CHAPITRE VIII

Svengaard attendit la nuit et, avant de descendre dans la salle d’opération, il vérifia sur les écrans d’observation de son bureau que la route était libre. En dépit du fait qu’il s’agissait de « son hôpital » et qu’il avait donc parfaitement le droit de se trouver là, il avait l’impression de transgresser un interdit. Il avait bien compris le sens de l’entretien qui s’était déroulé au Centre et il savait pertinemment que les Optimhommes n’aimeraient pas ce qu’il allait faire. Pourtant, il devait regarder dans l’éprouvette.

Une fois la porte franchie, il s’arrêta dans l’obscurité, s’apercevant soudain, avec un certain détachement, qu’il ne s’était jamais aventuré dans cet endroit sans la compagnie rassurante de la lumière. À présent, il ne pouvait s’orienter qu’avec le seul secours des petites lueurs en forme de points et de cercles derrière les jauges et les compteurs.

Le frap-frap-frap de la pompe martelait sur un rythme sinistre et obsédant. Svengaard pensa à tous les embryons qui se trouvaient là (vingt et un au recensement matinal), à leurs cellules qui croissaient, se divisaient, encore et encore, pour devenir, par le miracle de la vie, des individualités uniques, originales, définies.

Ils échapperaient au gaz contraceptif qui permettait à la masse d’éviter la surpopulation. Pour le moment du moins. À présent, il leur était loisible de se développer à peu près sur le même mode que leurs ancêtres, avant les ingénieurs.

Svengaard renifla.

Ses narines en alerte perçurent, dans l’ombre, la salinité du liquide amniotique. Cette odeur transformait l’endroit en un rivage originel, où la vie bourgeonnait dans son limon.

Svengaard haussa les épaules et se répéta :« Je suis un ingénieur submoléculaire, un chirurgien génétique. Tout va bien ici. » Mais sans parvenir à se convaincre.

Il avança, à tâtons, à la recherche de l’éprouvette renfermant l’embryon Durant. Il avait encore clairement en mémoire le spectacle dont il avait été témoin, cette invasion d’arginine qui avait inondé les cellules. Une invasion. D’où provenait-elle ? Potter avait-il raison ? Était-ce bien un facteur inconnu de stabilité ? Stabilité… ordre… système. Système en extension… aspects infinis de l’énergie qui supprimait l’idée de matière substantielle.

Soudain, dans le chuchotis des ténèbres, ses pensées lui parurent terrifiantes.

Il se cogna contre une étagère basse, et jura pour lui-même. Le staccato des pompes lui nouait l’estomac et, plus encore, l’idée qu’il lui fallait avoir quitté les lieux avant que l’infirmière de service vienne faire sa ronde.

La silhouette d’un insecte se dessina sur le mur en face de lui, ombre dans l’ombre. Il s’arrêta net et mit un certain temps avant d’identifier les contours familiers du microscope électronique.

Le chirurgien reporta son attention sur les chiffres lumineux des éprouvettes : douze… treize… quatorze… quinze.

Le voilà. À la lumière de la jauge, il vérifia l’étiquette : « Durant. »

Cet embryon, pour une raison quelconque, inquiétait les Optimhommes et mettait la Sécurité sur les dents. La manipulatrice avait disparu. Où ? Personne ne le savait. Quant à sa remplaçante, elle avait une démarche bien masculine.

Se déplaçant avec précaution dans le noir, Svengaard fit pivoter le microscope, il l’installa au-dessus de l’éprouvette et le régla au toucher. L’éprouvette tremblait entre ses doigts. Il s’arrêta sur la position : « Examen » et se pencha sur l’oculaire.

En haut de la masse fourmillante des cellules apparut un fragment de gène hydrophilique. Il focalisa. Oublieux des ténèbres, il se concentra sur le champ lumineux du microscope. Les sondes glissèrent doucement jusqu’à la structure mitochondriale. Il rencontra les hélices alpha et commença à recenser les chaînes polypeptidiques.

Le front plissé, il aiguilla vers une autre cellule, puis vers une autre.

Les cellules renfermaient peu d’arginine ; c’était visible. Pendant qu’il observait, sur le qui-vive, les pensées se précipitaient dans sa tête : Comment l’embryon Durant, cet embryon exceptionnel, pouvait-il être aussi pauvre en arginine ? N’importe quel mâle normal aurait plus de protamine spermatique. Comment était-il possible que le système d’échange ADP-ATP ne présente aucune trace d’Optimhomme ? Le modelage n’avait pu produire un tel changement.

D’un mouvement brusque, Svengaard envoya les sondes vers les repères sexués et il examina les hélices de recouvrement.

Un embryon femelle.

Il se redressa, vérifia le numéro et l’étiquette : « quinze… Durant. »

Il examina alors, à la faible lumière de la jauge, le bulletin de contrôle où l’infirmière de service avait consigné ses observations pendant les quatre-vingt-une premières heures. Puis il jeta un coup d’œil à sa montre, il lui restait vingt minutes avant qu’elle ne revienne effectuer son contrôle. L’embryon Durant ne pouvait être un embryon femelle. Pas après l’intervention de Potter.

Quelqu’un avait échangé l’embryon. L’éprouvette fonctionnait avec n’importe quel spécimen et, sans un examen microscopique, personne ne pouvait s’apercevoir de la substitution.

Qui avait fait une chose pareille ?

Pour Svengaard, les premiers suspects étaient les Optimhommes. Ils avaient mis l’embryon en lieu sûr et déposé à sa place un substitut.

Pourquoi ?

Un appât. C’est un appât.

Qui veulent-ils prendre ?

Il se releva, la bouche sèche, le cœur battant. Un bruit provenant du mur situé à sa gauche le fit se retourner brusquement. Le relais de secours de l’ordinateur venait de se mettre en marche : les bobines tournaient, les lumières clignotaient, le panneau de lecture clignotait.

Mais il n’y avait pas de manipulateurs !

Essayant de prendre la fuite, Svengaard se heurta à une forme immobile et compacte. Des bras et des mains l’enserrèrent dans une pression irrésistible.

Derrière son ravisseur, il eut le temps d’apercevoir un panneau ouvert dans le mur de la salle d’opération et, par le panneau, une faible lumière et un mouvement.

Puis les lumières explosèrent dans son crâne.

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