« Vous voulez boire, ou autre chose ? » demanda-t-il en dégageant d’un coup de pied discret un vieux tricot de corps sous la table.

Kéli regarda autour d’elle, en quête d’un coin où s’asseoir qui ne serait pas occupé par du linge ou de la vaisselle sales, et secoua la tête. Coupefin remarqua son expression.

« C’est un peu en désordre, j’en ai peur, s’empressa-t-il d’ajouter en repoussant du coude les restes d’un saucisson à l’ail qui tombèrent par terre. Madame Nogent vient normalement deux fois par semaine me faire mon ménage, mais elle est partie voir sa sœur qui a eu une nouvelle crise. Vous êtes sûre ? Ça ne me dérange pas. J’ai encore vu une tasse propre par là pas plus tard qu’hier.

— J’ai un ennui, monsieur Coupefin, dit Kéli.

— Attendez un instant. » Il leva la main vers un crochet au-dessus de la cheminée et redescendit un chapeau pointu qui avait connu des jours meilleurs, quoique pas si meilleurs que ça à en juger par son allure, puis il lança : « Voilà. Allez-y.

— Qu’est-ce qu’il a de si important, le chapeau ?

— Oh, il est absolument essentiel. Il faut avoir le bon chapeau pour pratiquer la magie. Nous, les mages, on sait ces choses-là.

— Puisque vous le dites. Écoutez, est-ce que vous me voyez ? »

Il la regarda d’un air inquiet. « Oui. Oui, je suis catégorique, je vous vois.

— Et vous m’entendez ? Vous m’entendez, hein ?

— Cinq sur cinq. Oui. Toutes les syllabes sonnent en place. Pas de problème.

— Alors vous serez surpris d’apprendre que personne d’autre dans cette ville ne me voit ni m’entend.

— Sauf moi ? »

Kéli grogna. « Et votre marteau de porte. »

Coupefin tira une chaise et s’assit. Il se tortilla un peu, mal à l’aise. Une expression songeuse lui passa sur la figure. Il se releva, tendit la main derrière lui et ramena une masse plate et rougeâtre qui jadis avait dû être une moitié de pizza[3]. Il la considéra d’un œil chagrin.

« Je l’ai cherchée toute la matinée, le croiriez-vous ? dit-il. Une « complète » avec un supplément de poivrons. » Il pignocha tristement dans la chose avachie, puis se souvint brusquement de Kéli.

« Bon sang, excusez-moi, dit-il, je manque de savoir-vivre. Qu’allez-vous penser de moi ? Tenez. Prenez un anchois. S’il vous plaît.

— Vous m’avez écoutée ? fit sèchement Kéli.

— Est-ce que vous vous sentez invisible ? Dans votre for intérieur, je veux dire ? demanda indistinctement Coupefin.

— Bien sûr que non. Je me sens seulement en colère. Alors je veux que vous me disiez la bonne aventure.

— Ben, je sais pas, moi, tout ça m’a plutôt l’air médical et…

— J’ai de quoi payer.

— C’est illégal, vous comprenez, fit pitoyablement Coupefin. Le vieux roi a formellement interdit la bonne aventure à Sto Lat. Il n’aimait pas beaucoup les mages.

— J’ai de quoi payer cher.

— D’après madame Nogent, la nouvelle, la fille du roi, elle risque d’être pire. Une vraie pimbêche, elle a dit. Pas le genre à voir d’un bon œil les praticiens des arts occultes, j’en ai peur. »

Kéli sourit. Les membres de la cour qui connaissaient déjà ce sourire se seraient dépêchés de tirer Coupefin à l’écart avant de le mettre à l’abri, par exemple sur le continent voisin ; mais lui resta assis et s’efforça de chasser des miettes de champignons de sa robe.

« Il paraît qu’elle a un caractère impossible, dit Kéli. Je ne serais pas surprise qu’elle vous expulse de toutes façons de la ville.

— Oh, bon sang, fit Coupefin, vous croyez vraiment ?

— Écoutez, vous n’êtes pas forcé de me dire l’avenir, seulement le présent. Même elle n’y verrait pas d’objection. Je lui en toucherai un mot, si vous voulez », ajouta-t-elle, magnanime.

Coupefin s’anima. « Oh, vous la connaissez ?

— Oui. Mais pas toujours très bien, semble-t-il. »

Le mage soupira et farfouilla dans les débris qui encombraient la table, dérangea des cascades d’assiettes sales et les reliefs depuis longtemps momifiés de plusieurs repas. Il finit par mettre à jour un portefeuille de cuir pansu, collé à une tranche de fromage.

« Voilà, fit-il d’un ton hésitant, ça, c’est des cartes de Carot. L’essence de la sagesse des Anciens et tout et tout. Sinon, j’ai le Ching Dreling des Axlandais. Ça fait fureur dans le grand monde. Je ne fais pas les feuilles de thé.

— Je vais essayer le Ching machin.

— Alors, jetez ces tiges de millefeuille en l’air. »

Elle obéit. Ils étudièrent le motif obtenu.

« Hmm, fit Coupefin au bout d’un moment. Bon, y en a une dans la cheminée, une dans la tasse de cacao, une dans la rue, tant pis pour la fenêtre, une sur la table et une, non, deux derrière le buffet. Je pense que madame Nogent trouvera le reste.

— Vous ne m’avez pas dit s’il fallait les jeter fort ou pas. Je recommence ?

— No-oon, je ne crois pas. » Coupefin feuilleta les pages d’un livre jauni qui jusque-là soutenait un pied de table. « La disposition a l’air de vouloir dire quelque chose. Oui, là, voilà, octogramme 8,887 : Illégalité, l’Oie Inexpiante. Ce qui nous renvoie là… attendez… attendez… oui. Je l’ai.

— Alors ?

— Sans verticalité, l’empereur cochenille sort sagement à l’heure du thé ; au soir, le mollusque est silencieux parmi les fleurs d’amandier.

— Oui ? fit respectueusement Kéli. Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Sauf si vous êtes un mollusque, sans doute pas grand-chose, répondit Coupefin. Je pense qu’on doit y perdre à la traduction.

— Vous êtes sûr de savoir vous en servir ?

— On va essayer les cartes, s’empressa de proposer le mage en les étalant en éventail. Choisissez-en une. N’importe laquelle.

— C’est la Mort, annonça Kéli.

— Ah. Bon. Évidemment, la carte de la Mort n’est pas signe de mort dans tous les cas, précisa en hâte Coupefin.

— C’est-à-dire qu’elle n’est pas signe de mort dans les cas où la patiente commence à s’énerver et que vous êtes trop gêné pour lui avouer la vérité, hein ?

— Écoutez, prenez une autre carte.

— Celle-là aussi, c’est la Mort.

— Vous avez remis la première dedans ?

— Non. J’en prends encore une ?

— Ça ne serait pas plus mal.

— Tiens donc, quelle coïncidence !

— Une troisième Mort ?

— Tout juste. S’agirait-il d’un jeu spécial pour tours de passe-passe ? » Kéli faisait effort pour paraître calme, mais même elle percevait un faible accent d’hystérie dans sa voix.

Coupefin la regarda de travers, remit soigneusement les cartes dans le jeu, les battit et les distribua sur la table. Il n’y avait qu’une seule Mort.

« Oh là là, fit-il, je crois que c’est du sérieux. Puis-je voir votre paume, s’il vous plaît ? »

Il l’examina longuement. Puis il alla au buffet, prit un lorgnon de bijoutier dans un tiroir, en essuya le porridge avec la manche de sa robe et passa plusieurs autres minutes à étudier la main de la princesse dans les moindres détails. Il se redressa enfin, retira le lorgnon et considéra la jeune femme.

« Vous êtes morte », annonça-t-il.

Kéli attendit. Elle ne trouvait pas de réplique appropriée. « C’est faux » manquait de style, et « sans blague ? » paraissait un peu frivole.

« J’ai bien dit que je pensais l’affaire sérieuse ? demanda Coupefin.

— Je crois, oui, répondit prudemment Kéli qui parvint à garder une voix tout à fait calme.

— J’avais raison.

— Oh.

— Ça pourrait être fatal.

— Encore plus fatal qu’être morte ? fit Kéli.

— Je ne parlais pas pour vous.

— Oh.

— On dirait qu’un principe essentiel s’est détraqué, vous comprenez. Tout indique que vous êtes morte, sauf, euh… la réalité. J’veux dire, les cartes vous croient morte. Votre ligne de vie vous croit morte. Tout le monde vous croit morte.

— Pas moi, objecta Kéli, mais sa voix manquait d’assurance.

— Votre avis ne compte pas, j’en ai peur.

— Mais les gens me voient et m’entendent !

— La première chose qu’on apprend quand on s’inscrit à l’Université de l’Invisible, j’en ai peur, c’est que les gens ne font pas attention à ce genre de détail. L’important, c’est ce que leur dicte leur cerveau.

— Vous voulez dire que les gens ne me voient pas parce que leur cerveau le leur défend ?

— N’ai peur. On appelle ça de la prédestination, quelque chose dans le genre. » Coupefin la regarda d’un air pitoyable. « Je suis mage. Ces affaires-là, on connaît. En fait, ce n’est pas la première chose qu’on apprend quand on s’inscrit, ajouta-t-il. J’veux dire, on apprend où sont les toilettes et tous ces détails-là avant. Juste après, c’est la première chose.

— Mais vous me voyez, vous.

— Ah. Oui. Les mages sont spécialement formés à voir ce qui est là et à ne pas voir ce qui n’y est pas. Ces exercices, on nous les donne…»

Kéli battit la charge sur la table, ou plutôt elle essaya. La tâche s’avérait difficile. Elle contempla ses doigts, vaguement horrifiée. Coupefin se précipita et nettoya la table d’un coup de manche.

« Excusez-moi, marmonna-t-il, j’ai mangé des sandwiches à la mélasse hier soir.

— Qu’est-ce que je peux faire, alors ?

— Rien.

— Rien ?

— Ben, vous pourriez sûrement faire une belle carrière dans la cambriole… Pardon. Ça n’était pas de très bon goût.

— Il me semblait bien. »

Coupefin lui tapota stupidement la main, et Kéli était à ce point préoccupée qu’elle ne releva même pas un crime de lèse-majesté aussi flagrant.

« Vous comprenez, tout est fixé d’avance. L’Histoire est déjà écrite, du début à la fin. Ce que sont en réalité les faits n’a rien à y voir ; le rouleau à pâtisserie de l’Histoire leur passe carrément dessus. On ne peut rien changer parce que les changements sont déjà compris dedans. Vous êtes morte. C’est fatal. Faut accepter votre sort. »

Il lui adressa un sourire d’excuse.

« Vous avez beaucoup plus de chance que la plupart des morts, si vous considérez votre cas objectivement. Vous êtes vivante pour en profiter.

— Je ne veux pas accepter mon sort. Pourquoi je l’accepterais ? Ce n’est pas ma faute !

— Vous ne comprenez pas. L’Histoire continue d’avancer. Vous ne pouvez plus en faire partie. Elle n’a plus de rôle pour vous, vous ne voyez pas ? Mieux vaut laisser les choses suivre leur cours. » Il lui tapota à nouveau la main. Elle le regarda. Il retira la sienne.

« Qu’est-ce que je suis censée faire, alors ? demanda-t-elle. Me priver de manger parce qu’on n’a pas prévu mon couvert ? Aller vivre dans une crypte n’importe où ?

— Un vrai casse-tête, hein ? reconnut Coupefin. Le destin, c’est ça, j’en ai peur. Si le monde ne vous perçoit pas, vous n’existez pas. Je suis mage. On sait…

— Ne le dites pas. »

Kéli se leva.

Cinq générations plus tôt, un de ses ancêtres avait ordonné à sa bande de coupe-jarrets nomades une halte à quelques kilomètres du mont de Sto Lat et avait considéré la cité endormie d’un regard particulièrement résolu qui disait : suffit comme ça. C’est pas parce qu’on est né sur une saloperie de selle qu’on est obligé d’y mourir aussi.

Curieusement, nombre des traits distinctifs de l’ancêtre, par une malice de l’hérédité, s’étaient transmis à sa descendante[4] et lui donnaient son charme particulier. Jamais ils n’avaient été aussi manifestes qu’en cet instant. Même Coupefin était impressionné. En matière de résolution, on aurait pu lui casser des cailloux sur la mâchoire.

Exactement du même ton que son ancêtre lorsqu’il s’était adressé à ses partisans fourbus et en sueur avant l’assaut[5], elle déclara : « Non. Non, je refuse. Pas question de me réduire à une espèce de fantôme. Vous allez m’aider, mage. »

Le subconscient de Coupe fin reconnut la voix. Elle résonnait de ces harmoniques qui forcent même les vers du plancher à cesser leurs activités pour se mettre au garde-à-vous. Elle n’émettait pas d’opinion, elle affirmait : il en sera ainsi.

« Moi, madame ? chevrota-t-il, je ne vois pas ce que je pourrais…»

Il fut arraché de son siège et tiré dans la rue, au milieu de ses robes qui lui volaient autour. Kéli mit le cap sur le palais, les épaules droites, décidées, traînant derrière elle le mage comme un chiot récalcitrant. Elle avait l’allure des mères qui s’abattent sur l’école locale quand leur petit garçon rentre avec un œil au beurre noir ; une allure irrésistible ; comme la Marche du Temps.

« Vous comptez faire quoi ? bégaya Coupefin, horriblement conscient que toute résistance était inutile.

— C’est votre jour de chance, mage.

— Ah. Bon, dit-il faiblement.

— Vous venez d’être nommé Identificateur Royal.

— Oh. En quoi ça consiste, exactement ?

— Vous allez rappeler à tout le monde que je suis vivante. C’est très simple. Blanchi et trois bons repas par jour. Magnez-vous, mon vieux.

— Royal ?

— Vous êtes mage. Je crois qu’il y a une chose que vous devez savoir », dit la princesse.


* * *

« AH OUI ? » fit la Mort.

(Il s’agit là d’un procédé de cinéma adapté au livre. La Mort ne parle pas à la princesse. Il se trouve en réalité dans son cabinet et s’adresse à son apprenti. Mais c’est plutôt efficace, non ? On doit appeler ça un fondu rapide, ou un zoom inversé. Ou autre chose. On peut s’attendre à tout de la part d’une industrie où tout le monde s’appelle « Coco ».)

« ET C’EST QUOI ? » ajouta-t-il, tout en enroulant un bout de soie noire autour d’un méchant hameçon coincé dans un petit étau qu’il avait fixé à son bureau.

L’apprenti hésita. Surtout parce qu’il avait peur et se sentait embarrassé, mais aussi parce que le spectacle d’un spectre encapuchonné montant paisiblement des mouches sèches aurait suffi à couper la voix à n’importe qui.

De plus, Ysabell se tenait assise dans le fond de la pièce ; elle faisait soi-disant de la couture, mais elle l’observait aussi à travers un voile de désapprobation renfrognée. Il sentait ses yeux bordés de rouge lui vriller l’arrière du crâne.

La Mort enfonça quelques plumes de cou de corbeau et siffla un petit air tarabiscoté entre ses dents ; il ne pouvait guère siffler autrement. Il releva la tête.

« HMM ?

— Ils… ils sont pas partis aussi facilement que je croyais, dit un Morty nerveux, debout sur le tapis devant le bureau.

— TU AS EU DES ENNUIS ? demanda la Mort en sectionnant d’un coup de ciseaux quelques brins de plumes.

— Ben, vous voyez, la sorcière voulait pas s’en aller, et le moine… eh ben, il a tout recommencé.

— PAS DE QUOI S’INQUIÉTER, PETIT…

— … Morty…

— … TU AURAIS DÉJÀ DÛ COMPRENDRE QUE CHACUN REÇOIT CE À QUOI IL S’ATTEND. C’EST TELLEMENT MIEUX COMME ÇA.

— Je sais, m’sieur. Mais ça veut dire que les méchants qui pensent se retrouver dans une sorte de paradis y vont réellement. Et que les bons qui ont peur de finir dans un endroit horrible souffrent vraiment. Y a pas de justice.

— QU’EST-CE QUE JE T’AI DIT QU’IL NE FALLAIT PAS OUBLIER QUAND TU ES DE SERVICE ?

— Ben, vous…

— HMM ? »

Morty, bredouillant, se tut. « IL N’Y A PAS DE JUSTICE. RIEN QUE TOI.

— Ben, je…

— TÂCHE DE T’EN SOUVENIR.

— Oui, mais…

— J’ESPÈRE QUE TOUT FINIRA PAR S’ARRANGER. JE N’AI JAMAIS VU LE CRÉATEUR MAIS, À CE QU’ON M’A DIT, IL NE NOURRIT PAS DE MAUVAISES INTENTIONS ENVERS LES GENS. » La Mort Cassa le fil d’un coup sec et entreprit de desserrer l’étau.

« ÔTE-TOI CES IDÉES-LÀ DE LA TÊTE, ajouta-t-il. EN TOUT CAS, LA TROISIÈME N’A PAS DÛ TE POSER DE PROBLÈME. »

L’instant était venu. Morty y songeait depuis un bout de temps. Ça ne rimait à rien de se taire. Il avait chamboulé tout le cours à venir de l’Histoire. Ces choses-là se remarquent, en général. Il valait mieux déballer ce qu’il avait sur le cœur. Avouer en homme. Avaler la pilule. Cartes sur table. Tourner autour du pot, non merci. Allez, on se jette à l’eau. Les yeux bleus perçants étincelèrent dans sa direction. Il leur opposa un regard de lapin noctambule qui essayerait de faire baisser les phares à un semi-remorque de quinze tonnes dont le chauffeur défoncé depuis douze heures à la caféine fait exploser les tachymètres de l’enfer. Sans succès. « Non, m’sieur, fit-il.

— BIEN. BRAVO. ET MAINTENANT, QU’EST-CE QUE TU DIS DE ÇA ? »

Les pêcheurs à la ligne assurent qu’une bonne mouche sèche doit astucieusement imiter la réalité. Il y a les bonnes mouches pour le matin. D’autres, différentes, pour la tombée du soir. Et ainsi de suite.

Mais ce que tenaient les phalanges triomphantes de la Mort, c’était une mouche de l’aube des temps. La mouche de la soupe originelle. Nourrie à la bouse de mammouth. Pas du genre à se cogner contre les carreaux de fenêtres, plutôt du genre à transpercer les murs. Un insecte capable de ressortir d’entre les lames de la plus lourde des tapettes, dégouttant de venin, assoiffé de vengeance. Elle se hérissait d’ailes bizarres et de lambeaux qui lui ballottaient par tout le corps. Apparemment, elle avait beaucoup de dents.

« Comment ça s’appelle ? demanda l’apprenti.

— JE VAIS L’APPELER… BELLE DE MORT. » La Mort donna à son œuvre un ultime regard admiratif avant de la piquer dans le capuchon de sa robe. « JE ME SENS D’HUMEUR À FAIRE UN PEU LA VIE CE SOIR, dit-il. TU PEUX TE CHARGER DU SERVICE, MAINTENANT QUE TU AS PRIS LE TOUR DE MAIN. COMME QUI DIRAIT.

— Oui, m’sieur », dit Morty d’un ton lugubre. Il voyait son existence s’étendre devant lui comme un vilain tunnel noir sans lumière au bout.

La Mort tambourinait des doigts sur son bureau, marmonnait tout seul.

« AH, OUI, fit-il. ALBERT M’A DIT QU’ON A FARFOUILLÉ DANS LA BIBLIOTHÈQUE.

— Comment ça, m’sieur ?

— ON A PRIS DES LIVRES, ON LES A LAISSÉS TRAÎNER. DES LIVRES SUR DES JEUNES FEMMES. IL TROUVE ÇA AMUSANT. »

Comme il a déjà été signalé, les Saints Écouteurs ont l’ouïe à ce point développée qu’un bon coucher de soleil peut les rendre sourds. L’espace de quelques secondes, Morty eut l’impression que la peau derrière son cou acquérait le même genre de facultés étranges, parce qu’il vit Ysabell se pétrifier au milieu d’un point de couture. Il perçut aussi la petite inspiration d’air déjà entendue parmi les rayonnages. Il se souvint du mouchoir de dentelle.

« Oui, m’sieur. Ça se reproduira plus, m’sieur », fit-il.

Sa nuque se mit à le démanger furieusement.

« FORMIDABLE. À PRÉSENT, FILEZ, VOUS DEUX. DEMANDEZ À ALBERT DE VOUS PRÉPARER UN PIQUE-NIQUE, N’IMPORTE QUOI. ALLEZ PRENDRE L’AIR. J’AI BIEN VU QUE VOUS VOUS ÉVITIEZ SANS ARRÊT, L’UN ET L’AUTRE. » Il décocha à son apprenti un coup de coude complice – c’était comme recevoir un coup de bâton – et ajouta : « ALBERT M’A APPRIS CE QUE ÇA VOULAIT DIRE.

— Ah bon ? » fit tristement Morty. Il s’était trompé, il y avait bien une lumière au bout du tunnel, et c’était un lance-flammes.

La Mort lui adressa un autre de ses clins d’œil façon supernova.

Morty ne le lui rendit pas. Il se retourna et se dirigea lentement vers la porte, à une vitesse et d’une démarche auprès desquelles l’allure de la Grande A’Tuin aurait passé pour les gambades d’un agneau.

Il était à mi-couloir lorsqu’il entendit une course légère dans son dos et qu’une main lui saisit le bras.

« Morty ? »

Il se retourna et fixa Ysabell à travers un brouillard de désespoir.

« Pourquoi tu l’as laissé croire que c’était toi, dans la bibliothèque ?

— Chais pas.

— C’était… très… gentil de ta part, dit-elle prudemment.

— Oui ? J’comprends pas ce qui m’a pris. »

Il tâtonna dans sa poche et sortit le mouchoir. « Ça vous appartient, je crois.

— Merci. » Elle se moucha bruyamment.

Morty était déjà beaucoup plus loin dans le couloir, les épaules voûtées, on aurait dit les ailes repliées d’un vautour. Elle lui courut après.

« Dis, fit-elle.

— Quoi ?

— Je voulais te remercier.

— Pas la peine, grommela-t-il. Vaudra mieux vous retenir de reprendre des livres. Ça les dérange, comme qui dirait. » Il se fendit d’un rire qu’il estimait sans joie. « Ha !

— Quoi, « ha » ?

— Ha, c’est tout ! »

Il était arrivé au bout du couloir. Devant la porte de la cuisine, où Albert les lorgnerait d’un air entendu. Morty se dit qu’il ne le supporterait pas. Il s’arrêta.

« Mais je n’ai pris les livres que pour y trouver un peu de compagnie », dit-elle dans son dos.

Il céda.

« On pourrait faire un tour dans le jardin, dit-il d’un air accablé, avant de parvenir à s’endurcir un peu le cœur et d’ajouter : « Je vous oblige pas, bien sûr.

— Tu veux dire que tu ne vas pas te marier avec moi ? » fit-elle.

Morty fut horrifié. « Me marier ?

— Ce n’est pas pour ça que Père t’a ramené ici ? s’étonna-t-elle. Après tout, il n’a pas besoin d’apprenti.

— Vous voulez parler de tous ces coups de coude, de ces clins d’œil et de ces petites réflexions comme quoi « un jour, mon fils, tout ça sera à toi » ? J’ai essayé de pas y faire attention. J’ai pas encore envie de me marier, avec personne, ajouta-t-il, chassant de son esprit une image fugitive de la princesse. Et sûrement pas avec vous, sans vouloir vous offenser.

— Moi non plus, je ne me marierais pas avec toi, même si tu étais le dernier homme du Disque », répliqua-t-elle d’une voix douce.

Sa réponse fit mal à Morty. C’était une chose de ne pas vouloir épouser quelqu’un, mais une autre toute différente de s’entendre dire qu’on ne voulait pas de vous.

« Moi, au moins, j’ai pas l’air d’être resté enfermé dans une armoire à m’empiffrer de beignets à longueur d’années, dit-il alors qu’ils sortaient sur la pelouse noire de la Mort.

— Moi, au moins, je marche comme si mes jambes n’avaient qu’un genou chacune, répliqua-t-elle.

— Mes yeux, à moi, c’est pas deux œufs pochés pleins de gluglu. »

Ysabell hocha la tête. « D’un autre côté, mes oreilles à moi, elles n’ont pas l’air d’excroissances qui poussent sur les arbres morts. C’est quoi du gluglu ?

— Vous savez, comme les œufs que fait Albert.

— Quand le blanc est tout visqueux, tout dégoulinant, avec des bouts gluants dedans ?

— Oui.

— Un bon mot, reconnut-elle pensivement. Mais mes cheveux à moi, je te signale, ne ressemblent pas à une balayette de cabinets.

— Certainement, mais les miens, ils ressemblent pas non plus à un hérisson mouillé.

— Je te prie de remarquer que je n’ai pas la poitrine comme un porte-toasts dans un sac en papier mouillé. »

Morty loucha sur le haut de la robe d’Ysabell, gonflé de tels flotteurs qu’elle n’avait pas besoin de savoir nager, et s’abstint de tout commentaire.

« Mes sourcils, à moi, ils ont pas l’air de deux chenilles en train de s’accoupler, risqua-t-il :

— Exact. Mais au moins, mes jambes à moi, il me semble, elles pourraient bloquer un cochon dans une ruelle.

— Pardon… ?

— Elles ne sont pas arquées, expliqua-t-elle.

— Ah. »

Ils déambulèrent à travers les massifs de lis, provisoirement à court d’idées. Ysabell finit par faire face à Morty et lui tendit la main. Il la serra dans un silence reconnaissant.

« Ça suffit ? demanda-t-elle.

— Largement.

— Bien. À l’évidence, il ne faut pas nous marier, ne serait-ce que par égard pour les enfants. »

Morty approuva de la tête.

Ils s’assirent sur un banc de pierre entre des haies soigneusement taillées au carré. La Mort avait installé un étang dans ce coin du jardin, alimenté par une source glacée qu’avait l’air de vomir une statue de lion. Des carpes grasses et blanches se tapissaient dans les profondeurs, ou affleuraient la surface parmi les nénuphars d’un noir velouté.

« On aurait dû apporter des miettes de pain, fit bravement Morty, optant pour un sujet absolument anodin.

— Il ne vient jamais à l’étang, tu sais, dit Ysabell qui contemplait les poissons. Il l’a fait pour m’amuser.

— Ç’a pas marché ?

— Il n’est pas réel, dit-elle. Rien n’est réel, ici. Pas vraiment réel. Il aime se conduire comme un être humain, c’est tout. Il fait de gros efforts en ce moment, remarque. Je crois que tu as un effet sur lui. Tu sais qu’une fois, il a essayé d’apprendre le banjo ?

— Je le vois mieux à l’orgue.

— Il n’a jamais pu attraper le coup, continua Ysabell en l’ignorant. Il n’arrive pas à créer, tu comprends.

— Vous avez dit qu’il a créé cet étang.

— C’est la copie d’un autre qu’il a vu ailleurs. Tout est copié. »

Morty changea de position, mal à l’aise. Un petit insecte lui était monté sur la jambe. « C’est plutôt triste, dit-il d’un ton qu’il espéra grosso modo de circonstance.

— Oui. »

Elle ramassa une poignée de graviers sur le chemin et se mit à les jeter distraitement d’une chiquenaude dans l’étang.

« Mes sourcils sont si affreux que ça ? demanda-t-elle.

— Hum, répondit Morty, je le crains.

— Oh. » Plie, ploc. Les carpes observaient la jeune fille d’un œil dédaigneux.

« Et mes jambes à moi ? fit-il.

— Pareil. Navrée. »

Anxieusement, Morty passa tant bien que mal en revue son répertoire réduit en matière de conversation et renonça.

« Tant pis, dit-il avec courage. Vous, au moins, vous pouvez recourir aux pinces à épiler.

— Il est très gentil. » Ysabell l’ignora encore. « Mais c’est comme s’il pensait à autre chose.

— C’est pas votre vrai père, hein ?

— Mes parents sont morts en traversant le Grand Nef, il y a des années de ça. Pendant une tempête, je crois. Il m’a trouvée et m’a ramenée ici. Je ne sais pas pourquoi il a fait ça.

— Peut-être qu’il s’est senti de la pitié pour vous.

— Il ne sent jamais rien. Je ne dis pas ça méchamment, tu comprends. Il n’a rien pour sentir quoi que ce soit, pas de ces machins, là, pas de glandes. Il s’est sans doute imaginé de la pitié pour moi. »

— Mon père, il était un peu comme ça. Il est, j’veux dire.

— Mais il a sûrement des glandes, lui.

— J’imagine, oui, fit Morty qui s’agita d’un air inquiet. C’est pas des choses auxquelles j’ai très souvent réfléchi, les glandes. »

Assis côte à côte, ils regardèrent fixement une truite. Elle leur rendit la pareille.

« J’ai tout chamboulé l’histoire du futur, dit Morty.

— Ah, oui ?

— Vous comprenez, quand il a voulu la tuer, moi, je l’ai tué, lui, alors que d’après l’Histoire elle aurait dû mourir et le duc devenir roi ; mais le pire, le pire, c’est que ce duc, complètement pourri jusqu’à l’os, aurait uni les cités qui auraient fini par former une fédération, et les livres disent qu’il s’en serait suivi cent ans de paix et d’abondance. J’veux dire, on pourrait s’attendre à un règne de terreur ou j’sais pas quoi, mais faut croire que l’Histoire a des fois besoin de gens dans ce goût-là, alors que la princesse, elle représente qu’un monarque de plus. J’veux dire, pas mauvais, même plutôt bon, mais pas celui qu’il faut, et maintenant tout est fichu en l’air, l’Histoire bat de l’aile dans tous les sens, et tout ça, c’est de ma faute. »

Il se tassa, dans l’attente angoissée de la réponse d’Ysabell.

« Tu avais raison, tu sais.

— Ah, oui ?

— Il aurait fallu apporter des miettes de pain. Je pense qu’ils trouvent de quoi manger dans l’eau. Des scarabées, tout ça.

— Vous avez entendu ce que j’ai dit ?

— À propos de quoi ?

— Oh. Rien. Rien d’important. Excusez. »

Ysabell soupira et se leva. « Je suppose que tu as envie de te sauver, dit-elle. Je suis contente que cette question du mariage soit réglée. Ça m’a bien plu de discuter avec toi.

— On pourrait garder une sorte de rapport haine-haine, dit Morty.

— En général, je n’ai pas l’occasion de parler aux gens avec qui Père travaille. » Elle avait, semblait-il, du mal à se séparer de lui, comme si elle attendait qu’il dise autre chose.

« Ben, ça se comprend. » Ce fut tout ce qu’il trouva à répondre.

« Je pense qu’il faut que tu ailles au boulot, à présent.

— Plus ou moins. » Morty hésitait, vaguement conscient que la conversation avait dérivé hors des eaux basses, superficielles, pour flotter désormais au-dessus de grandes profondeurs qu’il ne comprenait pas tout à fait.

Il y eut un bruit, comme…

Le bruit rappela à Morty la vieille cour de ferme paternelle, et le mal du pays lui pinça le cœur. Durant les rudes hivers du Bélier, la famille gardait dans la cour de vigoureuses bêtes de montagne, les thargas, et leur jetait autant de paille qu’il était nécessaire. Après le dégel de printemps, la cour avait épaissi de plusieurs dizaines de centimètres, couverte d’une croûte relativement solide. On pouvait la traverser, à condition d’être prudent. Sinon, on s’enfonçait jusqu’aux genoux dans la mouscaille concentrée, et le son que produisait le soulier en se dégageant, vert et fumant, annonçait autant le renouveau que le chant des oiseaux ou le bourdonnement des abeilles.

C’était le même bruit. Morty examina instinctivement ses chaussures.

Ysabell pleurait, non pas à menus sanglots de dame, mais la bouche béante, à grandes goulées comme des bulles de volcan sous-marin qui se battraient entre elles pour arriver premières à la surface. C’étaient des sanglots qui sortaient sous pression, mûris dans la détresse d’une existence monotone.

« Heu ? » fit Morty.

Le corps de la jeune femme s’agitait comme un matelas d’eau dans une zone sismique. Elle fourragea en hâte dans ses manches à la recherche d’un mouchoir, aussi inutile en la circonstance qu’un chapeau de papier sous un orage. Elle tenta de dire quelque chose et n’aboutit qu’à un flot de consonnes ponctué de sanglots.

« Hein ? fit cette fois Morty.

— J’ai dit : quel âge tu me donnes ?

— Quinze ans, hasarda-t-il.

— J’en ai seize, pleurnicha-t-elle. Et tu sais depuis combien de temps j’en ai seize ?

— Excusez-moi, j’compr…

— Non, tu ne peux pas comprendre. Personne ne peut comprendre. » Elle se moucha encore une fois et, malgré des mains tremblantes, rangea soigneusement le morceau de tissu bien imbibé au fond de sa manche.

« Toi, on te permet de sortir, dit-elle. Toi, tu n’es pas arrivé depuis assez longtemps pour avoir fait attention. Le temps s’arrête, ici, tu n’as pas remarqué ? Oh, il y a bien quelque chose qui passe, mais ce n’est pas le vrai temps. Il ne sait pas le créer, le vrai temps.

— Oh. »

Lorsqu’elle reprit la parole, ce fut de la voix calme et surtout courageuse de qui s’est ressaisi contre vents et marées mais pourrait flancher à nouveau à tout instant.

« Ça fait trente-cinq ans que j’en ai seize.

— Oh ?

— C’était déjà dur la première année. »

Morty se repassa ses dernières semaines dans la tête et opina, d’accord avec la jeune fille.

« C’est pour ça que vous avez lu tous ces livres ? » demanda-t-il.

Ysabell baissa les yeux et d’un orteil sandalé joua avec le gravier, l’air gênée.

« Ils sont très romanesques, dit-elle. Certaines histoires sont très jolies. Il y a une jeune fille qui a bu du poison quand son petit ami est mort, une autre qui a sauté du haut d’une falaise parce que son père voulait à tout prix la marier à un vieillard, et encore une qui a préféré se noyer plutôt que de subir…»

Morty écoutait avec surprise. À en croire les lectures soigneusement choisies d’Ysabell, les femmes du Disque avaient peu de chances de survivre assez longtemps à l’adolescence pour user une paire de bas.

«… elle a cru qu’il était mort, alors elle s’est suicidée, puis il s’est réveillé et cette fois il s’est tué pour de bon, puis il y a une fille…»

Le bon sens laissait supposer que quelques femmes au moins atteignaient la trentaine sans mettre fin à leurs jours par amour, mais le bon sens n’avait pas l’air de jouer ne serait-ce qu’un rôle de figurant dans ces drames-là[6]. Morty savait déjà que l’amour donnait chaud et froid, qu’il rendait cruel et faible, mais il n’avait jamais pensé qu’il pouvait rendre idiot.

«… traversait la rivière toutes les nuits à la nage, mais une nuit, il y a eu une tempête, et quand elle a vu qu’il n’arrivait pas, elle…»

Morty sentait d’instinct que certains jeunes couples devaient faire connaissance, disons, dans un bal de village, qu’ils s’entendaient bien, sortaient ensemble un ou deux ans, se disputaient de temps en temps, se rabibochaient, se mariaient et ne se suicidaient jamais.

Il prit conscience que la litanie des amours maudites tirait à sa fin. « Oh, dit-il faiblement. Ça se passe jamais bien, alors, avec personne ?

— Aimer, c’est souffrir, fit Ysabell. Faut qu’il y ait de la passion et du tragique.

— Ah bon ?

— Absolument. Et de l’angoisse. »

Ysabell parut se rappeler un détail.

« Tu n’as pas parlé de quelque chose qui battait de l’aile ? » demanda-t-elle de la voix tendue de celle qui se reprend.

Morty réfléchit. « Non, répondit-il.

— Je ne faisais pas beaucoup attention, je le crains.

— Ç’a pas d’importance. »

Ils revinrent tranquillement à la maison, en silence.

Morty repassa au cabinet et vit que la Mort était parti, mais qu’il avait laissé quatre sabliers sur son bureau. Le grand livre de cuir reposait sur un lutrin, solidement verrouillé.

Un mot était coincé sous les sabliers.

L’apprenti s’attendait à une écriture gothique, voire anguleuse comme sur les pierres tombales, mais la Mort avait en fait étudié un ouvrage de référence sur la graphologie avant de se donner un style, et il avait adopté une calligraphie qui dénotait une personnalité équilibrée, bien dans sa « peau ».

Le mot disait :

Suis party à la pesche. Tu as une exécution à Pseudopolis, une mort nasturelle à Krull, une chute faytale dans les montagnes de Caraque, une fyèvre à Ell-Kinte. Le reste de la journée t’appartyent.


* * *

Pour Morty, l’Histoire brassait l’air comme une haussière en fil d’acier dont la tension s’est relâchée, elle vibrait d’avant en arrière dans la réalité, en de grands balayages destructeurs.

L’histoire n’est pas comme ça. L’Histoire se dénoue en douceur, comme un vieux pull. Maintes fois reprisée et rapiécée, retricotée aux mesures de gens de toutes sortes, fourrée dans une boîte sous l’évier de la censure avant d’être débitée en chiffons à poussière de la propagande, elle finit pourtant toujours par reprendre sa forme première. L’Histoire a pour habitude de changer ceux qui s’imaginent la changer, elle. L’Histoire garde toujours quelques tours en réserve dans sa manche effilochée. Elle n’est pas née d’hier.

Voici ce qui se passait :

Le malencontreux coup de faux de Morty avait divisé l’Histoire en deux réalités distinctes. Dans la cité de Sto Lat, Kéli continuait de régner, au prix d’un certain nombre de difficultés et grâce à l’aide permanente de l’Identificateur Royal qui émargeait à la cour pour rappeler à tous qu’elle existait. Mais partout ailleurs – au-delà des plaines, dans les montagnes du Bélier, autour de la mer Circulaire et jusqu’au Bord –, la réalité traditionnelle maintenait toujours son emprise ; la princesse y était indubitablement morte, le duc était roi et le monde allait son bonhomme de chemin selon le plan prévu, s’il y en avait un.

En fait, les deux réalités étaient vraies.

L’espèce de zone de partage de l’Histoire se trouvait pour l’instant à une trentaine de kilomètres de la ville et n’était pas encore très visible. Ceci parce que la… appelons ça la différence de pressions historiques, n’était pas encore très importante. Mais elle s’accroissait. Au loin dans les champs de choux, l’air chatoyait et grésillait légèrement, comme si on y grillait des sauterelles.

On ne modifie pas plus l’Histoire que les oiseaux le ciel, on n’y décrit qu’un bref parcours. Centimètre après centimètre, aussi implacable qu’un glacier et beaucoup plus froide, la vraie réalité grignotait son retour à Sto Lat.


* * *

Morty fut le premier à remarquer le phénomène.

L’après-midi avait été long. L’alpiniste s’était accroché à sa prise de glace jusqu’à la dernière seconde et l’exécuté avait traité Morty de laquais de la monarchie. Seule la vieille dame de cent trois ans, qui s’était éteinte entourée de ses proches affligés, lui avait souri et trouvé la mine un peu pâlichonne.

Le soleil du Disque était bas sur l’horizon lorsque Bigadin arriva au petit galop, fourbu, dans le ciel de Sto Lat. Morty baissa les yeux et aperçut la zone de démarcation de la réalité. Elle s’incurvait en dessous de lui, croissant de légère brume argentée. Il ignorait de quoi il s’agissait, mais il eut le mauvais pressentiment que ça le concernait.

Il ralentit le cheval et le laissa paisiblement descendre au trot vers la terre ferme pour se poser à quelques foulées derrière la paroi d’air irisé. Celle-ci se déplaçait un peu moins vite qu’au pas ; elle sifflait doucement au fil de son avance fantomatique dans les champs de choux mornes et humides et les rigoles d’assèchement gelées.

La nuit était froide, de ces nuits où le gel et le brouillard luttent pour le pouvoir, où le moindre son est assourdi. Le souffle de Bigadin formait des fontaines de buée dans l’air immobile. Il hennit mollement, presque en s’excusant, et piaffa.

Morty glissa à bas de sa monture et s’approcha à pas de loup de l’interface. Elle crépitait légèrement. Des formes bizarres scintillaient dedans, flottaient, tournaient et s’évanouissaient.

Après quelque recherche, il trouva un bâton et l’enfonça prudemment dans la paroi. Son geste produisit d’étranges rides qui tremblotèrent lentement hors de vue.

Morty leva la tête lorsqu’une forme le survola : une chouette noire patrouillait au-dessus des rigoles, à l’affût d’un petit couineur.

Elle heurta le mur dans un éclaboussement de brume vaporisée et laissa une ondulation en forme de chouette qui grandit, s’étendit jusqu’à rejoindre le bouillonnement kaléidoscopique.

Puis elle disparut. Morty voyait à travers l’interface transparente, mais il n’y eut aucune chouette à ressortir de l’autre côté. Au moment même où il s’en étonnait se produisit un second éclaboussement silencieux à quelques pas de distance : l’oiseau réapparut d’un coup, imperturbable, et s’éloigna en rase-mottes.

Morty se ressaisit, avança la jambe et franchit la barrière, qui n’en était pas une. Ça picotait.

Un instant plus tard, Bigadin surgit à son tour, roulant désespérément des yeux, des vrilles d’interface encore accrochées à ses sabots. Il se cabra, secoua sa crinière à la manière d’un chien pour se débarrasser des lambeaux de brume, et regarda Morty d’un air implorant.

Le jeune homme le prit par la bride, lui flatta les naseaux, farfouilla dans sa poche et lui ramena un morceau de sucre pas très net. Il se savait en présence de quelque chose d’important, mais il n’était pas encore vraiment sûr de ce dont il s’agissait.

Une route courait entre des alignements de saules humides et tristes. Morty remonta en selle, dirigea Bigadin à travers champ et s’enfonça dans l’obscurité dégouttante d’eau sous les branches.

Au loin, il distinguait les lumières de Sto Hélit, qui n’était en réalité guère plus qu’une petite ville, et une faible lueur à la limite de sa vision devait être Sto Lat. Il la regarda avec envie.

La barrière l’inquiétait. Il la voyait progresser silencieusement dans le champ derrière les arbres.

Morty était sur le point de pousser Bigadin à redécoller lorsqu’il aperçut la lumière droit devant lui, chaude, comme une invite. Elle se répandait par les fenêtres d’une grosse bâtisse à l’écart de la route. C’était sûrement une lumière déjà réconfortante en soi, mais vu le décor et l’humeur de Morty, elle engendrait tout bonnement l’extase.

Alors qu’il s’en approchait, il y vit bouger des ombres et perçut quelques bribes de chanson. Il s’agissait d’une auberge, et à l’intérieur on se donnait du bon temps, ou ce qui tenait lieu de bon temps quand on était un paysan qui passait sa vie le nez dans les choux. Sorti des choux, on s’amuse d’un rien.

Il y avait des êtres humains là-dedans, qui se livraient à des activités humaines naturelles comme se soûler et oublier les paroles d’une chanson.

Morty n’avait jamais vraiment ressenti le mal du pays, peut-être parce qu’il avait d’autres préoccupations en tête. Mais il en faisait maintenant l’expérience pour la première fois : une espèce de nostalgie, non pas d’un terroir mais d’un état d’esprit, celui de l’être humain ordinaire aux soucis simples, comme l’argent, la maladie, les voisins…

« J’vais prendre un verre, se dit-il, et peut-être que j’me sentirai mieux. »

Il y avait une écurie à façade ouverte sur le côté du bâtiment principal ; Morty conduisit Bigadin dans l’obscurité chaude aux relents de cheval, ou plutôt de chevaux, vu que trois bêtes s’y trouvaient déjà. Alors qu’il lui détachait sa musette, il se demanda si la monture de la Mort réagissait comme lui envers ses semblables aux modes de vie un peu moins surnaturels. Bigadin avait assurément l’air impressionnant auprès des autres qui le regardaient d’un œil attentif. C’était un vrai cheval, réel – les ampoules du manche de la pelle sur les mains de Morty en témoignaient –, et comparé à ses voisins il avait l’air plus vrai que jamais. Plus solide. Plus chevalin. Légèrement plus grand que nature.

Morty était à deux doigts de faire une déduction importante ; hélas, alors qu’il traversait la cour pour gagner la porte basse de l’auberge, il fut distrait par l’enseigne. Le peintre n’avait pas montré de don particulier, mais il était impossible de ne pas reconnaître la ligne de la mâchoire de Kéli ni sa masse de cheveux embrasés dans la représentation de LA TAITE DE LA RÊNE.

Il soupira et poussa la porte.

Comme un seul homme, l’assemblée s’arrêta de parler et le fixa de l’honnête regard rural qui laisse entendre qu’il suffirait d’un rien pour qu’on vous tabasse le crâne à coups de pelle et qu’on enterre votre cadavre sous un tas de compost à la pleine lune.

Morty mériterait qu’on le reconsidère parce qu’il a beaucoup changé au cours des derniers chapitres. Par exemple, les coudes et les genoux dont il reste encore abondamment pourvu semblent avoir migré à leurs emplacements naturels, et il ne se meut plus comme s’il avait les jointures mal assemblées par des élastiques. Avant, il donnait l’impression de ne rien connaître du tout ; maintenant, celle d’en savoir trop long. Une lueur dans son regard laisse entendre qu’il a contemplé ce que le commun des mortels ne voit jamais, ou alors rien qu’une fois.

Quelque chose d’indéfinissable dans le reste de sa personne pousse les observateurs à se dire qu’il serait aussi avisé de causer des ennuis à ce garçon que de flanquer un coup de pied dans un nid de guêpes. En bref, Morty ne ressemble plus du tout à ce qu’un chat aurait rapporté puis rendu.

L’aubergiste relâcha son étreinte sur le solide gourdin pacificateur qu’il gardait sous le comptoir et composa ses traits en un semblant de sourire enjoué et accueillant, quoique pas trop.

« ’soir, Vot’ Seigneurie, dit-il. Qu’esse y a pour vot’service, par c’te nuit d’froidure ?

— Quoi ? répondit Morty, que la lumière faisait cligner des yeux.

— Ce qu’y veut dire, c’est : qu’esse tu veux boire ? expliqua un petit homme à face de furet assis près du feu et qui considérait Morty de l’œil du boucher devant tout un champ d’agneaux.

— Hum. J’sais pas. Vous vendez de la goutte d’étoile ?

— Jamais entendu causer, Vot’ Seigneurie. »

Morty fit du regard le tour des figures qui l’observaient, illuminées par le feu. Le type de gens qu’on qualifie volontiers de sel de la terre. En d’autres termes, ils manquaient de raffinement, ils avaient mauvaises mines et ils étaient malsains, mais Morty, tout à ses préoccupations, ne remarqua rien.

« Qu’est-ce qu’on aime boire par ici, alors ? »

L’aubergiste lança un coup d’œil en coin à ses clients, un tour de force vu qu’ils se trouvaient juste devant lui.

« Ben, Vot’ Seigneurie, on boit du frottis, d’préférence.

— Du frottis ? répéta Morty auquel échappèrent les ricanements étouffés.

— Oui-da, Vot’ Seigneurie. Fait avec d’la pomme. Enfin, surtout d’la pomme. »

Une boisson saine, se dit Morty. « Oh. Bien, fit-il. Une pinte de frottis, alors. » Il mit la main à sa poche et sortit la bourse d’or que la Mort lui avait remise. Elle était encore pas mal pleine. Dans le brusque silence de l’auberge, le léger tintement des pièces résonna comme les légendaires Gongs de Cuivre de Leshp qu’on entend au large par nuit de tempête quand les courants les agitent dans leurs tours englouties par trois cents brasses de fond.

« Et veuillez servir à ces messieurs ce qu’ils désirent », ajouta-t-il.

Noyé sous le chœur des remerciements, il ne remarqua pas que ses nouveaux amis se faisaient remplir de tout petits verres format dé à coudre, et lui une grosse chope de bois.

On raconte des tas d’histoires sur le frottis, comment on le distille dans les marais selon d’anciennes recettes transmises tant bien que mal de père en fils. Rien n’est vrai pour ce qui est des rats, des têtes de serpents ou de la grenaille de plomb. La légende du mouton crevé : pure invention. On peut oublier toutes les variations sur l’histoire du bouton de culotte. En revanche, celle qui recommande de ne pas le mettre en contact avec du métal est parfaitement authentique : lorsque l’aubergiste roula scandaleusement Morty sur la monnaie et qu’il posa le petit tas de cuivre dans une flaque du breuvage, ça se mit aussitôt à mousser.

Morty flaira sa chope, puis prit une gorgée. Le goût rappelait un peu la pomme, un peu les matins d’automne et beaucoup le dessous d’une pile de rondins. Mais pour ne pas paraître irrespectueux, il avala une lampée.

L’assemblée l’observa en comptant tout bas.

Morty sentit qu’on attendait quelque chose de lui.

« Bon, fit-il, très rafraîchissant. » Il prit une autre gorgée. « Faut s’habituer au goût, ajouta-t-il, mais ça vaut le coup, c’est sûr. »

Un ou deux murmures mécontents s’élevèrent dans les derniers rangs de l’assemblée.

« L’a coupé l’frottis, v’là tout.

— Nan, tu sais bien c’que ça donne quand on laisse tomber une goutte d’eau d’dans. »

L’aubergiste s’efforça d’ignorer les commentaires. « Vous aimez ? demanda-t-il à Morty, à peu près du même ton qu’on avait demandé à saint Georges : « Vous avez tué quoi ? »

— Du corps, répondit Morty. Un léger goût de noisette.

— Excusez », fit le tenancier qui retira doucement la chope de la main de Morty. Il la renifla, puis s’essuya les yeux.

« Uuunnyag, dit-il. C’en est, y a pas de doute. »

Il posa sur le jeune homme un regard proche de l’admiration. Non pas parce que Morty avait bu un tiers de pinte de frottis mais parce qu’il restait encore vertical et apparemment en vie. Il rendit la chope ; on aurait dit qu’il remettait une coupe après une compétition mémorable. Lorsque Morty s’envoya une nouvelle rasade, plusieurs spectateurs grimacèrent. L’aubergiste se demanda de quoi étaient faites les dents de ce client-là et conclut qu’il devait s’agir du même matériau que son estomac.

« Vous seriez pas mage, des fois ? s’enquit-il, au cas où.

— J’regrette, non. Faudrait ? »

Il me semblait bien, songea le tenancier, il ne marche pas comme un mage et puis, de toutes façons, il ne fume pas. Il considéra à nouveau la chope de frottis.

Quelque chose clochait dans tout ça. Quelque chose clochait chez ce gars-là. Il n’avait pas l’air normal. Il avait l’air…

… plus solide qu’il n’aurait dû.

C’était ridicule, bien entendu. Le comptoir était solide, le carrelage était solide, les clients aussi solides qu’on pouvait le souhaiter. Pourtant, Morty, avec son air gauche, qui sirotait comme si de rien n’était un liquide propre à récurer les cuillers, Morty dégageait une impression de solidité particulièrement puissante, de dimension supplémentaire de la réalité. Ses cheveux étaient plus capillaires, ses vêtements plus vestimentaires, ses chaussures la quintessence du chaussage. Rien qu’à le regarder, on avait mal au crâne.

Morty prouva quand même qu’il restait humain, en fin de compte. La chope s’échappa de ses doigts engourdis et claqua sur les dalles, qu’un fond de frottis entreprit aussitôt de ronger pour passer au travers. Il désigna le mur d’en face, ouvrit et referma plusieurs fois la bouche sans qu’un son n’en sorte.

Les habitués retournèrent à leurs discussions et à leurs jeux de palet-joli, rassurés : tout était rentré dans l’ordre, Morty se comportait tout à fait normalement à présent. L’aubergiste, soulagé que le breuvage n’ait pas failli à sa réputation, avança le bras par-dessus le comptoir et le tapa amicalement sur l’épaule.

« Ça ira, dit-il. Ça fait souvent cet effet-là, on ajuste mal à la tête pendant quèques semaines, faut pas vous tracasser, une goutte de frottis vous r’mettra d’aplomb. »

Il est de fait que le remède le plus efficace pour une gueule de bois au frottis, c’est de reprendre du poil de la bête ou – le terme serait plus approprié – de la dent du requin, voire de la chenille du bulldozer.

Mais Morty, le doigt toujours tendu, se contenta de demander d’une voix tremblante : « Vous le voyez ? Il passe à travers le mur ! Il passe carrément à travers le mur !

— Y a des tas de machins qui passent à travers le mur la première fois qu’on boit du frottis. Des machins verts avec des poils partout, en général.

— C’est la brume ! Vous l’entendez pas qui grésille ?

— Une brume qui grésille, hein ? » L’aubergiste regarda le mur nu qui n’avait rien de mystérieux en dehors de quelques toiles d’araignées. Le ton insistant de Morty l’inquiétait. Il aurait préféré les monstres squameux ordinaires. On savait à quoi s’en tenir avec eux.

« Ça vient directement dans la salle. Vous sentez rien ? »

Les clients s’entre-regardèrent. Morty les mettait mal à l’aise. Un ou deux reconnurent par la suite qu’ils avaient effectivement senti comme un picotement glacé, mais c’était peut-être une histoire d’indigestion.

Morty recula, puis agrippa le comptoir. Il frissonna un bref instant.

« Écoutez, fit le gargotier, une blague, c’est une blague, mais…

— Vous aviez une chemise verte avant ! »

L’homme baissa la tête. De la terreur lui perça dans la voix.

« Avant quoi ? » chevrota-t-il.

À son grand étonnement, et avant que sa main n’ait achevé sa descente discrète vers le gourdin d’épine noire, Morty plongea sur le comptoir et le saisit par le tablier.

« Vous avez bien une chemise verte, non ? fit-il. Je l’ai vue, elle a des petits boutons jaunes !

— Ben, oui, j’ai deux chemises. »

L’aubergiste tenta fièrement de se redresser un peu.

« J’ai les moyens, ajouta-t-il. J’la porte pas aujourd’hui, voilà tout. »

Il ne tenait pas à savoir comment Morty était au courant pour les boutons jaunes.

Le jeune homme le lâcha et se retourna d’un coup.

« Ils sont tous à des places différentes ! Où il est, le type qu’était assis près du feu ? Y a plus rien de pareil ! »

Il franchit la porte en courant, et du dehors parvint un cri étouffé. Il revint en flèche, les yeux fous, pour faire face à l’assemblée horrifiée.

« Qui c’est qu’a changé l’enseigne ? On a changé l’enseigne ! »

L’aubergiste se passa une langue nerveuse sur les lèvres.

« Après que l’vieux roi, il est mort, vous voulez dire ? »

Les yeux de Morty le glacèrent, on aurait dit deux flaques noires de terreur.

« C’est du nom, que j’parle !

— On a… Ç’a toujours été ce nom-là, fit l’homme qui cherchait désespérément du regard un appui auprès de ses clients. Pas vrai, les gars ? La Tête du Duc. »

Un chœur de murmures approbateurs lui répondit.

Morty fixa tout le monde ; il tremblait, et ça se voyait. Puis il fit demi-tour et ressortit en courant.

De la cour arrivèrent des bruits de sabots qui diminuèrent avant de disparaître complètement, comme si un cheval avait quitté la face de la terre.

Le silence régnait dans l’auberge. Chacun s’efforçait d’éviter le regard des autres. Personne ne voulait être le premier à admettre ce qu’il pensait avoir vu.

Ce fut donc au patron de traverser la salle d’un pas mal assuré, d’avancer la main et de faire courir ses doigts sur la surface de bois familière, rassurante, de la porte. Elle était solide, intacte, ce qu’on attend d’une porte.

Tout le monde avait vu Morty la passer à trois reprises. Il avait simplement négligé de l’ouvrir.


* * *

Bigadin prit énergiquement de la hauteur, montant presque à la verticale ; ses sabots martelaient le vide et son haleine s’étirait derrière lui en volutes, comme un sillage de vapeur. Morty s’accrochait des genoux, des mains et surtout de toute sa volonté, la figure enfouie dans la crinière du cheval. Il ne regarda pas en bas jusqu’à ce qu’il sente l’air glacial autour de lui, aussi clair qu’un bouillon d’hospice.

Encore au-dessus, les Lumières du Moyeu tremblotaient silencieusement dans le ciel d’hiver. En dessous…

… une soucoupe à l’envers, d’un diamètre de plusieurs kilomètres, argentée sous les étoiles. Il voyait des lueurs au travers. Des nuages y pénétraient.

Non. Il regarda avec attention. Il y pénétrait bel et bien des nuages, et d’autres se trouvaient déjà dedans, mais ceux du dedans étaient plus ténus, ils se déplaçaient dans une direction sensiblement différente et, à vrai dire, ils n’avaient apparemment guère à voir avec ceux du dehors. Il y avait autre chose… Oh, oui, les Lumières du Moyeu. Elles éclairaient la nuit autour de l’hémisphère fantomatique d’une vague teinte verte, mais aucune trace de celle-ci sous le dôme.

C’était comme regarder dans une parcelle d’un autre monde, quasi identique, greffée sur le Disque. Il y faisait un temps légèrement différent, et ce soir les Lumières n’y brillaient pas.

Et le Disque, qui n’appréciait pas, l’encerclait, la repoussait dans la non-existence. Morty ne la voyait pas rapetisser, de l’altitude où il se tenait, mais son esprit entendait le grésillement de sauterelle du phénomène qui grignotait le pays, qui remettait en place les événements. La réalité se guérissait toute seule.

Morty savait, sans avoir besoin de réfléchir, qui se trouvait au centre du dôme. Il était évident, même de si haut, que le dôme rayonnait autour de Sto Lat.

Il s’efforça de ne pas penser à ce qui allait arriver une fois la coupole réduite à la dimension d’une chambre, puis d’une personne, puis d’un œuf. Il n’y parvint pas.

La logique aurait dit à Morty que là résidait son salut. Dans un jour ou deux le problème se résoudrait de lui-même ; les livres de la bibliothèque seraient à nouveau conformes ; le monde serait revenu en place d’un coup, comme un élastique. La logique lui aurait dit que contrarier une deuxième fois le processus ne ferait qu’aggraver la situation. Voilà ce qu’elle lui aurait dit, la logique, si seulement elle n’avait pas pris elle aussi sa nuit de congé, la logique.


* * *

La lumière se déplace plutôt lentement sur le Disque, à cause de l’effet de frein du formidable champ magique, et pour l’heure la partie du Bord qui comprenait l’île de Krull se trouvait immédiatement sous l’orbite du petit soleil ; on n’y était donc qu’en début de soirée. Il y faisait aussi relativement chaud car le Bord récupère davantage de chaleur et bénéficie d’un climat maritime doux.

Krull – dont une grande partie de ce qu’on pourrait appeler la côte, à défaut d’un meilleur mot, dépasse du Rebord –, était une île enchanteresse. Les seuls Krulliens d’origine à ne pas l’apprécier, c’étaient les étourdis qui ne regardaient pas où ils mettaient les pieds ou les somnambules ; d’ailleurs, grâce à la sélection naturelle, il n’en restait plus beaucoup. Toutes les sociétés ont leur lot de marginaux, mais sur Krull, on n’en revenait jamais, de la marge.

Terpsic Mims n’était pas un marginal. C’était un pêcheur à la ligne. Ça fait une différence : la pêche à la ligne revient plus cher. Mais Terpsic était heureux. Il suivait des yeux la plume d’un bouchon qui dansait mollement sur les eaux tranquilles, bordées de roseaux, de la rivière Hakrull, et un vide quasi total régnait dans son esprit. Une seule chose aurait pu troubler sa béatitude : que ça morde. Parce que ce qu’il appréhendait vraiment dans la pêche, c’était de prendre un poisson. Le poisson, c’est froid, gluant, ça panique pour un oui pour un non ; les poissons lui portaient sur les nerfs, et les nerfs de Terpsic n’étaient pas très fameux.

Tant qu’il n’attrapait rien, Terpsic Mims était l’un des pêcheurs les plus heureux du Disque, parce que la Hakrull passait à huit kilomètres de chez lui, donc à huit kilomètres de madame Gwladys Mims, auprès de qui il avait connu six mois de bonheur conjugal. Ça remontait à une vingtaine d’années.

Terpsic ne prêta aucune attention au collègue qui vint s’installer un peu plus loin sur la berge. Évidemment, d’autres que lui se seraient formalisés d’un tel manquement à l’étiquette, mais de son point de vue, tout ce qui réduisait ses chances de prendre une de ces fichues bestioles était le bienvenu. Du coin de l’œil, il nota que le nouvel arrivant péchait à la mouche, une distraction intéressante que Terpsic avait exclue parce qu’on passait en fin de compte trop de temps chez soi à préparer le matériel.

Il n’avait encore jamais vu pêcher à la mouche comme ça. On pêche à la mouche noyée et à la mouche sèche, la flottante, mais celle-là fouillait dans l’eau avec un gémissement en dent de scie et tirait le poisson hors de l’eau en arrière.

Terpsic regardait, avec une fascination horrifiée, la silhouette indistincte derrière les saules lancer et lancer encore. L’eau bouillonnait tandis que toute la faune à nageoires de la rivière cherchait à s’écarter du chemin de la terreur bourdonnante ; hélas, un gros brochet affolé, en pleine confusion, se prit à son hameçon.

La seconde suivante, Terpsic n’était plus sur la berge mais parmi les ténèbres vertes et résonnantes ; alors que son souffle s’échappait en bulles de sa bouche, il regardait sa vie défiler en éclair sous ses yeux et redoutait, même à l’instant de la noyade, l’idée de revivre la période comprise depuis le jour de son mariage. Il lui vint à l’esprit que Gwladys serait bientôt veuve, ce qui lui remonta un peu le moral. Terpsic avait toujours essayé de voir le bon côté des choses, et il lui sembla, tandis qu’il s’enfonçait avec reconnaissance dans la vase, qu’à partir de cet instant son existence ne pourrait que s’améliorer…

Une main le saisit alors par les cheveux et le ramena à l’air libre, qui soudain lui fit atrocement mal. Des taches horribles bleues et noires lui passaient devant les yeux. Il avait les poumons en feu. Sa gorge n’était plus qu’un tuyau douloureux.

Des mains – des mains froides, des mains glacées, des mains qui donnaient l’impression de gants remplis de dés à jouer – le tirèrent hors de l’eau et le rejetèrent sur la rive où, après quelques tentatives crânes de mourir quand même noyé, il finit par être ramené de force à ce qui lui tenait lieu de vie.

Terpsic ne se mettait pas souvent en colère, Gwladys désapprouvait ça. Mais il se sentait floué. Il était né sans qu’on l’ait consulté, s’était marié parce que Gwladys et le père de Gwladys y avaient veillé, et la seule démarche importante de sa vie d’homme qui lui appartenait exclusivement, voilà qu’on l’en privait sans autre forme de procès. Quelques secondes plus tôt, tout était si simple. Maintenant, tout redevenait compliqué.

Non pas qu’il voulût mourir, bien entendu. Les dieux étaient très stricts sur la question du suicide. Il n’avait pas voulu qu’on le sauve, c’est tout.

Il leva des yeux rouges dans un masque de vase et de lentilles d’eau vers la forme floue au-dessus de lui et s’écria : « Pourquoi donc vous m’avez sauvé ? »

La réponse le tracassa. Il y repensa tout au long du chemin du retour en pataugeant dans ses souliers. Elle se tapit au fond de son esprit lorsque Glawdys se plaignit de l’état de ses vêtements. Elle ricocha sous son crâne tandis qu’assis près du feu il éternuait d’un nez coupable, parce que Glawdys ne supportait pas non plus de le voir malade. Alors qu’il frissonnait dans son lit, elle s’incrusta dans ses rêves comme un iceberg. Au plus fort de sa fièvre, il marmonna : « Qu’est-ce qu’il a voulu dire par : « POUR PLUS TARD » ? »


* * *

Les torches brillaient dans la cité de Sto Lat. Des escouades entières d’hommes avaient pour tâche de les renouveler en permanence. Les rues flamboyaient. Les flammes crépitantes repoussaient des ombres qui, toutes les nuits et ce depuis des siècles, menaient irréprochablement leurs petites affaires. Elles illuminaient des recoins oubliés où des yeux de rats ahuris étincelaient au fond de leurs trous. Elles forçaient les cambrioleurs à garder la chambre. Elles luisaient dans la brume nocturne, formaient des halos de clarté jaune qui éclipsaient les lueurs froides tombant du Moyeu. Mais surtout, elles éclairaient le visage de la princesse Kéli.

On le voyait partout. Il tapissait la moindre surface plane. Bigadin enfilait au petit galop les rues illuminées, entre des rangées de princesses Kéli placardées sur les portes, les murs et les pignons. Morty regardait, bouche bée, les affiches de sa bien-aimée occuper tous les emplacements où la colle avait pu prendre.

Bien qu’étrangers, le cavalier et son cheval n’avaient l’air d’intéresser personne. La vie nocturne de Sto Lat n’était certes pas aussi colorée ni aussi mouvementée que celle d’Ankh-Morpork, de même qu’une corbeille à papier ne peut rivaliser avec une décharge municipale, mais les rues grouillaient cependant de monde et retentissaient des cris des bonimenteurs, joueurs, marchands de bonbons, artistes de la muscade, belles-de-nuit, voleurs à la tire, voire du commerçant fourvoyé qui n’arrivait plus à réunir assez d’argent pour repartir. Tandis que Morty fendait la foule sur sa monture, ses oreilles captaient des bribes de conversations dans une demi-douzaine de langues différentes ; acceptant la chose dans un état second, il s’aperçut qu’il les comprenait toutes.

Il finit par mettre pied à terre pour mener Bigadin par la bride dans la rue du Mur, où il chercha vainement la maison de Coupefin. Il la trouva malgré tout, mais uniquement parce qu’une bosse dans l’affiche la plus proche proférait des jurons assourdis.

Il avança la main avec précaution et souleva un coin de papier.

« Merfi beaucoup, fit la gargouille-heurtoir. F’est pas croyable, fa. On vit fa petite vie tranquille, et paf, on fe retrouve avec de la colle plein la boufe.

— Où il est, Coupefin ?

— Parti au palais. » Le heurtoir lorgna dans sa direction et lui lança un clin d’œil de fonte. « Des vhommes font venus ferfer toutes fes vaffaires. Après fa, d’autres fe font mis à placarder le portrait de fa petite amie partout. Falopiauds », ajouta-t-il.

Morty rougit.

« Sa petite amie ? »

Le heurtoir, du genre démoniaque, ricana au son de sa voix. On aurait dit des ongles frottés sur une lime.

« Tout vuste, fit-il. V’allaient l’air preffés, ve t’affure. »

Morty était déjà remonté sur Bigadin.

« Dis ! s’écria le heurtoir au moment où il repartait. Dis ! tu n’pourrais pas me dégaver, mon garfon ? »

Morty tira si fort sur les rênes que Bigadin se cabra et dansa follement à reculons sur les pavés, puis il tendit le bras et saisit l’anneau du heurtoir. La gargouille leva les yeux sur sa figure et céda soudain à une vraie trouille de marteau de porte. Le regard de Morty flamboyait comme un creuset, son expression rappelait un fourneau, sa voix contenait assez de chaleur pour vaporiser du fer. Elle ignorait de quoi il était capable, mais elle se dit qu’il valait mieux ne pas le découvrir.

« Comment tu m’as appelé ? » siffla le jeune homme.

Le heurtoir réfléchit à toute vitesse.

« Monfleur ? répondit-il.

— Qu’est-ce que tu m’as demandé ?

— De me dégaver ?

— J’en ai pas envie.

— F’est bien, fit le heurtoir, f’est très bien. Ve m’en fife. V’attendrai. Dégave toi-même, alors. »

Il regarda Morty s’éloigner au petit trot ; il frissonna de soulagement et dans sa nervosité se cogna tout seul doucement contre la porte.

« Il t’a prriiis en grriiippe, couina une charnière.

— Ferme-la, espèfe de gond ! »


* * *

Morty croisa des veilleurs de nuit dont la tâche consistait désormais à secouer des clochettes et à clamer le nom de la princesse, mais sans conviction, comme s’ils avaient du mal à s’en souvenir. Il les ignora parce qu’il écoutait des voix dans sa tête qui disaient :

Elle ne t’a vu qu’une fois, imbécile. Pourquoi s’intéresserait-elle à toi ?

Oui, mais je lui ai tout de même sauvé la vie…

Ça veut dire que sa vie lui appartient, à elle, pas à toi. Et puis, il est mage, l’autre.

Et après ? Les mages, normalement, ils… ils sortent pas avec les filles, ils sont célébrataires…

Célébrataires ?

Ils sont pas censés tu-sais-quoi…

Comment, jamais le moindre tu-sais-quoi ? fit la voix intérieure, et on la devinait qui souriait.

Paraît que c’est pas bon pour la magie, songea aigrement Morty.

Où va se nicher la magie, quand même !

Morty était secoué. Qui tu es ? demanda-t-il.

Je suis toi, Morty. Ton toi intérieur.

Eh ben, j’aimerais sortir de ma tête, y a déjà trop de monde avec moi là-dedans.

D’accord, dit la voix. Je voulais seulement t’aider. Mais souviens-toi, si jamais tu as besoin de toi, tu es toujours là.

La voix s’éteignit.

Bon, se dit amèrement Morty, ça devait bien être moi. Personne d’autre que moi ne m’appelle Morty.

Le choc de cette découverte lui fit oublier que, durant son monologue intérieur, il avait franchi les portes du palais. Bien entendu, des gens les franchissaient tous les jours, les portes du palais, mais pour la plupart, ils demandaient à ce qu’on les ouvre d’abord.

Les gardes de l’autre côté étaient raides de frousse, ils croyaient avoir vu un fantôme. Ils auraient eu bien plus peur s’ils avaient su qu’un fantôme, c’était quasiment ce qu’ils n’avaient pas vu.

Le garde à l’extérieur de la porte de la grande salle avait lui aussi assisté au phénomène, mais il eut le temps de reprendre ses esprits, ou ce qu’il en restait, et de lever sa lance à l’approche de Bigadin qui traversait la cour au trot.

« Halte ! croassa-t-il. Qu’est-ce qui va où ça ? »

Morty l’aperçut enfin.

« Quoi ? » fit-il, toujours perdu dans ses pensées.

Le garde passa la langue sur ses lèvres sèches et recula. Morty se laissa glisser de sa monture et s’avança.

« Je voulais dire : qu’est-ce qui va là ? » récidiva le garde, alliant un entêtement et une bêtise suicidaire qui lui promettaient une promotion rapide.

Morty saisit délicatement la lance et la souleva pour dégager la porte. À cet instant, la lumière d’une torche lui éclaira la figure.

« Morty », répondit-il d’une voix douce.

Ce qui aurait suffit à n’importe quel soldat ordinaire, mais celui-là, c’était de la graine d’officier.

« Je veux dire : ami ou ennemi ? bégaya-t-il en cherchant à se soustraire au regard de l’intrus.

— Lequel vous préférez ? » sourit Morty. Son sourire, sans valoir celui de son maître, était néanmoins efficace, dépourvu de la moindre trace d’humour.

Le garde se détendit, soulagé, et s’écarta.

« Passez, l’ami », dit-il.

Morty traversa la salle à grands pas en direction de l’escalier qui menait aux appartements royaux. La salle avait beaucoup changé depuis la dernière fois. Le portrait de Kéli était partout ; il remplaçait mêmes les anciens étendards de bataille loqueteux dans les ombres du toit. On ne pouvait faire un pas dans le palais sans tomber sur elle. Une partie de l’esprit de l’apprenti se demanda pourquoi, pendant qu’une autre s’inquiétait du dôme tremblotant qui se refermait inexorablement sur la ville, et qu’une troisième, la plus importante, brûlait et fumait de rage, de consternation et de jalousie. Ysabell avait vu juste, se dit-il, ça doit être l’amour.

« Le p’tit gars qui passe à travers les murs ! »

Il leva brusquement la tête. Coupefin se tenait en haut des marches.

Le mage avait beaucoup changé, lui aussi, nota amèrement Morty. Quoique… pas tant que ça. Malgré sa robe noire et blanche à paillettes, malgré son chapeau pointu d’un mètre orné de plus de symboles cabalistiques qu’un tableau dentaire, et malgré ses souliers rouges à boucle d’argent et à bout recourbé en escargot, il avait toujours des taches sur son col, et il mastiquait, semblait-il.

Il suivit des yeux le jeune homme qui montait l’escalier pour le rejoindre.

« Tu es en colère après quelque chose ? fit-il. J’ai commencé le travail que tu m’as demandé, mais j’ai été pas mal pris par d’autres trucs. Très difficile de passer à travers… Pourquoi tu me regardes comme ça ?

— Qu’est-ce que vous faites là ?

— Je pourrais te poser la même question. Tu veux une fraise ? »

Morty jeta un coup d’œil à la barquette dans les mains du mage. « En plein hiver ?

— En réalité, ce sont des choux de Bruxelles avec un doigt d’enchantement.

— Ç’a goût de fraise ? »

Coupefin soupira.

« Non, de chou. Le charme n’est pas efficace à cent pour cent. Je me disais qu’elles remonteraient peut-être le moral de la princesse, mais elle me les a jetées à la figure. Dommage de gâcher ça. Sers-toi. »

Morty le considéra, la mâchoire pendante.

« Elle vous les a jetées à la figure ?

— Et elle visait bien, hélas. Drôlement volontaire, la jeune dame. »

Hello, fit une voix dans un repli du cerveau de Morty, c’est encore toi, qui te fais remarquer que les chances de voir la princesse ne serait-ce qu’envisager tu-sais-quoi avec ce type sont en dessous de nulles.

Va-t’en, songea Morty. Son subconscient lui donnait du souci. Il avait l’air d’entretenir une ligne directe avec des parties de son corps qu’il préférait ignorer pour le moment.

« Et pourquoi vous êtes là, vous ? dit-il tout haut. Ç’a à voir avec toutes ces affiches ?

— Une bonne idée, non ? rayonna Coupefin. J’en suis assez fier moi-même.

— Excusez-moi, fit faiblement Morty. J’ai eu une journée chargée. Je crois que j’aimerais bien m’asseoir quelque part.

— Y a la salle du trône. Elle est vide, à l’heure qu’il est. Tout le monde dort. »

Morty hocha la tête, puis posa sur le jeune mage un regard soupçonneux.

« Qu’est-ce que vous faites debout, vous, alors ? demanda-t-il.

— Euh… dit l’autre, euh… je voulais juste voir s’il ne restait pas un petit quelque chose à l’office. »

Il haussa les épaules[7].

Le moment est maintenant venu de signaler que Coupefin remarque lui aussi chez un Morty pourtant éprouvé par ses chevauchées et le manque de sommeil un feu intérieur et une stature plus grande que nature mais bizarrement sans lien avec sa taille. La différence, c’est que Coupefin, de par sa formation, sent mieux ces choses-là que n’importe qui et sait que dans le domaine de l’occulte la réponse évidente est généralement la mauvaise.

Si Morty franchit distraitement les murs et boit sans sourciller du vitriol, ce n’est pas parce qu’il se change en fantôme, mais parce qu’il devient dangereusement réel.

Tandis que le jeune homme trébuche dans les couloirs silencieux en compagnie du mage et qu’il traverse un pilier de marbre sans y prendre garde, il est évident, de son point de vue à lui, que le monde perd de sa substance.

« Tu viens de passer à travers un pilier de marbre, observa Coupefin. Comment t’as fait ça ?

— Moi ? » Morty regarda alentour. Le pilier avait l’air bien solide. Il lui donna un coup de coude et se fit un léger bleu.

« J’aurais pourtant juré, dit Coupefin. Les mages remarquent ces choses-là, tu sais. » Il plongea la main dans la poche de sa robe.

« Alors, vous avez dû remarquer le dôme de brume autour de la région ? » fit Morty.

Coupefin glapit. Le bocal qu’il avait à la main tomba sur le carrelage et s’écrasa ; il s’en dégagea une odeur de vinaigrette un peu rance.

« Déjà ?

— J’sais pas si c’est déjà, dit Morty, mais y a une espèce de mur plein de grésillements qui glisse au-dessus du sol, personne d’autre a l’air de s’en inquiéter et…

— À quelle vitesse il avançait ?

— … il change les choses !

— Tu l’as vu ? C’était loin ? Il allait vite ?

— Évidemment que je l’ai vu. Je l’ai traversé deux fois à cheval. C’était comme…

— Mais tu n’es pas mage, alors pourquoi…

— Qu’est-ce que vous faites ici, vous, d’ailleurs… ? »

Coupefin prit une profonde inspiration. « La ferme, tout le monde ! » brailla-t-il.

Le silence se fit. Puis le mage saisit Morty par le bras. « Viens, dit-il en le tirant en arrière dans le couloir. Je ne sais pas qui tu es exactement et j’espère avoir le temps de le découvrir un jour, mais quelque chose de vraiment affreux va bientôt arriver, et je crois que, d’une certaine façon, tu es dans le coup.

— Quelque chose d’affreux ? Quand ?

— Ça dépend à quelle distance se trouve la zone de démarcation et à quelle vitesse elle avance », répondit Coupefin qui entraîna Morty dans un passage latéral. Arrivé devant une petite porte de chêne, il lui lâcha le bras et fourragea encore dans sa poche pour retirer un petit bout de fromage tout dur et une tomate désagréablement molle.

« Tiens-moi ça, tu veux ? Merci. » Il fouilla à nouveau, ramena une clé et déverrouilla la porte.

« Ça va tuer la princesse, pas vrai ? fit Morty.

— Oui et non, répondit Coupefin. » Il marqua une pause, la main sur la poignée. « Plutôt perspicace, dis-moi. Comment tu sais ça ?

— Je… hésita Morty.

— Elle m’a raconté une drôle d’histoire, reprit Coupefin.

— Je m’en doute. Si c’est une histoire incroyable, elle est vraie.

— C’est toi, hein ? L’assistant de la Mort ?

— Oui. Mais j’suis pas de service en ce moment.

— Ravi de l’entendre. »

Coupefin referma la porte derrière eux et tâtonna à la recherche d’un bougeoir. Il y eut un pan ! un éclair de lumière bleue et un gémissement.

« Désolé, dit-il en se suçotant les doigts. Un sortilège pour allumer le feu. Je n’ai pas encore vraiment le tour de main.

— Vous vous y attendiez, à ce dôme, non ? fit très vite Morty. Qu’est-ce qui va se passer quand il va se refermer complètement ? »

Le mage s’assit de tout son poids sur les restes d’un sandwich au bacon.

« Je ne suis pas tout à fait sûr, dit-il. Ce sera intéressant de voir ça. Mais pas de l’intérieur, j’en ai peur. Ce qui va se passer, d’après moi, c’est que la semaine dernière n’aura jamais existé.

— Elle va mourir d’un coup ?

— Tu ne saisis pas bien. Elle sera morte depuis une semaine. Tout ça – il agita vaguement une main en l’air – ne sera pas arrivé. L’assassin aura fait son office. Toi, tu auras fait le tien. L’Histoire se sera rétablie toute seule. Tout sera rentré dans l’ordre. Du point de vue de l’Histoire, s’entend. Il n’en existe pas d’autre, d’ailleurs. »

Morty regarda dehors par la fenêtre étroite. Il voyait au-delà de la cour les rues illuminées où un portrait de la princesse souriait aux étoiles.

« Parlez-moi des affiches, dit-il. On dirait comme un truc de mage.

— Je ne suis pas sûr que ça marche. Tu vois, les gens commençaient à ne pas se sentir dans leur assiette, et ils ne savaient pas pourquoi, ce qui aggravait encore leur cas. Ils avaient la tête dans une réalité et le corps dans une autre. Très désagréable. Ils ne se faisaient pas à l’idée qu’elle était toujours vivante. J’ai pensé que les affiches seraient une bonne solution mais, tu sais, les gens ne voient que ce que leur tête leur demande de voir.

— Ça, j’aurais pu vous le dire, remarqua amèrement Morty.

— J’ai envoyé les crieurs publics dans les rues toute la journée, poursuivit Coupefin. J’ai pensé que si les gens finissaient par croire en elle, la nouvelle réalité deviendrait peut-être la vraie.

— Mmmph ? » fit Morty. Il se détourna de la fenêtre. « Comment ça ?

— Eh bien, tu vois… j’ai pensé que s’il y avait assez de monde pour croire en elle, ils arriveraient à changer la réalité. Ça marche pour les dieux. Quand les gens arrêtent de croire en eux, les dieux meurent. Quand il y en a beaucoup à y croire, ils se renforcent.

— J’savais pas. Je croyais que les dieux, c’étaient les dieux, voilà tout.

— Ils n’aiment pas ça, qu’on en parle, dit Coupefin en fouillant dans le tas de livres et de parchemins qui encombraient sa table de travail.

— Ben, ça marche peut-être pour les dieux parce qu’ils sont spéciaux. Les gens, ils sont plus… solides. Ça marcherait pas pour les gens.

— Faux. Imaginons que tu sortes d’ici et que tu rôdes dans le palais. L’un des gardes finirait sûrement par te repérer, il te prendrait pour un voleur et t’abattrait d’un carreau d’arbalète. Je veux dire que, dans cette réalité-ci, tu serais un voleur. Plus exactement, tu n’en serais pas un, mais tu mourrais comme tel. La foi, c’est du costaud. Je suis mage. On connaît ces choses-là, nous autres. Regarde. »

Il extirpa un livre des débris devant lui et l’ouvrit à la tranche de bacon qui lui servait de signet. Morty regarda par-dessus son épaule et fronça les sourcils à la vue de l’écriture magique tortueuse. Elle se déplaçait sur la page, se tortillait et se contorsionnait dans son effort pour être illisible à un non-mage, et le résultat était déplaisant.

« C’est quoi ? demanda-t-il.

— C’est le Livre de la Magie d’Alberto Malik le Mage, répondit Coupefin, une espèce de manuel théorique. Il est déconseillé de trop fixer les mots, ça les fâche. Regarde, il dit ici…»

Ses lèvres remuèrent silencieusement. De petites gouttes de sueur lui perlèrent sur le front, décidèrent de se rassembler et de descendre voir ce que faisait le nez. Ses yeux s’embuèrent.

Certains aiment s’installer avec un bon livre. Nul pourvu de toutes ses cases pleines n’aimerait s’installer avec un livre de magie, parce que les mots, même pris séparément, mènent leur propre vie malveillante, et les lire tient en gros du bras de fer mental. Plus d’un jeune mage s’est essayé à lire un grimoire trop coriace pour lui, et ceux qui ont entendu les cris n’ont retrouvé que des souliers pointus d’où montait le classique filet de fumée ainsi qu’un livre peut-être un tout petit peu plus épais qu’avant. Il peut arriver des choses aux fouineurs de bibliothèques magiques auprès desquelles se faire arracher la figure par des monstruosités tentaculaires passe pour un banal massage léger.

Par bonheur, Coupefin disposait d’une édition expurgée, et une pince maintenait fermées certaines des pages les plus pénibles (mais par nuit calme il entendait les mots emprisonnés crisser furieusement dans leur geôle, comme une araignée piégée dans une boîte d’allumettes ; quiconque a déjà côtoyé un porteur de baladeur saura exactement à quoi ça ressemblait).

« Voilà le passage, dit Coupefin. Ici, ça dit que même les dieux…

— Je l’ai déjà vu !

— Quoi ? »

Morty pointa un doigt tremblant sur le livre.

« Lui, là ! »

Coupefin jeta un regard bizarre à son compagnon avant d’examiner la page de gauche. Il vit la représentation d’un vieux mage tenant un livre et un bougeoir, dans une attitude de dignité proche de la phase terminale.

« Ça ne fait pas partie de la magie, dit-il avec humeur, ça n’est que l’auteur.

— Qu’est-ce qu’il y a d’écrit dessous ?

— Euh. Ça dit : Sy ce lysvre vous a pelu, vous aymerez auscy les tystres suyvants de…

— Non, juste en dessous, j’voulais dire !

— Facile. C’est le vieux Malik lui-même. Tous les mages le connaissent. Tu comprends, il a fondé l’Université. » Coupefin gloussa. « Il a une statue célèbre dans la salle principale, et une fois, pendant la Semaine du Chahut, j’ai grimpé dessus et mis une…»

Morty ne quittait pas le dessin des yeux.

« Dites-moi, demanda-t-il très vite, est-ce que la statue avait la goutte au nez ?

— Ça m’étonnerait, répondit Coupefin. C’était du marbre. Mais je ne vois pas où tu veux en venir. Des tas de gens savent à quoi il ressemblait. Il est connu.

— Il vivait y a longtemps, pas vrai ?

— Deux mille ans, je crois. Écoute, je ne sais pas pourquoi…

— Mais je parie qu’il est pas mort. Je parie qu’un jour il a disparu, comme ça. Pas vrai ? »

Coupefin garda un instant le silence.

« C’est drôle que tu dises ça, fit-il lentement. Il existe une légende là-dessus. À ce qu’on raconte, il s’est lancé dans des trucs bizarres. On raconte qu’il s’est expédié tout seul dans les Dimensions de la Basse-Fosse en essayant d’accomplir le rituel d’AshkEnte à l’envers. Tout ce qu’on a retrouvé, c’est son chapeau. Tragique, vraiment. Toute la ville en deuil pendant une journée pour un malheureux chapeau. N’était même pas particulièrement joli, ce chapeau ; l’avait des marques de brûlures.

— Alberto Malik, dit Morty à moitié pour lui-même. Tiens donc. Voyez-vous ça. »

Il tambourina des doigts sur la table, ce qui rendit un son étrangement assourdi.

« ’scuse-moi, fit Coupefin. Je n’ai pas encore le coup non plus pour les sandwiches à la mélasse.

— À ce qui me semble, la zone de démarcation se déplace lentement, au pas, dit Morty en se léchant distraitement les doigts. Vous pouvez pas l’arrêter par de la magie ? »

Coupefin secoua la tête. « Pas moi. Ça m’écrabouillerait, répondit-il joyeusement.

— Il va vous arriver quoi, alors, quand ça va se rapprocher ?

— Oh, je retournerai vivre dans la rue du Mur. Je veux dire que je n’en serai jamais parti. Tout ça n’aura jamais existé. Dommage, quand même. La cuisine est bonne, ici, et on me blanchit à l’œil. Au fait, la zone est à quelle distance, tu m’as dit ?

— Une trentaine de kilomètres, je pense. »

Coupefin roula les yeux au ciel et remua les lèvres. Enfin, il annonça : « Donc, elle sera là vers minuit demain, juste à temps pour le couronnement.

— Lequel ?

— Le sien.

— Mais elle est déjà reine, non ?

— En un sens, oui, mais officiellement elle ne l’est pas tant qu’elle n’a pas été couronnée. » Coupefin sourit. Les ombres jouaient sur sa figure à la lueur de la bougie. Puis il ajouta :

« Si tu préfères, c’est comme la différence entre cesser de vivre et être mort. »

Vingt minutes plus tôt, Morty s’était senti assez fourbu pour prendre racine. Maintenant une espèce d’effervescence lui faisait bouillir le sang. Le genre d’énergie frénétique et nocturne qu’on sait devoir payer le lendemain midi, mais pour l’heure il se disait qu’il fallait agir avant que ses muscles ne perdent d’un coup leur tonus.

« Je veux la voir, dit-il. Si vous pouvez rien faire, moi, je trouverai peut-être quelque chose.

— Il y a des gardes devant sa porte, fit Coupefin. C’est juste une remarque en passant. Je n’imagine pas une seconde que ça changera quoi que ce soit. »


* * *

Il était minuit à Ankh-Morpork, mais tout ce qui différenciait le jour de la nuit dans la grande cité double, c’était, eh bien… qu’il faisait plus noir. Les marchés grouillaient de monde, les spectateurs se pressaient toujours autour des fosses aux catins, les vaincus de l’éternelle guerre byzantine des gangs descendaient silencieusement les eaux glacées du fleuve, les pieds lestés de plomb, les trafiquants en divers délices illégaux voire illogiques s’adonnaient à leurs activités frauduleuses, les cambrioleurs cambriolaient, les couteaux fulguraient dans les ruelles, les astrologues entamaient leur journée de travail et, dans le quartier des Ombres, un veilleur de nuit égaré agitait sa clochette et s’écriait :

« Il est minuit, tout va b… arrrrrgghhhh…» Cependant, la Chambre de Commerce d’Ankh-Morpork ferait grise mine si on laissait entendre que la seule vraie différence entre leur ville et un marécage, c’est le nombre de pattes des alligators ; de fait, dans les quartiers plus sélects d’Ankh, plutôt situés sur des collines où le vent trouve plus de chances de se faire sentir, les nuits sont douces et embaument les fleurs d’habiscine et de cécillia.

Cette nuit-là, elles embaumaient aussi le salpêtre parce qu’on fêtait le dixième anniversaire de l’accession au pouvoir du Patricien[8], à l’occasion duquel il avait invité quelques amis à prendre un verre, cinq cents en l’occurrence, et tirait des feux d’artifice. Les jardins du palais retentissaient des rires et des éventuels gloussements de passion, et on en était à ce stade intéressant d’une soirée où tout le monde a bu plus que de raison mais pas encore assez pour rouler sous la table. Un état où l’on se livre à des actes dont on se souviendra plus tard le rouge au front, comme souffler dans une langue de belle-mère et rire à s’en rendre malade.

Pour l’heure, deux bonnes centaines d’invités du Patricien titubaient et se déplaçaient à coups de pieds en l’air dans la danse du Serpent, une tradition morporkienne désuète qui consistait à se soûler, à tenir la personne devant soi par la taille, puis à tanguer et rire aux éclats en une longue file crocodilienne qui sinuait par le plus de pièces possible, de préférence celles qui contenaient des objets fragiles, en lançant une jambe vaguement en mesure avec la musique ou avec ce qu’on voulait. La danse durait depuis une demi-heure et elle avait traversé chacune des pièces du palais, ramassant en route deux trolls, le cuisinier, le maître-bourreau du Patricien, trois serveurs, un cambrioleur qui passait par là et un petit dragon des marais de compagnie.

Vers le milieu de la file s’agitait le gros Sire Rodley de Quirm, héritier des fabuleux domaines de Quirm, dont le souci présent venait des doigts minces qui lui agrippaient la taille. Noyé dans un bain d’alcool, son cerveau s’efforçait d’attirer son attention.

« Dites, lança-t-il par-dessus son épaule alors qu’ils traversaient pour la dixième fois l’immense cuisine dans l’hilarité générale, pas si fort, s’il vous plaît.

— JE VOUS DEMANDE HUMBLEMENT PARDON.

— Pas de mal, mon vieux. Je vous connais ? fit Sire Rodley qui lança vigoureusement la jambe à contre-temps.

— J’EN SERAIS SURPRIS. DITES-MOI, JE VOUS PRIE, QUEL EST LE SENS DE CETTE ACTIVITÉ ?

— Hein ? brailla Sire Rodley par-dessus le fracas d’un danseur qui défonçait du talon la porte d’une vitrine de verre au milieu des cris de joie.

— CE QUE NOUS FAISONS, LÀ, C’EST QUOI ? demanda la voix avec une patience glaciale.

— Vous n’êtes encore jamais allé dans une soirée ? Gare aux bouts de verre, au fait.

— J’AI BIEN PEUR DE NE PAS SORTIR AUTANT QUE JE LE VOUDRAIS. EXPLIQUEZ-MOI DONC, S’IL VOUS PLAÎÎT. EST-CE QUE Ç’A UN RAPPORT AVEC LE SEXE ?

— Non, sauf dans le cas où on s’arrête net, vieux, si vous voyez ce que je veux dire, fit Sa Seigneurie qui envoya un coup de coude à l’aveuglette au danseur dans son dos.

« Ouch ! » lâcha-t-il. Un fracas à l’avant salua la mort du buffet froid.

« NON.

— Quoi ?

— JE NE VOIS PAS CE QUE VOUS VOULEZ DIRE.

— Attention à la crème, là, ça glisse… Écoutez, c’est une danse, rien d’autre, d’accord ? On fait ça pour s’amuser.

— SAMUSER.

— Voilà. À la, à la queue leu leu… han ! » Il y eut une pause parfaitement audible.

— C’EST QUI, CE SAMUSER ?

— Non, s’amuser, ce n’est pas quelqu’un, c’est ce qu’on fait en ce moment.

— ON S’AMUSE ?

— C’est ce que je croyais », fit le gros Sire Rodley, moins sûr de lui.

La voix près de son oreille le tracassait un peu ; elle avait l’air de lui arriver directement dans le cerveau.

« C’EST QUOI, S’AMUSER ?

— Ça !

— ENVOYER DES GRANDS COUPS DE PIED, C’EST S’AMUSER ?

— Des fois.

— À QUOI ON RECONNAÎT QU’ON S’AMUSE ?

— Eh bien, quand… Écoutez, on s’amuse ou on ne s’amuse pas, ça ne se demande pas, on le sait, voilà tout, d’accord ? Comment vous vous êtes retrouvé ici, au fait ? ajouta-t-il. Vous êtes un ami du Patricien ?

— DISONS QU’IL ME FOURNIT DES CLIENTS. J’AI EU ENVIE DE TÂTER UN PEU DES PLAISIRS HUMAINS.

— M’avez l’air d’avoir encore du chemin à faire.

— JE SAIS. JE VOUS PRIE D’EXCUSER MON IGNORANCE DÉPLORABLE. JE NE DEMANDE QU’À APPRENDRE. TOUS CES GENS, DITES-MOI… ILS S’AMUSENT ?

— Oui !

— ALORS, C’EST DONC ÇA, S’AMUSER.

— Je suis content que la question soit réglée. Attention à la chaise », jeta brusquement Sire Rodley qui se sentait à présent désagréablement dégrisé et ne s’amusait plus du tout.

Une voix dans son dos répétait doucement : « S’AMUSER, C’EST ÇA. BOIRE BEAUCOUP, C’EST S’AMUSER. NOUS NOUS AMUSONS. IL S’AMUSE. ÇA, C’EST S’AMUSER.

« QU’EST-CE QU’ON S’AMUSE ! »

Derrière, le petit dragon des marais du Patricien se cramponnait âprement aux os du bassin de la Mort et songeait : gardes ou pas, la prochaine fois qu’on passe devant une fenêtre ouverte, je fonce comme si j’avais le feu au cul.


* * *

Kéli se redressa comme un piquet dans son lit.

« Pas un pas de plus, dit-elle. Gardes !

— Impossible de l’arrêter, fit le premier garde dont la figure piteuse passa l’encadrement de la porte.

— Il est entré de force… fit le second, de l’autre côté.

— Et le mage a dit que c’était d’accord, et puis à nous, on nous a dit qu’il fallait tous l’écouter parce qu’…

— D’accord, d’accord. Il y en a qui ont vu la mort de près, dans cette chambre », dit avec humeur Kéli qui reposa l’arbalète sur la table de chevet sans, malheureusement, remettre le cran de sûreté.

Il y eut un déclic, un claquement de corde qui se détend contre du métal, un sifflement et un gémissement. Le gémissement venait de Coupefin. Morty pivota vers lui.

« Ça va ? demanda-t-il. Vous avez été touché ?

— Non, répondit faiblement le mage. Non, non. Et toi, ça va ?

— Un peu fatigué. Pourquoi ?

— Oh, rien, rien. Pas de courants d’air, nulle part ? Pas l’impression de petites fuites ?

— Non. Pourquoi ?

— Oh, rien, rien. » Coupefin se retourna pour examiner de près le mur derrière Morty.

« On ne pourrait pas leur ficher la paix, aux morts ? dit aigrement Kéli. Je croyais qu’au moins, on avait droit à une bonne nuit de sommeil, quand on était mort. » Elle donnait l’impression d’avoir pleuré. Avec une perspicacité qui l’étonna, Morty s’aperçut qu’elle le savait et que ça la mettait encore davantage en colère.

« C’est pas très juste, dit-il. Je suis venu pour aider. Pas vrai, Coupefin ?

— Hmm ? fit le mage qui avait trouvé le carreau d’arbalète enfoncé tout droit dans le plâtre et qui le regardait d’un œil extrêmement soupçonneux. Oh, oui. Exact. Mais ça ne marchera pas. Excusez-moi, personne n’aurait une ficelle ?

— Pour aider ? cracha Kéli. Pour aider ? Sans vous…

— Vous seriez morte pour de bon », termina Morty. Elle le regarda, bouche bée.

« Mais je ne le saurais pas, dit-elle. C’est ça le pire.

— Je crois que vous deux, vous feriez mieux de partir, dit Coupefin aux gardes qui s’efforçaient de passer inaperçus. Mais je vais garder cette lance, s’il vous plaît. Merci.

— Écoutez, dit Morty. J’ai un cheval, dehors. Il est étonnant. Je peux vous emmener n’importe où. Pas la peine d’attendre ici.

— Vous ne savez pas grand-chose de la monarchie, je me trompe ? fit Kéli.

— Hum. Non ?

— Ce qu’elle veut dire, c’est qu’il vaut mieux être une reine morte dans son château qu’une roturière vivante ailleurs, expliqua Coupefin qui avait fiché la lance dans le mur près du carreau et essayait de viser dans le prolongement de la hampe. Ça ne marcherait pas, de toutes façons. Le dôme n’est pas centré sur le palais, il est centré sur elle.

— Sur qui ? » fit Kéli. Sa voix aurait gardé du lait au frais pendant un mois.

« Sur Son Altesse, répondit machinalement Coupefin, un œil fermé le long de la lance.

— Ne l’oubliez pas.

— Je ne l’oublierai pas, mais la question n’est pas là », dit le mage. Il retira le carreau du plâtre et en éprouva la pointe du doigt.

« Mais si vous restez ici, vous allez mourir ! fit Morty.

— Alors je montrerai au Disque comment meurt une reine », dit Kéli, aussi fière que le permettait sa liseuse rose en tricot.

Morty s’assit sur le bout du lit, la tête dans les mains.

« Je le sais, moi, comment ça meurt, une reine, marmonna-t-il. Comme tout le monde. Et certains d’entre nous aimeraient mieux éviter d’assister au spectacle.

— Excusez-moi, je veux juste regarder cette arbalète, dit Coupefin sur le ton de la conversation en tendant le bras entre eux. Ne faites pas attention à moi.

— J’affronterai mon sort avec fierté, dit Kéli, mais un léger doute perçait dans sa voix.

— Sûrement pas. J’veux dire : je sais de quoi je parle. Vous pouvez me croire. La fierté, elle a rien à voir là-dedans. On meurt et c’est tout.

— Oui, vous peut-être. Moi, je mourrai noblement, comme la reine Ezériel. »

Le front de Morty se plissa. Pour lui, l’Histoire restait un livre fermé.

« Qui c’est ?

— Elle vivait en Klatch, elle avait un tas d’amants et elle s’est assise sur un serpent, le renseigna Coupefin qui retendait l’arbalète.

— Elle l’a fait exprès ! Elle était malheureuse en amour !

— Tout ce que j’ai retenu, c’est qu’elle prenait son bain dans du lait d’ânesse. C’est marrant, l’Histoire, remarqua Coupefin d’un air songeur. On devient reine, on règne pendant trente ans, on fait des lois, on déclare des guerres aux gens, et le seul souvenir qu’on laisse, c’est qu’on sentait le yaourt et qu’on s’est fait mordre dans le…

— C’est une de mes lointaines ancêtres, le coupa sèchement Kéli. Je ne veux pas entendre ce genre de propos.

— Est-ce que vous voulez vous taire, tous les deux, et m’écouter ? » cria l’apprenti de la Mort.

Le silence tomba comme un suaire.

C’est alors que Coupefin visa avec soin et tira dans le dos de Morty.


* * *

La nuit se dépouilla de ses premières victimes et poursuivit sa route. Même les soirées les plus échevelées avaient pris fin, les invités titubants avaient regagné leurs pénates et leur lit, ou le lit de quelqu’un en tout cas. Débarrassés de ces compagnons de voyage, de vulgaires imprudents diurnes égarés hors de leur secteur temporel, les vrais survivants nocturnes purent s’adonner aux commerces sérieux des ténèbres.

Des commerces qui, à Ankh-Morpork, ne différaient pas tant que ça de ceux de la journée, sauf que les couteaux restaient davantage en évidence et qu’on souriait moins.

Les Ombres étaient calmes, si l’on excepte les signaux sifflés entre voleurs et la discrétion feutrée de dizaines de gens qui vaquaient à leurs petites affaires dans un silence prudent.

Et dans la ruelle au Jambon, dans le célèbre tripot clandestin de Wa l’Éclopé, lequel changeait de lieu tous les jours, on attaquait la partie de craps. Plusieurs dizaines de silhouettes encapuchonnées étaient agenouillées ou accroupies autour du petit cercle de terre damée où les dés à huit faces de Wa rebondissaient et dévidaient leur leçon fallacieuse sur les statistiques et la probabilité.

« Trois !

— Les Yeux de Tuphal, par Io !

— Là, il t’a eu, Hummok ! Ce gars-là, il sait les faire rouler, ses osselets !

— J’AI UN DON. »

Hummok M’guk, un petit membre d’une des tribus axlandaises à la figure aplatie, dont l’habileté aux dés était célèbre partout où deux joueurs s’associaient pour en filouter un troisième, Hummok M’guk, donc, ramassa les dés et leur lança un regard mauvais. Il maudit en silence Wa, dont l’adresse personnelle à les faire rouler était tout aussi fameuse chez les connaisseurs, mais qui, apparemment, lui avait fait faux bond, souhaita une mort prématurée et douloureuse au joueur indistinct assis en face de lui et jeta violemment les dés dans la boue.

« Vingt et un à la dure ! »

Wa rafla les dés et les tendit à l’étranger. Quand l’Éclopé se tourna, Hummok surprit un imperceptible papillotement dans un œil. Hummok était impressionné : il avait à peine remarqué le mouvement vif entre les doigts faussement noueux de Wa, et pourtant il s’y attendait.

Les dés s’entrechoquèrent d’une manière déconcertante dans la main de l’étranger avant de s’envoler lentement en un arc qui s’acheva sur vingt-quatre petits points offerts aux étoiles.

Certains des plus avertis des spectateurs s’écartèrent en pas glissés de l’étranger : dans le tripot de Wa, une telle chance risquait de porter malheur.

La main de Wa se referma sur les dés dans un bruit comme un déclic de gâchette. « Un triple huit, souffla-t-il. Une veine pareille, c’est louche, monsieur. »

Le reste des badauds s’évapora comme rosée au soleil, pour ne laisser que les gros bras à mine patibulaire qui, si Wa payait un jour ses impôts, viendraient en déduction de ses revenus comme frais généraux nécessaires à la bonne marche de son entreprise.

« P’t-être que c’est pas d’ia veine, ajouta-t-il. P’t-être que c’est d’ia magie ?

— JE PROTESTE ÉNERGIQUEMENT.

— On a eu un mage un coup qui voulait devenir riche, fit Wa. J’me rappelle pas bien ce qu’y est arrivé. Et vous, les gars ?

— On y a passé un bon savon…

— … et on l’a laissé dans le passage aux Cochons…

— … et pis dans le chemin au Miel…

— … et dans deux ou trois autres coins que j’ai oubliés. »

L’étranger se leva. Les gars se resserrèrent autour de lui.

« CE N’EST PAS LA PEINE. JE NE CHERCHE QU’À APPRENDRE. QUEL PLAISIR LES HUMAINS TROUVENT-ILS DANS UNE SIMPLE RÉPÉTITION DES LOIS DU HASARD ?

— Le hasard, il a rien à voir là-d’dans. R’gardons-le de plus près, les gars. »

La suite des événements, nulle âme qui vive ne s’en souvient, excepté un chat retourné à l’état sauvage, parmi les milliers que compte la cité, et qui traversait la ruelle, en route pour un rendez-vous. Il s’arrêta et regarda avec intérêt.

Les gars se figèrent au milieu de leurs coups de couteaux. De la lumière violette blessante pour les yeux clignota autour d’eux. L’étranger repoussa son capuchon en arrière, ramassa les dés et les fourra dans la main soumise de Wa. L’homme ouvrait et refermait la bouche tandis que ses yeux cherchaient vainement à ne pas voir ce qui se dressait devant eux. Et qui souriait.

« JETTE-LES ! »

Wa réussit à baisser la tête pour regarder sa main.

« C’est quoi, l’enjeu ? chuchota-t-il.

— SI TU GAGNES, TU PERDRAS CETTE MANIE RIDICULE DE VOULOIR INSINUER QUE LE HASARD GOUVERNE LES AFFAIRES DES HOMMES.

— Oui. Oui. Et… sij’perds ?

— TU REGRETTERAS DE NE PAS AVOIR GAGNÉ. »

Wa essaya de déglutir, mais sa gorge s’était asséchée. « J’sais que j’ai fait assassiner beaucoup d’gens…

— VINGT-TROIS, POUR ÊTRE PRÉCIS.

— C’est trop tard pour dire que j’me repens, hein ?

— CES CHOSES-LÀ NE SONT PAS DE MON RESSORT. MAINTENANT, JETTE LES DÉS. »

Wa ferma les yeux et lâcha les dés par terre, trop nerveux même pour tenter le coup de poignet spécial. Il garda les yeux fermés.

« TRIPLE HUIT. LÀ, ÇA N’ÉTAIT PAS SI COMPLIQUÉ, TU VOIS ? »

Wa s’évanouit.

La Mort haussa les épaules et s’en alla, ne s’arrêtant que pour chatouiller les oreilles d’un chat de gouttière qui passait par là. Il chantonnait tout seul. Il ne savait pas très bien ce qui lui prenait, mais ça n’était pas désagréable.


* * *

« Vous pouviez pas être sûr que ça allait marcher ! » Coupefin écarta les mains dans un geste conciliant. « Ben, non, admit-il, mais je me suis dit : qu’est-ce que j’ai à perdre ? » Il recula.

« Qu’est-ce que vous, vous aviez à perdre ? » s’écria Morty. Il s’avança en martelant le sol et arracha le carreau d’une des colonnes du lit de la princesse. « Me dites pas que ce truc-là m’est passé à travers le corps ? lâcha-t-il sèchement.

— J’ai bien fait attention, dit Coupefin.

— Moi aussi, je l’ai vu, renchérit Kéli. C’était horrible. C’est ressorti exactement à la place du cœur.

— Et je t’ai vu traverser un pilier de pierre, dit Coupefin.

— Et moi, entrer à cheval directement par la fenêtre.

— Oui, mais là, j’étais en service, déclara Morty en agitant les mains. C’était pas n’importe quand, ç’a rien à voir. Et…»

Il marqua une pause. « Votre façon de me regarder… dit-il. C’est comme ça qu’ils me regardaient à l’auberge, ce soir. Qu’est-ce qui va pas ?

— En agitant la main, vous avez passé le bras à travers la colonne du lit », dit Kéli d’une voix éteinte.

Morty se considéra la main, puis en donna un petit coup sur le bois.

« Vous voyez ? Du solide. Le bras, le bois, tout ça, c’est du solide.

— Tu disais qu’on t’a regardé dans une auberge ? dit Coupefin. Qu’est-ce que tu avais donc fait ? Traversé un mur ?

— Non ! J’veux dire, non, j’ai juste bu un verre, il me semble que ça s’appelait du frutti…

— Du frottis ?

— Oui. Ç’a goût de pomme pourrie. À leur façon de regarder, on aurait pu croire que c’était du poison.

— Combien tu en as bu, donc ? voulut savoir Coupefin.

— Une pinte, peut-être, je faisais pas vraiment attention…

— Est-ce que tu savais que le frottis est l’alcool le plus fort qui existe entre ici et les montagnes du Bélier ? demanda le mage.

— Non. Personne m’a dit. Qu’est-ce que ça vient faire dans…

— Non, fit lentement Coupefin, tu ne savais pas. Hmm. C’est une indication, non ?

— Ç’a un rapport avec le sauvetage de la princesse ?

— Probable que non. Mais j’aimerais quand même jeter un coup d’œil dans mes livres.

— Dans ce cas, c’est pas important », dit fermement Morty.

Il se tourna vers Kéli, qui le considérait avec une ombre de début d’admiration.

« Je crois pouvoir vous aider, dit-il. Je crois pouvoir mettre la main sur une magie puissante. La magie repoussera le dôme, n’est-ce pas, Coupefin ?

— Pas la mienne. Il faut de la magie drôlement efficace, et encore, je ne suis même pas sûr du résultat. La réalité est plus coriace que…

— J’y vais, dit Morty. Au revoir, et à demain !

— C’est déjà demain », fit remarquer Kéli.

Morty perdit un peu contenance.

« Bon, alors à ce soir, se reprit-il, légèrement dérouté, avant d’ajouter : je prends congé !

— Quel congé ?

— C’est du langage de héros, expliqua obligeamment Coupefin. Il ne peut pas s’en empêcher. »

Morty lui jeta un regard noir, sourit bravement à Kéli et sortit de la chambre.

« Il aurait pu ouvrir la porte, fit Kéli après son départ.

— Je crois qu’il était un peu emprunté, dit Coupefin. On passe tous par là.

— Quoi, à travers les portes ?

— D’une certaine façon. On leur rentre dedans, en tout cas.

— Je vais dormir un peu, dit Kéli. Même les morts ont besoin de repos. Coupefin, arrêtez de tripoter cette arbalète, je vous prie. Je suis sûre que ça ne se fait pas pour un mage de rester seul dans le boudoir d’une dame.

— Hmm ? Mais je ne suis pas seul, hein ? Vous êtes là.

— Justement, fit-elle, non ?

— Oh. Oui. Excusez. Hum. Je vous verrai dans la matinée, alors.

— Bonne nuit, Coupefin. Fermez la porte derrière vous. »


* * *

Le soleil se glissa au-dessus de l’horizon, décida de prendre le large et entama son ascension.

Mais il faudrait un certain temps avant que sa lumière lymphatique ne se répande sur le Disque endormi, repoussant les ténèbres devant elle ; pour l’heure, les ombres de la nuit régnaient encore sur la cité.

Elles se regroupaient à présent dans la rue des Filigranes, autour du Tambour Rafistolé, la plus en vue des tavernes de la ville. Laquelle devait sa réputation, non pas à sa bière, qui avait une couleur de pipi de jeune fille et un goût d’acide de batterie, mais à sa clientèle. On racontait que si vous restiez assez longtemps au Tambour, tôt ou tard tous les plus grands héros du Disque finissaient par vous faucher votre cheval.

À l’intérieur, l’atmosphère lourde de fumée retentissait encore des discussions, malgré le patron qui tentait ce que tente tout bistrotier quand il juge l’heure venue de fermer boutique : éteindre certaines des lumières, remonter la pendule, recouvrir les pompes d’un linge et, au cas où, vérifier où se trouve le gourdin clouté. Les clients n’y prêtaient aucune attention, évidemment. Pour la plupart des habitués du Tambour, même le gourdin clouté ne restait qu’une simple allusion.

Pourtant, ils étaient suffisamment perspicaces pour ressentir le léger trouble que leur causait la haute silhouette sombre debout au comptoir, qui s’essayait à toutes les spécialités de la maison.

Les buveurs isolés et consciencieux génèrent toujours une sphère mentale autour d’eux qui leur assure une totale intimité, mais ce particulier-là irradiait une espèce de mélancolie fataliste qui vidait lentement le bar.

Ce qui n’inquiétait pas le barman, vu que la silhouette solitaire se livrait à une expérience extrêmement onéreuse.

Tous les débits de boissons du multivers ont ça : des étagères de bouteilles poisseuses aux formes bizarroïdes qui renferment non seulement des liquides aux noms exotiques, souvent verts ou bleus, mais aussi des débris variés, tels que fruits entiers, bouts de brindilles et, dans les cas extrêmes, petits lézards noyés. Nul ne sait pourquoi les barmen en gardent autant, puisque toutes ces mixtures ont un même goût de mélasse diluée à la térébenthine. On a supposé qu’ils rêvaient d’un jour où un passant entrerait spontanément pour demander un verre de Pourlèche-Pêche avec un Soupçon de Cresson et qu’en un rien de temps leur bistro deviendrait la boîte en vogue où tout le monde voudrait s’afficher.

L’étranger poursuivait ses essais le long de l’étagère.

« C’EST QUOI, LA VERTE, LÀ ? »

Le patron s’informa auprès de l’étiquette.

« C’est marqué : eau-de-vie de melon, dit-il d’un air pas très convaincu. Et que c’est mis en bouteille par des moines d’après une recette ancienne, ajouta-t-il.

— JE VAIS ESSAYER ÇA. »

L’homme regarda du coin de l’œil les verres vides sur le comptoir ; dans certains traînaient encore des restes de salade de fruits, des cerises sur des bâtonnets et des petites ombrelles en papier.

« Vous êtes sûr de pas en avoir eu assez ? » fit-il. Ça le tracassait un peu de ne pas arriver à distinguer les traits de l’étranger.

Le verre, dont le contenu se cristallisait sur les bords, disparut dans le capuchon et réapparut vide.

« NON. C’EST QUOI, LA JAUNE AVEC LES GUÊPES DEDANS ?

— Cordial Printanier, c’est marqué. Oui ?

— OUI. ET APRÈS, LA BLEUE AVEC LES PARTICULES DORÉES.

— Euh… le Vieux Paletot ?

— OUI. ET APRÈS, LA DEUXIÈME RANGÉE.

— Quelle bouteille vous intéresse ?

— TOUTES. »

L’étranger restait droit comme un I, les verres et leurs cargaisons de sirop et de végétation diverse disparaissaient dans le capuchon à une cadence industrielle.

Ça y est, se dit le bistrotier, c’est gagné, je vais m’offrir une veste rouge et peut-être poser des cacahuètes et quelques cornichons sur le bar, installer des miroirs un peu partout, changer la sciure. Il saisit un chiffon imbibé de bière pour essuyer son comptoir avec enthousiasme, étalant du même coup les gouttes d’alcool échappées des verres en une traînée arc-en-ciel qui attaqua le vernis. Le dernier habitué se coiffa de son chapeau et sortit d’un pas incertain en grommelant tout seul.

« JE NE VOIS PAS L’INTÉRÊT DE TOUT ÇA, fit l’étranger.

— Pardon ?

— IL EST CENSÉ SE PASSER QUOI, NORMALEMENT ?

— Vous avez bu combien de verres ?

— QUARANTE-SEPT.

— Alors, faut s’attendre à tout », fit le barman ; parce qu’il connaissait son boulot et savait ce qu’on espérait de lui quand un client buvait seul au petit matin, il entreprit d’astiquer un verre avec son chiffon à essuyer les tables et demanda : « Vot’dame vous a fichu dehors, c’est ça ?

— COMMENT ?

— Vous noyez vos chagrins, c’est ça ?

— JE N’AI PAS DE CHAGRINS.

— Non, bien sûr que non. Oubliez ce que j’ai dit. » Il gratifia son verre de quelques autres coups de chiffon. « Je me disais que ça aide d’avoir quelqu’un à qui parler. »

L’étranger resta silencieux un moment, songeur. Puis il demanda :

« VOUS AVEZ ENVIE DE ME PARLER ?

— Oui. Bien sûr. J’écoute bien.

— PERSONNE N’AVAIT ENCORE EU ENVIE DE ME PARLER.

— C’est honteux.

— ON NE M’INVITE JAMAIS À DES FÊTES, VOUS SAVEZ.

— Tss.

— ON ME DÉTESTE. PERSONNE NE M’AIME. JE N’AI PAS UN SEUL AMI.

— Tout le monde devrait avoir un ami, fit sagement le tenancier.

— JE CROIS…

— Oui ?

— JE CROIS… JE CROIS QUE JE POURRAIS ÊTRE L’AMI DE LA BOUTEILLE VERTE. »

Le patron fit glisser la bouteille octogonale le long du comptoir. La Mort s’en saisit et l’inclina au-dessus du verre. Le liquide tinta sur le bord.

« VOUS SOÛYEZ QUE J’SUIS CROIS, HEIN ?

— Je sers tous ceux qui peuvent rester debout après trois essais, fit le patron.

— VOUS JAVEZ PARRREUFAITEMENT RRRAIJON. MAIS MOI, JEU…»

L’étranger marqua un temps, un doigt emphatiquement dressé en l’air.

« QU’EST-CHE QUE J’DIJAIS ?

— Vous disiez que je vous croyais soûl.

— AH. OUI, MAIS CH’PEUX RECHTER CHOBRE QUAND J’VEUX. CHA, CH’EST UNE EKCHPÉRIENCHE QUE CH’FAIS. ET MAINTENANT, J’AIMERAIS BIEN RECOMMENCHER L’EKCHPÉRIENCHE AVEC L’EAU-DE-VIE D’ORANGE. »

Le patron soupira et jeta un coup d’œil à la pendule. Pas de doute, il gagnait beaucoup d’argent, surtout que ça n’avait pas l’air de gêner l’étranger de payer des prix prohibitifs ou qu’on le carotte sur la monnaie. Mais il se faisait tard ; si tard, d’ailleurs, qu’il se faisait tôt. Il y avait aussi quelque chose chez le client solitaire qui le mettait mal à l’aise. Les habitués du Tambour Rafistolé buvaient souvent comme s’il ne devait pas y avoir de lendemain ; mais pour la première fois, il se demandait vraiment s’ils n’avaient pas raison.

« J’VEUX DIRE, QU’EST-CHE QUE J’PEUX ATTENDRE DE L’EGJICHTENCHE ? QUEL CHENCH DONNER À TOUT CHA ? À QUOI CHA RIME ?

— J’saurais pas dire, l’ami. J’pense que ça ira mieux quand vous aurez bien dormi.

— DORMI ? DORMI ? J’DORS JAMAIS. CH’UIS MACHIN, CH’UIS CONNU POUR CHA.

— Tout le monde a besoin de dormir. Même moi, suggéra le patron.

— PERCHONNE M’AIME, VOUS CHAVEZ.

— Oui, vous l’avez déjà dit. Mais il est trois heures moins le quart. »

L’étranger se retourna tant bien que mal et fit du regard le tour de la pièce.

« Y A PLUS QU’NOUS », dit-il.

Le patron releva le rabat et passa devant le comptoir pour aider l’étranger à descendre de son tabouret.

« J’AI PAS UN CHEUL AMI. MÊME LES CHATS, JE LES FAIS MARRER. »

Une main jaillit et rafla une bouteille de liqueur d’amanite avant que le patron, qui se demandait comment un type aussi maigre pouvait être aussi lourd, soit parvenu à le propulser vers la porte.

« J’AI PAS BEJOIN D’ÊTRE CHOÛL, J’VOUS JAI DIT. POURQUOI ILS JAIMENT CHE CHOÛLER, LES GENS ? C’EST POUR CH’AMUJER ?

— Ça les aide à oublier la vie, mon vieux. T’nez, appuyez-vous là pendant que j’ouvre la porte…

— OUBLIER LA VIE. HA. HA.

— Revenez quand vous voulez, m’entendez ?

— CHA VOUS PLAÎRAIT VRAIMENT QUE J’REVIENNE ? »

Le tenancier regarda derrière lui le petit tas de pièces sur le bar. Ça valait le coup d’avoir des clients un peu bizarres. Au moins, celui-ci était calme, il n’avait pas l’air méchant.

« Oh, oui, dit-il en poussant l’étranger dehors et en lui retirant la bouteille d’un même mouvement tout en souplesse. Passez quand vous en avez envie.

— CH’EST LA CHOJE LA PLUS GENTILLE…» La porte claqua sur la fin de sa phrase.


* * *

Ysabell s’assit dans son lit.

Les coups à la porte se répétèrent, légers mais pressants. Elle se remonta les couvertures sous le menton.

« Qui est là ? chuchota-t-elle.

— C’est moi, Morty, fit un souffle par-dessous le battant. Laissez-moi entrer, s’il vous plaît !

— Attends ! »

Ysabell farfouilla frénétiquement sur la table de nuit pour trouver les allumettes, renversa une bouteille d’eau de toilette et déplaça une boîte de chocolats qui ne contenait plus guère que des papiers vides. Une fois la bougie allumée, elle la plaça de façon à obtenir le maximum d’effet, tira sur le bord de sa chemise de nuit pour la rendre plus suggestive et lança : « Ce n’est pas fermé. »

Morty entra dans la chambre d’un pas chancelant, dans une odeur de cheval, de froid et de frottis.

« J’espère, fit-elle d’un air espiègle, que tu ne forces pas ma porte pour tirer avantage de ta situation dans cette maison. »

Morty regarda autour de lui. Ysabell donnait à fond dans les fanfreluches. Même la coiffeuse avait l’air de porter un jupon. La pièce dans son ensemble était moins meublée qu’enfalbalée.

« Écoutez, j’ai pas de temps à perdre, dit-il. Amenez cette bougie dans la bibliothèque. Et par pitié, mettez quelque chose de pratique, vous débordez de partout. »

Ysabell baissa la tête, puis la releva d’un coup sec.

« Très bien ! »

La figure de Morty repassa l’encadrement de la porte. « C’est une question de vie ou de mort », ajouta-t-il avant de disparaître.

Ysabell regarda le battant se refermer en grinçant derrière lui et révéler la robe de chambre bleue à pompons que son père avait eu l’idée de lui offrir aux derniers Porchers et qu’elle n’avait pas eu le cœur de jeter, malgré la taille trop petite et le lapin qui décorait la poche.

Elle balança enfin les jambes hors du lit, se glissa dans la robe de chambre indigne et sortit à pas feutrés dans le couloir. Morty l’y attendait.

« Père ne va pas nous entendre ?

— Il est pas rentré. Venez.

— Comment tu sais ça ?

— Y a une odeur différente quand il est là. C’est… c’est comme pour un manteau quand on l’porte et quand il reste accroché à la patère, il a pas la même odeur. Vous avez pas remarqué ?

— Qu’est-ce qu’on va faire de si important ? »

Morty ouvrit d’une poussée la porte de la bibliothèque. Une bouffée d’air chaud et sec s’échappa du local, et les gonds émirent un grincement de protestation.

« On va sauver la vie de quelqu’un, fit-il. Une princesse, si vous voulez savoir. »

Ysabell fut aussitôt fascinée.

« Une vraie princesse ? J’veux dire : est-ce qu’elle peut sentir un petit pois à travers une douzaine de matelas ?

— Est-ce qu’elle… ? » Morty se sentit libéré d’un souci mineur. « Oh. Oui. J’croyais qu’Albert racontait n’importe quoi.

— T’es amoureux d’elle ? »

Morty s’immobilisa entre les rayonnages, conscient des petits grattements diligents entre les couvertures des livres.

« Difficile d’être sûr, dit-il. J’en ai l’air ?

— Tu m’as l’air un peu troublé. Elle éprouve quelque chose pour toi ?

— Chais pas.

— Ah, fit Ysabell d’un air entendu et d’un ton d’expert. L’amour non partagé, c’est le pire. Mais ça ne serait sans doute pas une bonne idée de prendre du poison ou d’aller te suicider, ajouta-t-elle, la mine songeuse. On fait quoi, ici ? Tu veux trouver sa biographie pour voir si elle se marie avec toi ?

— Je l’ai lue, et elle est morte, répondit l’apprenti. Mais seulement techniquement. J’veux dire : pas vraiment morte.

— Bien, sinon, ce serait de la nécromancie. Qu’est-ce qu’on cherche ?

— La biographie d’Albert.

— Pour quoi faire ? Je crois qu’il n’en a pas.

— Tout le monde en a une.

— En tout cas, il n’aime pas qu’on lui pose des questions personnelles. Je l’ai cherchée, sa biographie, une fois, et je n’ai rien trouvé. Albert, en lui-même, ça ne va pas loin. Pourquoi il t’intéresse tant ? » Ysabell alluma deux bougies à celle qu’elle tenait déjà à la main et peupla la bibliothèque d’ombres dansantes.

« J’ai besoin d’un mage puissant, et j’ai l’impression que c’en est un.

— Quoi ? Albert ?

— Oui. Seulement, il faut chercher Alberto Malik. Il a plus de deux mille ans, je pense.

— Quoi ? Albert ?

— Oui. Albert.

— Il ne porte jamais de chapeau de mage, objecta Ysabell, peu convaincue.

— Il l’a perdu. N’importe comment, le chapeau, c’est pas obligatoire. Par où on commence à chercher ?

— Ben, si t’en es sûr… par les Rangements, je suppose. C’est là que Père laisse toutes les biographies qui ont plus de cinq cents ans. Par ici. »

Elle conduisit son compagnon entre les étagères chuchotantes jusqu’à une porte dans un cul-de-sac. La porte s’ouvrit avec peine et le grincement des charnières se répercuta dans toute la bibliothèque ; Morty crut une seconde que tous les livres s’arrêtaient un instant dans leur travail pour écouter.

Des marches plongeaient dans une obscurité veloutée. On y voyait des toiles d’araignées et de la poussière, et il s’en dégageait une odeur d’air resté confiné dans une pyramide depuis mille ans.

« On ne descend pas ici très souvent, dit Ysabell. Je passe la première. »

Morty sentit qu’il lui devait une parole aimable.

« J’dois dire, fit-il, que vous êtes drôlement chouette.

— Quoi, avec des plumes partout, un bec et des griffes ? Toi, tu sais vraiment parler aux filles, p’tit gars.

— Morty », rectifia machinalement le jeune homme.

Les Rangements étaient aussi sombres et silencieux qu’une caverne souterraine. Les rayonnages laissaient à peine assez d’espace entre eux pour le passage d’une personne et s’élevaient bien au-delà du dôme lumineux des bougies. Le local était particulièrement fantastique parce que silencieux. Il n’y avait plus de vies à écrire ; les livres dormaient. Mais Morty avait l’impression qu’ils dormaient comme les chats, d’un seul œil. Ils suivaient tout ce qui se passait.

« Je suis déjà descendue ici une fois, chuchota Ysabell. Quand on suit les étagères assez loin, on ne trouve plus de livres, il n’y a plus que des tablettes d’argile, des morceaux de pierre, des peaux animales, et tout le monde s’appelle Ug ou Zog. »

Le silence était presque palpable. Morty sentait les livres qui observaient leur progression dans les allées chaudes et silencieuses. Tous ceux qui avaient jamais vécu se trouvaient quelque part là-dedans, jusqu’aux premiers êtres que les dieux avaient cuits dans leur four avec de la boue ou autre chose. Les livres ne se formalisaient pas exactement de sa présence, ils se demandaient seulement ce qu’il venait faire chez eux.

« Vous êtes allée plus loin que Ug et Zog ? souffla-t-il. Y a un tas de gens qu’aimeraient bien savoir ce qui existait avant.

— J’ai eu peur. C’est long et je n’avais pas assez de bougies.

— Dommage. »

Ysabell s’arrêta si brusquement que Morty lui percuta le dos.

« Ça devrait être dans ce coin-là, dit-elle. Et maintenant ? »

Morty déchiffra les noms décolorés sur les dos des volumes.

« Ils ont pas l’air dans le bon ordre ! » gémit-il.

La tête en l’air, ils errèrent dans deux ou trois allées latérales. Ils tirèrent au hasard quelques livres des étagères les plus basses et soulevèrent des nuages de poussière.

« C’est idiot, finit par reconnaître Morty. Y a des millions de vies là-dedans. Les chances de trouver la sienne sont en dessous de…»

Ysabell lui posa la main sur la bouche. « Écoute ! »

Morty marmonna quelques mots à travers les doigts de la jeune fille avant de saisir le message. Il dressa l’oreille, s’efforça de tout entendre par-dessus le sifflement lourd du silence absolu.

Et alors il le perçut. Un grattement menu, irritant. Là-haut, tout là-haut, dans les ténèbres impénétrables où se perdait la falaise de rayonnages, une vie s’écrivait toujours.

Ils échangèrent un regard, les yeux écarquillés. Puis Ysabell dit : « On a passé une échelle tout à l’heure. Avec des roulettes. »

Les petites roues pivotantes au bas des montants couinèrent lorsque Morty ramena l’échelle. Le haut se déplaça de la même façon, comme s’il était fixé à une autre paire de roulettes quelque part dans le noir.

« Très bien, dit-il. Donnez-moi la bougie, et…

— Si la bougie monte là-haut, alors moi aussi, fit Ysabell d’un ton sans réplique. Arrête-toi là et déplace l’échelle quand je te le dirai. Et ne discute pas.

— Ça pourrait être dangereux en haut, dit galamment Morty.

— Ça pourrait être dangereux en bas, remarqua Ysabell. Alors c’est moi qui monte avec la bougie. Merci. »

Elle posa le pied sur le premier barreau et ne fut bientôt plus qu’une ombre à fanfreluches découpée dans un halo de lumière qui s’estompa rapidement.

Morty stabilisa l’échelle et s’efforça de ne pas penser à toutes les vies qui lui pesaient dessus. De temps en temps un météore de cire chaude s’écrasait par terre près de lui avec un bruit mat et soulevait un cratère dans la poussière. Ysabell n’était désormais qu’une lueur falote très loin au-dessus, et il sentait chacun des échelons qu’elle gravissait par les vibrations qui lui parvenaient.

Elle s’arrêta. Un long moment, sembla-t-il.

Puis sa voix tomba jusqu’à lui, assourdie par le poids du silence environnant. « Morty, je l’ai trouvé.

— Bien. Descendez-le.

— Morty, tu avais raison.

— D’accord, merci. À présent, descendez-le.

— Oui, Morty, mais lequel ?

— Traînez pas, la bougie va plus durer très longtemps.

— Morty !

— Quoi ?

— Morty, il y en a toute une étagère ! »


* * *

Maintenant, c’était vraiment l’aube, cette pointe du jour qui n’appartenait qu’aux mouettes des docks de Morpork, à la marée dont les rouleaux remontaient le fleuve et à un vent chaud de sens direct qui ajoutait un parfum printanier à l’odeur complexe de la cité.

La Mort, assis sur une bitte d’amarrage, regardait vers le large. Il avait décidé de s’arrêter de boire. Ça lui donnait mal au crâne.

Il avait essayé la pêche, la danse, le jeu et l’alcool, prétendument quatre des plus grands plaisirs de la vie, et il n’était pas sûr d’en comprendre l’intérêt. Manger, ça, il aimait bien ; la Mort appréciait un bon repas comme tout le monde. Il ne songeait pas à d’autres plaisirs de la chair, ou plutôt si, mais ils étaient, disons, trop charnels, et il voyait mal comment il pourrait s’y livrer sans quelques sérieux réaménagements corporels qu’il n’envisageait pas dans l’immédiat. D’ailleurs, les humains avait l’air de moins les pratiquer avec l’âge, ça ne devait donc pas offrir tellement d’attraits.

La Mort commençait à se dire qu’il n’arriverait pas à comprendre les hommes de son vivant.

Le soleil fit fumer les pavés, et la Mort sentit le petit picotement de ce désir printanier capable de faire battre mille tonnes de sève sur quinze mètres de tronc dans une forêt.

Les mouettes piquaient et plongeaient autour de lui. Un chat borgne qui en était à sa huitième vie et sa dernière oreille émergea de son repaire dans un tas de cageots à poisson abandonnés, s’étira, bâilla et se frotta contre ses jambes. La brise se tailla un passage dans la fameuse odeur de l’Ankh pour apporter un léger parfum d’épices et de pain frais.

La Mort n’en revenait pas. C’était plus fort que lui. Il se sentait vraiment heureux d’être en vie et il acceptait mal d’être la Mort.

JE DOIS COUVER QUELQUE CHOSE, se dit-il.


* * *

Morty se hissa le long de l’échelle auprès d’Ysabell. La structure frémissait un peu mais paraissait sûre. Au moins, la hauteur ne le gênait pas ; sous lui, tout était noir.

Certains des premiers volumes de la vie d’Albert étaient tout près de tomber en morceaux. Il tendit la main vers l’un d’eux, au hasard, sentit l’échelle trembler sous ses pieds, le ramena et l’ouvrit vers le milieu.

« Approchez la bougie par ici, dit-il.

— Tu arrives à le lire ?

— Plus ou moins…»

… torna la main, mays fut gransdement marry que tous hommes finyssent en néant, i. e. la Mort, et voua sa peyrsonne à la queste d’ymortalité en fleur d’âge. « Aynsi, dyct-il aux jeusnes mages, pourrons-nous revestir le manteau des Dyeux. » Le jour suyvant ycelui, il pleusvait, et Alberto…

« C’est écrit en Ancien, dit Morty. Avant l’invention de l’orthographe. On va regarder dans le dernier. »

Il s’agissait bel et bien d’Albert. Morty trouva plusieurs références au pain frit.

« On va voir ce qu’il fait en ce moment, dit Ysabell.

— Vous croyez ? C’est un peu comme de l’espionnage.

— Et alors ? T’as la trouille ?

— D’accord. »

Il feuilleta l’ouvrage jusqu’à ce qu’il arrive aux pages blanches, puis revint en arrière pour trouver l’histoire de la vie d’Albert qui s’écrivait à une vitesse surprenante, étant donné l’heure indue ; la plupart des biographies n’avaient pas grand-chose à raconter sur le sommeil quand on n’avait pas de rêves agités.

« Tenez votre bougie droite, vous voulez bien ? J’veux pas faire tomber du gras sur sa vie.

— Pourquoi pas ? Il aime ça, le gras.

— Arrêtez de rire bêtement, vous allez nous faire dégringoler tous les deux. Tenez, regardez ce passage…»

Il avançait sur la pointe des pieds dans les ténèbres poussiéreuses des Rangements, lut Ysabell, les yeux fixés sur la toute petite lueur de la bougie là-haut. Ils fouinent, songeait-il, ils fourrent leur nez dans ce qui ne les regarde pas, les petits monstres…

« Morty ! Il…

— Taisez-vous ! Je lis ! »

… pas tarder à y mettre le holà. Albert s’approcha silencieusement du pied de l’échelle, cracha dans ses mains et s’apprêta à pousser. Le maître ne le saurait jamais ; il était bizarre ces temps-ci ; tout ça, c’était la faute de ce gamin, et…

Morty leva les yeux dans ceux, horrifiés, d’Ysabell.

La fille lui retira alors le livre des mains, le tendit à bout de bras, les yeux toujours rivés à ceux de son compagnon, et le lâcha.

Morty regarda bouger ses lèvres et se rendit soudain compte que, lui aussi, il comptait tout bas.

Trois, quatre…

Un choc mat, un cri assourdi et le silence. « Vous croyez que vous l’avez tué ? demanda Morty après un moment.

— Quoi, ici ? De toutes façons, tu n’as pas trouvé de meilleure idée, toi.

— Non, mais… il est vieux, tout de même.

— Non, il n’est pas vieux, répliqua sèchement Ysabell qui commença de redescendre l’échelle.

— Deux mille ans !

— Soixante-sept, pas un jour de plus.

— Les livres disaient…

— Je te répète, le temps ne compte pas, ici. Pas le vrai temps. Tu n’écoutes donc pas, p’tit gars ?

— Morty.

— Et arrête de me marcher sur les doigts, je vais aussi vite que je peux.

— Pardon.

— Et arrête de te conduire comme une lavette. Tu ne peux pas imaginer l’ennui que c’est, de vivre ici.

— Sans doute que non, répondit Morty qui ajouta d’un ton sincère de regret : J’en ai entendu parler, de l’ennui, mais j’ai jamais eu l’occasion de l’essayer.

— C’est affreux.

— À ce compte-là, les distractions, c’est pas aussi sensationnel qu’on le dit.

— Tout vaut forcément mieux que ça. »

Un grognement monta d’en dessous, puis un flot d’injures.

Ysabell fouilla l’obscurité des yeux.

« Une chose est sûre, je ne lui ai pas abîmé les muscles de la grossièreté, dit-elle. Je ne sais pas si je dois écouter des mots pareils. Ça pourrait choquer ma sensibilité. »

Ils trouvèrent Albert écroulé au pied des rayonnages ; il marmonnait en se tenant le bras.

« Pas la peine de faire tant d’histoires, dit rudement Ysabell. Tu n’es pas blessé ; Père ne permet pas que ces choses-là arrivent.

— Pourquoi vous avez fait ça ? geignit-il. Je n’voulais pas vous faire de mal.

— T’allais nous faire tomber, dit Morty qui essaya de le relever. Je l’ai lu. Ce qui m’étonne, c’est que tu t’es pas servi de magie. »

Albert lui jeta un regard furieux. « Ah, alors t’as trouvé ça, hein ? dit-il calmement. Grand bien te fasse. T’as pas le droit de fourrer ton nez dans les affaires des autres. »

Il se remit debout avec peine, se dégagea d’une secousse de la main de Morty et repartit en titubant le long des rayons silencieux.

« Non, attends, dit Morty, j’ai besoin de ton aide !

— Ben tiens, évidemment, fit Albert par-dessus son épaule. Ça va de soi, non ? Tu t’es dit : j’vais aller fouiner dans la vie privée d’un autre, j’vais la lui faire tomber sur la tête, et après j’vais lui demander de m’aider.

— Je voulais juste savoir si t’étais bien toi, dit Morty en lui courant après.

— Je l’suis. Comme tout le monde.

— Mais si tu m’aides pas, il va arriver quelque chose de terrible ! Y a une princesse, et elle…

— Des choses terribles arrivent tous les jours, mon gars…

— … Morty…

— … et on n’compte jamais sur moi pour intervenir.

— C’était toi le plus grand ! »

Albert s’arrêta un instant, mais sans tourner la tête.

« C’était moi, c’était. Et cherche pas à me passer de la pommade. Je n’suis pas pommadable.

— Ils ont des statues de toi et tout, ajouta Morty qui se retint de bâiller.

— Quelle bande de crétins, alors. » Albert arriva au bas de l’escalier qui montait à la bibliothèque proprement dite, gravit les marches d’un pas lourd et se découpa en silhouette contre la lumière des bougies de la salle.

« Tu veux dire que tu vas pas m’aider ? demanda Morty. Même si tu peux ?

— Mérite le prix d’la tête de mule, ce gars-là, grogna Albert. Et t’aurais tort de t’imaginer que tu peux faire appel à ma bonne nature sous mon extérieur bourru, ajoutait-il, parce que j’ai l’intérieur drôlement bourru aussi. »

Ils l’entendirent traverser la bibliothèque comme s’il avait une dent contre le carrelage et claquer la porte derrière lui.

« Bon, fit Morty d’un ton hésitant.

— À quoi tu t’attendais ? cracha Ysabell. Il ne s’intéresse guère qu’à Père.

— Je m’disais que quelqu’un comme lui nous aiderait si j’expliquais bien comme il faut. » Ses épaules s’affaissèrent. La bouffée d’énergie qui l’avait poussé durant toute la longue nuit s’était évaporée, pour lui remplir la tête de plomb. « Vous savez que c’était un mage célèbre ?

— Ça ne veut rien dire, les mages ne sont pas forcément sympathiques. Ne te mêle pas des affaires des mages parce qu’un refus est souvent blessant, j’ai lu quelque part. » Ysabell se rapprocha de Morty et le regarda avec inquiétude. « T’as l’air d’un rogaton dans une assiette, dit-elle.

— Ç’va, fit Morty qui monta lourdement les marches et s’enfonça dans les ombres griffonnantes de la bibliothèque.

— Non, ça ne va pas. Une bonne nuit de sommeil ne te ferait pas de mal, p’tit gars.

— M’ty », murmura le jeune homme.

Il sentit Ysabell lui prendre le bras et passer son épaule dessous. Les murs bougeaient doucement, mais le son de sa propre voix avait l’air de venir de très loin, et il se disait confusément que ce serait bien agréable de s’étendre sur une bonne dalle de pierre et de dormir pour l’éternité.

La Mort allait bientôt rentrer, songea-t-il alors qu’il sentait son corps se laisser docilement soutenir le long des couloirs. Il n’y avait rien à faire, il faudrait tout lui raconter. Ça n’était pas le mauvais bougre, la Mort. Il l’aiderait ; la seule chose, c’était de bien s’expliquer. Et après, il n’aurait plus à se tracasser et il pourrait aller dorm…


* * *

« Et jusqu’à présent, vous avez exercé quel emploi ?

— JE VOUS DEMANDE PARDON ?

— Vous faisiez quoi dans la vie ? » s’enquit le jeune homme fluet derrière son bureau.

La silhouette en face de lui s’agita, mal à l’aise. « JE FAISAIS PASSER LES ÂMES DANS L’AUTRE MONDE. J’ÉTAIS LE TOMBEAU DE TOUS LES ESPOIRS. J’ÉTAIS LA RÉALITÉ ULTIME. J’ÉTAIS L’ASSASSIN DEVANT QUI AUCUNE SERRURE NE RÉSISTE.

— Oui, j’entends bien, mais avez-vous des compétences particulières ? »

La Mort réfléchit.

« DISONS UNE CERTAINE EXPÉRIENCE DANS LE MANIEMENT DE L’OUTILLAGE AGRICOLE ? » hasarda-t-il au bout d’un moment.

Le jeune homme secoua fermement la tête de droite à gauche.

« NON ?

— Nous sommes en ville, monsieur…» Il jeta un coup d’œil sur son bureau, et une fois de plus ressentit un léger malaise qu’il avait du mal à définir. «… monsieur… monsieur… monsieur, et nous sommes un peu à court de champs. »

Il reposa son crayon et décocha le genre de sourire qui donnait à penser qu’il l’avait appris dans un livre.

Ankh-Morpork n’était pas assez avancée pour posséder une bourse du travail. On prenait un emploi parce qu’un père passait la main, ou parce qu’un talent trouvait un débouché, ou de bouche à oreille. Mais il y avait de la demande pour les domestiques et les petits employés, et comme les quartiers commerçants de la ville commençaient à prendre de l’expansion, le jeune homme fluet – un certain Liona Chipot – avait inventé la profession de courtier en main-d’œuvre et la jugeait, pour l’heure, bien difficile.

« Mon cher monsieur… – il jeta un second coup d’œil sur son bureau – … monsieur, nous voyons beaucoup de monde arriver de l’extérieur parce qu’on s’imagine, hélas, que la vie est meilleure en ville. Vous me pardonnerez ma franchise, mais vous me faites l’effet d’un homme comme il faut qui traverse une mauvaise passe. Je me serais attendu à ce que vous recherchiez quelque chose de plus distingué que… – il jeta encore un coup d’œil sur son bureau et fronça les sourcils – … « un travail agréable avec des chats et des fleurs ».

— EXCUSEZ-MOI. JE ME DISAIS QU’IL ME FALLAIT UN PEU DE CHANGEMENT.

— Jouez-vous d’un instrument de musique ?

— NON.

— Faites-vous de la menuiserie ?

— JE NE SAIS PAS, JE N’AI JAMAIS ESSAYÉ. » La Mort se regarda les pieds. Il commençait à se sentir très gêné.

Chipot remua le papier sur son bureau et soupira.

« JE TRAVERSE LES MURS », proposa la Mort, conscient de l’impasse où avait abouti l’entretien.

Chipot releva la tête, radieux. « J’aimerais voir, dit-il. Ça, ce serait une qualification.

— TRÈS BIEN. »

La Mort repoussa son siège et marcha d’un pas assuré vers le mur le plus proche.

« OUCH. »

Chipot attendait toujours de voir.

« Allez-y, quoi, fit-il.

— HUM. CE MUR, LÀ, IL EST NORMAL, NON ?

— J’imagine. Je ne suis pas un expert.

— IL A L’AIR DE M’OPPOSER UNE CERTAINE RÉSISTANCE.

— J’en ai l’impression, oui.

— COMMENT APPELEZ-VOUS ÇA, QUAND ON SE SENT TOUT PETIT ET EN COLÈRE ? »

Chipot tripota son crayon.

« Un pygmée ?

— ÇA COMMENCE PAR N.

— Énervé ?

— Oui, fit la Mort, JE VEUX DIRE : OUI.

— Apparemment, vous n’avez pas de compétence qu’on puisse utiliser, ni le moindre talent. Vous n’avez jamais songé à entrer dans l’enseignement ? »

Le visage de la Mort se changea en masque de terreur. Enfin, c’était tout le temps un masque de terreur, mais cette fois il y avait intention.

« Vous voyez, fit aimablement Chipot qui posa son crayon et joignit les mains en clocher, j’ai très rarement eu l’occasion de chercher un emploi pour… comment déjà ?

— UNE PERSONNIFICATION ANTHROPOMORPHIQUE.

— Ah, oui. Mais c’est quoi, exactement ? »

La Mort en avait assez. « ÇA », dit-il.

L’espace d’un instant, d’un tout petit instant, monsieur Chipot le vit distinctement. Sa figure devint pâle comme la Mort. Ses mains s’agitèrent convulsivement. Son cœur eut un raté.

La Mort l’observa d’un air détaché, puis tira un sablier des profondeurs de sa robe, le tendit à la lumière et l’examina d’un œil critique.

« CALMEZ-VOUS, dit-il, VOUS AVEZ ENCORE QUELQUES BONNES ANNÉES DEVANT VOUS.

— Mmmmmmm…

— JE PEUX VOUS DIRE COMBIEN, SI VOUS VOULEZ. »

Chipot, qui luttait pour reprendre son souffle, parvint à faire non de la tête.

« VOUS VOULEZ QUE JE VOUS RAMÈNE UN VERRE D’EAU, ALORS ?

— nnN… nnN. »

La clochette de la boutique ferrailla. Les yeux de Chipot roulèrent dans leurs orbites. La Mort se dit qu’il devait une compensation au jeune homme fluet. Il ne fallait pas lui faire perdre sa clientèle, une chose à laquelle les humains attachaient visiblement une grande importance.

Il écarta le rideau de perles et entra d’un pas décidé dans la boutique où une femme, une petite grosse, l’air d’un pain de ménage, martelait le comptoir avec un aiglefin.

« C’est au sujet de l’emploi de cuisinière à l’Université, lança-t-elle. D’après vous, c’était un bon poste, et c’est une vraie honte, les blagues des étudiants, et j’exige… enfin, j’voudrais… j’suis pas…»

Sa voix s’éteignit.

« Dites voir, reprit-elle, mais on sentait que le cœur n’y était pas, vous êtes pas Chipot, hein ? »

La Mort la regardait fixement. Il n’avait encore jamais eu affaire à des clients mécontents. Il était désorienté. Il n’y tint plus.

« HORS D’ICI, GROSSE FURIE NOIRE DE LA NUIT », dit-il.

Les petits yeux de la cuisinière s’étrécirent.

« Qui donc que vous traitez d’urinoir de la nuit ? » lança-t-elle d’un ton accusateur, et elle se remit à donner des coups de son poisson sur le comptoir. « R’gardez-moi ça, dit-elle. Hier soir, c’était mon chauffe-lit, ce matin un poisson. J’vous demande un peu.

— PUISSENT TOUS LES DÉMONS DE L’ENFER TE DÉCHIRER L’ESPRIT À VIF SI TU NE SORS PAS TOUT DE SUITE DE CE MAGASIN, tenta la Mort.

— J’suis pas au courant pour ça, mais… et mon chauffe-lit ? C’est pas un endroit pour une femme respectable, là-bas, ils ont essayé de…

— Si VOUS VOULEZ BIEN PARTIR, fit désespérément la Mort, JE VOUS DONNERAI DE L’ARGENT.

— Combien ? » répliqua la cuisinière avec une vitesse de réaction qui aurait laissé sur place la détente d’un serpent à sonnettes et sapé le moral de la foudre.

La Mort sortit sa bourse et déversa un tas de pièces noircies et vert-de-grisées sur le comptoir. Elle les considéra avec grande méfiance.

« MAINTENANT PARTEZ À L’INSTANT, fit la Mort qui ajouta : AVANT QUE LES VENTS DÉVORANTS DE L’INFINI NE GRILLENT TA VILE CARCASSE.

— Ça s’ra répété à mon mari », jeta d’un ton sinistre la cuisinière en sortant du magasin. La Mort eut l’impression qu’aucune de ses menaces à lui ne pouvait être aussi terrible.

Il repassa avec raideur le rideau de perles. Chipot, toujours effondré dans son fauteuil, émit une espèce de gargouillis bizarre.

« C’était vrai ! fit-il. Je croyais que vous étiez un cauchemar !

— JE POURRAIS ME VEXER, dit la Mort.

— Vous êtes réellement la Mort ? demanda Chipot.

— Oui.

— Pourquoi vous n’avez rien dit ?

— LES GENS PRÉFÈRENT, EN GÉNÉRAL. »

Chipot fourragea dans ses papiers, agité d’un petit rire hystérique. « Vous voulez faire autre chose ? dit-il. Fée ramasseuse de dents ? Ondine ? Marchand de sable ?

— NE SOYEZ PAS RIDICULE. JE… J’AVAIS SEULEMENT ENVIE DE CHANGEMENT. »

Le brassage frénétique de Chipot finit par mettre à jour le papier qu’il cherchait. Il eut un rire de dément et il le fourra dans les mains de la Mort.

Qui le lut.

« C’EST UN TRAVAIL ? ON PAYE DES GENS À FAIRE ÇA ?

— Oui, oui, allez le voir, vous avez tout à fait le profil. Seulement, ne dites pas que c’est moi qui vous ai envoyé. »


* * *

Bigadin fendait la nuit au grand galop et le Disque se déroulait tout en bas sous ses sabots. Morty découvrait que l’épée portait plus loin qu’il n’avait cru, jusqu’aux étoiles, même ; il la brandit dans les profondeurs de l’espace et dans le cœur d’une naine jaune qui vira joliment en nova. Debout sur ses étriers, il fit des moulinets autour de sa tête et rit à la flamme bleue qui fustigeait le ciel pour laisser une traînée d’obscurité et de braises.

Et qui ne s’arrêtait pas. Morty résista lorsque l’épée tailla dans l’horizon, mit en pièces les montagnes, assécha les océans, transforma les forêts verdoyantes en cendres et pourriture. Il entendait des voix derrière lui et les cris brefs d’amis et de parents tandis qu’il se tournait désespérément. Des tempêtes de poussière tournoyèrent depuis la terre morte quand il lutta pour relâcher sa prise sur l’épée, mais l’arme lui brûlait la main d’un froid glacial, l’entraînait dans une danse qui ne s’achèverait que lorsqu’il ne resterait plus rien de vivant.

Et cet instant arriva ; Morty se retrouva tout seul avec la Mort qui lui dit : « Bon travail, petit. »

Et Morty répondit : « MORTY. »

« Morty ! Morty ! Réveille-toi ! »

Il refit lentement surface, tel un cadavre dans un étang. Il se débattit, s’accrocha à son oreiller et aux horreurs du sommeil, mais on lui tirait l’oreille avec insistance.

« Mmmph ? fit-il.

— Morty !

— Quescya ?

— Morty, c’est Père ! »

Il ouvrit les yeux et fixa d’un regard vide le visage d’Ysabell. Puis les événements de la nuit lui revinrent avec la force d’impact d’une chaussette remplie de sable mouillé.

Morty balança les jambes hors des draps ; des lambeaux de rêve s’accrochaient encore à lui. « Ouais, bon, dit-il. Je vais le voir directement.

— Il n’est pas là ! Albert devient fou ! » Ysabell, debout près du lit, triturait un mouchoir entre ses mains. « Morty, tu crois qu’il lui est arrivé quelque chose ? »

Il lui lança un regard dénué d’expression. « Racontez donc pas de bêtises, fit-il. C’est la Mort. » Il se gratta. Il avait chaud, il se sentait desséché, la peau lui démangeait.

« Mais il n’a jamais été aussi longtemps parti ! Même pendant la grande peste de Pseudopolis ! Je veux dire : faut qu’il soit là le matin pour tenir les livres, calculer les nœuds et…»

Morty lui saisit le bras. « D’accord, d’accord, dit-il d’un ton aussi apaisant que possible. Je suis sûr que tout va bien. Calmez-vous, je vais aller voir… Pourquoi vous fermez les yeux ?

— Morty, s’il te plaît, habille-toi donc », répondit Ysabell d’une petite voix tendue.

Morty baissa la tête.

« Pardon, fit-il humblement. Je m’suis pas rendu compte… Qui c’est qui m’a mis au lit ?

— C’est moi, répondit-elle. Mais je regardais ailleurs. »

Morty se glissa dans sa culotte, enfila sa chemise d’un haussement d’épaules et se précipita vers le cabinet de la Mort, Ysabell sur ses talons. Albert s’y trouvait déjà, il sautait d’un pied sur l’autre comme un canard sur une plaque chauffante. À l’arrivée de Morty, l’expression du vieil homme aurait pu passer pour de la reconnaissance.

Morty vit avec étonnement qu’il avait les larmes aux yeux.

« Personne s’est assis dans son fauteuil, gémit Albert.

— Pardon, mais c’est si important que ça ? fit Morty. Mon grand-père, il rentrait pas avant des jours quand il avait bien vendu au marché.

— Mais lui, il est toujours là, dit Albert. Tous les matins depuis que je l’connais, assis à son bureau, à travailler sur les nœuds. C’est son boulot. Il y manque jamais.

— J’pense que les nœuds peuvent bien se passer de lui un jour ou deux », fit Morty.

Une chute soudaine de la température ambiante lui apprit qu’il se trompait. Il regarda les figures des deux autres.

« Non ? » demanda-t-il.

Non, répondirent les deux têtes.

« Si les nœuds ne sont pas calculés comme il faut, tout l’Équilibre est détruit, dit Ysabell. Il peut arriver n’importe quoi.

— Il t’a pas expliqué ? fit Albert.

— Pas vraiment. J’ai surtout donné dans les travaux pratiques. Il disait qu’il me parlerait de la théorie plus tard », répondit Morty. Ysabell éclata en sanglots.

Albert prit le bras de Morty et, avec force trémoussements dramatiques des sourcils, lui fit comprendre qu’ils devraient avoir une petite discussion dans un coin. Morty se traîna à contrecœur à sa suite.

Le vieil homme farfouilla dans ses poches et finit par sortir un sachet en papier tout froissé.

« Une pastille de menthe ? » s’enquit-il.

Morty fit non de la tête.

« Il t’a jamais parlé des nœuds ? »

Morty secoua encore la tête. Albert suça un coup sa pastille ; on aurait cru entendre la bonde de la baignoire de Dieu.

« T’as quel âge, mon gars ?

— Morty. Seize ans.

— Y a des choses qu’on devrait dire à un gars avant ses seize ans, affirma Albert en jetant par-dessus son épaule un coup d’œil à Ysabell qui sanglotait dans le fauteuil de la Mort.

— Oh, j’suis au courant pour ça. Mon père m’a tout dit là-dessus quand on emmenait les thargas à la saillie. Quand un homme et une femme…

— J’voulais parler de l’univers, s’empressa de rectifier Albert. J’veux dire : t’y as déjà réfléchi ?

— Je sais que le Disque voyage dans l’espace sur le dos de quatre éléphants, et que les éléphants sont debout sur la carapace de la Grande A’Tuin, répondit Morty.

— Ça, c’est qu’un aspect de la chose. Je voulais parler de l’univers du temps et de l’espace, de la vie et de la mort, du jour et de la nuit, et tout et tout.

— J’peux pas dire que j’ai beaucoup réfléchi à ça, dit Morty.

— Ah. T’aurais dû. De fait, les nœuds en font partie. Ils empêchent la mort d’échapper à tout contrôle, tu vois. Pas lui, pas la Mort. Mais la mort tout court. Si tu veux, euh… – Albert chercha péniblement ses mots – … si tu veux, la mort, elle doit arriver exactement à la fin de la vie, tu vois, pas avant ni après, et faut calculer les nœuds pour que les chiffres clés… Tu comprends pas, hein ?

— Je m’excuse.

— C’est indispensable de les calculer, fit Albert, catégorique, et après on sort les vies qu’il faut. Les sabliers, comme tu les appelles. Le service, ça, c’est le travail facile.

— Tu sais les calculer ?

— Non. Et toi ?

— Non ! »

Albert suçota sa pastille d’un air songeur. « Alors, le monde est dans la mouscaille, dit-il.

— Écoute, j’comprends pas pourquoi vous vous faites autant de souci. J’pense qu’il est retenu quelque part, voilà tout », dit Morty, mais sa voix manquait d’assurance, même à ses oreilles. Il voyait mal les mortels mettre le grappin sur la Mort pour lui raconter leurs histoires, ou lui donner des claques dans le dos et lui dire : « T’as bien le temps de prendre un bock vite fait, rien n’presse pour rentrer chez toi », ou l’inviter afin de compléter une équipe de jeu de quilles et passer prendre des plats à emporter dans un restaurant klatchien après la partie, ou…

Une pensée d’une horreur poignante vint soudain à l’apprenti : la Mort devait être la créature la plus seule de l’univers. Dans la grande réception que donnait la Création, il restait toujours en cuisine.

« Pour sûr, j’comprends pas ce qui lui arrive, au maître, ces temps-ci, marmonna Albert. Dégage le fauteuil, ma fille. Voyons voir ces nœuds. »

Ils ouvrirent le registre.

Ils le considérèrent longtemps.

Puis Morty demanda : « Ça représente quoi, tous ces symboles ?

— Sodomie non sapiens, répondit Albert à voix basse.

— Ce qui veut dire ?

— Que j’suis pas foutu de l’savoir.

— C’étaient des paroles de mage, hein ? fit Morty.

— Tu la fermes avec tes histoires de mage. J’y connais rien, dans tout ça. Fais donc travailler ton cerveau sur ce truc, là. »

Morty baissa de nouveau la tête sur le réseau de lignes. On aurait dit qu’une araignée avait tissé une toile sur la page et s’était arrêtée à chaque intersection pour prendre des notes. Morty la fixa jusqu’à ce que les yeux lui fassent mal, dans l’attente d’une étincelle d’inspiration. Aucune ne se porta volontaire.

« Ça vient ?

— Tout ça, c’est du klatchien, pour moi, dit Morty. J’sais même pas s’il faut le lire de haut en bas ou de droite à gauche.

— En spirale à partir du centre vers l’extérieur », renifla Ysabell depuis sa chaise dans un angle de la pièce.

Leurs têtes se percutèrent lorsqu’ils se penchèrent tous deux sur le centre de la page. Puis ils regardèrent la jeune fille. Elle haussa les épaules.

« Père m’a appris à lire la carte des nœuds, dit-elle, quand je faisais ma couture ici. Il m’en lisait des passages.

— Vous pouvez nous aider ? demanda Morty.

— Non », répondit Ysabell. Elle se moucha.

— Comment ça, non ? gronda Albert. Ce truc-là est trop important, c’est pas le moment de jouer les écervelées…

— Je veux dire, fit Ysabell d’une voix tranchante comme un rasoir, que moi, je fais les calculs et que vous, vous m’aidez. »


* * *

La Guilde des Marchands d’Ankh-Morpork s’est mise un jour à enrôler de grandes bandes de costauds aux oreilles comme des poings et aux poings comme de gros sacs de noix afin de rééduquer les imprudents qui oublient de reconnaître publiquement les multiples attraits de leur belle cité. Ainsi a-t-on retrouvé le philosophe Grillechat qui flottait sur le ventre dans le fleuve quelques heures après avoir prononcé la célèbre phrase : « Quand on est fatigué d’Ankh-Morpork, on est fatigué de patauger dans la boue jusqu’aux chevilles. »

Aussi est-il plus prudent de s’attarder sur un point – parmi tant d’autres, bien entendu – qui fait le renom d’Ankh-Morpork entre toutes les grandes cités du multivers.

Sa table.

Les routes commerciales de la moitié du Disque traversent la ville ou descendent son fleuve languide. Plus de la moitié des tribus et des races du Disque ont des représentants à demeure dans son périmètre tentaculaire. À Ankh-Morpork, les cuisines du monde entier se bousculent : les menus proposent mille sortes de légumes, cinq cents fromages, deux mille épices, trois cents genres de viandes, deux cents volailles, cinq cents variétés de poissons, cent déclinaisons sur le thème des pâtes, soixante-dix œufs d’une espèce ou d’une autre, cinquante insectes, trente mollusques, vingt serpents ou reptiles divers, et quelque chose de marron clair et de verruqueux connu sous le nom de truffe klatchienne migratrice des marais.

Les restaurants vont du luxueux, où les portions sont congrues et les assiettes en argent, au clandestin, où certains des habitants les plus exotiques du Disque avalent, soi-disant, tout ce qu’ils arrivent à se passer dans le gosier au bout de trois essais.

« L’Antre à Côtes » de Harga, sur les quais, ne compte probablement pas au nombre des établissements majeurs de la ville, vu qu’on y sert le type de clients musclés qui préfèrent la quantité à la qualité et démolissent les tables quand ils ne l’obtiennent pas. Ils ne donnent ni dans l’original ni dans l’exotique mais s’en tiennent aux plats classiques tels qu’embryons d’oiseaux coureurs, intestins fourrés au hachis d’organes, tranches de viande de porc et graines fourragères moulues et cuites trempées dans de la graisse animale ; ou, comme ils disent dans leur patois : œufs, saucisses, bacon et une tartine de pain frit.

C’était le genre de maison qui n’avait pas besoin de menu. Suffisait de lire la veste de Harga.

En tout cas, devait reconnaître le patron, le nouveau cuisinier, c’était un vrai chef. Harga, monumentale réclame ambulante pour ses produits à haute teneur en féculents, rayonnait devant une salle bondée de clients satisfaits. Et qui travaillait vite, en plus ! Si vite, même, que ç’en était incroyable.

Il frappa un petit coup sur le panneau du passe-plats.

« Deux œufs-frites-haricots et un trollburger sans oignons, cria-t-il d’une voix éraillée.

— ÇA MARCHE. »

Le panneau se releva quelques secondes plus tard et deux assiettes furent poussées vers Harga. Il secoua la tête, étonné mais ravi.

Ça durait comme ça depuis le début de la soirée. Les œufs brillaient comme des miroirs, les haricots luisaient comme des rubis et les frites avaient cette couleur brun doré croustillant des corps bronzés sur les plages huppées. Le dernier cuisinier de Harga avait commis des frites qui ressemblaient à des petits sachets en papier pleins de pus.

Harga fit du regard le tour de la gargote embrumée de vapeur. Personne ne lui prêtait attention. Il allait en avoir le cœur net. Il frappa à nouveau sur le panneau.

« Et un sandwich à l’alligator, un, fit-il. Et qu’ça s…»

Le panneau se releva d’un coup. Après quelques secondes, le temps de rassembler un peu de courage, Harga jeta un coup d’œil sous la tranche supérieure du long casse-croûte devant lui. C’était peut-être de l’alligator, et c’en était peut-être pas. Il cogna encore au panneau.

« D’accord, dit-il, je m’plains pas, mais j’veux savoir comment tu l’as fait si vite.

— LE TEMPS N’A PAS D’IMPORTANCE.

— Non ?

— SI. »

Harga décida de ne pas discuter.

« Ben, tu fais du sacré bon boulot, mon gars, dit-il.

— COMMENT ON APPELLE ÇA, QUAND ON SE SENT BIEN, QU’ON EST CONTENT ET QU’ON VOUDRAIT QUE ÇA NE S’ARRÊTE PAS ?

— J’pense qu’on doit appeler ça le bonheur », répondit Harga.

Dans la toute petite cuisine étriquée tapissée de plusieurs décennies de couches de graisse, la Mort virevoltait et pirouettait, taillait, tranchait et bondissait. Sa poêle voltigeait dans la vapeur fétide à la vitesse de l’éclair.

Il avait ouvert la porte à l’air frais de la nuit, et une dizaine de chats étaient entrés nonchalamment, attirés par les bols de lait et de viande – la meilleure de la maison, s’il vous plaît – stratégiquement disposés ici et là par terre. De temps en temps, la Mort s’arrêtait dans son travail pour en gratter un derrière les oreilles.

« Bonheur », dit-il, intrigué par le son de sa propre voix.


* * *

Coupefin, mage et Identificateur Royal attitré, gravit péniblement la dernière marche de la tour, s’appuya contre le mur et attendit que son cœur cesse de battre la chamade.

Elle n’était pas si haute que ça, cette tour, seulement haute pour Sto Lat. De par son allure et sa conception, elle rappelait les donjons où l’on emprisonne les princesses ; on s’en servait surtout pour y entreposer les vieux meubles.

Quoi qu’il en soit, elle offrait un panorama sans pareil sur la ville et la plaine de Sto, ce qui revient à dire que le regard embrassait des quantités astronomiques de choux.

Coupefin avança jusqu’aux créneaux en ruines au sommet de la muraille et observa la brume matinale. Une brume peut-être un peu plus brumeuse que d’habitude. En insistant un peu, il croyait voir un frémissement dans le ciel. En forçant vraiment sur son imagination, il entendait un bourdonnement là-bas, au-delà des champs de choux, comme si on faisait frire des sauterelles. Il frissonna.

Ses mains tapotèrent alors machinalement ses poches et ne trouvèrent rien d’autre qu’un demi-sac de bonbons à la gélatine, agglutinés en une masse collante, et un trognon de pomme. Maigres consolations.

Comme tout mage normal en de telles circonstances, ce que désirait Coupefin, c’était fumer. Il aurait tué pour un cigare, serait allé jusqu’à une blessure légère pour un mégot écrasé. Il se ressaisit. La volonté, ça, c’était bon pour la fibre morale ; sauf que la fibre morale ne goûtait pas les sacrifices qu’il s’imposait en son nom. On disait que tout mage de haute volée se devait de rester en permanence sous tension. On aurait pu corder un arc avec Coupefin.

Il tourna le dos au paysage chou-fleuri et redescendit l’escalier en colimaçon pour regagner le corps principal du palais.

En tout cas, se dit-il, la campagne d’affichage donnait l’impression de marcher. La population n’avait pas l’air de combattre l’idée d’un couronnement prochain, même si elle ne savait pas très bien qui on allait couronner. Les rues seraient pavoisées et Coupefin s’était arrangé pour que la grande fontaine de la place débite, sinon du vin, du moins une bière potable de brocolis. On danserait des danses traditionnelles, à la pointe de l’épée si nécessaire. Il y aurait des courses d’enfants. Un bœuf rôti. On avait redoré le carrosse royal et Coupefin était optimiste : le peuple ne manquerait pas de le remarquer quand il lui passerait sous le nez.

Le Grand Prêtre du temple de Io l’Aveugle allait poser un problème, lui. Coupefin l’avait catalogué comme un bon petit vieux dont l’habileté au couteau prêtait tellement à caution que la moitié des sacrifices, las d’attendre, finissaient par lever le pied. La dernière fois qu’il avait tenté de sacrifier une chèvre, le temps que ses yeux fassent le point, la bête avait eu tout le loisir de mettre bas deux jumeaux et, le courage maternel aidant, avait chassé l’ensemble des prêtres hors du temple.

Les chances pour qu’il réussisse à poser la couronne sur la bonne tête, même dans des circonstances ordinaires, ne dépassaient guère la moyenne, avait calculé Coupefin ; il faudrait qu’il reste auprès du vieux et guide avec tact ses mains tremblantes.

Enfin, le prêtre, ça n’était pas encore le gros problème. Le gros problème était beaucoup plus gros. Le gros problème, c’était le chancelier qui le lui avait posé après le petit-déjeuner.

« Des feux d’artifice ? avait fait Coupefin.

— C’est le genre de choses que vous êtes censés savoir faire, vous autres, les mages, non ? avait répliqué le chancelier, aussi aigre qu’un bol de lait d’une semaine. Des éclairs, des détonations et tout le bazar. Je me souviens d’un mage, quand j’étais jeune…

— Je ne connais rien aux feux d’artifice, j’en ai peur, avait dit Coupefin d’un ton destiné à convaincre que son ignorance lui tenait à cœur.

— Des tas de fusées, se rappelait joyeusement le chancelier. Des chandelles ankhiennes. Des comètes. Et des petits machins qu’on prend à la main. Ce n’est pas un vrai couronnement s’il n’y a pas de feu d’artifice.

— Oui, mais, vous voyez…

— Mon brave, l’avait brusquement coupé le chancelier, je savais pouvoir compter sur vous. Plein de fusées, vous comprenez, et pour finir, il faudrait une pièce d’artifice peut-être, quelque chose à vous couper le souffle comme un portrait de… de…» Ses yeux avaient pris cet aspect vitreux auquel Coupefin commençait malheureusement à s’habituer.

« La princesse Kéli, avait-il complété d’une voix lasse.

— Ah. Oui. C’est ça. Un portrait de… qui vous avez dit… en feu d’artifice. Évidemment, c’est sûrement de la broutille pour vous autres, les mages, mais le peuple aime ça. Rien de tel qu’une bonne bombance, des bombes et des saluts de la main depuis un balcon pour maintenir la loyauté dans une forme optimale, voilà ce que je dis toujours. Occupez-vous de ça. Des fusées. Avec des runes dessus. »

Une heure plus tôt, Coupefin avait feuilleté l’index du Grimoire de la noce à tout casser, prudemment réuni un certain nombre d’ingrédients de ménage courants et approché une allumette.

C’est marrant, les sourcils, songea-t-il. C’est une fois qu’ils sont partis qu’on les remarque vraiment.

Le tour des yeux rouge, dans une légère odeur de fumée, Coupefin se dirigea d’un pas tranquille vers les appartements royaux, croisant au passage des essaims de servantes occupées à de quelconques tâches qui requéraient visiblement toujours au moins trois d’entre elles. À chaque fois, dès qu’elles l’apercevaient, elles se taisaient, s’empressaient de le croiser tête baissée avant de laisser exploser des gloussements étouffés dans les couloirs. Ce qui agaçait Coupefin. Non pas, se dit-il aussitôt, parce qu’il se sentait personnellement visé, mais parce que les mages auraient dû inspirer plus de respect. D’un autre côté, certaines des filles avaient des façons de le regarder qui lui donnaient des pensées franchement indignes d’un mage.

C’est vrai, songea-t-il, le chemin vers la lumière ressemble à un kilomètre de verre pilé.

Il frappa à la porte de la suite de Kéli. Une soubrette lui ouvrit.

« Ta maîtresse est là ? » s’enquit-il, aussi hautain qu’il put.

La soubrette porta la main à sa bouche. Ses épaules s’agitèrent. Ses yeux pétillèrent. Un bruit de vapeur qui s’échappe filtra entre ses doigts.

Je n’y peux rien, se dit Coupefin, je fais cet effet incroyable aux femmes.

« C’est un homme ? » demanda la voix de Kéli depuis l’intérieur. Les yeux de la bonniche se ternirent et elle inclina la tête, comme si elle n’était pas sûre de ce qu’elle venait d’entendre.

« C’est moi, Coupefin, répondit le mage.

— Oh, alors, ça va. Vous pouvez entrer. »

Coupefin écarta la fille et s’efforça d’ignorer son rire quand elle se sauva de la pièce. Évidemment, tout le monde savait qu’un mage n’avait pas besoin de chaperon. C’était seulement le ton du « oh, alors, ça va » de la princesse qui le faisait frémir intérieurement.

Kéli, assise devant sa coiffeuse, se brossait les cheveux. Très peu d’hommes au monde ont l’occasion de découvrir ce qu’une princesse porte sous ses vêtements, et Coupefin vint grossir leurs rangs avec grande réticence mais un sang-froid remarquable. Seul le mouvement de yo-yo frénétique de sa pomme d’Adam le trahit. C’était sûr, il ne serait plus bon à rien en magie avant plusieurs jours.

Elle se retourna, et il reçut une bouffée de talc. Plusieurs semaines, bon sang, plusieurs semaines.

« Vous me paraissez avoir eu chaud, Coupefin. Un ennui ?

— Naarg.

— Je vous demande pardon ? »

Il se secoua. Concentre-toi sur la brosse à cheveux, mon vieux, la brosse à cheveux. « Quelques essais de magie, c’est tout, m’dame. Des brûlures superficielles, sans plus.

— Est-ce que ça avance toujours ?

— J’en ai peur. »

Kéli refit face au miroir. Elle avait le visage fermé.

« Nous aurons le temps ? »

Voilà ce qu’il redoutait. Il avait fait tout ce qu’il pouvait. L’Astrologue Royal, mis suffisamment longtemps à dessoûler, avait affirmé que le seul jour possible pour la cérémonie, c’était le lendemain, aussi Coupefin avait-il pris des dispositions pour qu’on la commence une seconde après minuit. Il avait impitoyablement raccourci la partition de la fanfare des trompettes royales. Minuté puis fortement remanié l’invocation aux dieux du Grand Prêtre ; il y aurait du chambard lorsque les dieux s’en apercevraient. Réduit la cérémonie de l’onction avec les huiles sacrées à quelques gouttes rapides derrière les oreilles. Le Disque n’avait pas encore inventé la planche à roulettes ; sinon, Kéli aurait effectué une montée vers l’autel anticonstitutionnellement brève. Et pourtant, ça n’était pas encore assez. Il s’arma de courage.

« À mon avis, pas sûr, répondit-il. Ça risque d’être très juste. »

Il vit son regard noir dans le miroir.

« Juste comment ?

— Hum. Très juste.

— Essayez-vous de me dire que ça pourrait nous atteindre au moment de la cérémonie ?

— Hum. Plutôt… hum… avant », fit pitoyablement Coupefin.

On n’entendait d’autre bruit que la charge des doigts de Kéli sur le bord de la table. Le mage s’attendait à ce qu’elle éclate en sanglots ou brise le miroir. Au lieu de quoi, elle lui lança :

« Comment vous le savez ? »

Le mage se demanda s’il arriverait à s’en sortir avec une réponse du genre : je suis mage, ces choses-là, on les sait. Mais il rejeta cette idée. La dernière fois qu’il l’avait eue, la princesse l’avait menacé d’une hache.

« J’ai interrogé l’un des gardes sur l’auberge dont a parlé Morty, dit-il. Ensuite j’ai calculé la distance approximative que la zone de démarcation devait parcourir. D’après Morty, elle se déplaçait au pas, et selon moi Morty marche à peu près à…

— Aussi simple que ça ? Vous ne vous êtes pas servi de la magie ?

— Le bon sens, rien d’autre. C’est beaucoup plus fiable en fin de compte. »

Elle avança le bras pour lui tapoter la main.

« Pauvre vieux Coupefin, dit-elle.

— Je n’ai que vingt ans, m’dame. »

Elle se leva et se dirigea vers son cabinet de toilette. Quand on est princesse, on apprend entre autres choses à être toujours plus âgée que quiconque de rang inférieur.

« Oui, je suppose que les jeunes mages, ça existe, dit-elle par-dessus son épaule. C’est seulement qu’on les imagine toujours vieux. Je me demande bien pourquoi ?

— Les rigueurs du métier, m’dame », dit Coupefin qui roulait des yeux. Il entendait le froufrou de la soie.

« Qu’est-ce qui vous a décidé à devenir mage ? » Sa voix était assourdie, comme si elle avait quelque chose sur la tête.

« On travaille en intérieur et il n’y a pas de charges lourdes à soulever, répondit Coupefin. Et je pense que je voulais apprendre comment le monde marchait.

— Et alors, vous avez appris ?

— Non. »

Coupefin ne valait pas grand-chose en conversation, sinon il n’aurait jamais laissé ses idées vagabonder au point de lui faire dire : « Et vous, qu’est-ce qui vous a décidée à devenir princesse ? »

Après un silence de réflexion, elle répondit : « On a décidé pour moi, vous savez.

— Pardon, je…

— La royauté, c’est une sorte de tradition familiale. J’imagine qu’il en est de même avec la magie ; votre père était mage, sûrement ? »

Coupefin serra les dents.

« Hum. Non, dit-il, pas vraiment. Pas du tout, même. »

Il savait ce qu’elle allait lui demander ensuite, et la question tomba, aussi sûre que le coucher du soleil, d’une voix teintée d’amusement et de fascination.

« Oh ? Est-ce vrai que les mages n’ont pas le droit de…

— Bon, eh bien, si c’est tout, faut vraiment que j’y aille, tonitrua Coupefin. Si on me cherche, qu’on suive les explosions. Je… gnnnh ! »

Kéli était sortie de son cabinet.

À vrai dire, les questions de toilette féminine ne préoccupaient pas beaucoup Coupefin – quand il pensait aux femmes, les images qui lui venaient d’ordinaire en tête portaient rarement le moindre vêtement – mais la vision qui s’offrit à ses yeux lui coupa littéralement le souffle. Le créateur de la robe n’avait pas su quand s’arrêter. On avait mis de la dentelle par-dessus la soie, on l’avait ornée de vhermine noire, on avait enfilé des perles dans le moindre espace libre, gonflé puis empesé les manches, greffé du filigrane d’argent et rajouté de la soie.

Oui, c’était vraiment étonnant ce qu’on obtenait avec plusieurs décigrammes de métal lourd, des mollusques irrités, quelques rongeurs morts et des mètres de fil expulsés par des derrières d’insectes. La robe était moins portée qu’occupée ; si aucune roulette ne supportait les volants périphériques, alors Kéli était plus costaude que Coupefin ne le supposait.

« Qu’est-ce que vous en dites ? fit-elle en tournant lentement sur elle-même. Ma mère l’a portée, ma grand-mère et sa mère à elle.

— Quoi ? Toutes ensemble ? » couina Coupefin, prêt à le croire. Comment arrive-t-elle à entrer là-dedans ? se demandait-il. Il doit y avoir une porte à l’arrière…

« C’est une robe de famille. Elle a de vrais diamants sur le corsage.

— C’est où, le corsage ?

— Là. »

Coupefin frissonna. « Très impressionnant, dit-il dès qu’il se sentit assez de confiance pour s’exprimer. Vous ne croyez pas que ça fait peut-être un peu vieux, quand même ?

— C’est une robe de reine.

— Oui, mais peut-être qu’elle va vous empêcher de marcher assez vite ?

— Je n’ai pas l’intention de courir. Il faut de la dignité. » Une fois de plus sa mâchoire résolue la fit remonter dans le temps jusqu’à son ancêtre conquérant, qui préférait, lui, aller toujours très vite et dont les notions de dignité tenaient sur la pointe d’une lance acérée.

Coupefin écarta les mains.

« D’accord, dit-il. Très bien. On fait tous ce qu’on peut. J’espère seulement que Morty aura trouvé des idées.

— Difficile de faire confiance à un fantôme, dit Kéli. Il passe à travers les murs !

— J’ai réfléchi à ça. C’est un mystère, non ? Il passe à travers les obstacles uniquement quand il ne s’en rend pas compte. Je crois qu’il s’agit d’une maladie professionnelle.

— Quoi ?

— J’en étais presque sûr hier soir. Il devient réel.

— Mais on est tous réels ! En tout cas, vous l’êtes, vous, et je suppose que moi aussi.

— Mais lui, il devient davantage réel. Extrêmement réel. Presque aussi réel que la Mort, et question réel on ne fait guère plus mieux. Il n’y a pas plus mieux tout court. »


* * *

« T’es sûre ? fit Albert, dubitatif.

— Évidemment, répondit Ysabell. Calcule toi-même, si tu veux. »

Albert reporta les yeux sur le grand livre, une expression d’incertitude sur la figure.

« Ben, ils sont peut-être justes, concéda-t-il de mauvaise grâce avant de copier les deux noms sur un bout de papier. Y a un moyen de le savoir, de toutes façons. »

Il ouvrit le tiroir supérieur du bureau de la Mort et sortit un gros anneau de fer auquel pendait une unique clé.

« IL SE PASSE QUOI, MAINTENANT ? demanda Morty.

— Faut aller chercher les compte-vies, dit Albert. Faut que tu viennes avec moi.

— Morty ! siffla Ysabell.

— Quoi ?

— Ce que t’as dit…» Elle se tut, puis ajouta : « Oh, rien. Ça m’a semblé… bizarre.

— J’ai juste demandé ce qui se passait maintenant.

— Oui, mais… Oh, oublie ça. »

Albert les frôla en passant et se faufila dans le couloir comme une araignée à deux pattes pour s’arrêter devant une porte qu’on gardait toujours verrouillée. La clé s’adapta parfaitement à la serrure. La porte s’ouvrit. Il n’y eut même pas un grincement de gonds, rien qu’un bruissement de profond silence.

Et le rugissement du sable.

Morty et Ysabell restaient cloués sur place dans l’encadrement de la porte tandis qu’Albert s’avançait d’un pas sonore dans les allées de sabliers. Le bruit ne pénétrait pas seulement dans le corps par les oreilles, mais il remontait dans les jambes, descendait à travers le crâne et envahissait le cerveau jusqu’à ce qu’on ne pense plus qu’au sifflement de la cataracte grise, le son de millions de vies en cours. Qui se précipitaient vers leur fin inéluctable.

Ils parcoururent des yeux les interminables rangées de compte-vies, tous différents, tous libellés d’un nom. La lueur des torches alignées le long des murs se reflétait sur les sabliers, allumait une étoile sur chacun d’eux. Les murs opposés de la salle se perdaient dans la galaxie de lumière.

Morty sentit les doigts d’Ysabell lui serrer le bras. Quand elle parla, ce fut d’une voix tendue.

« Morty, il y en a de si petits.

— JE SAIS. »

Son étreinte se relâcha, tout doucement, comme lorsqu’on pose l’as du dessus sur un château de carte et qu’on retire prudemment la main de peur de renverser tout, l’édifice.

« Répète-moi ça ! fit-elle calmement.

— J’ai dit : je sais. J’peux rien y faire. Vous êtes donc jamais venue ici ?

— Non. » Elle s’était légèrement reculée et le regardait dans les yeux.

« C’est pas pire que la bibliothèque », dit Morty qui faillit le croire. Mais ce qu’on lisait dans la bibliothèque, ici on le voyait se produire.

« Pourquoi vous me regardez comme ça ? ajouta-t-il.

— J’essayais juste de me rappeler de quelle couleur étaient tes yeux, dit-elle, parce que…

— Quand vous en aurez marre l’un de l’autre ! brailla Albert par-dessus le rugissement du sable. Par ici !

— Marron, répondit Morty à Ysabell. Ils sont marron. Pourquoi ?

— Dépêchez-vous !

— Tu ferais mieux d’aller l’aider, dit Ysabell. Il a l’air de drôlement s’énerver. »

Morty la laissa, l’esprit soudain marécageux, en proie à un malaise, et marcha d’un pas raide sur les dalles pour rejoindre Albert qui l’attendait impatiemment en tapant du pied.

« Qu’est-ce que je dois faire ? demanda-t-il.

— Suis-moi. »

La salle s’ouvrait sur une série de passages, tous tapissés de sabliers. Ici et là, les étagères s’entrecoupaient de piliers de pierre gravés d’inscriptions anguleuses. Albert leur jetait de temps en temps un coup d’œil ; le plus souvent, il se dirigeait sans hésiter dans le labyrinthe de sable comme s’il en connaissait par cœur chacun des détours.

« Tout le monde a un sablier, Albert ?

— Oui.

— Ça m’a pas l’air assez grand, ici.

— Tu t’y connais en topographie m-dimensionnelle ?

— Hum. Non.

— Alors j’éviterais de donner mon opinion, si j’étais toi », fit Albert.

Il s’arrêta devant un alignement de sabliers, baissa encore les yeux sur son papier, fit courir la main sur la rangée et en saisit brusquement un. L’ampoule supérieure était presque vide.

« Tiens-moi ça, dit-il. Sauf erreur, le deuxième devrait pas être loin. Ah. Voilà. »

Morty tourna les deux sabliers dans ses mains. L’un avait toutes les caractéristiques d’une vie importante, alors que l’autre était courtaud et plutôt quelconque.

Morty lut les noms. Le premier devait appartenir à un noble des régions de l’Empire agatéen. Le second n’était qu’une suite de pictogrammes dans lesquels il reconnut du klatchien sens direct.

« À toi de jouer, ricana Albert. Plus tôt tu seras parti, plus tôt t’auras fini. Je t’amène Bigadin à la porte de devant.

— Mes yeux, est-ce que tu les trouves normaux ? demanda Morty d’une voix inquiète.

— J’y vois rien de bizarre, dit Albert. Un peu rouges sur les bords, un peu plus bleus que d’habitude, rien de spécial. »

Morty le suivit pour le retour le long des interminables rangées de sabliers, la mine songeuse. Ysabell le regarda prendre l’épée au râtelier près de la porte, en éprouver le fil à coups de taille dans le vide, tout comme le faisait la Mort, et sourire sans joie au bruit satisfaisant du coup de tonnerre.

Elle reconnut sa démarche. Il avait le pas raide.

« Morty ? murmura-t-elle.

— Oui ?

— Il se passe quelque chose en toi.

— JE SAIS, répondit Morty. Mais j’pense que je peux le maîtriser. »

Ils entendirent des sabots dehors ; Albert ouvrit la porte d’une poussée et entra en se frottant les mains.

« Voilà, mon gars, pas de temps à…»

Morty fit un moulinet avec son épée à longueur de bras. Elle faucha l’air dans un déchirement de soie et s’enfonça dans le chambranle de la porte près de l’oreille d’Albert.

« À GENOUX, ALBERTO MALIK. »

La bouche d’Albert s’ouvrit, mâchoire pendante. Ses yeux roulèrent de côté vers la lame miroitante à quelques centimètres de sa tête, puis s’étrécirent jusqu’à ne plus former qu’une mince fente. « T’oserais sûrement pas faire ça, mon gars, dit-il.

— MORTY. » Les syllabes claquèrent aussi vives qu’une mèche de fouet et deux fois plus vicieuses.

« On a passé un pacte, dit Albert, mais le doute perçait dans sa voix comme un bourdonnement de moustique. On a passé un accord.

— Pas avec moi.

— Il y avait un accord ! Où on va, si on respecte plus un accord ?

— Pour moi, j’sais pas, dit doucement Morty. MAIS POUR TOI, JE SAIS OU TU IRAIS.

— C’est pas juste ! » Il gémissait, à présent.

« IL N’Y A PAS DE JUSTICE. RIEN QUE MOI.

— Arrête, intervint Ysabell. Morty, tu es un idiot. On ne peut tuer personne ici. De toutes façons, tu ne veux pas vraiment tuer Albert.

— Pas ici. Mais je pourrais le renvoyer dans le monde. »

Albert blêmit.

« Tu ferais pas ça !

— Non ? Je peux t’y ramener et t’y laisser. À mon avis, il te reste pas beaucoup de temps, hein ? HEIN ?

— Parle pas comme ça, fit Albert qui avait du mal à supporter son regard. On dirait le maître quand tu parles comme ça.

— Je pourrais être bien pire que le maître, dit Morty d’un ton égal. Ysabell, va me chercher le livre d’Albert, tu veux ?

— Morty, je crois vraiment que…

— EST-CE QUE JE DOIS TE LE RÉPÉTER ? »

Ysabell s’enfuit de la pièce, la figure livide.

Albert loucha sur Morty le long de la lame de l’épée et lui adressa un sourire de guingois, dépourvu d’humour.

« Tu pourras pas dominer ce phénomène éternellement, dit-il.

— J’en ai pas envie. J’veux juste le dominer assez longtemps.

— T’es réceptif, en ce moment, tu vois ? Plus le maître va tarder à revenir, plus tu vas devenir comme lui. Seulement, ça sera pire, parce que tu te souviendras de toute ton existence humaine et…

— Ben, et toi, alors ? lança Morty. Tu te souviens de quoi ? Si tu revenais, combien de temps à vivre il te resterait ?

— Quatre-vingt-onze jours, trois heures et cinq minutes, répondit aussi sec Albert. Je savais qu’il était après moi, tu vois ? Mais je suis à l’abri ici, et c’est pas un si mauvais maître. Des fois, j’sais pas ce qu’il ferait sans moi.

— Oui, personne meurt au royaume de la Mort. Et t’es content de ton sort ?

— J’ai plus de deux mille ans, oui. J’ai vécu plus longtemps que n’importe qui au monde. »

Morty secoua la tête.

« Non, tu sais, dit-il. Tu n’as fait que distendre les choses. Ici, on vit pas vraiment. Le temps, ici, c’est du toc. Il est pas réel. Y a rien qui change. Moi, je préférerais mourir et voir ce qui arrive après plutôt que de passer l’éternité ici. »

Albert se pinça le nez d’un air songeur. « Oui, bon, c’est peut-être ce que tu ferais, concéda-t-il, mais moi, j’étais mage, tu comprends. Et un mage drôlement bon. On m’a élevé une statue, tu sais. Mais on vit pas longtemps comme mage sans se faire quelques ennemis, vois-tu, des ennemis qui… t’attendent de l’Autre Côté. »

Il renifla. « Ils ont pas tous deux jambes, non plus. Certains ont même pas de pattes du tout. Ni de figure. La Mort, elle me fait pas peur. C’est ce qui vient après.

— Aide-moi, alors.

— Ça me rapportera quoi ?

— Un de ces jours, tu pourrais avoir besoin d’amis de l’autre côté », dit Morty.

Il réfléchit quelques secondes et reprit : « À ta place, je m’donnerais un petit coup de nettoyage de dernière minute à l’âme, ça ferait pas de mal. Ça serait peut-être pas du goût de certains qui t’attendent. »

Albert frissonna et ferma les yeux.

« Tu sais pas ce que tu causes, ajouta-t-il avec plus d’émotion que de grammaire, sinon tu dirais pas ça. T’attends quoi de moi ? »

Morty lui répondit.

Albert gloussa.

« Rien que ça ? Modifier la réalité ? Impossible. Y a plus de magie assez forte. Les Grands Sortilèges auraient pu y arriver. Rien d’autre. C’est comme ça, alors fais donc à ton idée, j’te souhaite bien du plaisir. »

Ysabell revint, un peu essoufflée, cramponnée au dernier volume de la vie d’Albert. Le vieux mage renifla encore. La petite goutte au bout de son nez fascinait Morty. Elle était toujours sur le point de lâcher prise mais n’en avait jamais le courage. Tout comme lui, songea-t-il.

« Tu peux rien me faire avec le livre, avança le vieux mage avec précaution.

— C’est pas mon intention. Mais j’ai idée qu’on devient pas un grand mage en disant tout le temps la vérité. Ysabell, lis-nous donc ce qui est en train de s’écrire.

— Albert le regarda avec hésitation, lut Ysabell.

— Tu vas pas croire tout ce qu’est écrit là-dedans…

— … explosa-t-il, tout en sachant au fond de son cœur de pierre que Morty en était parfaitement capable, lut Ysabell.

— Arrête !

— … s’écria-t-il, tandis qu’il s’efforçait de refouler dans un coin de son esprit la pensée qu’on ne pouvait peut-être pas stopper complètement la Réalité, mais qu’on pouvait la ralentir un peu.

— COMMENT ?

— … psalmodia Morty de la voix sépulcrale de la Mort, poursuivit consciencieusement Ysabell.

— Oui, oui, ça va, pas la peine de me casser les pieds avec ce que j’fais, jeta sèchement Morty.

— Tu me pardonneras si j’existe, dis donc.

— L’EXISTENCE NE MÉRITE PAS LE PARDON.

— Et ne me parle pas comme ça, je te prie. Ça ne me fait pas peur, à moi. » Elle lança un coup d’œil au livre, où la ligne d’écriture en mouvement la traitait de menteuse.

« Dis-moi comment faire, mage, ordonna Morty.

— Ma magie, c’est tout ce qui me reste ! gémit Albert.

— T’en as pas besoin, vieux rapiat.

— Tu m’fais pas peur, mon gars…

— REGARDE-MOI EN FACE ET REDIS-MOI ÇA. »

Morty eut un claquement de doigts impérieux. Ysabell pencha à nouveau la tête sur le livre.

« Albert regarda dans l’éclat bleuté de ses yeux et toute envie de défi le quitta, lut-elle, car il voyait non seulement la Mort, mais aussi tout son assaisonnement humain de vengeance, de cruauté et de dégoût ; avec une horrible certitude, il sut que c’était sa dernière chance et que Morty le renverrait dans le Temps, le traquerait, le rattraperait et livrerait son corps aux ténèbres des Dimensions de la Basse-Fosse où des créatures de cauchemar le point de suspension point de suspension point de suspension, acheva-t-elle. Il n’y a que des points de suspension pendant une demi-page.

— C’est parce que le livre ose même pas en parler », murmura Albert. Il voulut fermer les yeux, mais les images dans l’obscurité de ses paupières closes étaient si précises qu’il les rouvrit. Valait encore mieux voir Morty.

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