Le vieux chef était un dur à cuire. Attaque d’apoplexie, commotion cérébrale, épuisement, exposition au froid, désastre, il avait survécu à tout cela avec une volonté inaltérée et une intelligence presque intacte.
Il y avait des choses qu’il ne comprenait pas, et d’autres qui, par éclipses, lui échappaient. Il ne se plaignait pas d’être sorti du trou sombre et sans air de sa demeure familiale, où il avait fini par n’être plus qu’une femmelette à force de rester au coin du feu ; non, pas de doute à cet égard. Il aimait – et avait toujours aimé – cette cité des Hors Venus, bâtie sur le roc, ensoleillée, balayée par les vents, construite avant la naissance de tous ceux qui étaient là, et toujours debout, immuable, au même endroit. C’était une ville bien mieux bâtie que Tévar. Tévar… quel avait été son sort ? Parfois il se rappelait les hurlements, les toits en flammes, les corps de ses fils et de ses petits-fils éventrés ou taillés en pièces. Mais parfois il ne se rappelait rien. Il voulait vivre.
Des réfugiés arrivèrent par petits groupes, et certains d’entre eux venaient du nord, où leurs Cités d’hiver avaient été saccagées. Il y avait en tout, dans la ville des Hors Venus, trois cents hommes de la race de Wold. C’était chose si étrange que d’être faibles, peu nombreux, réduits à la mendicité, nourris par des parias, que certains des Tévariens, surtout parmi les hommes d’un certain âge, ne pouvaient en supporter l’idée. Ils se mirent en Absence, les jambes croisées, les pupilles réduites au minimum, comme s’ils s’étaient frottés avec de l’huile de gésine. Certaines femmes aussi, qui avaient vu débiter les corps de leurs hommes en quartiers dans les rues et les foyers de Tévar, ou qui avaient perdu des enfants, en étaient malades de chagrin ou bien se réfugiaient dans l’Absence. Mais pour Wold, l’effondrement du monde tévarien n’était qu’un aspect de l’effondrement de sa propre existence. Sachant qu’il était presque au bout de la route qui conduit à la mort, il regardait d’un œil bienveillant chaque nouveau matin et aussi tous les jeunes, humains ou Hors Venus : c’était à eux de continuer la lutte.
Le soleil brillait dans les rues de pierre, égayant les façades peintes. Mais au nord, au-dessus des dunes, le ciel était encore souillé d’une vague salissure. Sur la grand-place, devant la maison appelée Téâtr, où étaient logés tous les humains, Wold fut salué par un Hors Venu. Il lui fallut un bon moment pour reconnaître Jacob Agat. Il eut un gloussement et dit :
— Autreterre ! Toi qui étais beau garçon, tu as l’air d’un chaman de Pernmek édenté. Où est… (il avait oublié son nom) où est ma petite-fille ?
— Chez moi, Grand Ancien.
— Tu n’as pas honte ! dit Wold. Peu lui importait si Agat se froissait. Agat était maintenant son seigneur et son chef bien sûr ; il n’en restait pas moins que c’était une honte de vivre avec une maîtresse sous sa tente, sous son toit. Il avait beau être un Hors Venu, Agat devait observer les convenances les plus élémentaires.
— Nous sommes mariés. Est-ce là ce dont je devrais avoir honte ?
— J’entends mal, mes oreilles sont vieilles, dit Wold, sur ses gardes.
— Nous sommes mariés.
Wold leva les yeux, et regarda Agat en face pour la première fois. Les yeux de Wold étaient d’un jaune terne comme le soleil d’hiver, sans blanc apparent sous les paupières obliques. Les yeux d’Agat étaient sombres, sombre l’iris et sombre la pupille, avec des coins de blanc tranchant sur le teint foncé : ces yeux dont Wold soutenait le regard, c’étaient des yeux étrangers, d’un autre monde.
Wold se détourna. Les grandes maisons de pierre des Hors Venus se dressaient autour de lui, propres et radieuses sous le soleil malgré leur ancienneté.
— Je vous ai pris une femme, Hors Venu, dit-il enfin, mais je n’aurais jamais cru que vous m’en prendriez une… Voilà donc la fille de Wold chez les faux hommes, mariée et vouée à ne pas avoir de fils…
— Vous n’avez pas à vous plaindre, dit le jeune Hors Venu sans bouger, ferme comme un roc. Je suis votre égal, Wold. À tous égards, l’âge mis à part. Les Hors Venus vous ont jadis donné une épouse, aujourd’hui ils vous donnent un gendre. Si vous avez voulu la première, vous pouvez bien avaler le second !
— C’est dur à passer, dit le vieillard avec une simplicité obstinée. Et il ajouta au bout d’un moment : « Nous ne sommes pas égaux, Jacob Agat. Les miens sont morts, ou bien leur vie est brisée. Tu es un chef, un seigneur. Moi non. Mais je suis un homme, et toi non. Qu’y a-t-il de commun entre nous ? »
— Notre absence de rancune et de haine, au moins cela », dit Agat, toujours immobile.
Wold regarda autour de lui et enfin acquiesça d’un haussement d’épaules.
— Parfait, alors nous saurons mourir en braves côte à côte ! dit le Hors Venu avec son rire déconcertant – ce rire propre à son espèce, éclatant toujours lorsqu’on ne s’y attendait pas. « Je pense que les Gaal vont attaquer dans quelques heures, Grand Ancien. »
— Dans quelques… ?
— Bientôt. Vers midi, peut-être. Ils étaient au bord de l’arène, seuls. À leurs pieds traînait un disque léger. Agat le ramassa et, sans but, comme aurait fait un jeune garçon, le lança. Il plana au-dessus de l’arène, et, tout en observant son point de chute, Agat ajouta : « Ils sont à peu près vingt contre un. Alors, s’ils franchissent le mur ou une porte de la ville… J’envoie tous les automnés au Roc avec leurs mères. Grâce aux ponts-levis, le Roc est imprenable, et il s’y trouve assez d’eau et de vivres pour subvenir aux besoins de cinq cents personnes pendant une phase lunaire. Il faudrait quelques hommes avec les femmes. Voulez-vous choisir trois ou quatre de vos hommes et les y emmener avec les femmes ayant de jeunes enfants ? Il leur faut un chef. Que pensez-vous de mon idée ? »
— Excellente. Mais je préfère rester ici, dit le vieil homme.
— Très bien, Grand Ancien, dit Agat sans trahir la moindre réprobation sur son jeune visage dur, balafré, impassible. Veuillez choisir les hommes qui accompagneront vos femmes et vos enfants. Il faut qu’ils partent le plus vite possible. C’est Kemper qui prendra la tête de notre groupe.
— J’irai avec eux, dit Wold exactement sur le même ton.
Agat en parut tant soit peu déconcerté. Il était donc possible de le déconcerter. Mais il acquiesça sans broncher. La déférence qu’il témoignait à Wold n’était naturellement qu’une courtoisie de façade – quelle raison avait-il d’être déférent envers un homme qui allait mourir et qui, même dans sa tribu vaincue, n’était plus un chef ? – mais il y tenait, si inconséquentes que fussent les réponses de Wold. Cet homme était vraiment un roc, un être d’une espèce rare.
— Mon seigneur, mon fils, mon semblable, dit le vieil homme avec un large sourire en mettant sa main sur l’épaule d’Agat, envoie-moi où bon te semblera. Je ne suis plus bon à rien, tout ce que je puis faire est de mourir. Ton Roc noir a l’air d’un endroit plutôt sinistre, mais c’est là que je mourrai si tu y tiens…
— Désignez en tout cas quelques hommes qui resteront avec les femmes, dit Agat, des types solides qui soient capables d’empêcher les femmes d’être prises de panique. Il faut que j’aille à la Porte des Terres, Grand Ancien. Voulez-vous me suivre ?
Prompt et agile, Agat s’éloigna. Appuyé sur une lance de Hors Venu en métal brillant, Wold monta lentement les rues et les escaliers. Mais il était à peine à mi-chemin qu’il dut s’arrêter pour reprendre son souffle. Il se rappela alors qu’il devait expédier vers l’île les jeunes mères et leur marmaille, comme Agat l’en avait prié ; il lui fallut donc rebrousser chemin, redescendre vers le centre. Quand il vit comment il traînait la patte sur la pierre, il comprit qu’il devait obéir à Agat et accompagner les femmes vers l’île noire, car dans la ville il ne serait qu’une gêne.
Les rues ensoleillées étaient vides, mis à part quelques rares Hors Venus marchant en hâte vers un but précis. Ils étaient tous prêts ou en train de se préparer, chacun à son poste avec une mission bien définie. Si l’on avait été prêt dans les clans tévariens, si leurs hommes étaient partis vers le nord à la rencontre des Gaal, s’ils avaient su prévoir ce qui allait arriver comme Agat paraissait le faire… Ce n’était pas sans raisons qu’on les appelait des sorciers, ces Hors Venus. Mais c’était la faute d’Agat si les Tévariens n’étaient pas partis. Il avait sacrifié leur alliance à une femme. Si lui, Wold, avait su que cette fille avait adressé la parole à Agat une seconde fois, il aurait ordonné qu’elle fût mise à mort derrière les tentes et que son corps fût jeté dans la mer. Et Tévar serait peut-être encore debout…
À ce moment, Rolerie sortit par la porte d’une haute maison de pierre et, à la vue de Wold, resta figée.
Il observa que, si elle s’était attaché les cheveux derrière la tête comme font les femmes mariées, elle portait toujours la tunique et les grègues de cuir où était imprimée la commélyne trifoliée, emblème de sa famille.
Ils ne se regardèrent pas dans les yeux.
Elle restait coite. Wold dit enfin – car il fallait oublier le passé, surtout qu’il avait appelé Agat « son fils » – « Vas-tu à l’île noire ou restes-tu ici, mon enfant ? »
— Je reste ici, Grand Ancien.
— Agat m’expédie à l’île noire, dit-il sans plus, debout sous le froid soleil, ses fourrures maculées de sang, faisant de petits mouvements d’un pied sur l’autre tout en s’appuyant sur sa lance, comme embarrassé par sa lourde carcasse rouillée.
— Je crois qu’Agat craint que les femmes n’acceptent d’y aller que sous votre conduite ou que sous celle d’Oumaksuman. Or Oumaksuman est le chef des combattants qui défendent le mur nord.
Elle avait perdu sa légèreté, cette insolence insouciante qui avait fait sa joie ; elle avait une manière pressante, douce aussi. Tout à coup, il eut d’elle un souvenir très net : il la revoyait enfant, la seule enfant sur toutes les glèbes d’été, la fille de Sbakatany, née en été. « Ainsi, tu es la femme de l’Autreterre ? » dit-il, et cette idée, se superposant à sa vision de la petite sauvageonne rieuse qu’elle avait été, lui fit de nouveau perdre l’esprit, à tel point qu’il n’entendit pas la réponse de la jeune femme.
— Si cette île ne peut être prise, pourquoi ne pas y aller tous ?
— Pas assez d’eau, Grand Ancien. Les Gaal s’empareraient de cette cité, et nous mourrions sur le Roc.
Il entrevoyait la chaussée au-delà des toits de la Halle de la Ligue. C’était marée haute ; les vagues étincelaient derrière le fort, qui dressait sur l’île sa masse noire.
— Une maison construite sur la mer, ce n’est pas fait pour des hommes, dit-il pesamment. C’est trop près des terres que submerge la mer… Maintenant, écoute, je voulais dire une chose à Arilia… à Agat. Attends. Qu’est-ce que c’était donc ? J’ai oublié. Je ne sais plus entendre mon esprit… Il se creusa la cervelle, mais rien ne vint. « Baste ! Qu’importe ? Les pensées des vieux ne sont que poussière. Au revoir, ma fille. »
Traînant la patte, boitant lourdement, il traversa la grand-place en direction du Téâtr, et là il ordonna aux jeunes mères de rassembler leurs enfants et de le suivre. Et ce fut sa dernière expédition : à la tête d’un troupeau de femmes apeurées avec leurs petits enfants et accompagné de trois hommes de son choix, il longea la vaste route aérienne, vertigineuse, en direction de la redoutable maison noire.
Elle était froide et silencieuse. Il n’entendait d’autre bruit sous ses hautes voûtes que celui qui montait de la mer, le bruit des flots léchant et mâchonnant les rochers. La petite troupe s’entassa dans une seule pièce immense. Wold regrettait l’absence de la vieille Kerly, elle aurait rendu service ; hélas ! elle était morte, elle gisait dans Tévar ou dans la forêt. Quelques femmes courageuses réussirent enfin à secouer les autres ; elles trouvèrent du grain pour faire de la farine de bhan, de l’eau, du bois pour faire chauffer l’eau et cuire la farine. Lorsqu’arrivèrent les femmes et les enfants des Hors Venus sous la garde de dix hommes, les Tévariens furent en mesure de leur offrir un repas chaud. Il y avait maintenant cinq à six cents réfugiés dans le fort, de quoi le remplir passablement ; il retentissait du bruit de leurs voix, et l’on avait partout de la marmaille dans les jambes, presque comme dans le logement des femmes d’une demeure familiale dans une Cité d’hiver. Mais du haut des étroites fenêtres, à travers la pierre transparente qui protégeait du vent, le regard plongeait jusqu’à la mer, qui rejaillissait sur les rochers, ses vagues faisant au vent comme une fumée.
Le vent avait tourné et le voile crasseux qui flottait au nord dans le ciel était devenu une brume ; le petit soleil pâle d’hiver s’entourait d’un grand cercle pâle – le cercle des neiges. Et voilà ! Voilà ce que Wold voulait dire à Agat. Il allait neiger. Non pas une pincée de sel comme la dernière fois, mais de la vraie neige, de la neige d’hiver. Le blizzard… Ce mot qu’il n’avait pas entendu ou prononcé depuis si longtemps lui fit éprouver une sensation étrange. Pour mourir, donc, il lui fallait retrouver le paysage froid et monotone de son enfance, il lui fallait rentrer dans ce monde de blancheur, ce monde de tempêtes.
Il était encore à la fenêtre, mais sans regarder la mer dont le bruit montait jusqu’à lui. Il se remémorait l’hiver. Les Gaal avaient pris Tévar, ils allaient prendre Landin : mais en seraient-ils plus avancés ? Cette nuit et le lendemain ils allaient pouvoir se gaver de hann et de grain. Mais jusqu’où iraient-ils quand la neige commencerait à tomber ? La vraie neige, le blizzard qui nivelait les forêts et comblait les vallées, et les vents glacials qui venaient ensuite. Ils fuiraient lorsque cet ennemi-là les attaquerait. Ils étaient restés trop longtemps au nord. Wold fit entendre un gloussement soudain et se détourna de la fenêtre qui s’assombrissait. Il n’était plus chef, il avait perdu ses fils et sa raison d’être, il était condamné à mourir sur ce roc battu par la mer ; mais il avait de puissants alliés, de grands combattants à son service – plus grands qu’Agat ou que quiconque. La tempête et l’hiver combattaient pour lui, et il survivrait à ses ennemis.
Il se dirigea lourdement mais à grands pas vers la cheminée, ouvrit sa blague à gésine, en laissa tomber une parcelle sur les charbons et fit trois grandes inspirations. Après quoi il cria d’une voix de stentor : « Alors, femmes ! Et cette bouillie ? » Elles le servirent docilement, il mangea de bon cœur.