LE temps s’était réchauffé après la première neige. Il y avait du soleil, un peu de pluie, un vent venant du nord, un brin de gelée nocturne, un temps somme toute comparable à celui de la dernière phase lunaire d’automne. L’hiver n’était pas tellement différent de la saison précédente, et l’on avait de la peine à croire ce que disaient les annales des Années antérieures, où il était question de chutes de neige de trois mètres, de phases lunaires au cours desquelles la glace ne fondait jamais. Ce serait peut-être pour plus tard. Il fallait, pour lors, faire face aux Gaal…
Ils paraissaient ne guère se soucier de la guérilla conduite par Agat, qui pourtant leur avait infligé des pertes sévères par des attaques de flanc. Ils avaient traversé en force la Terre d’Askatévar, campé à l’est de la forêt, et ils donnaient alors, deux jours après leur arrivée, l’assaut à la Cité d’hiver, mais sans la détruire : il était clair qu’ils voulaient sauver des flammes les greniers et les troupeaux, voire les femmes. Ils ne massacraient que les hommes. Le bruit courait, et c’était peut-être exact, qu’ils allaient tenter d’y tenir garnison avec quelques-uns de leurs hommes. Lorsqu’au printemps les Gaal remonteraient vers le nord, ce serait en une marche victorieuse d’une ville à l’autre d’un grand empire.
Ce n’était pas dans le caractère des hilfes, pensait Agat tandis que, caché sous un énorme arbre abattu, il attendait que sa petite armée eût pris position pour livrer, elle aussi, assaut à Tévar. Cela faisait alors deux jours qu’il était en campagne, se battant et se cachant tour à tour. De l’embuscade où il était tombé dans les bois, il avait ramené une côte fracturée, et il en souffrait, si bien bandée fût-elle ; il souffrait aussi d’une blessure superficielle au cuir chevelu, infligée la veille par un Gaal au moyen d’un lance-pierres. Mais les blessures guérissent vite lorsqu’on est immunisé contre l’infection, et Agat ne s’en souciait guère ; il eût fallu, pour l’inquiéter, au moins une artère tranchée. Et s’il avait eu le dessous, dans la forêt, c’était pour avoir subi une commotion cérébrale. Pour le moment, il avait soif et était un peu raide, mais il se sentait l’esprit agréablement alerte durant ce bref repos forcé.
Non, pensait-il, les hilfes ne s’entendaient pas à faire des projets d’avenir. Ils n’avaient pas du temps et de l’espace cette conception linéaire et impérialiste propre à l’espèce humaine. Le temps n’était pour eux qu’une lanterne éclairant leur marche – un pas devant, un pas derrière, le reste étant plongé dans les ténèbres. Le temps, c’était ce jour, le seul jour d’hui dans l’Année immense. Ils n’avaient pas de vocabulaire historique ; ils ne connaissaient qu’aujourd’hui et le « tempassé ». Dans l’avenir ils ne voyaient pas plus loin que la saison prochaine. Ils ne dominaient pas le temps, ils étaient plongés dedans comme une lampe dans la nuit, comme un cœur dans un corps. De même pour l’espace : ce n’était pas pour eux une surface sur laquelle on trace des frontières, mais une Terre, un cœur, une réalité centrée sur le moi, sur le clan, sur la tribu. Cette Terre était entourée de zones qui devenaient plus claires ou plus sombres suivant qu’on s’en approchait ou qu’on s’en éloignait, évanescentes à la limite. Mais il n’y avait pas de lignes de démarcation. Organiser l’avenir, occuper en conquérants des zones d’espace et de temps, non ce n’était pas dans leur caractère. Et c’est pourtant ce qu’ils faisaient. Quelle explication en donner ? Mutation interne ou contagion ? Ces hilfes avaient pu subir l’influence des vieilles colonies nordiques qui avaient lancé chez eux des incursions, l’influence de l’Homme.
Ce serait bien la première fois, pensait Agat non sans amertume, qu’ils auraient appris de nous quelque chose. Si ça continue, ils nous passeront leurs rhumes. Et ça nous achèvera… comme nos idées peuvent très bien causer leur perte.
Cette amertume qu’il éprouvait contre les Tévariens, c’était un sentiment profond et presque entièrement inconscient : ils lui avaient fracassé la tête et les côtes, avaient rompu leur pacte, et il fallait maintenant qu’il assiste à leur massacre dans leur idiote petite ville de boue. Il s’était senti impuissant à lutter contre eux, et voilà qu’il était presque impuissant à lutter pour eux. Et cette impuissance, il ne la leur pardonnait pas.
À ce moment – tandis que Rolerie s’en retournait vers Landin derrière les troupeaux – il entendit un bruissement derrière lui, dans un creux rempli de feuilles séchées réduites en poussière. Le bruit avait à peine cessé que le lance-javelots d’Agat se trouva pointé vers le creux.
Les explosifs étaient interdits par la loi de l’Embargo culturel, sur quoi les exilés fondaient toute leur éthique. Mais certaines tribus, dans les combats des premières Années, avaient fait usage de lances et de traits empoisonnés. Dans ce domaine, les hommes de Landin avaient donc les mains libres, et leurs savants avaient mis au point des poisons efficaces qui figuraient encore dans l’arsenal du chasseur et du combattant. Ils pouvaient provoquer l’étourdissement, la paralysie, mais aussi la mort instantanée, et c’était le cas de celui dont disposait Agat : il lui fallait cinq secondes, quelques spasmes, pour détruire le système nerveux d’un animal de la taille d’un Gaal. Quant au mécanisme du lance-javelots, il était simple et ingénieux, permettant de faire mouche jusqu’à un peu plus de cinquante mètres. « Hors de là ! » cria Agat en direction du trou silencieux, grimaçant de ses lèvres encore enflées. Tout compte fait, il était prêt à tuer un hilfe de plus.
— Autreterre ?
Un hilfe sortit des buissons gris de branches mortes qui le cachaient, et se tint debout, bras ballants. C’était Oumaksuman.
— Merde ! dit Agat, abaissant son arme, mais pas complètement. Il fut agité un moment d’une crispation de violence réprimée.
— Autreterre, dit le Tévarien d’une voix rauque, dans la tente de mon père… nous étions amis.
— Et ensuite… dans les bois ?
Gris de faim et d’épuisement, ses cheveux blonds tout souillés, sa grande carcasse lourdement dressée, l’indigène restait immobile et coi.
— J’ai entendu ta voix parmi les autres. Si vous vouliez venger l’honneur de votre sœur, vous auriez pu le faire l’un après l’autre. Agat avait toujours le doigt sur la détente ; mais lorsque Oumaksuman répondit, son expression changea. Il n’avait pas escompté une réponse.
— Je n’étais pas de la bande. J’ai suivi les autres pour les empêcher de te tuer. Il y a cinq jours, j’ai tué Ukwet, mon neveu par le sang, qui était leur meneur. Depuis lors, je suis sur les collines.
Agat désarma son lance-javelots et détourna les yeux.
— Viens ici, dit-il au bout d’un moment. C’est alors seulement qu’ils se rendirent compte qu’ils étaient restés debout à se parler à haute voix au mépris des éclaireurs gaal dont le coin était infesté. Agat partit d’un long rire étouffé tandis que Oumaksuman se glissait avec lui sous le refuge du tronc d’arbre. « Ami ou ennemi, baste ! Qu’importe ? » dit-il. « Tiens. » Et il sortit de son havresac un quignon de pain qu’il tendit au hilfe. « Je suis marié avec Rolerie depuis trois jours. » Silencieusement, Oumaksuman prit le pain et le dévora ; il était visiblement affamé.
— Quand tu entendras siffler de la gauche, là-bas, nous allons tous nous élancer vers cette brèche, là, à l’angle du mur nord, et parcourir la ville pour recueillir autant de Tévariens que possible. Les Gaal nous cherchent du côté des marais, car c’est là que nous étions ce matin. Ce sera notre seule incursion dans la ville. Tu viens ?
Oumaksuman fit un signe de tête affirmatif.
— Tu es armé ?
Oumaksuman montra sa hache. Accroupis côte à côte, sans mot dire, ils regardaient les toits en flammes et les grappes humaines qui s’enchevêtraient et démarraient par à-coups dans les allées de la petite ville en ruine sur la colline qui leur faisait face. Le ciel était tendu d’un rideau gris qui faisait écran au soleil ; le vent était chargé d’une fumée âcre.
Un sifflement aigu retentit sur la gauche. Les collines bordant Tévar à l’ouest et au nord fourmillèrent soudain de silhouettes éparpillées qui, ramassées sur elles-mêmes, dévalèrent vers la combe, puis en remontèrent l’autre versant, franchirent en masse la brèche et pénétrèrent dans la ville, où tout n’était que ruines et confusion. En faisant leur jonction à la brèche, les hommes de Landin se groupèrent en équipes de cinq à vingt hommes, qui, sans jamais se désunir, attaquaient les Gaal avec des lance-javelots, des bolos et des couteaux, ou bien emmenaient avec eux vers la porte de la cité toutes les femmes et tous les enfants tévariens qu’ils trouvaient. Leur action était si rapide et si sûre qu’on eût dit qu’elle avait été préparée par une répétition ; les Gaal, occupés à mater les dernières résistances, furent pris au dépourvu.
Agat et Oumaksuman se tinrent les coudes, une grappe de huit ou dix hommes se joignit à eux et, après avoir traversé la « place-où-l’on-bat-pierres » et longé un étroit chemin en tunnel menant à une place plus petite, ils firent irruption dans une des grandes demeures familiales. L’un après l’autre, ils sautèrent dans l’escalier de terre. Il faisait sombre dans le souterrain, et des hommes à face blanche dont la chevelure en forme de corne s’ornait de plumes rouges entrelacées s’avancèrent en hurlant et en brandissant des haches pour défendre leur butin. Agat envoya son javelot droit dans la gueule ouverte de l’un d’entre eux ; et il vit Oumaksuman abattre un bras de Gaal d’un coup de hache comme on coupe une branche d’arbre. Puis le silence se fit. Des femmes étaient accroupies, muettes dans la pénombre. Un bébé n’en finissait pas de hurler. « Venez avec nous ! » cria Agat. Certaines femmes firent un mouvement vers lui, mais, à sa vue, s’arrêtèrent net.
Oumaksuman surgit à ses côtés dans la lueur pâle filtrant par l’entrée, un lourd chargement sur le dos. « Venez avec les enfants ! » rugit-il, et, reconnaissant sa voix, on lui obéit aussitôt. Agat rassembla les Tévariens dans l’escalier, disposant ses hommes en file pour les protéger. À son commandement, ils s’élancèrent de la demeure familiale en direction de la porte de la cité. Les Gaal ne firent rien pour les arrêter ; cette troupe étrange de femmes, d’enfants et d’hommes galopait sous la conduite d’Agat, qui, armé d’une hache de Gaal, protégeait Oumaksuman, lequel portait sur ses épaules un grand corps aux membres ballants, celui du vieux chef, son père Wold.
Ils sortirent de la ville, traversèrent, sur l’ancien campement des hilfes, un groupe de Gaal qui leur firent une haie punitive, et précédés et suivis d’autres petites troupes éparpillées de combattants réchappés de Landin, ils se réfugièrent dans les bois. Le raid sur Tévar n’avait pris en tout que cinq minutes.
La forêt n’était pas sûre. La route de Landin était parsemée d’éclaireurs et de soldats ennemis. Réfugiés et libérateurs se dispersèrent donc en éventail dans les bois en direction du sud, isolément ou par deux. Agat resta avec Oumaksuman, qui ne pouvait se défendre en raison de son chargement. Ils ne rencontrèrent pas d’ennemis, mais ce fut une marche pénible dans les broussailles de cette forêt qui s’ordonnait en nefs grisaillantes de cathédrale ou s’enflait de mamelons, mais où l’on se heurtait toujours à des troncs abattus, à des branches mortes enchevêtrées et à des buissons momifiés. Loin derrière eux on entendait une voix de femme pousser des cris aigus, interminablement.
Il leur fallut longtemps pour décrire un demi-cercle vers le sud et l’ouest à travers la forêt, franchir les crêtes et virer enfin vers le nord pour gagner Landin. Lorsque Oumaksuman n’en pouvait plus, Wold marchait un peu, mais il ne pouvait le faire que très lentement. Lorsqu’ils sortirent des arbres, ils virent les lumières de la Cité d’exil flamboyer au loin, dans les ténèbres où mugissait le vent. Traînant à moitié le vieillard, ils cheminèrent péniblement à flanc de coteau et arrivèrent à la porte des Terres.
— Hilfes en vue ! crièrent les gardes ; c’est qu’ils s’en trouvaient encore assez loin, mais pas trop pour avoir repéré les cheveux blonds d’Oumaksuman. Ils virent ensuite Agat et on les entendit crier : « L’Autreterre ! l’Autreterre ! »
Ses amis allèrent à sa rencontre et il fut escorté pour son entrée dans la cité par ces hommes qui avaient combattu à ses côtés, obéi à ses ordres et sauvé sa peau pendant trois jours de guérilla dans les bois et sur les collines.
Ils avaient fait ce qu’ils avaient pu, ces quatre cents hommes submergés par un ennemi qui inondait la région telle une vaste migration d’animaux – quinze mille hommes suivant l’estimation d’Agat. Quinze mille combattants, soixante à soixante-dix mille Gaal en tout, avec leurs tentes, leurs marmites, leurs litières, leurs troupeaux de hann, leurs couvertures de fourrure, leurs haches, leurs brassards, leurs berceaux de bois, leurs boîtes d’amadou, tout leur misérable attirail, et leur peur de l’hiver, et leur faim. Agat avait vu des femmes, dans leurs campements, recueillir du lichen mort sur des troncs d’arbres et le manger. Il lui paraissait invraisemblable que la petite Cité d’exil pût être encore debout, épargnée par ce torrent de violence et de voracité, avec ses torches enflammées sur ses portes de fer et de bois sculpté, ses hommes qui étaient là pour l’accueillir.
Il essaya de leur raconter ce qui s’était passé les trois derniers jours : « Nous nous sommes trouvés hier après-midi sur leur sillage. » Tout lui paraissait irréel, les mots qu’il prononçait, cette pièce chaude, les visages de ces hommes et de ces femmes qu’il avait connus toute la vie, qui l’écoutaient. « Le… le sol, là où ils étaient passés en masse le long de certaines vallées étroites… était comme s’il y avait eu un éboulement. De la boue. Rien. Tout réduit en poussière, réduit à néant…»
— Comment peuvent-ils tenir ? Que mangent-ils ? marmonna Hourou.
— Les provisions d’hiver des villes dont ils s’emparent. Il ne reste plus rien dans les champs, les récoltes sont rentrées et le gros gibier a émigré vers le sud. Il leur faut piller toutes les villes sur leur passage et dévorer les troupeaux de hann, sous peine de mourir de faim avant d’être sortis des terres enneigées.
— Alors, ils vont venir ici, dit avec flegme un des Autreterriens.
— Sans doute. Demain ou après-demain. C’était la vérité, mais cela aussi lui paraissait irréel. Il se passa la main sur le visage, et sentit qu’il était crasseux, rigide, et que ses lèvres endolories n’étaient pas cicatrisées. Il avait pensé qu’il était tenu de rendre compte de sa mission au Conseil qui gouvernait Landin, mais il était si fatigué qu’il ne put en dire davantage, ni entendre ce que les autres disaient. Il se tourna vers Rolerie, silencieusement agenouillée auprès de lui. Sans lever ses yeux d’ambre, elle lui dit avec une grande douceur : « Tu devrais rentrer à la maison, Autreterre. »
Il n’avait pas pensé à elle pendant ces heures interminables occupées à lutter, à courir, à tirer, à se cacher dans les bois. Il la connaissait depuis deux semaines ; il ne lui avait guère parlé que trois fois un peu longuement ; il avait couché une fois avec elle, l’avait prise pour épouse au petit matin dans la Halle de Justice, cela faisait trois jours, et l’avait quittée une heure plus tard pour aller se battre. D’elle, il ne savait pas grand-chose, et elle n’était même pas de son espèce. Encore quelques jours et ils seraient probablement morts tous les deux. Il rit de son rire silencieux, posa sa main avec douceur sur celle de la jeune femme et lui dit : « Oui, emmène-moi à la maison. » Silencieuse, délicate, créature lointaine, elle se leva et l’attendit pendant qu’il prenait congé des Autreterriens.
Il lui avait appris que Wold, Oumaksuman et quelque deux cents autres réchappés de la Cité d’hiver, qu’ils se fussent sauvés ou eussent été libérés, se trouvaient maintenant à Landin dans des centres de réfugiés. Elle n’avait pas demandé à les y rejoindre. Comme ils grimpaient la rue à forte pente qui menait de la maison d’Alla à la sienne, elle demanda : « Pourquoi es-tu entré dans Tévar pour en sauver les habitants ? »
— Pourquoi ? Bien que la question lui parût étrange, Agat répondit : « Parce qu’ils ne voulaient pas se sauver tout seuls. »
— Ce n’est pas une raison, Autreterre.
En dépit de son air soumis et timide d’indigène toute dévouée à son maître et seigneur, Agat s’apercevait qu’elle était en réalité opiniâtre, volontaire et très fière. Elle parlait avec douceur, mais disait exactement ce qu’elle voulait dire.
— Si, Rolerie, c’est une raison. On ne va tout de même pas regarder ces salauds tuer les gens à petit feu sans lever le petit doigt. En tout cas, je veux me battre, je veux riposter…
— Mais cette ville ? Comment vas-tu nourrir tous ces réfugiés ? Si les Gaal assiègent Landin, ou plus tard en plein hiver ?
— Nous avons de quoi les nourrir. Ce n’est pas ça qui nous inquiète. Ce qu’il nous faut, ce sont des hommes.
Il trébuchait un peu de lassitude. Mais l’air pur et froid de la nuit lui avait éclairci l’esprit, et il sentit sourdre en lui une joie qu’il n’avait pas éprouvée depuis longtemps. Ce réconfort, cette gaieté du cœur, il avait l’impression qu’il les devait à la présence de sa femme. Cela faisait trop longtemps qu’il était responsable de tout. Cette femme, cette étrangère, cet être d’une autre espèce, d’un autre sang, d’une autre mentalité, cette créature qui ne partageait ni son pouvoir, ni son éthique, ni ses connaissances, ni son exil, qui n’avait rien de commun avec lui, elle s’était pourtant unie à lui intégralement et immédiatement en dépit du gouffre qui les séparait. On eût dit que s’ils avaient pu se rencontrer c’était parce qu’ils étaient si différents et si étrangers l’un à l’autre, et que leur union avait été pour chacun d’eux une libération.
Sa porte n’était pas fermée à clef. Ils entrèrent. Aucune lumière n’éclairait la haute maison étroite de pierre grossièrement taillée. Elle se dressait là depuis trois Années, soit cent quatre-vingts phases lunaires ; son arrière-grand-père y était né, puis son grand-père, son père, lui-même enfin. Elle lui était aussi familière que son propre corps. Pénétrer dans cette demeure avec sa femme, cette nomade qui, normalement, n’aurait jamais eu d’autre chez-soi qu’une tente, ici ou là sur une colline, ou bien dans les lapinières grouillantes enterrées sous la neige, lui procurait un plaisir particulier. Il éprouvait envers elle une tendresse qu’il ne savait guère comment exprimer. Sans le vouloir, il prononça son nom, non pas à voix haute mais paraverbalement. Aussitôt elle se tourna vers lui dans l’obscurité du hall et le regarda en face. Autour d’eux, la maison était calme et la ville silencieuse. En esprit il l’entendit prononcer, elle aussi son propre nom : Agat. C’était comme un murmure dans la nuit, un contact à travers le gouffre.
— Tu m’as parlé en esprit, dit-il d’une voix où la frayeur le disputait à l’émerveillement. Elle ne répondit pas, mais il entendit une fois de plus, en esprit, l’esprit de Rolerie, qui semblait s’attacher à son sang, à ses nerfs, pour arriver jusqu’à lui : Agat, Agat…