Vivons sous le harnais, en faisant tous les efforts en notre pouvoir ; courons plutôt le risque de nous user que de nous rouiller.
Les cris jaillissaient comme du pop-corn en train d’éclater. Au début, il n’y en avait qu’un ou deux, puis des centaines à la fois, jusqu’à ce que le nombre diminue brusquement et qu’il n’y en ait plus du tout. On savait alors que c’était fini.
Jubas Meyer essayait de ne pas y penser. Même les plus endurcis des salauds qui s’occupaient de l’opération essayaient de ne pas y penser. À quarante mètres de là à peine, un orchestre de musiciens juifs jouait sous la menace des fusils. La musique était censée couvrir les cris des mourants, le vacarme du moteur Diesel dans la Mashinehaus ne suffisant pas à les effacer entièrement.
Finalement, pendant que Jubas et les autres attendaient, les deux assistants ukrainiens ouvrirent les portes massives, par où s’échappa une épaisse fumée bleutée.
Comme c’était presque toujours le cas, les cadavres nus étaient encore debout. Les gens avaient été entassés de manière si serrée – jusqu’à cinq cents dans cette petite chambre – qu’ils n’avaient même plus de place pour tomber à terre. Mais, une fois les portes ouvertes, ceux qui se trouvaient juste devant la sortie basculèrent dans la chaleur du soleil d’été, leurs visages bouffis et marbrés par le gaz carbonique. L’air s’emplit aussitôt d’une puanteur de transpiration, d’urine et de vomi.
Jubas et son équipier, Shlomo Malamud, s’avancèrent avec leur civière en bois. Elle leur permettait d’emporter à chaque voyage un adulte ou deux enfants. Ils n’avaient pas la force d’en transporter davantage. Jubas pouvait compter ses côtes à travers sa peau fine, et son crâne le démangeait continuellement à cause des poux.
Ils commencèrent par une femme d’une quarantaine d’années. Son sein gauche était profondément entaillé. Ils portèrent le corps à la station dentaire. Le préposé, Yehiel Reichman, un garçon émacié d’à peine trente ans, inclina la tête de la morte en arrière et lui ouvrit la bouche. Il repéra une couronne en or, inséra ses pinces maculées de sang séché et arracha la dent.
Shlomo et Jubas transportèrent alors le corps jusqu’à la fosse, où ils le firent basculer sur les autres corps, en essayant de ne pas prêter attention au bourdonnement des mouches ni à la puanteur des chairs boursouflées et des excréments post mortem. Ils retournèrent ensuite à la chambre, chercher…
Non !
Non, pas elle ! Mon Dieu !
Pas Rachel !
Mais c’était bien elle, la propre sœur de Jubas, nue parmi les cadavres nus, qui levait vers lui le vert émeraude de ses yeux sans vie.
Il avait prié pour qu’elle soit épargnée, pour qu’elle échappe à ce cauchemar…
Il recula en chancelant, perdit l’équilibre, tomba par terre ; les larmes jaillirent, traçant des sillons sur ses joues noires de crasse.
Shlomo s’empressa d’aller relever son ami.
— Vite ! Chuchota-t-il. Vite, avant qu’ils arrivent.
Mais Jubas gémissait, incapable de se contrôler.
— Ça nous arrive à tous, lui dit Shlomo d’une voix douce.
Jubas secoua la tête : Shlomo ne comprenait pas. La gorge serrée, il avala une grande goulée d’air, puis réussit à prononcer deux mots :
— C’est Rachel !
Il se mit à sangloter, montrant le corps d’un doigt tremblant. Les mouches s’affairaient sur le visage de la morte.
Shlomo posa une main sur l’épaule de Jubas. Il avait été séparé de son jeune frère, Saùl, et la seule chose qui lui donnait l’énergie de continuer était la pensée qu’il allait peut-être le retrouver un jour sain et sauf.
— Debout ! cria une voix familière.
Un Ukrainien grand et massif, chaussé de bottes militaires, se rapprocha d’eux. Il tenait dans ses mains un fusil à baïonnette, cette même baïonnette que Jubas l’avait souvent vu aiguiser à la pierre jusqu’à ce qu’elle soit tranchante comme un scalpel.
Jubas leva la tête. Malgré ses larmes, il distinguait très bien les traits du nouveau venu : visage rond, lèvres minces, oreilles décollées. La trentaine, mais déjà presque chauve.
Shlomo s’avança vers lui, risquant le tout pour le tout. L’Ukrainien avait l’haleine imprégnée d’alcool bon marché.
— Attends, Ivan. Par pitié. C’est sa sœur.
La bouche d’Ivan se fendit en un terrible sourire. Se penchant en avant, il se servit de sa baïonnette pour trancher le mamelon droit de Rachel. Puis, d’une chiquenaude, il l’envoya voler dans les airs. Le bout de chair sanglante fit deux tours sur lui-même avant d’atterrir sur les genoux de Jubas Meyer.
— Un souvenir d’elle, lui dit Ivan.
C’était un monstre.
Un démon.
Le mal incarné.
Son prénom était Ivan. Personne ne connaissait son nom de famille. Les Juifs l’avaient surnommé Ivan le Terrible. Il était arrivé au camp l’année d’avant, en juillet 1942. Certains disaient qu’il avait dû faire des études, avant la guerre : il s’exprimait mieux que les autres gardes. On disait même qu’il devait être chirurgien, pour faire preuve d’une telle précision dans sa manière de découper les seins des femmes. Mais il avait rayé d’un trait sa vie civile.
Jubas Meyer avait fait des statistiques, calculant le nombre de corps que Shlomo et lui retiraient chaque jour des chambres à gaz, combien d’équipes étaient chargées de la même besogne qu’eux, combien de trains étaient arrivés jusque-là…
Les chiffres étaient sidérants. Dans ce seul petit camp, de dix à douze mille personnes étaient exécutées chaque jour ; parfois, le score s’élevait à quinze mille. À ce jour, plus d’un demi-million de personnes avaient été exterminées. Et on disait qu’il existait d’autres camps à Belzec, à Sobibór et peut-être dans d’autres endroits encore.
Aucun doute : les nazis avaient l’intention d’exterminer les Juifs, de les faire disparaître de la surface de la terre.
Et ici, à Treblinka, à quatre-vingts kilomètres au nord-est de Varsovie, Ivan le Terrible était le principal agent de cette destruction. Il est vrai qu’il avait un collaborateur nommé Nikolaï qui l’aidait à faire fonctionner les chambres, mais c’était Ivan qui se montrait d’un incroyable sadisme, violant les femmes avant de les gazer, lacérant leur chair – particulièrement les seins –, quand elles étaient conduites à la mort, forçant les Juifs à copuler avec des cadavres tandis qu’il s’esclaffait d’un rire glacé et les battait avec un tuyau de plomb.
Il y prenait grand plaisir, particulièrement quand il avait bu. En tant qu’Ukrainien, il avait dû commencer lui-même par être prisonnier de guerre, mais il s’était porté volontaire pour servir de Wachmann, emploi pour lequel il avait montré de remarquables aptitudes et qui lui avait valu d’être promu au rang de responsable des chambres à gaz. Les Allemands lui faisaient maintenant tellement confiance qu’ils l’autorisaient à sortir du camp quand il le voulait. Un jour, Jubas l’avait entendu se vanter devant Nikolaï de fréquenter une prostituée dans la petite ville voisine de Wolga Okralnik.
— Si tu trouves que les Juifs hurlent fort, disait Ivan, c’est que tu n’as jamais entendu ma petite Maria.
Un miracle se produisit un jour.
Lorsque Ivan et Nikolaï écartèrent les lourdes portes, ils virent – chose incroyable – une petite fille blonde âgée d’une douzaine d’années, à peine pubère, sortir nue et titubante de la chambre à gaz. Elle était encore vivante.
Derrière elle, les corps commencèrent à tomber comme des dominos.
Mais la petite fille était vivante.
Les hommes et les femmes à l’intérieur avaient été si entassés qu’ils avaient formé autour d’elle une poche d’air à l’abri du monoxyde de carbone.
Les yeux agrandis de terreur, la fillette se tenait au soleil, happant l’oxygène. Quand elle eut finalement assez de souffle, elle se mit à crier :
— Ma-me ! Ma-me !
Mais sa mère était parmi les morts.
Jubas Meyer et Shlomo Malamud entreprirent d’évacuer les corps, chassant les mouches à grands moulinets des bras, retenant leur respiration pour éviter de sentir la puanteur. Ivan s’approcha de la petite fille, un fouet à la main. Jubas lui lança un regard de reproche. L’Ukrainien dut s’en apercevoir, car il oublia momentanément la fillette et se dirigea vers Jubas, à qui il assena plusieurs coups de fouet. Jubas se mordit la langue jusqu’au sang. Il savait que ses cris ne feraient que prolonger le supplice.
Quand Ivan en eut assez, il considéra Jubas, courbé en deux par la douleur.
— Davay yebatsa ! hurla-t-il.
Même la fillette comprenait le sens de ces mots obscènes. Elle eut un mouvement de recul, mais Ivan la saisit par l’épaule et la poussa pour qu’elle tombe à terre.
— Davay yebatsa ! hurla de nouveau Ivan à l’adresse de Jubas.
Il traîna la fillette jusqu’à l’endroit où il avait laissé son fusil contre le mur de la Maschinehaus. Puis il pointa l’arme sur Jubas en répétant :
— Davay yebatsa !
Jubas ferma les yeux.
C’était une horrible nouvelle, à l’effet dévastateur.
Le rythme des exécutions ralentissait.
Cela ne voulait pas dire que les Allemands avaient changé d’avis.
Cela ne voulait pas dire qu’ils abandonnaient leur politique démente.
Cela signifiait simplement qu’ils étaient à court de nouveaux Juifs à tuer.
Bientôt, le camp ne servirait plus à rien. Quand il avait commencé à fonctionner, les Allemands avaient donné l’ordre d’enterrer les morts. Mais, récemment, ils avaient fait venir des bulldozers pour exhumer les corps et les incinérer. À présent, des cendres humaines flottaient dans l’air en permanence et l’odeur âcre de la chair carbonisée irritait les narines. Les nazis ne voulaient pas laisser de preuves de ce qui s’était passé ici.
Ils ne voulaient pas de témoins non plus. Bientôt, les porteurs de cadavres eux-mêmes allaient passer à la chambre à gaz.
— Il faut nous échapper, déclara Jubas Meyer. Il faut filer d’ici à tout prix.
Shlomo regarda son ami en hochant tristement la tête.
— Ils nous tueront s’ils nous prennent.
— Ils nous tueront de toute manière.
La révolte fut préparée dans le plus grand secret. Les informations se chuchotaient de bouche à oreille. Le jour choisi était le 2 août 1943. Tout le monde ne pourrait pas s’enfuir, ils le savaient, mais il y en aurait bien quelques-uns qui réussiraient. Et qui informeraient le reste du monde de ce qui se passait ici.
Le soleil brillait impitoyablement, comme si Dieu lui-même voulait aider les nazis à incinérer les cadavres. Mais, naturellement, Dieu ne ferait jamais une chose pareille. Au contraire, la chaleur joua en faveur des prisonniers, car l’officier de garde emmena un groupe de kapos ukrainiens se baigner, pour se rafraîchir, dans le fleuve Boug.
Les Juifs du camp inférieur, l’endroit où les prisonniers étaient accueillis à leur descente des trains, avaient réussi à rassembler une certaine quantité d’armes de fortune. L’un d’eux avait rempli quelques bidons d’essence. Un autre avait volé des cisailles. Un troisième avait pu cacher une hache dans un tas d’ordures qu’on lui avait ordonné d’enlever. Ils avaient même réussi à se procurer quelques armes à feu.
Depuis longtemps, certains avaient amassé de l’or ou de l’argent liquide qu’ils avaient caché dans des troncs d’arbres creux ou enterré dans des endroits secrets. De même que les nazis exhumaient les cadavres, les Juifs déterraient maintenant leurs trésors.
Le mouvement devait être déclenché à seize heures trente. Tout le monde était tendu et nerveux. Et, juste avant seize heures…
— Hé, petit ! appela un gros SS nommé Kuttner.
L’enfant, qui devait avoir dans les onze ans, s’arrêta net sur sa lancée. Il tremblait de la tête aux pieds. Le SS s’approcha de lui, la cravache à la main.
— Petit ! répéta-t-il. Qu’est-ce que tu as dans tes poches ?
Jubas Meyer et Shlomo Malamud se trouvaient à cinq mètres de là, en train de transporter à l’incinérateur un cadavre exhumé. Ils s’arrêtèrent pour voir ce qui se passait. Les poches du pantalon crasseux et déchiré du jeune garçon formaient des bosses.
Le gamin ne disait pas un mot, les yeux agrandis et les lèvres retroussées de terreur sur ses dents cariées. Malgré la chaleur torride, il tremblait comme si la température était au-dessous de zéro. Le gardien lui donna un coup de cravache sur la cuisse. On entendit le tintement caractéristique de pièces de monnaie. L’Allemand plissa les paupières.
— Vide tes poches, Juif, dit-il.
L’enfant se tourna à demi pour lui faire face. Il claquait des dents. Il voulut glisser la main dans sa poche, mais il tremblait tellement qu’il n’arrivait pas à en trouver l’ouverture. Kuttner lui donna un coup de cravache sur l’épaule. Le bruit fit peur à des oiseaux qui s’envolèrent en piaillant. Leurs cris formèrent un contrepoint à ceux de l’enfant. Kuttner glissa alors sa propre main dans la poche du gamin et en retira plusieurs pièces allemandes. Il mit de nouveau la main dans la poche. Elle semblait vide, cette fois-ci, mais Jubas vit que l’Allemand en profitait pour caresser les parties génitales de l’enfant à travers le tissu.
— Où as-tu pris cet argent ?
Le petit garçon secoua la tête sans rien dire, mais il pointa le doigt en direction du camp supérieur, où les fours et les chambres à gaz étaient cachés à la vue par des arbres et des haies.
Le gardien secoua brutalement l’enfant par les épaules.
— Viens avec moi, sale gosse. Stangl va s’occuper de toi.
L’enfant n’était pas le seul à avoir des objets cachés sur lui. Jubas Meyer détenait l’un des six pistolets volés. Si Franz Stangl, le commandant du camp, interrogeait le garçon, celui-ci lui révélerait sans doute tout ce qu’il savait de la révolte, à trente minutes à peine de l’heure H.
Meyer ne pouvait l’accepter. Il sortit le pistolet d’un pli de sa salopette, visa le gros Allemand et…
Ce fut comme une éjaculation, une libération, le moment culminant.
Jubas avait appuyé sur la détente ; il put voir les yeux de l’Allemand s’arrondir, sa bouche s’ouvrir et son corps obèse et hideux s’écrouler.
Le signal de la révolte devait être la détonation d’une grenade, mais le coup de revolver de Meyer la déclencha avec une demi-heure d’avance. Des cris : « Maintenant ! » se répandirent dans tout le camp inférieur. Les récipients d’essence furent enflammés. Il y avait ce jour-là huit cent cinquante Juifs dans le camp. Ils coururent tous ensemble vers les barbelés. Certains s’étaient munis de couvertures qu’ils jetèrent sur les cruelles aspérités de métal. D’autres, avec leurs cisailles, sectionnèrent frénétiquement les lignes. Ceux qui avaient des pistolets tuèrent le plus grand nombre possible de gardiens. Il y avait partout des flammes et de la fumée. Les gardiens qui étaient partis nager revinrent en hâte et prirent leurs chevaux ou leurs véhicules blindés. Trois cent cinquante Juifs réussirent à franchir les barbelés et à se disperser dans la forêt. La plupart furent aisément retrouvés et abattus. Longtemps, les détonations et les cris retentirent partout.
Un petit nombre, néanmoins, réussirent à s’échapper pour de bon. Ils coururent à perdre haleine dans les bois. Jubas Meyer était parmi eux. Shlomo Malamud également. Ce dernier, plus tard, devait passer sa vie à rechercher son frère Saül.
Un peu moins de cinquante Juifs survécurent ainsi à Treblinka. Parmi ceux que connaissait Jubas, il y avait notamment Eliahu Rosenberg, Pinhas Epstein, Casimir Landowski, Zalmon Chudzik et David Solomon.
Début des années quatre-vingt. Ronald Reagan venait de recevoir son investiture présidentielle. Les Iraniens avaient relâché les otages américains qu’ils détenaient depuis quatre cent quarante-quatre jours. Ici, au Canada, Pierre Trudeau était au milieu de son second mandat de Premier ministre. Il se battait pour rapatrier de Grande-Bretagne la constitution canadienne.
Agé de dix-huit ans, Pierre Tardivel se tenait devant l’entrée d’une maison de la banlieue de Toronto, le col de son blouson rouge de l’université McGill relevé pour se protéger du vent glacé qui balayait la rue où le sable répandu formait des taches sombres.
Maintenant qu’il était là, l’idée ne lui semblait plus aussi bonne. Il avait presque envie de retourner à la gare routière et de rentrer à Montréal. Sa mère serait ravie s’il abandonnait maintenant. Et, si ce que la femme de Henry Spade avait dit à Pierre sur son mari était vrai, il n’était pas tellement pressé de l’affronter. Il ferait mieux de…
Mais non. Non. Il n’était tout de même pas venu jusqu’ici pour renoncer maintenant.
Il prit une profonde inspiration, s’avança dans l’allée et appuya sur la sonnette. Il entendit le bruit étouffé du carillon à l’intérieur. Quelques instants plus tard, la porte s’ouvrit et une femme d’âge moyen, assez belle, se tint devant lui.
— Mrs Spade ? Bonjour. Je suis Pierre Tardivel.
Il avait conscience de son fort accent québécois, qui devait sembler déplacé ici, rappelant qu’il était un intrus.
L’espace d’un instant, il crut voir briller, dans le regard inquisiteur de Mrs Spade, une lueur indiquant qu’elle le reconnaissait. Au téléphone, Pierre s’était contenté de lui dire que ses parents étaient des amis de son mari à l’époque où Henry Spade habitait Montréal, au début des années soixante. Mais elle devait bien se douter qu’il avait une autre raison de vouloir le rencontrer. Qu’est-ce que sa mère lui avait dit quand il lui avait mis la preuve sous les yeux ? Je savais que c’était lui ton père. Tu es son portrait tout craché.
— Bonjour, Pierre, lui dit Mrs Spade d’une voix plus chaleureuse qu’au téléphone, mais avec un brin de circonspection. Vous pouvez m’appeler Dorothy. Entrez donc.
Pierre s’avança dans le vestibule. Physiquement, Dorothy ressemblait un peu à sa mère : cheveux bruns, yeux bleu-gris, lèvres pleines. Peut-être Henry Spade n’était-il attiré que par un seul type de femme. Pierre fit glisser la fermeture Éclair de son blouson, mais ne fit pas le geste de le retirer.
— Henry est là-haut dans sa chambre, lui dit Dorothy.
Sa chambre. Ils faisaient donc chambre à part.
— Il préfère rester couché, c’est plus commode pour lui, dit-elle. Ça ne vous ennuie pas de monter ?
Pierre secoua la tête.
— Très bien, fit Dorothy. Suivez-moi.
Ils entrèrent dans le living brillamment éclairé. Deux murs entiers étaient couverts de rayonnages en bois foncé. Un escalier conduisait au premier. Sur le côté des marches, il y avait des rails pour un fauteuil roulant motorisé. Le siège était en haut de l’escalier. Dorothy guida Pierre vers la première porte sur leur gauche.
Il faisait des efforts pour ne laisser paraître aucune réaction sur son visage.
Sur le lit était allongé un homme qui donnait l’impression de danser sur le dos. Ses bras et ses jambes remuaient continuellement, décrivant des mouvements de rotation à partir des épaules, des hanches, des coudes, des genoux, des poignets et des chevilles. Sa tête ballottait de droite et de gauche sur l’oreiller. Ses cheveux étaient gris acier et ses yeux… marron, évidemment.
— Bonjour, lui dit Pierre, si bouleversé que le mot était sorti en français.
» Hello ! reprit-il en anglais. Je m’appelle Pierre Tardivel.
D’une voix faible et pâteuse qui lui coûtait visiblement un gros effort, l’homme répondit :
— Hel… lo, P… Pierre.
Il s’interrompit, mais Pierre n’aurait su dire si c’était pour recomposer ses pensées ou pour attendre que son corps devienne un peu plus docile.
— Comment va… comment va ta mère ? réussit à articuler l’homme alité.
Pierre battit des paupières à plusieurs reprises. Il ne voulait surtout pas risquer de l’offenser en se mettant à pleurer devant lui.
— Elle va bien, répondit-il.
Henry roula la tête d’un côté puis de l’autre, mais sans quitter Pierre des yeux. Ce dernier comprit qu’il ne se contenterait pas d’une platitude.
— Elle est en bonne santé, lui dit-il. Elle travaille au service des prêts d’une grande agence de la Banque de Montréal.
— Elle est heureuse ? demanda Henry avec effort.
— Elle aime bien son travail. Elle ne manque pas d’argent. Elle a touché une grosse somme de la compagnie d’assurances quand papa est mort.
Henry déglutit péniblement.
— Je ne… savais pas… qu’Alain était mort. Dis-lui bien que je suis… navré.
Il semblait sincère. Il n’y avait dans sa voix ni sarcasme ni arrière-pensée. Alain Tardivel avait été son rival, mais il était sincèrement attristé par la nouvelle de sa mort. Pierre serra les mâchoires, puis hocha la tête.
— Je lui ferai la commission, dit-il.
— C’est une femme… merveilleuse, murmura Henry.
— J’ai une photo d’elle.
Pierre sortit son porte-cartes et lui montra un portrait de sa mère avec son corsage de soie blanche. Il tint le porte-cartes à hauteur de ses yeux pour qu’il le voie bien.
— Elle a… moins changé… que moi, fit Henry après avoir fixé la photo durant un bon moment.
Pierre eut un sourire forcé.
— Es… seul enfant ?
Des mots s’étaient perdus dans la convulsion qui avait secoué le corps de Henry comme une lame de fond.
— Oui… (Inutile de mentionner sa sœur, Marie-Claire, morte en bas âge.) Oui, je suis son seul enfant.
— Tu es un beau jeune homme.
Pierre sourit – sans gêne, cette fois –, et Henry parut lui rendre son sourire.
Dorothy, qui sentait peut-être le courant qui passait entre eux, ou qui était simplement lasse de cette conversation sur des gens qu’elle ne connaissait pas, déclara alors :
— Écoutez, je vois que vous avez pas mal de choses à vous dire. Je decends. Pierre,voulez-vous quelque chose à boire ? Un café, peut-être ?
— Non, merci.
Elle sortit. Pierre demeura à côté du lit. Il comprenait, à présent, que Henry ait sa propre chambre. Comment aurait-il pu en être autrement ? Impossible de dormir à ses côtés.
L’homme alité tendit le bras droit vers lui. Il était agité d’un mouvement continu, comme une branche oscillant sous le vent. Pierre lui prit la main et la retint fermement. Henry sourit.
— Tu ressembles… au jeune homme que j’étais quand j’avais ton âge, dit-il.
Une larme coula sur la joue de Pierre.
— Vous… Tu sais qui je suis ?
Henry hocha la tête.
— Quand ta mère… est tombée enceinte, je savais… que c’était une possibilité, mais elle… a mis fin… abruptement… à notre liaison. À l’époque, j’ai supposé que… si j’avais eu raison, elle m’aurait donné des nouvelles d’une manière ou d’une autre… Sans attendre aujourd’hui… (Sa tête ballottait, mais il s’arrangeait pour ne pas quitter Pierre des yeux.) Si seulement… j’avais su plus tôt…
Pierre exerça une pression sur sa main.
— Moi aussi, j’aurais voulu le savoir avant, dit-il. Et… tu as d’autres enfants ?
— Des filles. Deux. Mais adoptives. Dorothy… ne pouvait… ne pouvait pas…
Pierre hocha la tête.
— C’est mieux comme ça. (Henry laissa enfin son regard se détacher de son fils.) La maladie de Huntington… est… est…
— Héréditaire, je sais, murmura Pierre.
La tête de Henry remua plus rapidement, signal qui fut presque perdu dans la tempête musculaire.
— Si j’avais su… à l’époque… je n’aurais jamais… pris la responsabilité… de procréer… Je suis désolé… vraiment désolé…
Pierre hocha la tête sans rien dire.
— Tu l’as peut-être aussi, reprit Henry.
Pierre demeura muet.
— Il n’existe pas de test… Je regrette.
Les genoux de Henry sursautèrent, son bras libre allant et venant frénétiquement. Mais au milieu de tout cela, Pierre voyait un visage rond et large qui rappelait le sien, avec des yeux marron.
Il ne savait même pas quel âge avait Henry. Quarante-cinq ? Cinquante ? Pas plus, en tout cas.
Le bras droit qu’il maintenait était agité de violents sursauts. Il finit par lui lâcher la main.
— Je suis heureux d’avoir enfin fait ta connaissance, murmura-t-il.
Puis, s’avisant qu’il n’aurait sans doute pas d’autre occasion, il ajouta :
— Papa.
Les yeux de Henry étaient pleins de larmes.
— Tu as besoin… de quelque chose ? demanda-t-il. De l’argent ?
Pierre secoua la tête.
— Je n’ai aucun problème, je t’assure. Je voulais juste faire ta connaissance.
La lèvre inférieure de Henry tremblait. Pierre n’aurait su dire, au début, si c’était dû à la chorée ou si cela avait une signification plus profonde. Mais quand il parla, il y avait une grande douleur dans sa voix.
— Je… J’ai oublié ton nom.
— Pierre. Pierre Jacques Tardivel.
— Pierre, répéta Henry. C’est un beau nom. (Il s’interrompit plusieurs secondes, puis demanda :) Comment va ta mère ? Tu n’as pas une photo d’elle ?
Pierre redescendit dans le living. Installée dans un fauteuil, Dorothy lisait un roman de Jackie Collins. Elle leva les yeux pour lui adresser un pâle sourire.
— Merci, lui dit Pierre. Merci pour tout.
Elle hocha la tête.
— Il avait très envie de vous voir.
— Ça m’a fait plaisir de faire sa connaissance. (Il hésita.) Il faut que j’y aille, à présent.
— Attendez.
Elle prit une enveloppe posée sur la table basse et se leva.
— J’ai quelque chose pour vous.
Pierre regarda l’enveloppe.
— Je lui ai dit que je n’avais aucun besoin d’argent.
Elle secoua la tête.
— Ce n’est pas ce que vous croyez. Ce sont des photos. Des photos de Henry, il y a une douzaine d’années, quand vous étiez encore un petit garçon. Je suis sûre que c’est ainsi qu’il aimerait que vous vous souveniez de lui.
Il prit l’enveloppe. Les yeux lui piquaient.
— Merci, dit-il.
Elle hocha la tête. Elle avait du mal à dissimuler sa douleur.
Pierre retourna à Montréal. Son médecin de famille l’envoya chez un spécialiste des maladies génétiques, qui avait son cabinet non loin du stade olympique.
— La chorée de Huntington est transmise par un gène dominant, lui expliqua en français le Dr Laviolette. Vous avez exactement une chance sur deux d’en être porteur. (Il s’interrompit pour lisser soigneusement sa barbe grisonnante.) Votre cas est un peu inhabituel, reprit-il. Vous êtes adulte alors que, généralement, les individus à risque le savent très tôt. Comment vous en êtes-vous rendu compte ?
Pierre réfléchit rapidement. Était-il nécessaire d’entrer dans tous ces détails ? Il avait appris au cours de génétique qu’il était impossible à deux parents aux yeux bleus d’avoir un enfant aux yeux marron. Il en avait parlé à sa mère, Elisabeth. Et elle lui avait avoué sa liaison avec un certain Henry Spade pendant les premières années de son mariage avec Alain Tardivel, l’homme que Pierre avait toujours considéré comme son père et qui était mort maintenant depuis deux ans. Elisabeth, étant de religion catholique, n’avait pas droit au divorce, et elle avait réussi à cacher à son mari que leur enfant aux yeux marron n’était pas son fils biologique. Entre-temps, Henry Spade était parti s’installer à Toronto sans savoir qu’il avait un fils.
Tous ces détails étaient beaucoup trop personnels.
— Ce n’est que récemment que j’ai fait la connaissance de mon vrai père, dit-il simplement au spécialiste.
Le Dr Laviolette hocha la tête.
— Quel âge avez-vous, Pierre ?
— Dix-neuf ans dans un mois.
Le médecin fronça les sourcils.
— Il n’existe pas de test pour la chorée de Huntington, malheureusement. Vous pouvez très bien ne pas avoir la maladie, mais vous ne le saurez que lorsque vous atteindrez l’âge mûr sans qu’elle se soit manifestée. Par contre, il est possible que les premiers symptômes apparaissent dans dix ou quinze ans à peine.
Laviolette posa sur lui un regard calme. Il lui avait déjà expliqué les principaux symptômes de la maladie de Huntington, également appelée chorée. Cette affection touche environ un demi-million de personnes à travers le monde. Elle détruit sélectivement deux zones du cerveau qui jouent un rôle dans la coordination des mouvements. Parmi les symptômes, qui commencent normalement à se manifester entre trente et quarante ans, on note des postures anormales, une démence progressive et des sursauts musculaires involontaires. Le mot « chorée » se réfère aux mouvements dansants typiques de la maladie. Celle-ci, ou bien l’une de ses complications, finit par causer la mort du sujet. Il arrive qu’une personne atteinte de la maladie de Huntington s’étouffe en mangeant parce qu’elle a perdu le contrôle des muscles de la déglutition.
— Est-ce que vous avez déjà eu des idées de suicide ? demanda Laviolette.
Pierre haussa les sourcils devant cette question inattendue.
— Non, répondit-il.
— Je ne veux pas parler de maintenant, depuis que vous savez que vous risquez d’avoir la maladie. Je veux dire depuis toujours. Vous n’avez jamais eu d’impulsions suicidaires ?
— Non, pas vraiment.
– Vous êtes d’un tempérament dépressif ?
— Pas plus que n’importe qui, j’imagine.
— Vous avez des moments d’ennui ? d’indécision ?
Il faillit mentir, mais se ravisa.
— Oui, je dois avouer que ça m’arrive. (Il haussa les épaules.) On m’a souvent reproché mon manque de motivation.
Laviolette hocha la tête.
— Vous savez qui est Woody Guthrie ?
— Qui ça ?
Le médecin prit une expression qui voulait dire : « Ah ! Ces gamins d’aujourd’hui ! »
— C’est lui qui a écrit This Land is your Land.
— Ah ! Oui, bien sûr.
— Il est mort de la maladie en 1967. Son fils Arlo – vous avez entendu parler de lui, je suppose ?
Pierre secoua la tête. Laviolette soupira.
— Vous ne me rajeunissez pas. Arlo a écrit Alice’s Restaurant.
Pierre demeura sans expression.
— C’est du folk, précisa Laviolette.
— En anglais, sans doute, murmura Pierre en haussant les épaules.
— Pire que ça, fit Laviolette avec une petite lueur dans le regard. En américain. Mais peu importe. Arlo est un homme célèbre, et il est dans le même cas que vous : il a une chance sur deux d’avoir hérité du gène. Il l’a dit un jour dans une interview à la revue People. Je vais vous en donner une photocopie.
Ne sachant quoi dire, Pierre se contenta de hocher la tête.
Laviolette prit son stylo et son carnet d’ordonnances.
— Je vous donne le numéro du groupe local de soutien aux victimes de la maladie de Huntington, dit-il. J’aimerais que vous les appeliez.
Il copia un numéro de téléphone figurant dans un petit répertoire des services de santé de Montréal, détacha l’ordonnance du carnet et la tendit à Pierre. Il sembla hésiter quelques secondes, prit une carte de visite dans une petite boîte posée sur son bureau et inscrivit un autre numéro sous celui qui était imprimé sur la carte.
— Je vais également faire une chose que je ne fais jamais en temps normal, Pierre, dit-il. Je vous donne mon numéro personnel. Si vous ne pouvez pas me joindre ici, essayez chez moi, de jour comme de nuit. Il y a des gens qui prennent très mal ce genre de nouvelle. S’il vous venait l’idée de commettre un acte désespéré, promettez-moi d’appeler.
— Vous voulez dire s’il me vient à l’idée de me suicider ?
Le médecin acquiesça.
Pierre prit la carte. À son grand étonnement, il vit que sa main tremblait.
Tard ce soir-là, dans sa chambre, tout en se déshabillant pour se mettre au lit, Pierre réfléchit longuement à ce qui lui arrivait.
C’était injuste, bordel. Totalement injuste.
Qu’avait-il donc fait pour mériter ça ?
Il y avait un petit crucifix au-dessus de sa porte. Il était là depuis sa plus tendre enfance. Il leva les yeux vers la minuscule représentation de Jésus, mais à quoi bon prier ? Le sort en était jeté. Ce qui était fait était fait. Qu’il ait le gène ou non dépendait du moment de sa conception, près de vingt ans plus tôt.
Il s’était acheté un LP d’Arlo Guthrie et l’avait écouté. Il avait eu du mal à en trouver un de Woody Guthrie chez A & A, mais la bibliothèque de Montréal possédait un album d’un groupe appelé Almanac Singers, dont Woodie avait fait partie. Et il l’avait écouté aussi.
La musique des Almanac Singers paraissait pleine d’espoir. Celle d’Arlo était triste. On pouvait interpréter la chose dans les deux sens.
Pierre avait lu que la plupart des malades atteints de la chorée de Huntington finissaient leurs jours à l’hôpital. La durée de séjour moyenne avant la mort était de sept ans.
Dehors, le vent soufflait en rafales. Une branche d’arbre ne cessait de racler la fenêtre. Son extrémité fourchue ressemblait à des doigts de squelette qui se courbaient pour lui faire signe de venir.
Il n’avait pas envie de mourir. Mais il n’avait pas non plus envie de connaître des années de souffrance.
Il songea à son père, le vrai, Henry Spade, qui se débattait dans son lit tandis que toutes ses facultés l’abandonnaient peu à peu.
Son regard se posa sur son bureau, un panneau de stratifié blanc qu’il avait acheté dans une grande surface. Il y avait dessus son exemplaire des Misérables dont il venait d’achever la lecture pour son cours de littérature française. Jean Valjean avait volé une miche de pain et, quoi qu’il fasse, il ne pouvait revenir sur cet acte, qui le stigmatisait jusqu’à la fin de ses jours. L’existence de Pierre était marquée, elle aussi, mais il ne possédait aucun moyen de savoir ce qui figurait dans son dossier. Et, s’il était un bagnard comme Jean Valjean, il avait, lui aussi, son Javert, qui le poursuivrait implacablement jusqu’à ce qu’il le rattrape.
Dans le roman, le destin s’était chargé de remettre les choses en ordre et l’inspecteur Javert s’était finalement révélé incapable d’échapper à son privilège de naissance. Incapable de changer ce qu’il était, il avait opté pour la seule issue possible : plonger dans les eaux glacées de la Seine.
La seule issue possible.
Pierre se leva, traîna des pieds jusqu’à son bureau, alluma une lampe d’architecte au bras articulé d’une blancheur de squelette et trouva la carte de visite de Laviolette avec son numéro personnel écrit à la main. Il fixa longuement la carte, lisant et relisant les chiffres.
La seule issue…
Il regagna son lit, s’assit au bord du matelas et écouta de nouveau le vent. Sans même regarder ce qu’il était en train de faire, il commença à faire aller et venir le tranchant de la carte sur son poignet gauche, sans s’arrêter, comme si c’était une lame de rasoir.
À dix-huit ans, Molly Bond était étudiante en psychologie à l’université du Minnesota. Elle y avait une chambre, bien que sa famille habitât Minneapolis. Même à cette époque, déjà, elle ne pouvait supporter de vivre sous le même toit que ses parents. Sa mère la désapprouvait sans cesse, et sa sœur, Jessica, était incroyablement superficielle. Mais il y avait surtout le nouveau mari de sa mère, Paul, qui avait envers elle des pensées pas tout à fait paternelles.
Elle était tout de même obligée de retourner à la maison lors de certains événements familiaux, comme c’était le cas aujourd’hui.
— Bon anniversaire, Paul, dit-elle en se penchant pour embrasser son beau-père sur la joue. Je t’adore.
Il faut que je lui dise la même chose.
— Je t’adore moi aussi, ma chérie.
Molly fit un pas en arrière, en essayant de réprimer un soupir. Ce n’était pas une soirée très marrante, mais ils feraient sûrement mieux l’an prochain. Paul avait quarante-neuf ans aujourd’hui. Ses cinquante ans, ils essaieraient de les fêter un peu plus dignement.
S’il était toujours là, bien sûr. Ce que Molly s’attendait à capter, en se penchant vers Paul pour l’embrasser, c’était un : Je t’adore moi aussi spontané, dépourvu de tout calcul et de toute préméditation. Mais, au lieu de cela, il avait pensé : Il faut que je lui dise la même chose, et les mots qu’il avait réellement prononcés sonnaient faux, fabriqués et plats.
La mère de Molly sortit de la cuisine avec le gâteau. Un gâteau à la carotte, le préféré de Paul, couronné du nombre requis de bougies, plus une pour porter bonheur, disposées de la même manière que les étoiles sur le drapeau américain.
Jessica aida Paul à écarter ses cadeaux. Molly fut incapable de résister : pendant que sa mère tripotait les réglages de son appareil photo, elle s’avança vers son beau-père pour se trouver de nouveau dans sa zone.
— Fais un vœu et souffle les bougies, dit la mère de Molly.
Paul ferma les yeux.
J’aimerais, pensa-t-il, ne m’être jamais marié.
Il souffla sur les petites flammes. La fumée des bougies monta vers le plafond.
Molly n’était pas vraiment surprise. Au début, elle avait cru que Paul avait une liaison. Il travaillait tard les jours de semaine et disparaissait tout le samedi en prétendant qu’il allait au bureau. La vérité, d’une certaine manière, n’était pas plus réjouissante. Ce n’était pas qu’il allait rejoindre quelqu’un, mais plutôt qu’il ne voulait pas rester à la maison avec elles.
Ils chantèrent tous en chœur Joyeux anniversaire et Paul découpa le gâteau.
Les pensées de la mère de Molly ne valaient pas mieux. Elle soupçonnait sa fille d’avoir des tendances lesbiennes, car on la voyait rarement sortir avec des garçons. Elle détestait son travail, mais protestait du contraire. Et, tout en donnant à Molly l’argent de ses études, elle lui reprochait jusqu’au dernier dollar. Cela lui rappelait combien elle avait dû travailler pour payer à son premier mari, le père de Molly, ses études à l’école de commerce.
Molly regarda Paul en se disant qu’elle ne pouvait pas vraiment lui en vouloir. Elle aussi, elle voulait s’éloigner le plus possible de sa famille, pour échapper à Noël et aux anniversaires.
Paul lui servit une part de gâteau. Elle prit son assiette et alla s’asseoir à l’autre bout de la table.
Prisonnier de ses problèmes personnels, Pierre rata ses examens de première année. Il alla trouver le doyen pour lui expliquer la situation. On lui donna une deuxième chance. Pendant l’été, l’université McGill offrait des cours de rattrapage. Il ne pourrait gagner qu’un nombre limité d’unités de valeur, mais cela le remettrait sur les rails pour septembre.
C’est ainsi qu’il se retrouva au cours d’introduction à la génétique. Le hasard voulut que ce cours soit assuré par l’assistant qui lui avait appris les modalités de transmission héréditaire de la couleur des yeux. Pierre n’avait jamais prêté beaucoup d’attention à ses cours. Ses vieux cahiers contenaient surtout des gribouillages et des dessins plus ou moins en rapport avec le hockey, mais il faisait maintenant de gros efforts pour se concentrer… au moins d’une oreille.
— Le plus grand défi scientifique, dans les années cinquante, disait l’assistant, était de découvrir la forme que pouvait avoir la molécule d’ADN. C’était une course contre la montre, à laquelle participaient de grands esprits, parmi lesquels Linus Pauling. Ils savaient tous que celui qui trouverait la réponse demeurerait célèbre à jamais.
Pierre écoutait maintenant des deux oreilles.
— James Watson, un jeune biologiste, pas plus âgé que n’importe lequel d’entre vous, fit équipe avec Francis Crick, et ensemble ils s’attelèrent au problème, en se basant sur des recherches effectuées en radiocristallographie par Rosalind Franklin.
À présent, Pierre était captivé.
— Watson et Crick savaient que les quatre bases utilisées par l’ADN, l’adénine, la guanine, la thymine et la cytosine, avaient toutes des tailles différentes. Mais, à l’aide de bouts de carton, ils démontrèrent que, lorsque l’adénine et la thymine s’assemblent, elles prennent une nouvelle forme commune, de même longueur que celle qui résulte de l’appariement de la guanine et de la cytosine. Ils démontrèrent aussi que ces formes combinées constituaient les barreaux d’une échelle spiralée…
Passionnant.
— Ce fut une percée considérable. Et le plus étonnant, dans tout ça, était que James Watson n’avait que vingt-cinq ans lorsque Crick et lui prouvèrent que la molécule d’ADN avait la forme d’une double hélice…
Un matin, après avoir passé une nuit pratiquement blanche, Pierre demeura longtemps assis sur le bord de son lit.
Il avait eu dix-neuf ans en avril.
Beaucoup d’individus à risque pour la maladie de Huntington présentaient le tableau complet des symptômes vers trente-huit ans, soit exactement le double de son âge actuel.
Si peu de temps encore.
Et pourtant…
Et pourtant, il s’était passé tant de choses durant ces dix-neuf années.
De vagues souvenirs de sa tendre enfance lui revinrent en mémoire. Des images de baby-sitters, de tricycles, de billes, d’étés interminables et d’épisodes de Batman passant pour la première fois à la télé.
La maternelle. Dieu, que cela semblait loin ! La classe de Mlle Renaud. Les festivités, vaguement remémorées, pour le centenaire de l’indépendance du Canada.
Il avait été louveteau chez les scouts, mais n’avait jamais pu obtenir la moindre médaille.
La colo, deux étés de suite.
Sa famille avait quitté Clearpoint pour s’installer à Outrement, et il avait dû s’adapter à sa nouvelle école.
Il s’était cassé le bras en jouant au hockey dans la rue.
La crise du FLQ en octobre 1970. Ses parents qui avaient tenté d’expliquer à un petit garçon apeuré la signification de tout ce qui se disait au journal télévisé et la raison de la présence de troupes dans les rues.
Robert Apollinaire, son meilleur copain quand il avait dix ans, avait déménagé pour s’installer une vingtaine de rues plus loin, et il ne l’avait plus jamais revu.
Puis la puberté, avec tout ce que cela entraînait.
Le grand chamboulement quand les jeux Olympiques s’étaient tenus à Montréal en 1976.
Son premier baiser, à une boum, quand ils avaient joué à faire tourner la bouteille[1].
La première fois qu’il avait vu La Guerre des étoiles. Il s’était dit que c’était le meilleur film jamais réalisé.
Sa première petite amie, Marie. Il se demandait ce qu’elle était devenue aujourd’hui.
Son permis de conduire. Deux mois après l’avoir obtenu, il avait bousillé la voiture de son père.
Sa découverte des deux mots magiques : « Je t’aime. » Et leur effet magique quand il avait envie de glisser la main sous un sweat ou une jupe. Jusqu’au jour où il avait découvert leur signification réelle, l’été de ses dix-sept ans, avec Danielle. Et où il s’était mis à sangloter tout seul au coin d’une rue quand elle avait rompu.
Sa première bière – il avait détesté, puis avait fini par s’habituer au goût. Les fêtes avec les copains. Les petits boulots d’été. Une pièce de théâtre, au lycée ; c’était lui qui s’occupait de l’éclairage. Les billets qu’il avait gagnés, à un concours de la station de radio CFCF, pour les matchs de hockey de toute la saison de l’équipe des Canadiens. Quelle année il avait passée ! Ses études étaient alors le cadet de ses soucis. Il avait été chroniqueur sportif pour L’Informateur, le journal du lycée. Et c’est là, aussi, qu’il s’était bagarré avec Roch Laval. Quinze ans d’amitié foutus en l’air en une soirée.
La crise cardiaque de son père. Il avait cru que la douleur ne le quitterait jamais. Mais elle s’était estompée, au fil des ans. Le temps guérit toutes les blessures.
Presque toutes.
Tout ça en dix-neuf ans. En fin de compte, on peut faire un tas de choses en dix-neuf ans. Et c’était peut-être exactement ce qui lui restait pour profiter de la vie.
À son dernier cours, l’assistant leur avait parlé de James D. Watson, qui n’avait que vingt-cinq ans lorsqu’il avait découvert la structure hélicoïdale de l’adn. Et à trente-quatre ans, Watson avait obtenu le prix Nobel.
Pierre se savait brillant. Il ne fichait rien à l’école parce que, justement, il en avait les moyens. Aucune matière ne lui posait de problème. Étudier ? Non, mais vous voulez rire ! Ramener une pile de bouquins à la maison ? Vous plaisantez !
Une vie qui risquait d’être abrégée prématurément.
Un prix Nobel à trente-quatre ans.
Il se leva, enfila son slip et sa chemise.
Il ressentait un grand vide dans le cœur. Une grande sensation de perte. Cependant, il se rendit compte, au bout d’un moment, que ce n’était pas vraiment la perte éventuelle de son existence qui le tracassait, mais plutôt celle, irréversible, de son passé. Toutes ces heures, ces jours qu’il avait gaspillés par son indolence, son indifférence face aux choses importantes de la vie.
Il mit ses chaussettes.
Il fallait rattraper le temps perdu. Profiter, désormais, de chaque minute.
Faire en sorte que Pierre Tardivel laisse derrière lui une trace de son passage.
Il regarda sa montre.
Pas de temps à perdre.
Pas une seule seconde.
Le père d’Avi Meyer, Jubas, faisait partie de la cinquantaine de rescapés du camp de la mort de Treblinka. Après son évasion, il avait survécu trois ans, mais était mort avant la naissance d’Avi. Ce dernier avait grandi à Chicago, où ses parents s’étaient établis après avoir passé un certain temps dans un camp de réfugiés. Avi avait souffert de l’absence de son père ; mais peu après sa barmitsva, en 1960, sa mère lui dit :
— Tu es un homme, maintenant, Avi. Il faut que tu saches tout ce que ton père a enduré. Les souffrances que notre peuple a connues.
Et elle lui avait tout raconté.
Les nazis.
Treblinka.
Oui, son père s’était échappé de ce camp, mais il avait trois sœurs et un frère que les nazis avaient tués, de même que le grand-père et la grand-mère d’Avi et d’innombrables autres parents et relations.
Tous morts.
Des fantômes.
Mais à présent, les fantômes pouvaient peut-être connaître le repos. On avait retrouvé celui qui était à l’origine de leurs souffrances, celui qui les avait torturés avant de les faire passer dans les chambres à gaz.
Ivan le Terrible. Ils avaient enfin capturé cette ordure. Et le monstre allait payer.
Avi – petit et trapu, gueule de bouledogue – travaillait à l’OSI, l’Office of Special Investigations, division du Département de la Justice des États-Unis, qui se consacrait à la recherche des criminels de guerre nazis. Ses collègues et lui avaient identifié un certain ouvrier d’une usine d’automobiles de Cleveland, nommé John Demjanjuk, comme étant Ivan le Terrible.
Aujourd’hui, Demjanjuk avait l’air tout à fait inoffensif. C’était un gros Ukrainien âgé de près de soixante-dix ans, aux oreilles décollées et aux yeux en amande derrière des lunettes à monture d’écaillé. À vrai dire, il ne semblait pas avoir l’esprit aussi vif que l’individu décrit dans les rapports sur Ivan le Terrible, mais d’autres que lui avaient eu le cerveau ramolli par les ans.
Les agents de l’OSI avaient montré à des survivants de Treblinka des planches de photos parmi lesquelles se trouvait celle de Demjanjuk. Suite à ces identifications et à la découverte d’une carte d’identité SS tombée aux mains des Soviétiques, la citoyenneté américaine de Demjanjuk lui avait été retirée en 1981. On l’avait extradé en Israël. Et aujourd’hui, il était jugé pour le seul crime passible de la peine de mort dans ce pays.
Le tribunal siégeait au centre de conventions Binyanei Ha’uma de Jérusalem, dans une très grande salle. En fait, il s’agissait du hall n° 2, un théâtre loué pour l’occasion, ce procès étant le plus important depuis celui d’Eichmann. Il s’agissait de permettre au plus grand nombre de spectateurs possible d’assister à cet événement historique. La majeure partie de l’auditoire était composée de survivants de l’holocauste et de leurs familles. Leur nombre diminuait sensiblement au fil des années. Depuis que Demjanjuk avait perdu sa citoyenneté américaine à Cleveland, trois témoins qui l’avaient identifié formellement comme étant Ivan le Terrible étaient décédés.
Les juges trônaient sur la scène du théâtre. Ils occupaient trois hauts fauteuils à dossier en cuir, celui du milieu étant un peu plus haut que les deux autres. De chaque côté de cette tribune flottait le drapeau israélien bleu et blanc. Côté cour, il y avait la table du procureur et la barre des témoins ; côté jardin, la table des avocats de la défense. Derrière eux, le box où Demjanjuk, en chemise à col ouvert et veste de sport bleue, se tenait avec son interprète et son gardien. Tout le mobilier était en bois blond bien ciré. La scène surplombait d’un bon mètre les fauteuils des spectateurs. Dans le fond et dans les coulisses, les équipes de la télé s’affairaient autour de leur matériel. Le procès était transmis en direct.
Il durait depuis huit jours. Avi Meyer, présent en tant qu’observateur de l’OSI, tuait le temps avant le début de la séance en relisant un exemplaire de poche du roman de Harper Lee intitulé Alouette, je te plumerai[2]. Il l’avait lu pour la première fois à l’université et en avait été profondément ému. Non pas qu’il y eût un quelconque rapport entre la vie de l’héroïne – miss Jean Louise Finch, surnommée « Scout » – dans le Sud profond et la sienne à Chicago, mais l’histoire des vérités que nous refusons de voir et de la quête de la justice était universelle.
En fait, ce livre avait peut-être eu encore plus d’importance dans sa décision d’entrer à l’OSI que les fantômes d’une famille qu’il n’avait pas connue.
Tom Robinson, un Noir, était accusé d’avoir violé une jeune Blanche nommée Mayella Ewell. Le seul indice physique était le visage couvert d’ecchymoses de Mayella. Elle avait été sauvagement frappée par un homme qui, d’après les experts, avait plus de force dans la main gauche. Son père, un ivrogne avéré, était gaucher. Tom Robinson souffrait d’une infirmité. Son bras gauche était plus court de trente centimètres que son bras droit. Sa main était atrophiée. Dans sa déclaration, Tom avait soutenu que Mayella s’était jetée sur lui et qu’il avait dû repousser ses avances. Que son père l’avait battue pour avoir voulu exciter un Noir. Il n’y avait pas le moindre commencement de preuve pour étayer l’accusation de viol, et Tom était physiquement incapable d’avoir battu la fille.
Mais dans la petite ville assoupie de Maycomb, en Alabama, le jury, composé uniquement de Blancs de sexe masculin, avait déclaré Tom Robinson coupable. Le témoignage d’une jeune fille blanche ne pouvait être réfuté par un Noir. Et même si Robinson n’était pas coupable cette fois-ci, c’était un bon à rien, et il avait sûrement fait quelque chose de mal en une autre occasion.
La justice avait besoin de défenseurs rigoureux, cela ne faisait aucun doute. Et dans le roman, elle en avait trouvé un en la personne du père de Scout, l’avocat Atticus Finch, qui avait accepté de défendre Tom en dépit de l’opinion publique et avait prononcé une plaidoirie vigoureuse, intelligente et pleine de dignité.
À l’époque, dans les années trente, la ségrégation régnait au tribunal, comme partout. Les Noirs n’avaient accès qu’aux galeries. Scout et son frère, Jem, s’étaient glissés là-haut et avaient trouvé une place à côté du bon révérend Sykes.
À la fin du procès, quand Tom Robinson fut reconduit à la prison et que tous les Blancs eurent évacué la salle, les Noirs attendirent en silence que l’avocat Atticus Finch rassemble ses papiers et ses livres de droit. Quand il se dirigea vers la sortie, ils se levèrent respectueusement pour lui rendre silencieusement hommage, sachant au fond d’eux-mêmes que Tom était innocent mais que tel était leur lot et que Finch avait fait de son mieux. Alors le révérend Sykes s’était penché pour dire à la fille d’Atticus : « Miss Jean Louise, levez-vous, votre père est un homme juste, qui s’est battu pour une juste cause. »
Dov Levin, le juge de la Cour suprême, et les juges du tribunal de district de Jérusalem, Zvi Tal et Dalia Dorner, constituaient le tribunal qui allait décider du sort de John Demjanjuk. Ils entrèrent dans la salle de théâtre. Dès qu’ils furent assis, l’huissier se leva pour annoncer :
— Beit Hamishpat ! L’État d’Israël contre Ivan, dit John, fils de Nikolaï Demjanjuk, dossier criminel n° 373/86 du tribunal de district de Jérusalem, siégeant en tant que tribunal d’exception en vertu de la loi sur le Châtiment des nazis et de leurs complices. Session du 24 Shevat 5747, 23 février 1987, séance du matin.
Avi Meyer replia le coin supérieur de sa page pour marquer l’endroit où il s’était arrêté.
— Je m’appelle Epstein, Pinhas, fils de Dov et Sara. Je suis né à Czestochowa, en Pologne, le 3 mars 1925. J’ai vécu là-bas avec mes parents jusqu’au jour où on nous a conduits à Treblinka.
Avi Meyer, qui venait d’avoir quarante ans et était à l’affût du moindre signe de vieillissement, se disait qu’Epstein faisait aisément dix ans de moins que ses soixante-deux ans. Il était grand, avec une épaisse chevelure rousse coiffée en arrière.
Les trois juges l’écoutaient avec attention. Zvi Tal avait une grande barbe et une kippa perchée sur ses cheveux gris. Dov Levin, austère, crâne dégarni, portait des lunettes à monture d’écaillé. Et Dalia Dorner avait les cheveux courts et arborait veste et cravate comme ses collègues masculins.
— Messieurs les juges, madame, fit Epstein en se tournant vers eux, je me souviens d’un incident. Je fais encore des cauchemars à cause de ça. Un jour, une petite fille a réussi à ressortir vivante d’une chambre à gaz. Elle devait avoir dans les douze, treize ans. Comme Jubas Meyer, Shlomo Malamud et quelques autres, on m’obligeait à retirer les cadavres de la chambre à gaz. (Avi Meyer s’était penché en avant à la mention du nom de son père.) Et le cri de cette fillette résonne encore à mes oreilles, continua Epstein. Maman ! Maman ! (Il s’interrompit un instant pour essuyer une larme.) Ivan s’en est alors pris à Jubas, et il l’a…
Le cœur battant, Avi Meyer attendait la suite. La voix d’Epstein s’était éteinte ; il regardait les magistrats l’un après l’autre, en s’attardant davantage sur Dalia Dorner, comme s’il était intimidé parce que c’était une femme.
— Désolé, reprit le témoin, j’ai trop honte pour répéter les mots prononcés alors par Ivan.
Dov Levin fronça les sourcils et ôta ses lunettes.
— S’il est important que la Cour les entende, vous devez nous les dire.
Epstein inspira profondément puis murmura :
— Il a d’abord roué Jubas de coups, puis il lui a crié : « Davay yebatsa. »
Levin haussa ses sourcils broussailleux.
— Ce qui veut dire ?
Epstein se tortilla sur sa chaise.
— En russe, ça signifie : « Viens baiser. » Il a demandé à Jubas de baisser son pantalon et de violer cette petite fille terrifiée.
Avi Meyer sentit un goût de bile au fond de sa gorge. Il pensait avoir tout entendu, après sa barmitsva, sur les atrocités commises vingt-sept ans plus tôt. Sa mère, à présent, était morte. Il espérait qu’elle n’avait jamais su ce détail.
Mickey Shaked, l’un des trois procureurs israéliens, avait d’abondants cheveux bouclés et de grands yeux tristes. Il plaça la planche de photos devant Epstein. Elle comprenait huit clichés sur trois rangées : deux de trois et une de deux. Il n’y avait là que des Ukrainiens soupçonnés de crimes de guerre. Les cinq premiers portraits étaient des photos d’identité. Les deux derniers avaient été prélevés sur des documents divers. Leur taille faisait presque le double des autres. Sur les huit, seule la septième photo était celle d’un homme chauve, à la figure ronde.
— Reconnaissez-vous l’un de ces visages ? demanda Shaked.
Epstein hocha la tête. Au début, il fut incapable de donner voix à ses pensées. Finalement, il posa le doigt sur la septième photo.
— C’est lui, je le reconnais, dit-il.
— De quelle manière ?
— Le front, la rondeur du visage, le cou très court, les épaules larges, les oreilles décollées. C’est Ivan le Terrible tel qu’il est resté dans mon souvenir de Treblinka.
— Et cet homme est-il présent aujourd’hui dans ce tribunal ? demanda Shaked en parcourant du regard la vaste salle comme s’il n’avait pas lui-même la moindre idée de l’endroit où pouvait se trouver le monstre.
Epstein désigna du doigt Demjanjuk en disant d’une voix forte :
— Oui. Il est assis là.
Certains des spectateurs applaudirent. Oui, ils applaudirent. L’avocat israélien de Demjanjuk, Yoram Sheftel, écarta les bras de manière implorante en direction des magistrats. Le juge Levin fronça les sourcils, comme s’il hésitait à interrompre la performance d’un acteur de théâtre, mais finit par rappeler le public à l’ordre.
Un autre témoin était maintenant à la barre : Eliahu Rosenberg, un petit homme trapu aux cheveux gris et aux épais sourcils noirs.
— Je vous demande de bien regarder l’accusé, déclara le procureur. Étudiez bien ses traits.
Rosenberg se tourna vers les magistrats.
— Pouvez-vous lui demander d’ôter ses lunettes ?
Demjanjuk les retira immédiatement, mais son avocat américain, Mark O’Connor, se leva pour protester, et il les remit aussitôt.
— Mr O’Connor, demanda le juge Levin en fronçant les sourcils, quelle est votre position ?
O’Connor regarda Demjanjuk, puis Rosenberg, puis de nouveau le juge Levin. Finalement, il haussa les épaules.
— Mon client n’a rien à cacher.
Demjanjuk se leva et ôta une nouvelle fois ses lunettes. Il se pencha en avant pour parler à O’Connor.
— Laissez-le venir plus près, si vous voulez, dit-il.
Au début, O’Connor le fit taire, puis il sembla penser que c’était une bonne idée, après tout.
— Monsieur Rosenberg, dit-il, voulez-vous venir examiner mon client de plus près ?
Rosenberg quitta la barre des témoins et, sans détacher un seul instant son regard de Demjanjuk, s’approcha d’un pas hésitant. Un murmure courut dans les rangs des spectateurs.
Rosenberg s’agrippa à la barre.
— Posmotree ! cria-t-il. Regarde-moi !
Demjanjuk le regarda dans les yeux et lui tendit la main.
— Shalom !
Rosenberg chancela.
— Assassin ! s’écria-t-il. Comment oses-tu ?
Avi Meyer vit que la femme de Rosenberg, Adina, assise au troisième rang, venait de s’évanouir. Sa fille la reçut dans ses bras. Rosenberg, furieux, retourna à la barre des témoins.
— On vous a demandé d’examiner l’accusé de plus près, déclara le juge Levin. Qu’avez-vous vu ?
D’une voix tremblante, Rosenberg répondit :
— C’est Ivan. (Il déglutit, essayant de recouvrer son calme.) Je le dis sans hésitation et sans le moindre doute. C’est Ivan, celui de Treblinka et des chambres à gaz. Je ne pourrai jamais oublier ces yeux, ce regard d’assassin.
Demjanjuk hurla quelque chose. Avi Meyer n’avait pas bien entendu. O’Connor, gêné par ses écouteurs de traduction simultanée, n’avait pas saisi non plus. Il les enleva et se tourna vers son client.
— Qu’avez-vous dit ?
Demjanjuk, le visage empourpré et les mains croisées sur sa poitrine, ne lui répondit pas. L’avocat israélien de la défense, Yoram Sheftel, se pencha vers O’Connor pour lui dire en anglais :
— Il a dit : « Atah shakrari ! » Vous êtes un menteur !
— Ce n’est pas vrai ! J’ai dit la vérité ! s’écria Rosenberg. C’est Ivan le Terrible !
Molly Bond se sentait… comment dire… minable, mais excitée. Effrayée, mais sûre d’elle.
Elle allait avoir vingt-six ans cet été, et était sur le point d’obtenir son doctorat de psycho. Mais ce soir, elle n’étudiait pas. Elle était entrée dans un bar à quelques rues du campus de l’université du Minnesota. L’air enfumé lui piquait les yeux. Elle avait déjà bu un thé glacé de Long Island[3] et essayait de rassembler son courage. Elle portait un chemisier rouge, en soie, sans rien en dessous. Quand elle baissait les yeux vers sa poitrine, elle voyait les pointes de ses seins qui saillaient contre le tissu. Elle avait déjà dégrafé un bouton avant d’entrer. Elle en dégrafa un second. Pour le bas : minijupe de cuir noir, collants fumés, escarpins à talons hauts et à fines lanières de cuir croisées sur la cheville. Côté maquillage : le grand jeu.
Elle leva les yeux et vit un homme entrer dans le bar. Vingt-cinq ans environ, pas mal. Brun, les yeux marron. Italien, peut-être. Il portait un blouson de l’université, avec la mention « MED » sur la manche. Parfait.
Elle s’aperçut qu’il la reluquait. Elle en eut des palpitations. Elle réussit à lui faire un petit sourire, puis détourna les yeux.
Mais c’était suffisant. Il s’approcha d’elle et s’assit sur le tabouret voisin, totalement dans sa zone.
— Puis-je vous offrir quelque chose ? demanda-t-il.
Elle hocha la tête.
— Un thé glacé de Long Island, dit-elle en indiquant son verre vide.
Il fit signe au barman.
Encore un qui voulait la sauter. Quand il croyait qu’elle ne le regardait pas, il lorgnait son décolleté. Elle croisa les jambes sur son tabouret, ce qui fit tressauter ses seins.
Ils ne mirent pas longtemps à se retrouver chez lui. Appartement d’étudiant typique, pas très loin du campus. Boîtes à pizza vides dans la cuisine, livres de cours étalés sur tous les meubles. Il s’excusa du désordre et se mit en devoir de débarrasser le canapé.
— Inutile, lui dit Molly.
Il n’y avait que deux portes dans le living, et toutes les deux étaient ouvertes. Elle se dirigea vers celle de la chambre à coucher.
Il la rejoignit. Ses mains se posèrent sur ses seins à travers le corsage, puis sur la peau. Il l’aida à se déshabiller rapidement. Elle défit la boucle de la ceinture, et ils semèrent leurs vêtements sur le parcours de la porte au lit. La lumière venant du living les éclairait amplement. Il ouvrit le tiroir de la table de nuit, sortit une boîte de préservatifs et regarda Molly.
— Je hais ces trucs-là, dit-il, histoire de tâter le terrain. Ça tue les sensations.
Elle passa la main sur son torse velu, puis le long de son bras musclé et enfin sur sa main qui tenait la boîte. Elle la prit pour la remettre dans le tiroir.
— Alors, pourquoi s’embêter avec ? demanda-t-elle en souriant.
Elle mit la main sur sa verge et la caressa pour obtenir une pleine érection.
Avi Meyer était dans son appartement, la mâchoire pendante.
Demjanjuk avait été reconnu coupable, naturellement, et condamné à mort. L’issue ne faisait aucun doute depuis le début du procès. Mais il allait y avoir appel. C’était obligatoire de par la loi israélienne. On n’avait pas demandé à Avi de se rendre en Israël pour le second procès. Ses supérieurs à l’OSI étaient convaincus que rien ne serait changé. Les protestations dont une certaine presse se faisait l’écho devaient être l’œuvre des manigances des avocats de Demjanjuk. Et l’interview – diffusée par la CBS dans son émission 60 Minutes – de Maria Dudek, une femme décharnée âgée maintenant de plus de soixante-dix ans, à moitié édentée, aux cheveux blancs sous son fichu effrangé, le laissait sceptique. Elle se prostituait dans les années quarante à Wolga Okralnik, près de Treblinka, où elle avait pour client un John ou un Ivan, qui travaillait aux chambres à gaz et qui la faisait hurler de passion monnayée. Elle devait faire erreur quand elle disait qu’il s’appelait Ivan Marchenko et non Ivan Demjanjuk.
Mais non. Avi Meyer, qui suivait le procès sur CNN, apprit que la Cour suprême d’Israël, sous l’autorité du juge Meir Shamgar, venait de casser le jugement du tribunal d’exception.
Demjanjuk était détenu en Israël depuis cinq ans et demi. Sa demande d’appel avait été repoussée durant trois ans en raison d’une crise cardiaque dont le juge Zvi Tal avait été victime. Et pendant ce temps, l’Union soviétique était tombée et des dossiers jusque-là secrets avaient été rendus publics.
Comme l’avait déclaré Maria Dudek, l’homme qui s’occupait des chambres à gaz à Treblinka s’appelait bien Ivan Marchenko. Il était ukrainien et ressemblait à Demjanjuk, mais il ne s’agissait que d’une ressemblance superficielle. Demjanjuk était né le 3 avril 1920, Marchenko le 2 février 1911. Et Demjanjuk avait les yeux bleus alors que ceux de Marchenko étaient marron.
Marchenko était marié avant la guerre. Le gendre de Demjanjuk, Ed Nishnic, s’était rendu en Russie et avait retrouvé la famille de Marchenko à Seryovka, un village du district de Dniepropetrovsk. Personne ne l’avait revu depuis le jour où il s’était engagé dans l’Armée rouge en juillet 1941. Son épouse abandonnée était morte un mois à peine avant la visite de Nishnic. Sa fille s’était effondrée en apprenant les horreurs dont son père s’était rendu coupable à Treblinka. « Je suis heureuse, avait-elle déclaré entre deux sanglots, que maman soit morte avant d’avoir su la vérité. »
Quand on avait rapporté ces paroles à Avi, son cœur n’avait fait qu’un bond. Il avait éprouvé à peu près les mêmes sentiments quand on lui avait dit qu’Ivan avait forcé son père à violer une petite fille.
Les dossiers du KGB contenaient une déclaration sous serment de Nïkolaï Shelaïev, le second préposé aux chambres à gaz de Treblinka, celui qui avait été, littéralement, le moindre de deux maux. Shelaïev avait été capturé en 1950 par les Soviétiques, puis jugé et exécuté en tant que criminel de guerre en 1952. Sa déposition constituait le dernier témoignage connu sur Ivan Marchenko. Shelaïev l’avait vu sortir d’un bordel à Fiume en mars 1945. Ivan lui avait dit alors qu’il n’avait aucune intention de retourner dans sa famille.
Avant même que Maria Dudek ait parlé à Mike Wallace, avant que Demjanjuk ait été privé de sa citoyenneté américaine, Avi savait que le nom de famille indiqué par Ivan le Terrible à Treblinka pouvait être Marchenko. Mais cela n’avait pas grande signification, se disait-il. Le nom de Marchenko était de toute manière intimement lié à celui de Demjanjuk. Sur un formulaire que Demjanjuk avait rempli en 1948 pour sa candidature au statut de réfugié, il avait noté Marchenko comme nom de jeune fille de sa mère.
Avant son premier procès, cependant, la licence de mariage des parents de Demjanjuk, datée du 24 janvier 1910, avait été retrouvée. Elle prouvait que le nom de sa mère n’était pas du tout Marchenko, mais Tabachuk. Quand Avi lui avait demandé pourquoi il avait indiqué « Marchenko » sur le formulaire, il avait répondu qu’il ne se souvenait plus du nom et que, considérant cette rubrique comme peu importante, il avait écrit le premier nom ukrainien qui lui était venu à l’esprit.
Aujourd’hui, il semblait qu’il avait dit la vérité. John Demjanjuk n’était pas Ivan le Terrible.
Et Avi Meyer, de même que le reste de l’OSI, avait failli être responsable de l’exécution d’un innocent.
Avi ressentait le besoin de se relaxer, d’oublier un peu tout cela.
Il traversa son living jusqu’à l’armoire où il rangeait ses vidéos. Brighton Beach Memoirs lui remontait toujours le moral, de même que Le Forum en folie et…
Machinalement, il sortit un coffret de deux cassettes. Jugement à Nuremberg.
Ce n’était pas spécialement un poids plume, mais trois heures devraient lui occuper suffisamment l’esprit jusqu’au moment d’aller se coucher.
Il glissa la première cassette dans la fente du magnétoscope. Pendant que l’émouvante musique du générique se faisait entendre, il alla mettre un peu de popcorn dans le micro-ondes.
Pendant le film, il engloutit trois bières.
Les rôles avaient été renversés à Nuremberg. Burt Lancaster incarnait Ernst Janning, l’un des quatre magistrats allemands jugés pour crimes contre l’humanité. Son personnage semblait secondaire, jusqu’au moment où il occupait le devant de la scène dans la dernière demi-heure du film.
On lui reprochait principalement d’avoir fait exécuter un Juif sur la foi de fausses accusations d’attentat à la pudeur. Janning demandait l’autorisation de prendre la parole malgré l’opposition de son propre avocat. Quand il vint à la barre, Avi sentit son estomac se nouer. Janning expliqua comment Hitler avait séduit l’opinion allemande avec ses mensonges. « Il y a des démons parmi nous. Les communistes, les libéraux, les Juifs, les Gitans. Lorsque ces démons seront détruits, toutes vos misères prendront fin. »
Janning secouait alors lentement la tête. C’était la vieille histoire de l’agneau du sacrifice.
Lancaster s’exprimait de manière véhémente, il mettait tout son art dans ce soliloque !
— Il n’est pas facile pour nous d’admettre la vérité, disait-il, mais si nous voulons que l’Allemagne soit sauvée, nous devons reconnaître nos fautes, quelles que soient les souffrances et les humiliations que cela entraînera pour nous.
Là, il marquait un temps d’arrêt avant de reprendre :
— J’avais mon verdict dans la tête, pour l’affaire Feldenstein, avant d’entrer dans la salle du tribunal. Je l’aurais reconnu coupable envers et contre toutes les preuves. Ce n’était pas un procès, mais un rite du sacrifice dont Feldenstein le Juif était la victime impuissante.
Avi arrêta la cassette. Il avait décidé de ne pas voir la suite. Le film était presque fini, de toute manière. Il alla se brosser les dents dans la salle de bains.
Cependant, il s’était trompé, il avait appuyé sur PAUSE au lieu de STOP. Au bout de cinq minutes, la cassette se désengagea et la télé – encore CNN – se mit à hurler. Il retourna dans le living et chercha sa télécommande à tâtons.
Puis il se ravisa et décida de regarder la fin du film. Quelque chose l’y poussait.
Après le procès, lorsque Janning et les trois autres magistrats allemands avaient été condamnés à l’emprisonnement à vie, Spencer Tracy, qui jouait le rôle du juge américain Haywood, allait rendre visite à Janning dans sa cellule, sur sa demande. Celui-ci, qui avait écrit ses souvenirs des procès dont il était fier, ceux qu’il aurait voulu que l’on associe à son nom pour la postérité, donnait le manuscrit à Haywood pour qu’il le conserve en lieu sûr.
Puis, Burt Lancaster, au sommet de son art, murmurait :
— Juge Haywood, si je vous ai demandé de venir, c’est pour vous dire que tous ces gens… ces millions de personnes… je ne savais pas qu’un jour les choses en arriveraient là. Croyez-moi. Vous devez me croire.
Il y avait quelques instants de silence, et Tracy, d’une voix triste et douce, répliquait :
— Herr Janning, les choses en sont arrivées là lorsque, pour la première fois, vous avez condamné à mort un homme que vous saviez innocent.
Avi Meyer éteignit la télé et demeura assis dans le noir, affalé sur son canapé.
Des démons parmi nous. C’était Hitler qui disait cela, d’après Janning. Dans l’armoire en bois, à côté de l’emplacement vide de Jugement à Nuremberg, il y avait : Les assassins sont parmi nous – L’histoire de Simon Wiesenthal.
Uniquement des échos, cette fois-ci. Qui mettaient mal à l’aise, mais des échos quand même.
Lorsque ces démons seront détruits, toutes vos misères prendront fin.
Avi ne demandait qu’à le croire. Détruisons les misères, et laissons les fantômes en paix.
Mais Demjanjuk… Demjanjuk…
C’était la vieille, très vieille histoire de l’agneau du sacrifice.
Non, non… Il s’agissait d’une cause honorable, une cause juste.
J’avais mon verdict dans la tête avant d’entrer dans la salle du tribunal. Je l’aurais reconnu coupable envers et contre toutes les preuves. Ce n’était pas un procès, mais un rite du sacrifice.
Oui. Tout au fond de lui-même, Avi l’avait toujours su. Et les juges israéliens, Dov Levin, Zvi Tal et Dalia Dorner, le savaient sans nul doute aussi.
Herr Janning, les choses en sont arrivées là lorsque, pour la première fois, vous avez condamné à mort un homme que vous saviez innocent.
Mar Levin, les choses en sont arrivées là lorsque, pour la première fois, vous avez condamné à mort un homme que vous saviez innocent.
Mar Tal, les choses en sont arrivées là…
Giveret Dorner, les choses en sont arrivées là…
Avi sentit ses intestins se nouer.
Agent Meyer, les choses en sont arrivées là lorsque, pour la première fois, vous avez condamné à mort un homme que vous saviez innocent.
Il se leva pour aller regarder par la fenêtre. Elle donnait sur D Street. Mais sa vision était floue. Nous voulions la justice. Nous voulions que quelqu’un paie. Il mit la main contre la vitre froide. Qu’avait-il fait ? Qu’avait-il donc fait ?
À présent, les procureurs israéliens disaient : Bon, si Demjanjuk n’est pas Ivan le Terrible, il faisait peut-être partie des gardiens à Sobibór ou dans un autre camp nazi.
Avi songea à Tom Robinson, avec sa main atrophiée. Ce bon à rien de nègre. Si ce n’était pas lui qui avait violé Mayella Ewell, il était sans doute coupable de quelque chose d’autre.
CNN avait montré le théâtre transformé en tribunal. Ce même théâtre où Avi, cinq ans plus tôt, avait pris place pour suivre le déroulement du procès. Demjanjuk, qui n’avait pas encore été libéré, avait été reconduit dans la cellule où il avait passé ses deux mille dernières nuits.
Avi quitta le living pour s’avancer dans les ténèbres.
Miss Jean Louise, levez-vous, votre père est un homme juste…
Mais personne ne se leva pour saluer Avi Meyer.
Pas même les fantômes du passé.
Pierre Tardivel devint quelqu’un de motivé, qui ne s’intéressait plus qu’à ses études. Il avait décidé de se spécialiser en génétique, le domaine qui, tout compte fait, avait chamboulé sa vie. Il s’y distingua aussitôt et entama une brillante carrière de chercheur au Canada.
En mars 1993, il lut qu’une découverte essentielle venait d’être faite. Le gène de la maladie de Huntington était identifié, et il devenait possible de pratiquer un test simple et peu coûteux sur l’adn pour savoir si le gène était présent chez un individu et s’il finirait par avoir la maladie. Mais Pierre ne voulut pas faire ce test. Il avait presque peur de savoir, maintenant. S’il n’était pas atteint, allait-il retrouver son indolence passée ? Recommencer à gaspiller son temps ? À traverser les années en touriste ?
À trente-deux ans, il obtint une bourse de recherche au Lawrence Berkeley National Laboratory, situé sur une colline dominant l’université de Californie à Berkeley. On l’affecta au programme Génome humain, l’entreprise internationale visant à établir la cartographie et le séquençage de la totalité de l’adn qui constitue l’être humain.
Le campus de Berkeley offrait tous les avantages du campus idéal : ensoleillé, plein d’espaces verts, exactement le genre d’endroit où l’on pouvait imaginer que le mouvement hippie était né.
Ce qui était un peu moins merveilleux, c’était le nouveau patron de Pierre, le grincheux Burian Klimus, qui avait eu le prix Nobel pour sa découverte dans le séquençage de l’ADN, dénommée méthode de Klimus et aujourd’hui utilisée dans le monde entier.
Si le Pr Kingsfield, dans La Chasse au diplôme, avait été catcheur, il aurait ressemblé à Klimus. Âgé de quatre-vingt-un ans, trapu et complètement chauve, il avait un cou de taureau, les yeux marron et un visage ridé d’où seules les rides du sourire étaient absentes. En fait, Pierre ne l’avait pas vu rire une seule fois depuis qu’il le connaissait.
— Ne vous en faites pas pour le Dr Klimus, lui avait dit Joan Dawson, la secrétaire du programme Génome humain, dès le premier jour.
Bien que le titre officiel de Klimus fût celui de professeur de biochimie au centre William M. Stanley, on avait tout de suite prévenu Pierre qu’il préférait qu’on l’appelle docteur plutôt que professeur. C’était un chercheur et non un simple enseignant.
Pierre avait immédiatement éprouvé de la sympathie pour Joan, bien qu’il eût un peu de gêne à appeler par son prénom une femme qui avait deux fois son âge. Elle était douce, gentille et adorable à tout point de vue. Elle servait de mère à tous les professeurs distraits, grisonnants et portant lunettes avec qui elle travaillait, ainsi qu’à bon nombre d’étudiants que l’on faisait plancher sur le programme Génome humain. Souvent, elle apportait des cookies ou des brownies qu’elle faisait elle-même et qu’elle laissait, pour le plus grand plaisir de tous, à côté de la cafetière branchée en permanence.
En fait, peu de temps après avoir pris ses fonctions, Pierre se retrouva un jour assis face à Joan derrière son bureau, mordant à belles dents dans un cookie géant fourré aux bonbons M & M. Il attendait d’être reçu par le Dr Klimus. Joan consultait un document en plissant les yeux.
— Ils sont vraiment délicieux, dit-il en désignant l’assiette, où il y avait cinq autres cookies grand modèle. Je ne sais pas comment vous faites pour résister à la tentation !
Elle leva les yeux en souriant.
– Je n’en mange jamais. Je suis diabétique, vous comprenez. Depuis vingt ans. Mais j’adore faire des gâteaux, et les gens les apprécient, je crois. Ça me fait plaisir de les voir en manger.
Pierre hocha la tête, impressionné par cette abnégation. Il avait vu qu’elle portait un bracelet médical, et il comprenait maintenant pourquoi. Joan se replongea dans le document, les yeux toujours plissés, mais elle renonça au bout d’un moment et demanda :
— Est-ce que vous pourriez me lire les petites lignes du bas ? Je n’y arrive pas.
Pierre prit la feuille de papier et lut à haute voix :
— « Tous les rapports de niveau 4 du personnel doivent se trouver sur le bureau du directeur le 15 septembre au plus tard. »
— Merci, dit-elle en soupirant. J’ai un début de cataracte. Il va probablement falloir me faire opérer.
Pierre hocha la tête, compatissant. La cataracte survenait fréquemment chez les sujets diabétiques un peu âgés.
Il consulta sa montre. L’heure de son rendez-vous était déjà dépassée de quatre minutes. Il avait horreur de perdre son temps.
Bien que Molly eût caressé, à un moment, l’idée de postuler un emploi à l’université de Duke, célèbre pour ses recherches sur les phénomènes parapsychiques, elle accepta plutôt celui de maître assistante à l’université de Californie à Berkeley. Elle avait choisi ce poste parce qu’il était suffisamment loin de chez sa mère (qui, à sa grande surprise, n’avait pas encore été abandonnée par Paul) et de chez sa sœur Jessica (qui s’était mariée, puis avait divorcé peu de temps après) pour qu’elles n’aient pas l’idée de lui rendre visite.
Une nouvelle existence, une nouvelle ville. Mais elle continuait de commettre les mêmes erreurs stupides. en se disant que, cette fois-ci, les choses allaient changer, et qu’elle supporterait de passer toute une soirée en face d’un mec qui aurait la tête pleine de cochonneries à son égard.
Rudy n’avait pas été pire que ses précédentes rencontres passagères, jusqu’à ce qu’il ait un verre de trop dans le nez. Ses pensées superficielles s’étaient alors transformées en un flot constant d’obscénités du genre : Bordel, j’aimerais bien la baiser, lui brouter la chatte. Écarte bien, mon bébé, écarte…
Elle avait essayé plusieurs sujets de conversation, mais ses pensées de surface continuaient de ressembler à des graffitis de pissotière. Elle lui fit remarquer que les Oakland A faisaient un malheur cette saison. J’aimerais bien t’enfiler avec ma grosse batte, ma poulette. Elle lui demanda si tout allait bien à son travail. Vas-y, ma petite. Applique-toi, baby. Suce bien jusqu’au bout. Elle lui dit qu’il allait sans doute pleuvoir. Je vais t’arroser, tu vas voir, mon chou. Je vais t’asperger de foutre.
Finalement, n’en pouvant plus – il n’était que neuf heures moins vingt, et il n’était pas facile de mettre fin à un rendez-vous qui n’avait commencé qu’à sept heures et demie —, elle trouva un prétexte.
— Excusez-moi, mais je crois que la sauce au pistou n’est pas bien passée. Je ne me sens pas très bien. Il faut que je rentre à la maison.
Il prit un air désolé.
— Je suis vraiment navré, dit-il en faisant signe au garçon. Je vous raccompagne.
— Non, non, ça va aller, je vous assure. Je vais rentrer à pied. Je suis sûre que ça m’aidera à digérer.
— Je vais avec vous.
— Tout ira bien, ne vous inquiétez pas. C’est gentil de l’avoir proposé. (Elle sortit son porte-monnaie de son sac.) Avec la taxe et le pourboire, ça devrait faire quinze dollars pour moi. (Elle posa l’argent sur la table.)
Il paraissait déçu, mais au moins ses inquiétudes sur sa santé étaient sincères et éclipsaient dans sa tête les commentaires dignes du courrier des lecteurs de Penthouse.
— Je suis vraiment navré, répéta-t-il.
Molly lui adressa un sourire forcé.
— Moi aussi, dit-elle.
— Je vous appellerai, lui dit Rudy.
Elle hocha la tête, puis se hâta de quitter le restaurant.
La nuit était douce. Elle se mit à marcher sans but. Tout ce qu’elle savait, c’était qu’elle ne voulait pas retourner dans son appartement. Surtout pas un vendredi soir. Il était trop vide, trop triste.
Elle remontait University Avenue et, tout naturellement, se retrouva bientôt devant le campus. Elle croisa de nombreux couples, hétéros ou gay, et décela des pensées lubriques chez ceux qui, inévitablement, entraient dans sa zone. Mais cela lui était égal quand elle n’en était pas l’objet. Elle passa devant la bibliothèque Doe et décida d’entrer. En fait, la sauce au pistou lui faisait bel et bien gargouiller l’estomac, et elle avait besoin d’aller aux toilettes.
La salle de lecture semblait déserte. Qui avait envie d’étudier un vendredi soir, et surtout au début de l’année universitaire ?
— Bonsoir, professeur Bond, lui dit le bibliothécaire préposé à l’accueil, un grand maigre, d’âge moyen.
— Bonsoir, Pablo. Pas grand monde, ce soir.
Il hocha la tête en souriant.
— C’est vrai. Juste quelques habitués. Le veilleur de nuit, par exemple.
Il indiqua discrètement du pouce, à quelque distance de là, un homme d’une trentaine d’années assis à une grande table de chêne. Beau garçon, le visage rond et les cheveux bruns. Il était penché sur un livre.
— Le veilleur de nuit ? répéta Molly.
— Doc Tardivel. Il travaille au LBL. Il vient tous les soirs, depuis quelque temps, et reste jusqu’à la fermeture. Il m’envoie sans cesse à la réserve pour que je lui rapporte des périodiques.
Elle regarda l’homme à la dérobée. Elle n’avait jamais entendu ce nom, et elle ne se souvenait pas de l’avoir vu sur le campus. Elle quitta Pablo et se dirigea vers le présentoir de journaux et magazines, non loin de la table où était assis ce Tardivel. Elle décida de chercher un numéro récent de Developmental Psychology ou de Cognition, histoire de tuer une heure ou deux. Elle se baissa pour regarder le rayon du bas. Le tissu de son pantalon se tendit.
Une pensée effleura ses perceptions, comme une plume sur la peau nue. Mais elle était inintelligible.
Les revues n’étaient pas classées par ordre chronologique. Machinalement, elle remit les derniers numéros sur le dessus de la pile.
Une nouvelle pensée voleta à la surface de son esprit conscient. Soudain, elle comprit pourquoi elle avait du mal à la capter. Elle était en français. Molly reconnaissait la consonance mentale de cette langue.
Elle trouva le numéro de DP du mois dernier, se redressa et balaya du regard la salle de lecture à la recherche d’une place où s’asseoir. Cela ne manquait pas, naturellement, mais…
En français.
Ce type pensait en français.
Et il n’était pas mal, il fallait l’avouer.
Elle s’assit à côté de lui et ouvrit sa revue. Il leva les yeux, l’air un peu surpris. Elle lui sourit puis, sans réfléchir, lui dit :
— Agréable soirée, n’est-ce pas ?
— Certainement, répondit-il en lui rendant son sourire.
Elle sentit son cœur battre un peu plus fort. Il pensait toujours en français ! Elle s’était déjà trouvée en présence d’étrangers, mais ils pensaient tous en anglais quand ils parlaient dans cette langue.
— Oh ! Quel accent charmant ! dit-elle. Vous êtes français ?
— Canadien français, répondit Pierre. De Montréal.
— Vous faites partie d’un échange d’étudiants ? lui demanda Molly, qui savait parfaitement, d’après ce que lui avait dit Pablo, que ce n’était pas le cas.
— Non, non. J’ai une bourse de recherche au LBL.
— Ah ! Dans ce cas, vous devez connaître Burian Klimus. (Elle fit mine de frissonner.) Drôle de type.
Pierre se mit à rire.
— Vous l’avez dit.
— Je m’appelle Molly Bond, murmura-t-elle. J’enseigne la psycho.
— Enchanté. Pierre Tardivel… (Il marqua une pause.) Prof de psycho, eh ? Ça m’a toujours intéressé, cette matière.
— Ouah !
— Pardon ?
— C’est donc vrai que vous autres les Canadiens vous dites tout le temps : « Eh ! »
Elle eut l’impression qu’il rougissait légèrement.
— Nous disons aussi : « Je vous en prie. »
— Hein ?
— Ici, quand on dit merci à quelqu’un, il répond : « Uh-huh. » Nous, nous disons : « Je vous en prie. »
Elle se mit à rire.
— Touché, dit-elle.
Puis elle porta trois doigts à ses lèvres.
— Hey ! Je parle français, moi aussi !
Pierre sourit. Elle trouva que cela lui allait très bien.
— J’imagine, dit Molly en regardant les rayonnages poussiéreux qui les entouraient, que vous venez souvent ici ?
Il hocha la tête. Les pensées, nombreuses, se bousculaient à la surface de son esprit, mais Molly, à sa grande satisfaction, n’en comprenait aucune. Elles étaient toutes en français. Et le français était une langue si merveilleuse… Comme une douce musique de fond, qui la changeait du bruit irritant des pensées articulées de la plupart des gens qu’elle rencontrait.
Sans réfléchir, elle demanda :
— Ça vous dirait, une tasse de café ?
Puis elle ajouta, comme pour se justifier :
— Je connais un endroit dans Bancroft Avenue où ils font un excellent capucino.
Pierre avait une drôle d’expression, un mélange d’incrédulité et d’agréable surprise devant ce coup de chance inattendu.
— Avec plaisir, dit-il.
Oui, se dit Molly. Avec beaucoup de plaisir.
Ils bavardèrent durant des heures. Le bruit de surface des pensées de Pierre n’était jamais gênant. Il était peut-être aussi grossier que la majorité des hommes, mais elle ne le croyait pas vraiment. Il semblait sincèrement intéressé par ce qu’elle lui disait. Il l’écoutait avec attention. Et il avait un merveilleux sens de l’humour. Jamais elle n’avait autant apprécié la compagnie d’un homme.
Elle avait entendu dire que les Français – aussi bien européens que canadiens – avaient une attitude différente de celle des Américains envers les femmes. Qu’ils étaient plus détendus, moins crispés avec elles, qu’ils cherchaient moins à prouver continuellement leur virilité. Elle n’y croyait pas trop, cependant. Elle les soupçonnait de n’adopter que par calcul une attitude blasée devant la nudité féminine. « Ne laisse rien paraître, et elles viendront agiter leurs nichons sous ton nez. » Mais Pierre semblait s’intéresser réellement à ses préoccupations, et cela la branchait plus que n’importe quelle attitude macho.
Soudain, ce fut minuit et on les informa que le café allait fermer.
— Mon Dieu ! s’écria-t-elle. Je n’ai pas vu le temps passer !
— Précisément, lui dit Pierre, il a rejoint le reste du passé. Et sachez que j’en ai apprécié chaque seconde. (Il secoua la tête.) Je ne m’étais pas offert un tel répit depuis des semaines. (Il la regarda dans les yeux.) Merci beaucoup, ajouta-t-il en français.
Elle lui sourit.
— À cette heure-ci, vous n’allez pas marcher toute seule dans les rues, lui dit-il. Puis-je vous raccompagner à votre voiture ou devant votre porte ?
Elle sourit de nouveau.
— C’est gentil. Je n’habite pas loin d’ici.
Ils quittèrent le café. Pierre avait les mains nouées dans le dos. Elle se demandait s’il allait essayer de lui prendre la main, mais ce ne fut pas le cas.
— Il faudrait que je fasse plus ample connaissance avec cette région, dit-il. J’avais l’intention de jouer les touristes demain à San Francisco.
— Cela vous ferait plaisir d’avoir de la compagnie ?
Ils étaient arrivés à l’entrée de son immeuble.
— Beaucoup, dit-il. Merci.
Il y eut un silence. Molly se disait qu’il faudrait qu’ils se donnent rendez-vous le lendemain matin, à moins que… Elle frissonna, peut-être à cause de cette pensée, peut-être à cause de la brise nocturne… À moins qu’il ne reste pour la nuit. Mais les pensées de Pierre étaient pour elle un mystère absolu.
— Nous pourrions nous retrouver pour un brunch à onze heures, dit-il.
— Pourquoi pas ? Ici, on ne mange pas trop mal, répondit-elle en montrant un établissement sur le trottoir d’en face.
Elle se demandait s’il allait l’embrasser. Cela l’excitait, de ne pas pouvoir décrypter ses intentions. Le silence se prolongea, et il ne tenta rien. Cela aussi, c’était excitant.
— Bon, eh bien, à demain, dit-il enfin. Au revoir.
Quand Molly pénétra dans son immeuble, elle souriait d’une oreille à l’autre.
Molly et Pierre se virent de plus en plus souvent. Il était déjà allé trois fois chez elle, mais elle ne connaissait pas encore l’endroit où il vivait. Ce soir, cependant, c’était le grand soir. On jouait sur A & E un nouveau téléfilm de la série Cracker, avec Robbie Coltrane, et ils adoraient tous les deux cette série. Mais Molly n’avait qu’un téléviseur de trente-trois centimètres, alors que celui de Pierre en faisait soixante-neuf. Il fallait un écran convenable pour pouvoir suivre un match de hockey.
Il avait fait un peu de ménage, ramassant ses chaussettes sales et ses sous-vêtements qui traînaient dans le living, débarrassant le sofa vert et orange des piles de journaux qui l’encombraient et ôtant de son mieux la poussière, ce qui se résumait essentiellement à passer la manche de son maillot des Canadiens de Montréal sur le dessus de la télé et sur le meuble de sa chaîne hi-fi.
Ils commandèrent une pizza chez La Val pendant la pause publicitaire de la fin. Après le film, ils bavardèrent en attendant qu’elle arrive. Molly était emballée par le rôle que jouait la psychologie dans Cracker. Le personnage interprété par Coltrane, Fitz, était un psychologue qui travaillait pour la police de Manchester.
— Étonnant, convint Pierre.
— Et très sexy, renchérit Molly.
— Qui ça ? demanda Pierre, perplexe. Fitz ?
— Oui.
— Mais il est gros, alcoolique, joueur, et il fume comme un pompier !
— Mais quel cerveau ! Quelle intensité psychique !
— Il finira dans un hôpital, avec une bonne crise cardiaque.
— Je sais, soupira Molly. J’espère qu’il a une bonne assurance maladie.
— La Grande-Bretagne, c’est comme le Canada. Il y a un système de médecine sociale.
— Ici le mot « social » est considéré comme obscène. Mais j’avoue que l’idée d’une médecine accessible à tous me séduit. Dommage que Hillary n’ait pas obtenu gain de cause. Tu as dû avoir un choc, quand ils t’ont fait payer ton assurance médicale.
— J’en aurai sûrement un, mais je n’ai encore rien fait.
Elle en resta bouche bée.
— Tu veux dire que tu ne cotises à aucune assurance maladie ?
— Euh… non.
— Tu es peut-être couvert par la mutuelle des enseignants ?
— Non. Je ne suis même pas prof. J’ai juste une bourse de recherche de troisième cycle.
— Tu te rends compte, Pierre ? S’il t’arrivait un accident, tu serais dans de beaux draps !
— Je n’y avais jamais pensé. L’habitude du système canadien, je suppose. Là-bas, tout le monde est couvert automatiquement. Personne n’a à faire de démarches pour s’assurer.
— Tu es sûr que tu n’es pas couvert par le Canada ?
— Le Québec. Ça marche avec les provinces. Mais cette année, je ne serai plus considéré comme résident, ce qui signifie que je perds ma couverture sociale.
— Tu aurais intérêt à faire rapidement quelque chose. En cas d’accident, tu serais vite ruiné financièrement.
— Tu peux me recommander une compagnie ?
— Moi ? Je ne connais personne. Je suis couverte par l’université. Je crois que c’est la Sequoia Health qui les assure. Mais pour un particulier, je n’ai aucune idée des tarifs pratiqués par les différentes compagnies. J’ai vu des pubs pour la Bay Area Health, et aussi… Comment s’appellent-ils, déjà ? La Condor, si je me souviens bien.
— Je les appellerai.
— Dès demain. Fais-le, c’est important. J’ai un oncle qui s’est cassé la jambe, un jour. On l’a mis en traction à l’hôpital. Il n’avait pas d’assurance. La facture s’est élevée à trente-cinq mille dollars. Il a fallu qu’il vende sa maison pour payer.
Pierre lui tapota la main.
— D’accord. Je ferai ça demain matin, sans faute.
La pizza arriva. Pierre posa la boîte sur la table du séjour pour l’ouvrir. Molly mangea sa part à même le carton, mais il aimait la sienne bien chaude, et il la passa au micro-ondes pendant trente secondes. Il flottait dans la cuisine une odeur de fromage et de poivrons, à laquelle s’ajoutait le parfum du carton de la boîte légèrement humide.
Après avoir fini son troisième morceau, Molly demanda de but en blanc :
— Qu’est-ce que tu penses des enfants ?
Pierre se servit une quatrième portion.
— Je les aime bien.
— Moi aussi, lui dit Molly. J’ai toujours eu envie d’être mère.
Pierre hocha la tête, ne sachant pas exactement ce qu’il était censé répondre à cela.
— Ce que je veux dire, continua Molly, c’est que mon doctorat m’a pris beaucoup de temps, et… je n’ai jamais rencontré la personne qui me convenait.
— Ça arrive parfois, dit Pierre avec un petit sourire.
Molly mordilla sa pizza.
— Oui, bien sûr. Mais j’imagine que ce n’est pas un problème insurmontable de ne pas avoir de mari. J’ai pas mal d’amies qui sont mères célibataires. Pour la plupart, elles ne l’avaient pas prémédité, mais elles se débrouillent plutôt bien. En fait, je…
— Oui ?
— Non, rien.
— Dis-le-moi, insista Pierre, curieux.
Elle réfléchit quelques instants, puis murmura :
— J’ai fait une chose stupide, il y a environ six ans.
Il haussa les sourcils.
— J’avais vingt-cinq ans et, pour tout te dire, j’avais renoncé à trouver un garçon avec qui je puisse avoir une relation durable. (Elle leva la main devant elle.) Oh ! je sais que ça peut paraître jeune, mais j’avais déjà six ans de plus que ma mère quand elle m’a eue, et… je ne veux pas entrer dans les détails pour le moment, mais j’ai eu quelques aventures pénibles avec les mecs, et je ne voyais pas pourquoi cela devait changer. Mais je voulais vraiment avoir un enfant, aussi je… j’ai sélectionné quatre ou cinq hommes, différents chaque soir, pour… (Elle mit de nouveau la main en avant, comme pour atténuer le caractère sordide de la chose.) Ils étaient tous étudiants en médecine. Je m’étais efforcée de les choisir soigneusement, en faisant coïncider mes rencontres avec les moments de mon cycle les plus favorables. J’espérais tomber enceinte de l’un d’eux. Je ne cherchais pas un mari, tu comprends. J’étais juste en quête de sperme.
Pierre avait la tête penchée sur le côté. Visiblement, il était à court de réplique. Elle haussa les épaules.
— Enfin, ça n’a pas marché. Je ne suis pas tombée enceinte. (Elle regarda quelques instants le plafond et prit une seconde inspiration.) Tout ce que j’ai gagné à ce petit jeu, c’est une bonne blennorragie. (Elle poussa un profond soupir.) Je suppose que j’ai eu de la chance de ne pas choper le sida. Bon Dieu ! Ce que j’ai pu être bête !
Pierre avait l’air choqué. Ils avaient déjà couché ensemble deux ou trois fois.
— N’aie pas peur, lui dit Molly en voyant son expression. Je suis complètement guérie, grâce à Dieu. J’ai passé tous les tests après le traitement à la pénicilline. Je n’ai plus rien. Mais c’était stupide de faire ça. Enfin… J’avais tellement envie d’un bébé.
— Pourquoi as-tu laissé tomber ?
Elle baissa les yeux. D’une voix à peine audible, elle reprit :
— La blenno m’a ravagé les trompes de Fallope. Je ne peux plus tomber enceinte par la méthode habituelle. Si je veux avoir un enfant un jour, il faudra que ce soit par fécondation in vitro. Et ça coûte cher. Environ dix mille dollars par tentative, la dernière fois que je me suis renseignée. Mon assurance médicale ne couvre pas ce cas dans la mesure où mes trompes de Fallope ne sont pas bouchées de manière congénitale. Mais je mets tout ce que je peux de côté.
— Oh ! fit Pierre.
— Je… J’ai pensé qu’il valait mieux que tu saches.
Sa voix n’était plus qu’un filet à peine audible. Elle haussa de nouveau les épaules et ajouta :
— Je suis désolée.
Pierre regarda sa portion de pizza qui refroidissait. Distraitement, il prit une lanière de poivron dans ses doigts. Sa moitié n’était pas censée en avoir, mais un morceau s’était égaré sur une de ses parts.
— Je ne dis pas que ça résout tous les problèmes, déclara-t-il, mais je suis assez conventionnel, dans ce domaine, pour penser qu’un enfant doit avoir un père et une mère.
Elle le regarda dans les yeux.
— C’est ce que je pense aussi, dit-elle.
À quatorze heures, Pierre entra dans le bâtiment principal du programme Génome humain. À sa grande surprise, il tomba au milieu d’une fête. La réserve habituelle de gâteaux de Joan Dawson ne suffisant apparemment pas, quelqu’un était allé acheter des nachos et des allumettes au fromage ainsi que quelques bouteilles de champagne.
Dès que Pierre arriva, l’une des généticiennes présentes, Donna Yamashita, lui tendit un verre.
— Qu’est-ce qu’on arrose ? cria Pierre pour couvrir le bruit.
— Ils ont finalement trouvé ce qu’ils voulaient sur Hapless Hannah[4], lui dit Yamashita avec un grand sourire.
— Qui est Hapless Hannah ? demanda Pierre.
Mais Yamashita s’était déjà éloignée pour accueillir quelqu’un d’autre. Pierre s’avança vers le bureau de Joan. Elle avait un liquide brun dans sa coupe de champagne. Probablement une boisson de régime. En tant que diabétique, elle n’était pas censée boire d’alcool.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Pierre. Qui est Hapless Hannah ?
Joan le regarda en souriant.
— C’est le squelette néandertalien que nous a prêté l’université hébraïque de Givat Ram. Le Dr Klimus essayait depuis des mois d’en extraire l’ADN. Aujourd’hui, il a enfin réussi à obtenir un échantillon complet.
Le patron en personne s’était rapproché d’eux. Pour une fois, son visage couperosé arborait un grand sourire.
— C’est vrai, dit-il en jetant un regard oblique à un petit homme joufflu que Pierre savait être un paléontologue de l’UCB. Maintenant que nous avons de l’ADN néandertalien, nous allons pouvoir travailler scientifiquement sur les origines de l’homme au lieu de nous contenter de suppositions.
— C’est magnifique, répondit Pierre d’une voix assez forte pour couvrir le brouhaha qui régnait dans le petit bureau. Quel âge a le squelette ?
— Soixante-deux mille ans, déclara Klimus d’un ton triomphal.
— Et l’ADN ne s’est pas dégradé pendant tout ce temps ?
— C’est ce qu’il y a de stupéfiant dans le site où Hapless Hannah a été découverte. Elle est morte dans une caverne qui l’a complètement isolée. C’était une authentique femme des cavernes. Les bactéries aérobies enfermées avec elle ont consommé tout l’oxygène de la caverne, ce qui fait qu’elle a passé les soixante mille dernières années dans un milieu qui en était totalement dépourvu. Par conséquent, ses pyrimidines ne se sont pas oxydées et nous avons pu récupérer les vingt-trois paires de chromosomes.
— Sacrée chance, dit Pierre.
— En effet, approuva Donna Yamashita, qui venait de réapparaître comme par magie à côté de lui. Hannah pourra répondre à de nombreuses questions que nous nous posons, en particulier celle de savoir si les néandertaliens constituaient une espèce distincte – Homo neanderthalensis – ou une sous-espèce de l’humanité moderne – Homo sapiens neanderthalensis –, et par conséquent…
Klimus lui coupa la parole :
— Nous pourrons surtout dire si les néandertaliens sont morts sans laisser de descendance ou s’ils se sont croisés avec les hommes de Cro-Magnon, en mêlant leurs gènes aux nôtres.
— Extraordinaire ! fit Pierre.
— Naturellement, reprit Klimus, de nombreuses questions demeureront en suspens sur l’homme de Neandertal. Des détails sur son aspect physique, sa culture, etc. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui est un grand jour !
Il tourna le dos à Pierre. Dans une manifestation d’exubérance qui ne lui ressemblait pas, il tapota le bord de sa coupe de champagne avec son stylo Mont-Blanc et cria :
— Écoutez-moi, tout le monde, s’il vous plaît ! Je propose de porter un toast à Hapless Hannah, qui va bientôt devenir la néandertalienne la plus célèbre de l’histoire !
Le labo de Pierre ressemblait à tous ceux qu’il avait connus : un tableau de classification périodique des éléments sur un mur, un exemplaire plus qu’usagé de la « Bible en caoutchouc[5] » ouvert sur une table, des rangées d’éprouvettes et de récipients en verre sur leurs supports, une petite centrifugeuse, une station de travail UNIX avec des Post-it sur les pourtours des moniteurs, une cabine de douche d’urgence, en cas de renversement accidentel de produit chimique, une zone de travail vitrée avec hotte aspirante. Les murs avaient cette horrible couleur beigeasse typique des locaux universitaires. Sol carrelé, néons au plafond.
Pierre travaillait à l’une des paillasses qui bordaient les quatre murs de la salle. Il étudiait des autoradiographies d’ADN placées sur un panneau lumineux incorporé au plan de travail de la paillasse. Il portait une blouse blanche de laboratoire, mais elle n’était pas boutonnée jusqu’en haut, de sorte qu’on apercevait son T-shirt aux couleurs du Carnaval d’hiver de Québec. Le jour où un étudiant américain avait pris le bonhomme du T-shirt pour le bonhomme de guimauve géant, Mr Stay-Puft, de SOS Fantômes, Pierre avait été horriblement choqué. Cela revenait à confondre le colonel Sanders avec Oncle Sam.
Burian Klimus apparut à l’entrée. Il avait l’air particulièrement contrarié. À côté de lui se tenait une jolie Asiate dont les cheveux noirs avaient été crêpés de manière à former un halo autour de son visage.
— C’est lui, indiqua Klimus.
— Mr Tardivel, déclara la jeune femme, je m’appelle Tiffany Feng, et je représente la compagnie d’assurances Condor Health.
Pierre se tourna vers Klimus :
— Merci de vous être dérangé, monsieur.
Le vieux généticien fit une espèce de grimace, puis tourna les talons et s’éloigna.
Tiffany n’avait pas trente ans. Elle tenait à la main un attaché-case noir et portait une veste bleue assortie à son pantalon. Son chemisier blanc était un peu plus échancré que nécessaire. Pierre en fut amusé. Sans doute choisissait-elle ses tenues en fonction du sexe de ses clients potentiels…
— Désolée du retard, lui dit-elle. Sur le pont c’était l’enfer, on avançait au pas…
Elle lui tendit une carte de visite jaune et noir, puis parcourut le labo du regard.
— Je vois que vous êtes un scientifique, dit-elle.
Pierre hocha la tête.
— Je travaille dans la biologie moléculaire, et en ce moment sur le programme Génome humain.
— Vraiment ? demanda Tiffany. C’est un domaine fascinant.
— Vous vous y connaissez ?
— Bien sûr. J’ai lu pas mal d’ouvrages là-dessus pour mon travail. (Elle sourit.) Mais je pense que ce qui vous intéresse, c’est de contracter une assurance chez nous.
Pierre lui indiqua un siège.
— Tout à fait. Je suis originaire du Canada, et je n’ai jamais eu jusqu’ici à prendre une assurance maladie. Je suis encore résident québécois pour quelque temps, mais…
Tiffany secoua la tête.
— J’ai eu plusieurs fois affaire à des Canadiens ces dernières années. Votre Sécurité sociale ne vous couvre que pour l’équivalent en dollars de ce que le risque aurait coûté au Canada, où les prix sont fixés par le gouvernement. Ici, ce n’est pas la même chose. Il n’y a pas de plafonnement des tarifs. Vous allez constater que la plupart des actes sont bien plus onéreux et que votre couverture québécoise est très insuffisante. De plus, vos plans provinciaux prévoient des traitements médicaux, mais pas d’hospitalisation en chambre individuelle. (Elle marqua une pause.) Êtes-vous couvert par votre université ?
Pierre secoua la tête.
— Je ne fais pas partie du corps enseignant. Je suis ici en tant que chercheur invité.
Elle posa son attaché-case sur le plan de travail et l’ouvrit.
— Donc, ce qu’il vous faut, c’est une police tous risques. Nous avons ce que nous appelons notre plan Carte d’Or, qui couvre à cent pour cent toutes les urgences, y compris les transports en ambulance et tout ce dont vous pourriez avoir besoin : béquilles, fauteuils roulants, etc. Naturellement, cela couvre aussi les visites médicales habituelles, les check-up annuels, les prescriptions et tout le reste.
Elle lui tendit un dépliant à couverture dorée.
Il le parcourut. Les patients atteints de la maladie de Huntington finissaient généralement leurs jours dans un hôpital. S’il avait la maladie, il allait certainement demander une chambre individuelle et… Bon. L’offre couvrait également des services d’infirmière à domicile et même des traitements expérimentaux.
— Ça me paraît convenir, lui dit Pierre. Quel est le montant des primes ?
— Il y a un tarif dégressif.
Elle sortit un classeur jaune et noir de son attaché-case.
— Puis-je vous demander votre âge ?
— Trente-deux ans.
— Êtes-vous fumeur ?
— Non.
— Et vous ne souffrez pas actuellement d’une affection particulière telle que le diabète, le sida ou un souffle au cœur, par exemple ?
— Non.
— Vos parents sont en vie ?
— Ma mère seulement.
— De quoi est mort votre père ?
— Euh… Vous voulez parler de mon père biologique, je suppose ?
Tiffany eut un battement de cils.
— Oui.
Henry Spade était mort quatre ans plus tôt. Pierre était allé à Toronto pour son enterrement.
— De complications dues à la maladie de Huntington, dit-il.
Elle referma le classeur.
— Ah ! fit-elle en le regardant dans les yeux sans rien dire durant quelques secondes. Cela complique un peu les choses. Avez-vous la maladie de Huntington ?
— Je n’en sais rien.
— Vous n’avez pas de symptômes ?
— Aucun.
— Cette maladie est transmise par un gène dominant, n’est-ce pas ? Il y a une chance sur deux pour que vous ayez hérité du gène.
— C’est exact.
— Mais vous n’avez pas fait le test ?
— Non.
Elle soupira.
— C’est ennuyeux, Pierre. Ce n’est pas moi qui décide, mais je peux vous dire ce qui va se passer si vous remplissez notre questionnaire aujourd’hui. Ma compagnie refusera de vous assurer, compte tenu de vos antécédents familiaux.
— Vraiment ? J’aurais dû me taire, alors.
— Cela n’aurait rien arrangé à long terme. Si vous nous aviez envoyé un jour une demande de remboursement liée à la maladie de Huntington, nous aurions enquêté. Et si nous avions appris que vous étiez au courant du risque au moment de votre adhésion, nous aurions refusé de payer. Vous avez bien fait de m’en parler, naturellement, mais…
— Mais quoi ?
— Comme je vous l’ai déjà dit, c’est un peu ennuyeux. (Elle rouvrit le classeur en choisissant un onglet vers la fin.) Je ne montre généralement pas ces tables aux clients, mais… C’est très clairement expliqué. Comme vous le voyez, nous avons trois catégories de primes correspondant à l’âge, au sexe et au groupe. À usage interne, nous qualifions ces risques de B, M et E, pour bas, moyen et élevé. Si vous avez des antécédents familiaux qui semblent vous prédisposer, par exemple, à une crise cardiaque à la quarantaine, vous avez le droit d’être assuré chez nous, mais dans la catégorie E. Si, par contre, vos antécédents sont favorables, nous vous offrons une police correspondant au niveau M, qui est déjà assez cher.
— Ça alors ! fit Pierre en regardant le montant indiqué dans la colonne intitulée : Sexe masculin, 30-34 ans.
— Je sais. Mais c’est parce que nous n’avons pas le droit de faire pratiquer des tests génétiques sur nos clients potentiels. Nous sommes donc obligés de faire comme si vous étiez atteint d’une grave maladie génétique. Ce que je suis censée vous dire, après vous avoir montré ce chiffre, c’est : « Je ne peux pas vous forcer à passer le test, mais si vous le faisiez de votre plein gré et que les résultats soient favorables, nous pourrions vous proposer une police pour ce montant, dans la colonne B. »
— C’est la moitié du M.
— Exactement. Vous comprenez pourquoi vous avez intérêt à demander le test ? Nous ne l’exigeons pas, mais vous économisez beaucoup d’argent en le faisant volontairement.
— Ce n’est pas très honnête comme procédé.
Elle haussa les épaules.
— Beaucoup de compagnies d’assurances procèdent ainsi aujourd’hui.
— Et vous dites que je ne suis pas assurable en raison de mes antécédents familiaux ?
— C’est vrai. La maladie de Huntington est très coûteuse. Votre taux de risque, à cinquante pour cent, est trop élevé pour que nous acceptions de vous couvrir. Mais si vous passez le test et nous apportez la preuve que vous n’avez pas le gène…
— Je ne veux pas passer le test.
— Dans ce cas, la situation est encore plus compliquée. (Elle soupira, comme si elle réfléchissait à la meilleure manière de lui expliquer la chose.) Le mois dernier, le gouverneur Wilson a entériné un projet de loi du Sénat. La nouvelle loi prend effet le 1er janvier, dans dix semaines. Elle stipule que les assureurs californiens dans le domaine de la santé ne pourront plus s’appuyer sur les tests génétiques pour exercer une discrimination contre les gens qui sont porteurs du gène d’une maladie sans en présenter les symptômes. En d’autres termes, nous ne pourrons plus considérer comme une condition préexistante chez les individus – par ailleurs parfaitement sains à un moment donné – le simple fait d’être porteur du gène de Huntington, de la SLA[6] ou d’autres maladies à déclenchement tardif.
— Justement, il ne s’agit nullement d’une condition préexistante.
— Excusez-moi, Mr Tardivel, mais c’est une question d’interprétation. La nouvelle loi qui va être appliquée dans l’État de Californie est la seule de ce genre aux États-Unis. Dans tous les autres États, le fait d’avoir des gènes défectueux est considéré comme une condition préexistante, même en l’absence de tout symptôme. Les quelques États qui ont voté des lois contre la discrimination génétique, comme la Floride, l’Ohio, l’Iowa et deux ou trois autres, pratiquent tous des exceptions en ce qui concerne les compagnies d’assurances, autorisées à utiliser leur expérience statistique et actuarielle pour décider elles-mêmes qui elles doivent assurer et quel sera le montant des primes.
Pierre fronça les sourcils.
— Vous voulez dire que, parce que nous sommes en Californie, si j’attends le 1er janvier, vous ne pourrez plus rejeter ma demande sur la base de mes antécédents familiaux ?
— Pas exactement. Nous pourrons toujours vous refuser. Nous savons que vous représentez un risque élevé, et nous ne sommes pas obligés d’assurer les individus à haut risque.
— Je ne saisis pas très bien la différence.
— La différence, c’est que l’information génétique prend le pas sur les antécédents familiaux. Vous comprenez ? Si nous sommes en possession d’informations génétiques concrètes, elles rendent caduc tout ce que nous pourrions déduire de l’histoire médicale de votre famille. La nouvelle loi nous oblige seulement à vous assurer quels que soient les résultats du test sur la maladie de Huntington. Même si ces tests prouvaient que vous êtes porteur du gène, nous ne pourrions pas refuser de vous assurer dans la mesure où vous ne présentez aucun symptôme. Nous n’aurons plus le droit d’augmenter votre prime sur la base de nos informations génétiques.
— Mais c’est totalement insensé ! Si je ne me soumets pas au test, vous considérez qu’il y a une chance sur deux pour que je vous coûte une fortune plus tard en raison de mes antécédents familiaux. Mais si je m’y soumets, et même s’il est établi scientifiquement que j’ai le gène et que je vais vous coûter une fortune en soins, vous m’assurerez ?
— C’est exact. Ou, du moins, il en sera ainsi à partir du 1er janvier, en application de la nouvelle loi.
— Mais je ne veux pas passer ce test.
— Vraiment ? Vous n’êtes pas curieux de savoir ?
— Non, non et non. La plupart des personnes à risque refusent de le passer. Nous n’avons pas envie de savoir.
Tiffany haussa légèrement les épaules.
— En tout cas, si vous voulez vous assurer chez nous, voici ce que je vous propose. Vous remplissez l’imprimé aujourd’hui, mais nous le datons du 2 janvier. Le premier jour ouvrable de l’année prochaine. Je vous appellerai ce jour-là, et vous me ferez part de vos intentions. Si vous avez subi le test, ou pris la décision de le subir prochainement, je lance la demande. Sinon, je déchire tout et on n’en parle plus.
Il était évident que Tiffany ne voulait pas laisser échapper un client. Mais tout cela lui avait déjà pris beaucoup de temps, et il ne voulait pas recommencer ce cirque avec quelqu’un d’autre.
— Parlez-moi des autres formules avant que je prenne ma décision, dit-il.
— Bien sûr.
Elle proposa à Pierre les Cartes d’Argent et de Bronze, avec des remboursements limités. Il y avait aussi une formule hospitalisation seule, et une autre médicaments seuls. Mais la Carte d’Or, insista-t-elle, représentait le meilleur rapport qualité-prix, et Pierre était globalement d’accord. Même si le corsage de Tiffany avait été boutonné jusqu’au cou, il aurait fait ce choix.
— Vous ne le regretterez pas, lui dit-elle. Ce n’est pas juste une assurance maladie que vous achetez, c’est aussi votre tranquillité d’esprit.
Elle sortit un formulaire de son attaché-case.
— Remplissez ce document, et n’oubliez pas de le dater du 2 janvier.
Elle ouvrit le côté gauche de sa veste. Il y avait une poche intérieure avec une série de stylos à bille identiques à pointe rétractable. Elle en choisit un, le tendit à Pierre et referma sa veste.
Il appuya du pouce sur l’extrémité du stylo pour faire sortir la pointe et remplit l’imprimé. Quand il eut terminé, il lui rendit le papier mais empocha distraitement le stylo.
Tiffany le lui fit remarquer.
— C’est le mien.
— Désolé, murmura-t-il avec un sourire gauche.
— Je vous appellerai au début de l’année prochaine. Mais soyez prudent, en attendant. Ce serait bête qu’il vous arrive quelque chose avant d’être couvert.
— Je ne sais toujours pas si je vais demander à passer le test.
— La décision vous appartient, murmura-t-elle en hochant la tête.
Je n’en ai pas vraiment l’impression, pensa-t-il.
Mais à quoi bon prolonger cette discussion ?
Pierre cherchait depuis longtemps un domaine de spécialisation. Sa première impulsion avait été de se diriger carrément vers l’étude de la chorée de Huntington, mais il y avait foule sur ce secteur depuis qu’on avait découvert le gène de la maladie. Naturellement, il espérait que quelqu’un trouverait un traitement, et suffisamment tôt pour qu’il en profite, s’il était porteur du gène. Mais il savait aussi qu’un scientifique se doit d’être objectif. S’il lui restait peu de temps à vivre, il ne pouvait se permettre de le gaspiller en courant après des chimères qu’un autre, en bonne santé, saurait abandonner à temps, mais auxquelles lui-même risquait de s’accrocher par simple désespoir.
Il décida de se concentrer plutôt sur un domaine délaissé par la plupart des généticiens, dans l’espoir de faire une percée qui lui vaudrait le prix Nobel. Il concentrerait ses recherches sur l’ADN dit « de rebut », les introns constituant quatre-vingt-dix pour cent du génome humain ne codant pas pour la synthèse des protéines.
Personne ne savait au juste à quoi servait tout cet ADN. Certaines parties semblaient être des séquences étrangères issues de virus qui avaient envahi le génome dans le passé ; d’autres étaient inlassablement répétitives. Ironiquement, elles ressemblaient beaucoup, par leur structure, au gène très inhabituel qui causait la maladie de Huntington. D’autres encore étaient des vestiges désactivés de notre passé évolutionnaire. La plupart des généticiens avaient le sentiment que le programme Génome humain arriverait bien plus vite à son terme si l’on choisissait d’ignorer le « rebut » dès neuf dixièmes. Mais Pierre était persuadé qu’il y avait un codage significatif perdu au milieu de cette masse indéchiffrée de nucléotides.
Sa nouvelle assistante, Shari Cohen, une étudiante qui préparait son doctorat à l’UCB, ne partageait pas ce point de vue.
Shari était frêle et toujours impeccablement vêtue. Une vraie poupée de porcelaine à la peau laiteuse et aux cheveux noirs lustrés. Elle portait à l’annulaire gauche une énorme bague de fiançailles en diamant.
— Tu as trouvé quelque chose à la bibliothèque ? lui demanda Pierre.
Elle secoua la tête.
— Non, et je dois dire que je ne m’attendais pas à grand-chose, Pierre. (Elle parlait avec l’accent de Brooklyn.) Après tout, le code génétique est simple et sans grand mystère pour nous à présent.
C’était effectivement l’impression qu’il donnait. Quatre bases constituaient les barreaux de l’échelle d’ADN : l’adénine, la cytosine, la guanine et la thymine. Chacune était une lettre de l’alphabet génétique. En fait, on les désignait, la plupart du temps, par leurs initiales, A, C, G et T, qui se combinaient pour former les mots à trois lettres du langage génétique.
— Bon, fit Pierre. Considérons que l’alphabet génétique comprend quatre lettres et que tous les mots ont trois lettres. Cela fait combien de possibilités théoriques ?
— Quatre puissance trois, répondit aussitôt Shari. C’est-à-dire soixante-quatre.
— Exact. Et à quoi servent ces soixante-quatre mots ?
— Ils désignent les aminoacides à utiliser dans la synthèse des protéines, AAA représente la lysine, AAC l’asparagine, et ainsi de suite.
Pierre hocha la tête.
— Combien d’acides aminés différents entrent dans la fabrication des protéines ?
— Vingt.
Mais tu disais que le vocabulaire génétique en comportait soixante-quatre.
— Trois servent de signes de ponctuation.
— Même en en tenant compte, il nous reste soixante et un mots pour exprimer vingt concepts.
Il traversa la salle jusqu’à un tableau mural qui avait pour litre : LE CODE GÉNÉTIQUE. Shari le rejoignit.
— Comme dans toutes les langues, il y a des synonymes, dit-elle en indiquant le premier rectangle du tableau. GCA, GCC, GCG et GCT représentent le même aminoacide, l’alanine.
— C’est vrai. Mais pourquoi y a-t-il tous ces synonymes ? Pourquoi pas un seul mot par acide ?
Shari haussa les épaules.
— C’est sans doute un mécanisme de sécurité, pour réduire les erreurs de transcription qui défigureraient le message.
Pierre agita le doigt en direction du tableau.
— Certains aminoacides sont représentés par six mots différents, alors que d’autres ne le sont que par un seul. Si les synonymes étaient un mécanisme de sécurité contre les erreurs de transcription, il y en aurait pour chaque mot. En fait, il y en aurait trois pour chacun des vingt acides, et les quatre autres serviraient de signes de ponctuation.
— Possible. Mais le système ADN n’a pas été conçu à partir de rien, il est le résultat d’une évolution.
— Exact. Cependant, la nature a toujours tendance à arriver à des solutions optimales par la méthode des essais et des erreurs. Comme dans le système de la double hélice. Tu te souviens de la manière dont Crick et Watson se sont rendu compte qu’ils avaient trouvé la réponse ? Ce n’est pas parce que leur modèle était le seul possible, mais parce qu’il était le plus beau. Pourquoi certains aspects de l’ADN seraient-ils d’une suprême élégance alors que d’autres, qui concernent quelque chose d’aussi important que le codage génétique, seraient merdiques ? J’ai la conviction profonde que Dieu, ou la nature, ou quoi que ce soit qui a échafaudé l’ADN, n’a rien de merdique.
— Ce qui veut dire ? demanda Shari.
— Ce qui veut dire que le synonyme choisi pour désigner un acide aminé contient des informations codées supplémentaires.
Les sourcils délicats de Shari se haussèrent.
— Par exemple, pour un embryon, utiliser tel amino, mais pour un nouveau-né, utiliser tel autre.
Elle battit des mains. Le mystère de la différenciation cellulaire aux différents stades de développement du fœtus n’avait pas encore été résolu.
Pierre leva la main.
— Pas si vite. Si c’était aussi simple que ça, les généticiens s’en seraient aperçus depuis longtemps. Non, le choix des synonymes figurant sur un long segment d’ADN – que ce soit dans la partie active ou dans les introns – a de fortes chances de revêtir une signification particulière.
— Peut-être, répliqua Shari, qui faisait maintenant la moue parce que son idée avait été rejetée. Mais ce n’est pas sûr.
Il lui sourit.
— Rien n’est sûr. En tout cas, nous allons essayer de découvrir la vérité, quelle qu’elle soit.
Un dimanche matin.
Molly Bond adorait se promener dans les rues de San Francisco. Elle adorait ses restaurants de fruits de mer, ses quartiers pittoresques, ses collines, ses tramways et son architecture.
La rue où elle se trouvait était déserte, ce qui n’était guère surprenant étant donné l’heure très matinale. Elle était venue assister au rassemblement unitarien. Elle n’était pas particulièrement portée sur la religion, et elle trouvait insupportable l’hypocrisie de la plupart des membres du clergé qu’elle connaissait, mais elle aimait bien l’approche unitarienne, et l’orateur invité aujourd’hui était spécialiste de l’intelligence artificielle, ce qui lui semblait fascinant.
Elle s’était garée à quelques rues de la salle de réunion. La séance ne commençait qu’à neuf heures, et elle avait l’intention de passer au McDonald’s prendre un Egg McMuffin avant. Son seul vice, contre lequel elle s’efforçait périodiquement et assez mollement de lutter, était un penchant pour le fast-food. Tandis qu’elle s’approchait du McDo, elle remarqua un vieil homme, un peu plus loin, penché sur le caniveau au pied d’un arbre. Il portait un imperméable noir et tenait à la main une canne avec laquelle il tripotait quelque chose qu’elle ne voyait pas.
Elle continua d’avancer. L’air du matin était vif et agréable. Le ciel sans nuages était d’une couleur azur qui contrastait avec le beige des immeubles aux façades en stuc.
Elle n’était plus qu’à une dizaine de pas de l’homme en noir. Son imperméable était un luxueux London Fog, et ses chaussures noires étaient soigneusement cirées. Il avait au moins quatre-vingts ans, mais n’était presque pas voûté pour son âge. Il portait une casquette bleu marine enfoncée jusqu’aux oreilles. Le col de son imperméable était remonté, mais on voyait qu’il avait le cou massif, avec de nombreux replis. Il était trop absorbé par ce qu’il faisait pour s’apercevoir que Molly était là. Elle entendit un faible gémissement. Quand elle se pencha pour voir, son cœur se figea d’indignation. C’était un chat que le vieillard torturait avec sa canne.
L’animal avait dû être heurté par une voiture, et il était mourant. Sa fourrure blanche avec des taches noires, orangées et beiges, était maculée de sang sur tout le côté gauche. L’accident n’était pas récent, car le sang formait des croûtes brunes. Cependant, il continuait de couler rouge d’une longue entaille. Un œil, partiellement arraché de l’orbite, était déjà vitreux.
— Hé ! s’écria Molly. Vous n’êtes pas fou ? Laissez cette pauvre bête en paix !
L’homme avait dû découvrir le chat par hasard, et il jouissait visiblement de chaque miaulement plaintif qu’il suscitait avec le bout de sa canne. Il se tourna pour faire face à Molly. Elle vit avec horreur que son vieux pénis, blanc comme un os desséché, en érection, sortait de sa braguette ouverte, et que son autre main le tenait. D’une voix à l’accent très marqué, il lui cria :
— Blyat !
Ses pupilles noires étaient deux fentes étroites lorsqu’il répéta :
— Blyat !
— Fichez le camp d’ici, hurla Molly, ou j’appelle la police !
— Blyat ! répéta l’homme pour la troisième fois avant de s’éloigner en clopinant.
Elle avait envie de l’empêcher de s’enfuir jusqu’à ce que la police arrive, mais pour rien au monde elle n’aurait touché ce personnage infect. Elle reporta son attention sur le chat, qui était terriblement mal en point. Elle aurait voulu connaître un moyen de mettre rapidement fin à ses souffrances, mais tout ce qu’elle pourrait essayer ne servirait probablement qu’à torturer un peu plus la pauvre bête.
— Là, là, dit-elle d’une voix apaisante. Le vilain bonhomme est parti. Il ne t’embêtera plus.
Le chat remua légèrement. Il ne respirait que par à-coups.
Molly regarda autour d’elle. Il y avait une cabine téléphonique au bout de la rue. Elle se dépêcha d’y aller, appela les renseignements et demanda le numéro d’urgence de la SPA.
— Il y a un chat en train de mourir au bord du trottoir, dit-elle quand elle eut quelqu’un au bout du fil. (Elle tendit le cou pour voir le nom de la rue.) C’est dans Portola Drive, à cent mètres du carrefour de Swanson. Il a dû être heurté par une voiture il y a une heure ou deux. Non, je reste avec lui, merci. Faites vite, s’il vous plaît.
Elle s’assit au bord du trottoir pour attendre. Elle n’avait pas le courage de caresser la pauvre bête. Cela la dégoûtait trop. Furieuse et désemparée, elle regarda du côté où l’homme en noir s’était éloigné. Il avait disparu.
Assis dans son labo, Pierre ne cessait de regarder sa montre. Shari avait dit que son déjeuner risquait de se prolonger, mais il était déjà quatorze heures quarante-cinq, et trois heures lui semblaient un peu excessives pour un repas de midi, même selon les critères de la côte Ouest. Il avait peut-être fait une bêtise en engageant quelqu’un qui était sur le point de se marier. Elle devait avoir mille choses à faire avant la noce…
La porte du labo s’ouvrit et elle entra. Elle avait les yeux rouges. Malgré son maquillage qu’elle avait manifestement refait à la hâte, on voyait qu’elle avait beaucoup pleuré.
— Shari ! s’écria-t-il en se levant pour aller à sa rencontre. Qu’est-ce qui ne va pas ?
Elle le regarda. Sa lèvre inférieure frémissait. Pierre n’avait jamais vu quelqu’un dans un tel état de détresse. Elle murmura d’une voix tremblante :
— Howard et moi, nous avons rompu.
Ses yeux s’embuèrent.
— Oh ! fit Pierre. Je suis vraiment navré.
Il ne la connaissait pas depuis très longtemps, et il ne voulait pas être indiscret. Mais elle avait probablement besoin de se confier à quelqu’un.
— Vous vous êtes… querellés ?
Les larmes coulaient lentement sur ses joues. Elle secoua la tête.
Pierre était désemparé. Il aurait peut-être dû la prendre dans ses bras pour la consoler, mais c’était son employée, il n’avait pas le droit de faire ça. Finalement, il se contenta de murmurer :
— Ça doit être dur.
Elle hocha la tête, mais de manière presque imperceptible. Pierre la fit asseoir sur un tabouret. Elle posa les mains à plat sur ses genoux. Il remarqua que la bague de fiançailles avait disparu.
— Tout allait si bien…, dit-elle en sanglotant.
Elle demeura un bon moment silencieuse. De nouveau, Pierre réprima l’envie de la toucher, de lui mettre la main sur l’épaule, par exemple. Il détestait voir quelqu’un souffrir à ce point.
— Mais… mes parents sont venus de Pologne après la guerre, et ceux de Howard sont originaires des Balkans, reprit Shari.
Pierre la regarda sans comprendre.
— Tu ne vois pas ? demanda-t-elle en reniflant. Nous sommes tous les deux des Ashkénazes.
Il haussa les épaules, toujours perplexe.
— Des Juifs d’Europe orientale, expliqua Shari. Nous avons du passer un examen prénuptial.
Pierre ne savait pas grand-chose du judaïsme, bien qu’il y eut à Montréal une importante communauté de Juifs anglophones.
— Oui ? fit-il.
— Pour dépister le gène de Tay-Sachs, lui dit Shari, presque furieuse d’avoir à prononcer le nom à haute voix.
— Ah ! murmura Pierre, qui comprenait enfin.
La maladie de Tay-Sachs est une affection génétique résultant de l’absence de l’enzyme hexosaminidase-A, occasionnant l’accumulation d’une substance graisseuse dans les cellules nerveuses du cerveau. Contrairement à la chorée de Huntington, cette affection se déclare dès la petite enfance, causant cécité, démence, convulsions, paralysie généralisée et, finalement, la mort avant l’âge de quatre ans. Elle atteint presque exclusivement les Juifs de souche européenne de l’Est. Quatre pour cent des Juifs américains appartenant à cette souche sont porteurs du gène. Cependant, contrairement, là encore, à la chorée de Huntington, le gène de Tay-Sachs est récessif, ce qui signifie qu’un enfant doit le recevoir de ses deux parents à la fois pour contracter la maladie. Et, même si les deux parents sont porteurs du gène, l’enfant n’a tout de même qu’un risque sur quatre d’être victime de cette affection mortelle.
Shari avait peut-être mal compris. Elle était étudiante en génétique, bien sûr, mais…
— Vous êtes tous les deux porteurs du gène ? demanda-t-il d’une voix douce.
Elle hocha la tête en s’essuyant les joues.
— Je ne me doutais pas que j’en étais porteuse, dit-elle. Mais Howard avait des soupçons pour lui-même, et il ne m’en a jamais parlé. C’est parce que sa sœur, ajouta-t-elle d’une voix arrière, a passé l’examen avant de se marier. Elle a le gène, mais ce n’était pas grave parce que son fiancé ne l’avait pas. Howard savait qu’il avait une chance sur deux d’être porteur, et il ne m’a jamais rien dit. (Elle baissa les yeux.) On ne devrait pas avoir de secrets pour quelqu’un qu’on aime.
Pierre songea à Molly et à lui, mais ne dit rien. Ils demeurèrent silencieux durant une demi-minute environ.
— Il y a des techniques, aujourd’hui, reprit enfin Pierre. L’amniocentèse permet de savoir si un fœtus a reçu les deux gènes. Dans ce cas, il est possible de recourir à…
Il se tut. Il ne pouvait se résoudre à prononcer le mot « avortement » à haute voix.
Mais Shari se contenta de hocher la tête.
— Je sais bien, dit-elle en reniflant à plusieurs reprises.
Elle demeura de nouveau silencieuse, comme si elle hésitait à continuer.
— Mais j’ai eu une endométriose, il y a quelques années, reprit-elle, et ma gynéco m’a avertie que j’aurais du mal à concevoir. Je l’ai dit à Howard quand c’est devenu sérieux entre nous. J’aimerais vraiment avoir des enfants, mais ça ne va pas être facile, et…
Pierre hocha la tête. Il comprenait. Elle ne voulait pas entendre parler d’interruption de grossesse.
— Je suis vraiment navré pour toi, Shari, commença-t-il, mais…
Il s’interrompit. Un quelconque commentaire n’aurait-il pas été déplacé ?
Elle leva les yeux vers lui, attendant qu’il continue.
— Il reste l’adoption, dit-il. Ce n’est pas une si mauvaise solution. Moi-même, j’ai été élevé par quelqu’un qui n’était pas mon père biologique.
Elle se moucha. Puis elle émit un rire amer.
— Tu n’es pas juif, murmura-t-elle.
C’était une affirmation et non une question.
Il secoua la tête.
Elle poussa un profond soupir, comme si la seule idée d’avoir à lui expliquer ces choses l’accablait.
— Il y a eu six millions de Juifs exterminés pendant la Seconde Guerre mondiale, reprit-elle. Presque toute ma famille y est passée. Depuis mon plus jeune âge, j’ai toujours été élevée dans l’idée qu’il fallait que j’aie de nombreux enfants, pour que survive mon peuple. (Elle détourna la tête.) Tu ne peux pas comprendre.
Pierre ne dit rien durant quelques instants. Puis il murmura :
— Je suis vraiment désolé, Shari.
Cette fois-ci, il posa la main sur son épaule. Aussitôt, elle se laissa aller contre lui, le corps secoué de sanglots.
Pierre et Molly étaient assis côte à côte sur le canapé vert et orange de son living. Leur relation avait atteint le point où ils dormaient ensemble presque toutes les nuits, tantôt chez elle, tantôt chez lui. Elle avait niché sa tête au creux de son épaule. Les rayons ambrés du soleil couchant pénétraient par la fenêtre. Pierre avait fait l’effort de passer son Hoover. Pour la deuxième fois depuis qu’il s’était installé ici. Les rayons de lumière presque horizontaux faisaient ressortir les traces de l’aspirateur sur la moquette.
— Pierre, murmura Molly.
— Oui ?
— Euh… non, rien.
— Dis-moi ce que tu as dans la tête, allons.
— C’est plutôt ce qu’il y a dans la tienne.
— Hein ?
Il fronça les sourcils.
Molly semblait terriblement hésitante. Soudain, elle se redressa sur le sofa, ôta la main de Pierre de son épaule et la posa sur son genou, croisant ses doigts avec les siens.
— On va jouer à quelque chose, dit-elle. Pense à un mot. N’importe quel mot anglais. J’essaierai de le deviner.
Il sourit.
— N’importe quel mot ?
— Oui.
— D’accord.
— Concentre-toi bien dessus. Essaie de… C’est aardvark.
— C’est ça ! s’écria Pierre, sidéré, en français. Comment as-tu fait ?
— Essaie encore.
— D’accord, j’en ai un.
— Qu’est-ce que c’est que ce truc, pire-hi-mie-dîne ? C’est du français ?
— Mais comment fais-tu ?
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— La pyrimidine. C’est une catégorie de base organique. Dis-moi comment tu fais.
Elle le regarda dans les yeux. Ils étaient assis si près l’un de l’autre qu’elle fixait tour à tour l’œil droit puis l’œil gauche de Pierre. Elle ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose, la referma puis essaya de nouveau.
— Je peux… (Elle ferma les yeux.) Mon Dieu ! Et moi qui croyais que rien ne serait plus difficile à t’avouer que ma stupide blennorragie ! Ce que j’essaie de t’expliquer, je ne l’ai jamais dit à qui que ce soit. (Elle prit une profonde inspiration.) Je lis dans les pensées des autres, Pierre.
Il inclina la tête de côté. Sa lèvre inférieure pendait légèrement. Visiblement, il ne savait plus quoi dire.
— C’est vrai, je t’assure, reprit Molly. J’ai ce don depuis l’âge de treize ans.
— D’accord, fit Pierre sur un ton indiquant que c’était un truc habile, mais qui pouvait être expliqué si on lui donnait suffisamment de temps pour réfléchir. D’accord. Dis-moi ce que je pense maintenant.
— C’est du français. Je ne comprends pas cette langue. Vou… lai… vou… cou… quelque chose, et puis moi. Ce mot-là, je le connais.
— Quel est mon numéro de Sécurité sociale au Canada ?
— Il faut que tu penses au numéro. Sinon, je ne perçois rien du tout. (Un silence.) Tu y penses en français… Cinq. Huit… Deux… Hum, tu le répètes dans ta tête, ça embrouille tout. Recommence, en une seule fois… Cinq, huit, deux… six un neuf, huit trois neuf…
— La télépathie, ça ne…
— Ça n’existe pas, c’est ce que tu voulais dire ?
— Mais comment fais-tu ?
— Aucune idée.
Figé, Pierre demeura un long moment sans rien dire. Puis :
— Il faut que tu aies un contact physique avec la personne ?
— Non. Il suffit que je sois près d’elle. Qu’elle se trouve dans ce que j’appelle ma « zone », pas plus d’un mètre environ. Je n’ai pas pu beaucoup étudier le phénomène. Il est difficile d’être à la fois l’expérimentateur et le sujet sans révéler à l’autre ce que j’essaie de faire. D’après ce que j’ai pu constater, le… l’effet est gouverné par la loi de l’inverse du carré. Si je double la distance qui me sépare de toi, je n’entends plus tes pensées – si entendre est bien le mot qui convient – qu’avec le quart de leur intensité première.
— Tu dis « entendre ». Tu ne les vois donc pas ? Ce ne sont pas des images mentales que tu captes ?
— Non. Si tu n’avais fait qu’évoquer dans ta tête l’image d’un aardvark[7] je ne l’aurais jamais détectée. Mais quand tu t’es concentré sur le mot, je l’ai… entendu, je ne trouve pas de meilleur terme pour décrire cela. C’était aussi clair que si tu me l’avais murmuré à l’oreille.
— C’est… incroyable !
— Tu as d’abord pensé à « prodigieux », mais tu as changé le mot au moment où il allait sortir de tes lèvres.
Pierre se laissa aller en arrière, abasourdi.
— Je détecte ce que j’appelle les « pensées articulées », reprit Molly. Ce sont les mots que ton cerveau utilise. Je ne vois pas d’images ni d’émotions. Dieu merci !
Pierre la regardait avec un mélange de fascination et de stupéfaction.
— Ce doit être un poids terrible pour toi, dit-il.
Elle hocha la tête.
— Ça arrive. Mais je fais un gros effort conscient pour ne pas empiéter sur la vie privée des gens. Ce qui m’a souvent valu d’être traitée de personne hautaine ou distante. C’est littéralement vrai. Je tiens à garder mes distances avec les gens.
— Télépathe, murmura Pierre comme si la seule répétition du mot allait rendre la chose plus acceptable. Incroyable ! dit-il en français. Et tu es la seule de ta famille à posséder ce don ?
— Oui. J’ai essayé, un jour, de questionner ma sœur Jessica là-dessus, et elle a cru que j’étais folle. Quant à ma mère, il y a des soirs où elle ne m’aurait jamais laissée sortir si elle s’était seulement doutée de ce qu’il y avait dans ma tête.
— Pourquoi n’avoir rien dit ?
Elle le regarda avec de grands yeux, comme si elle ne pouvait pas croire qu’il pût poser cette question.
— Je veux mener une vie normale, aussi normale que possible, en tout cas. Je ne veux pas devenir un sujet d’expérience, ni une attraction, ni qu’on me demande – Dieu m’en préserve ! – de travailler pour la CIA ou quelque chose comme ça.
— Tu n’as vraiment jamais mis personne au courant ?
— Jamais.
— Mais tu m’en parles.
Elle riva ses yeux sur les siens.
— Oui.
Pierre savait ce que cela signifiait.
— Je te remercie, dit-il.
Il lui sourit, mais détourna rapidement le regard.
— Je ne sais pas, dit-il. Je ne sais pas si je peux vivre avec l’idée que mes pensées ne sont plus privées.
Elle changea de position sur le canapé, repliant une jambe sous elle et lui prenant l’autre main.
— C’est justement ça, la question, murmura-t-elle d’une voix intense. Je ne peux pas lire dans tes pensées, parce qu’elles sont en français.
— Vraiment ? demanda Pierre, étonné. Je ne me rendais pas compte que je pensais dans une langue particulière. Pour moi, une pensée, c’est… eh bien, une pensée.
— La pensée complexe ne peut être formulée qu’à l’aide de mots. Tu peux me faire confiance sur ce point, c’est ma spécialité. Et je peux t’affirmer que tu penses exclusivement en français.
— Tu m’entends penser, mais tu ne comprends pas les mots ?
— Exactement. À part ceux que je connais déjà, comme tout le monde, bien sûr. Bonjour, au revoir, oui, non, des trucs comme ça. Mais tant que tu continues à penser en français, je ne peux pas lire dans ta tête.
— Tout de même… Quelle intrusion dans ma vie privée !
Elle exerça une pression sur sa main.
— Écoute, tu sauras toujours que tes pensées sont protégées quand tu n’es pas dans ma zone. Un rayon d’un mètre autour de moi.
Pierre secoua la tête.
— C’est comme… je ne sais pas… comme de s’apercevoir tout d’un coup qu’on a Wonder Woman pour petite amie.
Elle se mit à rire.
— Elle a de bien plus gros nichons que moi.
Pierre sourit, puis se pencha en avant pour lui donner un baiser. Mais il se dégagea au bout de quelques secondes en disant :
— Tu savais que j’allais faire ça ?
Elle secoua la tête.
— Non, pas vraiment. Peut-être une demi-seconde avant que ça devienne évident.
Il se laissa de nouveau aller contre le dossier du sofa.
— Ça change pas mal de choses, dit-il.
— Pas nécessairement, Pierre. Seulement si c’est toi qui le décides.
Il hocha la tête.
— Je…
Molly entendit les mots dans sa tête. Les mots qu’elle avait depuis longtemps envie d’entendre, mais qu’il ne lui avait jamais encore dits. Les mots qui signifiaient tant pour elle.
Elle se blottit contre lui.
— Je t’aime, moi aussi, dit-elle.
Pierre la serra très fort.
Au bout de quelques instants, il murmura :
— Qu’est-ce qui va se passer, maintenant ?
— On continue. On essaie de bâtir un avenir ensemble.
Pierre soupira bruyamment.
— Désolée, lui dit aussitôt Molly en se redressant une fois de plus pour le regarder. Je ne voulais pas te forcer la main, tu sais.
— Mais non, ce n’est pas ça, fit Pierre. C’est juste que…
Il demeura silencieux, mais songea à ce que Shari Cohen lui avait dit cet après-midi. Howard ne m’a jamais rien dit. On ne devrait pas avoir de secrets pour quelqu’un qu’on aime. Il prit une profonde inspiration, puis laissa tout l’air sortir d’un coup.
— Merde, dit-il finalement. Aujourd’hui, c’est le jour des grandes révélations. Tu ne me forces pas la main, Molly. J’aimerais beaucoup bâtir un avenir avec toi. Mais le problème, c’est que je ne sais pas si j’en ai un.
Elle le regarda en battant des paupières.
— Pardon ?
Sans cesser de la regarder, pour voir sa réaction, il articula :
— Il se peut que j’aie la maladie de Huntington.
Elle s’affaissa légèrement en arrière.
— Pour de bon ?
— Tu sais ce que c’est ?
— Un peu. Un de nos voisins l’avait, quand j’habitais chez ma mère. Mon Dieu ! Pierre ! Je suis vraiment désolée !
Il se hérissa légèrement. Molly, malgré son désarroi, conservait assez de présence d’esprit pour interpréter sa réaction. Il ne voulait pas qu’on ait pitié de lui. Elle accentua sa pression sur sa main.
— J’ai vu ce qui est arrivé à Mr DeWitt, notre voisin. Mais je ne connais pas les détails. C’est une maladie héréditaire, n’est-ce pas ? Elle t’a été transmise par ton père ou ta mère ?
— Mon père.
— Je sais qu’elle cause des troubles musculaires.
— Plus que ça. Une détérioration mentale.
Elle détourna la tête.
— Oh !
— Les symptômes peuvent commencer à se manifester à n’importe quel moment. La trentaine, la quarantaine ou même plus tard. J’ai peut-être encore vingt bonnes années à vivre, ou peut-être vingt-quatre heures seulement. Si j’ai de la chance, je ne suis pas porteur du gène et je ne contracterai jamais la maladie.
Molly sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle aurait peut-être dû se détourner pour ne pas les montrer, mais cela n’aurait pas été honnête. Ce n’était pas de la pitié qu’elle ressentait, après tout. Elle le regarda dans les yeux et se pencha vers lui pour l’embrasser.
Lorsqu’elle se dégagea, il y eut un silence prolongé. Finalement, Molly s’essuya les joues d’une main puis essuya la joue de Pierre du dos de l’autre main.
— Mes parents, dit-elle lentement, ont divorcé quand j’avais cinq ans. (Elle chassa l’air de ses poumons, comme si elle expulsait en même temps une douleur ancienne.) Aujourd’hui, cinq à dix bonnes années ensemble, c’est à peu près tout ce que la plupart des couples peuvent espérer avoir.
— Tu mérites davantage, lui dit Pierre. Tu mérites beaucoup mieux.
Elle secoua la tête.
— Je n’ai jamais connu mieux que ce que j’ai en ce moment. Je n’ai… jamais eu beaucoup de chance avec les hommes. Le fait de lire dans leurs pensées… Toi, tu es différent.
— Qu’est-ce que tu en sais ? demanda Pierre. Je suis peut-être aussi mauvais que les autres.
Elle sourit.
— Non, j’ai bien vu la façon dont tu m’écoutais, dont tu tenais compte de mes opinions. Tu n’es pas un primate macho.
Il sourit à son tour, faiblement.
— C’est le plus beau compliment qu’on m’ait jamais fait.
Elle rit, mais redevint très vite sérieuse.
— Écoute, je vais te paraître présomptueuse, mais je sais que je suis jolie.
— Tu es d’une beauté éblouissante.
— Je ne cherche pas les compliments. Laisse-moi finir. Depuis mon enfance, les gens me répètent que je suis jolie. Ma sœur Jessica a été mannequin. Ma mère fait encore tourner les têtes sur son passage. Elle a toujours dit que son plus gros problème, avec son premier mari, c’était qu’il ne s’intéressait qu’à son physique. Papa est cadre dans une entreprise, il voulait un trophée à exhiber en société. Et maman ne se satisfaisait pas de cette situation. Toi, tu es le premier homme que je connaisse qui m’apprécie pour ce que j’ai en moi, au-delà de mon physique. Tu m’aimes pour mes qualités, pour…
— Pour la teneur de ta personnalité, fit Pierre.
— Hein ?
— Martin Luther King. Les lauréats du prix Nobel sont ma petite marotte, et j’ai toujours eu un faible pour les grands orateurs, même en anglais. (Il ferma les yeux pour mieux se souvenir.) « J’ai un rêve. Je rêve qu’un jour cette nation se dressera pour appliquer ses vrais préceptes : Nous tenons cette vérité comme allant de soi que les hommes naissent égaux. Je rêve qu’un jour mes enfants habiteront une nation où ils seront jugés non pas selon la couleur de leur peau, mais selon la teneur de leur personnalité. »
Pierre regarda Molly, puis haussa légèrement les épaules.
— C’est peut-être parce que je risque d’avoir la maladie de Huntington, mais j’essaie de voir au-delà des simples traits génétiques comme la beauté. (Il sourit.) Ce qui ne veut pas dire que ta beauté ne me touche pas.
Elle lui sourit à son tour.
— J’ai une chose à te demander. Que veut dire en anglais joli petit cul ?
Pierre se racla la gorge.
— C’est un peu vulgaire. Cela signifie à peu près : un beau postérieur. Mais où as-tu entendu ça ?
— À la bibliothèque Doe, le soir où nous nous sommes connus. C’est la première pensée que j’aie lue dans ta tête.
— Oh !
Elle se mit à rire.
— Ne t’inquiète pas. Je suis contente que tu me trouves physiquement attirante, du moment que ce n’est pas la seule chose qui t’intéresse chez moi.
Il lui sourit.
— Ce n’est pas le cas.
Mais son visage redevint grave, et il ajouta :
— Je ne vois toujours pas quel avenir nous pourrions avoir ensemble.
— Moi non plus, murmura Molly. Mais pourquoi ne pas le découvrir ensemble ? Je t’aime, Pierre Tardivel.
Elle se serra contre lui.
— Je t’aime aussi, répliqua-t-il.
C’était la première fois qu’il le lui disait réellement.
Alors qu’ils étaient dans les bras l’un de l’autre, la tête de Molly contre l’épaule de Pierre, elle murmura :
— Je pense que nous devrions nous marier.
— Quoi ? Nous ne nous connaissons que depuis quelques mois, Molly !
— Je sais. Mais je t’aime, et tu m’aimes. Nous n’avons peut-être pas beaucoup de temps devant nous.
— Je ne peux pas t’épouser.
— Pourquoi ? Parce que je ne suis pas catholique ?
Il pouffa.
— Non, ma chérie. Ce n’est pas ça. (Il la serra très fort.) Je t’aime sincèrement, mais je ne peux pas te demander d’officialiser notre liaison.
— Ce n’est pas toi qui le demandes, c’est moi.
— Mais…
— Il n’y a pas de mais. Je sais parfaitement dans quoi je m’engage.
— Je suis sûr que…
— Cet argument n’est pas valable.
— Et en ce qui concerne les…
— Ça m’est égal.
— Je veux quand même…
— Allons ! Tu n’y crois pas toi-même.
De nouveau, il éclata de rire.
— Toutes nos discussions vont être comme ça ?
— Pourquoi pas ? Nous n’avons pas de temps à perdre en querelles futiles.
Il demeura quelques instants silencieux, à se mordiller la lèvre.
— Il existe un test, dit-il enfin.
— Quel qu’il soit, je suis prête à essayer.
Pierre s’esclaffa.
— Non, non. Je voulais parler d’un test pour la maladie de Huntington. Ça fait quelque temps qu’il est disponible. On a découvert le gène de la chorée de Huntington en mars 1993.
— Et tu ne l’as jamais passé ?
— Non.
— Pourquoi ?
Le ton de sa voix dénotait la curiosité et non l’affrontement. Pierre soupira. Il leva les yeux au plafond.
— Il n’existe aucun traitement pour cette maladie. Si je savais que je l’ai, on ne pourrait rien faire pour m’aider. Et… (Il soupira.) Je ne sais comment te l’expliquer. Mon assistante, Shari, m’a dit une chose aujourd’hui. Elle m’a dit : « Tu n’es pas juif. » Elle voulait dire qu’il y avait des choses que je ne pouvais pas comprendre parce que je n’avais jamais été à sa place. La plupart des sujets à risque pour la maladie de Huntington ont refusé de passer le test.
— Pourquoi ? C’est douloureux ?
— Non. Une goutte de sang suffit.
— Ça coûte cher ?
— Non. Je pourrais même le pratiquer tout seul, avec l’équipement du labo.
— Pour quelle raison, alors ?
— Tu as entendu parler d’Arlo Guthrie ?
— Bien sûr.
Pierre haussa les sourcils. Il s’attendait qu’elle soit aussi ignorante qu’il l’avait été à l’époque.
— Eh bien, expliqua-t-il, son père, Woody, est mort de la maladie de Huntington. Mais Arlo n’a pas voulu passer le test. Et Nancy Wexler, tu sais qui c’est ?
— Non.
— Tous ceux qui sont atteints de la chorée de Huntington connaissent son nom. C’est la présidente de la Fondation pour les maladies héréditaires, qui a joué un rôle de pointe dans la recherche du gène de Huntington. Sa mère est morte de la maladie. Elle n’a jamais passé le test, elle non plus.
— Je ne comprends pas cette attitude. Si c’était moi, j’aurais envie de savoir.
Pierre soupira. Il pensa de nouveau à ce que lui avait dit Shari.
— Tous ceux qui ne sont pas à risque disent comme toi, mais ce n’est pas si simple. Quand on est sûr d’avoir la maladie, on perd tout espoir. On est dans une situation inextricable. Pour le moment, au moins, il me reste l’espoir.
Molly hocha lentement la tête.
— Et… euh… j’ai quelquefois du mal à sortir de la nuit, Molly. J’ai envisagé le suicide. Beaucoup de sujets à risque comme moi y pensent. J’ai failli sauter le pas à deux ou trois reprises. La seule chose qui m’a arrêté, jusqu’à présent, c’est qu’il y a une chance pour que je n’aie pas la maladie. (Il soupira, réfléchissant à ce qu’il allait dire maintenant.) D’après une étude récente, vingt-cinq pour cent des sujets à risque qui passent le test et ont un résultat positif tentent de mettre fin à leurs jours. Et le quart d’entre eux réussissent. Je ne suis pas sûr que je résisterais à la nuit noire si je savais avec certitude que j’ai hérité du gène, Molly.
— Le revers de la médaille, c’est que, si tu étais sûr de ne pas l’avoir, tu pourrais enfin dormir sur tes deux oreilles.
— Tu fais bien de parler de l’autre côté de la médaille. Ça se joue réellement à pile ou face. Mais ne crois pas que je serais tranquille pour autant. Dix pour cent de ceux qui passent le test et ont des résultats négatifs finissent par avoir de sérieux problèmes psychologiques.
— Je ne vois pas pourquoi.
Il détourna la tête.
— Les gens à risque comme moi partent du principe que leur vie sera peut-être brève. Nous renonçons souvent à beaucoup de choses à cause de ça. Avant toi, je n’avais pas eu de liaison avec une fille depuis neuf ans. Et, pour être honnête, je ne pensais pas en avoir de sitôt.
Molly hocha la tête, comme si un mystère venait d’être finalement résolu.
— C’est la raison pour laquelle tu te tues au travail, dit-elle.
Pierre hocha la tête à son tour.
— Mais quand on a fait tous ces sacrifices et qu’on s’aperçoit qu’ils n’étaient pas indispensables, les regrets peuvent être trop lourds à supporter. C’est pourquoi il y en a parmi nous qui se suicident quand ils apprennent qu’ils n’ont pas la maladie. (Il demeura un bon moment silencieux.) À présent, cependant, à présent… je ne suis plus le seul concerné. Peut-être que je vais me résoudre à passer le test.
Elle tendit la main pour lui caresser la joue.
— Non, Pierre. Je ne veux pas que tu le fasses pour moi. Si tu dois passer ce test un jour, il faut que ce soit pour toi. Je parlais sérieusement, tu sais. Je veux qu’on se marie. Si tu as la maladie, on avisera le moment venu. Ma proposition n’est pas liée à ce test.
Pierre battit des paupières. Il était au bord des larmes.
— J’ai de la chance de t’avoir trouvée.
Elle sourit.
— Je peux te retourner le compliment.
Ils restèrent longtemps serrés l’un contre l’autre. Puis Pierre murmura :
— Je vais peut-être le passer, ce test, après tout. J’ai suivi ton conseil. J’ai contacté les assurances Condor il y a une quinzaine de jours, mais je n’ai pas pu signer de contrat.
— Tu n’es toujours pas assuré ?
Il secoua la tête.
— Pour le moment, ils me refusent à cause de mes antécédents familiaux. Mais dans deux mois, le 1er janvier, une nouvelle loi va entrer en vigueur en Californie. Elle n’empêche pas les compagnies d’assurances d’utiliser les informations qu’elles possèdent sur les antécédents familiaux, mais elle leur interdit d’utiliser les résultats des tests génétiques, et ledeuxième point prime sur le premier. Si je passe le test, quels qu’en soient les résultats, ils sont obligés de m’assurer. Ils ne peuvent même pas augmenter le montant de ma cotisation ; tant que je ne présente aucun symptôme.
Molly ne répondit pas. Elle réfléchissait à ce qu’il venait de dire.
— Je parlais sérieusement tout à l’heure, murmura-t-elle au bout d’un moment. Je ne veux pas que tu passes le test à cause de moi. Et si tu ne peux pas t’assurer ici, nous pouvons toujours aller nous installer au Canada, non ?
— Je… suppose que oui. Mais je n’ai pas envie de quitter le LBL. C’est la chance de ma vie.
— Il y a trente millions d’Américains qui n’ont pas d’assurance santé. Ils se débrouillent…
— Non, non, c’est une chose de prendre le risque d’épouser quelqu’un qui est susceptible de tomber gravement malade, et une autre de risquer, par-dessus le marché, d’être ruiné financièrement. Il faut que je passe ce test.
— Si tu penses que c’est mieux, d’accord. Mais je suis prête à t’épouser quel que soit ton choix.
— Ne dis pas ça maintenant. Attends d’avoir les résultats.
— Ça va prendre combien de temps ?
— Normalement, les labos exigent que l’on suive une thérapie pendant des mois avant de passer le test. Mais…
— Oui ?
— La procédure est très simple. Je peux le faire moi-même au labo.
— Tu n’es pas obligé de précipiter les choses.
Il haussa les épaules.
— Ce n’est pas à cause de toi que je dois faire vite, mais à cause de la compagnie d’assurances. (Il ne dit rien pendant quelques instants.) Ça ira, tu verras, murmura-t-il finalement.Il est grand temps que je sache à quoi m’en tenir.
— Explique-moi comment ça marche exactement, demanda Molly assise sur un tabouret dans le labo de Pierre.
C’était samedi, et il était dix heures du matin.
— Voilà, fit Pierre en hochant la tête. Jeudi dernier, j’ai prélevé un échantillon de mon ADN à partir d’une goutte de sang. J’ai isolé mes deux exemplaires du chromosome 4, découpé certains segments à l’aide d’enzymes spéciales et pris des images radioactives de ces segments. Il faut quelque temps pour les développer, mais je pense qu’elles doivent être prêtes. Nous allons pouvoir vérifier ce que dit mon code génétique au niveau du gène spécifique associé à la maladie de Huntington. Ce gène contient une région dite IT 15 – Interesting Transcript n° 15 –, baptisée ainsi à une époque où personne ne savait à quoi elle servait.
— Si tu as l’IT 15, ça signifie que tu as la maladie ?
— Ce n’est pas si simple. Tout le monde a l’IT 15. Comme dans tous les gènes, la fonction de cette région est de coder pour la synthèse d’une certaine molécule de protéine. Celle que fabrique l’IT 15 a récemment reçu le nom de huntingtine.
— Alors, si tout le monde a l’IT 15 et si tout le monde produit la huntingtine, qu’est-ce qui fait que l’on a ou non la maladie ?
— Les gens qui en sont atteints ont une variété mutante d’IT 15 qui leur fait produire un excédent de huntingtine.
Cette substance est vitale dans l’organisation du système nerveux au cours des premières semaines de développement de l’embryon. À un moment, sa production doit cesser. Mais chez les sujets atteints de la chorée de Huntington, elle continue, ce qui occasionne des dégâts dans le cerveau en cours de développement. Dans les deux variétés d’IT 15, la normale et la mutante, on trouve une série de triplets nucléotidiques répétitifs : cytosine-adénine-guanine ou CAG, plusieurs fois de suite. Dans le code génétique, chaque trinucléotide est spécialisé dans la production d’un aminoacide particulier, et les aminoacides sont les briques à partir desquelles se construisent les protéines, CAG est l’un des codes servant à la fabrication d’un acide aminé appelé glutamine. Chez les individus sains, l’IT 15 comprend entre onze et trente-huit répétitions de ce triplet CAG. Mais chez les sujets atteints de la chorée de Huntington, il y en a entre quarante-deux et une centaine.
— Je vois, murmura Molly. Il faut donc examiner chacun de tes chromosomes 4 pour voir où commencent et où finissent tes séries de triplets CAG. Il suffit de compter le nombre de répétitions. C’est ça ?
— Exactement.
— Et tu es sûr de vouloir aller jusqu’au bout ?
— Oui, dit-il en hochant la tête.
— Alors, faisons-le.
Ils se mirent au travail. C’était une tâche fastidieuse, qui consistait à examiner avec soin les autoradiographies où les nucléotides étaient représentés par des lignes fines. Pierre avait à la main un marqueur à pointe de feutre pour indiquer chaque triplet CAG. Molly comptabilisait les répétitions sur une feuille de papier séparée.
En l’absence d’échantillons sanguins de sa mère et de Henry Spade, il n’était pas facile de dire lequel de ses chromosomes 4 venait du père. Il était donc obligé de les vérifier tous les deux. Sur le premier, la chaîne de triplets CAG prit fin après dix-sept répétitions.
Pierre laissa échapper un bref soupir de soulagement.
— Voilà pour un, dit-il. Maintenant, voyons l’autre.
Il commença la vérification du second chromosome. Ils dépassèrent la marque de onze, qui était le minimum normal. Quand ils arrivèrent à vingt-cinq, la main de Pierre tremblait.
— Ne t’inquiète pas, lui dit Molly en lui touchant le bras. Tu m’as dit que la normale pouvait aller jusqu’à trente-huit.
Il hocha la tête.
— Mais ce que je ne t’ai pas dit, c’est que soixante-dix pour cent des gens sains ont moins de vingt-cinq répétitions.
Molly se mordit la lèvre. Pierre continua le séquençage.
— Vingt-six ; vingt-sept ; vingt-huit.
Il avait un voile devant les yeux.
— Trente-cinq ; trente-six ; trente-sept ; trente-huit.
Merde. Merde de merde.
Trente-neuf.
Bordel de Dieu !
— Même si trente-huit est la limite normale, il faut en avoir quarante-deux pour… commença Molly d’une voix qui voulait être courageuse.
Quarante.
Quarante et un.
Quarante-deux.
— Mon pauvre chéri, fit Molly.
Une chance sur deux.
Un coup de pile ou face.
Pierre ne disait plus rien. Il avait le cœur qui battait très fort.
— Rentrons à la maison, lui dit Molly en lui caressant doucement le dos de la main.
— Non, pas encore.
— Nous n’avons plus rien à faire ici.
— Au contraire. Je veux finir la séquence. Je veux savoir combien de répétitions il y a.
— Qu’est-ce que ça changera ?
— C’est très important, dit-il d’une voix frémissante.
Elle avait l’air perplexe.
— Je ne t’ai pas tout dit. Merde de merde. Il y a autre chose.
— Mais quoi ?
— Il existe un facteur de corrélation inverse entre le nombre de répétitions et l’âge où se déclare la maladie.
Elle ne parut pas comprendre, ou ne le voulut pas.
— Comment ça ?
— Plus le nombre de répétitions est élevé, plus vite les symptômes risquent de se manifester. Certains sujets contractent la maladie dans leur enfance. D’autres ne sont atteints qu’à quatre-vingts ans passés. Il faut que j’aille jusqu’au bout de la séquence. Je veux savoir combien de répétitions il y a.
Elle le regarda sans rien dire.
Il se frotta les yeux, se moucha et continua le décompte. Il en était à quarante-cinq.
Cinquante.
Cinquante-cinq.
Soixante.
Ce n’était pas fini. Il se sentait sur le point de défaillir, mais continuait son marquage. CAG, CAG, CAG…
Molly s’éloigna, trouva une boîte de mouchoirs en papier et essuya discrètement ses larmes.
Finalement, Pierre arriva à un codon qui n’était pas CAG. Le total des répétitions s’élevait à soixante-dix-neuf.
Ils n’échangèrent pas un mot pendant quelque temps. Au loin, la sirène d’une voiture de pompiers se fit entendre.
— Combien de temps ? demanda finalement Molly.
— Soixante-dix-neuf, c’est beaucoup. C’est un nombre très élevé. (Il prit une profonde inspiration pendant qu’il réfléchissait.) J’ai trente-deux ans. La corrélation n’est pas très précise. Je ne sais pas. Mais les symptômes devraient venir très vite. Sans doute avant trente-cinq ou trente-six ans.
— Dans ce cas, tu…
— Seulement les premiers symptômes, dit-il en l’interrompant d’un geste. La maladie peut mettre dix ans ou plus à évoluer. Pour commencer, il y a des tics faciaux, puis une diminution de la coordination. Cela peut durer des années jusqu’au stade suivant. Ou bien…
— Ou bien ?
Il haussa les épaules.
— Voilà où nous en sommes, dit-il d’une voix triste.
Molly lui prit la main, mais il la retira vivement.
— Je t’en prie, dit-il. C’est fini.
— Qu’est-ce qui est fini ? demanda-t-elle.
— Écoute, ne rendons pas les choses plus difficiles qu’elles ne le sont.
— Je t’aime, murmura Molly.
— S’il te plaît, ne…
— Et je sais que tu m’aimes aussi.
— Molly, je vais bientôt mourir.
Elle se rapprocha de lui pour nouer ses mains autour de son cou. Elle laissa aller sa tête contre sa poitrine. Ses pensées étaient toutes en français.
— Je veux toujours t’épouser, dit-elle.
— Molly, tu ne peux pas faire ça. Imagine le fardeau que je deviendrais pour toi.
— Je veux t’épouser et je veux avoir un enfant, dit-elle en se serrant contre lui.
— Impossible. Je ne peux pas être père. Le nombre de CAG a tendance à augmenter d’une génération à l’autre. C’est un phénomène qu’on appelle « anticipation ». J’en ai soixante-dix-neuf. Si j’avais un enfant, il en aurait probablement davantage, ce qui signifie qu’il mourrait de la maladie à l’adolescence ou même plus tôt.
— Mais…
— Il n’y a pas de mais. Désolé. Nous avons été fous de faire ça. Impossible que ça marche. (Il vit son expression, et cela lui brisa le cœur.) Ne complique pas les choses, murmura-t-il. Rentre chez toi, veux-tu ? C’est fini entre nous.
— Pierre…
— C’est fini, te dis-je.
J’ai déjà trop perdu de temps avec ça.
Il vit que ses mots l’avaient terriblement blessée. Elle se dirigea vers la porte du labo, mais se retourna pour le regarder avant de sortir. Il refusa de croiser son regard.
Quand elle fut partie, il s’assit sur un tabouret. Ses mains tremblaient encore.
Pierre appela Tiffany Feng pour lui dire qu’elle pouvait enregistrer sa demande d’assurance au 1er janvier. Condor aurait pu contester les résultats du test pratiqué à la sauvette s’ils avaient été négatifs, mais il n’avait aucun intérêt à mentir en prétendant qu’il avait la maladie. Tiffany lui confirma qu’une attestation sur papier à en-tête du Centre du Génome humain suffirait pour prouver que le test avait bien été pratiqué.
Pierre reprit ses longues soirées d’étude à la bibliothèque Doe. Il lui arrivait de lever la tête à la recherche d’un visage familier, mais elle ne vint jamais.
Il se documentait, chaque soir, sur l’ADN de rebut. Plus que jamais, il savait aujourd’hui qu’il était engagé dans une course contre la montre.
Lorsque James D. Watson avait fait sa grande découverte, il avait sept ans de moins que Pierre, et seulement deux de plus quand on lui avait décerné le prix Nobel.
L’horloge murale derrière la table où il était assis avait un tic-tac bruyant. Il se leva pour changer de place. Il avait commencé par des matériaux récents et procédait par ordre chronologique inverse. Une référence, dans l’index d’une revue, attira son attention. « Un type d’hérédité différent. »
Un type d’hérédité différent ?
Se pouvait-il que…
Il demanda à Pablo de lui sortir le numéro de juin 1989 de la revue Scientific American. C’était bien cela. Exactement ce qu’il avait espéré. Tout un niveau différent d’informations virtuellement codées dans l’ADN, avec un schéma plausible des modalités de transmission sans erreur de ces informations d’une génération à l’autre.
Le code génétique était composé de quatre lettres : A, C, G, T. Le C était la cytosine, de formule chimique C4H5N30 : quatre atomes de carbone, cinq d’hydrogène, trois d’azote et un d’oxygène.
Mais toute la cytosine n’était pas la même. On savait depuis longtemps qu’il arrivait que l’un des cinq atomes d’hydrogène soit remplacé par un groupement méthyle, CH3– un atome de carbone lié à trois d’hydrogène. Le processus, en bonne logique, s’appelait la méthylation des cytosines.
Quand on écrivait une formule génétique, par exemple le CAG répétitif dans la séquence pathologique de Pierre, le C pouvait donc aussi bien représenter la cytosine normale que la cytosine méthylée, appelée 5-méthylcytosine. Les généticiens ne prêtaient pas attention à la différence. Les deux formes synthétisaient exactement la même protéine.
Dans son article de Scientific American, cependant, Robin Holliday exposait une découverte intéressante. Presque toujours, lorsque la cytosine subit la méthylation, la base qui est sa voisine sur le brin d’ADN est la guanine, sous la forme d’un doublet CG.
Mais la présence de C et G côte à côte sur un brin d’un côté de l’ADN signifie que l’association G et C se retrouvera également de l’autre côté. La cytosine, en effet, se lie toujours à la guanine, et inversement.
Dans son article, Holliday suggérait l’existence d’une enzyme hypothétique qu’il baptisait « méthylase d’entretien ». Elle était censée lier un groupement méthyle avec une cytosine adjacente à une guanine, mais seulement dans le cas où le doublet correspondant de l’autre côté était déjà méthylé.
Tout cela était purement hypothétique. La méthylase d’entretien n’existait peut-être pas.
Mais si elle existait…
Il regarda sa montre. C’était presque l’heure de la fermeture. Il photocopia l’article, rendit le magazine à Pablo et rentra chez lui.
Cette nuit-là, il rêva de Stockholm.
— Bonjour, Shari, dit-il en entrant dans le labo.
Elle portait un chemisier beige sous un tailleur bordeaux. Elle avait récemment fait couper ses longs cheveux noirs, et sa coiffure était maintenant un peu plus au goût du jour, avec une raie sur le côté et un dégradé en pointe sur la nuque. Comme Pierre, elle s’absorbait dans son travail pour oublier ses déboires sentimentaux.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-elle en brandissant une autoradiographie.
Elle l’avait trouvée en rangeant un peu le labo, qui aurait été une véritable porcherie si elle ne s’astreignait pas de temps en temps à y faire un peu de ménage.
Pierre jeta un coup d’œil à la pellicule. D’une voix qu’il voulait désinvolte, il murmura :
— Ce n’est rien. Tu peux le jeter.
— Je ne sais pas à qui est cet ADN, mais c’est celui de quelqu’un qui est porteur du gène de la maladie de Huntington, dit-elle sur un ton parfaitement neutre.
— C’est un vieux film.
— Il s’agit de toi, n’est-ce pas ?
Haussant les épaules, il renonça à mentir davantage.
— Je croyais l’avoir jeté.
— Je suis désolée pour toi, Pierre. Sincèrement, je suis navrée.
— Ne le dis à personne.
— Bien sûr que non. Il y a longtemps que tu es au courant ?
— Quelques semaines.
— Et Molly, elle prend ça comment ?
— Nous avons… rompu.
— Oh !
Elle mit la bande dans la poubelle du labo. Pierre haussa de nouveau les épaules.
Ils se regardèrent durant quelques instants. Les pensées de Pierre prirent un tour analogue à celui qu’auraient pris celles de n’importe quel mâle à sa place, supposait-il. Il se dit qu’entre Shari et lui il aurait pu y avoir quelque chose. Ils étaient tous les deux porteurs de gènes défectueux. Il avait trente-deux ans, et elle vingt-six. La différence n’était pas énorme. Mais il y avait aussi des gouffres entre eux. Et il ne voyait rien dans son expression qui pût indiquer qu’elle partageait des pensées de ce genre.
Il y a des gouffres qu’on ne franchit pas si facilement que ça.
— Je préfère qu’on n’en parle plus, dit-il. Il y a… un article que j’aimerais te faire lire. Je l’ai trouvé hier à la bibliothèque.
Shari semblait vouloir continuer à lui parler de son Huntington, mais elle hocha la tête et se contenta de prendre un tabouret pour s’asseoir face à lui.
Il lui résuma la théorie exposée dans Scientific American sur les deux variétés de cytosine, la normale et la 5-méthylcytosine. Il lui parla de l’hypothétique enzyme capable de transformer la première en la seconde, mais seulement si le doublet CG symétrique était déjà méthylé.
— Ce ne sont que des suppositions, murmura-t-elle. Il n’est pas prouvé que cette enzyme existe.
— Je sais. Mais supposons qu’elle existe. Que se passe-t-il lorsque l’ADN se reproduit ? L’échelle se dédouble en son milieu. Elle forme deux brins. Le premier contient tous les composants du côté gauche des paires de bases, disons quelque chose dans ce genre…
Il écrivit sur le tableau noir qui couvrait la plus grande partie d’un mur :
Côté gauche : T-C-A-C-G-T
— Tu vois ce doublet CG ? Bon, disons que sa cytosine est méthylée.
Il repassa la craie sur les deux lettres, de manière à les faire ressortir :
Côté gauche : T-C-A-C-G-T
— Comme tu le sais, dans la reproduction de l’ADN, les nucléotides libres se fixent aux endroits appropriés de chaque brin, ce qui signifie que le côté droit de celui qui nous intéresse aura cet aspect :
Il écrivit la séquence complémentaire au-dessous de la première.
Côté gauche : T-C-A-C-G-T
Côté droit : A-G-T-G-C-A
— Tu saisis ? La paire de gauche C-G tombe juste à la hauteur de la paire de droite G-C. (Il s’interrompit, attendant que Shari signifie son approbation d’un mouvement de tête.) C’est là, reprit-il, que la méthylase d’entretien intervient. Voyant qu’il n’y a pas de parité entre les deux côtés du brin, elle ajoute un groupe méthylé au côté droit.
Il repassa la craie sur la paire G-C de manière à la mettre également en relief :
Côté gauche : T-C-A-C-G-T
Côté droit : A-G-T-G-C-A
— En même temps, l’autre moitié du brin initial se remplit de nucléotides libres. Mais la méthylase d’entretien est censée faire exactement la même chose que lui, en reproduisant des deux côtés la méthylation des cytosines, à condition qu’elle soit présente à l’origine sur un côté.
Il se frotta les mains pour se débarrasser de la poussière de craie.
— Et voilà ! En postulant l’existence d’une seule enzyme, on aboutit à un mécanisme de préservation de l’état de méthylation des cytosines d’une génération de cellules à l’autre.
— Et alors ?
— Et alors, songe un peu à nos travaux sur les codons synonymes.
Il fit un geste vague en direction du tableau mural intitulé : LE CODE GÉNÉTIQUE.
— Oui ?
— Cela veut dire qu’il existe peut-être un niveau supplémentaire de codage dans l’ADN. Le choix du synonyme pourrait avoir une signification. Nous aurions une possibilité de codage supplémentaire, selon que les cytosines sont méthylées ou non. Je suis prêt à parier que l’un ou l’autre de ces nouveaux codes représente la clé de la signification de l’ADN qu’on appelle faussement « de rebut ».
— Et ça nous mène où ? demanda Shari.
— Comme est censé l’avoir dit Einstein : « Dieu est subtil, mais il n’est pas sournois. » (Il sourit à Shari.) Quelle que soit la complexité du code, nous devrions finir par le décrypter.
Il rentra chez lui. Son appartement lui semblait trop grand. Il s’assit sur le canapé du living, tirant machinalement sur un fil de l’un des coussins.
Ils progressaient, Shari et lui. Leurs recherches allaient bientôt déboucher sur quelque chose. Il en était certain.
Mais il ne ressentait aucune joie, aucune excitation.
Seigneur ! Quel idiot je fais !
Il regarda un peu Dave Letterman et Conan O’Brien à la télé.
Ils ne le firent même pas rire.
Il décida d’aller se coucher, abandonna ses chaussures et ses chaussettes au milieu du living : pourquoi s’en faire, à présent ?
Il avait repris la lecture des Œuvres complètes de Camus. Le gros volume était ouvert sur l’un des coussins du sofa. Camus, qui avait eu le prix Nobel en 1957, donnait son avis sur l’absurdité de la condition humaine en écrivant : « Je n’ai aucun désir d’être un génie. J’ai déjà assez de mal à être un homme. »
Il s’assit sur le sofa et demeura longtemps dans l’obscurité. L’absurdité de la condition humaine. L’absurdité de tout. L’absurdité de vivre.
Bertrand Russell, prix Nobel lui aussi, en 1950, disait : « Celui qui a peur de l’amour a peur de la vie, et celui qui a peur de la vie est déjà aux trois quarts mort. »
Aux trois quarts mort. Cela s’appliquait bien à quelqu’un qui avait la maladie de Huntington à trente-deux ans. Il se mit au lit dans la position du fœtus. Il ne ferma pratiquement pas l’œil de la nuit. Le peu qu’il dormit, il rêva, non pas de Stockholm, mais de Molly.
— Impossible de vous faire repasser l’examen, dit Molly à l’étudiant assis en face d’elle, mais vous pourriez choisir un nouveau thème de recherche, et je vous donnerais dix points d’avance. Avec un huit ou plus, vous passeriez, de justesse, mais vous passeriez. À vous de voir.
Le jeune homme contemplait ses mains, posées sur ses genoux.
— Je vais suivre votre conseil, dit-il. Merci, professeur Bond.
— Il n’y a pas de quoi, Alex. Tout le monde mérite d’avoir une seconde chance.
L’étudiant se leva et quitta le minuscule bureau. Pierre, qui attendait derrière la porte que Molly soit libre, s’avança sur le seuil, une douzaine de roses à la main.
— Je suis désolé, dit-il. Je me sens stupide.
Elle écarquilla les yeux.
— Je peux entrer ? demanda-t-il.
Elle hocha la tête sans dire un mot.
Il referma la porte derrière lui.
— Tu es ce qui m’est arrivé de mieux dans la vie, murmura-t-il. J’ai été bête.
Au bout d’un nouveau silence, elle déclara simplement :
— Les fleurs sont très belles.
Il la dévisagea, comme s’il essayait de lire ses pensées dans son regard.
— Si tu veux toujours de moi pour mari, dit-il, j’en serai honoré.
Elle ne dit rien pendant plusieurs secondes. Puis :
— Je veux avoir un enfant.
Il avait longuement réfléchi à cette question.
— Je comprends très bien. Si tu veux en adopter un, je serai ravi de t’aider à l’élever dans la mesure de mes capacités.
— Adopter ? Non, je veux un enfant à moi. Par fécondation in vitro.
— Ah !
— Ne crains rien en ce qui concerne la transmission des gènes défectueux. J’ai lu un article là-dessus dans Cosmo. On peut réaliser la culture des embryons en éprouvette, et les tester ensuite pour savoir s’ils ont le gène de Huntington. On ne m’implanterait que ceux qui sont sains.
Pierre était catholique, mais non pratiquant. Cependant, l’idée d’une telle procédure le mettait mal à l’aise. Détruire des embryons viables parce qu’ils ne répondaient pas aux normes génétiques… Mais ce n’était pas là sa principale objection.
— J’étais sérieux, la dernière fois qu’on en a parlé, dit-il. Je pense qu’un enfant doit avoir un père et une mère. Et je ne vivrai probablement pas assez longtemps pour voir grandir le mien… Ma conscience m’interdit d’engendrer un être que je ne pourrai pas mener jusqu’à l’âge adulte. L’adoption, ce n’est pas la même chose. Il s’agit d’améliorer le sort d’un enfant, même s’il n’aura pas toujours son père adoptif.
— Je le ferai de toute manière, déclara Molly d’une voix ferme. J’aurai un bébé par fécondation artificielle.
Pierre sentit qu’elle lui échappait.
— Je ne peux pas être le donneur de sperme, dit-il. Désolé. Je ne peux pas faire ça.
Molly demeura silencieuse quelques instants. Pierre était furieux contre lui-même. Il était venu faire la paix avec elle, et les choses dégénéraient encore. Finalement, ce fut elle qui parla :
— Est-ce que tu pourrais aimer un enfant qui ne serait pas biologiquement le tien ?
Il avait déjà réfléchi à ça quand il avait envisagé l’adoption.
— Oui, dit-il sans hésiter.
— De toute manière, j’étais sur le point de le faire sans être mariée. Il y a des millions d’enfants qui grandissent sans père. Moi-même, pendant la plus grande partie de mon enfance, je n’en ai pas eu.
— Je sais, fit Pierre en hochant la tête.
Elle fronça les sourcils.
— Et tu veux toujours m’épouser, même si je donne suite à mon projet et si j’ai un enfant avec du sperme anonyme ?
Il hocha de nouveau la tête – il craignait que sa voix ne le trahisse.
— Tu serais capable d’aimer cet enfant ? insista-t-elle.
Il était prêt à aimer un enfant adopté. Pourquoi ce cas lui semblait-il si différent ? Et pourtant…
— Oui, murmura-t-il enfin. Après tout, ce serait en partie le tien. Et je t’aime sans restriction, poursuivit-il en rivant son regard à celui des yeux bleus de Molly. (Il attendit, l’espace de quelques battements de cœur.) Alors, tu acceptes de devenir Madame Tardivel ?
Elle baissa les yeux.
— Non, je ne peux pas faire ça, dit-elle. (Mais quand elle redressa la tête, elle souriait.) Cependant, je veux bien être Molly Bond, épouse Tardivel.
— Ça veut dire que tu acceptes ?
Elle se leva pour aller vers lui. Puis elle lui passa les bras autour du cou et murmura en français :
— Oui.
Ils s’embrassèrent. Leur baiser dura plusieurs secondes ; mais quand ils se séparèrent, Pierre dit :
— Il y a une condition. Si un jour – n’importe quand – tu sens que ma maladie est un trop lourd fardeau pour toi, ou si tu entrevois une possibilité de bonheur qui puisse durer le reste de ta vie et non de la mienne, je veux que tu me quittes sans la moindre hésitation.
Molly ne répondit pas. Ses lèvres tremblaient légèrement.
— Promets-le-moi, lui dit Pierre.
— Je te le promets, murmura-t-elle enfin.
Ce soir-là, Pierre et Molly sortirent pour une longue promenade à pied, comme ils l’avaient fait avant leur rupture. Ils avaient pris un repas rapide dans un café de Telegraph Avenue, et ils flânaient maintenant en regardant les vitrines. Comme beaucoup de jeunes couples, ils essayaient de mieux connaître les différentes facettes de la personnalité et du passé de l’autre. Au cours de leurs précédentes promenades, ils avaient évoqué leurs expériences sexuelles antérieures, leurs relations avec leurs parents, leurs positions sur le contrôle des armes à feu individuelles et sur l’écologie. Ces longues conversations les aidaient à mieux cerner l’image qu’ils avaient l’un de l’autre.
Ce soir, ce fut Molly qui posa la grande question :
— Tu crois en Dieu ?
Il baissa les yeux vers le bord du trottoir.
— Je ne sais pas.
— Ah ? fit Molly, intriguée.
Mal à l’aise, il s’expliqua :
— Il est difficile de continuer à croire quand il arrive un truc comme ça. Je parle de ma maladie. Je ne veux pas dire que j’ai perdu la foi tout d’un coup, le jour où j’ai fait ce test, non. Je m’étais déjà posé la question quand j’ai connu mon vrai père.
Il lui avait raconté un autre soir les circonstances de sa rencontre avec son père biologique.
Molly hocha la tête.
— Mais tu croyais en Dieu avant de savoir que tu risquais d’avoir la chorée de Huntington ?
— Oui. Comme la plupart des Canadiens français, j’ai grandi au sein de l’Église catholique. Aujourd’hui, je n’assiste plus qu’aux messes de Noël et de Pâques. Mais quand j’habitais Montréal, j’y allais chaque dimanche. J’ai même été enfant de chœur.
Molly fit la grimace : elle l’avait entendu chanter.
— Tu as du mal à croire, aujourd’hui, parce que tu n’acceptes pas l’idée qu’un Dieu bienveillant ait pu te jouer ce mauvais tour.
Ils étaient arrivés à hauteur d’un banc public. Molly lui fit signe qu’elle voulait qu’ils s’assoient. Pierre l’attira contre lui.
— Quelque chose comme ça, oui, dit-il.
Molly lui toucha le bras, hésitante, avant de murmurer :
— Excuse-moi de te dire ça. Je ne voudrais pas avoir l’air de polémiquer, mais j’ai toujours trouvé ce type de raisonnement un peu superficiel. (Elle leva la main pour l’empêcher de l’interrompre.) Encore une fois, pardonne-moi. Mais nous vivons dans un monde dur, il suffit de regarder autour de soi pour le savoir. La famine en Afrique, la misère en Amérique du Sud, la violence aveugle et gratuite ici aux États-Unis, et partout il y a des tremblements de terre, des cyclones, des guerres et des épidémies. Je n’ai jamais compris comment on peut avoir la foi sans se poser de questions tant qu’on n’est pas frappé par une catastrophe personnelle. Tu vois ce que je veux dire ? Un million de personnes crèvent de faim en Éthiopie, et nous affirmons : C’est bien malheureux. Mais qu’un de nos proches ait le cancer ou une crise cardiaque ou la maladie de Huntington, et nous nous lamentons : C’est impossible que Dieu existe. (Elle sourit.) Excuse-moi. C’est un de mes sujets de récrimination favoris.
Il hocha la tête.
— Non, tu as tout à fait raison. Vu sous cet angle, c’est complètement idiot. Mais toi, tu crois en Dieu, alors ?
Elle haussa les épaules.
— J’ai été élevée dans un contexte unitarien. Parfois, j’assiste encore à des assemblées à San Francisco. Je ne crois pas en un Dieu sous forme de personne, mais en un créateur, peut-être. Je suis ce qu’on appelle une théiste évolutionniste.
— Qu’est-ce que c’est ?
— C’est quelqu’un qui croit que Dieu a établi les grandes lignes au départ : la direction générale que prendra la vie et le sens global de l’univers. Mais, après avoir mis tout en œuvre, il n’intervient plus. Il se contente de regarder les choses se développer selon les principes qu’il a établis au départ.
Pierre sourit.
— Ce qui est sûr, c’est que notre parcours nous mène droit à mon appartement et qu’il commence à se faire tard.
Elle lui rendit son sourire.
— Pas trop tard, j’espère, pour que tu me connaisses au sens biblique.
Pierre se leva et lui tendit la main.
— En vérité, je te le dis, il n’est jamais trop tard pour ça, murmura-t-il.
Ce fut une petite cérémonie de mariage bien tranquille. Pierre voulait, à l’origine, se marier dans la chapelle de l’UCB, mais il se trouva que l’université n’avait pas de chapelle, ce qui était politiquement correct en Californie. Ils avaient donc opté pour le living de la collègue de travail de Molly, le Pr Ingrid Lagerkvist, sous la houlette du chapelain de la congrégation unitarienne de Molly.
Ingrid, une petite rouquine de trente-quatre ans aux yeux d’un bleu très pâle, servait de demoiselle d’honneur à Molly. Normalement mince, elle était en ce moment dans son cinquième mois de grossesse. Pierre, qui se trouvait en Californie depuis moins d’un an, avait demandé à Sven, le mari d’Ingrid, un grand gaillard aux allures d’ours, aux longs cheveux bruns, à la barbe rousse en broussaille et aux lunettes à la Benjamin Franklin, d’être son témoin. Assistaient également à la cérémonie la mère de Pierre, Elisabeth, qui avait pris spécialement l’avion de Montréal, la pétillante Joan Dawson et le grincheux Burian Klimus, l’assistante de Pierre, Shari Cohen (qu’il regrettait presque d’avoir invitée si peu de temps après sa rupture avec son fiancé, car cela semblait la rendre triste). En revanche, il n’y avait aucun membre de la famille de Molly. Elle n’avait même pas annoncé son mariage à sa mère.
Molly et Pierre avaient eu une petite discussion sur la nature des vœux qu’ils devaient échanger. Il refusait qu’elle s’engage à maintenir son mariage « pour le meilleur et pour le pire, dans la santé comme dans la maladie ». Il insistait pour qu’elle reste libre de le quitter à n’importe quel moment quand ce ne serait plus supportable.
C’est ainsi que le prêtre unitarien, vêtu d’un simple costume trois pièces avec un œillet rouge à la boutonnière, psalmodia :
— Acceptez-vous, Pierre Jacques, de prendre Molly Louise pour épouse, de la chérir et de l’honorer, de l’aimer et de la protéger, de la respecter et de l’aider à se réaliser aussi longtemps que vous vous porterez l’un l’autre en votre cœur ?
— J’accepte, répondit Pierre.
Puis, souriant à sa mère, il ajouta en français :
— Oui.
— Acceptez-vous, Molly Louise, de prendre Pierre Jacques pour époux, de le chérir et de l’honorer, de l’aimer et de le protéger, de le respecter et de l’aider à se réaliser aussi longtemps que vous vous porterez l’un l’autre en votre cœur ?
— J’accepte, répondit Molly en regardant Pierre dans les yeux.
— En vertu de l’autorité qui m’est conférée par l’État de Californie, j’ai la fierté et la joie de vous déclarer mari et femme. Molly et Pierre, vous pouvez maintenant…
Mais ils n’avaient pas attendu la fin pour le faire. Leur baiser fut tendre et prolongé.
Leur lune de miel – cinq jours en Colombie-Britannique – fut merveilleuse. Mais ils furent vite de retour au travail. Pierre reprit ses longues journées de recherche au labo. Ils avaient quitté leurs appartements respectifs et acheté une maison de six pièces dans Spruce Street, avec des murs en stuc blanc, à côté d’un bungalow en stuc rose. L’apport initial venait de l’assurance vie d’Alain Tardivel. Pierre avait beaucoup perdu en changeant les dollars canadiens en dollars US, mais il fut ravi d’apprendre que les intérêts des emprunts, ici, étaient déductibles. Ce n’était pas le cas au Canada.
Pierre appréciait particulièrement le fait d’avoir un jardin, surtout en Californie, où les plantes poussaient de manière spectaculaire. Mais les escargots géants le faisaient flipper.
Ce soir-là – on était en juin et il faisait déjà assez chaud –, Pierre était assis à la table de la salle à manger, dont le dessus était encombré de petits cartons de nourriture chinoise. Tiffany Feng lui avait envoyé, quelque temps auparavant, un exemplaire définitif de sa police d’assurance Carte d’Or. Mais il y avait eu le mariage, le déménagement et le travail au labo, et il n’avait pas eu le temps de l’examiner de près. Quant à Molly, repue, elle était allée s’allonger sur le canapé du living contigu pour feuilleter Newsweek.
— Écoute ça ! lui cria Pierre. Sous la rubrique « Garanties particulières », ils disent que « lorsque l’amniocentèse, un examen génétique ou tout autre test prénatal a révélé qu’un enfant à naître aurait besoin de soins prolongés, après sa naissance ou durant son enfance ou sa vie d’adulte, Condor Insurance, Inc. prendra en charge tous les frais relatifs à l’interruption de grossesse dans un hôpital ou une clinique d’avortement reconnue par le gouvernement ».
Molly leva la tête.
— C’est une clause standard pour toutes les compagnies. L’assurance du personnel de l’université couvre aussi ce risque.
— Je ne trouve pas ça très normal.
— Pourquoi ?
Il fronça les sourcils.
— C’est juste que… Je ne sais pas. Ça ressemble à une forme d’eugénisme forcé. Si le bébé n’est pas parfait, on te fait avorter gratuitement. Mais écoute la clause suivante. C’est elle qui me chiffonne. « Bien que nos garanties prénatales soient normalement prolongées par l’ensemble des soins néonatals, dans les cas où l’amniocentèse, l’examen génétique ou tout autre test prénatal aurait révélé l’existence d’une maladie génétique chez l’enfant à naître, et au cas où la mère aurait refusé de bénéficier de la garantie offerte au paragraphe précédent, la couverture des soins postnatals vous serait retirée. » Tu saisis les implications ? Si tu refuses d’avorter tout en sachant que ton bébé ne sera pas parfait, tu perds le bénéfice de ton assurance. Il s’agit d’une incitation flagrante à l’eugénisme.
— Tu as peut-être raison, déclara lentement Molly, qui s’était levée du canapé et se tenait maintenant sur le seuil de la salle à manger, appuyée contre le mur. Mais j’ai lu, l’autre jour, le cas exactement inverse. Il s’agit d’un couple de personnes génétiquement sourdes toutes les deux. À l’issue du test prénatal, qui indiquait que leur enfant entendrait normalement, ils ont choisi l’avortement, parce qu’ils ne se sentaient pas capables d’élever normalement un tel bébé. Tu vois que ça fonctionne dans les deux sens.
— C’est différent. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec le côté moral de ton exemple, mais ce sont les parents, après tout, qui ont fait le choix. On ne leur a pas forcé la main. La décision devrait être une affaire personnelle, exactement comme dans mon cas, quand j’ai eu à décider si je voulais passer le test de Huntington ou non. Elle ne devrait pas être imposée par les compagnies d’assurances. C’est dégueulasse.
Il prit le carton de chop suey, regarda à l’intérieur, mais le remit en place sans se resservir. Il avait l’appétit coupé.
C’était le tour de Molly de préparer le dîner. Pierre faisait de son mieux pour l’aider, mais il avait vite appris que c’était plus facile pour elle s’il n’entrait pas dans la cuisine. Ce soir, elle faisait des spaghettis. Opération qui prenait environ dix minutes à Pierre, car il se contentait d’ouvrir une boîte de Ragú pour la sauce et un saupoudreur Kraft pour le fromage. Mais avec Molly, c’était un vrai travail d’artiste. Elle faisait elle-même sa sauce tomate et râpait du vrai parmesan. Pendant ce temps, Pierre était au salon, en train de zapper. Quand elle l’appela pour lui dire que c’était prêt, il se dirigea vers le coin repas. Ils avaient acheté une table style billot de boucher avec des chaises en osier vert. Pierre tira la sienne sans regarder et voulut s’asseoir, mais fit un bond presque aussitôt.
Il y avait une abeille en peluche sur sa chaise, avec de gros yeux à la Mickey Mouse et une fourrure soyeuse à rayures jaunes et noires. Pierre la saisit.
— C’est quoi, ce machin-là ?
Molly arriva avec deux assiettes fumantes de spaghettis. Elle les posa sur la table avant de répondre :
— Je crois que le moment est venu de fertiliser mes fleurs.
Pierre haussa un sourcil.
— Tu veux te lancer dans la FIV ?
Elle hocha la tête.
— Oui, si tu es toujours d’accord. (Elle leva la main pour l’empêcher de parler.) Je sais que cela représente beaucoup d’argent mais, franchement, ce qui est arrivé à Ingrid m’a fait un peu peur.
L’amie de Molly, Ingrid Lagerkvist, avait donné naissance à un garçon atteint du syndrome de Down. Le risque d’avoir un enfant anormal augmentait avec l’âge.
— Ne t’en fais pas, on trouvera l’argent, lui dit Pierre en souriant. Alors, on va avoir un bébé !
Il saupoudra ses spaghettis de parmesan, puis fit une chose qui avait toujours amusé Molly. Il coupa ses pâtes en petits morceaux avec son couteau.
— Un bébé, tu te rends compte ! répéta-t-il.
— Oui, monsieur, lui dit Molly en riant.
Le patron de Pierre, le Dr Burian Klimus, leva les yeux et leur fit un bref signe de tête en guise de salut de bienvenue.
— Merci d’avoir bien voulu nous recevoir, monsieur, lui dit Pierre en s’asseyant sur l’une des deux chaises qui faisaient face à l’imposant bureau. Je sais que votre temps est précieux.
Klimus n’était pas du genre à relever ce qui était évident. Il attendit sans rien dire, d’un air légèrement irrité, que Pierre continue.
— Nous sommes venus vous demander conseil, poursuivit ce dernier. Molly et moi, nous aimerions avoir un bébé.
— Des fleurs et du chianti, on dit que c’est un excellent point de départ, fit Klimus d’une voix sèche, sans ciller.
Pierre eut un petit rire, plus par nervosité que pour souligner la plaisanterie. Il regarda autour de lui. Le bureau avait une deuxième porte, qui menait il ne savait où. Derrière Klimus, une petite table sur laquelle étaient posés deux globes. Le premier représentait la Terre, sans indication des frontières politiques. Le deuxième, vu sa couleur rouge, devait être Mars, supposa Pierre. Aux murs, étaient accrochées des photos astronomiques encadrées.
— Nous avons décidé d’avoir recours à la fécondation in vitro, poursuivit Pierre. Et comme vous avez écrit un article là-dessus avec le Pr Sousa dans Science, nous…
— Pourquoi la FIV ? demanda Klimus.
— Mes trompes de Fallope sont obstruées, expliqua Molly.
— Je vois, fit Klimus en hochant la tête.
Il se pencha en arrière dans son fauteuil, qui craqua de manière inquiétante, et noua ses mains derrière son crâne chauve.
— Vous connaissez, je suppose, les grandes lignes de la procédure, dit-il. On prélève sur la femme quelques ovules que l’on mélange avec le sperme de l’homme dans une boîte de Pétri. Lorsque les embryons se forment, ils sont implantés, et il ne reste plus qu’à espérer.
— Nous n’avons pas l’intention, déclara lentement Pierre, d’utiliser mon sperme. (Il s’agita légèrement sur sa chaise.) Je ne suis pas… euh… en position d’être le père biologique.
— Vous êtes impuissant ?
Pierre fut surpris par la question.
— Non.
— Vous avez un taux de spermatozoïdes insuffisant ? Il y a des moyens de…
— Je n’ai aucune idée de ce que peut être mon taux de spermatozoïdes. Je suppose qu’il est dans la norme.
— Qu’y a-t-il, dans ce cas ? Votre intellect est adéquat. Qu’est-ce qui vous empêche d’engendrer ?
Pierre déglutit.
— J’ai des gènes défectueux.
— Ah ! Eugénisme volontaire. Je suis d’accord. (Il marqua un instant de pause.) Mais, vous savez, dès que l’embryon a atteint la taille de huit cellules, nous pouvons généralement en prélever une pour examen ACP[8] suivi d’un test génétique. Aussi, vous n’avez…
— Nous avons pris notre décision, déclara Pierre d’une voix ferme. Nous aurons recours au sperme d’un donneur.
Il ne voyait pas de raison d’argumenter avec Klimus.
— Comme vous voudrez, fit ce dernier en haussant les épaules.
— Mais nous aimerions que vous nous recommandiez une clinique. Vous en avez visité un grand nombre pour écrire votre article. Laquelle suggéreriez-vous ?
— Il y en a plusieurs qui sont excellentes dans la région de la Baie.
— Laquelle serait la moins chère, alors ? demanda Pierre. Si j’ai bien compris, il faut compter dans les dix mille dollars.
— Dix mille par tentative, précisa Klimus. Chaque FIV a un taux de réussite d’environ vingt pour cent. Le coût moyen, pour avoir un bébé par cette méthode, est de quarante mille dollars.
Pierre en resta bouche bée. Quarante mille ! C’était une somme énorme. Les mensualités pour la maison ne leur laissaient pas grand-chose pour vivre. Ils n’allaient jamais pouvoir se procurer autant d’argent.
— Est-ce que ce sont les cliniques qui choisissent les donneurs de sperme ? demanda Molly.
— Quelquefois, répondit Klimus. Le plus souvent, cependant, c’est la future mère qui choisit dans un catalogue d’après les caractères potentiels du donneur dans les domaines physique, intellectuel et ethnique. Et…
Il s’interrompit net au milieu de sa phrase, comme si ses pensées étaient à un million de kilomètres de là. Pierre se pencha en avant pour demander :
— Et quoi ?
— Pourquoi pas moi ? demanda Klimus.
— Je vous demande pardon ? fit Pierre.
— Moi, comme donneur.
Molly tressaillit. Klimus s’en aperçut et leva la main, la paume en avant.
— Nous pourrions faire ça ici, au LBL, dit-il. Je m’occuperais de la fertilisation, et Gwendolyn Bacon, qui a l’habitude des FIV et qui me doit une faveur, pourrait prendre en charge l’extraction des ovules et l’implantation des embryons.
— Je ne sais pas, dit Pierre.
Klimus le regarda.
— Je vous propose un marché. Prenez-moi comme donneur, et je paie les frais de toutes les opérations, quel que soit le nombre de tentatives. J’ai bien placé l’argent que m’a valu mon prix Nobel, et j’ai de bons contrats en tant que consultant.
— Mais…, commença Molly.
Sa voix mourut. Elle ne savait plus que dire. Elle aurait préféré que le bureau soit un peu moins grand, pour pouvoir lire dans les pensées de Klimus. Mais tout ce qu’elle captait, c’était un déluge de mots incompréhensibles en français de la part de Pierre.
— Je suis vieux, je sais, fit Klimus sans sourire. Mais cela ne fait aucune différence en ce qui concerne mon sperme. Je suis tout à fait capable de servir de père biologique. Et je peux prouver que je suis séronégatif.
Pierre déglutit péniblement avant de demander :
— Est-ce que ce ne serait pas gênant, de n’avoir pas recours à un donneur anonyme ?
— Oh ! Ce sera notre petit secret. Vous voulez un ADN de bonne qualité, n’est-ce pas ? J’ai eu le prix Nobel. Mon QI est de cent soixante-trois. En ce qui concerne la longévité, il n’y a pas de problème, comme vous le voyez. Ma vue et mes réflexes sont excellents. Je n’ai pas le gène du diabète ni d’Alzheimer ni d’aucune maladie génétique. (Il sourit.) Le plus mauvais trait programmé dans mon ADN est la calvitie. Assez précoce, je l’avoue.
Au début de ce long discours, Molly n’avait cessé de secouer la tête ; mais ce mouvement s’était estompé lorsqu’il était arrivé à la fin. Elle guettait à présent les réactions de Pierre, vers qui Burian Klimus s’était également tourné.
— Allons, jeune homme, dit-il avec un sourire froid, dépourvu d’émotion. Entre deux maux, il vaut mieux choisir celui qu’on connaît, n’est-ce pas ?
— Mais… pourquoi ? voulut savoir Pierre. Pourquoi cela vous intéresse-t-il tant ?
— J’ai quatre-vingt-quatre ans. Je n’ai pas d’enfants. Je ne veux pas que le gène des Klimus disparaisse du patrimoine général. (Il les regarda tour à tour.) Vous êtes jeunes, vous débutez dans la vie. Je sais ce que vous gagnez, Tardivel, et je devine ce que Molly gagne. Quarante mille dollars, c’est beaucoup d’argent pour vous.
Pierre regarda Molly, puis haussa les épaules.
— Je… je suppose que ça pourrait se faire, dit-il lentement, comme s’il voulait se persuader lui-même.
Klimus joignit les mains en un mouvement qui produisit un claquement sonore, tel un coup de feu.
— Splendide ! s’écria-t-il. Molly, nous allons vous prendre un rendez-vous avec le Dr Bacon. Elle vous prescrira un traitement hormonal pour provoquer une hyperovulation. (Il se leva, coupant court à toute discussion supplémentaire.) Toutes mes félicitations, future maman, dit-il à la jeune femme.
Puis, dans une manifestation de bienveillance qui semblait tout à fait incongrue chez lui, il s’avança vers Pierre pour poser une main osseuse sur son épaule.
— Et félicitations à vous aussi, futur père.
— Un pépin, annonça Shari en entrant dans le labo de Pierre, une photocopie à la main. J’ai trouvé cette note dans un ancien exemplaire de Physical Review Letters.
Elle paraissait bouleversée.
Pierre était devant sa centrifugeuse. Il la laissa tourner par inertie et leva les yeux.
— Que dit-elle ?
— Un groupe de chercheurs de Boston affirment que, même si l’ADN qui régit la synthèse des protéines est structuré à la manière d’un code – où un seul mot mal écrit peut déformer tout le message –, l’ADN de rebut ou intronique est structuré comme un langage, suffisamment redondant pour que les erreurs mineures soient sans importance.
— Comme un langage ? répéta Pierre, intéressé. Que veulent-ils dire par là ?
— Dans les parties actives de l’ADN, ils ont constaté que la distribution des différents codons à trois lettres se fait de manière aléatoire. Mais dans l’ADN de rebut, si l’on examine la répartition des « mots » de trois, quatre, cinq, six, sept ou huit paires de bases, on s’aperçoit qu’elle ressemble à celle du langage humain. Si le mot le plus courant – par exemple « le » ou « la » – apparaît dix mille fois, celui qui est dix fois moins courant – disons « son » ou « sa » – n’apparaîtra que mille fois, et ainsi de suite. Ce qui correspond tout à fait à la distribution relative des mots en anglais, par exemple. En fait, c’est le signe distinctif de tous les langages humains.
— Bravo ! fit Pierre. Excellent !
Le front d’albâtre de Shari était plissé de rides verticales.
— Mais c’est mauvais pour nous ! Ça signifie que d’autres équipes font des recherches dans ce domaine ! Cette note de Physical Review Letters a été publiée dans le numéro du 5 décembre 1994.
Pierre haussa les épaules.
— Tu te souviens de Watson et de Crick, quand ils recherchaient la structure de l’ADN ? Tu sais qui travaillait sur ce problème en même temps qu’eux ?
— Linus Pauling, en particulier.
— Exactement, Pauling. Il avait déjà eu le prix Nobel pour ses travaux sur les liaisons chimiques. Mais même lui n’a pas su voir la réalité. Il a imaginé un modèle à trois brins à la Rube Goldberg, absurde et inutilement compliqué. (Pierre avait appris l’existence de Goldberg en arrivant à Berkeley. C’était un ancien élève de Berkeley, et il y avait une exposition de ses dessins humoristiques sur le campus.) C’est certain, d’autres équipes planchent sur le sujet. Mais je préfère t’entendre m’annoncer qu’il y a de bonnes raisons de croire que des informations significatives sont codées dans l’ADN qui ne sert pas à synthétiser les protéines plutôt que d’apprendre que tous ceux qui se sont penchés sur la question avant nous ont fini par conclure que c’était un monceau d’inepties. Je sais que nous sommes sur la bonne piste, Shari. J’en suis sûr. Tu as fait du bon boulot. Rentre chez toi, maintenant, et passe une bonne nuit.
— Tu devrais rentrer aussi, lui dit Shari.
Il sourit.
— Ce soir, les rôles sont inversés. C’est moi qui attends Molly. Elle a une réunion qui risque de se prolonger. Je reste ici en attendant qu’elle appelle.
— D’accord. À demain.
— Bonne nuit. Shari. Et sois prudente, il est tard.
Dehors, elle attendit le bus qui assurait la navette entre le labo et le campus.
Elle avait quelques courses à faire avant de rentrer chez elle. Elle passa devant le département de psychologie où la femme de Pierre, apparemment, travaillait tard ce soir. À l’entrée du bâtiment, elle fut bousculée par un jeune homme à l’air pas commode qui faisait nerveusement les cent pas : comme s’il s’attendait à voir quelqu’un. Il portait un blouson de cuir noir et un jean délavé. Ses cheveux blonds étaient coupés court, et une fossette lui fendait le menton, formant comme deux petits poings saillants.
Drôle de type, se dit Shari en s’enfonçant dans l’obscurité.