Les pas de Kossil résonnaient le long du corridor de la Petite Maison, égaux, mesurés. La haute et lourde silhouette remplit l’encadrement de la porte de la chambre, rapetissa quand la prêtresse mit un genou à terre, et augmenta quand elle se redressa.
« Maîtresse… »
— « Qu’y a-t-il, Kossil ? »
— « Il m’a été permis, jusqu’à maintenant, de m’occuper de certaines choses appartenant au Domaine des Innommables. Si vous le désirez, il est temps à présent pour vous d’apprendre, de voir et de prendre soin de ces choses, que vous ne vous êtes pas encore rappelées en cette vie. »
La jeune fille était assise dans sa chambre dépourvue de fenêtres ; elle était censée méditer, mais en réalité ne faisait rien et ne pensait presque à rien. Il fallut un certain temps pour que change l’expression figée, morose et hautaine de son visage. Pourtant elle changea sensiblement, bien qu’elle fît des efforts pour le cacher. Elle dit, avec une certaine malice : « Le Labyrinthe ? »
— « Nous n’entrerons pas dans le Labyrinthe. Mais il sera nécessaire de traverser l’En-Dessous des Tombeaux. »
Il y avait dans la voix de Kossil un ton qui aurait pu être de la peur, ou une peur simulée, destinée à effrayer Arha. La jeune fille se leva sans hâte et dit avec indifférence : « Très bien. » Mais dans son cœur, tandis qu’elle suivait la lourde silhouette de la prêtresse du Dieu-Roi, elle exultait : « Enfin ! Enfin ! Je vais voir le domaine qui est mien, enfin ! »
Elle avait quinze ans. Elle était passée à l’état de femme depuis plus d’un an et en même temps était entrée en possession de ses pleins pouvoirs, en tant qu’Unique Prêtresse des Tombeaux d’Atuan, la plus grande de toutes les grandes prêtresses des Contrées de Kargad, et à qui le Dieu-Roi lui-même ne pouvait donner d’ordre. Ils pliaient tous le genou devant elle à présent, même la sévère Thar et Kossil. Tous lui parlaient avec une déférence étudiée. Mais rien n’avait changé. Rien ne se produisait. Une fois terminées les cérémonies de sa consécration, les jours s’écoulèrent comme ils l’avaient toujours fait. Il y avait la laine à filer, l’étoffe noire à tisser, la farine à broyer, les rites à accomplir ; les Neufs Cantiques devaient être chantés chaque soir, les Seuils bénis, les Pierres nourries de sang de bouc deux fois l’an, les danses du noir de lune dansées devant le Trône Vide. Et toute l’année avait passé, ainsi, exactement comme les années d’avant ; toutes les années de sa vie devraient-elles donc passer ainsi ?
L’ennui montait parfois si fort en elle qu’il ressemblait à de la terreur : il la prenait à la gorge. Il n’y avait pas longtemps, elle avait été poussée à en parler. Il le fallait, avait-elle pensé, sinon elle deviendrait folle. Ce fut à Manan qu’elle parla. L’orgueil l’empêchait de se confier aux autres filles, et la prudence de se confesser aux femmes plus âgées, mais Manan n’était rien qu’un vieux bélier fidèle ; ce qu’elle lui disait n’avait aucune importance. À sa surprise il avait eu une réponse à lui fournir.
« Il y a longtemps », avait-il dit, « tu sais, petite, avant que nos quatre contrées ne s’unissent pour former un empire, avant qu’il y ait un Dieu-Roi pour régner sur nous tous, existait un grand nombre de petits rois, princes et chefs. Ils se chamaillaient sans cesse entre eux. Et ils venaient ici pour vider leurs querelles. C’était ainsi ; ils arrivaient de notre terre d’Atuan, de Karego-At, d’Atnini, et même d’Hur-en-Hur, tous les chefs et les princes avec leurs serviteurs et leurs armées. Et ils demandaient ce qu’ils devaient faire. Et tu allais devant le Trône Vide, et leur transmettais les dires des Innommables. Oui, c’était il y a bien longtemps. Puis, les Prêtres-Rois vinrent gouverner Karego-At tout entier, et bientôt ils gouvernèrent Atuan ; maintenant, depuis une durée égale à quatre ou cinq vies humaines, les Dieux-Rois règnent sur les quatre contrées unies, dont ils ont fait un empire. Et les choses ont changé. Le Dieu-Roi peut déposer les chefs rebelles et régler lui-même tous les différents. Et étant un dieu, tu vois, il n’a pas à consulter très souvent les Innommables. »
Arha s’arrêta pour réfléchir à cela. Le temps ne signifiait pas grand-chose, ici dans le désert, sous les Pierres immuables où l’on menait une vie qui avait toujours été la même depuis le commencement du monde. Elle n’était pas habituée à réfléchir aux choses qui changent, aux vieilles coutumes qui meurent et aux nouvelles qui surgissent. Elle ne trouvait pas rassurant de contempler les choses sous ce jour. « Les pouvoirs du Dieu-Roi sont bien moindres que les pouvoirs de Ceux que je sers », dit-elle, fronçant le sourcil.
— « Bien sûr… Bien sûr… Mais on ne va pas dire cela à un dieu, petit rayon de miel. Ni à sa prêtresse. »
Et, surprenant le regard de son petit œil brun et pétillant, elle pensa à Kossil, Grande Prêtresse du Dieu-Roi, qu’elle craignait depuis son premier jour dans le Lieu ; et elle comprit alors ce qu’il voulait dire.
— « Mais le Dieu-Roi et son peuple négligent le culte des Tombeaux. Personne ne vient.
— « Il envoie des prisonniers pour les sacrifices. Cela, il ne le néglige pas. Non plus que les présents dus aux Innommables. »
« Des présents ! Son temple est peint de neuf chaque année, il y a sur l’autel cent kilos d’or, les lampes brûlent de l’essence de rose ! Et regarde la Salle du Trône – les trous dans le toit, le dôme qui s’effondre, et les murs pleins de souris, de chouettes et de chauves-souris… Mais de toute façon il durera plus longtemps que le Dieu-Roi et tous ses temples, et tous les rois qui viendront après lui. Il était là avant eux, et quand ils auront disparu il sera toujours là. Il est le centre des choses. »
« Il est le centre des choses ! »
« Il y a ici tant de richesses ; Thar m’en parle quelquefois. Assez pour remplir plus de dix fois le temple du Dieu-Roi. De l’or et des trophées offerts il y a des siècles, une centaine de générations, qui sait combien de temps ! Elles sont enfermées dans les puits et les caves, sous terre. On ne veut pas encore m’y mener, on me fait attendre et attendre. Mais je sais à quoi ça ressemble. Il y a des chambres sous la Salle, sous le Lieu tout entier, sous l’endroit où nous sommes en ce moment. C’est un immense dédale de tunnels, un Labyrinthe. C’est comme une grande et obscure cité sous la colline. Pleine d’or, d’épées des héros antiques et de vieilles couronnes, d’ossements, d’années et de silence. »
Elle parlait comme en transe, comme ravie. Manan l’observait. Sa face épaisse n’exprimait jamais grand-chose, sinon une tristesse paisible et attentive ; et elle était en cet instant plus triste que d’ordinaire. « Eh bien, tout cela est à toi », dit-il. « Le silence, et l’obscurité. »
« Oui. Mais on ne veut rien me montrer, à part les chambres au-dessus du sol, derrière le Trône. On ne m’a pas même montré les entrées des lieux souterrains ; simplement parfois quelques mots marmonnés à ce sujet. On me tient à l’écart du domaine qui m’appartient ! Pourquoi me fait-on attendre ainsi ? »
« Tu es jeune. Et, peut-être », dit Manan de son contralto enroué, « peut-être ont-elles peur, petite. Ce n’est pas leur domaine, après tout. C’est le tien. Elles sont en danger quand elles y pénètrent. Il n’est pas de mortel qui ne craigne les Innommables. »
Arha ne dit rien, mais ses yeux flamboyèrent. Encore une fois, Manan lui avait montré une nouvelle façon de voir les choses. Si formidables, si froides, si fortes soient-elles, Thar et Kossil lui avaient toujours semblé ne jamais pouvoir avoir peur. Pourtant Manan avait raison. Elles redoutaient ces lieux, ces puissances dont Arha faisait partie, auxquelles elle appartenait. Elles avaient peur d’aller dans ces endroits obscurs, peur d’être dévorées.
À présent, tandis qu’elle descendait avec Kossil les marches de la Petite Maison et gravissait le chemin ardu et sinueux qui menait à la Salle du Trône, elle se rappelait cette conversation avec Manan, et exultait encore. Où qu’elles l’emmènent, quoi qu’elles lui montrent, elle n’aurait pas peur. Elle connaîtrait le chemin.
Un peu en retrait sur le sentier, Kossil parla. « L’un des devoirs de ma maîtresse, comme elle le sait, consiste dans le sacrifice de certains prisonniers, des criminels de haute naissance, qui par sacrilège ou trahison ont péché contre notre seigneur le Dieu-Roi. »
— « Ou contre les Innommables », dit Arha.
— « Il est vrai. Toutefois, il n’est pas séant que la Dévorée accomplisse ce devoir alors qu’elle est encore enfant. Mais ma maîtresse n’est plus une enfant. Il y a des prisonniers dans la Chambre des Chaînes, envoyés il y a un mois de cela par la grâce de notre seigneur le Dieu-Roi depuis sa cité d’Awabath. »
— « Je ne savais pas que des prisonniers étaient arrivés. Pourquoi ne l’ai-je pas su ? »
— « Les prisonniers sont amenés de nuit, et en secret, de la manière prescrite jadis dans le rituel des Tombeaux. C’est ce même secret qu’observera ma maîtresse, si elle prend le chemin qui longe le mur. »
Arha quitta le sentier pour suivre le grand mur de pierre qui limitait les Tombeaux derrière la salle en dôme. Les roches dont il était construit étaient massives ; la moindre d’entre elles pesait plus lourd qu’un homme, et les plus grosses avaient la taille d’un chariot. Bien que non taillées, elles étaient assemblées et ajustées avec soin. Cependant, par endroits un pan de mur avait glissé, et les roches gisaient en tas informe. Seul un long espace de temps avait pu produire ce résultat, des siècles de jours ardents et de nuits glacées du désert, des mouvements imperceptibles des collines elles-mêmes, depuis des millénaires.
« Il est très facile d’escalader le Mur des Tombeaux », dit Arha alors qu’elles longeaient la muraille.
— « Nous n’avons pas assez d’hommes pour le reconstruire », répondit Kossil.
— « Nous en avons suffisamment pour le garder. »
— « Ce ne sont que des esclaves. On ne peut leur faire confiance. »
— « On peut leur faire confiance s’ils ont peur. Que le châtiment soit le même pour eux que pour l’étranger à qui ils auront permis de fouler le sol sacré dans l’enceinte du mur. »
— « Quel sera ce châtiment ? » Kossil ne l’interrogeait pas pour connaître la réponse. C’est elle qui avait enseigné cette réponse à Arha, il y avait longtemps. « Être décapité devant le Trône. »
— « Est-ce la volonté de ma maîtresse qu’un garde soit posté sur le Mur des Tombeaux ? »
— « Oui », répondit la jeune fille. À l’intérieur des longues manches noires, ses doigts se crispèrent dans son exaltation. Elle savait que Kossil ne désirait pas céder un esclave pour cette besogne de surveillance ! Et c’était en fait une besogne inutile, car quels étrangers s’aventuraient jamais ici ? Il était peu probable que quiconque rôdât, par accident ou dans un but arrêté, dans un rayon d’un kilomètre autour du Lieu sans qu’on le vît ; et il n’arriverait sans doute jamais près des Tombeaux. Mais y poster un garde, c’était un honneur qui leur était dû, et Kossil ne pouvait guère y opposer d’argument. Elle devait obéir à Arha.
« Ici » , annonça sa voix froide.
Arha s’arrêta. Elle avait souvent suivi ce sentier qui faisait le tour du Mur des Tombeaux, et le connaissait comme elle connaissait chaque pouce du Lieu, chaque rocher, chaque épine et chaque chardon. Le grand mur de rocher se dressait, trois fois haut comme elle, sur la gauche ; sur la droite, la colline s’inclinait jusqu’à la vallée aride et peu profonde, qui bientôt montait à nouveau vers les contreforts de la chaîne occidentale. Elle inspecta le terrain tout autour d’elle et n’y vit rien qu’elle n’eût déjà vu auparavant. « Sous les roches rouges, maîtresse. » À quelques mètres en bas du versant, un affleurement de lave rouge marquait comme un degré ou une petite falaise dans la colline. Quand elle fut descendue jusque-là et se tint à ce niveau, face aux rochers, Arha s’aperçut qu’ils ressemblaient à une porte grossière, haute de quatre pieds. « Que faut-il faire ? »
Elle avait appris depuis longtemps que dans les lieux sacrés il ne servait à rien d’essayer d’ouvrir une porte si l’on ne connaissait pas le secret de son ouverture.
« Ma maîtresse possède toutes les clés des places obscures. »
Depuis les rites qui avaient présidé à sa majorité, Arha portait à sa ceinture un anneau de fer auquel étaient suspendues une petite dague et treize clés, certaines longues et lourdes, d’autres petites comme des hameçons. Elle souleva l’anneau et déploya les clés. « Celle-ci », dit Kossil en tendant le doigt ; puis elle plaça son index épais sur une fissure entre deux surfaces rocheuses rouges et grêlées.
La clé, une longue tige de fer avec deux dents ouvragées, pénétra dans la fissure. Arha la tourna vers la gauche, en se servant de ses deux mains, car la serrure était dure ; pourtant la clé tourna sans difficulté.
« Et maintenant ? »
— « Ensemble… »
Ensemble elles poussèrent la surface de roche rugueuse, à gauche de la serrure. Pesamment, mais sans accroc ni bruit, une partie irrégulière du rocher rouge glissa vers l’intérieur, livrant une étroite ouverture. Au-dedans, c’était le noir. Arha se baissa et entra.
Kossil, femme lourde aux vêtements lourds, dut comprimer son corps pour franchir la fente étroite. Dès qu’elle fut à l’intérieur, elle appuya le dos contre la porte et, avec effort, la referma. C’était le noir absolu. Aucune lumière. L’obscurité semblait peser comme un feutre humide sur les yeux ouverts.
Elles s’accroupirent, presque pliées en deux, car l’endroit où elles se trouvaient n’avait guère plus d’un mètre de haut, et était si étroit que les mains tâtonnantes d’Arha touchaient en même temps la roche moite à droite et à gauche.
« As-tu apporté une lampe ? »
Elle chuchotait, comme on le fait dans les ténèbres.
— « Je n’ai pas apporté de lampe », répondit Kossil derrière elle. Elle aussi baissait la voix, mais celle-ci sonnait bizarrement, comme si elle avait souri. Et Kossil ne souriait jamais. Le cœur d’Arha fit un bond ; le sang battit dans sa gorge. Elle se dit à elle-même, farouchement : « Ce lieu est à moi, c’est ici ma place, je n’aurai pas peur ! »
Mais elle ne dit rien. Elle se mit à avancer ; il n’y avait qu’une seule voie. Elle allait vers l’intérieur de la colline, puis descendait.
Kossil la suivait, respirant péniblement, ses habits raclant la roche et la terre.
D’un seul coup la voûte s’élevait : Arha put se redresser, et en étendant les mains elle ne sentait plus les murs. L’air, qui était rare, et sentait la terre, effleurait son visage d’une moiteur plus fraîche, et de légers mouvements donnaient l’impression d’une grande étendue. Arha avança de quelques pas prudents dans l’obscurité totale. Un caillou, glissant sous sa sandale, en heurta un autre, et ce bruit infime éveilla des échos, de nombreux échos, ténus, lointains, encore plus lointains. La caverne devait être immense, haute et large, mais non point vide : quelque chose dans ses ténèbres, les surfaces d’objets invisibles ou des cloisons, brisait l’écho en des milliers de fragments.
« Nous devons être ici sous les Pierres », dit Arha dans un souffle, et son murmure coula dans la noirceur caverneuse et s’érailla en filaments de son ténus comme une toile d’araignée, qui s’accrochaient longtemps à l’oreille.
— « Oui. Ceci est l’En-Dessous des Tombeaux, Continuez. Je ne puis rester ici. Suivez le mur à gauche. Passez trois ouvertures. »
Le chuchotement de Kossil était sifflant (et les légers échos sifflaient derrière lui). Elle avait peur, elle avait bel et bien peur. Elle n’aimait pas se trouver ici parmi les Innommables, dans leurs Tombeaux, dans leurs caveaux, dans les ténèbres. Ce lieu ne lui appartenait pas, elle n’y avait pas sa place.
— « Je viendrai ici avec une torche », dit Arha, se guidant à tâtons le long du mur de la caverne, et s’étonnant des formes étranges du rocher, des eaux, des renflements, des courbes et des angles délicats, ici rugueux comme la guipure, là lisses comme le cuivre : sûrement de la gravure. Peut-être la caverne tout entière était-elle l’œuvre de sculpteurs des temps anciens.
— « La lumière est interdite ici ». Le murmure de Kossil était tranchant. À l’instant même, Arha sut que cela devait être ainsi. C’était ici le royaume des ténèbres, le tréfonds de la nuit.
A trois reprises ses doigts rencontrèrent une brèche dans la complexe ténèbre rocheuse. La quatrième fois, elle mesura à tâtons la hauteur et la largeur de l’ouverture, et la franchit. Kossil suivit.
Dans ce tunnel, qui remontait en pente faible, elles dépassèrent une ouverture sur la gauche, puis à un embranchement prirent à droite : tout cela en tâtonnant, à l’aveuglette dans le silence des entrailles de la terre. Dans un paysage comme celui-là, il fallait presque constamment étendre les mains pour toucher les deux parois, de peur de manquer une des ouvertures, ou de ne pas remarquer une bifurcation. Le toucher était le seul guide ; on ne pouvait voir son chemin, on le tenait entre ses mains. « Est-ce le Labyrinthe ? »
— « Non. C’est le petit dédale sous le Trône. »
— « Où est l’entrée du Labyrinthe ? »
Arha appréciait ce jeu dans le noir, et désirait qu’on lui donne à résoudre un rébus plus important.
— « La deuxième ouverture que nous avons dépassée dans l’En-Dessous des Tombeaux. Cherchez à présent une porte sur la droite, une porte en bois, peut-être l’avons-nous déjà dépassée… »
Arha entendit les mains de Kossil errer fébrilement sur la paroi, s’égratignant à la roche rude. Elle effleura le roc du bout des doigts, et l’instant d’après sentit le grain lisse du bois en dessous. Elle appuya, et la porte s’ouvrit sans difficulté, en grinçant. Elle demeura un moment aveuglée par la lumière.
Elles pénétrèrent dans une pièce large et basse, aux murs en pierre de taille, éclairée par une torche fumeuse suspendue à une chaîne. L’endroit était infesté par la fumée de la torche qui ne trouvait pas d’issue. Les yeux d’Arha lui piquaient et larmoyaient.
« Où sont les prisonniers ? »
— « Ici. »
Elle finit par s’apercevoir que les trois espèces d’amas à l’autre bout de la pièce étaient des hommes.
« La porte n’est pas verrouillée. Il n’y a pas de garde ? »
— « Ce n’est pas nécessaire. »
Elle alla un peu plus avant hésitante, scrutant la pièce à travers la brume de fumée. Les prisonniers étaient attachés par les deux chevilles et un poignet à de grands anneaux rivés à la muraille rocheuse. Si l’un d’eux voulait s’allonger, il devait garder levé son bras enchaîné, suspendu à la menotte. Leurs cheveux et leur barbe formaient une broussaille emmêlée qui, jointe à l’ombre, cachait leur visage. L’un d’eux était à demi étendu, l’autre assis et le dernier accroupi. Ils étaient nus. L’odeur qui émanait d’eux était plus forte encore que celle de la fumée âcre.
L’un d’eux paraissait observer Arha ; elle crut avoir vu luire ses yeux, puis n’en fut plus certaine. Les autres n’avaient ni bougé ni levé la tête.
Elle se détourna. « Ce ne sont plus des hommes », dit-elle.
— « Ils ne l’ont jamais été. C’étaient des démons, des esprits bestiaux, qui complotaient contre la vie sacrée du Dieu-Roi ! » Les yeux de Kossil brillaient de la lueur rougeâtre de la torche.
— Arha regarda à nouveau les prisonniers, terrifiée mais curieuse. « Comment un homme peut-il attaquer un Dieu ? Comment cela s’est-il fait ? Toi : comment as-tu pu oser attaquer un dieu vivant ? »
L’homme interrogé la fixa à travers la broussaille noire de ses cheveux, mais ne dit rien.
— « On leur a coupé la langue avant de les conduire d’Awabath jusqu’ici », dit Kossil. « Ne leur parlez pas, maîtresse. C’est vous souiller. Ils vous appartiennent, mais vous ne devez ni leur parler, ni les regarder, ni penser à eux. Ils vous appartiennent pour que vous les donniez aux Innommables. »
— « De quelle manière doivent-ils être sacrifiés ? » Arha ne regardait plus les prisonniers. Elle préférait faire face à Kossil, dont le corps massif et la voix froide lui donnaient de la force. La tête lui tournait, la puanteur de la fumée et de la saleté la rendait malade, et cependant elle semblait penser et parler avec un calme parfait. N’avait-elle pas fait cela bien des fois auparavant ?
— « La Prêtresse des Tombeaux est celle qui sait le mieux quelle sorte de mort plaira le plus à ses Maîtres, et c’est à elle de choisir. Il existe nombre de manières. »
— « Que Gobar, le capitaine des gardes, leur tranche la tête. Et que le sang soit répandu devant le Trône. »
— « Comme pour un sacrifice de boucs ? » Kossil paraissait railler son manque d’imagination. Arha resta muette. Kossil reprit : « En outre, Gobar est un homme. Nul homme ne peut entrer dans les Lieux Obscurs des Tombeaux, ma maîtresse s’en souvient sûrement. S’il y entre » il n’en ressort pas… »
— « Qui les a conduits ici ? Qui les nourrit ? »
— « Les gardiens attachés à mon temple, Duby et Uahto : ce sont des eunuques et ils ont le droit d’entrer ici pour servir les Innommables, tout comme moi. Les soldats du Dieu-Roi ont abandonné les prisonniers ligotés à l’extérieur du mur, et les gardiens et moi les avons amenés par la Porte des Prisonniers, la porte dans les roches rouges. Il en est toujours ainsi. La nourriture et l’eau sont descendues par une trappe dans l’une des salles, derrière le Trône. »
Arha leva les yeux et vit, près de la chaîne à laquelle était suspendue la torche, un carré de bois dans le plafond de pierre. Il était beaucoup trop petit pour qu’un homme pût s’y glisser, mais par ce moyen on pouvait faire descendre une corde jusqu’au prisonnier central. Elle détourna une nouvelle fois les yeux, précipitamment.
— « Qu’on ne leur apporte plus ni eau ni nourriture, dans ce cas. Qu’on laisse s’éteindre la torche. »
Kossil s’inclina. « Et les corps, quand ils seront morts ? »
— « Que Duby et Uahto les enterrent dans la grande caverne que nous avons traversée, l’En-Dessous des Tombeaux », dit la jeune fille, dont la diction s’était faite rapide et aiguë. « Ils devront le faire dans les ténèbres. Mes Maîtres mangeront les cadavres. »
— « Ce sera fait. »
— « Est-ce bien ainsi, Kossil ? »
— « C’est bien, Maîtresse. »
— « Alors, partons », dit Arha, d’une voix stridente. Elle fit demi-tour, se hâta vers la porte en bois, et quitta la Chambre des Chaînes pour la noirceur du tunnel, qui lui parut douce et sereine comme une nuit sans étoiles, silencieuse, même sans rien à voir, sans lumière, sans vie. Elle plongea dans cette obscurité si pure, la traversa rapidement comme un nageur traverse l’onde. Kossil pressait le pas derrière elle, de plus en plus distancée, le souffle court, le pas pesant. Sans hésitation. Arha suivit le chemin par lequel elles étaient venues, prenant les mêmes tournants ou évitant les mêmes pièges, longea l’En-Dessous des Tombeaux, vaste et empli d’échos et se glissa, courbée en deux, dans le dernier long tunnel qui montait vers la porte de roc close. Là, elle s’accroupit et chercha la longue clé sur l’anneau qui pendait à sa taille. Elle la trouva, mais ne put repérer la serrure. Il n’y avait pas une pointe de lumière dans le mur invisible devant elle, que ses doigts parcoururent à tâtons, cherchant un verrou, une serrure ou une poignée, et ne rencontrant rien. Où fallait-il introduire la clé ? Comment pouvait-elle sortir ? « Maîtresse ! »
La voix de Kossil, amplifiée par les échos, retentit, sifflante, loin derrière elle.
« Maîtresse, la porte ne s’ouvre pas de l’intérieur. On ne peut pas sortir. Il n’est pas possible de revenir en arrière. »
Arha se blottit contre le rocher. Elle ne dit rien. « Arha ! »
— « Je suis ici. »
— « Venez ! »
Elle rampa sur les mains et les genoux tout au long du passage, comme un chien, jusqu’aux jupes de Kossil.
« À droite. Vite ! Je ne dois pas m’attarder ici. Ce n’est pas ma place. Suivez-moi. »
Arha se releva, et s’accrocha à la robe de Kossil. Elles avancèrent, suivirent la paroi étrangement gravée de la caverne sur la droite durant une longue distance, puis franchirent une brèche noire dans les ténèbres. Elles montaient à présent dans des tunnels, par des escaliers. La jeune fille s’agrippait toujours à la robe de la femme. Ses yeux étaient clos.
Puis elle perçut une lumière, rouge au travers de ses paupières. Elle pensa qu’elle était à nouveau dans la pièce éclairée par une torche, pleine de fumée. Mais l’air avait une senteur douceâtre, sèche et rance, une senteur familière ; et ses pieds s’appuyaient sur un escalier raide, presque une échelle. Elle lâcha la robe de Kossil, et regarda. Une trappe s’ouvrait au-dessus de sa tête. Elle y grimpa derrière Kossil. Elle déboucha dans une pièce à l’aspect familier, une petite cellule de pierre renfermant quelques coffres et des boîtes en fer dans le dédale de chambres derrière la Salle du Trône. La lumière du jour, grisâtre, chatoyait faiblement dans le corridor, derrière la porte.
« L’autre porte, la Porte des Prisonniers, ne conduit qu’aux tunnels. Elle ne mène pas dehors. La seule issue est celle-ci. S’il en existe une autre, je ne la connais pas, et Thar non plus. Il vous faudra la découvrir seule, s’il en existe une. Mais je ne le pense pas. » Kossil parlait toujours à mi-voix, avec une sorte de rancœur. Son visage épais, sous le capuchon noir, était pâle et mouillé de sueur.
— « Je ne me rappelle plus les tournants à prendre pour sortir par ici. »
— « Je vous le dirai. Une seule fois. Ensuite vous devrez vous en souvenir. La prochaine fois, je ne viendrai pas avec vous. Ma place n’est pas ici. Il vous faut venir seule. »
La jeune fille hocha la tête. Elle leva son regard sur le visage de son aînée, et songea qu’il avait un air singulier, pâle d’une peur à peine maîtrisée et pourtant triomphant, comme si Kossil se fût délectée du spectacle de sa faiblesse.
— « Je viendrai seule désormais », dit Arha, puis, comme elle tentait de faire demi-tour, elle sentit ses jambes se dérober et vit la pièce tournoyer. Elle s’évanouit, petit amas noir aux pieds de la prêtresse.
« Vous apprendrez », dit Kossil, le souffle encore court, debout, immobile. « Vous apprendrez. »