CHAPITRE XIX

La salle du Conseil n’avait pas vu une telle affluence depuis le débat sur la légalisation des expériences effectuées par les Cyborgs sur les leurs, quelque trente mille ans auparavant. Les Optimhommes occupaient un arc-en-ciel de coussins éparpillés sur les bancs de plasmeld. Quelques-uns étaient nus, mais la plupart, conscients du caractère officiel de la réunion, s’étaient affublés de vêtements des plus fantaisistes. On voyait des toges et des tricornes, des kilts et des melons, des robes et des fraises, des cache-sexe et des boubous, des tissus et des coupes qui remontaient à la préhistoire.

Ceux qui n’avaient pu trouver place dans la salle surpeuplée regardaient le spectacle par l’intermédiaire d’un demi-million de caméras clouées aux murs.

Le jour venait à peine de se lever et pourtant aucun Optimhomme ne dormait.

On avait déplacé la sphère de contrôle. La Tuyère occupait maintenant le premier rang au centre, à l’extrémité de la salle. Les acolytes avaient amené les prisonniers assis sur une charrette pneumatique, immobilisés dans des carcans de plasmeld bleu passé qui leur permettaient à peine de respirer.

En voyant, du haut de son banc, les cinq prisonniers ainsi harnachés, Calipine se laissa aller à un bref mouvement de pitié : la femme respirait la frayeur, le visage de son mari, la fureur. Au contraire, Glisson et Boumour attendaient, résignés. Quant à Svengaard, il affichait une attention circonspecte.

Cependant Calipine avait l’impression qu’il manquait quelque chose ; mais elle n’arrivait pas à savoir quoi ; elle éprouvait seulement une sensation de vide intérieur.

Nourse a raison, pensa-t-elle, ces cinq-là sont très importants.

Un spectateur installé près de la porte avait apporté une boîte à musique dont le tintement résonnait au-dessus des murmures de la foule entassée dans la salle. Il parut augmenter de volume tandis que les Optimhommes baissaient le ton.

Peu à peu, le silence se fit.

Malgré sa peur, Lizbeth observait l’assistance. Elle n’avait jamais vu un Optimhomme en chair et en os auparavant, mais seulement sur les écrans destinés aux informations générales. (Pendant sa vie, avaient régné les membres actuels de la Tuyère ; mais des anciens de la masse parlaient encore du trio Xagiss qui l’avait précédé.) Les Optimhommes lui apparurent tous différents, tous originaux – et tous très distants. Ce moment n’était pas le produit du hasard, lui semblait-il, mais d’une organisation terrifiante qui l’avait amenée là au milieu de cette foule.

— Ils sont complètement immobilisés, dit Schruille. Il n’y a rien à craindre.

— Et pourtant, ils ont peur, remarqua Nourse. Un souvenir d’enfance lui revint brusquement en mémoire. On l’avait emmené dans les appartements d’un antiquaire ; un Hédoniste y avait exposé avec fierté des copies en plasmeld de sculptures perdues : un poisson géant, un cavalier sans tête (très osé), un moine en capuchon, un homme et une femme réunis par la terreur en une étreinte. Lizbeth et Harvey venaient de lui rappeler ce couple.

En un sens, ce sont nos parents. Nous descendons de la masse.

Calipine découvrit soudain ce qui lui manquait : Max. Max était parti ; un instant elle se demanda ce qui lui était arrivé. Il avait perdu de son utilité, voilà tout, et le nouveau Max n’était pas encore prêt, sans doute.

Curieux quand même cette disparition ! Mais l’existence des gens de la masse ressemblait aux fils de la Vierge, un jour ils étaient là, le lendemain la place qu’ils occupaient était vide. Je dois savoir ce qui est arrivé à Max. Mais, au fond d’elle-même, elle savait qu’elle n’aurait jamais le courage d’aborder le sujet. La réponse comporterait un mot ignoble, une idée dont même les euphémismes ne masquaient pas le caractère repoussant.

— Regardez le Cyborg Glisson avec attention, lui dit Schruille. Il est curieux que nos appareils n’enregistrent aucune de ses émotions, n’est-ce pas ?

— Il n’en éprouve peut-être pas, dit Calipine.

— Hah ! très juste, remarqua Schruille.

— Je n’ai pas confiance en lui, continua Nourse. Mes ancêtres m’ont parlé des ruses des Cyborgs.

— C’est quasiment un robot, reprit Schruille, programmé pour réagir de la façon la plus précise possible à toute menace dirigée contre lui. Sa docilité actuelle a quelque chose d’intéressant.

— Ne devons-nous pas les interroger ? demanda Nourse.

— Dans un instant, répondit Schruille. Nous irons jusqu’au cerveau et nous passerons au crible leurs souvenirs, mais pour le moment, il n’est pas mauvais de les étudier un peu.

— Schruille, vous êtes d’un vulgaire, reprit Calipine.

Un murmure d’assentiment s’éleva dans l’assistance.

Schruille jeta un coup d’œil à son interlocutrice. Sa voix lui avait paru étrange. Il éprouva soudain une profonde angoisse.

Sous les lourdes paupières, les yeux étincelants de Glisson examinaient froidement les spectateurs grâce aux lentilles qui accroissaient leur champ de vision.

— Durant, vous vous en apercevez ? Les saccades imposées à sa respiration hachaient sa phrase.

Harvey réussit à parler.

— Je… ne peux… pas le croire.

— Ils parlent, annonça Calipine d’une voix vibrante. À cet instant, elle surprit une expression de dégoût mêlée de pitié dans le regard du mâle Durant.

De la pitié ?

Un coup d’œil à son bracelet-relais lui confirma l’analyse de la sphère. De la pitié ! de la pitié ! Comment ose-t-il avoir pitié de moi ?

— Har… vey, murmura Lizbeth.

Une colère rentrée tordit les traits d’Harvey, qui en dépit de ses efforts, ne parvint pas à tourner suffisamment la tête pour voir sa femme.

— Liz, Liz, je t’aime.

— C’est le moment de haïr et non d’aimer. Le ton détaché de Glisson rendait les mots irréels. Haine et vengeance.

— Que dites-vous ? demanda Svengaard qui les écoutait avec un étonnement croissant. Pendant un certain temps, il avait caressé l’idée de traiter avec les Optimhommes, de faire valoir pour sa défense qu’on l’avait retenu prisonnier ; mais un sixième sens le détourna de ce projet. Pour ces êtres divins, qu’était-il ? Un peu d’écume abandonnée par une vague au pied d’une falaise.

— Regardez-les avec l’œil du médecin, précisa Glisson. Ils sont en train de mourir.

Lizbeth, qui avait fermé les yeux pour contenir ses larmes, les rouvrit brusquement. Elle chercha à dévisager les spectateurs avec les yeux d’Harvey et de Glisson. C’était le moment ou jamais d’utiliser l’entraînement donné aux messagers de la Résistance.

— Ils sont bien en train de mourir, haleta-t-elle.

La mort se dessinait sur le visage des immortels !

Voilà ce que Glisson grâce à ses capacités visuelles et réflexives avait compris le premier.

— Les gens de la masse sont parfois si répugnants, dit Calipine.

— C’est impossible ! s’exclama Svengaard. Le ton de sa voix parut curieux à Lizbeth : il ne renfermait aucune trace de désespoir.

— Ils sont répugnants, je le répète. Un simple pharmacien ne devrait pas me contredire.

Boumour sortit enfin de sa léthargie. L’ordinateur implanté en lui avait enregistré la conversation, l’avait repassée et en avait tiré des conclusions. Devenu maintenant un demi-Cyborg, l’ancien chirurgien mesura les altérations dermiques des Optimhommes. C’était vrai ! Quelque chose s’était détraqué dans leur système. Le choc causé par cette découverte laissa en lui une impression de vide ; il aurait dû éprouver un sentiment, mais il n’en avait plus la capacité.

— Ces paroles, dit Nourse, leur conversation dans l’ensemble, me paraissaient absurdes. À votre avis, Schruille, que disent-ils ?

— Interrogeons-les au sujet des viables, proposa Calipine. Et de l’embryon de remplacement. Ne l’oublions pas, cet embryon.

— Regardez là-haut, au dernier rang, dit Glisson, celui qui dépasse les autres. Vous voyez ses rides ?

— Il a l’air si vieux, chuchota Lizbeth. Elle ressentait comme une perte. Tant que les Optimhommes étaient là, immuables, éternels, l’univers reposait sur des assises inébranlables. Même dans la lutte, elle avait toujours eu cette impression. Les gens de la masse mouraient. Les Cyborgs mouraient aussi… peut-être. Mais les Optimhommes vivaient, vivaient, vivaient…

— Que se passe-t-il ? demanda Svengaard. Que leur arrive-t-il ?

— Deuxième rang à gauche, continua Glisson, la rousse, regardez son regard éteint.

Boumour obéit à cette injonction. Les flétrissures de la chair des Optimhommes lui apparurent tandis qu’il tournait la tête autant qu’il lui était possible.

— De quoi parlent-ils ? intervint Calipine. Qu’est-ce que c’est ? Sa voix lui parut criarde. Elle se sentait irritée ; de vagues douleurs la poignaient.

Des rumeurs de mécontentement s’élevèrent des bancs. On entendit des gloussements mêlés à des cris de colère et à des éclats de rire.

Nous sommes censés interroger les criminels, pensa Calipine. Quand va-t-on commencer ? Dois-je ouvrir le feu ?

Elle se tourna vers Schruille. Effondré sur son siège, celui-ci contemplait Harvey Durant. Elle se tourna ensuite vers Nourse. Les yeux lointains, celui-là affichait un demi-sourire hautain. Un gonflement que Calipine n’avait jamais remarqué déformait son cou et un réseau de veines rougeâtres saillait sur sa joue.

Ils me laissent tout faire.

Avec un mouvement dédaigneux des épaules, elle effleura ses bracelets de contrôle. Une lueur pourpre inonda la sphère, repoussée sur le côté de la salle. Un rayon lumineux jaillit du sommet et pointa vers les prisonniers.

Schruille regardait le rayon progresser. Bientôt les prisonniers ne seraient plus que des créatures hurlantes ; ils vomiraient toutes leurs connaissances que les appareils de la Tuyère analyseraient. Et, l’opération terminée, il ne resterait d’eux que des fibres nerveuses le long desquelles ramperait la lumière brûlante pour assimiler leurs souvenirs, leurs expériences, leur savoir.

— Attendez, commanda Nourse.

Le rayon s’était immobilisé. L’Optimhomme le fixa. Il sentait qu’ils étaient tous en train de commettre une grave erreur. Dans un silence total, il parcourut des yeux l’assistance pour découvrir si un autre Optimhomme avait pris conscience de cette erreur. Dans cette salle se trouvait rassemblé tout l’appareillage secret de leur gouvernement. La vie à l’état brut, sauvage, imprévisible, avait fait irruption dans cet univers bien ordonné. Voilà où résidait l’erreur.

— Pourquoi attendre ? demanda Calipine.

Nourse tenta de rassembler ses idées. Il avait interrompu l’interrogatoire. Pourquoi ?

La douleur !

— Nous ne devons pas faire souffrir, dit-il. Il faut leur donner une chance de parler avant d’avoir recours à la force.

— Ils sont devenus fous, murmura Lizbeth.

— Nous avons gagné, dit Glisson. À travers mes yeux, tous les Cyborgs voient ce spectacle. Nous avons gagné.

— Mais ils vont nous tuer, dit Boumour.

— Peu importe, nous avons gagné.

— Comment ? demanda Svengaard. Comment ? répéta-t-il à voix haute.

— Nous leur avons laissé Potter comme appât. Ils ont goûté à la violence, expliqua Glisson. Nous savions qu’ils regarderaient, qu’ils ne pourraient s’en empêcher.

— Pourquoi, insista Svengaard à voix basse.

— Parce que nous avons modifié leur environnement. De petits détails : un peu de pression d’un côté, un Cyborg effrayant de l’autre. Nous leur avons peu à peu donné le goût de la guerre.

— Comment ? Comment ?

— L’instinct. Dans la bouche de Glisson le mot prenait un caractère inéluctable. La guerre fait partie des instincts de l’homme : le combat, la violence. Pendant des milliers d’années, la civilisation optimhomme a maintenu un équilibre précaire en refoulant toute violence. Ça leur a coûté cher : la tranquillité, le détachement, l’ennui. Soudain, la violence fait de nouveau irruption dans cette civilisation et ils sont incapables de s’adapter. Ils dévient et s’éloignent de plus en plus de la vie. Immortels ! Bientôt, ils mourront.

— La guerre ? Svengaard avait entendu parler de ces éruptions de violence dont les Optimhommes protégeaient la masse. Impossible. C’est une maladie inconnue ou bien…

— Je vous ai présenté un fait établi. Jusqu’à la dernière décimale.

— De quoi parlent-ils ? hurla Calipine.

Quoiqu’elle entendît distinctement les paroles échangées entre les prisonniers, leur sens lui échappait toujours. Ils employaient des termes obscènes. Parfois, elle enregistrait un mot mais, comme le suivant ne se rattachait pas au précédent, elle perdait le fil de leur discours. Des obscénités, en fait.

— De quoi parlent-ils ? répéta-t-elle en frappant le bras de Schruille.

— Dans un instant, nous le saurons, répondit l’Optimhomme.

— Oui, nous apprendrons tout.

— Comment est-ce possible ? souffla Svengaard. Devant lui des couples dansaient entre les bancs, d’autres s’étreignaient, d’autres encore faisaient l’amour. À sa droite, deux Optimhommes commencèrent à s’invectiver, nez à nez. Svengaard croyait voir les murs s’écrouler, la terre s’ouvrir et des flammes en jaillir.

— Regardez-les, dit Glisson.

— Mais pourquoi ne parviennent-ils pas à compenser… cette modification ?

— Leur faculté compensatoire est atrophiée. En outre la compensation modifie à son tour l’environnement ; elle crée de nouveaux besoins. Regardez-les bien ! Ils sont en train de perdre tout contrôle d’eux-mêmes.

— Qu’on les fasse taire ! cria Calipine qui bondit sur ses pieds et s’avança vers les prisonniers.

Harvey, fasciné, la regarda s’approcher. Si les mouvements de Calipine manquaient de coordination, ses yeux étincelaient de fureur. Un tremblement agita tout le corps de Durant.

— Toi, dit Calipine en le montrant du doigt. Pourquoi me dévisages-tu ? Que marmonnes-tu ? Réponds-moi.

Harvey se sentit paralysé, non par la peur, ou par la menace renfermée dans la colère de Calipine, mais par la découverte qu’il venait de faire : Calipine était vieille. Quel âge avait-elle donc ? Trente ? Quarante mille ans ? Plus encore ?

— Parle, dis-nous ce que tu veux. Moi, Calipine, je te l’ordonne. Si tu nous montres du respect, nous saurons faire preuve de clémence, peut-être.

Harvey continuait de la regarder fixement sans dire un mot. Calipine paraissait ignorer la rumeur qui s’élevait peu à peu autour d’elle.

— Durant, dit Glisson, rappelez-vous l’existence des instincts, ces courants qui dirigent notre vie comme la pente d’un fleuve dirige son flot. Voyez autour de nous le changement qui s’opère. Le changement est la seule loi universelle.

— Elle est mourante.

Calipine, qui ne parvenait toujours pas à comprendre, fut touchée par la sollicitude qu’elle perçut dans la voix d’Harvey. Elle consulta le relais incorporé dans son bracelet et découvrit que cette sollicitude la visait, elle, Calipine, et non lui-même ou sa stupide épouse.

Des ténèbres l’envahirent et elle s’évanouit, les bras tendus vers les bancs.

Un rire sinistre filtra à travers les lèvres de Glisson.

— Il faut les aider, dit Harvey. Ils ne savent pas ce qu’ils font.

Schruille s’arracha soudain à sa léthargie. Sur le mur d’en face, il venait de découvrir de multiples points noirs : les Optimhommes avaient débranché les caméras. Les mouvements divers de la foule l’inquiétaient aussi : certains spectateurs sortaient de la salle en courant ou en vacillant, avec des rires ou des gloussements…

Mais nous devions procéder à un interrogatoire.

L’hystérie qui s’emparait de l’assistance le frappa de plein fouet. Il jeta un coup d’œil à Nourse.

Assis, les yeux clos, ce dernier marmonnait :

— De l’huile bouillante. Non, trop brutal. Il faut quelque chose de plus subtil, de plus lent.

— Je voudrais poser une question à cet homme, Harvey Durant, dit Schruille en se penchant en avant.

— Quoi ? Nourse ouvrit les yeux, s’inclina, puis reprit sa position antérieure.

— Que pensait-il obtenir ?

— Bonne question ! Harvey Durant, répondez.

Nourse effleura son bracelet ; en réponse la flamme pourpre avança de quelques centimètres.

— Je ne veux pas vous voir mourir, dit Harvey. Non.

— Répondez à la question, cria Schruille.

Harvey avala sa salive.

— Je voulais…

— Nous voulions une famille, répondit Lizbeth d’une voix ferme et posée. C’est tout. Nous voulions une famille. Des larmes jaillirent de ses yeux. Persuadée qu’aucun d’eux ne survivrait à cette épreuve insensée, elle se demanda à quoi son enfant aurait ressemblé.

— Quoi ? dit Schruille. Quelles sont ces sottises ? Une famille ?

— Où avez-vous trouvé l’embryon de remplacement ? demanda Nourse. Si vous répondez, nous ferons peut-être preuve de clémence.

Et le rayon mortel s’approcha un peu plus des prisonniers.

— Nous avons des viables immunisés contre le gaz contraceptif, annonça Glisson. Beaucoup même.

— Vous voyez, dit Schruille, je vous l’avais dit.

— Où se trouvent-ils ? demanda Nourse en regardant avec surprise sa main droite qui était prise de tremblements.

— Sous votre nez, répondit Glisson. Éparpillés dans la population. Ne me demandez pas de les identifier, je suis loin de les connaître tous. Personne ne les connaît.

— Vous ne vous échapperez pas, annonça Schruille.

— Aucun n’en réchappera, surenchérit l’autre Optimhomme.

— S’il le faut, continua Schruille, nous stériliserons toute la planète à l’exception du Centre et nous recommencerons tout.

— Avec quoi ? demanda Glisson.

— Comment ? Schruille cracha le mot à la figure.

— Où trouverez-vous les cultures génétiques ? Vous appartenez à une race stérile en voie d’extinction.

— Une cellule nous suffit pour fabriquer un double de nous-mêmes, rétorqua Nourse.

— Pourquoi ne pas l’avoir fait alors ?

— Vous osez nous interroger ? constata Nourse.

— Je vais répondre à votre place. Vous n’avez pas choisi la réduplication parce qu’un double est un être instable. En fait le procédé s’achemine vers sa fin.

Toujours allongée sur le sol, Calipine ne saisissait que des bribes de cet échange : « stérile », « extinction », « instable », « fin ». Des mots ignobles qui s’infiltraient dans les profondeurs où elle contemplait des rangées de saucisses grasses qui s’agitaient comme des germes devant un rideau de velours noir huileux. Des saucisses. Des germes. Enfin, pas exactement des germes, mais des réservoirs clos, bien protégés de germes qui paraissaient moins répugnants. Après tout, les germes représentaient la vie.

— Nous n’aurons pas besoin de culture génétique, affirma Schruille.

Calipine l’entendit parfaitement et elle comprit ses pensées. Les paroles prononcées par l’une des saucisses brillantes parvinrent enfin à sa conscience. Au Centre, nous en avons des millions. Et nous sommes en nombre suffisant. Les faibles gens de la masse, à la vie si brève, ne sont qu’un vestige répugnant de notre passé. Ce ne sont que des animaux domestiques dont nous n’avons plus besoin maintenant.

— J’ai découvert un châtiment pour ces criminels. Nourse avait parlé à voix haute pour couvrir le tohu-bohu. Nous exciterons leurs nerfs, micron par micron. Ce qui entraînera une douleur atroce et qui pourra durer des siècles.

— Mais vous disiez ne pas vouloir faire souffrir, objecta Schruille.

— Ah ? Nourse semblait gêné.

Je me sens mal, pensa Calipine. J’ai besoin d’un long séjour clans une pharmacie. Pharmacie. Le mot acheva de la réveiller. Elle était étendue sur le sol ; son nez lui faisait mal là où elle s’était cognée dans sa chute, et il était humide.

— Cependant votre proposition ne manque pas d’intérêt, reprit Schruille. Après chaque application, nous pourrions soigner les nerfs et le supplice durerait indéfiniment. Une atroce souffrance éternelle.

— Un enfer, renchérit son compère. À merveille.

— Ils sont assez fous pour le faire, grogna Svengaard. Comment les arrêter ?

— Glisson, appela Lizbeth, faites quelque chose.

Mais le Cyborg conserva le silence.

— Un retournement que vous n’aviez pas prévu, continua Svengaard.

Le Cyborg resta muet.

— Répondez-moi.

— Ils devaient mourir. Rien de plus. Glisson avait une voix neutre.

— Oui, mais maintenant, ils sont capables de tout stériliser et de s’abandonner à leur folie, ajouta Svengaard. Et aussi de nous torturer à jamais.

— Pas à jamais, corrigea Glisson. Ils sont en train de mourir.

Une clameur s’éleva à l’extrémité de la salle, mais les prisonniers immobilisés dans leurs carcans ne purent en distinguer la cause. La panique ne fit qu’augmenter.

À ce moment Calipine se releva ; son nez et sa bouche la faisaient cruellement souffrir. Elle aperçut, derrière la charrette, un remue-ménage. Les Optimhommes sautaient sur les bancs et accompagnaient de leurs cris un spectacle mystérieux. Un corps jaillit soudain au-dessus de la foule pour retomber aussitôt avec un bruit sourd. Une nouvelle clameur ébranla la salle.

Mais que font-ils donc ? se demanda Calipine. Ils se battent entre eux.

Du revers de la main, elle s’essuya le bas du visage. Du sang ! L’odeur alléchante lui caressa les narines. Son propre sang. Fascinée, elle vint brandir ses mains devant Harvey.

— Du sang ! dit-elle en effleurant son nez douloureux. Ça fait mal. Pourquoi ? Harvey Durant, explique-moi ! Et elle plongea son regard dans le sien. Les yeux de l’homme débordaient de compassion. Lui au moins était un être humain ; il s’intéressait à elle.

Pour Harvey, Calipine cessa d’être un Optimhomme et devint Lizbeth, une femme, toutes les femmes. Comme elle le regardait fixement, il comprit qu’à cet instant elle avait besoin du réconfort de ses paroles.

— Moi aussi je souffre, Calipine. Je souffre surtout de vous voir mourir.

Un instant, Calipine crut le silence revenu. En réalité le tohu-bohu n’avait pas cessé. Nourse chantonnait toujours : « Bien ! Bien ! » et Schruille lui répondait : « Excellent ! Excellent ! » Elle était donc la seule à avoir entendu ces mots horribles, ce blasphème. Depuis des milliers d’années, le concept de mort s’était pour elle vidé de son sens. Le mot avait perdu sa signification au point même qu’on ne pouvait y songer. Cependant, elle venait de l’entendre prononcer. Elle voulut fuir, oublier, mais une raison secrète la tenait rivée à Harvey. Quelques minutes plus tôt, elle s’était trouvée en contact avec l’essence même de la vie, elle avait senti la présence de forces incommensurables qui se manifestaient en accord avec les structures mitochondriales de la cellule.

— Je vous en prie, murmura Lizbeth, libérez-nous. Vous êtes une femme, vous devez donc être capable de compassion. Nous ne vous avons rien fait, n’est-ce pas ? Il n’y a pas de mal à désirer l’amour et la vie. Nous ne voulions pas vous blesser.

Calipine ne parut pas avoir entendu ces supplications. Les paroles d’Harvey résonnaient encore dans sa tête : « Vous voir mourir… mourir… mourir… »

Des frissons, tour à tour brûlants et glacés, agitaient son corps. En entendant la foule pousser une autre clameur, elle comprit qu’elle aussi était malade, et prise au piège. Suffoquant de colère elle appuya sur le bouton de contrôle de la charrette.

Les deux moitiés de la carapace qui enserrait Glisson commencèrent à se rapprocher. Le Cyborg écarquilla les yeux et un gémissement rauque sortit de sa gorge. Avec un gloussement, Calipine appuya sur un second bouton. La carapace reprit sa position initiale alors que Glisson haletait.

Puis la femme avança la main vers les boutons installés sous Harvey.

— Essaie de justifier ton incorrection.

Harvey ne dit mot.

Au moment où, d’un geste, Calipine allait l’écraser, Svengaard éclata d’un rire incontrôlé. Pourquoi, lui, un esclave de première classe, avait-il été choisi entre tous pour voir Glisson et Boumour murés dans le silence, Nourse et Schruille en train de babiller sur leurs bancs, les Optimhommes en proie à des accès de violence irraisonnée, Calipine prête à exécuter les prisonniers et à oublier son geste dix secondes plus tard ?

Mais des convulsions hystériques secouaient le chirurgien qui essayait en vain de reprendre sa respiration. La voix de Calipine l’aida à retrouver un peu le contrôle de lui-même ; mais ce n’était qu’une goutte d’eau dans la mer.

— Imbécile. Explique-toi.

Svengaard regarda son interlocutrice et le rire céda la place à la pitié. Se rappelant le centre médical de Lapush, installé loin de la mer, il comprit le choix de cet emplacement. D’instinct, les Optimhommes fuyaient la mer ou l’océan, car l’une et l’autre avaient des vagues agitées par le flux et le reflux. Ils n’auraient su affronter le rappel constant de ce va-et-vient universel qu’ils avaient chassé de leur existence.

— Répondez-moi. La main de Calipine oscillait au-dessus des boutons de contrôle.

Leur âme n’a reçu qu’une blessure, songea Svengaard.

Jour après jour, siècle après siècle, millénaire après millénaire la plaie se creusait : l’immortalité n’était-elle qu’une illusion ? Si la vie avait quand même une fin ? Jamais auparavant, Svengaard n’avait soupçonné le prix payé par les Optimhommes en échange de leur immortalité. Plus ils la possédaient, plus elle prenait de valeur, plus ils craignaient de la perdre… l’angoisse croissait sans cesse… sans cesse…

Mais il existait un point de rupture que les Cyborgs avaient déterminé. Seulement, par manque de sensibilité, ils avaient été incapables de prévoir les conséquences du choc.

Les Optimhommes, durant toute leur existence, s’étaient retranchés derrière les euphémismes. Ainsi ils employaient des pharmaciens et non des docteurs, parce que le mot docteur sous-entend les notions de maladie, d’infirmité, notions impossibles à envisager. Les Optimhommes n’admettaient que les pharmaciens et leurs innombrables officines. Ils ne s’en trouvaient jamais loin ; jamais ils ne quittaient le Centre et les barrières protectrices. C’étaient des adolescents perpétuels emprisonnés dans une nurserie.

— Ainsi, tu ne veux pas parler ?

— Attendez, dit Svengaard en voyant la main de Calipine descendre vers les boutons. Quand, après avoir tué tous les viables, vous, les Optimhommes, vous resterez seuls, quand vous vous verrez mourir les uns après les autres, que ferez-vous ?

— Comment oses-tu ? Tu interroges un Optimhomme dont l’expérience ramène la tienne à ça. Et elle claqua des doigts.

Svengaard regarda le nez ensanglanté.

— Optimhomme, récita-t-il, un Stéri dont la constitution accepte des rétablissements enzymatiques qui prolongent sa vie… jusqu’au moment où commence la dégénérescence interne. Je crois que vous désirez mourir.

Calipine se redressa, le regard flamboyant, et elle s’aperçut alors du silence total qui régnait dans la salle. Un coup d’œil circulaire lui apprit que tous les yeux étaient braqués sur elle. Et elle comprit pourquoi : Ils voient le sang sur mon visage.

— Vous bénéficiez de l’immortalité, continua le chirurgien. Cela vous rend-ils plus intelligents, plus brillants ? Non, pas du tout, vous avez simplement plus de temps pour vous instruire et acquérir de l’expérience. D’ailleurs la plupart d’entre vous ne possèdent guère d’intelligence, sinon, vous auriez compris depuis longtemps que cette issue était inévitable : l’équilibre est détruit, vous êtes en train de mourir.

Calipine recula d’un pas. Les mots tailladaient ses nerfs comme des scalpels.

— Regardez-vous donc, reprit Svengaard. Vous êtes malades, tous. Et votre pharmacie, à quoi vous sert-elle, votre chère pharmacie ? Je vais vous répondre : elle prescrit des rations de plus en plus fréquentes. Elle essaie de mesurer le déséquilibre. C’est pour cette tâche qu’elle est programmée et elle continuera, tant que vous nous la laisserez faire. Mais elle ne vous sauvera pas.

— Faites-le taire ! hurla quelqu’un dans l’assistance. Tous reprirent la phrase en l’accompagnant de tapements de pieds et de battements de mains.

— Faites-le taire ! faites-le taire ! faites-le taire !

Calipine se boucha les oreilles de ses mains, mais le slogan continua de lui hérisser la peau. Elle vit soudain les spectateurs quitter leurs bancs et converger vers les prisonniers. La violence allait se déchaîner.

Ils s’arrêtèrent pile au dernier moment.

D’abord, elle ne comprit pas. Elle laissa retomber ses mains. Des hurlements lui vrillèrent les oreilles parmi lesquels, elle perçut le nom des divinités oubliées. Les yeux de tous les assistants étaient fixés sur le sol, à l’extrémité de la salle.

Calipine pivota dans la direction des regards. Là-bas, Nourse se roulait par terre, l’écume aux lèvres, la peau marbrée de taches rouges et brunes. De ses mains recourbées, il griffait le sol.

— Faites quelque chose ! cria Svengaard. Il est mourant. Tout en criant, il mesura l’étrangeté de ces paroles : Faites quelque chose. En toutes circonstances un médecin reste un médecin.

Devant le spectacle offert par Nourse, Calipine recula, les mains tendues dans un geste de protection aussi vieux que la superstition. Schruille bondit sur son banc et resta là, à marmonner des mots inaudibles.

— Calipine ! dit Svengaard. Si vous ne voulez pas l’aider, délivrez-moi, que je puisse m’en occuper.

Elle obtempéra avec précipitation, heureuse de se débarrasser de ce fardeau.

Les carcans s’écartèrent. Svengaard sauta sur ses pieds et faillit tomber. Ses bras et ses jambes étaient engourdis. En boitillant, il se rapprocha de Nourse. Des taches brunes, réfléchit-il, réaction de rejet à l’acide panthothénique et afflux d’adrénaline.

Il s’arrêta pour prendre dans ses bras le corps recroquevillé de Nourse et se dirigea vers le triangle rouge d’une officine qu’il voyait briller sur le mur de gauche, au-dessus des travées. L’Optimhomme ne fit pas un geste ; seule sa poitrine continuait de se soulever légèrement.

Les autres s’écartèrent de lui comme s’il avait la peste. L’un d’entre eux cria soudain :

— Je veux sortir !

Ce fut la ruée. Les pieds claquèrent sur le plasmeld, et bientôt les corps s’entassèrent devant les issues. Jouant des pieds et des mains, les fuyards se hissaient par-dessus ce rempart au milieu des hurlements de terreur et de souffrance, et des jurons. Svengaard se sentait comme un pillard entouré d’un troupeau affolé.

Inconsciemment, il enregistra l’état de la femme, à sa droite. Étendue sur deux rangées, la bouche ouverte, elle semblait contempler le sang qui coulait de son cou sur son bras, mais son dos faisait un angle curieux avec le reste de son corps et aucun mouvement n’animait sa poitrine. Puis, il dépassa un homme qui se traînait lamentablement entre les travées, une jambe inerte ; ses yeux ne quittaient pas une issue jonchée de formes grouillantes.

Le poids commençait à peser sur les bras du chirurgien qui manqua de tomber en allongeant le corps de Nourse devant l’officine.

Derrière lui, il entendit Durant et Boumour demander qu’on les libère.

Plus tard, pensa Svengaard qui posa la main sur la poignée de la porte de l’officine. Rien ne bougea. Bien sûr, je ne suis pas un Optimhomme. Il prit un bras de Nourse et posa la main du mourant sur la poignée. La porte glissa pour révéler les rangées habituelles de produits d’urgence : pyrimidines, aneurine, etc.

De l’aneurine et de l’inisitol, il faut enrayer la réaction de rejet.

À sa droite se trouvait un analyseur, percé d’une ouverture pour le bras ; toutes pointes dehors, les seringues-vampires attendaient leur proie. Svengaard débloqua l’appareil et l’ouvrit ; après avoir repéré les touches correspondant à l’aneurine et à l’inisitol et coupé les autres circuits d’alimentation, il glissa le bras de Nourse dans l’ouverture. Les aiguilles trouvèrent les veines et s’enfoncèrent dans la chair. Les compteurs se mirent à tourner.

Au bout d’un moment, Svengaard coupa le contact. Il sortit le bras de Nourse et coucha l’Optimhomme sur le sol. La peau du mourant, froide et visqueuse, était d’une pâleur uniforme mais sa respiration avait repris et ses paupières tressautaient.

Le choc, pensa Svengaard qui, retirant sa veste, enveloppa Nourse. Puis, il commença de lui masser les bras afin de rétablir la circulation.

Calipine entra et vint s’asseoir près de la tête de l’Optimhomme. Elle tenait les mains si étroitement serrées que ses jointures étaient blanches. Son visage présentait une pâleur bizarre ; son regard était perdu dans le vague. Il lui semblait avoir accompli un interminable trajet, guidée par des souvenirs irrépressibles. De la folie, elle était passée à une sorte de détachement serein.

Du coin de l’œil, elle apercevait le globe rouge, l’œuf du pouvoir qui continuait imperturbablement sa tâche. Et elle repensa à Nourse, à ses compagnons de lit, compagnons et jouets.

— Va-t-il mourir ? demanda-t-elle en regardant Svengaard.

— Pas tout de suite. Mais son dernier accès d’hystérie a provoqué des lésions irréparables.

Il se rendit compte qu’on n’entendait plus, dans la salle, que des gémissements et des ordres. Les acolytes étaient venus à la rescousse.

— J’ai libéré Boumour et les Durant et j’ai aussi lancé un appel pour qu’on envoie des médecins en renfort, annonça Calipine. Il y a beaucoup de… morts et de blessés.

Mort, pensa-t-elle. Quel mot étrange pour un Optimhomme. Mort… mort…

Sous le poids des contingences, elle avait adopté une nouvelle attitude, un nouveau rythme. Tout avait commencé là-bas, au milieu d’une gerbe de souvenirs vieux de quarante mille ans. Ils lui étaient revenus tous sans exception : souvent tendres et souvenirs violents, souvenirs de Max, de Seatac… de ses amants et de ses jouets… de Nourse.

Svengaard leva les yeux en entendant un halètement. Boumour arrivait. Il tenait dans ses bras, le corps inerte d’une femme dont les bras pendaient avec raideur. Un hématome bleuâtre s’étendait sur la joue et le cou de l’Optimhomme.

— On peut utiliser cette officine ? demanda Boumour. Si sa voix conservait la neutralité de la voix des Cyborgs, ses yeux reflétaient encore l’horreur des scènes précédentes.

— Il faudra utiliser les commandes manuelles. J’ai bloqué les systèmes d’alimentation et de circulation.

Boumour s’avança à pas lourds sans lâcher la femme qui paraissait extrêmement fragile. Une veine battait sur sa nuque.

— Je vais lui préparer un décontractant musculaire en attendant qu’on puisse la transporter à l’hôpital. Elle s’est brisé les deux bras : trop forte contraction des muscles.

Calipine, en reconnaissant la forme inerte, se rappela que toutes deux s’étaient âprement disputé un homme, un compagnon de lit, autrefois.

Svengaard passa au bras droit de Nourse. En se déplaçant, il vit la salle et la charrette des prisonniers. Glisson, toujours mutilé, n’avait pas bougé. Harvey était agenouillé à côté de sa femme étendue.

— Mrs Durant ! s’exclama Svengaard qui se souvint de ses responsabilités.

— Tout va bien, le rassura Boumour. L’immobilisation forcée de ces dernières heures, il n’y avait rien de mieux pour elle.

Rien de mieux, pensa Svengaard. Durant avait raison : les Cyborgs ont autant de sensibilité qu’une machine.

— Faites-le taire, gémit Nourse.

Le chirurgien se pencha sur le visage blême. Des veines de son cou s’étaient rompues ; la peau pendait flasque et molle. Les paupières s’entrouvrirent cependant.

— Je m’en occupe, dit Calipine.

Nourse bougea la tête et tenta de regarder autour de lui mais il ne put que cligner des paupières. Apparemment il avait du mal à focaliser. Ses yeux se remplirent d’eau.

Calipine lui prit doucement la tête, la posa dans son giron et se mit à lui caresser le front.

— Il aimait ça, autrefois. Allez aider les autres, docteur.

— Cal, gémit Nourse. Cal… oh !… je souffre.

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