faisait connaître son profond déplaisir, que votre nouveau mage a été mis dans le secret de l’oblitération universelle. Un secret qui, selon notre accord, ne devait être porté à la connaissance de personne, sans aucune exception.
Ce fut au tour de Prestimion de garder le silence.
À l’évidence, il était confus. Le rouge monta à ses pommettes, une lueur d’embarras passa dans ses yeux.
— Maundigand-Klimd avait déjà découvert le secret par lui-même, Gialaurys, répondit-il enfin. Je n’ai fait que confirmer ce qu’il soupçonnait. C’est en théorie, j’en conviens, une violation de notre pacte. Mais en réalité…
— Devons-nous donc n’avoir aucun secret pour cet être ? lança Gialaurys d’une voix où perçait la colère.
Prestimion leva la main en un geste d’apaisement.
— Du calme, Gialaurys, du calme ! Maundigand-Klimd est un grand mage. Tu t’entends beaucoup mieux que moi, mon ami, aux arts de la magie. Tu dois savoir que cacher un secret à un véritable adepte n’est pas chose simple. C’est pourquoi j’ai jugé plus sage de le prendre à mon service, hein ?… Je te le répète, Gialaurys, nous reparlerons de tout cela plus tard. Voyons maintenant ce que tu m’as rapporté de Kharax.
En grommelant, Gialaurys entraîna Prestimion vers les cages pour lui montrer ses prises. Il sortit son bout de papier froissé et commença à énumérer les monstres, indiquant au Coronal lequel était le malorn, lequel le minmollitor et le zytoon. Prestimion ne disait pas grand-chose. Mais son attitude montrait clairement qu’il était horrifié par la hideur sans égale des animaux, les odeurs âcres, irritantes, qu’ils dégageaient et les armes menaçantes – griffes, crocs, dards – dont ils étaient pourvus.
— Le zeil, fit Prestimion à voix basse, comme s’il parlait pour lui-même. Ah ! En voilà une sale bête ! Et le vourhain… C’est bien le nom de cette saleté bouffie ? Quel esprit malade peut avoir conçu de telles horreurs ? Ils sont absolument répugnants. Et tellement étranges !
— Ce n’est pas la seule chose étrange, je dois le dire, qu’il m’ait été donné de voir dans le nord, monseigneur. J’ai vu des gens rire à gorge déployée dans la rue.
— Ils devaient être heureux, fit Prestimion, l’air amusé. Le bonheur est-il chose si étrange, Gialaurys ?
— Ils étaient seuls et ils riaient très fort. J’en ai vu deux ou trois rire de cette façon, mais ce n’était pas un rire heureux. Et un autre qui dansait. Tout seul, avec frénésie, sur la grand-place de Kharax.
— J’ai aussi entendu des récits de ce genre, glissa Septach Melayn. De curieux comportements un peu partout. La folie, semble-t-il, est plus répandue aujourd’hui sur notre planète qu’elle ne l’a jamais été.
— Tu as peut-être raison, fit Prestimion.
Il y avait dans sa voix une pointe d’inquiétude. Mais aussi un certain détachement, comme si son esprit était occupé par trois ou quatre choses en même temps et qu’aucune ne retenait toute son attention. Il s’écarta des autres et commença à aller et venir devant les cages en secouant la tête et en se murmurant avec gravité les noms des monstres synthétiques à la manière d’une incantation. « Zytoon… malorn… minmollitor… zeil. » Il ne faisait aucun doute qu’il était étrangement affecté par les formes haïssables et l’indiscutable férocité des odieux animaux conçus par les sorciers de Korsibar pour être lancés dans les combats. Par la hideur extrême de leur apparence, par l’inutilité même de leur existence, ils semblaient lui faire revivre en esprit la terrible guerre civile.
Au bout d’un moment, il s’éloigna des cages et remua les mains et les épaules d’une manière indiquant qu’il voulait chasser de son esprit ce qu’il venait de voir.
— Qu’en penses-tu, Prestimion ? demanda Gialaurys. Faut-il tous les détruire, maintenant que tu les as vus ?
Le Coronal donna d’abord l’impression de ne pas avoir entendu la question. Puis il répondit, comme s’il parlait d’une grande distance.
— Non. Non, je ne crois pas. Nous allons les conserver, je pense, pour nous rappeler ce qui aurait pu être si Korsibar avait tenu un peu plus longtemps. Tu sais, Gialaurys, poursuivit-il après un nouveau silence, je crois que nous pouvons utiliser ces horreurs pour éprouver la bravoure de nos jeunes chevaliers.
— Comment, monseigneur ?
— En leur faisant affronter à la loyale tes malorns et tes zytoons, pour voir comment ils s’en sortent. Cela nous permettrait de savoir lesquels sont vraiment débrouillards et courageux. Qu’en penses-tu ? N’est-ce pas une idée magnifique ?
Gialaurys ne trouva pas les mots pour répondre, l’idée lui paraissait absurde. Il jeta un coup d’œil en direction de Septach Melayn qui, pour toute réponse, fit un petit signe de tête, presque imperceptible.
Mais l’idée semblait amuser Prestimion. Il se retourna un moment vers les cages, un étrange sourire aux lèvres, comme s’il se représentait les petits seigneurs du Château descendant dans l’arène pour affronter ces horreurs.
Puis le Coronal revint de l’endroit lointain où il était parti en esprit et reprit un ton plus sérieux.
— Penchons-nous maintenant sur cette prétendue épidémie de folie, voulez-vous ? Peut-être y a-t-il là un problème qui mérite d’être étudié avec attention. Il faudra, je suppose, que je me rende personnellement compte de la situation… Septach Melayn, où en sont les préparatifs de mon petit périple dans les cités du Mont du Château ?
— Le programme est presque au point, monseigneur. Encore deux mois et tout devrait être en ordre.
— Deux mois, c’est très long si les gens rient tout seuls et dansent avec frénésie dans les rues de Kharax. Et se jettent par une fenêtre du troisième étage… Je me demande s’il y a eu d’autres cas semblables. Je veux partir sans tarder et aller voir par moi-même. Demain, au plus tard après-demain. Fais-nous préparer de nouveaux déguisements, Septach Melayn. Meilleurs que ceux de la dernière fois. Cette perruque était atroce, la fausse barbe ridicule. Je veux aller à Stee, je crois, puis à Minimool et à Tidias, peut-être… Non, pas à Tidias, on t’y reconnaîtrait. À Hoikmar. Oui, à Hoikmar, cette jolie ville aux canaux paisibles.
Un hurlement s’éleva des cages, suivi d’un grondement féroce. Prestimion se retourna.
— J’ai l’impression que le weyhant aimerait manger le zeil. Je ne me trompe pas sur les noms, Gialaurys ?
Il secoua la tête ; la répulsion se lisait sur son visage.
— Kassai… malom… zytoon ! Pouah ! Quels monstres ! Que celui qui les a conçus dorme d’un sommeil agité dans sa tombe !
Descendre dans la Cité Libre de Stee par l’itinéraire terrestre en contournant la face du Mont eût été irréalisable compte tenu du temps dont disposaient Prestimion et ses compagnons. Stee était si vaste que la seule traversée de ses faubourgs prenait trois jours. Ils se contentèrent de descendre jusqu’à Halanx, la cité au mur doré, pas très éloignée du Château, où ils embarquèrent sur le ferry à grande vitesse, à la coque épaisse et à la proue retroussée, qui transportait les passagers sur la Stee au courant impétueux jusqu’à la cité du même nom. Nul ne leur accorda la moindre attention. Ils portaient une robe unie de toile de lin de couleur terne, du genre de celles que portaient les voyageurs de commerce. Le coiffeur de Septach Melayn les avait ingénieusement rendus méconnaissables avec des perruques, des moustaches et, pour Prestimion, une petite barbe soignée qui longeait la ligne de sa mâchoire.
Gialaurys, le Grand Amiral de Majipoor qui, à l’instar de son prédécesseur, n’avait jamais eu beaucoup de goût pour les voyages sur l’eau, passa un sale moment quand le ferry eut levé l’ancre. Dès les premières ruptures de pente, il se tourna pour se placer le dos au hublot et commença à marmonner une succession de prières tout en frottant dévotement de ses pouces deux petites amulettes qu’il tenait serrées au creux de ses mains.
Septach Melayn ne montra guère d’indulgence pour lui.
— Oui, mon ami, prie de toutes tes forces ! Il est bien connu que ce ferry coule chaque fois ou presque qu’il entreprend la descente de la rivière et que des centaines de vies sont perdues chaque semaine.
— Épargne-moi pour une fois tes traits d’esprit, veux-tu ? lança Gialaurys, les yeux étincelants de colère.
— Il faut reconnaître que le courant est particulièrement fort, glissa Prestimion pour mettre un terme à l’accrochage. Il ne doit pas y avoir beaucoup de cours d’eau plus impétueux sur toute la surface de la planète.
Il ne partageait pas le malaise de Gialaurys, mais la rapidité de leur navire dans la partie sommitale du Mont était véritablement renversante. Le ferry donnait à certains moments l’impression de dévaler la montagne à la verticale. Au bout d’un certain temps, la pente se fit moins raide, la vitesse moins alarmante. Le navire fit des escales pour débarquer des passagers et en embarquer d’autres à Banglecode, une des Cités Intérieures, à Rennosk, une des Cités Tutélaires, et poursuivit sa route vers l’anneau suivant en décrivant une large boucle vers l’ouest. Quand le ferry atteignit les Cités Libres et s’approcha de Stee en fin d’après-midi, le lit de la rivière était si peu incliné que son cours paraissait presque paisible.
Les tours de Stee se dressaient maintenant devant eux, sur les deux rives. À l’approche du crépuscule, les murs de marbre gris rosé des hauts bâtiments de la rive droite étaient nimbés de la lumière couleur de bronze du soleil couchant tandis que les façades des tours bordant la rive opposée étaient déjà plongées dans la pénombre.
Septach Melayn consulta un plan brillant fait de carreaux bleus et blancs incrustés dans la paroi incurvée de la coque du ferry.
— Je vois qu’il y a onze quais à Stee. Lequel allons-nous prendre, Prestimion ?
— Quelle importance ? Pour nous, ils se valent tous.
— Alors, disons Vildivar. Il se trouve, si je lis bien le plan, à côté du centre de la ville. Ce sera le quatrième.
Le ferry, sans se presser, passait d’un ponton à l’autre, débarquant à chacun un groupe de passagers ; ils virent peu après un panneau lumineux à terre indiquant qu’ils étaient arrivés au quai de Vildivar.
— Pas trop tôt, grommela Gialaurys, le visage trois fois plus pâle qu’à l’accoutumée, de sorte que les poils drus de ses longs favoris bruns ressortaient sur ses joues comme deux barres rageuses.
— Allons-y ! s’écria joyeusement Septach Melayn. Stee la magnifique nous attend !
Tout le monde rêvait de visiter Stee au moins une fois dans sa vie. Prestimion était encore très jeune quand son père l’y avait emmené, comme dans tant d’autres endroits célèbres, et le petit Prestimion, abasourdi par la vision de ces kilomètres de hautes tours, s’était promis d’y revenir quand il serait plus grand. Mais la mort brutale de son père avait placé sur ses épaules à un âge encore tendre les responsabilités d’un prince de Muldemar ; son ascension au sein de la noblesse du Château avait commencé peu après et il n’avait plus guère trouvé le temps de voyager pour le plaisir. Contemplant du quai la splendeur de Stee avec un regard d’adulte, il constata avec étonnement que la cité lui paraissait d’une beauté aussi imposante que lorsqu’il l’avait admirée avec ses yeux d’enfant.
Mais le quai de Vildivar se révéla moins central que Septach Melayn ne l’avait estimé. Les hautes constructions bordant la rivière dans cette partie de la ville étaient des établissements industriels qui, pour la plupart, avaient déjà fermé leurs portes. Les ouvriers regagnant leur foyer dans les zones résidentielles de l’autre rive se pressaient sur les bacs et les petites embarcations qui faisaient office de pont pour franchir l’immensité de la rivière. Le quartier dans lequel ils avaient débarqué serait bientôt désert.
— Nous allons demander à un batelier de nous transporter jusqu’au prochain quai, déclara Prestimion en faisant demi-tour vers la rive.
Il y avait en effet un bateau à quai à l’endroit où les embarcations privées étaient autorisées à s’amarrer. C’était une petite embarcation trapue appelée « trappagasis », faite de planches calfatées avec de la graisse, assemblées non avec des clous, mais avec d’épais cordages noirs de fibre de guellum. Elle portait à la proue comme à la poupe des sculptures mutilées qui avaient peut-être été autrefois des représentations de dragons de mer. Son patron – et son constructeur, selon toute vraisemblance – était un vieux Skandar à l’air endormi, dont la fourrure gris-bleu s’était décolorée au point d’en être presque blanche. Il était affalé à la poupe, la tête placidement levée vers le ciel qui allait s’assombrissant, les quatre bras enroulés autour de son large poitrail, comme s’il se disposait à faire un petit somme.
Gialaurys, qui parlait couramment le dialecte Skandar, alla demander s’il pouvait louer ses services. Au terme d’une brève discussion qui semblait ne pas s’être bien terminée, il revint avec une expression fort étrange.
— Que se passe-t-il, Gialaurys ? demanda Prestimion. Il ne veut pas louer son bateau ?
— Il m’a dit, monseigneur, qu’il n’était pas prudent de descendre la rivière à cette heure, car c’est le moment où le Coronal lord Prestimion remonte vers son palais sur son grand voilier.
— Le Coronal lord Prestimion, dis-tu ?
— Absolument. Il s’agit bien de lord Prestimion, le Coronal sacré depuis peu. Le Skandar m’a révélé qu’il avait récemment établi sa résidence à Stee et qu’il remonte tous les soirs la rivière du palais de son ami le comte Fisiolo au sien. Parfois, prétend-il, quand le Coronal est d’humeur exubérante, il lance aux mariniers qui croisent sa route des bourses remplies de pièces de dix couronnes. Mais certains autres soirs, quand sa disposition est plus sombre, il peut lui arriver de donner l’ordre à son pilote d’éperonner les bateaux qui n’ont pas l’heur de lui plaire et de les couler. Personne ne s’interpose, puisque c’est le Coronal. Le Skandar préfère attendre que lord Prestimion soit passé pour embarquer des passagers. Pour des raisons de sécurité, dit-il.
— Le Coronal a donc un palais à Stee, fit Prestimion, sidéré par le récit de Gialaurys. Première nouvelle ! Et il se divertit au coucher du soleil en envoyant par le fond les bateaux qui croisent son chemin ?… Je pense que nous devrions chercher à en savoir plus.
— Absolument, approuva Septach Melayn.
Ils repartirent tous les trois vers le quai. Gialaurys répéta au Skandar qu’ils désiraient louer ses services. Quand le batelier leva ses deux bras supérieurs en un geste de refus, Septach Melayn ouvrit sa bourse de velours et montra l’éclat argenté de pièces de cinq couronnes. Le Skandar ouvrit de grands yeux.
— Quel est votre tarif habituel pour conduire quelqu’un au quai suivant, l’ami ?
— Trois couronnes et cinquante pesants, mais…
Septach Melayn tendit deux pièces étincelantes.
— En voici dix. Le triple du prix habituel, n’est-ce pas ? C’est tentant, non ?
— Et si l’envie prend le seigneur Coronal de couler mon bateau, répondit le Skandar d’un air sombre. Pas plus tard que Secondi, j’ai vu sombrer celui de Friedrag et, il y a trois semaines de cela, c’est le bateau de Rhezmegas qu’il a coulé. Si je perds le mien, comment vais-je gagner ma vie, hein ? Je ne suis plus jeune, mon bon seigneur, et la tâche de construire un nouveau bateau est devenue beaucoup trop lourde pour moi. Vos dix couronnes ne seront pas d’une grande utilité si je perds mon bateau.
À un signe de Prestimion, un tout petit mouvement du bout des doigts, Septach Melayn fit tinter sa bourse ; une lourde pièce d’argent d’une taille imposante, à côté de laquelle les pièces de cinq couronnes semblaient être de la mitraille, tomba dans sa paume. Il la leva devant les yeux écarquillés du Skandar.
— Savez-vous ce que c’est, l’ami ?
— Une pièce de dix royaux, c’est ça ?
— Dix royaux, en effet. C’est-à-dire cent couronnes. Tenez, en voici une deuxième et une troisième. Plus besoin de construire un nouveau trappagasis, hein ? Vous devriez pouvoir en acheter un autre, ne croyez-vous pas, avec trente royaux. Ce sera votre indemnité si le Coronal est d’humeur à couler un bateau ce soir. Alors ? Qu’en dites-vous, l’ami ?
— Puis-je en regarder une de plus près, mon bon seigneur ? fit le Skandar d’une voix rauque.
— Je ne suis pas un seigneur, l’ami. Juste un commerçant aisé venu de la ville de Gimkandale pour admirer les merveilles de Stee. Vous croyez que cette pièce est fausse, n’est-ce pas ?
— Oh ! non, mon bon seigneur, non, non !
Les bras du Skandar s’agitèrent humblement en tous sens, ses quatre mains touchèrent son front.
— C’est seulement que je n’ai jamais vu une pièce de dix royaux, jamais de ma vie ! Je ne parle pas d’en avoir possédé une. Je peux regarder ? Après, je vous conduirai où vous voulez aller, soyez-en sûr !
Septach Melayn tendit une des grosses pièces au Skandar qui l’examina avec une attention mêlée de crainte, comme s’il s’agissait d’une pierre précieuse d’une couleur exceptionnelle ; il la retourna et la retourna dans sa main, frotta ses doigts poilus sur les effigies, le visage du Coronal lord Confalume sur l’avers, celui de feu le Pontife Prankipin de l’autre côté. Puis il la rendit à Septach Melayn, la main tremblante.
— Dix royaux ! Je ne saurais dire l’effet que cela me fait ! Montez, mes bons seigneurs ! Montez !
Quand les trois passagers furent à bord, le vieux Skandar poussa son embarcation dans le courant. Mais il semblait avoir du mal à se remettre de la vue d’une pièce d’une si grande valeur. Il ne cessait de secouer la tête et de regarder la main qui avait tenu la merveille étincelante.
Tandis que le trappagasis se laissait porter par le courant, Prestimion qui, comme la plupart des seigneurs du Mont du Château, n’avait guère eu l’occasion de manier de l’argent, se pencha vers Septach Melayn.
— Dis-moi, murmura-t-il, que peut-on acheter avec une de ces pièces ?
— Dix royaux ? Une bonne monture de race, par exemple. Plusieurs mois de pension dans une hôtellerie de qualité ou encore assez de bon vin de Muldemar pour étancher sa soif pendant une année entière. Cela représente probablement ce que notre batelier gagne en six ou sept mois. Et sans doute pas loin de la valeur de son bateau.
— Ah ! fit Prestimion.
Il avait du mal à évaluer la profondeur du gouffre séparant l’existence de ce Skandar de la sienne. Il y avait encore, il le savait, des pièces d’une valeur supérieure, une de cinquante royaux et même une de cent ; il avait, quelques jours auparavant, approuvé les dessins de la série de nouvelles pièces qui porteraient bientôt son effigie ainsi que celle du Pontife Confalume.
Cent royaux – représentés par une seule pièce épaisse dont Septach Melayn avait peut-être un exemplaire dans sa bourse –, c’était une fortune inimaginable pour les gens du commun qui maniaient les humbles pesants de bronze et les pièces brillantes d’une couronne contenant juste un peu d’argent allié avec beaucoup de cuivre. Les royaux auraient aussi bien pu être la monnaie d’une autre planète pour l’incidence qu’ils avaient dans la vie quotidienne des gens du peuple.
Cette expérience était instructive et lui donnait à réfléchir après avoir vu les Dantirya Sambail, Korsibar et consorts parier des cinquante ou cent royaux pendant les Jeux de triste mémoire qui s’étaient tenus au Château. Il me reste beaucoup à apprendre, se dit-il, sur ce monde qui m’a fait roi.
Le vieux trappagasis craquant descendait tranquillement la rivière ; le Skandar, à l’arrière, posait de loin en loin une main sur la barre pour maintenir l’embarcation au milieu du chenal. La rivière était à cet endroit d’une largeur démesurée et son cours particulièrement lent, mais Prestimion savait qu’il en allait différemment après la cité, quand le grand cours d’eau se jetait sur la rangée de basses collines dentelées connues sous le nom de Main de lord Spadagas et se divisait en une multitude de rivières de faible importance qui se perdaient sur les pentes du pied du Mont.
— Où voulez-vous aller, mes bons seigneurs ? cria le batelier. Le quai d’Havilbove est le prochain, puis il y a celui de Kanaba et ensuite celui de Guadeloom.
— Conduisez-nous au centre de la ville, répondit Prestimion. À vous de voir. Que penses-tu de cette histoire de lord Prestimion remontant la rivière sur son navire de plaisance et coulant les bateaux qu’il rencontre ? poursuivit-il en se tournant vers Septach Melayn. Cela me paraît absurde. Les gens d’ici doivent savoir que le nouveau Coronal n’a pas encore eu le temps de se rendre en visite officielle à Stee : il est invraisemblable qu’il y ait établi sa résidence et qu’il navigue sur la rivière à la tombée de la nuit en suscitant des ennuis à ceux qui croisent son chemin.
— Crois-tu qu’ils réfléchissent aux réalités de la vie du Coronal ? demanda Gialaurys. C’est un mythe pour eux, une figure légendaire. Pour ce qu’ils en savent, il a le pouvoir d’être présent en six lieux à la fois.
— Tout de même, fit Prestimion en riant, de là à imaginer que le Coronal, même s’il résidait ici, s’amuserait à couler des bateaux dans le chenal…
— Tu peux me faire confiance, insista Gialaurys. Je connais mieux la tournure d’esprit des gens du peuple que tu ne le feras jamais. On leur fait croire n’importe quoi sur ceux qui les gouvernent. Tu n’as pas idée du gouffre qui existe entre leur vie et la tienne, dans ton Château, au sommet du Mont. Et tu ne peux imaginer les fables que l’imagination populaire fait courir sur toi.
— Il ne s’agit pas d’une fable, Gialaurys, lança Septach Melayn avec impatience, mais d’une simple illusion. Ne vois-tu pas que ce vieux Skandar a l’esprit aussi dérangé que ceux que tu as vus rire tout seuls à Kharax ? Il nous annonce gravement que le nouveau Coronal s’amuse à couler des bateaux ! Que veux-tu que ce soit d’autre qu’un exemple supplémentaire de cette épidémie de démence qui se propage dans le peuple comme un fléau ?
— Oui, acquiesça Gialaurys, je pense que tu as raison. De la démence. Une illusion. Le Skandar n’a pas l’air stupide ; il ne peut donc qu’être atteint de cette folie.
— Une illusion véritablement bizarre, reprit Prestimion. Comique, dans un sens. J’espérais pourtant que l’on aurait assez d’amour pour moi pour ne pas me croire capable de…
Il fut interrompu par un cri aigu venant de l’arrière du bateau.
— Regardez, mes bons seigneurs ! Regardez !
Le Skandar montrait quelque chose en agitant frénétiquement ses quatre bras.
— Là ! Juste devant nous !
De fait, il y avait sur l’eau un remue-ménage qui n’avait rien d’imaginaire.
Une activité fébrile avait gagné la surface de la rivière. Ferries et embarcations de toutes sortes filaient vers l’une ou l’autre rive en changeant précipitamment de cap. Et il était possible de distinguer, un peu plus loin en aval, un imposant et luxueux navire de plaisance, un vaisseau véritablement majestueux, qui se dirigeait vers eux en plein milieu du chenal, tous feux allumés.
— C’est le Coronal lord Prestimion, il vient couler mon bateau ! gémit le Skandar d’une voix étranglée.
Cela ne semblait plus du tout aussi amusant. Il fallait savoir à quoi s’en tenir.
— Mettez le cap sur ce navire, ordonna Prestimion.
— Non, mon bon seigneur !… Non, je vous en conjure !
— Cap sur le navire, répéta Gialaurys avec force, en ajoutant quelques jurons Skandars.
Le batelier terrifié hésitait encore, implorant leur pitié. Septach Melayn, souriant sans vergogne, se tourna vers lui en levant une main remplie de grandes pièces brillantes de dix royaux.
— Pour vous, l’ami, si cela se passe mal. Vous serez entièrement dédommagé de vos pertes. Il y a trente royaux, vous voyez ? Trente !
L’air morose, le pauvre Skandar accepta avec résignation. Il plaça deux de ses mains sur la barre du trappagasis pour tenir son cap.
La petite embarcation était toute seule, solitaire et fragile. Le seul autre bateau avec celui du prétendu lord Prestimion à rester au milieu du chenal. Et ils se rapprochaient de seconde en seconde du navire majestueux qui tenait avec arrogance cette portion de la rivière.
Ils étaient tout près maintenant. Dangereusement près. Prestimion commençait à se rendre compte qu’il n’y aurait rien de plus facile pour le gros navire que de passer directement sur la frêle embarcation, d’en faire du petit bois et de poursuivre sa route sans avoir senti ne fût-ce qu’un tremblement.
Il n’était pas versé dans l’art nautique, mais le navire qui se dressait devant eux dans le chenal était à l’évidence construit à une échelle princière, le genre de voilier qui pouvait appartenir à un Serithorn ou à un Oljebbin. Sa coque était faite d’un bois noir, luisant de l’éclat de l’acier poli. Le pont était chargé d’une foule d’espars, de bômes, de haubans, de mats ornés de bannières et de lampes multicolores. À sa proue se dressait la tête à la bouche ouverte, garnie de crocs, de quelque monstre imaginaire des profondeurs, minutieusement représentée et peinte de couleurs éclatantes, jaune, violet et vert. L’effet d’ensemble était époustouflant, impressionnant, juste un peu effrayant.
Quant au drapeau qu’il arborait, Prestimion vit avec stupéfaction qu’il s’agissait des propres couleurs du Coronal, une constellation verte sur un fond d’or.
— Tu as vu ça ? s’écria-t-il en tirant furieusement sur la manche de Gialaurys. Ce drapeau… le drapeau à la constellation…
— Et voilà, je pense, glissa calmement Septach Melayn, le Coronal en personne. J’avais cru comprendre que lord Prestimion était un homme séduisant, mais ce n’étaient peut-être que des rumeurs.
Prestimion considéra d’un air ébahi l’homme qui se faisait passer pour lui. Il se tenait fièrement à l’avant du somptueux voilier, vêtu d’une robe aux couleurs du Coronal, regardant droit devant lui avec un air de majesté.
Au vrai, il ne ressemblait en rien à celui qu’il prétendait être. Il paraissait plus grand que Prestimion, comme l’étaient beaucoup d’hommes, moins large du dos, d’une épaule à l’autre, et de la poitrine. Ses cheveux d’un châtain doré, bien éloigné de la blondeur terne de ceux de Prestimion, formaient d’amples ondulations alors que ceux du Coronal étaient raides. Il avait un visage plein, charnu, pas du tout agréable, avec des sourcils trop épais et un nez busqué. Mais sa contenance était noble et majestueuse, la tête rejetée en arrière, une main glissée dans la fente de son pourpoint vert.
Derrière lui se tenait un homme long et maigre en pourpoint chamois et chausses rouges évasées, peut-être censé incarner Septach Melayn pour ce Coronal ; de l’autre côté un costaud à la mâchoire carrée, portant des chausses à la mode de Piliplok, devait représenter Gialaurys. Leur présence rendait cette étrange mascarade d’autant plus troublante ; elle la portait à un niveau de duplicité qui poussa Prestimion à se remettre de sa surprise et fit naître en lui quelque chose qui s’apparentait à de la colère.
Il lui avait déjà fallu endurer une usurpation ; il ne trouverait aucune indulgence dans son cœur pour une seconde, si c’était bien ce que cachait cette étrange affaire.
La peur faisait claquer le marinier des dents.
— Nous allons mourir, mes bons seigneurs, nous allons mourir… Je vous en prie, je vous en conjure, laissez-moi changer de cap… !
Il n’était plus temps de changer de cap. Les deux bateaux étaient si proches que le faux lord Prestimion aurait aisément pu les envoyer par le fond si tel avait été son bon plaisir. Mais il devait être ce soir-là en bonne disposition. Quand le trappagasis longea l’étrave du grand navire par tribord, le prétendu lord Prestimion baissa les yeux ; son regard croisa celui du Coronal et les deux hommes se contemplèrent longuement. Puis le Prestimion richement vêtu sourit du haut du pont au Prestimion à l’humble habillement du petit bateau, comme il arrive qu’un monarque sourie à un homme du peuple, et inclina la tête avec une courtoisie princière ; la main qui sortit de son pourpoint serrait un petit sac arrondi de velours vert qu’il lança d’un geste désinvolte dans la direction de Prestimion.
Le Coronal était trop sidéré pour tendre la main, mais Septach Melayn, aux réflexes vifs comme l’éclair, se pencha pour saisir prestement au vol le petit sac rebondi, juste avant qu’il tombe dans la rivière. Le grand voilier poursuivit majestueusement sa route, laissant dans son sillage le petit bateau du Skandar au milieu du chenal, ballotté par les ondulations de l’eau.
Le long silence stupéfait qui s’installa sur le trappagasis fut rompu par la voix basse et monotone du Skandar qui récitait une prière de remerciement pour son bateau qui avait échappé à la destruction.
— Par Bythois et Sigei ! s’écria soudain Prestimion d’une voix vibrante de rage. Il m’a lancé de l’argent ! Il m’a lancé une bourse pleine de pièces ! À moi ! Pour qui me prend-il ?
— Il ne pouvait deviner qui vous êtes, monseigneur, fit Septach Melayn. Quant à savoir pour qui il se prend…
— Que Remmer s’empare de son âme !
— Ha ! monseigneur ! lança Gialaurys en se tortillant les doigts. Vous ne devriez pas invoquer ces grands démons, même en plaisantant.
— Oui, Gialaurys, je sais, fit Prestimion avec un petit signe de tête conciliant.
Ces noms redoutables n’étaient que des mots pour lui, de simples imprécations vides de sens. Il n’en allait pas de même pour Gialaurys.
Sa flambée de colère commençait à retomber. C’était trop extravagant pour représenter une menace sérieuse, mais il devait savoir à quoi s’en tenir.
— Ce sont de vraies pièces, au moins ? reprit-il en se tournant vers Septach Melayn.
— Elles paraissent on ne peut plus vraies, répondit Septach Melayn en montrant sa main remplie d’espèces. Des pièces de dix couronnes pour une valeur de deux ou trois royaux. Tu veux les voir ?
— Donne-les au batelier, fit Prestimion. Et demande-lui de nous conduire à terre, sur la rive droite. C’est là que devrait vivre Simbilon Khayf, non ? Qu’il nous débarque au quai le plus proche de la maison de Simbilon Khayf.
— Simbilon Khayf ? Tu as l’intention de rendre visite à Sim…
— Il est, si j’ai bien compris, le banquier le plus prospère de Stee. Tout homme assez fortuné pour lancer une bourse remplie de pièces de dix couronnes à des inconnus croisés sur un bateau doit être connu de Simbilon Khayf. Il sera certainement en mesure de nous dire qui est ce fier marin.
— Mais, Prestimion, le Coronal ne peut pas s’imposer chez un particulier, fut-il aussi riche que Simbilon Khayf, sans l’avoir dûment prévenu de son arrivée. Une visite officielle exige en tout état de cause d’être soigneusement préparée. Tu ne t’imagines pas que tu peux débarquer chez quelqu’un sans prévenir. « Bonjour, Simbilon Khayf, je me trouvais par hasard à Stee et j’aimerais vous poser quelques questions à propos de…»
— Non, non, coupa Prestimion. Nous ne lui dirons pas qui nous sommes. Imagine qu’il y ait une sorte de conspiration et qu’il trempe dedans. Autant que nous sachions, ce faux Prestimion pourrait être son cousin ; si nous nous présentons sous notre véritable identité, on n’entendra plus parler de nous. Non, Septach Melayn, nos déguisements sont parfaits aujourd’hui : nous nous présenterons comme de modestes commerçants venant demander un prêt. Et lui raconter ce qui vient de nous arriver pour voir ce qu’il en pense.
— Mon père va bientôt descendre, déclara la charmante jeune fille brune qui les avait reçus dans le petit salon du rez-de-chaussée de l’hôtel particulier de Simbilon Khayf. Désirez-vous un peu de vin, messieurs. Nous apprécions dans cette maison le vin de Muldemar ; des chais de la propre famille de lord Prestimion, s’il faut en croire mon père.
Elle s’appelait Varaile. Prestimion, qui l’observait à la dérobée de son siège, dans un angle de la pièce imposante, ne parvenait pas à comprendre comment un homme aux traits aussi grossiers et à l’aspect aussi désagréable que Simbilon Khayf, quelqu’un qui n’était guère plus gracieux qu’un Hjort, avait pu engendrer une fille d’une si grande beauté.
Car elle était belle. Pas de la mystérieuse et délicate beauté de Thismet qui était petite, très petite, avec des membres minces, une taille d’une stupéfiante finesse et des hanches d’une saisissante rondeur. Varaile avait des traits admirablement dessinés, des yeux sombres et ardents, pétillants de malice dans un visage aussi pâle que celui de la Grande Lune et une peau d’une blancheur sans pareille.
Bien plus grande que Thismet, presque autant que Prestimion, la jeune fille n’avait pas cet air d’apparente fragilité masquant une grande énergie nerveuse qui rendait la beauté de la princesse si extraordinaire. Il émanait de Thismet un rayonnement dont la fille de Simbilon Khayf était dépourvue et elle n’avait pas dans ses mouvements la calme et majestueuse assurance de Thismet.
Ces comparaisons, il le savait, étaient injustes. Fille de Coronal, Thismet avait été élevée au milieu de l’apparat du pouvoir suprême. Sa vie à la cour l’auréolait d’une majestueuse dignité qui ne pouvait que mettre en valeur la perfection naturelle de ses formes. Et de la manière la plus incontestable qui soit, Varaile était, dans son genre, une femme d’une exceptionnelle beauté, raffinée, élégante et bien faite. Une femme – une jeune fille, plutôt – qui semblait très sereine, étonnamment gracieuse et dotée d’une rare assurance.
Prestimion s’étonna d’éprouver une telle fascination pour elle.
Lui qui pleurait encore son amour disparu. Il ne lui avait été donné de vivre avec Thismet que quelques trop courtes semaines de folle passion, à la veille de la bataille décisive de Thegomar Edge – avec celle qui avait été son ennemie la plus puissante, jusqu’à ce qu’elle abandonne son frère stupide et inepte pour venir se ranger dans le camp de Prestimion –, avant qu’elle lui soit enlevée au moment où la vie s’ouvrait devant eux. On ne se remettait pas facilement d’une telle perte.
Il arrivait même à Prestimion de penser qu’il n’y parviendrait jamais. C’est à peine s’il avait regardé une femme depuis la mort de Thismet et il avait chassé de son esprit toute idée de relation avec une autre, aussi superficielle qu’elle soit.
Mais là, en acceptant la coupe de vin que lui tendait Varaile – le vin généreux du vignoble familial, mais elle ne pouvait le savoir –, il leva les yeux vers la jeune fille et croisa son regard ; n’était-ce pas un petit frisson qu’il sentit courir le long de sa colonne vertébrale, un frémissement infime d’intérêt, de désir peut-être ?…
— Comptez-vous rester longtemps à Stee ? demanda-t-elle d’une voix grave pour une femme, riche, résonnante, musicale.
— Un ou deux jours, pas plus. Nos affaires nous conduisent ensuite à Hoikmar et après, je pense, à Minimool, à moins que ce ne soit l’inverse. Puis nous regagnerons notre bonne ville de Gimkandale.
— Ah ! Vous êtes tous trois de Gimkandale ?
— Moi, oui ; Simrok Morlin aussi. Notre associé, Gheveldin – Prestimion se tourna vers Gialaurys –, est, lui, originaire de Piliplok.
Impossible de masquer l’accent prononcé de Gialaurys chez qui on reconnaissait d’emblée un homme de l’est de Zimroel ; inutile de feindre quand ce n’était pas nécessaire.
— Piliplok ! s’écria Varaile, une lueur d’envie dans les yeux. J’ai tellement entendu parler de cette ville où les rues sont toutes droites et s’étirent à perte de vue ! Piliplok et Ni-moya, bien sûr, Pidruid et Narabal… Tous ces noms sont pour moi comme une légende. Je me demande si je les visiterai un jour. Zimroel est si loin.
— Oui, damoiselle, le monde est vaste, fit onctueusement Septach Melayn en fixant sur elle le regard grave de celui qui émet des pensées profondes. Mais les voyages sont choses merveilleuses. Je suis moi-même allé jusqu’à Alaisor, à l’ouest, et Bandar Delem, au nord ; un jour, j’embarquerai pour Zimroel. Êtes-vous jamais allée à Gimkandale, damoiselle ? poursuivit-il avec un petit sourire égrillard. Je prendrais beaucoup de plaisir à vous montrer ma cité, si jamais l’envie vous venait de la visiter.
— Ce serait merveilleux, Simrok Morlin !
Prestimion ne put se retenir de lancer à Septach Melayn un regard ébahi. À quoi jouait-il ? Proposer à la jeune fille une visite guidée de Gimkandale ? Et avec ce sourire charmeur ! Ils étaient dans cette maison pour solliciter un prêt, pas pour faire leur cour. Depuis quand Septach Melayn se montrait-il galant auprès d’une femme, même une femme aussi belle ? Non sans étonnement, Prestimion se demanda si ce n’était pas une pointe de jalousie qu’il éprouvait.
La fille de Simbilon Khayf les resservit. Prestimion remarqua qu’elle remplissait généreusement les coupes de la coûteuse boisson ; il est vrai que l’argent coulait à flots dans cette maison. Depuis leur arrivée, ils avaient vu des ornements et un ameublement dignes du Château ; des portes sombres de bois de thuzna incrusté de fils d’or, une entrée d’une opulence royale, où un jet d’eau parfumée en forme d’éventail jaillissait jusqu’au plafond d’une fontaine dodécagonale revêtue de carreaux rouges bordés de turquoise. Sans parler du salon où ils se trouvaient, avec ses luxueux tapis à points noués de Makroposopos et ses coussins de brocart ouvragé. Et ce n’était que le rez-de-chaussée d’une maison qui comptait quatre ou cinq étages. Tout donnait l’impression d’avoir été assemblé depuis à peine quelques années, mais celui qui s’était chargé de l’ameublement et de la décoration avait fait du très beau travail.
— Ah ! fit Varaile. Voici mon père.
Elle frappa dans ses mains ; une porte s’ouvrit aussitôt sur sa gauche et un domestique en livrée entra, portant un siège si richement incrusté de pierres précieuses et de métaux rares qu’on eût dit un trône. Au même moment, Simbilon Khayf entra d’un pas vif par une porte dans le mur opposé du salon. Il salua ses hôtes d’une courte inclination de tête et prit place sur le noble siège qu’on lui avait apporté. Il était encore plus laid que dans le souvenir de Prestimion qui l’avait aperçu pendant les fêtes du couronnement : un petit homme au visage dur, au gros nez, aux lèvres minces et cruelles, dont le trait le plus frappant était une masse démesurément haute de cheveux argentés qui formaient un amoncellement ridicule au sommet de son crâne. Il portait des vêtements prétentieux, trop habillés pour la circonstance : un pourpoint bordeaux rehaussé de fils de métal étincelants sur des chausses bleues ajustées, passementées de satin rouge.
— Alors ? fit-il en se frottant les mains, le geste involontaire peut-être d’un commerçant avide flairant une bonne affaire. Il semble y avoir eu un malentendu à propos de ce rendez-vous. Je vous le dis tout net, je n’ai aucun souvenir d’avoir accepté de recevoir chez moi, ce soir, trois marchands de Gimkindale. Mais je ne suis pas arrivé où je suis en refusant par vanité une honnête transaction. Je suis à votre service, messieurs… Ma fille vous a bien traités, j’espère ?
— Merveilleusement, monsieur, répondit Prestimion en levant sa coupe. Ce vin est… le meilleur que j’aie jamais goûté !
— Il vient des propres chais du Coronal, déclara Simbilon Khayf. Les meilleures vignes de Muldemar ; nous ne buvons rien d’autre.
— C’est un sort enviable, fit gravement Prestimion. Permettez-moi de me présenter : mon nom est Polivand. Mon associé de gauche s’appelle Simrok Morlin, l’autre, Gheveldin, est un homme de Piliplok.
Il s’interrompit ; il percevait une certaine tension. Simbilon Khayf avait pris part au banquet du couronnement ; comme il se trouvait en compagnie du comte Fisiolo, il devait être assis assez près de l’estrade d’honneur. Se pouvait-il que l’idée se fasse jour en lui que les trois commerçants installés dans son salon étaient en réalité le Coronal lord Prestimion, le Haut Conseiller Septach Melayn et le Grand Amiral Gialaurys portant tous des déguisements ridicules ? S’il les avait reconnus malgré leurs postiches, s’apprêtait-il à lancer quelque question stupide sur la raison de cette étonnante tentative de supercherie ? Ou attendrait-il pour laisser au Coronal le temps de montrer son jeu ?
Il n’en donna pas la moindre indication. Il affichait sa suffisance et donnait même l’impression de s’ennuyer légèrement, comme pouvait le faire un homme de sa stature dans le monde des affaires lorsqu’il se trouvait en présence d’un trio de moins que rien ni invités ni attendus. Soit Simbilon Khayf était un acteur de talent – ce qui était tout à fait concevable étant donné l’ascension vertigineuse qui avait fait de lui un homme si riche en quelques années –, soit il était convaincu que ses visiteurs n’étaient rien d’autre que ce qu’ils prétendaient être, des hommes d’affaires sérieux de Gimkandale ayant une proposition à lui soumettre et qu’ils avaient un rendez-vous qui lui était sorti de l’esprit.
— Voulez-vous que j’explique pourquoi nous sommes ici, reprit benoîtement Prestimion. Nous avons mis au point, voyez-vous, une machine pour tenir la comptabilité et effectuer différentes opérations financières d’une société, une machine bien plus efficace et rapide que celles qui sont aujourd’hui sur le marché.
— Vraiment ? fit Simbilon Khayf, sans manifester beaucoup de curiosité.
Il posa les mains sur son ventre, croisa les doigts. Ses yeux, froids et désagréables, commencèrent à se couvrir d’un voile. Il avait à l’évidence évalué instantanément les possibilités offertes par la proposition des visiteurs et n’y trouvait pas un grand intérêt.
— La demande sera énorme quand notre machine arrivera sur le marché, poursuivit Prestimion avec ferveur. Si forte qu’il faudra emprunter un capital considérable pour financer le développement de notre fabrique. Par conséquent…
— Oui, je vois la suite, coupa Simbilon Khayf. Vous avez naturellement apporté un modèle en état de marche de cette machine ?
— Oui, nous en avions un, répondit Prestimion en prenant une expression affligée. Mais un accident malheureux sur la rivière…
Septach Melayn prit le relais.
— Le bateau que nous avions loué pour nous conduire du quai Vildivar à un ponton plus proche de votre domicile a bien failli se retourner dans une collision que nous avons évitée de justesse avec un grand voilier qui a foncé droit sur nous sans nous laisser la place, pas la plus petite place pour nous écarter.
Il s’exprimait avec un tel sérieux provincial que Prestimion dut se retenir pour ne pas éclater de rire.
— Nous aurions pu nous noyer, monsieur ! Nous nous sommes accrochés à nos sièges pour rester sur le pont et nous avons échappé à la noyade ; mais deux de nos bagages sont passés par-dessus bord. Un des deux, je suis au regret de le dire…
— … contenait le modèle de votre machine, acheva Simbilon Khayf d’une voix où il n’y avait guère de sympathie. Je vois : une perte regrettable… À vous entendre, poursuivit-il avec un petit rire, je pense que vous avez rencontré notre Coronal dément. Un grand navire d’un luxe ridiculement tapageur, avec des lumières partout, qui a essayé de vous envoyer par le fond au milieu de la rivière ?
— Oui ! s’écrièrent en même temps Prestimion et Gialaurys. Oui, monsieur, c’est ça !
— En effet, ajouta Septach Melayn. À un mètre près, notre bateau volait en éclats. Il se serait brisé en mille morceaux !
— Le Coronal est fou, c’est ce que vous venez de dire ? demanda Prestimion, avec une expression de vive curiosité. Je ne comprends pas bien, je le crains, le sens de cette phrase. Le Coronal est certainement, au moment où nous parlons, dans son Château, au sommet du Mont, et rien ne nous autorise à croire que son cerveau soit dérangé en aucune manière. Ce serait terrible pour nous tous si le nouveau Coronal devait…
— Vous comprenez, j’espère, glissa Varaile, que mon père ne parle pas de lord Prestimion. Comme vous l’avez dit, il y a toutes les raisons de croire que lord Prestimion est aussi sain d’esprit que vous et moi. Non, le fou dont il parle est quelqu’un d’ici, un jeune parent de notre comte Fisiolo, qui, depuis quelques semaines, a totalement perdu la raison. Les exemples de troubles mentaux sont légion à Stee, depuis quelque temps. Nous avons eu nous-mêmes un dramatique accident, il y a un ou deux mois. Une femme de chambre qui a perdu la tête et s’est jetée par la fenêtre, tuant deux personnes qui passaient à ce moment-là…
— C’est affreux ! fit Septach Melayn en affectant une attitude horrifiée.
— Ce parent du comte, poursuivit Prestimion, est donc le jouet d’une illusion ? Il s’imagine être notre nouveau Coronal ?
— Précisément, fit Varaile. Et qu’il peut en conséquence faire tout ce qui lui plaît, comme si le monde lui appartenait.
— Sa place est au fond d’un cachot, affirma catégoriquement Gialaurys, quels que soient ses liens de parenté avec le comte. On ne devrait pas le laisser mettre en danger la vie d’innocents voyageurs !
— Je suis tout à fait de votre avis, déclara Simbilon Khayf. Il y a de graves perturbations du commerce fluvial depuis qu’il descend et remonte la rivière sur son grand voilier. Mais le comte Fisiolo qui est, je dois vous le dire, un ami très cher, fait montre d’une grande clémence à l’endroit du jeune homme, le fils du frère de son épouse. Il s’appelle Garstin Karsp et son père Thiwid est mort brusquement il y a peu, alors qu’il était en pleine santé. Cette perte prématurée a porté un coup terrible à la raison du jeune homme et quand la nouvelle s’est répandue que le vieux Pontife venait lui aussi de rendre l’âme et que Prestimion succéderait à lord Confalume sur le trône du Coronal, Garstin Karsp a fait courir le bruit que Prestimion n’était pas un homme de Muldemar comme on le disait généralement, mais qu’il résidait à Stee. Il a ensuite fait savoir qu’il était lui-même Prestimion et que le nouveau Coronal établissait sa capitale à Stee, comme l’avait fait lord Stiamot dans un passé reculé.
— Et cette revendication est bien accueillie ici ? demanda Septach Melayn.
— Par des gens très simples, j’imagine, répondit le banquier avec un petit haussement d’épaules. La plupart de mes concitoyens ont compris que le chagrin a rendu fou le fils de Thiwid Karsp.
— Le pauvre, fit Septach Melayn en se signant.
— Pas si pauvre, pas si pauvre ! Je suis le banquier de la famille et je ne trahis pas un secret en révélant que les coffres des Karsp regorgent de pièces de cent royaux de la même manière que le ciel regorge d’étoiles. Garstin Karsp a dépensé une petite fortune pour son navire. Et il a recruté un équipage pléthorique pour naviguer de nuit sur la rivière en semant la terreur chez les bateliers. Il lui arrive, certains soirs, de lancer une bourse bien remplie sur les embarcations qu’il croise ; d’autres fois, il fonce droit sur les bateaux, comme s’ils n’étaient pas visibles. Comme on ne peut savoir dans quelle disposition il sera, tout le monde s’écarte précipitamment à l’approche de son navire.
— Et le comte continue de l’épargner ? fit Prestimion.
— Par pitié : le jeune homme a tellement souffert de la mort de son père.
— Et les bateliers dont il détruit le gagne-pain ? Ne souffrent-ils pas ?
— J’ai cru comprendre qu’ils étaient dédommagés par le comte.
— Nous avons perdu des bagages. Serons-nous dédommagés aussi ? Devons-nous en appeler au comte ?
— Peut-être devriez-vous le faire, répondit Simbilon Khayf, légèrement surpris par la vigueur des propos de Prestimion, qui semblait indiquer que l’homme n’était pas aussi humble qu’il l’avait montré jusqu’alors.
— Je suis tout à fait de votre avis. On ne peut laisser cette situation se prolonger indéfiniment. Jusqu’à présent, personne ne s’est noyé, mais cela ne saurait tarder. Fisiolo dira au jeune homme qu’il est temps de mettre fin à cette mascarade, il l’enverra discrètement se faire soigner quelque part et tout redeviendra normal sur la Stee.
— Je prie pour qu’il en soit ainsi, fit Septach Melayn.
— Dans l’immédiat, poursuivit Simbilon Khayf, il semble que nous ayons notre propre Coronal à Stee. Il est ce qu’il est, voilà tout. Comme ma fille l’a mentionné, bien des choses vont de travers aujourd’hui. L’accident malheureux qui a frappé notre maison en est la preuve.
Le banquier se leva de son petit trône ; l’entretien, à l’évidence, touchait à sa fin.
— Je regrette le désagrément dont vous avez été victime, reprit-t-il d’une voix où ne perçait pas la plus petite trace de regret. Ayez la bonté de revenir avec un autre modèle de votre machine en prenant rendez-vous avec mon personnel et nous envisagerons de placer des capitaux dans votre société. Bonsoir, messieurs.
— Veux-tu que je les reconduise, père ? demanda Varaile.
— Gawon Barl s’en chargera, répondit le banquier en frappant dans ses mains pour appeler le domestique qui avait apporté son siège.
— Nous savons au moins qu’il n’y a pas de complot dans cette cité pour me renverser, fit Prestimion quand ils furent sortis. Ce n’est qu’un cinglé fortuné à qui le comte Fisiolo passe ses folies. Il y a de quoi être soulagé, non ? Nous ferons savoir à Fisiolo à notre retour que les folles expéditions sur la rivière du jeune Karsp doivent cesser. Et qu’il n’est plus question de le laisser dire qu’il est lord Prestimion.
— Tant de folie partout, murmura Septach Melayn. Que peut-il donc se passer ?
— Avez-vous remarqué, glissa Gialaurys, que nous étions simplement venus solliciter un prêt et qu’il a parlé de « placer des capitaux » ? Si nous avions réellement une société produisant quelque chose qui ait une certaine valeur, il en prendrait rapidement le contrôle, soyez-en sûrs. Je comprends mieux maintenant pourquoi il a amassé en si peu de temps une telle fortune.
— Les gens de son espèce n’ont pas la réputation d’être tendres en affaires, déclara Prestimion.
— Oui, mais sa fille ! s’écria Septach Melayn. Ah ! sa fille ! Voilà une jeune fille de bonne famille pour toi !
— Elle t’a fait une grosse impression, n’est-ce pas ? demanda Prestimion.
— À moi ? Dans l’abstrait, oui ; je réagis à la beauté et à la grâce quand je les rencontre. Mais tu sais que je n’ai guère de désir pour la compagnie des femmes. Je croyais que ce serait toi, Prestimion, qui chanterais ses louanges en quittant cette maison.
— Elle est très belle, j’en conviens. Et très bien élevée pour la fille d’un rustre d’une telle laideur. Mais j’ai en ce moment d’autres préoccupations en tête que la beauté des femmes, mon ami. Le procès du Procurateur, pour commencer. Les famines dans les régions sinistrées par la guerre. Et tous ces étranges cas de folie qui ne cessent de s’amonceler. Le parent du comte Fisiolo, cet autre lord Prestimion, qu’on laisse répandre la terreur sur la rivière ! Qui est le plus fou des deux, je m’interroge, entre le jeune homme qui prétend être moi et Fisiolo qui lui passe tous ses caprices ?… Allez, mettons-nous en quête d’une hostellerie. Et, demain matin, en route pour Hoikmar, d’accord ? Nous y trouverons peut-être trois Prestimion entourés de leur cour.
— Et pourquoi pas un ou deux Confalume, ajouta Septach Melayn.
Par la fenêtre de sa chambre du deuxième étage, la fille de Simbilon Khayf suivit des yeux les trois visiteurs tandis qu’ils traversaient l’esplanade pavée en direction du jardin public.
Il y avait chez ces trois-là quelque chose qui sortait de l’ordinaire, qui les distinguait de la plupart des hommes venant demander de l’argent à son père. Celui qui était si grand et si maigre, par exemple, dont les mouvements avaient la grâce de ceux d’un danseur : il parlait comme un péquenaud, mais c’était à l’évidence pure comédie. En réalité, il était vif et intelligent – cela se voyait à son regard d’un bleu perçant qui saisissait tout d’un coup d’œil et le fixait dans son esprit. Rusé et malicieux aussi : il y avait dans tout ce qu’il disait une pointe d’ironie sous-jacente, même si cela paraissait très simple en surface ; un homme perspicace et malicieux, moqueur, très dangereux peut-être. Et l’autre, le gros qui avait à peine ouvert la bouche et parlait avec un fort accent de Zimroel ; comme il paraissait fort, quelle impression de puissance contenue se dégageait de lui ! C’était un roc !
Quant au troisième, le petit aux larges épaules, quel regard fascinant ! Et son visage était magnifique, malgré cette barbe et cette moustache bizarres qui ne le mettaient vraiment pas en valeur. J’imagine qu’il serait très beau s’il s’en débarrassait, se dit Varaile. C’est un homme magnifique, à la noble prestance. J’ai peine à croire qu’il ne soit qu’un humble commerçant, un obscur fabricant de machines à calculer. Il semble valoir beaucoup mieux que cela. Tellement mieux.
Ils commencèrent l’ascension du Mont jusqu’à l’anneau des Cités Tutélaires, où Hoikmar était leur première étape. Dans un jardin public regorgeant de tanigales et d’eldirons cramoisis en pleine floraison, le long d’un paisible canal bordé d’une herbe rase, teintée de rouge et douce comme la fourrure du thanga, ils rencontrèrent un vagabond, un vieillard grisonnant aux vêtements haillonneux qui saisit d’une main le poignet de Prestimion, de l’autre celui de Septach Melayn en s’adressant à eux avec une étrange insistance.
— Mes bons seigneurs, mes bons seigneurs, pouvez-vous m’accorder un moment de votre temps ? J’ai une cassette pleine d’argent à vendre à un bon prix. À un très bon prix.
Ses yeux avaient un éclat d’une grande intensité, peut-être même d’une vive intelligence, il était pourtant dépenaillé comme un mendiant, vêtu de guenilles puantes. La marque rouge pâle d’une vieille cicatrice barrait sa joue gauche de haut en bas et se perdait à la commissure des lèvres. Septach Melayn regarda Prestimion par-dessus la tête du vieillard et eut un petit sourire attristé, comme pour dire : « Voilà encore un pauvre fou. » Prestimion hocha gravement la tête.
— Une cassette remplie d’argent à vendre ? Que voulez-vous dire exactement ?
Le vieillard ne voulait apparemment pas dire autre chose. Il sortit d’un petit sac de toile graisseux porté à sa ceinture un coffret rouillé, couvert d’une croûte de terre, fermé par de fortes sangles de cuir décoloré et désagrégé. Il ouvrit la cassette remplie à ras bord de pièces de grande valeur, des dizaines de pièces d’un royal, de cinq royaux, quelques-unes de dix. Il plongea ses doigts noueux dans le tas de pièces qu’il fit tinter doucement en les entrechoquant.
— Comme elles sont jolies ! Elles sont à vous, mes bons seigneurs, au prix que vous fixerez.
— Voyons cela, fit Septach Melayn en prenant une pièce d’argent qu’il tapota de l’ongle d’un doigt. Regardez ces caractères anciens sur la tranche ? Voici lord Arioc dont le Pontife était Dizimaule.
— Mais ils vivaient il y a trois mille ans ! s’exclama Prestimion.
— Un peu plus, à mon avis. Et là, qui avons-nous ? Lord Vildivar, si je lis bien. Avec l’effigie de Thraym sur l’autre face.
— Et celle-ci, fit Gialaurys en passant le bras devant Prestimion pour prendre à son tour une pièce dans la cassette. C’est lord Siminave, annonçait-il en déchiffrant péniblement l’inscription. Qui a entendu parler de Siminave ?
— Le Coronal de Calintane, si je ne me trompe, fit Prestimion. Il y a une fortune dans ce coffret, ajouta-t-il en se tournant vers le vieux mendiant. Cinq cents royaux au bas mot ! Pourquoi céder ce trésor à bas prix ? Vous pourriez simplement dépenser cet argent une pièce après l’autre et vivre comme un prince jusqu’à la fin de vos jours !
— Ah ! mon bon seigneur ! Qui croirait qu’un homme comme moi a pu amasser une telle fortune ? On me traiterait de voleur et je finirais ma vie en prison. Et cette monnaie est très ancienne : même si je ne sais pas lire, je le vois bien. Les visages de ces Coronals et des Pontifes ne nous disent rien. Les gens se méfieraient de pièces si anciennes, ils refuseraient d’être payés avec des pièces portant le visage de ces rois inconnus. Non. Non. J’ai trouvé cette cassette au bord d’un canal, où la pluie avait entraîné la terre. Quelqu’un a dû l’enterrer il y a longtemps pour la mettre en sécurité et il n’est jamais revenu la chercher. Mais ça ne me sert à rien, mes bons seigneurs, d’avoir cet argent-là.
Le vieillard s’interrompit ; son sourire rusé découvrit quelques chicots noircis.
— Donnez-moi… ah ! disons deux cents couronnes en bon argent d’aujourd’hui – en pièces de dix couronnes ou même en petite monnaie – et vous ferez ce qu’il vous plaira de la cassette. Je vois, mes bons seigneurs, que vous êtes des personnes de conséquence, vous saurez disposer de cet argent.
— Balivernes de vieux fou, marmonna Gialaurys en lançant sa pièce dans la cassette et en se tapotant la tempe avec le doigt. Personne ne refuserait des royaux de bon aloi, même s’ils sont anciens.
Septach Melayn acquiesça en souriant et fit décrire un petit cercle à son index.
Prestimion partageait leur opinion. Il ressentait de la pitié pour le vieux mendiant en haillons ; la flamme qui brûlait dans ses yeux était celle de la folie, non de l’intelligence. Il avait assurément devant les yeux un nouvel exemple navrant de l’étrange vague de démence qui semblait contaminer la planète. Ce pouvait certes être un voleur qui avait dérobé les pièces chez un collectionneur d’antiquités, mais, plus probablement, à en juger par l’aspect du coffret qui les contenait, il les avait réellement trouvées près d’un canal. Dans les deux cas, c’était l’acte d’un fou de les proposer à si bon marché, une fraction infime de leur valeur, à des inconnus rencontrés par hasard.
Prestimion ne voulait en aucune manière être mêlé à un trafic de ce genre. Comment pourrait-il, avec sa position, se faire le complice d’une transaction consistant à acquérir plusieurs centaines de royaux d’argent contre une double poignée de couronnes ? Il sentit un frisson d’horreur à l’idée de voir de si près la folie. Aspirant de toutes ses forces à quitter ce lieu, il demanda à Septach Melayn de donner cinquante couronnes au mendiant et de lui laisser son trésor pour un autre acheteur.
Le vieillard regarda avec stupéfaction Septach Melayn compter cinq pièces de dix couronnes et les lui tendre. Il les prit, les glissa dans une ceinture, sous ses vêtements. Puis ses yeux rusés s’écarquillèrent et une expression qui pouvait être de la peur passa sur son visage.
— Il faut toujours donner quelque chose contre de l’argent, fit-il en prenant trois pièces dans son propre tas.
Saisissant de nouveau Prestimion par le poignet, le pauvre hère les fourra dans la paume de sa main et s’éloigna rapidement en serrant la cassette sur sa poitrine osseuse.
— Quelle étrange affaire ! murmura Prestimion.
L’odeur âcre des guenilles du vieux fou flottait encore dans l’air. Prestimion toucha précautionneusement les pièces du bout des doigts et les retourna.
— Ils ont vraiment une drôle d’allure, fit-il en examinant les effigies. Nous avons ici Kanaba et lord Sirruth, je crois, Guadeloom et lord Calintane et sur celle-ci… Non, je n’arrive pas à lire les noms. Peu importe. Tiens, poursuivit-il en tendant les trois pièces à Septach Melayn, je te les confie.
Et ils se remirent en route.
— Deux cents couronnes pour toute la cassette, reprit Prestimion au bout d’un moment. Il aurait pu demander vingt fois plus. Crois-tu que c’était un imbécile, un voleur ou un fou ?
— Pourquoi pas les trois, fit Septach Melayn.
Ils oublièrent l’incident et passèrent deux journées de plus dans la languide Hoikmar, faisant la tournée des tavernes et des marchés de cette paisible cité bâtie au bord d’un lac. Deux autres incidents troublants perturbèrent la tranquillité d’esprit des visiteurs. Une femme squelettique, aux traits accusés et au regard vide aborda Septach Melayn dans la rue principale ; elle jeta sur ses épaules une coûteuse étole écarlate de peau de gebrax en murmurant que le Pontife lui avait commandé de lui en faire présent. Sur ce, elle tourna les talons et se perdit aussitôt dans la foule des passants. Le même jour, un peu plus tard, tandis qu’ils achetaient sur la grand-place des saucisses grillées à un Lii, un homme d’âge mûr, bien habillé, qui faisait tranquillement la queue derrière eux – un homme qui aurait pu être un professeur d’université ou le propriétaire d’une bijouterie prospère –, se mit soudain à crier à tue-tête que le Lii vendait de la viande empoisonnée. Forçant le passage à coups d’épaule, il renversa la voiture à bras, faisant voler en tous sens des braises et des brochettes de saucisses à moitié cuites avant de s’éloigner à grands pas en marmonnant avec fureur.
Deux incidents inquiétants. En quittant le Château avec ses compagnons sous un déguisement, le but de Prestimion avait été de voir de ses propres yeux l’autre face de la vie de Majipoor, celle que les fastes de la cour et la noblesse dorée ne pouvaient lui montrer. Mais il ne s’attendait pas à trouver tant de choses étranges et inquiétantes, une telle abondance de comportements irrationnels.
Il se demanda s’il en était toujours allé ainsi dans les cités : accès de démence, manifestations publiques de bizarrerie. Ou bien, comme Septach Melayn l’avait laissé entendre, s’agissait-il d’une sorte de contrecoup de l’effacement des souvenirs de la guerre sur les esprits les plus sensibles et les plus vulnérables ? Quoi qu’il en soit, l’idée était désagréable. Mais Prestimion se sentait particulièrement alarmé par la possibilité qu’il pût être lui-même, dans son désir de guérir radicalement les blessures que l’usurpation de Korsibar avait infligées à la planète, responsable de cette épidémie de folie, de ces étranges dérangements d’esprit qui se propageaient comme un fléau et dont la virulence semblait augmenter de semaine en semaine.
À Minimool, la Cité Tutélaire voisine, il lui fut donné d’observer d’autres manifestations. Deux jours lui suffirent amplement.
Il avait entendu dire que Minimool était une ville à l’apparence caractéristique et saisissante ; dans la disposition qui était la sienne, il la trouva étrangement oppressante. La cité était composée de groupes serrés de hautes et étroites constructions, aux murs blancs, aux toits noirs et aux fenêtres minuscules, pressées les unes contre les autres comme des lances en faisceau. Des rues à la pente vertigineuse, guère plus larges que des ruelles, couraient entre les groupes de bâtiments. Là aussi Prestimion entendit des rires suraigus jaillissant par les fenêtres ouvertes, là aussi il vit plus d’une personne allant par les rues, l’expression figée et le regard vitreux. Il heurta dans une porte cochère une femme dans tous ses états et follement pressée, qui éclata en sanglots incoercibles et fila aussitôt à toutes jambes.
Son sommeil aussi fut entrecoupé de rêves inquiétants. Dans l’un d’eux le mendiant à la cassette d’Hoikmar s’avançait vers lui avec un sourire mauvais découvrant ses chicots, ouvrait le coffret et versait sur lui une pluie de pièces, des centaines, des milliers de pièces, jusqu’à ce qu’il soit à moitié enseveli sous cet amoncellement Prestimion s’éveilla, tremblant, en sueur ; il se rendormit et fit un autre rêve dans lequel il se tenait au lever du soleil, en compagnie de Thismet, au bord d’un lac ravissant aux eaux nacrées, admirant paisiblement un ciel strié de traînées rose et émeraude, quand la brune fille de Simbilon Khayf, surgissant à leurs côtés, poussait Thismet – qui n’émit pas un son et n’offrit aucune résistance – dans le lac où elle disparut sans laisser la moindre trace. Cette fois, Prestimion se réveilla en poussant un cri déchirant ; Septach Melayn, qui occupait le lit voisin dans l’hostellerie où ils passaient la nuit, le saisit par les avant-bras et ne relâcha son étreinte que lorsqu’il fut calmé.
Il ne put retrouver le sommeil cette nuit-là à Minimool. De loin en loin, un frisson d’angoisse parcourait son corps ; à un moment, juste avant le lever du jour, il eut le sentiment que la folie générale, dans sa terrible contagion, le frappait à son tour et s’emparait de son être. Il parvint à chasser ces pensées. Jamais il ne se laisserait atteindre par ce mal, quelle qu’en soit la nature. Mais le peuple ! Le monde !
— Je pense en avoir assez vu, déclara Prestimion le lendemain matin. Nous rentrons au Château.
Bien des choses, à l’évidence, allaient de travers dans la vie de tous les jours de la population. Dès son retour, Prestimion donna des instructions pour accélérer les préparatifs de sa visite officielle dans les cités du Mont. Plus d’expéditions en tapinois, plus de fausses barbes ni de vêtements miteux. C’est en grand appareil que le Coronal lord Prestimion se rendrait dans six ou sept des Cinquante Cités, choisies parmi les plus importantes, pour s’entretenir avec les ducs, les comtes et les maires afin de prendre la mesure de la crise qui semblait s’étendre si rapidement sur la planète dès les premiers mois de son règne.
Mais d’abord, il convenait de trouver une solution, quelle qu’elle soit, au problème de la captivité prolongée de Dantirya Sambail.
Il se rendit chez le mage Maundigand-Klimd qui avait porté ses pénates de l’autre côté de la Cour Pinitor, dans l’appartement qui était celui de Korsibar avant qu’il s’empare du trône. Prestimion croyait trouver les lieux croulant sous la panoplie ésotérique d’un sorcier, cartes astrologiques aux murs, piles d’énigmatiques ouvrages reliés cuir remplis d’évocations magiques, mystérieux instruments du genre de ceux qu’il avait vus chez Gominik Halvor, le maître en sorcellerie auprès de qui, pendant son séjour à Triggoin, il s’était initié aux arts occultes : phalangaria et ambivials, hexaphores et ammatepilas, sphères armillaires, astrolabes et alambics.
Mais il n’y avait rien de tout cela. Prestimion ne vit que quelques petits objets d’aspect peu important disposés au petit bonheur sur la tablette supérieure d’une étagère en bois brut qui ne contenait rien d’autre. Leur utilité lui était inconnue ; peut-être s’agissait-il de machines à calculer ou d’appareils ayant une simple fonction arithmétique, pas très différents de ceux que Prestimion avait prétendu vouloir commercialiser chez le banquier Simbilon Khayf. Ou encore de ces petits instruments de géomancie qu’il avait vus sur les étals du marché de minuit de Bambifale, le soir où il avait fait la connaissance de Maundigand-Klimd et que le Su-Suheris avait qualifié avec mépris d’inutiles et sans valeur. Prestimion décida que c’était peu vraisemblable. Mais il fut surpris par tant d’austérité.
Maundigand-Klimd avait meublé l’appartement d’une manière spartiate. Dans la pièce principale Prestimion vit un de ces filets suspendus que les Su-Suheris utilisaient comme lit, deux sièges destinés aux visiteurs humains et une petite table sur laquelle étaient disséminés une poignée de livres et quelques brochures apparemment peu importantes. Il semblait y avoir peu de chose, voire rien dans les autres pièces ; les vieux murs de pierre étaient dépourvus de tout ornement. L’impression qui se dégageait de l’appartement était celle d’un lieu stérile, à donner le frisson.
— Ce voyage a été de nature à vous troubler, dit aussitôt le mage.
— Vous voyez cela, n’est-ce pas ?
— Il n’est pas besoin d’être un maître des arts divinatoires pour le voir, monseigneur.
— Est-ce donc si apparent ? fit Prestimion avec un pauvre sourire. Oui, je suppose. J’ai vu des choses que j’aurais préféré ne pas voir et fait des rêves que j’aurais préféré ne pas faire. C’est exactement ce que l’on m’avait dit, Maundigand-Klimd : la folie est là. Bien plus répandue que je ne l’avais imaginé.
Pour toute réponse, le Su-Suheris lui adressa un double hochement de tête déconcertant.
— Il y a des gens qui marchent dans la rue comme des somnambules, qui rient tout seuls, qui pleurent ou qui crient. Un parent du comte Fisiolo de Stee se fait passer pour lord Prestimion et envoie par le fond, quand l’envie lui en prend, les bateaux qui ont le malheur de croiser sa route sur la rivière. À Hoikmar…
Il avait sur lui les trois pièces que le mendiant lui avait glissées dans la main en le quittant ; il les posa devant Maundigand-Klimd.
— Je les tiens d’un pauvre vieux fou qui tenait absolument à nous vendre contre quelques couronnes une cassette bourrée de bons royaux d’argent. Regardez bien, Maundigand-Klimd : ces pièces ont plusieurs milliers d’années. Voici lord Sirruth, lord Guadeloom et ici…
Le Su-Suheris aligna soigneusement les trois pièces dans la paume livide de sa main décharnée. Sa tête gauche tourna vers Prestimion un regard perplexe.
— Avez-vous acheté tout le contenu de cette cassette, monseigneur ?
— Jamais je n’aurais fait cela. Mais nous lui avons donné un peu d’argent, par charité ; en échange, avant de partir, il m’a forcé à prendre ces pièces.
— Je pense qu’il n’était pas aussi fou que vous le croyez. Et vous avez bien fait de ne pas accepter sa proposition. Ces pièces sont fausses.
— Fausses ?
Maundigand-Klimd plaça une main au-dessus de l’autre, les pièces entre les deux et resta un moment sans bouger.
— Je sens la vibration de leurs atomes, déclara-t-il. Elles ont un noyau de bronze recouvert d’une fine couche d’argent. Il serait facile de gratter avec l’ongle pour atteindre le bronze. Vous paraît-il vraisemblable que les pièces de dix royaux de lord Sirruth aient été en bronze ? Les fous qui errent par le monde sont légion, monseigneur, poursuivit le Su-Suheris en rendant les pièces à Prestimion, mais votre pauvre vieil homme d’Hoikmar n’en fait pas partie. C’est un vulgaire escroc.
— Je trouve cela rassurant, fit Prestimion en s’efforçant de prendre un ton détaché. Il y en a au moins un qui n’a pas perdu la tête !… Mais d’où peut bien venir cette épidémie de folie ? D’après Septach Melayn, elle pourrait être liée à l’oblitération universelle. Il y aurait un vide dans les esprits, là où se trouvaient les souvenirs de la guerre, et il se passe d’étranges choses quand un vide se crée.
— Cette théorie n’est pas dépourvue de bon sens, monseigneur. Un jour, il y a quelques mois de cela, j’ai senti ce que j’ai pris pour une sorte de vide pénétrer en moi, mais je n’avais pas la moindre idée de sa cause. Au moment où cela s’est produit, j’ai eu la force de résister à ses effets. D’autres, à l’évidence, n’ont pas eu cette chance.
Un sentiment de honte et de culpabilité étreignit l’âme de Prestimion quand il entendit les paroles du sorcier Su-Suheris. Était-ce possible ? La planète entière allait-elle être contaminée par la folie à cause de sa décision impulsive sur le champ de bataille de Thegomar Edge ?
Non, se dit-il. Non. Non. Non. La théorie de Septach Melayn est erronée. Ce sont des cas isolés, fortuits. Au sein d’une population comprenant des milliards et des milliards d’habitants, il y aura toujours un certain nombre de fous. C’est pure coïncidence si des exemples aussi nombreux sont portés à notre attention en ce moment.
— Quoi qu’il en soit, fit Prestimion en chassant la gêne qui l’habitait, nous essaierons un autre jour de découvrir ce qu’il en est véritablement. D’ici là, je vais de nouveau quitter le Château, plusieurs semaines ou plusieurs mois, pour me rendre en visite officielle dans quelques-unes des cités du Mont. Je tiens à régler avant mon départ le problème en instance de Dantirya Sambail.
— Que souhaitez-vous faire, monseigneur ?
— Vous avez émis l’idée il n’y a guère de lui rendre ses souvenirs de la guerre civile. Une telle opération est-elle réalisable ?
— Tout un chacun peut être délivré d’un sortilège par son auteur.
— Il a été accompli par Heszmon Gorse, de Triggoin, et son père, Gominik Halvor. Mais ils sont repartis dans le nord et ne pourraient être de retour avant plusieurs semaines, si je les convoque aujourd’hui. En tout état de cause, ils n’ont plus eux-mêmes la moindre idée de ce que je leur ai demandé de faire.
Une expression de surprise passa sur les visages du Su-Suheris.
— Vraiment, monseigneur ?
— L’oblitération fut totale, Maundigand-Klimd. Seuls Septach Melayn, Gialaurys et moi en avons été exceptés. Et depuis ce jour, vous êtes le seul à qui a été révélé ce qui s’est passé.
— Ah !
— Je ne tiens pas à mettre ce secret en possession de quiconque, pas même de Gominik Halvor ni de son fils. Dantirya Sambail a été le principal instigateur de l’usurpation ; pour cela, il doit être châtié, mais il est mal de châtier un homme pour quelque chose qu’il ignore avoir commis. Je veux voir chez lui, avant de prononcer la sentence, ne fût-ce qu’une trace de remords. Ou au moins la conscience qu’il mérite la peine que j’ai l’intention de lui infliger. Répondez-moi, Maundigand-Klimd : pourriez-vous supprimer chez lui les effets de l’oblitération ?
Le Su-Suheris prit son temps avant de répondre.
— Très probablement, monseigneur.
— Vous avez hésité. Pourquoi ?
— Je réfléchissais aux conséquences que cela impliquerait et j’ai vu… disons, certaines ambiguïtés.
— Soyez plus clair, Maundigand-Klimd, fit Prestimion en lui lançant un regard perplexe.
— Savez-vous, monseigneur, comment je lis l’avenir ? reprit le mage après un nouveau silence.
— Comment pourrais-je le savoir ?
— Permettez-moi de vous expliquer.
Le Su-Suheris porta la main droite à son front droit d’abord, à l’autre ensuite.
— Seule parmi toutes les espèces intelligentes de l’univers connu, ma race possède un double esprit. Pas une double identité, malgré notre coutume de porter chacun deux noms ; simplement un double esprit. Une personne répartie en deux cerveaux. Je peux parler avec l’une ou l’autre bouche, à mon gré ; je peux tourner la tête de mon choix pour observer quelque chose. Je n’en suis pas moins une seule et unique personne. Chacun des cerveaux a la capacité de développer une pensée propre, mais ils sont aussi capables de s’unir pour fonctionner ensemble.
— Vraiment ? fit Prestimion qui ne comprenait pas grand-chose et ne savait absolument pas où le Su-Suheris voulait en venir.
— Croyez-vous, monseigneur, que notre pouvoir de prédire ce qui sera est dû à des pratiques telles que faire brûler de l’encens, psalmodier des incantations, invoquer les démons et les puissances occultes ? Pas le moins du monde. Ce n’est pas ainsi que nous procédons. Certains, comme les géomanciens de Tidias, peuvent avoir recours à de telles méthodes, oui, avec leurs trépieds de bronze, leurs poudres colorées, leurs chants et leurs charmes. Pas nous.
Il passa une main aux doigts interminables devant ses deux visages.
— Nous établissons une relation entre nos deux esprits. Un tourbillon, si vous préférez : un mouvement de rotation rapide qui permet aux forces neurales de fusionner en s’enroulant l’une autour de l’autre. Et à l’intérieur de ce tourbillon, nous sommes projetés en avant sur la rivière du temps. Nous avons des aperçus de ce qui est à venir.
— Auxquels vous pouvez vous fier ?
— En général, monseigneur.
Prestimion essaya d’imaginer ce que cela pouvait être.
— Vous entrevoyez des scènes réelles de l’avenir ? Des visages ? Vous entendez ce qu’ils disent ?
— Non, rien de tout cela, répondit Maundigand-Klimd. C’est beaucoup moins concret et précis, monseigneur. Il s’agit de phénomènes subjectifs, des impressions, des déductions, des sensations subtiles, des intuitions. Des aperçus de probabilités. Il m’est impossible de vous faire véritablement comprendre. C’est quelque chose qu’il faut ressentir et cela…
— … est impossible pour quelqu’un qui a une seule tête. Très bien, Maundigand-Klimd ; votre explication a au moins le mérite de paraître rationnelle. Vous n’ignorez pas que j’ai une propension au rationnel. Je ne me sens pas à l’aise avec la sorcellerie des incantations et des poudres aromatiques, et je ne pense pas le devenir un jour. Mais il y a une dimension scientifique, ou qui s’apparente à la science dans ce que vous dites. Une communion télépathique de vos deux esprits, un tourbillon temporel qui projette vos perceptions bien avant dans le temps ; c’est plus facile à accepter pour moi que le galimatias superstitieux des ammatepilas, des pentacles et des talismans en tout genre… Alors, dites-moi, Maundigand-Klimd : qu’augurez-vous de la restitution au Procurateur de ses souvenirs perdus ?
— Je vois un embranchement d’où partent une multitude de voies, répondit le Su-Suheris après une nouvelle hésitation.
— Je peux en dire autant, fit Prestimion. Ce que je veux savoir, c’est où elles mènent.
— Certaines à une réussite totale dans toutes vos entreprises. Certaines à des difficultés. D’autres à de graves difficultés. Il en est d’autres encore dont la destination demeure fort incertaine.
— Cela ne m’est pas d’un grand secours, Maundigand-Klimd.
— Certains sorciers disent à un prince ce qu’il a envie d’entendre. Je ne suis pas de ceux-là.
— Je comprends et je vous en suis reconnaissant.
Prestimion expulsa l’air de ses poumons en émettant un léger sifflement.
— Donnez-moi au moins une évaluation raisonnable des risques, reprit-il. Je ressens la nécessité morale de rendre ses souvenirs à Dantirya Sambail avant de prononcer une sentence contre lui. Trouvez-vous cela foncièrement dangereux ?
— Pas s’il reste emprisonné jusqu’à l’exécution de la sentence, monseigneur.
— Vous en êtes certain ?
— Cela ne fait aucun doute pour moi.
— Très bien ; cela me suffit. Allons lui rendre une petite visite dans les tunnels.
Le Procurateur était infiniment moins aimable qu’à l’occasion de son dernier entretien avec Prestimion. Les quelques semaines supplémentaires de réclusion avaient à l’évidence agi sur sa patience et son humeur : il n’y avait rien d’affable ni de jovial dans le regard de basilic qu’il lança à Prestimion à son arrivée. Et quand le Su-Suheris entra à son tour, un moment après le Coronal, en se courbant en deux pour passer sous la porte voûtée du cachot, Dantirya Sambail prit l’aspect d’un reptile venimeux.
Mais derrière la rage apparente, il semblait y avoir de la peur dans l’expression de ses yeux améthyste. Prestimion n’avait jamais vu la plus petite trace de désarroi sur les traits du Procurateur, un homme d’une assurance inébranlable, toujours maître de ses facultés. Mais la vue de Maundigand-Klimd semblait lui faire perdre la possession de lui-même.
— Qu’est-ce à dire, Prestimion ? lança-t-il avec aigreur. Pourquoi amenez-vous ce monstre à deux têtes dans mon antre ?
— Voilà des paroles injustes, cousin, répondit Prestimion. Je vous présente Maundigand-Klimd, grand mage de la cour, un être de science et de savoir. Il est venu restaurer votre mémoire et faire remonter pleinement à votre conscience certains actes dont le souvenir vous a été retiré.
— Ah ! rugit le Procurateur, les yeux étincelants de fureur. Vous reconnaissez donc que vous avez trafiqué mon cerveau ! Ce que vous avez nié, Prestimion, lors de votre première visite.
— Je ne l’ai pas nié ; je me suis abstenu de répondre quand vous m’en avez accusé. On s’est en effet livré à des manipulations que je déplore aujourd’hui, cousin. Je suis venu m’assurer que ce tort est réparé. Nous commencerons sans tarder… Comment allez-vous procéder, Maundigand-Klimd ?
L’effet conjugué de la rage et de la terreur empourpra et boursoufla la face de Dantirya Sambail. Ses grosses narines évasées se dilatèrent comme des abîmes, ses yeux se réduisirent à des fentes, occultant leur troublante beauté et ne laissant filtrer que la malveillance.
Il se ratatina contre le mur du cachot caverneux qui émettait ses pulsations vertes en faisant de petits gestes furieux de la main, comme pour défier le Su-Suheris de s’approcher. De sa gorge sortit un grondement étranglé.
Mais ce son affreux se mua soudain en un murmure tranquille, ses traits bouffis se détendirent, ses épaules massives s’affaissèrent et devinrent toutes molles.
Prestimion n’avait aucune idée de ce qui se passait entre les deux hommes, mais il semblait évident que quelque chose était en cours. Les têtes de Maundigand-Klimd se dressaient avec une inquiétante rigidité à l’extrémité de la longue colonne effilée de son cou. Les deux crânes fuselés donnaient l’impression de se toucher ou presque à leur sommet. Quelque chose d’invisible mais d’indiscutablement réel passait entre le Su-Suheris et Dantirya Sambail. Un terrible silence emplissait la salle souterraine, une tension quasi insupportable était perceptible.
Puis cette tension cessa : Maundigand-Klimd recula avec un bizarre hochement de ses deux têtes qui ressemblait beaucoup à de la satisfaction.
Dantirya Sambail paraissait sonné.
Il fit quelques pas vacillants le long du mur et se laissa tomber dans un siège où il resta prostré un moment, la tête dans les mains. Mais rapidement la formidable énergie qui l’habitait reprit le dessus. Il leva la tête ; l’expression de force démoniaque revint petit à petit sur son visage ; il adressa à Prestimion un sourire féroce, le signe manifeste qu’il était redevenu lui-même.
— Il s’en est fallu de peu, je vois, ce jour-là, à Thegomar Edge. Si j’avais mieux visé avec cette hache, je serais Coronal aujourd’hui au lieu d’être emprisonné dans vos tunnels.
— Le Divin m’a guidé en cette occasion, cousin. Vous n’étiez pas destiné à devenir Coronal.
— Et vous, Prestimion ?
— Lord Confalume, au moins, le pensait. Des milliers d’hommes de qualité ont péri pour soutenir son choix. Ils seraient encore en vie aujourd’hui sans vos scélératesses.
— Suis-je donc un scélérat ? Si tel est le cas, il en va de même pour Korsibar et son mage Sanibak-Thastimoon. Sans parler de votre amie, la princesse Thismet.
— La dame Thismet a vécu assez longtemps pour comprendre qu’elle s’était fourvoyée et a amplement fait la preuve de son repentir, répliqua sèchement Prestimion. Sanibak-Thastimoon a reçu son châtiment sur le champ de bataille, des mains de Septach Melayn. Quant à Korsibar, il était sa dupe ; de toute façon, il a quitté ce monde. De tous les instigateurs de l’insurrection, cousin, vous êtes le seul à pouvoir réfléchir à la stupidité, à la vilenie, au gâchis honteux de votre infâme entreprise. Faites-le maintenant : l’occasion vous en est donnée.
— La stupidité, Prestimion ? La vilenie ? Le gâchis ?
Dantirya Sambail partit d’un gros rire bruyant.
— La stupidité fut vôtre et quelle stupidité ! Pour la vilenie et le gâchis, vous n’avez à vous en prendre qu’à vous-même ; je n’y suis pour rien. Vous parlez d’insurrection ? Vous vous en êtes rendu coupable, pas Korsibar. C’était Korsibar le Coronal ! Il avait été sacré dans ce Château ; il occupait le trône ! Mais vous avez délibérément choisi, vous et vos deux acolytes, de déclencher une rébellion qui a coûté la vie à tant d’hommes qu’on ne saurait les compter !
— Vous le croyez sincèrement ?
— Je ne dis rien d’autre que la vérité.
— Je ne veux pas aborder la question de la légitimité, Dantirya Sambail. Vous savez aussi bien que moi que le fils d’un Coronal ne succède pas à son père. Korsibar s’est emparé du trône à votre instigation et Sanibak-Thastimoon a usé de ses pouvoirs pour mettre Confalume en état d’hypnose et lui faire accepter la situation.
— Il eût été préférable, Prestimion, que vous laissiez les choses en l’état. Korsibar était un imbécile, mais il n’aimait pas la complication et aurait dirigé les affaires publiques comme il convient ou du moins aurait laissé ceux qui savent le faire les diriger comme il convient, sans leur mettre de bâtons dans les roues. Alors que vous, résolu à mettre votre empreinte sur la moindre petite chose, résolu à votre manière pathétique et puérile à devenir un Grand Coronal Qui Restera Dans l’Histoire, vous ne réussirez qu’à précipiter la planète dans le désastre et la ruine en cherchant systématiquement à…
— Suffit, coupa Prestimion. Je comprends parfaitement comment vous auriez aimé que la planète soit dirigée. Et j’ai consacré plusieurs années éprouvantes de ma vie à m’assurer qu’il n’en irait pas ainsi. Vous n’avez pas le moindre remords, n’est-ce pas, Dantirya Sambail ?
— Du remords ? De quoi ?
— Très bien. Vous venez de vous condamner vous-même. Je vous déclare en conséquence coupable de haute trahison et vous condamne…
— Coupable ? Est-ce là votre idée d’un procès ? Où est mon accusateur ? Qui assure ma défense ? Y a-t-il un jury ?
— Je suis votre accusateur. Vous avez choisi de ne pas vous défendre et personne d’autre ne le fera. Nous n’avons pas besoin d’un jury, mais, si vous y tenez, je peux faire venir Septach Melayn et Gialaurys.
— Très amusant. Et qu’envisagez-vous, Prestimion : de me faire trancher la tête sur la place Dizimaule, devant un grand concours de peuple ? À n’en pas douter, cela vous fera entrer dans l’Histoire ! Une exécution publique, la première en… combien ? Dix mille ans ? Suivie, naturellement, par une guerre civile, quand toute la population courroucée de Zimroel se dressera contre le Coronal tyrannique qui a osé mettre à mort le Procurateur légitime de Ni-moya pour des raisons qu’il sera totalement incapable d’expliquer.
— Je devrais vous mettre à mort, en effet, et au diable les conséquences ! Mais ce n’est pas mon intention ; je n’ai pas en moi la barbarie nécessaire. Je vous pardonne les crimes capitaux dont vous êtes coupable, Dantirya Sambail, poursuivit Prestimion, le regard perçant. Mais vous serez déchu de votre titre de Procurateur et privé jusqu’à la fin de vos jours de toute autorité au-delà des limites de votre propre domaine, même si je vous laisse vos terres et votre fortune.
— C’est très généreux à vous, Prestimion, fit Dantirya Sambail en le regardant à travers ses paupières mi-closes.
— Ce n’est pas tout, cousin. Votre âme est un cloaque de pensées ignobles. Cela doit changer et cela changera avant que je vous permette de quitter le Château et de regagner l’autre continent… Croyez-vous, Maundigand-Klimd, qu’il soit possible d’agir sur l’esprit de cet homme afin de faire de lui un citoyen plus aimable ? De le débarrasser de la colère, de l’envie et de la haine qui sont en lui comme je viens de le déposséder de sa charge et de son pouvoir, pour faire de lui une personne convenable ?
— Pour l’amour du Divin, Prestimion ! rugit Dantirya Sambail. Je préférerais qu’on me tranche la tête !
— Je vous crois volontiers. Vous ne vous reconnaîtrez pas quand tout votre venin vous aura été retiré. Qu’en pensez-vous, Maundigand-Klimd ? Est-ce possible ?
— Oui, monseigneur, je crois que c’est possible.
— Bien. Mettez-vous à l’œuvre, aussi vite que possible. Effacez les souvenirs de la guerre civile que vous venez de lui rendre, maintenant qu’il a vu que ce qu’il a fait mérite la sentence que je viens de prononcer – faites-le tout de suite, sans perdre un moment – puis faites ce qu’il faudra pour le rendre apte à vivre dans une société civilisée. Je vais partir très bientôt, vous le savez, pour me rendre à Peritole, à Strave et dans quelques autres cités du Mont. Je veux que cet homme soit rendu inoffensif et que ce soit fait sans tarder. À mon retour, Dantirya Sambail, nous aurons une nouvelle conversation et si je décide à ce moment-là que je peux prendre le risque de vous rendre la liberté, eh bien, vous serez libre ! N’est-ce pas généreux, cousin ? N’est-ce pas clément ? N’est-ce pas charitable ?
Ce n’était pas un Grand Périple, pas au sens strict du terme, car cela eût impliqué qu’il se montre dans les régions les plus reculées du royaume, non seulement les cités d’Alhanroel, mais celles des autres continents, des lieux qu’il ne connaissait que d’une manière très vague : Pidruid, Narabal et Til-omon sur la côte la plus éloignée de Zimroel, Tolaghai et Natu Gorvinu, au moins, sur le continent aride de Suvrael. Un voyage qui durerait plusieurs années. Son règne avait commencé depuis trop peu de temps pour qu’il s’autorise une absence prolongée du Château.
Non, pas un Grand Périple, juste une visite d’État dans une poignée de cités voisines. Mais le cortège n’en était pas moins imposant. Le Coronal sortit par la porte Dizimaule et s’engagea sur la route de Grand Calintane à bord du premier d’une longue file de luxueux flotteurs royaux, accompagné par ses frères Abrigant et Teotas, et la moitié des hauts fonctionnaires de la nouvelle administration, le Grand Amiral Gialaurys, les Conseillers Navigorn d’Hoikmar, Belditan le jeune de Gimkandale, Yegan de Low Morpin, Dembitave, le duc de Tidias, le parent de Septach Melayn et bien d’autres encore. Septach Melayn était resté au Château pour exercer la régence : il avait semblé plus sage de ne pas laisser ce lieu privé de toutes ses figures de premier plan, même pour les quelques semaines que devait durer le voyage.
L’idée de Prestimion était de faire une étape dans une des cités de chacun des cinq anneaux du Mont. Les maires des cités qui devaient l’accueillir avaient naturellement été prévenus depuis des semaines ; ils avaient pris toutes les dispositions pour assumer la lourde et follement coûteuse responsabilité de l’hébergement et des festivités pour le Coronal et son entourage.
Muldemar était la halte choisie parmi les Cités Hautes : la ville natale de Prestimion, où il pourrait dormir encore une fois dans la magnifique propriété familiale, chasser le sigimoin et le bilantoon dans sa propre réserve, serrer dans ses bras les loyaux domestiques au service de sa famille depuis trois générations et accepter l’hommage des bonnes gens de la cité pour qui il n’était pas seulement le Coronal, mais leur prince et leur ami. Il interrogea discrètement les régisseurs et les majordomes pour savoir s’il y avait eu récemment des problèmes au sein du personnel ; on lui répondit qu’il s’était en effet passé des choses bizarres, que certains employés s’étaient plaints d’oublier des choses sans importance ou moins insignifiantes et qu’il y avait même eu quelques cas plus graves de confusion profonde et de sentiment de détresse frôlant… la folie, en quelque sorte. Mais on assura Prestimion que ces crises étaient passagères et qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter outre mesure.
L’étape suivante était Peritole, une des Cités Intérieures, où sept millions d’habitants vivaient dans un splendide isolement au milieu d’un des paysages les plus spectaculaires des sommets du Mont. Des chaînons de montagne d’une beauté sauvage, d’étranges cônes pourpres se dressant à une grande hauteur au-dessus de plateaux caillouteux gris-vert et par-dessus tout les magnifiques degrés de pierre naturels du col de Peritole qui donnait accès aux étendues immenses de la partie centrale de la gigantesque montagne. À Peritole aussi on porta à la connaissance de Prestimion plusieurs cas de dépression et de confusion mentale, mais ceux qui racontaient ces histoires en atténuaient aussitôt la portée et exhortaient le Coronal à goûter un autre plateau des viandes fumées et épicées qui étaient la spécialité de la ville.
Encore plus bas, Strave, une des Cités Tutélaires, d’une exubérance architecturale hors du commun, où pas une seule construction ne ressemblait ni de près ni de loin à une autre, avec ses grands palais qui se défiaient dans une glorieuse surabondance d’ornements, sa profusion de tours, de pavillons et de belvédères, de flèches et de beffrois, de coupoles, de rotondes et de portiques poussant de tous côtés comme des champignons géants. La cité venait de sortir d’une période de deuil officiel décrété à la mort du comte Alexid de Strave, qui, à ce que l’on disait, avait succombé à une attaque. Le nouveau comte, Verligar, le fils d’Alexid, à peine sorti de l’enfance, était visiblement intimidé par la présence du Coronal à ses côtés. Mais il l’assura gracieusement de sa loyauté. Ce fut un moment éprouvant pour Prestimion qui savait que son ancien ami et compagnon de chasse, le comte Alexid, n’était pas mort d’une faiblesse de la chair mais par l’épée de Septach Melayn, au cours de la bataille de la plaine d’Arkilon, dans les premiers temps de l’insurrection.
Il y avait eu à Strave aussi, semblait-il, plusieurs cas de troubles mentaux, mais ni le comte Verligar ni personne de son entourage ne semblait vouloir s’appesantir sur le sujet qui, comme à Muldemar, semblait être une source de gêne.
Quand les festivités prirent fin à Strave, le Coronal et sa suite reprirent la route vers la halte suivante. C’était Minimool, la ville aux murs blancs, une autre des Cités Tutélaires, où ils passèrent quelques jours avant d’entreprendre un trajet de plus de cent kilomètres sur les flancs moins pentus du Mont, qui les mena dans la Cité Libre de Gimkandale, puis, après cent cinquante autres kilomètres de routes en lacet sur la base titanesque de la montagne, ils arrivèrent à la dernière étape de ce petit périple, Normork la plus ancienne sauf une des Cités des Pentes.
— La ville est lourde et oppressante, murmura Gialaurys à Prestimion au moment où leur flotteur franchissait la porte d’une discrétion insolite qui constituait l’unique ouverture dans le gigantesque mur de pierre noire entourant Normork. Je la sens déjà qui pèse sur moi et nous sommes à peine entrés !
Penché par la portière de son flotteur, saluant de la main et souriant à la foule qui se pressait sur les bas-côtés, Prestimion éprouva la même sensation. Normork s’accrochait aux dents noires de la chaîne connue sous le nom de Crête de Normork comme un animal traqué s’accroche à un perchoir qu’il sait être hors de portée de ses ennemis. Le grand mur noir qui protégeait la cité – contre quoi ? se demanda Prestimion – était totalement hors de proportion avec les tours de pierre grise se dressant derrière, un ouvrage défensif extravagant dont les dimensions étaient impossibles à justifier d’une manière rationnelle. Et cette unique et minuscule porte… Quelle étrange manière de se présenter ! N’était-ce pas Majipoor, où la population entière vivait dans la paix et l’harmonie ? Pourquoi se cacher piteusement comme des souris apeurées en se repliant sur soi-même ?
Mais il était le Coronal de toute la planète, des cités les plus bizarres comme des plus belles et il ne lui appartenait pas de désapprouver la manière dont telle ou telle ville choisissait de s’offrir aux regards du reste du monde. Il gratifia donc la population de Normork de sourires éblouissants et de saluts enthousiastes, il rendit les symboles de la constellation qu’elle lui adressait, montrant par toute son attitude à quel point il se réjouissait d’entrer dans cette magnifique cité.
— Souris ! souffla-t-il à Gialaurys. Montre que tu es heureux ! Les gens qui demeurent ici aiment profondément leur ville, Gialaurys, et nous ne sommes pas venus en juges !
— Ils l’aiment, crois-tu ? Je préférerais embrasser un dragon de mer !
— Fais comme si tu étais à Piliplok.
Il y avait quelque chose de sournois dans le conseil de Prestimion : la cité natale de Gialaurys, la morne Piliplok où pas une seule rue ne déviait d’un centimètre du plan rigoureux tracé mille ans plus tôt, était elle-même le plus souvent considérée comme un endroit sinistre et déprimant par ceux qui n’y avaient pas vu le jour. Mais le trait d’ironie de Prestimion glissa sur le Grand Amiral, comme c’était souvent le cas, et Gialaurys, à sa manière zélée, plaquant sur son visage ce qu’il espérait être un sourire rayonnant, passa de son côté la tête par la vitre du flotteur pour montrer au bon peuple de Normork qu’il avait grand plaisir à contempler cette belle cité.
Une lumière dorée emplissait l’air et faisait joliment chatoyer les blocs de pierre grise qui avaient servi à construire les bâtiments de Normork. Quand on est à l’intérieur du mur d’enceinte, se dit Prestimion, la cité n’est pas dépourvue d’un certain charme, un peu austère.
Il n’y avait pourtant rien de charmant dans le palais-forteresse des comtes de Normork, une masse solide de pierre ramassée dans une échancrure du mur comme un grand prédateur s’apprêtant à bondir sur la cité qu’il surplombait. L’esplanade du palais était noire de monde ; les habitants s’y pressaient par milliers, sans compter les milliers d’autres dans les petites rues voisines. « Prestimion ! criaient-ils. Prestimion ! Lord Prestimion ! » Du moins le supposait-il ; au milieu du tohu-bohu les acclamations se répercutaient sur les façades de pierre et ne lui parvenaient que sous la forme d’un grand roulement sourd et cadencé.
Le comte Meglis, un nouveau – Prestimion ne le connaissait pas bien –, un parent éloigné d’Iram qui avait péri au cours de la guerre civile et à qui il avait succédé, s’avança à sa rencontre. Le teint bistré, large et courtaud, ramassé comme le palais dont il venait d’hériter, Meglis avait des yeux déplaisants, injectés de sang et un espace d’une étonnante largeur entre les incisives centrales, aussi bien entre les dents du haut que celles du bas. Il y avait quelque chose dans cette puissante carrure et la manière dont il était solidement planté sur ses jambes qui rappela désagréablement Dantirya Sambail à Prestimion. Il eût été infiniment plus plaisant d’être accueilli par le comte Iram, ce bon rouquin qui avait été un remarquable conducteur de chariot et un archer d’une grande adresse.
Mais Iram était mort au service de Korsibar ainsi que son jeune frère, l’agile Lamiran, et le comte Meglis lui fit un accueil assez chaleureux et apparemment sincère. Campé sur les premières marches de son palais, les bras ouverts, son large sourire découvrant ses dents écartées exprimait une joie profonde et sans réserve d’avoir pour hôte le Coronal de Majipoor.
Prestimion descendit de son flotteur, encadré par Gialaurys et Akbalik, l’officier de sa garde personnelle, le neveu aux yeux gris du prince Serithorn. Au grand étonnement de Prestimion, le comte Meglis ne bougea pas d’un centimètre. Le protocole exigeait que le comte vienne au-devant du Coronal, non l’inverse ; mais Meglis, toujours souriant, les bras toujours grands ouverts, restait où il était, à vingt ou trente pas, comme s’il attendait que Prestimion gravisse les marches du palais pour recevoir son étreinte.
Pourquoi l’imbécile qu’il était à l’évidence ne serait-il pas resté planté sur les marches ? Que pouvait savoir cet homme, si peu préparé à hériter le titre laissé vacant à la disparition prématurée d’Iram et de son frère, du protocole de la cour ? Mais on aurait dû le lui expliquer. Prestimion, qui n’était pourtant pas très à cheval sur les questions protocolaires, pouvait difficilement faire le premier mouvement et Meglis ne semblait toujours pas comprendre ce qu’on attendait de lui.
Chacun resta dans sa position ; l’attente se prolongea. Au moment où Prestimion commençait à se dire qu’ils ne sortiraient jamais de cette impasse, il se produisit un événement inattendu. « Monseigneur ! Monseigneur ! » cria une voix aiguë dans la foule. Prestimion tourna la tête et vit une jeune femme – une jeune fille plutôt ; elle avait quinze ans, seize au plus – se détacher du premier rang et s’avancer dans sa direction avec un bouquet de fleurs, halatingas rouge et or, morigoins jaune vif, treymonions d’un vert profond et bien d’autres dont il ignorait le nom entrelacées de la manière la plus exquise.
Les gardes se dirigèrent aussitôt vers elle pour lui couper la route. Mais sa hardiesse amusa Prestimion ; il hocha la tête en lui faisant signe d’approcher. Comme ce lourdaud de comte Meglis restait stupidement planté sur les marches avec son grand sourire et ses bras écartés, et qu’il ne semblait pas décidé à bouger, Prestimion se dit que, dans cette situation embarrassante, accepter les fleurs magnifiques de la main de la ravissante jeune fille serait agréable et divertissant.
Elle était vraiment séduisante : grande et mince – un peu plus grande que lui –, avec une masse de cheveux bouclés d’un roux doré encadrant son visage et des yeux gris-violet étincelants. Son expression était un mélange charmant de crainte et de respect, d’ardeur et – oui – d’amour. Il n’y avait pas d’autre mot. Jamais il n’avait vu dans les yeux de quiconque une telle adoration sans partage, jamais.
Elle lui tendit le bouquet d’une main tremblante.
— Elles sont merveilleuses, fit Prestimion en prenant les fleurs. Je les garderai ce soir près de mon lit.
La jeune fille s’empourpra violemment, forma hâtivement le symbole de la constellation et commença à reculer, mais Prestimion, fasciné par cette beauté sauvage et innocente, n’entendait pas la laisser partir si vite. Il fit deux ou trois pas vers elle.
— Quel est ton nom ?
— Sithelle, monseigneur.
Sa voix était rauque de terreur ; les sons avaient du mal à sortir.
— Sithelle. C’est un joli nom. Tu vis ici, à Normork ? Vas-tu encore à l’école ?
Elle commença à donner une réponse. Mais Prestimion n’entendit pas un mot de ce qu’elle disait, car, au même moment, le chaos se fit autour de lui. De la multitude entassée sur l’esplanade surgit une seconde personne, un barbu décharné, au regard halluciné qui s’avança en hurlant à tue-tête des paroles inintelligibles. Il brandissait au bout de son bras droit une faucille dont la lame affilée jetait des éclairs. Il n’était séparé de Prestimion que par la jeune fille. Au moment où l’homme se précipitait vers eux, elle se retourna instinctivement, attirée par le tapage, et faillit heurter l’exalté.
— Attention ! s’écria Prestimion.
Elle n’avait aucune chance. Sans hésiter, sans même réfléchir ou presque, le dément frappa d’un ample mouvement nerveux du bras, comme s’il avait simplement cherché à écarter la jeune fille de son chemin. Elle tomba sur le côté et s’affaissa sur le sol, les jambes agitées de mouvements convulsifs, les mains désespérément serrées sur sa gorge. Avec la netteté d’une intensité particulière qui caractérise ces moments, Prestimion vit un flot de sang couler entre les doigts crispés.
L’instant d’après, le dément se dressa devant lui, brandissant sa faucille à la lame rougie. Gialaurys et Akbalik, qui venaient de prendre conscience de ce qui se passait, se ruèrent sur lui. Mais ils ne furent pas les premiers à arriver. Un jeune homme solidement charpenté avait surgi de la foule quelques secondes après l’homme à la faucille ; avec une rapidité stupéfiante, il rattrapa le dément, saisit son poignet droit et lui tordit violemment le bras en arrière. La faucille tomba, frappant le sol avec un petit bruit métallique et rebondit avant de s’immobiliser doucement. Pliant son bras libre, le jeune homme le passa autour du cou du dément et serra en exerçant un mouvement de torsion.
Il y eut un bruit sec, semblable au craquement d’une branche. Le corps de l’exalté devint flasque, la tête pendant mollement. Le jeune homme le repoussa avec mépris, comme une poupée dont on ne veut plus.
Il s’agenouilla aussitôt devant la jeune fille étendue dont toute la partie supérieure du corps était couverte d’un sang vermeil. Elle ne bougeait plus ; le jeune homme émit une plainte déchirante en examinant l’affreuse blessure. Pendant un moment, il parut accablé d’horreur et de chagrin. Puis, soulevant tendrement le jeune corps, il se releva et disparut dans la foule, son fardeau dans les bras.
La scène tragique n’avait pas duré plus de quelques secondes. Abasourdi, Prestimion s’efforça de recouvrer son calme.
Le visage dur, Akbalik se tenait au-dessus du corps inerte du fanatique, le clouant au sol de la pointe de son épée, comme s’il s’attendait que l’homme se relève et brandisse sa faucille. Les gardes se disposèrent en formation serrée autour du Coronal, le dissimulant à la vue des spectateurs ébahis. Gialaurys se dressa comme un mur devant Prestimion.
— Monseigneur ? lança-t-il, les yeux écarquillés. Tout va bien ?
Prestimion hocha la tête. Il était fortement secoué, mais la faucille ne l’avait jamais menacé. Il se retourna et gravit d’un pas vif les premiers degrés de l’escalier sur lequel Meglis attendait, pétrifié, la bouche grande ouverte comme un habbagog noyé. Le monarque et son entourage s’engouffrèrent dans le palais. Quelqu’un apporta une coupe de vin glacé que Prestimion vida goulûment. La vision de la jeune fille couverte de sang – frappée devant ses yeux, agonisante, déjà morte peut-être – restait gravée en traits de feu dans son esprit. Et l’énergumène aux hurlements sauvages, aux yeux hallucinés, avec sa lame étincelante ! Prestimion savait que si la jeune fille ne s’était pas trouvée par hasard devant lui, à ce moment-là, il serait probablement étendu, mort, sur l’esplanade du palais. Sa présence lui avait sauvé la vie, et celle du grand jeune homme qui avait désarmé son assaillant.
Comme il est étrange, se dit-il, d’être la cible d’une tentative d’assassinat ! Un Coronal avait-il jamais perdu la vie de cette manière ? Égorgé devant la foule en liesse par un fou brandissant un instrument tranchant ? Il en doutait : c’eût été contraire à la raison. Le Coronal était l’incarnation de la planète ; le tuer revenait à détruire un continent, à précipiter, si l’on voulait, Alhanroel au fond de la mer. L’usurpation du trône par Korsibar était quelque chose qu’il pouvait presque comprendre : la revendication d’un prince, aussi illégitime soit-elle, contre les droits d’un autre. Pas cela ; c’était nouveau, c’était de la démence : un vide dans l’âme d’un individu l’avait poussé à créer un vide dans la planète. Prestimion remercia le Divin que cet acte ait échoué. Pas seulement pour sa personne ; c’était trop évident pour s’y arrêter. Mais pour la planète. Majipoor ne pouvait laisser son Coronal se faire tuer dans la rue comme une bête à l’abattoir.
Prestimion se tourna vers Akbalik.
— Trouvez ce garçon et amenez-le-moi sur-le-champ. Et je veux des nouvelles de la jeune fille. Dans quel état est l’assassin, Gialaurys ?
— Il est mort, monseigneur.
— Par le Divin ! Je ne voulais pas qu’on le tue, Gialaurys ! Il fallait l’arrêter et l’interroger !
Akbalik, qui s’apprêtait à sortir, se retourna.
— Il n’y avait rien à faire, monseigneur. Il avait la nuque brisée ; j’étais penché sur un cadavre.
— Essayons au moins de découvrir qui il était. Si c’est l’acte isolé d’un dément ou bien s’il s’agit d’un complot.
Meglis se comporta comme un balourd, marmonnant des excuses imbéciles, implorant indistinctement la clémence du Coronal pour ce malheureux accident. Prestimion le jugea parfaitement méprisable. Une autre lourde conséquence de la terrible folie de Korsibar : la fine fleur de l’aristocratie de Majipoor avait péri à la guerre et trop de grands titres étaient passés entre les mains d’imbéciles ou d’enfants.
Akbalik revint au palais en fin d’après-midi. Il était accompagné du jeune homme qui avait sauvé la vie de Prestimion.
— Il s’appelle Dekkeret, monseigneur. La jeune fille était sa cousine.
— Était ?
— Elle est morte peu après, monseigneur, glissa le jeune homme d’une voix légèrement tremblante.
Très pâle, il semblait presque incapable d’affronter le regard de Prestimion. Il était à l’évidence écrasé de chagrin mais semblait parfaitement se dominer.
— C’est une perte terrible ; Sithelle était ma meilleure amie. Depuis plusieurs semaines, elle ne parlait que de votre visite, de sa folle envie de vous voir de près quand vous seriez là. Et de son désir d’être vue de vous, monseigneur. Je crois qu’elle était amoureuse de vous.
— Je le crois aussi, fit Prestimion.
Il considéra longuement le jeune homme, avec la plus grande attention. Il inspirait le respect. Prestimion savait depuis longtemps qu’il existe certains êtres dont les qualités sont immédiatement apparentes. C’était le cas pour ce Dekkeret : il ne faisait aucun doute que le jeune homme était intelligent et sensible, fort moralement et physiquement. Et, peut-être, ambitieux. Malgré le choc provoqué par la mort affreuse de sa ravissante cousine, il faisait bonne figure.
Une idée germa dans l’esprit de Prestimion.
— Quel âge as-tu, Dekkeret ?
— Dix-huit ans depuis Quatredi, monseigneur.
— Vas-tu encore à l’école ?
— Il me reste deux mois, monseigneur.
— Et après ?
— Je n’ai pas encore décidé, monseigneur. La fonction publique, peut-être. Au Château, si j’ai la chance de réussir, sinon un poste dans le Pontificat. Mon père est voyageur de commerce, il va de ville en ville, mais cette vie ne me tente pas… Et l’homme qui a tué ma cousine, monseigneur ? poursuivit-il, comme si le fait de parler de lui ne présentait pas un intérêt particulier. Que va-t-il advenir de lui ?
— Il est mort, Dekkeret. Tu lui as tordu le cou un peu trop fort, je le crains.
— Je ne connais pas toujours ma force, monseigneur. Est-ce très mal de l’avoir tué ?
— J’aurais assurément préféré avoir la possibilité de lui poser deux ou trois questions sur les raisons qui ont inspiré son comportement. Mais nul ne te reprochera de ne pas l’avoir traité dans le feu de l’action avec plus de délicatesse. Et il est bien que tu aies réagi avec autant de célérité… Es-tu sérieux quand tu parles d’une carrière au Château ?
Le rouge monta aux joues de Dekkeret.
— Oh ! monseigneur ! Oui, monseigneur ! Oui. Oui. Il n’est rien au monde que je désire plus que cela !
— Si tout pouvait être aussi facile à arranger, fit Prestimion avec un sourire bonhomme. Quand nous repartirons au Château, ajouta-t-il en se tournant vers Akbalik, il nous accompagnera. Prenez-le comme chevalier-novice et assurez-vous qu’il reçoive une formation accélérée. Prenez-le sous votre aile. Je vous le confie, Akbalik ; mettez-le sur les rails.
— Je prendrai soin de lui, monseigneur.
— Je compte sur vous. Qui sait ? Peut-être avons-nous trouvé aujourd’hui le prochain Coronal. Il s’est déjà produit des choses plus bizarres.
Dekkeret avait le visage cramoisi et battait rapidement des cils comme si l’accomplissement stupéfiant de ses rêves les plus fous lui avait fait monter aux yeux des larmes qu’il s’efforçait de contenir. Mais il parvint à conserver son sang-froid. Avec une grande dignité, il s’agenouilla devant Prestimion en formant d’un geste solennel le symbole de la constellation et le remercia d’une voix basse et mal assurée.
Prestimion lui demanda gentiment de se relever.
— Tu feras ton chemin parmi nous, je le sais… Et je suis profondément navré pour ta cousine. Il m’a suffi de la voir quelques instants pour savoir qu’elle devait être une jeune fille merveilleuse. Sa mort me hantera longtemps.
Ce n’étaient pas des paroles creuses. La fin atroce et inutile de la belle enfant avait réveillé chez Prestimion de pénibles souvenirs.
— Fais prévenir Meglis que le banquet de ce soir est annulé, dit-il à Gialaurys en se levant. Pour le cas où il ne l’aurait pas compris tout seul. Fais monter dans mes appartements un repas léger. Je ne veux voir personne ni parler à personne, est-ce bien compris ? Nous repartons demain matin pour le Château.
Le Coronal passa dans la solitude une triste soirée peuplée d’idées noires. La vision de la faucille à la lame étincelante et du sang coulant à flots ne le quittait pas. Le doux visage de la jeune fille aux yeux agrandis par l’adoration et la crainte ne cessait de tournoyer en se brouillant devant ses yeux pour prendre les traits si différents de Thismet. Son esprit tourmenté faisait apparaître les images funestes de la scène sanglante si souvent évoquée du marais de Beldak, en ces dernières heures de la bataille de Thegomar Edge, où le sorcier Sanibak-Thastimoon se dressait devant Thismet, le poignard à la main…
Il n’osait pas dormir, sachant quels rêves allaient lui échoir. Quelques livres avaient trouvé place dans ses bagages ; il en prit un au hasard et lut sur son lit bien avant dans la nuit. C’était Les Hauts du Mont du Château, l’épopée séculaire et surannée d’un passé révolu, qui abondait en récits de vaillants Coronals s’aventurant dans les coins les plus reculés et les plus périlleux de la planète. Il se plongea avec joie dans cette lecture. Avaient-ils réellement existé, ces antiques et glorieux héros, ou étaient-ils seulement sortis de l’imagination de l’auteur ? Et quelqu’un composerait-il un jour un poème épique sur lui, l’héroïque Prestimion au destin tragique, qui avait aimé et perdu la sœur de son ennemi avant de…
On frappa à la porte. Si tard ?
— Qui est-ce ? lança Prestimion sans se donner la peine de dissimuler son déplaisir. Que se passe-t-il ?
— Gialaurys, monseigneur.
— J’avais dit que je ne voulais pas de compagnie ce soir.
— Je sais, Prestimion. Mais il y a un message urgent de Septach Melayn. À remettre en main propre et qui demande une réponse immédiate. Je ne pouvais pas me permettre d’attendre demain matin.
— Très bien, soupira Prestimion.
Il ferma son livre et se leva.
La missive portait le sceau royal. Septach Melayn l’avait donc envoyée en sa qualité de régent. Urgente assurément : en relation, peut-être, avec l’attentat de l’après-midi. Il brisa prestement le cachet de cire rouge et déplia la lettre.
— Non…, murmura-t-il après l’avoir parcourue.
Il sentit à ses tempes les pulsations de son pouls ; il ferma les yeux.
— Par tous les démons de Triggoin, non !
— Monseigneur ?
— Tiens. Lis par toi-même.
Le message était bref. Même Gialaurys, suivant soigneusement le texte du bout d’un doigt, ne mit que quelques secondes à en saisir la signification. Quand il releva la tête, il avait le teint terreux.
— Dantirya Sambail s’est échappé du Château ? Mandralisca aussi ? Ils ont pris la route de Zimroel, s’il faut croire ce message, pour instaurer un gouvernement insurrectionnel. Mais c’est impossible, monseigneur !… Crois-tu que ce soit une plaisanterie de Septach Melayn, Prestimion ?
— Son sens de l’humour n’irait pas si loin, répondit Prestimion avec un pauvre sourire.
— Dantirya Sambail ! rugit Gialaurys en se mettant à faire les cent pas dans la chambre. Encore et toujours Dantirya Sambail !… Il y a de la trahison dans l’air, Prestimion. Si seulement nous en avions fini avec lui, sans hésiter, sur le champ de bataille, nous n’en serions pas là aujourd’hui…
— Si seulement, comme tu dis. Avec des si, on ferait beaucoup de choses. Cela n’apporte rien, Gialaurys.
Prestimion reprit la lettre et la considéra fixement. Il la lut et la relut, comme s’il espérait que la teneur du message finirait par se muer en quelque chose de moins terrifiant.
Mais pas un mot ne changeait. Et les paroles de Maundigand-Klimd, le jour où il avait interrogé le mage sur les conséquences possibles de la restitution à Dantirya Sambail de ses souvenirs perdus, résonnaient dans sa tête. « Je vois… certaines ambiguïtés. Un embranchement d’où partent une multitude de voies. »
Oui, se dit Prestimion. Une multitude de voies. Et il va me falloir les suivre toutes.