Dans le Grand Trésor des Tombeaux d’Atuan, le temps ne s’écoulait pas. Point de lumière ; point de vie ; ni même le mouvement d’une araignée dans la poussière ou d’un ver dans la terre froide. Le roc, et les ténèbres, et le temps qui ne passait pas.
Sur le couvercle de pierre d’un immense coffre, le voleur des Contrées de l’Intérieur était étendu sur le dos, tel un gisant sur un tombeau. La poussière qu’il avait remuée était retombée sur ses vêtements. Il ne bougeait pas.
Le verrou cliqueta. La porte s’ouvrit. La lumière déchira les ténèbres mortes et un courant plus frais agita l’air inerte. L’homme resta immobile.
Arha ferma la porte et la verrouilla de l’intérieur, posa sa lanterne sur un coffre, et s’approcha lentement de la forme inanimée. Ses gestes étaient craintifs et ses yeux agrandis, la pupille encore dilatée après cette longue traversée dans le noir.
« Épervier ! ».
Elle lui toucha l’épaule et prononça son nom, encore et encore.
Il remua alors, et gémit. Enfin il se redressa, le visage tiré et les yeux vides. Il la regarda sans la reconnaître.
« C’est moi, Arha… Tenar. Je t’ai apporté de l’eau. Tiens, bois. »
Il prit la gourde avec maladresse, comme si ses mains eussent été engourdies, et but, mais une petite gorgée seulement.
« Combien de temps s’est-il écoulé ? » demanda-t-il, s’exprimant avec difficulté.
— « Deux jours ont passé depuis que tu es arrivé dans cette salle. Ceci est la troisième nuit. Je n’ai pas pu venir plus tôt. J’ai dû voler la nourriture – la voici… » Elle sortit un pain gris et plat du sac qu’elle avait apporté, mais il secoua la tête.
— « Je n’ai pas faim. Ce… cet endroit est mortel. » Il mit sa tête entre ses mains et resta ainsi, immobile.
— « As-tu froid ? J’ai pris le manteau dans la Chambre Peinte. »
Il ne répondit pas.
Elle posa le manteau sur le sol et le contempla. Elle tremblait un peu, et ses yeux étaient toujours agrandis et sombres.
Brusquement, elle tomba à genoux, se prosterna, et se mit à pleurer, à sanglots profonds qui lui tordaient le corps mais sans larmes.
Il descendit du coffre avec raideur, et se pencha sur elle. « Tenar… »
— « Je ne suis pas Tenar. Je ne suis pas Arha. Les dieux sont morts ; les dieux sont morts ! »
Il posa ses mains sur sa tête et repoussa le capuchon. Il se mit à parler. Sa voix était douce, et les mots étaient d’une langue qu’elle n’avait jamais entendue. Leur son dans son cœur était comme la pluie qui tombe. À les écouter, elle s’apaisa.
Quand elle fut calmée, il la souleva, et la posa comme une enfant sur l’immense coffre où lui-même s’était étendu. Il posa sa main sur les siennes.
« Pourquoi pleurais-tu, Tenar ? »
— « Je vais te le dire. Mais peu importe que je te le dise ; tu ne peux rien. Tu ne peux m’aider. Tu es en train de mourir, toi aussi, n’est-ce pas ? Donc cela n’a aucune importance. Rien n’a d’importance. Kossil, la Prêtresse du Dieu-Roi a toujours été cruelle, et n’a de cesse que je te tue, comme j’ai tué les autres. Et je ne veux pas le faire. De quel droit le demande-t-elle ? Elle a défié les Innommables, s’est moquée d’eux, et je lui ai jeté un sort. Et depuis, j’ai peur d’elle, car ce qu’a dit Manan est vrai, elle ne croit pas aux dieux. Elle veut qu’on les oublie, et elle va me tuer pendant mon sommeil. Alors je ne dors plus. Je ne suis pas retournée à la Petite Maison. Je suis restée dans la Salle du Trône toute la nuit, dans l’une des soupentes où l’on garde les robes de danse. Avant le jour, je suis descendue à la Grande Maison et j’ai volé de la nourriture dans la cuisine, puis je suis retournée à la Salle où je suis demeurée toute la journée. J’essayais de trouver ce que je devrais faire. Et ce soir… ce soir, j’étais tellement fatiguée ! J’ai alors pensé que je pourrais aller dormir dans un lieu sacré, qu’elle aurait peur d’y aller. Aussi, je suis descendue dans l’En-Dessous des Tombeaux. La grande caverne où je t’ai vu pour la première fois. Et… et elle était là. Elle a dû rentrer par la porte en roc rouge. Elle était là, avec une lanterne. Fouillant la tombe creusée par Manan, pour voir si elle contenait un cadavre. Comme un rat dans un cimetière, un gros rat noir, fouissant le sol. Et la lumière qui brûlait dans le Lieu Sacré, le lieu des ténèbres ! Mais les Innommables n’ont rien fait. Ils ne l’ont pas tuée, ne l’ont pas rendue folle. Ils sont vieux, comme elle l’a dit. Ils sont morts. Ils ont tous disparu. Et je ne suis plus prêtresse. » L’homme écoutait, sa main toujours sur la sienne, la tête un peu inclinée. Une certaine vigueur était revenue dans sa mine et dans son maintien, malgré les cicatrices sur sa joue, d’un gris livide, et la poussière qui poudrait encore ses habits et ses cheveux.
« Je suis passée près d’elle, traversant l’En-Dessous des Tombeaux. Sa chandelle faisait plus d’ombre que de lumière, et elle ne m’a pas entendue. J’ai voulu entrer dans le Labyrinthe pour m’éloigner d’elle. Mais une fois dedans, je croyais sans cesse l’entendre derrière moi. Tout au long des couloirs, j’entendais toujours quelqu’un, derrière moi. Et je ne savais où aller. Je croyais être en sûreté ici, je croyais que mes Maîtres me protégeraient et me défendraient. Mais non, ils ont disparu, ils sont morts !… »
— « C’était à cause d’eux que tu pleurait – à cause de leur mort ? Mais ils sont ici, Tenar, ici ! »
— « Comment le sais-tu ? » dit-elle, presque indifférente.
— « Parce que, à chaque instant, depuis que j’ai posé le pied dans la caverne sous les Pierres Tombales, j’ai déployé tous mes efforts pour les apaiser, afin qu’ils ne se rendent pas compte de ma présence. J’y ai dépensé tous mes dons, consumé toute ma force. J’ai empli ces tunnels d’un réseau sans fin de sorts, sorts de sommeil, d’apaisement, de dissimulation, et cependant ils savent que je suis là, mi-conscients, mi-endormis, mi-éveillés. Mais je suis presque à bout, épuisé par cette lutte. Ce lieu est vraiment terrible. Un homme seul n’a rien à espérer ici. Je mourais de soif quand tu m’as donné de l’eau, mais ce n’est pas seulement l’eau qui m’a sauvé. C’est l’énergie des mains qui me la donnaient. » Disant cela, il retourna la main de la jeune fille, paume en l’air, dans la sienne, et la fixa un moment ; puis il se détourna, fit quelques pas dans la pièce et s’arrêta à nouveau devant elle. Elle ne dit mot.
« Pensais-tu vraiment qu’ils étaient morts ? Tu sais bien qu’ils ne le sont pas, dans ton cœur. Ils ne meurent pas. Ils sont ténébreux et immortels, et ils haïssent la lumière, la brève et brillante lumière de notre mortalité. Ils sont immortels, mais ce ne sont point des dieux. Jamais ils ne le furent. Ils ne méritent pas l’adoration d’une âme humaine. »
Elle écoutait, les yeux lourds, le regard rivé à la lanterne vacillante.
« Que t’ont-ils donné, Tenar ? »
— « Rien », murmura-t-elle.
— « Ils n’ont rien à donner. Ils n’ont pas le pouvoir de faire. Leur seul pouvoir est de noircir et de détruire. Ils ne peuvent quitter ce lieu : ils sont ce lieu ; et il faudrait le leur laisser. Il ne faut ni les nier ni les oublier, mais non plus les adorer. La Terre est belle, et lumineuse, et bonne, mais ce n’est pas tout. La Terre est aussi terrible, et noire, et cruelle. Le lapin crie quand il meurt dans les vertes prairies. Les montagnes crispent leurs mains immenses pleines d’un feu caché. Il y a des requins dans la mer, et de la cruauté dans les yeux des hommes. Et là où les hommes adorent ces choses et s’abaissent devant elles, naît le mal ; il y a de par le monde des lieux où se rassemblent les ténèbres, des lieux tout entiers abandonnés à Ceux que nous appelons Innommables, les puissances anciennes et sacrées de la Terre avant la Lumière, les puissances de l’obscurité, de la ruine, de la folie. Je crois qu’ils ont depuis longtemps rendue folle ta prêtresse, Kossil ; je crois qu’elle a rôdé dans ces cavernes comme elle rôde dans le labyrinthe de son moi, et à présent elle ne peut plus voir la lumière du jour. Elle te dit que les Innommables sont morts ; seule une âme perdue, à la vérité perdue, pourrait croire cela. Ils existent. Mais ils ne sont pas tes Maîtres. Ils ne l’ont jamais été. Tu es libre, Tenar. On t’a appris à être esclave, mais tu as brisé tes chaînes. »
Elle écoutait, bien que son expression demeurât inchangée. Il ne dit plus rien. Ils étaient silencieux ; mais non de ce silence qui emplissait la pièce avant qu’elle y entrât. Il y avait maintenant le bruit de leurs deux respirations, et le mouvement de la vie dans leurs veines, et la chandelle qui brûlait dans sa lanterne d’étain, signe infime de vie.
« Comment se fait-il que tu connaisses mon nom ? »
Il arpentait la salle, déplaçant la poussière fine, et étirait ses bras et ses épaules pour essayer de combattre l’engourdissement du froid.
— « Connaître les noms est mon métier. Mon art. Pour rendre une chose magique, vois-tu, il faut découvrir son vrai nom. Dans mon pays, nous gardons caché notre vrai nom, toute la vie durant, de tous, sauf ceux en qui nous avons entière confiance ; car un nom recèle un grand pouvoir, et un grand danger. Autrefois, au commencement du temps, quand Segoy éleva les Iles de Terremer des profondeurs de l’océan, toutes les choses portaient leur vrai nom. Et tout acte de magie, toute sorcellerie, repose encore sur la connaissance – le réapprentissage, le souvenir – de l’ancien et vrai langage de la Création. Il faut, bien sûr, apprendre les envoûtements, la manière de se servir des mots ; et il faut en connaître également les conséquences. Mais ce à quoi un sorcier consacre sa vie, c’est de découvrir les noms des choses, et de découvrir comment découvrir le nom des choses. »
— « Comment as-tu découvert le mien ? »
Il contempla un moment, son regard profond et clair traversant les ténèbres qui les séparaient ; et il hésita un instant. « Je ne puis te le dire. Tu es pareille à une lanterne couverte, cachée en un lieu sombre. Pourtant la lumière luit ; ils n’ont pu l’éteindre. Ils ne sont point parvenus à te cacher. De même que je connais la lumière, et que je te connais, de même je connais ton nom, Tenar. C’est mon don, mon pouvoir. Je ne puis t’en dire plus. Mais toi, dis-moi : que vas-tu faire maintenant ? »
— « Je ne sais pas. »
— « Kossil a trouvé une fosse vide, à l’heure qu’il est. Que va-t-elle faire ? »
— « Je l’ignore. Si je remonte, elle peut me faire exécuter. Pour une Grande Prêtresse, le mensonge est puni de mort. Elle peut me faire sacrifier sur les marches du Trône si elle le veut. Et Manan cette fois devra réellement me trancher la tête, au lieu de brandir simplement l’épée en attendant que la Forme Noire l’arrête. Mais cette fois elle ne l’arrêterait pas ; la lame s’abaisserait et couperait ma tête. »
Sa voix était terne et son débit lent. Il se rembrunit. « Si nous restons longtemps ici », dit-il, « tu vas devenir folle, Tenar. La colère des Innommables pèse lourdement sur ton esprit. Et sur le mien. Cela va mieux maintenant que tu es là, beaucoup mieux. Mais il s’est écoulé beaucoup de temps avant que tu viennes, et j’ai dépensé la plus grande part de mon énergie. Nul ne peut longtemps tenir seul tête aux Ténébreux. Ils sont très forts. » Il s’interrompit ; sa voix s’était assourdie, et il semblait avoir perdu le fil de sa pensée. Il frotta ses mains contre son front, puis alla boire à nouveau à la gourde. Il rompit un quignon de pain, et pour le manger s’assit sur le coffre en face d’elle.
Ce qu’il disait était vrai ; elle sentait un poids, une pression sur son esprit, qui semblait obscurcir et embrouiller toute pensée, tout sentiment. Pourtant, elle n’était pas terrifiée comme elle l’avait été en traversant seule les couloirs. Seul le silence absolu à l’extérieur de la salle lui paraissait redoutable. Pourquoi cela ? Jamais auparavant elle n’avait craint le silence souterrain. Mais jamais non plus elle n’avait auparavant désobéi aux Innommables, jamais elle ne s’était opposée à eux.
Elle émit finalement un petit rire plaintif. « Nous sommes assis sur le plus grand trésor de l’Empire », dit-elle. « Le Dieu-Roi donnerait toutes ses épouses pour l’un de ces coffres. Et nous n’avons pas même soulevé un couvercle. »
— « Moi si », dit l’Épervier, tout en mastiquant.
— « Dans le noir ? »
— « J’ai fait un peu de lumière. Une lumière de mage. C’était difficile, ici. Même avec mon bâton, ç’aurait été difficile ; et sans lui, c’était comme d’essayer d’allumer un feu sous la pluie avec du bois mouillé. Mais elle a fini par venir. Et j’ai trouvé ce que je cherchais. »
Elle leva lentement la tête pour le regarder. « L’anneau ? »
— « La moitié de l’anneau. Tu possèdes l’autre moitié. »
— « Moi ? L’autre moitié a été perdue… »
— « Et retrouvée. Je la portais à une chaîne autour de mon cou. Tu me l’as enlevée, me demandant si je ne pouvais me payer un meilleur talisman. Le seul talisman qui surpasse la moitié de l’Anneau d’Erreth-Akbe serait l’anneau complet. Mais, comme on dit, la moitié d’un pain vaut mieux que point de pain. Ainsi, maintenant, tu as ma moitié, et j’ai la tienne. » Il lui sourit à travers les ombres du tombeau.
— « Tu as dit, lorsque je l’ai prise, que je ne saurais pas m’en servir. »
— « C’était vrai. »
— « Et toi, tu sais ? »
Il acquiesça.
« Dis-moi. Dis-moi ce qu’est cet anneau, et comment tu as trouvé la moitié qui était perdue, et comment tu es venu ici, et pourquoi. Il faut que tout cela , je le sache, et alors peut-être saurai-je ce que je dois faire. »
— « Peut-être le sauras-tu, oui… D’accord. Ce qu’est l’Anneau d’Erreth-Akbe ? Comme tu peux le voir, son aspect n’a rien de précieux, et ce n’est même pas un anneau. Il est trop grand. Un bracelet, peut-être, bien qu’il paraisse trop petit pour cela. Nul ne sait pour quel usage il a été conçu. Elfarran la Belle le portait jadis, avant que l’Ile de Soléa ne se perdît sous la mer ; et l’anneau était déjà ancien en ce temps. Il est enfin parvenu entre les mains d’Erreth-Akbe… Le métal est de l’argent trempé, et il est percé de neuf trous. À l’extérieur est gravé un dessin qui ressemble à des vagues, et à l’intérieur figurent neuf Runes de Pouvoir. La moitié en ta possession porte quatre runes et un peu d’une autre ; et il en est de même pour la mienne. La cassure a coupé ce symbole juste au milieu, et l’a détruit. C’est ce qu’on appelle, depuis lors, la Rune Perdue. Les huit autres sont connues des Mages : Pirr, qui protège de la folie, du feu, et du vent, Ges, qui donne l’endurance, et ainsi de suite. Mais la rune brisée était celle qui liait les terres. C’était la Rune-Lien, le signe de l’autorité, le signe de la paix. Aucun roi ne pouvait gouverner convenablement s’il ne le faisait point sous ce signe. Mais personne ne sait comment on l’écrivait. Depuis qu’on l’a perdu, il n’y a plus eu de grand roi à Havnor. Il y a eu des princes et des tyrans, et des guerres et des querelles entre toutes les contrées de Terremer. »
« Aussi, les seigneurs les plus sages et les Mages de l’Archipel voulaient-ils l’Anneau d’Erreth-Akbe, afin de reconstituer la rune perdue. Mais ils ont fini par renoncer à envoyer des hommes à sa recherche, puisque nul ne pouvait s’emparer de la moitié se trouvant dans les Tombeaux d’Atuan, et que l’autre moitié, qu’Erreth-Akbe avait donnée à un roi Kargue, était depuis longtemps perdue. Ils disaient que cette quête était vaine. Il y a de cela plusieurs siècles. »
« Et voici comment je me suis trouvé mêlé à cette histoire. Alors que j’étais un peu plus âgé que toi, je me suis lancé dans une… poursuite, une sorte de chasse à travers les mers. Ce que je chassais m’a joué un tour, et j’ai échoué sur une île déserte, pas très loin des côtes de Karego-At et d’Atuan, au sud-ouest d’ici. C’était un petit îlot, guère plus qu’un banc de sable, avec de longues dunes herbeuses dans le milieu, une source d’eau salée, et c’est tout. »
« Deux personnes y vivaient cependant. Un vieil homme et une femme ; le frère et la sœur, je crois. Je les terrifiais. Ils n’avaient pas vu de visage humain depuis… combien de temps ? Des années, des dizaines d’années. Mais j’étais dans le besoin, et ils furent bons envers moi. Ils avaient une hutte faite d’épaves, et un feu. La vieille femme me donna à manger : des moules qu’elle cueillait sur les rochers à marée basse, de la viande séchée d’oiseaux de mer, qu’ils tuaient en leur jetant des pierres. Elle avait peur, peur de moi, mais elle me nourrit. Comme je ne faisais rien pour l’effrayer, elle en arriva à me faire confiance, et me montra son trésor. Elle aussi possédait un trésor… Une petite robe. Toute de soie perlée. Une petite robe d’enfant, une robe de princesse. Elle-même était vêtue de peaux de phoque non séchées. »
« Nous ne pouvions guère communiquer. J’ignorais la langue Kargue à cette époque, et eux ne connaissaient aucun langage de l’Archipel, et assez peu celui qui était leur. On avait dû les amener là lorsqu’ils étaient de jeunes enfants, et les abandonner à la mort. Je ne sais pas pourquoi, et je doute qu’ils le sussent. Ils ne connaissaient rien d’autre que l’île, le vent et la mer. Mais quand je suis parti, elle me fit un cadeau. Elle me donna la moitié perdue de l’Anneau d’Erreth-Akbe. »
Il marqua une pause.
« J’ignorais, autant qu’elle, à quoi il pouvait servir… Le plus fantastique cadeau de notre ère ; et il fut donné par une pauvre vieille idiote en peaux de phoque à un rustre qui le fourra dans sa poche, dit merci, et reprit la mer !… J’ai donc continué ma route, et fait ce que j’avais à faire. Puis d’autres choses se sont présentées, je suis parti pour la Passe des Dragons à l’ouest, et ainsi de suite. Mais j’ai constamment gardé cet objet sur moi, car j’éprouvais de la gratitude envers cette vieille femme, qui m’avait donné le seul présent qu’elle eût à offrir. J’ai passé une chaîne dans l’un des trous, et l’ai porté ainsi, sans jamais lui accorder une pensée. Puis un jour, sur Sélidor, l’Extrême Ile, la terre où Erreth-Akbe périt au cours de sa lutte contre le dragon Orm – sur Sélidor, je me suis entretenu avec un dragon de la lignée d’Orm. Il m’a dit ce qu’était l’objet que je portais sur ma poitrine. »
« Il trouvait très comique que je ne le sache point. Les dragons nous trouvent amusants. Mais ils se souviennent d’Erreth-Akbe ; de lui, ils parlent comme s’il eût été un dragon, et point un homme. »
« Quand j’eus regagné les Iles du Centre, j’allai enfin à Havnor. Je suis né sur Gont, qui se trouve non loin à l’ouest de votre pays Kargue, et j’avais beaucoup voyagé depuis ; mais jamais je n’étais allé à Havnor. Il était temps que je m’y rende. Je vis les tours blanches, et parlai aux grands personnages, marchands, princes et seigneurs des domaines anciens. Je leur dis ce que j’avais en ma possession. Je leur dis que, s’ils le voulaient, j’irais chercher le reste de l’anneau dans les Tombeaux d’Atuan, afin de retrouver la Rune Perdue, la clé de la paix. Car nous avons grand besoin de paix dans le monde. Ils me prodiguèrent force éloges ; et l’un d’eux me donna même de l’argent pour mes provisions. J’appris donc votre langue, et arrivai à Atuan. »
Il se tut fixant les ombres devant lui.
— « Les gens de nos villes ne t’ont-ils pas reconnu pour un homme de l’Ouest, à cause de ta peau, de ta prononciation ? »
— « Oh, il est facile d’abuser les gens », dit-il, l’air plutôt absent « quand on connaît des tours. Il suffit de quelques changements-illusions, et personne, sauf un autre mage, n’y verra rien. Et vous n’avez ni sorciers ni mages, ici, dans le pays Kargue. C’est bien étrange. Vous avez banni tous vos sorciers il y a bien longtemps, et interdit la pratique de l’Art de Magie ; et à présent, c’est à peine si vous y croyez. »
— « On m’a appris à ne pas y croire. C’est contraire aux enseignements des Prêtres-Rois. Mais je sais que seule la sorcellerie a pu t’amener jusqu’aux Tombeaux, et te faire franchir la porte de roc rouge. »
— « Pas seulement la sorcellerie, mais également de bons conseils. Nous employons l’écriture plus que vous ne le faites, je crois. Sais-tu lire ? »
— « Non. C’est un des arts noirs. »
Il hocha la tête. « Mais un art utile. Un voleur malchanceux a laissé certaines descriptions des Tombeaux d’Atuan, et des instructions permettant d’y entrer, si l’on connaît l’un des Grands Sorts d’Ouverture. Tout cela a été consigné dans un livre conservé, dans le trésor d’un prince d’Havnor. Il m’a permis de le lire. C’est ainsi que je suis parvenu jusqu’à la grande caverne… »
— « L’En-Dessous des Tombeaux… »
— « Le voleur qui a écrit le livre pensait que le trésor se trouvait là, dans l’En-Dessous des Tombeaux. J’ai donc cherché, mais j’avais le sentiment qu’il devait être mieux caché, plus loin dans le dédale. Je savais comment entrer dans le labyrinthe ; et quand je t’ai vue, c’est là que je me suis rendu, pensant m’y cacher et fouiller. C’était une erreur, bien sûr. Les Innommables avaient déjà prise sur moi, et égaraient mon esprit. Et depuis, je n’ai fait que devenir plus faible et plus stupide. Il ne faut pas se soumettre à eux ; il faut leur résister, conserver toujours une âme forte et sûre. J’ai appris cela depuis longtemps. Mais il est difficile de le faire ici, où ils sont si puissants. Ce ne sont pas des dieux, Tenar. Mais ils sont plus forts que n’importe quel homme ! »
Ils restèrent tous deux silencieux pendant un long moment.
— « Qu’as-tu trouvé d’autres dans les coffres au trésor ? » interrogea-t-elle d’une voix sourde.
— « De la pacotille. De l’or, des bijoux, des couronnes, des épées. Rien que puisse revendiquer un homme vivant… Dis-moi, Tenar, comment as-tu été choisie pour être la Prêtresse des Tombeaux ? »
— « Quand meurt la Première Prêtresse, ils partent tous à travers Atuan à la recherche d’un bébé de sexe féminin né la nuit de la mort de la Prêtresse, et ils en trouvent toujours un. Car c’est la Prêtresse réincarnée. Lorsque l’enfant a cinq ans, ils la conduisent ici, au Lieu. Et quand elle a six ans, elle est offerte aux Ténébreux, qui dévorent son âme. Ainsi leur appartient-elle, et ainsi leur a-t-elle appartenu depuis le commencement. Et elle n’a pas de nom. »
— « Crois-tu à tout cela ? »
— « J’y ai toujours cru. »
— « Y crois-tu à présent ? »
Elle ne répondit pas.
À nouveau le silence empli d’ombres tomba entre eux deux. Au bout d’un long moment, elle dit : « Parle-moi… parle-moi des dragons de l’Ouest. »
— « Tenar, que vas-tu faire ? Nous ne pouvons rester ici à nous raconter des histoires jusqu’à ce que la chandelle s’éteigne, et que reviennent les ténèbres. »
— « Je ne sais pas quoi faire. J’ai peur. » Elle se redressa sur le coffre en pierre, les mains crispées, et parla fort, comme quelqu’un qui a mal. Elle dit : « J’ai peur des ténèbres. »
Il répondit avec douceur : « Il te faut choisir. Ou bien tu me quittes, verrouilles la porte, remontes à tes autels et m’abandonnes à tes Maîtres ; puis tu vas voir la Prêtresse Kossil et fais la paix avec elle – et c’est la fin de l’histoire. Ou bien tu ouvres la porte et sors, avec moi. Tu quittes les Tombeaux, tu quittes Atuan, et pars avec moi au-delà de la mer. Et c’est le commencement de l’histoire. Il faut être Arha, ou être Tenar, tu ne peux pas être les deux à la fois. »
La voix profonde était douce et assurée. Elle scruta à travers les ombres son visage, qui était dur et couturé, mais ne contenait nulle cruauté, nulle fourberie.
— « Si je quitte le service des Ténébreux, ils me tueront et si je quitte ce lieu, je mourrai. »
— « Tu ne mourras pas. C’est Arha qui mourra. »
— « Je ne puis… »
— « Pour renaître, il faut mourir. Tenar. Ce n’est pas si difficile qu’il y paraît de l’autre côté. »
— « Ils ne nous laisseront pas sortir. Jamais. »
— « Peut-être pas. Mais cela vaut la peine d’essayer. Tu as la connaissance, et j’ai les dons, et à nous deux nous possédons… » Il s’interrompit.
— « Nous avons l’Anneau d’Erreth-Akbe. »
— « Oui. Mais je pensais à autre chose que nous partageons. Appelons-la confiance… C’est l’un de ses noms. C’est une très grande chose. Bien que chacun de nous soit faible, isolément, avec cette chose nous sommes forts, plus forts que les Puissances des Ténèbres. » Ses yeux étaient clairs et brillants dans son visage couturé. « Écoute, Tenar ! Je suis venu ici en pillard, en ennemi, armé contre toi ; et tu m’as montré de la pitié, et m’as fait confiance. Et moi je t’ai fait confiance dès la première fois où j’ai vu ton visage, l’espace d’un moment, dans la caverne sous les Tombeaux, si beau dans les ténèbres. Tu m’as prouvé ta confiance. Je ne t’ai rien donné en retour. Et je vais te donner tout ce que j’ai à donner. Mon vrai nom est Ged. Et il t’appartient maintenant. » Il s’était levé, et lui tendait un demi-cercle d’argent percé et gravé. « Que l’anneau se ressoude », dit-il.
Elle le prit de sa main. Elle fit glisser de son cou la chaîne d’argent à laquelle pendait l’autre moitié, qu’elle ôta de la chaîne. Elle posa les deux morceaux dans sa paume, en faisant se joindre les bords, de sorte que l’anneau paraissait entier.
Elle ne leva pas le visage.
« Je viendrai avec toi », dit-elle.