5

À Louisville, Siegmund Kluver se sent encore un tout petit garçon. Il n’arrive pas à se persuader du bien-fondé de sa présence dans la cité supérieure. Il se voit comme un rôdeur, un intrus. Dans la cité des maîtres de la monade, une étrange timidité puérile l’envahit qu’il doit s’efforcer de dissimuler. Cette envie perpétuelle de regarder nerveusement derrière lui, dans l’attente glacée de la patrouille qui va l’arrêter (d’épaisses silhouettes au garde-à-vous bouchant toute la largeur du couloir. Que fais-tu ici, petit ? C’est interdit de se promener dans ces étages. Louisville est réservée aux administrateurs, tu ne le sais pas ? Et, rouge de confusion, il balbutiera des excuses, et se précipitera dans le descenseur).

Il essaye de garder secret ce sentiment irraisonné de gêne, sachant qu’il ne cadre pas avec l’image que les autres se font de lui. Siegmund l’impassible. Siegmund le prédestiné. Siegmund, depuis l’enfance, voué à la classe des maîtres. Siegmund le conquérant, se frayant imperturbablement un chemin parmi les plus belles femmes de Monade Urbaine 116.

Si seulement ils savaient. En-dessous se cache un petit garçon vulnérable, fragile – un Siegmund apeuré, faible. S’inquiétant de son ascension trop rapide. Honteux intérieurement de son succès. Siegmund l’humble. Siegmund l’incertain.

Est-ce bien la vérité ? Parfois il lui arrive de penser que ce Siegmund enfoui et privé n’est qu’une seconde façade qu’il s’est construite pour continuer à s’aimer ; et que sous ce placage souterrain de timidité, quelque part au delà de sa perception de lui-même, est tapi le véritable Siegmund, tout aussi impitoyable, orgueilleux et ambitieux que celui qui apparaît aux yeux du monde.

Maintenant, il se rend à Louisville presque tous les matins. Il y est appelé en consultation auprès de quelques-uns des maîtres, de ceux appartenant aux plus hauts rangs de la hiérarchie – Lewis Holston, Nissim Shawke, Kipling Freehouse qui en ont fait leur favori. Il n’ignore pas qu’ils l’exploitent, se déchargent sur lui de toutes les tâches les plus ingrates et pénibles dont ils ne veulent pas. Son ambition est telle qu’il ne refuse jamais. Siegmund, préparez-moi un rapport sur les mouvements et déplacements dans la classe ouvrière. Siegmund, il me faudrait un état des taux d’adrénaline, dans les cités moyennes. Siegmund, un bilan proportionnel des régénérations de déchets ce mois. Siegmund. Siegmund. Siegmund. Mais, en retour, lui aussi se sert d’eux. Très vite, il est devenu indispensable. Il est devenu leur cerveau, leur intelligence. D’ici un ou deux ans, sans doute, il va se trouver propulsé vers les cimes du bâtiment – peut-être ira-t-il à Tolède ou Paris ? Ce qui est encore plus probable, c’est qu’ils le fassent directement accéder à Louisville, à l’occasion de la prochaine vacance. Louisville, à même pas vingt ans !

Peut-être que d’ici là, il se sentira à son aise parmi la classe dirigeante.

Il sait qu’ils rient de lui en leur for intérieur. Cet éclat qui brille dans leurs yeux quand ils le regardent ! Ils sont arrivés au sommet depuis si longtemps qu’ils ont oublié que d’autres doivent encore se frayer leur chemin. Il doit leur sembler comique, il en est conscient – un petit arriviste, consciencieux, volontaire, brûlant d’accéder à leur situation. Ils le tolèrent parce qu’il est capable – plus capable, peut-être, que la majorité d’entre eux – mais ils ne le respectent pas. Ils le considèrent comme fou d’aspirer à ce point à ce dont ils ont eu le temps de se lasser.

Nissim Shawke, par exemple. Il est certainement un des deux ou trois hommes les plus importants de Monade 116. Qui est le plus important ? Siegmund lui-même ne le sait pas. À cet échelon, la puissance devient une abstraction imprécise ; à Louisville, l’autorité absolue est entre les mains de tout le monde et de personne. Selon Siegmund, Shawke doit approcher de la soixantaine, mais il a l’air beaucoup plus jeune. C’est un homme mince, athlétique, à la peau olivâtre, le regard froid, dégageant une impression de grande puissance physique. Vif, prudent, avisé, on sent en lui un dynamisme potentiel énorme, et pourtant, d’après ce que Siegmund peut en savoir, il ne fait rien du tout. Il plane dans ses bureaux, au faîte de l’immeuble. Et pendant ce temps, ses subordonnés traitent tous les problèmes intérieurs et gouvernementaux, tandis que lui ne paraît leur porter aucune attention. Pourquoi le ferait-il d’ailleurs ? Il a atteint le sommet. Plus personne ne le met en doute, excepté Siegmund, peut-être. Il n’a plus besoin d’agir, il lui suffit d’être. À présent, il regarde le temps passer, jouissant des avantages inhérents à sa situation, tel un prince de la Renaissance. Un mot de lui peut envoyer n’importe qui dévaler la chute. Un simple mémorandum dicté par lui peut bouleverser des aspects politiques fondamentaux de la monade. Et pourtant Nissim Shawke ne lance aucun programme, ne dépose aucune proposition de loi. Il refuse toute action. Détenir une telle puissance et ne pas l’exercer apparaît à Siegmund comme une sorte de moquerie, de dédain à l’égard de cette puissance elle-même. Sa passivité totale est un pied de nez aux valeurs que Siegmund révère. Son sourire sardonique se moque de toutes les ambitions et des ambitieux ; une dénégation perfide à l’idée qu’il existe du mérite à servir la société. Je suis ici, semble indiquer chacun de ses gestes, et cela est suffisant ; que la monade s’occupe elle-même de son destin ; quiconque cherche volontairement à en assumer la charge est un fou. Pour Siegmund, qui rêve de gouverner, cette attitude est dangereuse parce qu’elle introduit le doute. Et si Shawke avait raison ? Si, étant à sa place dans une quinzaine d’années, je découvre que rien n’a de sens ? Mais non. Shawke est malade, c’est tout. Son âme s’est vidée. La vie a un sens, et il est digne et utile de servir la communauté. Je possède les qualités pour gouverner mes semblables ; ce serait me trahir et trahir l’humanité que de refuser de faire mon devoir. Nissim Shawke a tort. Je le plains.

Mais pourquoi est-ce que je me recroqueville sous son regard ?

Et puis, il y a la fille de Shawke, Rhea. Elle habite Tolède, au 900e étage. Elle est l’épouse du fils de Kipling Freehouse, Paolo. Ces mariages entre familles de haut rang sont monnaie courante. La plupart du temps, les enfants des administrateurs ne vivent pas à Louisville ; Louisville étant réservée à ceux qui gouvernent. Leurs enfants, à moins qu’ils ne soient eux-mêmes administrateurs, résident en général à Paris ou à Tolède, les cités immédiatement inférieures à Louisville où ils forment une enclave privilégiée. Il est très rare que Siegmund sorte de Paris ou Tolède pour ses promenades nocturnes. Une de ses adresses préférées est celle de Rhea Shawke Freehouse.

Elle est son aînée de dix ans. Elle a hérité de son père une morphologie nerveuse et souple : une silhouette mince, légèrement masculine, avec une petite poitrine, des fesses plates et dures et de longs muscles tendineux. Une carnation sombre ; des yeux qui brillent comme reflétant un amusement non partagé ; un nez étroit et élégant. Elle a seulement trois enfants. Siegmund se demande pourquoi si peu. Elle est vive d’esprit, intelligente, toujours bien informée. Sexuellement, elle est certainement la personne la plus androgyne que Siegmund connaisse ; d’ailleurs même si elle se montre passionnée comme une tigresse dans leurs étreintes, elle ne lui a pas caché le plaisir qu’elle prend à faire l’amour avec certaines femmes. Parmi celles-ci, il y a eu Mamelon, l’épouse de Siegmund, qui lui rappelle en beaucoup de points une version plus jeune de Rhea. Peut-être est-ce la combinaison de tout ce qui le fascine chez Mamelon et chez Nissim Shawke qui l’attire tant vers Rhea.

Siegmund est un exemple de précocité sexuelle. Il avait seulement sept ans quand il a fait ses premières expériences en la matière, soit deux ans avant l’âge normal. À neuf ans, il n’ignorait plus rien des mécanismes de l’acte sexuel, et obtenait toujours les meilleures notes au cours de relations physiques, à tel point qu’il fut autorisé à passer dans le groupe de onze ans. Sa puberté arriva à dix ans ; à douze, il épousait Mamelon, son aînée de plus d’un an ; quelque temps plus tard, elle était enceinte et le jeune couple quittait le dormitoir de Chicago pour s’installer dans un appartement personnel à Shangai. Jusqu’à présent, Siegmund avait toujours considéré le sexe comme une chose délicieuse en soi, mais dernièrement il en est arrivé à y voir un moyen de formation.

Il est un promeneur nocturne assidu. Les femmes trop jeunes l’ennuient ; il préfère celles qui ont dépassé la vingtaine comme Principessa Mattern ou Micaela Quevedo de Shangai. Ou encore Rhea Freehouse. Les femmes de leur expérience sont bien souvent meilleures au lit que la plupart des adolescentes. Encore que ce ne soit pas le principal pour Siegmund. Une fente n’est jamais très différente d’une autre fente ; ce genre de quête obsédée du sexe a cessé pour lui d’être de première importance – Mamelon est capable de lui donner tout le plaisir physique qu’il demande. Mais il devine que ces femmes plus âgées, partageant d’une certaine façon leur expérience avec lui, lui apportent beaucoup. En les pénétrant, il pénètre dans le monde, dans la dynamique de la vie adulte, les crises, les conflits, le prix de la vie, la profondeur des êtres. Siegmund aime apprendre. C’est au contact de toutes ces femmes plus âgées, il en est persuadé, que s’est forgée sa propre maturité.

Selon Mamelon, les gens pensent que ses promenades nocturnes le conduisent jusqu’à Louisville. C’est faux. Il n’a jamais encore osé. Ce n’est pas que les femmes de là-haut lui déplaisent ; certaines femmes de trente ou quarante ans l’attirent beaucoup, et d’autres plus jeunes encore, telle la seconde épouse de Nissim Shawke, guère plus âgée que Rhea. Mais cette confiance en lui que les autres lui reprochent et lui envient, le fuit aussitôt quand il envisage de s’enrouler avec l’épouse d’un administrateur. Il considère déjà comme un accomplissement de hanter les couches des femmes de Tolède ou de Paris. Mais Louisville ? Il se voit avec l’épouse de Shawke par exemple, et celui-ci arriverait, son éternel sourire glacé sur les lèvres. Il le saluerait, lui offrirait une coupe de piquant – alors Siegmund, on se paye du bon temps ? Oh non. Peut-être quand il habitera lui aussi Louisville, d’ici cinq ans, mais pas avant. Pour l’instant, il se contente de Rhea Shawke Freehouse et d’autres de sa condition. Ce n’est déjà pas si mal pour un début.

Les bureaux de Nissim Shawke. Tout ici est rare, luxueux, spacieux. La place ne manque pas à Louisville. Shawke, c’est bien son genre, ne travaille pas à une table. Il est couché dans une sorte de toile immatérielle, semblable à un hamac invisible, suspendu près de l’immense baie vitrée. C’est le milieu de la matinée. Le soleil haut éclabousse la pièce de lumière. D’ici, on a une vue époustouflante sur les monades urbaines voisines. Il y a cinq minutes, Shawke a convoqué Siegmund. Siegmund entre. Le regard froid le fouille. Il essaye de ne pas montrer sa gêne. Ne pas paraître trop humble, ni trop obséquieux, ni trop méfiant, ni trop hostile.

— Approchez-vous, ordonne Shawke.

Siegmund traverse l’immense pièce. Il doit se tenir presque nez à nez avec Shawke. C’est le jeu cruel coutumier. Une parodie grinçante d’une intimité qui n’existe pas entre eux. Au lieu de le faire tenir à distance, comme les grands le font toujours avec leurs subordonnés, il oblige Siegmund à être si près de lui que celui-ci n’a pas assez de recul pour fixer le double éclat des yeux glacés. La tension devient douloureuse. Il ne peut plus accommoder, les images se troublent, les traits du vieil homme se déforment. Shawke lui lance un cube à messages.

— Voulez-vous vous occuper de cela ? (Sa voix est indifférente, presque inaudible.) C’est, explique-t-il, une pétition du conseil civique de Chicago réclamant une plus grande souplesse dans les restrictions imposées sur les pourcentages des sexes. Ils veulent pouvoir choisir plus librement le sexe de leurs enfants. Ils prétendent que les normes actuelles sont une attaque aux libertés individuelles, donc plus ou moins sacrilèges. Vous vous le passerez plus tard pour connaître les détails. Qu’en pensez-vous, Siegmund ?

Siegmund passe rapidement en revue les informations théoriques qu’il possède sur ce problème. C’est une question qu’il n’a guère étudiée. Et il va lui falloir user de son intuition. Quel genre de conseil Shawke désire-t-il de moi ? En règle générale, il veut que je lui confirme de laisser les choses dans l’état où elles sont. Très bien. Comment maintenant justifier ces restrictions ? Ne pas avoir l’air de se dérober. Siegmund improvise. C’est une de ses qualités majeures de se mouvoir à son aise dans la logique administrative.

— Ma première idée est de vous répondre : refusez.

— Bon. Pourquoi ?

— L’assise dynamique essentielle sur laquelle repose le monde urbmonadial contient deux impératifs, explique-t-il. Une poussée vers la stabilité prévisionnelle, et un refus de tout aventurisme. Le bâtiment lui-même ne peut s’agrandir, ce qui limite nos possibilités d’absorption du surplus de population. Il nous faut donc programmer très soigneusement notre croissance démographique, c’est impératif.

Shawke lui jette un coup d’oeil dur.

— Si je peux me permettre cette obscénité, dit-il, laissez-moi vous signaler que vous parlez comme un propagandiste de la limitation des naissances.

— Non ! dit Siegmund en tressaillant. Dieu soit loué, non ! Bien sûr qu’il faut une fertilité universelle ! (Shawke rit silencieusement… de lui. Il lui suffit de l’appâter et lui plonge sur l’hameçon. Le sadisme semble être la seule distraction de cet homme dans la vie.) Ce que je voulais dire, poursuit Siegmund avec difficulté, c’est qu’à l’intérieur d’une société qui encourage la reproduction illimitée, il est de notre devoir d’imposer certaines barrières, certaines bornes, pour prévenir les risques de processus disruptifs de déséquilibre. Si nous laissons l’entière possibilité aux gens de choisir eux-mêmes le sexe de leurs enfants, nous risquons d’obtenir une génération composée à 65 pour cent de mâles et 35 pour cent de femelles. Ou vice versa ; selon les goûts et les modes du moment. Si cela arrivait, que ferions-nous de ceux qui ne trouveraient pas à se marier ? Que faire de cet excédent ? Par exemple, 15 000 mâles du même âge, sans femmes ! Non seulement cet état de choses créerait d’extraordinaires tensions sociales – imaginez une épidémie de viols ! – mais ces célibataires seraient une perte immense pour notre fonds génétique. Nous verrions réapparaître les vieux critères de compétition, de lutte, particulièrement sacrilèges. Les anciennes coutumes comme la prostitution devraient être réactivées afin de subvenir aux besoins sexuels de ces non-mariés. Les conséquences sur les générations à venir d’une telle libéralisation sont tellement évidentes…

— Evidemment, laisse tomber Shawke, sans essayer de cacher son ennui.

Mais on n’arrête pas si facilement Siegmund quand il est lancé dans un discours théorique.

— L’impossibilité de choisir le sexe des enfants était un fléau, mais la liberté totale dans le choix serait encore pire. Dans les temps médiévaux, ces taux étaient le résultat du hasard biologique et tendaient naturellement vers un équilibre grossier de 50-50, pouvant être remis en question par certains facteurs événementiels : guerres, et/ou migrations qui, bien sûr, ne nous concernent pas. Mais maintenant que nous avons le pouvoir de contrôler, nous devons veiller à ne pas donner aux citoyens les moyens de créer un déséquilibre dangereux. Nous ne pouvons prendre le risque qu’une année donnée, toute une cité choisisse des filles par exemple (on a connu des exemples de mouvements de masses encore plus fantaisistes). Nous pouvons permettre, par onction, à un couple en particulier de faire la demande et recevoir l’autorisation pour que leur prochain enfant soit une fille par exemple, mais cette requête devra être compensée dans la cité en question afin de conserver l’équilibre indispensable de 50-50, même si cela doit aller à l’encontre des vœux d’autres citoyens. En conséquence de quoi, je recommanderais la poursuite de notre politique actuelle de contrôle souple, en maintenant les paramètres établis d’un libre choix, tout en conservant à l’esprit le postulat selon lequel le bien de la monade urbaine dans son ensemble doit passer…

— Dieu soit loué, Siegmund, cela suffit.

— Monsieur ?

— Vous m’avez donné votre avis. Plutôt deux fois qu’une. Je ne vous demandais pas une dissertation, simplement votre opinion.

Siegmund vibre sous l’insulte. Il recule, incapable de soutenir d’aussi près le regard froidement méprisant qui le nargue.

— Bien, monsieur, murmure-t-il. Que dois-je faire de ce cube ?

— Préparez-moi une réponse. Répétez en gros ce que vous m’avez dit, en l’embellissant quelque peu. Entourez-vous de collaborateurs. Un sociocomputeur pourra vous fournir une bonne douzaine de raisons impressionnantes pour lesquelles cela nous mènerait rapidement à un déséquilibre. Voyez un historien et demandez-lui des exemples de ce qui était arrivé la dernière fois que le libre choix du sexe des enfants avait été autorisé. Enrobez-moi ça dans un appel à leur loyauté… leur sens communautaire… etc. Compris ?

— Oui, monsieur.

— Concluez en disant que la requête est refusée, mais mettez-y des formes.

— Je dirai qu’elle a été transmise au conseil supérieur pour complément d’étude.

— Exactement. Quand croyez-vous avoir terminé ?

— Je peux le faire pour demain après-midi.

— Prenez trois jours. Ne vous précipitez pas. (Shawke le congédie d’un geste. Siegmund va pour sortir, quand Shawke lui sourit cruellement.) Rhea vous transmet son affectueux souvenir.

— Je ne comprends pas pourquoi il me traite ainsi, se plaint Siegmund, essayant de cacher le tremblement de sa voix. Se conduit-il comme cela avec tout le monde ?

Il est étendu contre Rhea Freehouse. Nus tous les deux ; ils n’ont pas encore fait l’amour. Au-dessus d’eux, des formes lumineuses se lovent et se dédoublent. C’est la dernière acquisition de Rhea, trouvée aujourd’hui même chez un sculpteur de San Francisco. La main de Siegmund est posée sur le sein gauche de la femme – petite excroissance de chair, formée du muscle pectoral et de tissu mammaire, sans pratiquement la moindre trace de graisse. Il pince le téton entre le pouce et l’index.

— Père te tient en grande estime, dit-elle.

— Il a une étrange façon de me le montrer. Il joue avec moi. Tout juste s’il ne me rit pas au nez. Il doit me trouver très drôle.

— C’est toi qui imagines cela, Siegmund.

— Non. Non. Enfin, je suppose que je ne peux pas l’en blâmer. Je dois lui sembler bien ridicule, avec ma manie de prendre au sérieux les problèmes de la monade – et mes longs discours théoriques l’ennuient. Tout cela ne l’intéresse plus. Bien sûr, j’imagine qu’il est impossible de se dévouer autant à sa charge à soixante ans qu’à trente ans, mais son attitude est telle que je me sens parfois idiot. Comme si c’était tellement stupide de vouloir accéder à de hautes responsabilités.

— Je ne pensais pas que tu le méprisais à ce point.

— Seulement parce qu’il refuse d’utiliser ses immenses capacités. Il pourrait être un dirigeant extraordinaire. Au lieu de quoi, il reste allongé, se moquant de tout.

Rhea se tourne vers lui. Son visage est grave.

— Tu te trompes sur lui, Siegmund. Il est tout autant intéressé que toi au bien public. Ses manières te choquent, c’est pourquoi tu ne te rends pas compte de son rôle et de son dévouement.

— Donne-moi un exemple de son…

— Il arrive bien souvent que nous projetions sur les autres nos propres pensées secrètes, soigneusement enfouies, poursuit-elle. Considérant au fond de nous-mêmes une chose comme futile et sans intérêt, nous nous indignons et accusons les autres d’avoir la même attitude. Si intérieurement nous mettons en doute notre abnégation et notre propre dévouement, nous le traduisons en accusant les autres de duplicité. Il se pourrait bien, mon cher Siegmund, que ton attachement passionné aux affaires administratives soit plus motivé par ta soif de puissance que par un réel souci humanitaire. Tu te sens coupable ; tu te sais ambitieux, et tu crois que les autres pensent de toi la même…

— Attends ! interrompt-il. Je refuse absolument…

— Non. Ecoute-moi, Siegmund. Je ne cherche pas à te démolir. Tu me parles de tes ennuis, de ta gêne à Louisville ; j’essaye simplement de te fournir quelques explications possibles à cet état. Je me tais, si tu préfères.

— Non, continue.

— Je te dirai une dernière chose, et tu pourras me haïr de te l’avoir dite, si tu le veux. Tu es terriblement jeune, Siegmund, pour être là où tu es arrivé. Personne n’ignore tes extraordinaires capacités ni que tu mérites ta très prochaine promotion à Louisville – mais c’est toi-même qui es mal à l’aise de cette si rapide ascension. Tu fais tout pour le cacher, mais tu ne peux pas me le cacher à moi. Tu as peur que les autres t’en veuillent – et même parfois certains qui te sont encore supérieurs. C’est pourquoi tu es tellement aux aguets. Hypersensible, voilà ce que tu es. Dans le regard neutre des autres, tu lis toutes sortes de choses terribles. Si j’étais toi, je me détendrais et j’essayerais de m’amuser un peu plus. Ne te tracasse pas à propos de ce que les gens pensent de toi, ou semblent penser. Ne sois pas obnubilé par ta carrière – tu iras jusqu’au sommet, c’est sûr, tu peux te permettre de te laisser aller quelque peu et oublier de temps en temps les théories d’administration urbmonadiale. Oui, laisse-toi aller un peu. Moins de sérieux. Moins de grands mots : dévouement, intérêt général, etc. Fais-toi des amis de ton âge – ne recherche pas les gens uniquement pour l’aide qu’ils peuvent t’apporter, mais pour ce qu’ils valent réellement. Frotte-toi aux êtres, essaye de devenir plus humain toi-même. Voyage, descends dans le bâtiment. Tes promenades nocturnes, va les faire à Varsovie ou Prague. C’est irrégulier, mais pas illégal. Tu y gagneras en humanité, en souplesse. Regarde comment vivent les moins favorisés. Tu comprends ce que je cherche à te dire ?

Siegmund ne répond pas.

— Oui, un peu, dit-il finalement. Plus que ça, même.

— C’est bien.

— Je commence à comprendre. Personne ne m’avait jamais parlé ainsi.

— Tu m’en veux ?

— Non. Non, bien sûr.

Les ongles de Rhea dessinent doucement le contour du visage de Siegmund.

— Alors, tu veux bien me prendre maintenant ? Quand je t’ai à côté de moi, j’ai envie d’autre chose que de jouer à la conseillère morale.

Les mots qu’elle a prononcés résonnent encore dans la tête de Siegmund. Ils l’ont humilié, mais pas offensé, parce que c’était la vérité. Plongé dans ses pensées, il se tourne machinalement vers elle – il caresse ses seins, tout en prenant place entre ses cuisses. Leurs ventres se soudent, mais sans qu’il la prenne. Aucune érection ne gonfle son sexe. Il est dans l’incapacité de la pénétrer, mais il ne s’en rend pas compte, à ce point préoccupé par les révélations qu’il vient d’apprendre sur lui-même. Il faut que ce soit elle qui le lui fasse remarquer.

— Pas excité ce soir ? demande-t-elle, jouant avec le membre mou.

— Fatigué, ment-il.

— Pauvre Siegmund, moins de femmes, plus de sommeil, pour que ton sexe s’éveille.

Rhea l’embrasse en riant. Le manque d’attention, plus que la fatigue, était responsable de sa défaillance, puisque le contact de la bouche chaude et humide le réveille aussitôt. Son sexe se dresse, prêt à servir. Les longues jambes de Rhea s’enroulent autour de sa taille. Il plonge en elle d’un violent coup de reins. C’est la meilleure façon qu’il connaisse de la remercier. À présent, oubliée la Rhea intelligente, mûre, sage, perspicace ; elle n’est plus que femme. Elle se tord sous lui, se cabre, rue, frissonne. Cette fois-ci, il veut l’emmener jusqu’à l’acmé de l’extase. Il est calme ; il pense à la nouvelle image de lui-même qu’il va essayer de projeter – un Siegmund plus détendu, plus acceptable pour ceux de Louisville. Rhea a atteint les bords de l’orgasme ; il l’y pousse et plonge avec elle. Quand tout est terminé, il reste étendu sur elle, transpirant et vaguement déprimé.

Peu après minuit, il est de retour chez lui. Deux silhouettes sur la plate-forme de repos. Mamelon a un visiteur nocturne ; cela n’a rien d’étonnant. Siegmund n’ignore pas que son épouse est une des femmes les plus désirées de la monade. Elle le mérite entièrement, il le sait mieux que personne. Du seuil de l’appartement, il contemple d’un regard nonchalant les deux corps qui s’agitent sous le drap. Mamelon fait entendre des bruits passionnés, mais ils sonnent faux et forcés à ses oreilles, comme si elle voulait flatter par courtoisie un partenaire incompétent. L’homme pousse un dernier grognement rauque annonciateur de l’escalade finale. Siegmund éprouve une vague colère à son encontre. Puisque tu prends mon épouse, au moins procure-lui du plaisir. Il se déshabille et va se laver. Quand il sort de la douche moléculaire, les deux formes reposent à présent immobiles. L’homme suffoque encore, alors que le souffle de Mamelon est étale et tranquille, confirmant les doutes de Siegmund quant à l’authenticité de son plaisir. Siegmund tousse par politesse. L’homme se dresse nerveusement, le visage empourpré, les yeux clignotants et affolés. C’est Jason Quevedo, l’historien, l’époux de Micaela. Siegmund n’a jamais compris les raisons de l’intérêt que Mamelon lui porte. Il ne comprend pas non plus comment ce petit homme insignifiant a pu épouser et supporter l’impétueuse Micaela. Enfin, ce n’est pas son problème. Par contre, la vue de Jason lui rappelle qu’il a du travail pour lui, et qu’il devrait aller bientôt visiter Micaela.

— Bonsoir, Siegmund, dit Jason, sans oser le regarder dans les yeux. (Il se lève et ramasse ses vêtements disséminés sur le sol. Mamelon fait un clin d’œil à son époux. Siegmund lui envoie un baiser.)

— J’allais justement vous appeler demain, Jason. Un projet de recherche historique dont je voudrais que vous vous occupiez.

Tout en Quevedo indique qu’il a hâte de sortir de l’appartement des Kluver.

Siegmund n’en continue pas moins.

— Nissim Shawke prépare une réponse à une pétition venue de Chicago, concernant une suppression possible des régulations en ce qui concerne le choix du sexe des enfants. Il désire que je lui fournisse des renseignements sur ce qui est arrivé quand les gens avaient la liberté totale du choix sans s’occuper de ce que faisaient les autres. Comme vous êtes un spécialiste du XXe siècle, je me demandais si vous seriez…

— Oui, certainement, coupe Quevedo, se dirigeant vers la porte. Appelez-moi demain, à la première heure.

Son anxiété le rend fébrile.

— Il me faut une documentation très détaillée sur primo : la période médiévale où c’était le hasard qui présidait au choix ; secundo : les premiers temps de la régulation. Tandis que vous vous occuperez de cela, je verrai Mattern ; je pense qu’il est capable de me fournir quelques estimations des implications politiques d’une telle…

— Il est tard, Siegmund ! interrompt Mamelon. Jason t’a dit que vous pourrez en discuter demain matin.

Quevedo approuve de la tête. Il n’ose pas partir pendant que Siegmund parle, et pourtant il ne pense qu’à cela. Siegmund réalise qu’il se montre trop empressé, trop tendu, comme d’habitude. Changer d’image. Changer d’image. Le travail peut attendre.

— Oui, bien sûr, admet-il. Dieu soit loué, Jason, je vous appellerai demain.

Celui-ci, reconnaissant, en profite pour s’échapper. Siegmund s’étend à côté de son épouse.

— Tu ne voyais pas qu’il voulait partir ? demande-t-elle. Il est si atrocement timide.

— Pauvre Jason, dit-il, caressant la ligne souple des hanches.

— Où as-tu été ce soir ?

— Rhea.

— Intéressant ?

— Très. Quoique d’une façon particulière. Elle m’a dit que j’étais trop sérieux, qu’il fallait que je me détende.

— Elle est intelligente. Tu trouves qu’elle a raison ?

— Oui, je crois. (Il baisse les lumières.) Le secret, c’est de savoir se distraire quand il le faut. Considérer son travail avec une certaine désinvolture. Mais je vais essayer. Je vais essayer. Le problème, c’est que je ne peux m’empêcher de prendre au sérieux ce que je fais. Cette pétition de Chicago, par exemple. Il est évident que nous ne pouvons autoriser une licence complète du choix du sexe des enfants ! Les conséquences seraient…

— Siegmund, l’arrête-t-elle. (Elle prend sa main et la pose sur son ventre.) Je n’ai pas envie d’entendre cela maintenant. J’ai besoin de toi. Rhea ne t’a pas épuisé, j’espère ? Parce que Jason n’a pas été brillant ce soir.

— Peut-être me reste-t-il encore quelque vigueur. Pour toi. (Oui. Il lui reste encore de la vigueur. Il embrasse Mamelon et se glisse en elle.) Je t’aime, murmure-t-il. Mon épouse. Ma seule vraie femme.

Ne pas oublier d’appeler Mattern tout à l’heure. Quevedo aussi. Que Shawke ait le rapport dans l’après-midi. Si seulement Shawke avait un bureau. Statistiques, références, taux. Tous les détails de la marche à suivre s’inscrivent dans sa tête, tandis qu’il s’active sur Mamelon, l’emportant bientôt vers l’explosion finale.

975e étage. La plupart des administrateurs les plus importants y ont leurs bureaux – Shawke, Freehouse, Holston, Donnelly, Stevis. Siegmund a emmené le cube contenant la pétition et le projet de réponse, bourré de notes et de renseignements que lui ont fournis Charles Mattern et Jason Quevedo. Il marque une halte dans le vestibule. Tout y est si calme, si opulent ; pas d’enfants pour vous bousculer, pas de foule affairée et grouillante. Un jour, j’y serai chez moi. Il voit une suite somptueuse, de trois ou même quatre pièces, dans un des niveaux résidentiels de Louisville – Mamelon régnant comme une reine sur ce domaine – ce soir Kipling Freehouse et Monroe Stevis viennent dîner avec leurs épouses – occasionnellement, un visiteur, les yeux éblouis, un vieil ami venu de Chicago ou de Shangai – la puissance et le confort – les responsabilités et le luxe. Oh, oui.

— Siegmund ? (L’appel vient d’un haut-parleur caché dans le plafond.) Venez. Nous sommes chez Kipling.

C’est la voix de Shawke. Il a été identifié par les témoins électroniques. Aussitôt, il se recompose un visage énergique, décidé, sachant qu’il a dû apparaître rêveur, absent. Il s’en veut d’avoir oublié qu’il pouvait être vu. Il tourne à gauche et se présente devant la porte du bureau de Kipling Freehouse. Le panneau glisse silencieusement devant lui.

C’est une immense pièce incurvée, bordée de baies vitrées, à travers lesquelles apparaît la face scintillante de Monade Urbaine 117, s’amincissant élégamment jusqu’à l’aire d’atterrissage. Le nombre de hautes personnalités rassemblées ici laisse Siegmund pantois. Tous ces visages respectables le fascinent. Il y a là Kipling Freehouse, bien sûr – il dirige le service de renseignements et d’informations – c’est un gros homme joufflu avec des sourcils touffus. Nissim Shawke. Lewis Holston, affable et glacé, comme toujours élégamment vêtu d’incandescent. Monroe Stevis, petit et difforme. Donnelly. Kinsella. Vaughan. C’est une foule de célébrités. Tout ce qui compte dans la monade est là, à de très rares exceptions ; un anomo qui lancerait une bombe psychique ici anéantirait tout le gouvernement d’un seul coup. Quelle crise à ce point terrible a pu les réunir ainsi ? Figé d’appréhension, Siegmund peut à peine avancer. Qui est-il ici ? Un chérubin parmi les archanges. Ici se crée l’histoire, et il y est. S’ils lui ont demandé de venir, peut-être est-ce parce qu’ils tiennent à avoir l’approbation d’un représentant de la future génération des maîtres avant de décider quoi que ce soit. Cette hypothèse le séduit au point de l’étourdir. Je vais participer à l’événement. Quel qu’il soit. Sa propre importance grandit, et inversement celle des autres lui semble diminuer. Il pénètre dans la foule, l’air crâne et avantageux. C’est alors qu’il réalise la présence de certaines personnes dont il est évident qu’elles ne sont pas à leur place dans une réunion politique au plus haut échelon. Rhea Freehouse ? Paolo, son indolent époux ? Et ces filles ? Pas plus de quinze ou seize ans, à peine vêtues de voiles arachnéens et parfois même moins. Des courtisanes ou des servantes ? Ou les deux à la fois ? Nul n’ignore que les administrateurs de Louisville entretiennent des maîtresses. Mais ici ? Aujourd’hui ? Se trémousser alors que l’histoire se joue ? Nissim Shawke le salue, sans se lever.

— Allez, entrez dans la fête. Dites ce que vous voulez, il y en a certainement. Du piquant, du déconsciant, de l’épanouissant, du multiplexer, ce que vous voulez.

La fête ? La fête ?

— Je vous ai apporté le rapport. Le sociocomputeur m’a fourni…

— Laissez cela, Siegmund. Vous ne voyez pas qu’on s’amuse ?

Amusement ? Amusement ?

Rhea vient vers lui. Elle titube, le regard flou. Elle est vraisemblablement droguée. Malgré tout, son esprit lucide perce encore quelque peu dans ses yeux vitreux.

— Tu as oublié ce que je t’ai dit, Siegmund. Détends-toi, laisse-toi aller.

Sa voix est tout juste un chuchotement. Elle lui embrasse le bout du nez. Elle prend le rapport et le dépose sur le bureau de Freehouse. Ses mains se promènent sur le visage de Siegmund. Il sent un contact humide ; ses doigts doivent être mouillés. Elle va me laisser des marques. Du vin ? Du sang ? Quoi ?

— Nous célébrons la fête de l’Accomplissement Somatique. Joyeuse Fête, Siegmund. (Elle rit nerveusement.) Tu peux m’avoir, si tu veux, ou n’importe quelle autre fille, ou Paolo, ou qui tu veux. Même mon père. Tu n’as jamais rêvé de défoncer Nissim Shawke ? Choisis, et amuse-toi.

— J’étais venu pour apporter un document important à ton père, et je…

— Oh, fourre-le-toi dans ton trou ! jette-t-elle, lui tournant le dos et affichant ostensiblement le dégoût qu’il lui inspire.

La Fête de l’Accomplissement Somatique. Il avait oublié. Dans quelques heures, le festival va commencer. Il devrait être avec Mamelon, mais il est là. Doit-il partir ? Tous le regardent. Oh, un endroit où se cacher ! Plonger et disparaître dans la moquette psychosensitive ondulante. Ne pas gâcher la fête. Il repense au texte auquel il a travaillé ce matin.

On remarque que la détermination du sexe des enfants laissée au hasard, ou à un choix purement biologique, engendre statistiquement une relative division symétrique entre mâles et femelles. La suppression de cet élément chance crée une situation dangereuse. L’expérience tentée dans l’ancienne cité de Tokyo entre 1987 et 1996 prouve que le taux des naissances d’enfants du sexe féminin avait considérablement baissé. Ce risque ne peut être contrebalancé que par une autorité souveraine. En conséquence de quoi, il est recommandé…

Cette fête, en y regardant de plus près, est essentiellement une orgie. Ce n’est pas la première à laquelle Siegmund participe, mais jamais avec des personnes d’un rang aussi élevé. Des fumées chargées de senteurs planent en épaisses volutes. Monroe Stevis, nu ! Une masse confuse de corps enroulés les uns dans les autres.

— Venez, lui hurle Kipling Freehouse, amusez-vous, Siegmund ! Choisissez une fille, n’importe laquelle !

Des rires partout. Une petite fille au regard lubrique dépose une capsule dans sa main. Il tremble tellement qu’il la fait tomber. Aussitôt, une autre fille la ramasse et l’avale. D’autres gens continuent à arriver. L’air digne et élégant, Lewis Holston a une fille sur chaque genou. Et une autre, agenouillée devant lui.

— Alors, Siegmund, rien ? demande Nissim Shawke. Vous ne voulez rien ? Pauvre Siegmund. Si vous devez un jour vivre à Louisville, vous devrez savoir vous distraire aussi bien que travailler.

On le regarde. On le juge. Dénotera-t-il ? Saura-t-il s’accorder avec l’élite, ou n’est-il qu’un petit bureaucrate besogneux ? Siegmund se voit relégué à Rome définitivement. Toutes ses ambitions évanouies. Si le critère d’admission est de savoir jouer le jeu, alors il jouera le jeu. Il sourit.

— Je prendrai bien un peu de piquant, dit-il. (Rester à ce qu’il sait bien supporter.)

— Du piquant, vite !

C’est le tribut à payer. Une nymphe aux cheveux d’or lui apporte une coupe pleine ; il avale une gorgée, pince un sein offert. Une autre gorgée – le fluide pétillant chatouille la gorge. Bois, ce n’est pas toi qui payes ! Il vide la coupe d’un trait. On l’applaudit. Rhea de loin manifeste son approbation d’un signe de tête. Un peu partout dans la pièce, des vêtements sont ôtés et jetés. Les voici, les plaisirs des maîtres ! Il doit bien y avoir cinquante personnes maintenant. Une claque dans son dos. Kipling Freehouse. Sa cordialité explose.

— Vous êtes parfait, mon garçon ! hurle-t-il. On s’inquiétait à votre sujet, vous savez ! Toujours tellement sérieux, tellement dévoué ! Je ne dis pas que ce sont de mauvaises vertus, hein, mais il y en a d’autres, vous me suivez ? Par exemple, savoir se distraire. Hein ? Hein ?

— Oui, monsieur. Je comprends, monsieur.

Puis il plonge dans la mêlée. Des seins, des cuisses, des fesses, des langues. Des odeurs féminines musquées. Un geyser de sensations. Quelqu’un jette quelque chose dans sa bouche. Il avale. Presque aussitôt, l’impression que le haut de son crâne se soulève. Il rit. Quelqu’un l’embrasse. Le couche sur la moquette. Ses mains palpent deux seins petits et durs. Rhea ? Oui. Contre lui se presse Paolo, l’époux de Rhea. La musique jaillit et inonde tout. Il se noie. Il partage une fille avec un autre homme. C’est Nissim Shawke ; il lui cligne de l’œil, mais le regard est toujours aussi glacial. Il est surveillé. Ses capacités pour le plaisir sont testées, mesurées. Tout le monde l’épie – est-il suffisamment dépravé pour mériter sa promotion parmi eux ? Laisse-toi aller ! Laisse tout aller !

Il se jette dans l’orgie comme un forcené. Tout dépend de lui maintenant. Sous lui gisent 974 étages, et s’il veut rester ici au sommet, il lui faut jouer le jeu. C’est donc ainsi qu’ils sont ! Ces administrateurs s’adonnant à leurs mesquineries, leurs bassesses, leurs vulgarités. Un hédonisme banal de classe dirigeante. Ils sont semblables à leurs ancêtres : princes florentins, grands bourgeois parisiens, Borgia, boyards, ivrognes. Siegmund ne peut supporter cette idée ; il invente une explication. Cette orgie n’a été organisée que pour le mettre à l’épreuve, pour déterminer s’il n’est qu’une petit gratte-papier étriqué, ou s’il possède la largeur d’esprit indispensable à un véritable maître. Fou qu’il était de penser que ces hommes perdent leur temps précieux en de vaines et vulgaires débauches ; mais étant complets, ils savent jouir de la vie, se plongeant aussi bien dans les plaisirs que dans le travail. S’il veut devenir l’un d’entre eux, il lui faut faire preuve de cette même maturité. Il ne décevra pas. Il ne décevra pas.

Son cerveau enténébré est sillonné de messages chimiques contradictoires.

— Chantons ! hurle-t-il désespérément. Je veux que tout le monde chante !

Si du fond de la nuit

Tu viens t’étendre contre moi

Si ta verge aimée s’embrase

et se glisse dans mon fourreau.

Tous chantent avec lui. Il n’entend pas ses propres vociférations. Deux yeux sombres plongent dans les siens. Un long souffle rauque chuchote dans son oreille.

— Dieu soit loué, c’est vous le fameux Siegmund Kluver. Vous êtes terrible.

De petites bulles pétillent encore sur ses lèvres.

— On s’est déjà rencontrés, n’est-ce pas ?

— Oui, une fois. Dans le bureau de Nissim, je crois. Je suis Scylla Shawke.

L’épouse du grand Nissim Shawke. Tout éblouissante de beauté. Jeune. Jeune. Vingt-cinq ans au maximum. Une rumeur circule à propos de la première épouse, la mère de Rhea. Elle aurait dévalé la chute. Anomo. Un jour, Siegmund se promet de vérifier cela. Scylla Shawke se love contre lui. Ses cheveux noirs si doux chatouillent son visage. Il est à moitié paralysé de terreur. Où cela va-t-il le mener ? Trop loin ? Il la serre contre lui, sa main glisse sous la tunique. Elle se prête à la caresse. Des seins chauds et lourds. Ses lèvres humides et douces. Va-t-il tout rater par excès de prudence ? Oublie tout. Oublie tout. La Fête de l’Accomplissement Somatique ! Leurs deux corps sont comme soudés l’un à l’autre et il réalise, effaré, qu’il pourrait la prendre là, à l’instant. Là, dans le bureau de Kipling Freehouse, au milieu de cette masse confuse où se mêlent et s’enroulent les membres de l’élite de Monade 116. Non, ce serait aller trop loin, trop vite. Il se glisse pour se libérer de l’étreinte. Il perçoit un fugitif éclair de déception et de reproche.

— Pourquoi pas ? chuchote-t-elle.

— C’était impossible, répond-il.

À l’instant même, une autre fille se pose au-dessus de lui, s’agenouille et lui verse quelque chose de doux et de visqueux dans la bouche. Soudain, il a l’impression que son cerveau danse dans son crâne. Il roule sur lui-même.

— Pourquoi ? demande la voix de Rhea. Elle s’offrait à toi.

Étrange. Les mots qu’elle prononce explosent, les sons bondissent et planent dans l’espace. Qu’est-il arrivé aux lumières ? Elles se décomposent, comme si elles traversaient un prisme. Un éclat féerique semble irradier de toutes les surfaces de la pièce. Siegmund rampe parmi le tumulte à la recherche de Scylla Shawke. Une voix l’arrête.

— J’aimerais bien que nous parlions un peu de cette pétition de Chicago maintenant.

C’est Nissim Shawke, l’époux.

Mamelon, le visage éteint, arpente nerveusement l’appartement quand Siegmund rentre, plusieurs heures plus tard.

— Où étais-tu ? demande-t-elle. La Fête de l’Accomplissement Somatique est presque terminée. J’ai appelé partout, je t’ai fait chercher dans tout le bâtiment par les détecteurs. Je pens…

— J’étais à Louisville, répond-il. On célébrait la Fête chez Kipling Freehouse.

Il passe devant elle, d’une démarche d’homme ivre, et se laisse tomber sur la plate-forme de repos. Il enfouit son visage comme pour se cacher. Les sanglots hoquetants viennent d’abord, suivis des larmes. Quand elles tariront, quelle importance que la Fête de l’Accomplissement Somatique dure encore ?

Загрузка...