Jason Quevedo habite à Shangai… enfin, tout juste ; son appartement est au 761e niveau. Un étage plus bas, et il se trouverait à Chicago, ce qui n’est pas un endroit convenable pour un intellectuel. Son épouse Micaela lui reproche souvent son incapacité professionnelle, cause, d’après elle, de leur statut inférieur dans la cité. Micaela est bien le genre de femme à répéter fréquemment ces choses-là à son époux.
Jason passe la plus grande partie de ses heures de travail à Pittsburgh. C’est là que sont conservées les archives. Étant historien, il a besoin de consulter les documents qui rapportent comment cela s’est passé avant. Il effectue ses recherches dans un petit box froid et humide de Pittsburgh, au 185e étage presque au centre. En réalité, rien ne l’oblige à se déplacer ainsi ; il pourrait très bien recevoir toutes les informations nécessaires sur le pupitre électronique de son appartement. Mais il considère que c’est flatteur d’un point de vue professionnel d’avoir un bureau personnel où il peut compulser, analyser, et étudier sa documentation. C’est à peu près les arguments qu’il avait employés quand il avait fait la demande d’un bureau. « La tâche qui consiste à recréer des époques antérieures est particulièrement délicate et complexe, et elle doit être accomplie dans des conditions optimales pour… »
La vérité est que s’il n’avait pas une bonne raison lui permettant d’échapper chaque jour à Micaela et à leurs cinq enfants, il deviendrait certainement anomo. Les frustrations et les humiliations accumulées le pousseraient à commettre des actes antisociaux, peut-être même violents. Il sait trop bien que les asociaux n’ont pas leur place dans une monade urbaine. Si jamais il perdait son sang-froid et se laissait aller à une conduite blasphématoire, ils le jetteraient dans la chute et récupéreraient sa masse en énergie. C’est pourquoi il se montre prudent.
C’est un homme de petite taille. Des yeux verts. Des cheveux blonds clairsemés. Il parle doucement, sans jamais élever le ton. Un jour de l’été dernier, à une party, la belle Mamelon Kluver lui avait dit de sa voix de gorge :
— Vous ressemblez à un volcan endormi. Vous explosez brusquement, étonnamment, passionnément.
Il pense qu’il se peut qu’elle ait raison, et le craint.
Il est désespérément amoureux de Mamelon Kluver depuis peut-être trois ans – en tout cas, certainement depuis cette fameuse party. Il n’a jamais osé la toucher. L’époux de Mamelon est le célèbre Siegmund Kluver. Bien qu’il n’ait pas encore quinze ans, celui-ci est déjà considéré partout comme un des futurs maîtres de la monade. Ce n’est pas que Jason appréhende une objection quelconque de l’époux légitime. Dans une monade urbaine, nul homme n’a le droit de refuser son épouse au désir d’un autre. Jason ne s’inquiète pas non plus de Micaela. Il connaît ses privilèges. Il a simplement peur de Mamelon. Et peut-être de lui.
Pour réflexion. Sexe en monade urbaine.
Accessibilité sex. universelle.
Déclin sentiment propriété dans mariage, désuétude concept adultère. Promenade nocturne : quand a-t-elle été acceptée socialement ? Limite tolérance frustration : comment est-elle déterminée ? Sexe-panacée. Sexe – compensation à appauvrissement qualité vie. (Danger ! Attention chute !) Séparation sexe-procréation. Intérêt des échanges partenaires max. en société haute densité. In ter. : qu’est-ce qui est encore interdit (rien ? tout ?). Examiner tabou échanges sex. extracités. Est-il puissant ? Largement respecté ? Vérifier effets liberté sex. univ. sur créativité artistique. Chute tension dramatique ? Manque matériaux émotionnels par suppression conflits ? Ouest : struct. éthique monadiale est-elle amorale, postmorale, pré-, im- ?
Il arrive à Jason de dicter des mémorandums tels que celui-ci n’importe où et à n’importe quel moment, dès qu’une nouvelle hypothèse structurale lui passe par la tête. Ce soir, sa quête l’a amené dans Tokyo, au 155e étage. Il est avec une jeune brunette assez corpulente, du nom de Gretl. Il s’est arrêté en plein préambule érotique, et elle reste là, haletante, prête, bouche ouverte, les yeux presque fermés.
— Excuse-moi, dit-il, se penchant par-dessus deux seins lourds et tremblotants, pour attraper un style. Je dois noter quelque chose.
Il programme le pupitre électronique – l’ordinateur transmettra un exemplaire dactylographié de son mémorandum à son box d’études de Pittsburgh – et, ses lèvres pincées ruminant nerveusement les mots au fil de sa pensée, il commence à écrire.
Il part souvent en promenades nocturnes, mais jamais dans sa cité de Shangai. C’est sa seule audace. Violer la tradition qui veut que l’on reste près de chez soi pour partir en chasse. C’est une coutume généralement acceptée, mais pas une loi urbaine, et personne ne le punira jamais pour sa conduite non conventionnelle. Personne ne le critiquerait en face non plus pour cela. Toutefois, ses vagabondages lui procurent l’agréable frisson de commettre ce qui est interdit. Il explique sa conduite en prétendant que l’enrichissement transculturel est plus fort quand on couche avec des femmes d’autres cités. En lui-même, il soupçonne que c’est surtout parce qu’il n’est pas à l’aise avec les femmes de sa connaissance, comme Mamelon Kluver par exemple. Mamelon Kluver spécialement.
C’est pourquoi la nuit il emprunte les descenseurs dans lesquels il s’enfonce dans les profondeurs du bâtiment, vers des cités telles que Pittsburgh, Tokyo, ou bien Prague la pauvre, ou même Reykjavik la crasseuse. Il pousse d’étranges portes toujours ouvertes et prend place à côté de femmes inconnues, exhalant de mystérieux effluves particuliers aux classes inférieures. La loi veut qu’elles l’étreignent de leur plein gré.
— Je suis de Shangai, leur dit-il, et elles poussent des cris de respect mêlé de crainte.
— Ooooh ! Ooooh !
Alors il les enfourche comme un cavalier intrépide, dédaigneusement, tout gonflé de son statut.
Gretl, à la grosse poitrine, attend patiemment tandis qu’il enregistre ses notes. Puis il se tourne vers elle. Son époux soûlé d’un équivalent local quelconque du piquant ou du déconsciant les ignore. Il est couché, le ventre en l’air, à l’autre bout de la plate-forme de repos. Gretl considère Jason de ses grands yeux noirs, luisants d’admiration.
— Qu’est-ce que vous en avez dans la tête, vous de Shangai ! dit-elle, juste avant qu’il ne s’abatte sur elle.
Il la prend d’une violente poussée rapide.
Après, il rentre chez lui au 761e. Des ombres sillonnent comme lui les couloirs faiblement éclairés. Ce sont d’autres citoyens de sa cité, rentrant de leur promenade nocturne. Jason pousse sa porte. Il habite dans un appartement de quarante-cinq mètres carrés ; ce n’est pas vraiment suffisant pour un couple avec cinq enfants, mais il ne se plaint pas. Suffisez-vous de ce que vous avez, dieu soit loué ; d’autres ont moins. Micaela dort, ou, du moins, fait semblant. C’est une femme de vingt-trois ans, longue de jambes, basanée de peau, encore très attirante, en dépit des rides qui commencent à se creuser sur son visage. Ceci parce qu’elle plisse trop souvent le front. Elle est étendue, nue et découverte, ses longs cheveux noirs et brillants étalés autour d’elle. Ses seins sont menus mais parfaits ; Jason les compare mentalement aux grosses mamelles de Gretl. Micaela et lui sont mariés depuis neuf ans. Il l’a beaucoup aimée avant de découvrir le lourd dépôt d’amertume et de hargne qu’elle emmagasine au fond de son cœur.
Elle se sourit dans son sommeil, s’étire et écarte les cheveux qui lui tombent sur les yeux. Son expression dénote une femme qui vient de vivre une expérience sexuelle particulièrement satisfaisante. Il est impossible à Jason de savoir si Micaela a eu de la visite pendant son absence et, bien sûr, il ne peut pas le lui demander. (Chercher des preuves ? Des froissements sur la plate-forme, par exemple ? Ou des traces sur ses cuisses ? Non ! Quelle vulgarité !) Il sait très bien que même si personne n’est venu, elle essayera de le lui faire croire – et si quelqu’un est venu, et lui a donné ne serait-ce qu’un modeste plaisir, elle lui adressera un sourire comme si elle avait été étreinte par Zeus lui-même. Il connaît Micaela.
Les enfants semblent calmes. Ils s’échelonnent de deux à huit ans. Il faudra bientôt qu’ils songent à en avoir un autre. Cinq enfants constituent déjà une assez belle famille, mais Jason est conscient de son devoir. Créer la vie est un devoir sacré. Quand on cesse de croître, on commence à périr ; ce qui est vrai d’une seule personne l’est tout autant de la population d’une monade urbaine, ou d’une constellation urbaine – d’un continent – d’un univers.
Dieu est la vie et la vie est dieu.
Il s’allonge à côté de son épouse.
Il dort.
Il rêve que Micaela a été condamnée à la chute pour conduite antisociale.
Et hop, dans le gouffre !
— Pauvre Jason, murmure Mamelon Kluver, venue lui présenter ses condoléances.
Sa peau si blanche le fait frissonner. Son parfum musqué. L’élégance de ses traits. L’emprise totale qu’elle possède sur elle-même. Même pas dix-sept ans et déjà totalement et impérieusement entière.
— Aidez-moi à me débarrasser de Siegmund, et nous serons l’un à l’autre, dit-elle. (Ses yeux brillent diaboliquement, le conviant à devenir sa créature, son esclave.) Jason, chuchote-t-elle. Jason, Jason, Jason.
Sa voix est une caresse. Sa main vient frôler le sexe viril. Il se réveille, tremblant, en sueur, horrifié et proche de l’orgasme. Il s’assied et pratique une des anciennes méthodes oubliées pour chasser les idées impures. Dieu soit loué, pense-t-il, dieu soit loué, dieu soit loué, dieu soit loué. Je ne pensais pas réellement cela. C’était inconscient. Mon esprit monstrueux libéré de ses chaînes. Il termine l’exercice spirituel et se recouche. Cette fois-ci ses rêves sont plus inoffensifs.
Le lendemain matin, après la ruée tumultueuse et bruyante des enfants vers l’école, Jason se prépare à partir à son bureau quand soudain Micaela lui dit :
— Cela ne t’a jamais frappé que tu doives descendre 600 étages pour aller travailler, alors que Siegmund Kluver, lui, grimpe jusqu’au sommet, à Louisville ?
— Dieu soit loué, que veux-tu dire par là ?
— J’y vois une image très symbolique.
— Il n’y a aucun symbole là-dessous. Siegmund est dans la branche administrative ; il va là où sont les administrations. Moi je suis historien ; je vais où je peux faire de l’histoire.
— Tu n’aimerais pas un jour travailler à Louisville ?
— Non.
— Pourquoi n’as-tu aucune ambition ?
— Ta vie est-elle si misérable ici ? demande-t-il, faisant un effort pour se contrôler.
— Je voudrais que tu me dises pourquoi Siegmund, à quatorze ou quinze ans, est déjà arrivé si haut, alors que toi, à vingt-six ans, tu es toujours un gagne-petit.
— Siegmund est ambitieux, et moi je suis plutôt passif – je le reconnais. Peut-être est-ce chromosomique. Siegmund se trouve bien de cette vie de lutte perpétuelle. D’autres ne la supportent pas – la plupart. Les luttes stérilisent, Micaela. C’est un besoin primitif. Dieu soit loué, que reproches-tu à ma carrière ? Quel mal y a-t-il à vivre à Shangai ?
— Un niveau plus bas, et nous serions à…
— À Chicago, coupe-t-il. Je sais. Mais nous n’y sommes pas. Maintenant puis-je m’en aller travailler ?
Il part. En chemin il se demande s’il doit envoyer Micaela chez le conseiller. Il est impérieux qu’elle se réajuste à la réalité. Son seuil de consentement a dangereusement baissé, tandis que son niveau de désirs a considérablement grimpé. Jason est parfaitement conscient qu’il faut prendre en considération de telles variations avant qu’elles ne deviennent incontrôlables et ne conduisent à une conduite anti-sociale et à la chute. Micaela a sans aucun doute besoins des soins d’un éthicien. Mais Jason repousse cette éventualité. L’idée que quelqu’un tripote l’esprit de son épouse lui répugne. C’est du moins ce qu’il prétend, mais en lui-même une voix moqueuse insinue qu’il laisse aller parce qu’il espère secrètement voir Micaela commettre des actes définitivement antisociaux qui lui feront dévaler la chute. Il pénètre dans le descenseur et programme l’étage de son bureau, à Pittsburgh. Le corps léger, il plonge à travers les cités qui forment Monade Urbaine 116. Chicago, Edimbourg, Nairobi, Colombo.
Tout autour de lui, il éprouve la masse énorme, réconfortante dans sa solidité. C’est son monde qu’il traverse. Jamais il n’est sorti de la tour. Pourquoi faire ? Ses amis, sa famille, toute sa vie sont contenus ici. Rien n’y manque : théâtres, stades, écoles, hôpitaux, lieux de culte. Devant son pupitre électronique il a accès à n’importe quelle œuvre d’art considérée comme humainement sanctifiante. Aucune personne de sa connaissance n’a jamais quitté le bâtiment sauf ceux tirés au sort, il y a quelques mois, pour aller peupler la nouvelle Monade Urbaine 158 – et ceux-ci, bien sûr, ne reviendront jamais. Selon certaines rumeurs, les administrateurs urbains iraient parfois en voyages d’études de tour en tour, mais Jason n’est pas certain que ce soit vrai – il ne voit pas non plus la nécessité ou l’intérêt de telles tournées. N’existe-t-il pas des réseaux inter-monadiaux de communication instantanée capables de transmettre toutes les informations nécessaires ?
C’est un système parfait. Etant historien, donc en position privilégiée pour étudier les documents de l’époque pré-monadiale, il se rend mieux compte que les autres de la perfection intrinsèque. Il connaît l’épouvantable chaos qui régnait auparavant. Les libertés horribles ; l’atroce nécessité d’avoir à choisir. L’insécurité. La confusion. Le manque de guidages. L’informité des contextes.
185e étage. Il se rend à son lieu de travail, à travers les couloirs endormis de la cité. C’est une pièce modeste, mais il s’y trouve bien. Des murs miroitants. Une fresque murale peinte sur le plafond. Et, bien sûr, les écrans et claviers indispensables.
Sur son bureau, cinq petits cubes étincelants. Chacun d’eux représente le contenu de plusieurs bibliothèques. Il y a deux ans maintenant qu’il travaille dessus, pour sa grande idée : La Monade Urbaine en tant qu’Évolution Sociale : Paramètres de l’Esprit Définis Par la Structure Communautaire. Son argumentation est la suivante : la transition à une société monadiale a apporté une transformation fondamentale de l’esprit humain – chez les Occidentaux, tout au moins. Une sorte d’orientalisation, ayant permis à ces peuples autrefois agressifs d’accepter leur nouvel environnement. Des réactions et des réponses plus souples, plus dociles aux événements. L’ancienne philosophie expansionniste-individualiste a été abandonnée ainsi que ses conséquences (à savoir l’ambition territoriale, la mentalité conquistador, la poussée vers le toujours plus loin) au profit d’une sorte de conscience collective centrée sur la croissance ordonnée et illimitée de la race humaine. Une évolution psychique indubitable – une étape vers l’acceptation totale de la future société. Les opposants avaient été évincés des générations plus tôt. Nous qui n’avons pas dévalé la chute, acceptons l’inéluctable. Oui. Oui. C’est un sujet d’une immense importance, Jason en est persuadé. Micaela n’avait pas été du même avis quand il lui en avait parlé.
— Tu veux dire que tu vas écrire des pages et des pages pour prouver que des gens habitant dans des cités différentes sont eux-mêmes différents de ceux qui vivent dans la jungle ? Quelle idée révolutionnaire ! Je peux en dire autant que toi en quelques mots.
Il n’avait pas non plus rencontré un grand enthousiasme quand il avait proposé son sujet au Conseil – il avait toutefois réussi à obtenir leur accord. Jusqu’à présent il s’est essentiellement occupé de se plonger dans les images du passé, afin de devenir lui-même un citoyen d’une société pré-monadiale. Il espère ainsi acquérir la parallaxe nécessaire, la perspective sur sa propre société dont il aura besoin pour son étude. Il ne compte pas commencer la rédaction avant deux ou trois ans.
Il consulte ses notes, choisit un cube et l’insère dans le compartiment.
Une sorte d’extase s’empare de lui tandis que les premières vues de l’ancien monde apparaissent sur l’écran. Il s’approche du micro et commence à dicter. Son débit est tellement précipité qu’il en bafouille – c’est ainsi qu’étaient les choses.
Des maisons et des rues… un monde horizontal… des unités d’habitations individuelles : ma maison, mon château… fantastique ! Trois personnes vivant sur mille mètres carrés à peu près… des rues. Le concept de rue nous semble difficile à concevoir – comme un énorme couloir sans fin… des véhicules privés… où se dépêchent-ils ? Pourquoi vont-ils si vite ? Pourquoi ne restent-ils pas chez eux ? Fracas ! Du sang ! Une tête qui heurte du verre et le fait éclater. Encore un fracas ! Un fluide sombre se répand dans la rue et brûle… Une journée de printemps… en plein jour… une ville importante… scène de rue… quelle cité ? Chicago, New York, Istanbul, Le Caire… des gens marchent en PLEIN AIR… des rues pavées… les êtres et les véhicules se frôlent et se croisent… quelle horreur ! Estimation approximative 10 000 personnes sur une bande de huit mètres de large sur quatre-vingts de long. Vérifier estimation. Coude à coude. Dire qu’ils pensaient que notre monde serait surpeuplé ! Du moins nous ne nous marchons pas sur les pieds comme eux, nous n’empiétons pas sur notre voisin – nous avons appris à garder nos distances à l’intérieur de notre vie entièrement urbaine. Au milieu de la rue, des véhicules en mouvement… le bon vieux chaos… activité principale : la recherche des biens… consommation personnelle… image vectorielle interne d’une boutique donnée par cube 11 A b 8 – échange argent-marchandises. Pas de grandes différences excepté la nature circonstantielle de la transaction… ont-ils besoin de ce qu’ils achètent ? où le mettent-ils ?
Il n’y a rien de neuf là-dedans. Jason a déjà vu de semblables scènes plusieurs fois, et pourtant sa fascination n’est pas émoussée. Tendu, transpirant par tous les pores de sa peau, il essaye de comprendre ce monde où chacun choisit de vivre où il veut, où les êtres se déplacent à pied ou en véhicule en plein air, où rien n’est planifié, où il n’existe ni ordre ni contrainte. Il doit doublement faire preuve d’imagination : d’abord voir ce monde disparu de l’intérieur comme s’il y vivait, et deuxièmement essayer de considérer la société monadiale avec les yeux d’un homme du XXe siècle. L’ampleur de sa tâche l’effraye. Il sait d’une façon approximative quels seraient les sentiments d’un voyageur venu du temps devant Monade Urbaine 116, par exemple : une sorte d’enfer où s’entassent des vies atrocement étriquées et barbares, où toute philosophie civilisée est irrémédiablement basculée, où la prolifération démographique est diaboliquement encouragée pour obéir à on ne sait quel incroyable concept d’une déité éternelle réclamant toujours plus d’adorateurs, où tout refus est formellement interdit et les dissidents impitoyablement détruits. Jason connaît les termes, les mots exacts qu’emploierait un Américain libéral intelligent de, mettons, 1958. Pourtant il ne peut pas vraiment se mettre à sa place. Il s’efforce de considérer son propre monde comme un enfer invivable, mais en vain – il ne le ressent pas véritablement. Logique avant tout, il sait pourquoi la vieille civilisation horizontale a dû évoluer vers la verticale, et pourquoi alors il devint obligatoire d’éliminer – de préférence avant qu’ils ne soient en âge de se reproduire – tous ceux qui refusent ou ne peuvent s’adapter à la nouvelle société. Comment tolérer des fauteurs de troubles à l’intérieur de structures aussi serrées, aussi subtiles, aussi soigneusement élaborées que celles d’une monade urbaine ? Il sait que deux siècles passés à jeter les anomos dans la chute ont créé un nouvel homme. Mais après cette sélection, ce nouvel homme, placide, adapté, parfaitement intégré, cet Homo urbmonadis existe-t-il réellement ? Ce sont ces questions qu’il a l’intention d’éclairer dans son livre. Mais la difficulté, l’absurde difficulté, est d’arriver à les appréhender selon l’angle de vue d’un homme de l’ancienne époque !
Jason lutte et s’acharne à comprendre la hantise de la surpopulation qui régnait autrefois. Il a découvert dans les archives des piles de textes plaidant contre la démographie galopante – tous puants de hargne, écrits à une époque où moins de quatre milliards peuplaient le monde. Il n’ignore pas, bien sûr, qu’en s’étalant horizontalement comme ils le faisaient, ils risquaient d’engorger la planète tout entière ; mais pourquoi craignaient-ils autant l’avenir ? Ils ne pouvaient manquer de présager les beautés de la civilisation verticale !
Eh bien, non ! Non ! C’est justement là que le raisonnement achoppe. Ils refusaient les perspectives. Au lieu de quoi, ils parlaient de limitation des naissances, en édictant, si nécessaire, des lois gouvernementales pour réduire le taux de natalité. Jason en frissonne.
— Ne vous rendez-vous pas compte, demande-t-il à ses cubes, que seul un régime totalitaire peut faire respecter de telles normes ? Vous prétendez que nous sommes une société répressive, mais quel genre de société auriez-vous édifié sans l’avènement des monades urbaines ?
— Nous préférons limiter les naissances et accorder une entière liberté sur les autres plans, lui répond la voix des anciens hommes. Vous avez accepté la liberté de vous multiplier, mais au détriment des autres libertés. Ne voyez-vous pas…
— C’est vous qui ne voyez rien, se fâche Jason. Une civilisation ne peut conserver son élan (et si elle n’accélère pas, elle meurt) qu’en exploitant la fertilité que dieu nous a donnée. Nous avons résolu le problème de la place pour tous. La terre porte une population dix ou vingt fois supérieure à ce que vous imaginiez comme le maximum absolu. Vous y voyez une répression et un autoritarisme. Mais que faites-vous des milliards de vies qui n’auraient jamais existé dans votre système ? N’est-ce pas cela la pire répression, interdire de vivre à des êtres humains ?
— Quel est l’intérêt de leur permettre d’exister si c’est pour les entasser dans une boîte à l’intérieur d’une autre boîte, elle-même à l’intérieur d’une autre boîte, et ainsi de suite ? Que faites-vous de la qualité de la vie ?
— Je ne vois pas ce qu’on peut reprocher à la qualité de la vie. Nous nous accomplissons dans le libre jeu des échanges et des relations humaines. Pourquoi irais-je en Chine ou en Afrique, si je peux les trouver dans un même bâtiment ? N’est-ce pas un signe de destruction interne que de se sentir contraint à rôder à travers la planète ? À votre époque, tout le monde voyageait, maintenant plus personne. Laquelle des deux sociétés est la plus stable ? Laquelle est la plus heureuse ?
— Laquelle est la plus humaine ? Laquelle exploite le mieux et le plus totalement la potentialité humaine ? N’est-ce pas dans notre nature de chercher, de lutter, d’atteindre l’inaccessible ?
— Et la recherche intérieure ? L’exploration de la vie profonde ?
— Mais ne voyez-vous pas ?
— Mais ne voyez-vous pas ?
— Si seulement vous vouliez écouter…
— Si seulement vous vouliez écouter…
Jason et son interlocuteur se taisent, à bout d’arguments. Aucun des deux ne veut écouter. Ils n’arrivent pas à communiquer. Jason continue ainsi tout le reste de la journée à examiner, analyser et annoter. Ce n’est qu’au moment de partir qu’il se rappelle le mémorandum de la veille au soir. L’étude des anciennes coutumes sexuelles lui permettra peut-être de pénétrer plus intimement dans cette civilisation disparue. Il compose sa demande d’archives ; les cubes seront sur son bureau quand il arrivera demain matin.
Il rentre à Shangai ; vers Micaela.
Ce soir, les Quevedo ont des invités à dîner : Micael, le frère jumeau de Micaela, et son épouse Stacion. Micael est un analo-électronicien ; il vit à Edimbourg avec son épouse, au 704e étage. Jason apprécie sa compagnie, tonique et vivifiante, bien que la ressemblance physique entre Micaela et son frère – qui dans le passé l’avait amusé – l’inquiète et le dérange à présent. Micael porte les cheveux longs, tombant aux épaules, et il ne mesure guère qu’un centimètre de plus que sa sœur si longue et si élancée. Ce sont, bien sûr, de faux jumeaux, et pourtant leurs traits sont presque copiés. L’identité est encore plus frappante dans les expressions quand ils sourient ou se renfrognent. S’ils lui tournent le dos, Jason éprouve les pires difficultés à les distinguer, à moins qu’ils ne soient côte à côte – le même maintien, les poings sur les hanches, la tête rejetée en arrière. On peut même les confondre de profil, étant donné la poitrine menue de Micaela. Il est souvent arrivé à Jason de rester un court instant interloqué, ne sachant s’il se trouvait devant Micael ou Micaela. Si seulement Micael se laissait pousser la barbe ! Mais ses joues sont douces et glabres.
Impossible de le nier, Jason éprouve une sorte d’attirance physique pour son beau-frère. C’est tout à fait naturel, considérant le désir que lui a toujours inspiré son épouse. Rien que la voir là, à l’autre bout de la pièce, tournée de trois quarts, penchée sur le pupitre électronique, son dos nu et lisse, le petit globe d’un sein pointant sous l’arc de son bras, il ressent le besoin d’aller vers elle et de la caresser. Et si c’était Micael ? Ses mains se poseraient sur une poitrine, et la découvriraient plate et musclée. Et s’ils se liaient en une étreinte passionnée ? Sa main remonterait le long de la cuisse et rencontrerait, non pas le doux nid chaud, mais le lourd membre de chair. Qu’il la/le retourne ? Toucher ces fesses dures et nerveuses ! Oh, l’étrange et brutale bouffée ! Non. Jason repousse les images qui l’assaillent. Depuis les tendres années de l’enfance, il n’a plus connu charnellement de personnes de son sexe. Et il ne se le permettra pas. Ces relations ne sont pas interdites évidemment dans la société monadiale, où tous les adultes sont également accessibles. Beaucoup en profitent. Micael, lui-même, d’après ce qu’il a entendu dire. Si Jason le veut, Micael ne se refusera pas. Se refuser est un péché. Il suffit de demander. Mais Jason ne demande pas. Il lutte contre la tentation. Le caractère morbide de la situation ne lui échappe pas. L’homme que je désire est le sosie de mon épouse. Pourquoi est-ce que je résiste ? Si je le veux, pourquoi ne pas le prendre ? Non. Je ne le veux pas vraiment. C’est une échappatoire ; c’est mon désir de Micaela que je transfère sur lui. Mais la vision érotique réapparaît dans son esprit. Il se voit avec Micael leurs bouches ouvertes et soudées l’une à l’autre. L’image de ce baiser est trop précise, trop crue ; Jason se lève brusquement, bousculant la fiasque de vin, cadeau de Stacion, que celle-ci rattrape d’extrême justesse. En quelques enjambées rapides il se précipite vers Micael, essayant de cacher l’érection qui gonfle ses chausses vert et or, et enferme un des seins dans sa main. Le téton est doux et mou sous ses doigts. Il se colle contre elle, lui mordillant la nuque. Elle se laisse faire, sans arrêter pour autant de programmer le dîner. Il continue – sa main glisse dans l’ouverture du sarong, caresse le ventre avant de glisser sur les reins. Micaela se dégage d’un brusque mouvement des hanches.
— Arrête ! chuchote-t-elle, d’une voix rauque. Arrête ! Pas avec eux, ici !
Enragé, Jason se jette sur le coffret à fumots et en offre à la ronde. Stacion refuse ; elle est enceinte. C’est une rousse, rondelette, gentille et douce de caractère – absolument déplacée dans cette réunion d’hypertendus. Jason aspire avidement la fumée. Au fond de lui, il sent tous ses nœuds se dénouer. Il peut à présent regarder Micael, sans que lui viennent à l’esprit des images scabreuses. Mais il ne peut oublier cette bouffée de désir. Micael se doute-t-il ? Rirait-il si je lui disais la vérité ? S’offusquerait-il ? M’en voudrait-il de m’être tu ? Et si c’était lui qui me le demandait, que ferais-je ? Jason prend un second fumot et son esprit se vide instantanément de toutes les questions auxquelles il ne veut/peut pas répondre.
— Alors, pour quand est ce bébé ? demande-t-il, avec une feinte bonne humeur.
— Quatorze semaines, dieu soit loué, répond Micael. Le numéro cinq. Une fille, cette fois.
— Nous l’appellerons Céleste, dit Stacion, se tapotant le ventre. (Sa tenue de grossesse est composée d’un court boléro jaune et d’une bande brune ceignant sa taille. Son ventre bombé est nu. Le nombril protubérant semble être le pédoncule de ce gros fruit de chair. Ses seins, gonflés de lait, apparaissent et disparaissent au rythme de la respiration sous la courte veste entrouverte.)
— Nous envisageons de demander des jumeaux pour l’année prochaine, ajoute-t-elle. Un garçon et une fille. Micael me parle tout le temps de l’époque bénie et heureuse où lui et Micaela étaient jeunes. Comme s’il existait un monde spécial pour les jumeaux.
Ces mots déclenchent aussitôt en Jason une série de visions érotiques, le ramenant à ses vieux fantasmes. Il voit les jambes de Micaela se tendant sous le corps souple et actif de son frère – il voit l’expression d’extase qui transforme le visage encore enfantin, fixant un point au-dessus de l’épaule du jeune homme. Oh oui, quel bon temps ils ont dû avoir tous les deux ! Micael, le premier à la pénétrer. À quel âge ? Neuf, dix ans, peut-être. Peut-être encore plus tôt ? Leurs expériences maladroites. Laisse-moi monter sur toi, cette fois-ci, Micael. Oh, ça va plus loin comme ça. Tu crois que c’est mal ce qu’on fait ? Mais non, idiote ; ne sommes-nous pas restés liés ensemble pendant neuf mois ? Mets ta main là. Et ta bouche… ici… encore. Oui. Tu fais mal à mes seins, Micael. Oh ! Oh ! C’est bon ! Attends, encore quelques secondes. Ah, le bon temps !
— Qu’y a-t-il, Jason ? (C’est la voix de son beau-frère qui lui parle.) Tu semblés tellement crispé.
Jason, de toutes ses forces, lutte pour se dominer. Ses mains tremblent. Un troisième fumot. C’est très rare qu’il en prenne autant avant de dîner.
Stacion aide Micaela à sortir le repas.
— J’ai appris que tu t’étais lancé dans un nouveau sujet de recherches, dit Micael. De quoi s’agit-il exactement ?
Quelle délicatesse ! Il a deviné que je suis mal à l’aise. Il essaye de me sortir de mes cauchemars. De toutes ces pensées morbides qui m’assaillent.
— Je pose la question de savoir si la vie urbmonadiale engendre un nouvel être humain. Un homme parfaitement adapté aux deux données essentielles de notre société : un espace vital restreint et un très faible coefficient d’intimité privée.
— Tu veux dire une mutation génétique ? demande Micael, plissant le front. Un héritage de caractéristiques sociales ?
— C’est ce que je pense.
— Mais cela est-il possible ? Peut-on parler de génétique quand des gens décident volontairement de se réunir en une société comme la nôtre et de… ?
— Volontairement ?
— Tu ne crois pas ?
Jason sourit.
— Je doute que ce fût jamais volontaire. Au début, sais-tu, ce fut la nécessité qui les y poussa. À cause du chaos qui régnait dans le monde. Ou s’enfermer et se protéger dans des bâtiments clos, ou s’exposer aux périls extérieurs – je parle des années de famine. Et depuis, depuis que tout s’est stabilisé, crois-tu que ça ait changé ? Pouvons-nous vraiment choisir où vivre ?
— Je suppose que nous pourrions sortir si nous le voulions vraiment, et vivre dans ce qui peut exister à l’extérieur.
— Mais nous ne le choisissons pas. Parce qu’au fond de nous, nous savons que ce ne serait qu’une absurde fantaisie. Nous restons ici, que cela nous plaise ou non. Et ceux à qui cela ne convient pas, ceux qui éventuellement ne peuvent plus le supporter… eh bien, tu sais ce qui leur arrive.
— Mais…
— Attends. N’oublie pas ces deux siècles de sélection, de tamisage, Micael. La chute pour les anomos ! Et ceux certainement qui ont réussi à s’enfuir, du moins au début. Ceux qui sont restés se sont adaptés aux circonstances. Ils aiment la vie urbmonadiale. Cela leur semble naturel.
— Mais est-ce réellement génétique ? On pourrait appeler cela un conditionnement psychologique, non ? Par exemple, en Asie, les gens n’ont-ils pas toujours vécu entassés comme nous le sommes, se multipliant sans cesse – dans les pires conditions : sans hygiène, sans régulation, sans rien – et pourtant ils l’acceptaient comme un état de choses naturel.
— Bien sûr, opine Jason. Parce que, depuis des millénaires, on leur avait inculqué de ne pas se rebeller contre cet état de choses. Ceux qui restaient, ceux qui se reproduisaient, étaient ceux qui acceptaient. Il en est de même chez nous.
— Comment peux-tu faire la différence ? demande Micael, d’un ton dubitatif, entre le conditionnement psychologique et une modification génétique à long terme ? Comment savoir ce qui est du ressort de l’un ou de l’autre ?
— Je n’ai pas encore étudié ce problème, reconnaît Jason.
— Tu n’aurais pas intérêt à collaborer avec un généticien ?
— Peut-être plus tard. Quand j’aurai établi les paramètres de recherches. Tu sais, je ne suis pas encore prêt à soutenir cette thèse. Je recueille des informations pour savoir simplement si on peut la soutenir. J’applique une méthode scientifique – c’est-à-dire que je me refuse à faire des suppositions à priori et chercher après les faits qui les corroborent. Au lieu de quoi, j’examine d’abord les faits et…
— Oui, oui, je sais. Mais, entre nous, tu penses vraiment que c’est ainsi que cela s’est passé, n’est-ce pas ? Une espèce nouvelle : l’homme monadial.
— Oui, je le crois. Deux siècles de sélection, impitoyablement menée. Et le résultat ? Tous, autant que nous sommes, parfaitement adaptés à cette vie.
— Ah… Oui… Tous autant que nous sommes…
— Avec quelques exceptions, ajoute Jason, en reculant légèrement.
Les deux hommes s’observent mutuellement. Quelles pensées, s’interroge Jason, se cachent derrière le regard froid de son beau-frère ?
— Mais quoi qu’il en soit, ce phénomène d’adaptation est général. Où est passée l’ancienne philosophie expansionniste occidentale ? J’oserais dire : expurgée de la race. Le goût du pouvoir ? L’amour de la conquête ? La soif des biens et de la propriété ? Disparu. Disparu. Disparu. Ce ne peut être, d’après moi, l’aboutissement d’un processus de conditionnement. Je crois plutôt que l’espèce a été dépouillée de certains gènes qui la prédisposaient à…
— …dîner, professeur, appelle Micaela.
C’est un repas fastueux. Steaks aux protéines, salade, pudding soufflé, condiments, soupe de poissons. Rien de reconstitué et presque rien de synthétique. Micaela et lui vont devoir s’imposer des restrictions pendant au moins deux semaines pour résorber un tel trou dans leur budget loisirs. Il cache son irritation. Micael est toujours reçu somptueusement quand il vient chex eux ; Jason se demande pourquoi, étant donné que Micaela n’a pas l’habitude de se montrer aussi prodigue avec ses sept autres frères et sœurs. Elle en a déjà invité deux ou trois, mais très rarement, alors que Micael vient au moins cinq fois par an, et chaque fois c’est un festin en son honneur. Les soupçons de Jason se réveillent. Quelque chose de sale existe-t-il entre ces deux êtres si semblables ? Les vieilles passions enfantines se consument-elles encore ? Des jumeaux qui s’accouplent ce peut être charmant, à l’âge de douze ans, mais qu’en est-il à vingt-trois ans et mariés ? Micael prenant ma place sur ma plate-forme ? Jason s’afflige. Il doit déjà lutter contre la fixation homosexuelle qui l’attire vers son beau-frère ; mais maintenant il se tourmente et craint que l’inceste ne soit consommé derrière son dos. Une vie de doutes et de soupçons ! Et pourtant, même si cela était ? Il n’y aurait rien là de socialement répréhensible. Prenez votre plaisir là où vous le voulez. Dans la couche de votre sœur si tel est votre désir. Micaela Quevedo serait-elle disponible pour tous les mâles de Monade Urbaine 116, sauf pour son malheureux frère ? Le fait d’avoir été portée dans le même ventre que Micael la lui rend-elle intouchable ? Jason se force à réfléchir objectivement. Le tabou qui frappe l’inceste n’a de sens que s’il y a procréation. D’ailleurs rien n’affirme qu’ils l’ont commis ou le commettront jamais. Comment se fait-il que, depuis quelque temps, mon cerveau n’imagine que turpitudes et bassesses ? C’est la faute de cette garce, décide-t-il. Son attitude agressive, sa froideur à mon égard m’incitent à cette attitude sacrilège. Si elle continue à m’agacer, je vais…
Je vais quoi ? Séduire Micael pour le lui enlever ? Ses pensées tordues le font rire.
— Il y a quelque chose de drôle ? demande soudain Micaela. Fais-le-nous partager, Jason.
Il lève la tête, le regard affolé. Que peut-il répondre ?
— Oh, une idée idiote, improvise-t-il. À propos de toi et Micael ; à quel point vous vous ressemblez. Je pensais qu’une nuit vous pourriez changer de plate-forme, et un promeneur nocturne viendrait pour toi, Micaela, et quand il se coucherait il réaliserait qu’il est avec un homme au lieu d’une femme, et alors… euh… il…
Jason réalise qu’il ne peut continuer. Il bredouille quelques sons inintelligibles et se tait.
— Quelle idée bizarre, remarque Micaela.
— De toute façon, et alors ? intervient Stacion.
— Cet homme serait surpris une minute peut-être, mais après il se ressaisirait et prendrait Micael. Cela vaudrait mieux que de faire une scène ou être obligé de se lever et repartir ailleurs. C’est pourquoi je ne vois pas ce qu’il y a de drôle.
— Laissez tomber, grogne Jason. Je vous ai dit que c’était idiot. Micaela a insisté pour que je raconte ce qui m’était passé par la tête, et je vous l’ai dit, mais ce n’est pas ma faute si cela n’a aucun sens, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ? (Il attrape la fiasque de vin et verse presque tout le restant dans sa coupe.) C’est du bon, marmonne-t-il.
Après le dîner, ils partagent un épanouissant ; excepté Stacion, bien sûr. Pendant à peu près deux heures, ils planent librement. Puis, quelques minutes avant minuit, Micael et Stacion s’en vont. Jason préfère ne pas regarder les embrassades d’adieu entre son épouse et son beau-frère. Dès que leurs invités sont sortis, Micaela se dépouille de son sarong et lui lance un long regard féroce et brûlant, comme si elle le défiait de la prendre ce soir. Jason a conscience de sa muflerie en ignorant l’invitation muette de son épouse, mais l’expérience tout intérieure qu’il a vécue pendant la soirée le pousse à la fuite.
— Excuse-moi, lui dit-il, mais j’ai envie de bouger.
Sur le beau visage féminin, l’expression érotique s’efface pour faire place à l’ahurissement, puis à la rage. Jason n’attend pas. Il sort en toute hâte et se précipite dans le descenseur. 59e étage. Varsovie. Il pénètre dans un appartement. Une femme dort sur une plate-forme de repos défaite. Elle a la trentaine, des cheveux blonds ébouriffés, un corps doux et pulpeux. Elle est seule. Dans leurs couchettes, une multitude d’enfants – huit au moins. Jason la réveille. Il se présente.
— Jason Quevedo. Shangai.
Elle cligne nerveusement des yeux, comme si elle avait du mal à sortir de son sommeil.
— Shangai ? Mais avez-vous le droit d’être ici ?
— Qui prétend le contraire ?
Elle réfléchit un moment.
— Personne. Mais ceux de Shangai ne viennent jamais ici. Shangai, vraiment ? Vous ?
— Faut-il que je vous montre ma plaque d’identité ? demande-t-il rudement.
Son intonation d’érudit dissipe les dernières résistances de la femme. Elle sourit, arrange sa chevelure, se vaporise un nuage cosmétique sur le visage, pendant qu’il se déshabille. Il grimpe sur la plate-forme. Elle l’attend, présentant son sexe, les genoux tirés sur sa poitrine. Il la prend grossièrement, impatiemment. Micael, pense-t-il. Micaela. Micael. Micaela. Dans un râle, il déverse son fluide dans le ventre de la femme.
Le lendemain matin, à son bureau, il commence son nouveau programme, portant sur les anciennes mœurs sexuelles. Comme il le fait toujours, il se borne au XXe siècle qu’il considère comme l’apogée de l’ère ancienne. Donc le plus signifiant – révélant les schémas d’attitudes et de réponses édifiés tout au long de la période industrielle pré-monadiale. Pour son propos, le XXIe siècle offre moins d’utilité, ayant été, comme toutes les périodes de transition, essentiellement chaotique et confus. Le XXIIe, début de l’âge urbmonadial, appartient déjà aux temps modernes. C’est pourquoi il a choisi le XXe comme champ privilégié d’études. Sur la tapisserie psychédélique apparaissent déjà les taches de l’effondrement, et des zébrures d’apocalypse la sillonnent pernicieusement comme des menaces informulées mais réelles.
Jason prend bien soin de ne pas tomber dans le piège de l’historien : la fausse perspective. Le XXe siècle, vu de si loin, semble une entité simple, mais il sait que c’est une erreur d’évaluation due à une schématisation excessive. Il est vrai que certains courants essentiels traversent paisiblement l’ensemble du siècle, mais il ne faut pas oublier pour autant certains changements qualificatifs engendrant des discontinuités historiques majeures s’échelonnant de décennie en décennie. La libération de l’énergie atomique a été un de ces changements. Le développement des transports intercontinentaux rapides en a été un autre. Sur un autre plan, la mise au point et la diffusion de moyens contraceptifs simples et efficaces ont provoqué un changement fondamental du problème sexuel, une véritable révolution. Et la venue de l’âge psychédélique, avec ses problèmes et ses joies propres, marque une autre cassure importante, scindant le siècle en deux, avant et après. Ainsi 1910, 1930, 1950, 1970 et 1990 constituent des dates à l’intérieur du siècle, auxquelles Jason peut se référer dans son étude.
Le matériel ne lui fait pas défaut. En dépit des destructions, pendant et après l’effondrement, il subsiste une immense documentation sur les ères prémonadiales ensevelie dans quelque chambre forte souterraine. Jason ignore où se trouve cette banque centrale d’archives (s’il n’y en a qu’une et non une multitude d’entre elles éparpillées un peu partout dans le monde) mais elle n’est certainement pas dans Monade Urbaine 116, ni même dans la constellation des Chipitts. Cette question est sans importance, pourvu qu’il puisse obtenir ses informations le plus vite possible. La seule difficulté est de savoir comment formuler sa demande pour avoir satisfaction.
À présent, Jason est suffisamment au fait des usages pour remplir pertinemment les formulaires d’obtention d’archives. Il sait comment les composer sur son clavier – et les cubes arrivent aussitôt. Livres. Films. Émissions de télévision. Affiches. Publicités. Il n’ignore pas non plus que pendant plus de la moitié du siècle tout ce qui touchait au sexe a emprunté deux voies : une licite et une illicite. D’un côté les romans et films commercialisés publiquement, et d’un autre tout le courant érotique clandestin interdit. Jason se documente aux deux sources. L’éros de l’époque est à cheval sur ces deux réalités ; ce n’est qu’à travers cette double pesée que la vérité objective peut être appréhendée. Ne pas oublier non plus les codes légaux, avec leurs cortèges d’interdictions. New York, par exemple : toute personne s’étant exposée nue ou ayant exposé ses parties génitales complaisamment et lubriquement dans tout endroit public, ou dans tout autre endroit où se trouvent d’autres personnes, ou ayant incité un tiers à s’exhiber sera coupable de… Dans l’État de Géorgie, lit-il, tout passager de wagon-lit, qui occupe un compartiment autre que le sien se rend coupable de délit contraventionnel et est punissable d’une amende maximale de 1 000 dollars ou de douze mois d’emprisonnement. Les lois de l’État du Michigan stipulent que toute personne qui, pendant le traitement médical d’une personne du sexe féminin, lui aura fait croire qu’il est, ou sera nécessaire, ou bénéfique pour sa santé d’entretenir des relations sexuelles avec un homme – et/ou tout homme qui, n’étant pas l’époux de cette femme, commettra l’acte sexuel avec cette femme grâce à ce subterfuge, sera coupable de forfaiture et punissable d’une peine maximale de dix ans. Bizarre. Encore plus bizarre : toute personne qui connaîtra charnellement, ou entretiendra des relations sexuelles de toutes sortes avec un animal ou un oiseau, sera reconnue coupable de sodomie… Pas étonnant que tout cela ait disparu ! Et ceci ? Quiconque commettra l’acte sexuel avec une personne du sexe masculin ou féminin par l’anus (rectum) ou avec la bouche ou la langue, ou tentera de le commettre avec un cadavre… Et le plus inquiétant : dans le Connecticut, l’usage des contraceptifs est interdit, sous peine d’une amende minimale de 50 dollars ou de soixante jours à un an de prison – dans le Massachusetts : quiconque vend, loue, donne, expose (ou offre) tout instrument, ou médicament, ou drogue, ou tout autre moyen destiné à prévenir la conception sera passible d’un maximum de cinq ans de prison ou d’une amende maximale de 1 000 dollars. Comment ? Comment ? Envoyer un homme en prison parce qu’il a pratiqué le cunnilingus sur son épouse, et punir aussi légèrement les prosélytes de la contraception ! De toute façon, où se trouvait le Connecticut ? Le Massachusetts ? Jason, qui est pourtant historien, ne le sait pas très précisément. Dieu soit loué, pense-t-il, mais ces malheureux méritaient bien l’apocalypse qui vint les frapper. Quelles étranges lois qui se montraient si clémentes envers les partisans de la limitation des naissances !
D’abord quelques livres et films. Bien qu’il n’en soit qu’à son premier jour de recherches, Jason perçoit déjà certaines grandes lignes – une sorte de relâchement des mœurs qui se poursuit tout au long du siècle, ce processus s’accélérant entre 1920 et 1930 et après 1960. La cheville montrée timidement au début fait vite place aux seins nus. Dans ce domaine tellement curieux de la prostitution, on assiste à cette même érosion au fur et à mesure que les libertés se généralisent. La disparition des tabous dans le vocabulaire sexuel populaire. Jason a du mal à croire ce qu’il lit et voit. Si comprimées étaient leurs âmes ! Si refoulés, leurs désirs ! Pourquoi ? Pourquoi ? Bien sûr, on ne peut nier l’évolution, mais d’atroces restrictions persistent et continuent à prévaloir pendant toutes ces années lugubres, sauf vers la fin où l’effondrement est proche et les barrières s’écroulent. Mais même à ce moment-là subsiste quelque chose de faux. Jason y voit plus d’une volonté consciente et forcée d’amoralité. Ces nudistes timides. Ces débauchés tourmentés. Ces libertins cherchant à se justifier. Étrange. Étrange. Étrange. Il ne peut lutter contre la fascination qu’exercent sur lui les concepts sexuels de ce XXe siècle. L’épouse considérée comme propriété de l’époux. Le prix attaché à la virginité (encore qu’il semble qu’ils se soient débarrassés de cela !) L’intervention de l’État dans le choix de certaines positions pratiquables et d’autres interdites. Les restrictions imposées même sur les mots. Dans un ouvrage prétendument sérieux de critique sociale de l’époque, il relève cette phrase : « Parmi les progrès enregistrés durant la dernière décennie, le moindre n’est pas la liberté, enfin, pour les écrivains, de pouvoir utiliser les mots tels que baiser ou con dans leurs travaux. » Comment se peut-il que ce fût ainsi ? Accorder tant d’importance à de simples mots ? Dans son box d’études, Jason prononce les vieux mots tabous : « Baiser… con… baiser… con… » Leur sonorité elle-même a un petit goût démodé, inoffensif. Il essaye les équivalents modernes : « Défoncer… fente… défoncer… fente… défoncer. » Pas plus d’impact. Comment les mots ont-ils jamais pu contenir une telle charge explosive qu’un esprit apparemment intelligent ait cru nécessaire de célébrer la liberté d’en user publiquement ? Dans ce domaine, Jason est conscient des limites de l’historien. Il se sent fondamentalement incapable de comprendre l’obsession que le XXe siècle manifestait à l’égard des mots. Par exemple le D majuscule pour Dieu, comme s’il avait été déshonoré de s’appeler dieu ! Interdire des livres où étaient imprimés en c.n, e.....r, b....r, f...e !…
Plus il avance dans son étude, plus il est convaincu de la validité de sa thèse. Il s’est passé une révolution sexuelle fondamentale durant les trois cents dernières années, et les critères culturels n’en sont pas seuls responsables. Nous sommes profondément différents, pense Jason. Nous avons changé – cette modification est cellulaire, une transformation du corps comme de l’esprit. Ils n’auraient jamais pu encourager ni même tolérer, atteindre à notre totale et entière accessibilité. Nos promenades nocturnes, notre nudité, notre suppression de tous les tabous, notre méconnaissance de toute jalousie irrationnelle, tout cela leur eût paru impossible, répugnant, abominable. Même ceux qui tentaient de vivre un peu à notre façon le faisaient pour de fausses raisons. C’était plus une réaction contre un système répressif existant qu’un besoin positif. Nous sommes différents… Fondamentalement différents.
Fatigué, satisfait de sa journée de travail, Jason quitte son bureau une heure plus tôt que d’habitude. Micaela n’est pas à l’appartement quand il arrive.
Cela l’intrigue. À cette heure-ci elle est toujours là. Les enfants sont seuls, jouant avec leurs jouets. Bien sûr, il est un peu en avance, mais tout de même… Serait-elle sortie pour bavarder avec une amie ? Je ne comprends pas. Et elle n’a laissé aucun message.
— Où est Mamo ? demande-t-il à son aîné.
— Sortie.
— Où ?
— En visite, répond son fils en haussant les épaules.
— Il y a longtemps qu’elle est partie ?
— Une heure, ou deux peut-être.
Pas très utile comme renseignement ! Nerveux, l’esprit agité, Jason appelle des amies de Micaela, habitant le même étage qu’eux. Aucune d’elles ne l’a vue. Le garçon lève les yeux et regarde son père.
— Elle est allée voir un homme.
Jason fixe l’enfant :
— Un homme ? C’est elle qui l’a dit ? Quel homme ? Mais il ne peut rien en tirer de plus. Serait-elle allée retrouver Micael ? Jason brûle d’envie d’appeler Edimbourg. Rien que pour voir si elle y est. En lui-même, il en débat passionnément. Des images furieuses lui transpercent le crâne. Micaela et Micael mêlés, unis, enflammés, enroulés l’un dans l’autre. Confondus dans leur passion incestueuse – comme tous les après-midi (peut-être). Depuis quand cela dure-t-il ? Et chaque soir, elle revient ici, contre moi, embrasée et moite de lui. Il compose le numéro à Edimbourg et le visage de Stacion apparaît sur l’écran. Elle semble calme, sereine dans sa grossesse.
— Micaela ? Non, elle n’est pas là, évidemment. Pourquoi, elle devait venir ?
— Je croyais que peut-être… en passant… euh…
— Je n’ai pas eu de ses nouvelles depuis l’autre soir, chez vous.
Jason hésite. Il se décide quand il voit Stacion avancer la main pour couper la communication.
— Avez-vous idée où peut être Micael en ce moment ? lâche-t-il précipitamment.
— Micael ? Il travaille. Équipe Dièdre Neuf !
— Vous en êtes certaine ?
Stacion le considère, sidérée.
— Bien sûr que je suis sûre. Où voulez-vous qu’il soit ? Son équipe s’arrête à 17 30. (Elle rit.) Vous ne pensez tout de même pas que Micael et Micaela…
— Non, bien sûr. Vous me croyez idiot ? Je pensais simplement que… si peut-être… euh… (Il bafouille.) Oubliez cela, Stacion. Etreignez-le pour moi quand il rentrera.
Il coupe sèchement. Sa tête le fait souffrir. Il a beau lutter, il ne peut arrêter le flot d’images atroces – les longues mains de Micael étreignant les seins de sa sœur – les petits mamelons rouges et durcis pointant entre les doigts – deux silhouettes semblables face à face comme un reflet dans un miroir – des langues lovées et entremêlées. Non ! Mais où est-elle alors ? Il est tenté d’appeler l’Équipe Dièdre Neuf pour savoir si Micael est vraiment présent, ou s’il est dans un compartiment de rendez-vous en train de défoncer sa sœur.
Jason se jette à plat ventre sur la plate-forme. Il essaye de réfléchir. Quelle importance que Micaela se laisse prendre par son frère ? Aucune. Il ne va tout de même pas se laisser coincer dans une attitude primitive très XXe siècle. D’un autre côté, Micaela a violé une coutume de première importance en allant coucher dans l’après-midi. Si elle veut Micael, pense Jason, qu’elle le fasse venir après minuit comme les gens corrects, mais pas ces cachotteries, ces ruses, ces mensonges. Croit-elle vraiment que je serais choqué d’apprendre qui est son amant ? Devait-elle se cacher ainsi devant moi ? C’est honteux ! Quelle déception ! L’adultère à l’ancienne mode ; les rendez-vous secrets ! Quelle laideur ! Je voudrais lui dire combien…
La porte s’ouvre et Micaela entre. Elle ne porte rien sous sa blousé légère et transparente. Le visage empourpré, ébouriffée, elle arbore un sourire narquois, sous lequel couve la haine.
— Eh bien ? questionne Jason.
— Eh bien ?
— J’ai été surpris de ne pas te trouver quand je suis rentré.
Impassible, elle se déshabille, et passe sous la douche. À la façon dont elle se lave et se frotte, il est évident qu’elle vient de faire l’amour.
— Oui, je suis un peu en retard, dit-elle, au bout d’un moment. Navrée.
— D’où viens-tu ?
— Siegmund Kluver.
Il est stupéfait et en même temps soulagé. Qu’est-ce que cela signifie ? Une promenade diurne ?
Et la femme prenant l’initiative ? Du moins ce n’était pas Micael. Doit-il la croire ?
— Siegmund ? demande-t-il. Que veux-tu dire, Siegmund ?
— Je suis allée lui rendre visite. Les petits ne te l’ont pas dit ? J’avais du temps de libre aujourd’hui, alors je suis allée le voir. Très sanctifiant, je dois reconnaître. Un expert en la matière. Ce n’était pas la première fois avec lui, bien sûr, mais de loin la meilleure.
Elle sort de la douche, prend deux enfants, les déshabille et les envoie sous le jet de molécules pour leur nettoyage du soir. Tout cela sans prêter la moindre attention à Jason. Celui-ci, atterré, contemple le corps nu et svelte qui bouge devant lui. Il a envie de la sermonner, lui faire la morale, mais il pince les lèvres, se refermant sur lui-même. Non sans mal, il était arrivé à accepter cette passion incestueuse inacceptable entre Micaela et son frère, mais maintenant il lui faut tout réviser. Ce n’est pas Micael, mais Siegmund ! C’est elle qui lui a couru après ? En plein jour. En plein jour ! N’a-t-elle aucune pudeur ? Pourquoi a-t-elle fait cela ? Par dépit, décide-t-il, rien que par dépit. Pour me narguer. Pour m’énerver. Pour me montrer combien elle tient peu à moi. Elle se sert du sexe comme d’une arme contre moi. Elle affiche, se vante de son heure d’extase avec Siegmund. Mais lui, lui, devrait faire preuve de plus de bon sens. Un homme ambitieux comme lui, se laisser aller à violer les usages ! Peut-être Micaela l’a-t-elle à ce point subjugué qu’il n’ait pu refuser ? Elle en est capable, tout Siegmund qu’il soit ! La garce ! La garce ! Il lève la tête et la voit qui lui fait face, les yeux étincelants, la bouche plissée en un sourire hostile. Elle le provoque. Elle le pousse à la bagarre. Non, Micaela, je n’entrerai pas dans ton jeu. Elle est en train de laver les petits quand il demande d’une voix calme :
— Que programmes-tu pour dîner ce soir ?
À son bureau, le lendemain, il se passe un film tourné en 1969 – il pense que c’est une comédie. C’est l’histoire de deux couples en Californie qui décident d’échanger les partenaires pour une nuit, mais ils découvrent qu’ils n’ont pas le courage d’aller jusqu’au bout. Jason est pris par le film, non seulement les scènes en intérieurs et en extérieurs, mais le caractère profondément différent de la psychologie des personnages le stupéfie et le fascine – leurs fanfaronnades, la profonde et violente angoisse qui les étreint quand il s’agit de savoir qui va prendre qui et comment, leur ultime lâcheté. Il comprend mieux la crise d’hilarité qui les secoue nerveusement quand ils font l’expérience de ce que Jason pense être du cannabis (étant donné que le film date des tout premiers temps de l’ère psychédélique). Mais ce sont les attitudes sexuelles des personnages qui atteignent le comble du grotesque. Jason visionne deux fois le film, prenant beaucoup de notes. Pourquoi ces gens sont-ils tellement timides ? Que craignent-ils tant ? Une grossesse non désirée ? Une maladie honteuse ? Non, le film est postérieur à l’époque vénérienne. Serait-ce le plaisir lui-même qui leur fait peur ? Ou la punition tribale pour aller à l’encontre du concept monopolisant du mariage au XXe siècle ? Et même si tout se passe dans le secret le plus absolu ! Oui, ce doit être cela, pense Jason. Le sexe est fondamentalement interdit en dehors du mariage, et ce sont ces lois qu’ils se refusent à violer. Le souvenir atavique des vieux châtiments : pilori, lapidation, décollation… La mise au ban de la société… Partout des yeux cachés qui vous épient. La vérité honteuse découverte un jour ou l’autre. Alors ils font marche arrière, s’enfermant un peu plus dans leur petite cellule maritale.
Soudain Micaela s’inscrit dans ce contexte bourgeois XXe siècle. Bien sûr, elle ne ressemble pas aux personnages timides et timorés du film. Elle est, au contraire, cynique, insolente – se vantant de sa visite à Siegmund pour diminuer et rabaisser son époux. Mais Jason y voit une attitude typique du XXe siècle, se situant à l’opposé de l’accommodement harmonieux du monde urbmonadial. Seul un être considérant le sexe comme un moyen pouvait faire ce que Micaela avait fait : réinventer l’adultère dans une société qui n’en connaît pas la signification ! Sa colère augmente ! Sur 800 000 personnes vivant dans Monade Urbaine 116, pourquoi avait-il fallu qu’il tombe sur la seule brebis galeuse ? Une femme qui flirte avec son propre frère, non pas parce qu’elle a envie de lui, mais parce qu’elle sait que cela ennuie son époux. Qui va chercher Siegmund au lieu d’attendre qu’il vienne la trouver ! La barbare ! Mais je vais lui montrer. Moi aussi, je sais jouer à son petit jeu sadique !
À midi (il y a à peine cinq heures qu’il s’est mis au travail), il quitte son bureau. L’ascenseur l’emporte jusqu’au 787e étage. Devant l’appartement de Siegmund et Mamelon Kluver, il est soudain pris d’un atroce vertige qui manque le faire tomber. Tant bien que mal, il récupère son équilibre ; mais la panique subsiste en lui, le poussant à fuir. Il lutte contre lui-même, contre sa stupide timidité. Pense aux personnages du film. Pourquoi as-tu peur ? Mamelon est un sexe, une fente comme les autres. Tu en as eu des centaines aussi belles qu’elle. Mais elle est intelligente. Elle est capable de me faire perdre mes moyens en un ou deux coups de patte. Pourtant je la veux. Il y a si longtemps que je me la refuse. Alors que pendant ce temps, Micaela s’enroulait joyeusement avec Siegmund, l’après-midi ! La garce. La garce. Pourquoi devrais-je souffrir ? Dans notre monde, nous sommes censés ne nous priver de personne. Je veux Mamelon, donc… Il pousse la porte.
L’appartement est vide. Dans sa couchette, un bébé dort. Il n’y a pas d’autre signe de vie.
— Mamelon ? appelle Jason, d’une voix qui se brise.
L’écran s’allume et l’image pré-enregistrée de Mamelon apparaît. Qu’elle est belle, pense-t-il. Son sourire est radieux.
— Bonjour, dit-elle. Je suis à mon cours de polyrythme. Je serai de retour à 15 00 heures. Les messages urgents peuvent m’être laissés au Centre d’Accomplissement Somatique de Shangai, ou à mon époux Siegmund, à la Connexion Centrale de Louisville. Merci.
L’image s’évanouit.
15 00 heures. Il a presque deux heures à attendre. Que faire ?
La contempler encore.
— Mamelon ? appelle-t-il.
Elle réapparaît sur l’écran. Jason étudie chaque détail du visage adorable : les traits aristocratiques, les yeux sombres et mystérieux. Une femme indépendante, libre, insensible aux démons. Une véritable personnalité, pas une névropathe balayée par les vents psychiques comme Micaela.
— Bonjour. Je suis à mon cours de polyrythme. Je serai de retour à 15 00 heures. Les messages urgents peuvent…
Jason est décidé. Il attendra.
Ce n’est pas la première fois qu’il vient ici, mais la décoration de l’appartement ne cesse de l’impressionner. Les rideaux et draperies faits de riches tissus, les objets d’art soigneusement choisis. Autant de marques de statut ; il est évident que Siegmund sera bientôt à Louisville, et ces biens personnels sont les preuves avant-coureuses de son imminente accession à la caste dirigeante. Pour tromper son impatience, Jason joue avec les cloisons mobiles, inspecte les meubles, compose des programmes odoriférants. Il va voir le bébé qui s’est réveillé et gazouille dans sa couchette. L’autre enfant des Kluver doit avoir à peu près deux ans maintenant, pense-t-il en faisant les cent pas. Il va bientôt rentrer de la crèche. Jason ne se sent pas disposé à jouer les nourrices tout l’après-midi.
Il allume l’écran et suit le programme abstrait. Le flot de formes et de couleurs l’emporte pendant une autre heure d’impatience. Mamelon ne va plus tarder.
14 50. La voici, tenant son enfant par la main. Jason se lève, le cœur battant. La gorge sèche. Mamelon est vêtue simplement et sobrement d’une tunique bleue qui tombe en cascade jusqu’à ses genoux. Elle a un air quelque peu débraillé qui ne lui est pas habituel. Et pourtant, pourquoi pas ? Elle a passé son après-midi en exercices physiques ; on ne peut attendre d’elle qu’elle soit la Mamelon impeccable et scintillante des soirées.
— Jason ? Que se passe-t-il ? Pourquoi…
— Une simple visite, profère-t-il. (Il reconnaît difficilement sa voix.)
— Vous semblez à moitié anomo, Jason ! Seriez-vous malade ? Puis-je vous servir quelque chose ?
Elle ouvre sa tunique, l’enlève et la jette en boule sous la douche moléculaire. Dessous, elle ne porte qu’un collant absolument transparent. Jason détourne le regard de sa triomphale nudité, tandis qu’elle se dépouille aussi du collant. Après s’être lavée, elle passe un déshabillé, et se tourne vers lui.
— Vous agissez très étrangement, le savez-vous ?
Plonger d’un coup.
— Laissez-moi vous défoncer, Mamelon !
Surprise, elle rit.
— Maintenant ? En plein après-midi ?
— Est-ce tellement outrageant ?
— Inhabituel, plutôt. Surtout de la part d’un homme qui n’est jamais venu me visiter la nuit. Mais je suppose que rien ne s’y oppose. D’accord, venez…
Aussi simple que ça. Elle ôte son déshabillé et gonfle la plate-forme de repos. Elle ne se refusera pas à lui, bien sûr ; ce serait impie et sacrilège. Une femme de son époque, vivant en harmonie avec la loi, mais sachant ne pas se limiter à l’obéissance trop stricte des règles. Même s’il a choisi une heure bizarre, elle se donnera à lui – sa peau blanche, ses seins hauts et pleins, le nombril profondément ourlé, la toison brune qui boucle sur le ventre à l’embranchement des cuisses. De la plate-forme, elle s’incline vers lui, souriante. Elle frotte ses genoux l’un contre l’autre pour se préparer à l’accueillir.
Jason enlève ses vêtements, qu’il plie soigneusement. Il s’étend à côté d’elle. Sa main nerveuse va envelopper un sein, tandis qu’il mordille le lobe d’une oreille. Il veut désespérément lui dire qu’il l’aime. Mais cela serait une folie bien pire que celles qu’il a commises jusqu’ici. Dans un sens, pas au sens XXe siècle, elle appartient à Siegmund, et il n’a pas le droit d’interposer ses émotions entre eux – il n’a que le droit d’enfoncer son membre rigide en elle. Il grimpe sur elle d’un brusque coup de reins. Comme toujours, la panique est là qui le presse. Il la pénètre et commence à bouger. Je défonce Mamelon Kluver. Réellement. Enfin. Il récupère son sang-froid et ralentit son mouvement. Il se force à ouvrir les yeux et, ô joie, il découvre que ceux de Mamelon sont fermés. Les narines palpitantes, les lèvres ouvertes comme écartelées. Que ses dents sont blanches ! Il semble qu’elle soit prête à jouir. Il tombe sur elle, la serrant dans ses bras – il sent les seins aplatis contre sa poitrine – et bouge plus vite. Et tout à coup, avec une violence stupéfiante, quelque chose explose extraordinairement en elle. Elle crie, pousse son ventre vers lui, le griffe en poussant de sourds grognements de bête. La fureur de son orgasme le surprend tellement qu’il en oublie de remarquer le sien. Et c’est le noir.
Tandis qu’il repose exténué sur elle, elle caresse doucement ses épaules mouillées de sueur. Puis, quand vient le moment du dégel, il réalise que cela n’a pas été très différent de ce qu’il a connu ailleurs. Un moment peut-être un peu plus sauvage, c’est tout. Sinon, la même routine. Même avec Mamelon Kluver, celle qui depuis trois ans embrase son esprit, ce n’a été que la vieille bête à deux dos : je vais, elle vient, et nous partons. Et voilà pour le romantisme. Un vieux proverbe du XXe siècle dit que la nuit tous les chats sont gris. Ainsi, maintenant je l’ai eue. Il se retire d’elle, et ils vont ensemble sous la douche.
— Ça va mieux, maintenant ? demande-t-elle.
— Je crois.
— Vous étiez tellement tendu quand je suis arrivée.
— Je m’en excuse.
— Désirez-vous quelque chose ?
— Non.
— Voulez-vous que nous parlions ?
— Non. Non. (À nouveau, il détourne les yeux de son corps qu’elle ne cherche pas à vêtir.) Je crois que je vais partir, dit-il, en s’habillant.
— Revenez une autre fois. Pourquoi pas pendant les heures de promenade nocturne ? Ce n’est pas que cela me gêne que vous veniez dans l’après-midi, Jason, mais la nuit, ce serait peut-être plus… tranquille. Vous voyez ce que je veux dire ?
Son indifférence, son calme l’effraient subitement. Réalise-t-elle seulement que c’est la première fois qu’il couche avec une femme de sa propre cité ? Et s’il lui racontait que toutes ses autres aventures se passent à Varsovie, ou Reykjavik, ou Prague, ou dans d’autres cités de paupos ? Mais que craignait-il donc ? Il reviendra la voir, c’est sûr. Il accompagne sa sortie d’un jeu complet de sourires, de hochements, de clignements, de regards furtifs et chargés. Mamelon lui envoie un baiser.
Il se retrouve dans le couloir. C’est encore trop tôt dans l’après-midi. S’il rentre à l’heure, il perdra le bénéfice de ce pour quoi il est venu. Il prend le descenseur, et passe deux heures à ne rien faire dans son bureau. Il est encore trop tôt. Il remonte à Shangai un peu après 18 00 et va au Centre d’Accomplissement Somatique où il se plonge dans un bain d’images. Les chauds courants ondulatoires ne lui procurent pas l’apaisement habituel ; il répond négativement aux vibrations psychédéliques intérieures. Des visions de monades urbaines détruites – sombres blocs de béton éclaté et noircis – envahissent son cerveau. Il est 19 20 quand il en ressort. Dans le vestiaire, ses émanations ayant été relevées, l’écran l’appelle :
— Jason Quevedo, votre épouse vous cherche.
Bon. Je suis en retard pour le dîner. Qu’elle s’échauffe bien. Il salue l’écran et sort. C’est encore trop tôt, estime-t-il. Il décide de flâner un peu ; de hall en couloir, sa promenade l’emmène jusqu’au 792e étage. Une heure supplémentaire s’est bien passée quand il débarque à son niveau et se dirige chez lui. Dans le hall, un écran l’avertit à nouveau que des détecteurs le cherchent.
— Je viens, je viens, marmonne-t-il irrité. (Le visage de Micaela reflète l’inquiétude quand il rentre – bonne surprise !)
— Où étais-tu ? demande-t-elle aussitôt.
— Oh, par-ci, par-là.
— Tu n’as pas travaillé tard. Je le sais. J’ai appelé à ton bureau. J’ai mis des détecteurs sur ta piste.
— Comme si j’étais un gamin perdu.
— Ce n’est pas ton genre de disparaître comme cela en plein après-midi.
— Tu as déjà dîné ?
— Non, j’attendais, répond-elle amèrement.
— Alors, mangeons. Je meurs de faim.
— Tu ne veux rien me dire ?
— Plus tard, laisse-t-il tomber, avec une expression mystérieuse soigneusement mise au point.
Il remarque à peine ce qu’il mange. Après le dîner, il passe quelque temps avec les enfants comme il le fait d’habitude, avant qu’ils n’aillent se coucher. Mentalement, il répète ce qu’il va dire à son épouse, modelant et remodelant sans cesse les phrases qu’il a préparées. Il s’essaye aussi à un sourire fat et satisfait de soi. Pour une fois, c’est lui qui sera l’agresseur. Pour une fois, c’est lui qui la blessera.
Micaela est absorbée par ce qui se passe sur l’écran. L’anxiété qu’elle manifestait semble avoir complètement disparu. C’est lui qui est obligé d’attaquer.
— Veux-tu que nous parlions de ce que j’ai fait aujourd’hui ? demande-t-il.
Elle lève la tête :
— Ce que tu as fait ? Ah, tu veux dire cet après-midi ? (C’est à croire qu’elle s’en moque !) Bon. Eh bien ?
— J’ai couché avec Mamelon Kluver.
— Une visite en plein jour ? Toi ?
— Moi.
— A-t-elle été bonne ?
— Formidable, proclame-t-il. (Mais le cœur n’y est pas. Il ne sait plus où il en est.) Elle a été entièrement ce que j’imaginais d’elle. (Micaela rit. Il se dresse.)
— C’est drôle ?
— Ce n’est pas drôle. Toi, tu l’es.
— Qu’est-ce que cela signifie ?
— Cela signifie que pendant tant d’années tu t’es interdit de te promener la nuit dans Shangai, préférant aller plonger dans les femmes paupos. Et maintenant, tu t’offres finalement Mamelon, mais pour la raison la plus stupide…
— Tu savais que je ne restais jamais ici ?
— Bien sûr, je le savais. Les femmes parlent entre elles. J’ai demandé à mes amies. Tu n’en avais défoncé aucune. Alors je me suis posé des questions – j’ai fait enquêter. Varsovie. Prague. Pourquoi es-tu allé là-bas, Jason ?
— À présent, cela n’a plus d’importance.
— Et qu’est-ce qui en a ?
— Que j’aie passé l’après-midi dans la couche de Mamelon.
— Idiot.
— Garce.
— Raté.
— Stérilisante !
— Paupo !
— Attends, interrompt-il. Attends. Pourquoi es-tu allée voir Siegmund ?
— Pour t’ennuyer, admet-elle. Parce qu’il est un gagnant et toi pas. Je voulais t’exciter – te faire bouger.
— C’est pourquoi tu t’es permis de violer une coutume, en allant, de façon provocante, visiter de jour l’homme que tu t’étais choisi ? Ce n’est pas joli, Micaela. Pas du tout féminin, ajouterai-je.
— Nous formons vraiment le couple idéal, tu ne trouves pas ? Un époux féminin et une épouse masculine !
— Les insultes ne te font pas peur, n’est-ce pas ?
— Pourquoi es-tu allé chez Mamelon ?
— Pour te rendre furieuse. Pour me venger de ce que tu as fait avec Siegmund. Remarque, je me moque que tu te sois laissé défoncer par lui. Nous avons dépassé ce genre de sentiments. Mais, tes motivations ! Se servir du sexe comme d’une arme. Choisir délibérément de jouer le mauvais rôle, dans le but de me pousser à bout. C’était laid, Micaela.
— Et tes motivations à toi ? Le sexe comme une revanche ! Les visites nocturnes sont censées apaiser les tensions, non les créer. Nocturnes ? En plein jour ! Tu voulais Mamelon ? Bien ; elle est belle, et désirable. Mais rentrer ici et t’en vanter, comme si j’avais quelque chose à faire de quelle fente tu ramones…
— Ne sois pas grossière, Micaela !
— Ecoutez-le ! Ecoutez-le ! Puritain ! Moraliste ! Les enfants se mettent à pleurer – ils n’ont jamais entendu des cris semblables. Micaela leur fait signe négligemment de se taire.
— Moi, au moins, j’ai des principes, gronde Jason. Ton frère et toi ne pouvez en dire autant !
— Mon frère et moi ?
— Oui. Il ne t’a peut-être jamais défoncée ? Micaela rougit.
— Oui, je le reconnais. Une ou deux fois quand nous étions jeunes. Et alors ? Tu n’as jamais pris tes sœurs, toi ?
— Pas seulement quand vous étiez jeunes. Ça continue de plus belle.
— Tu es malade, Jason ?
— Ose dire le contraire !
— Micael ne m’a pas touchée depuis dix ans. Ce n’est pas que nous nous le soyons interdit, mais ça n’est pas arrivé, c’est tout. Oh, Jason, Jason, Jason ! Tu passes tellement de temps plongé dans tes archives que tu es devenu un homme du XXe siècle. Tu es jaloux, Jason. Tu te tritures l’esprit pour savoir si Micael et moi sommes incestueux, ou si je fais preuve ou non d’initiative, moi, une femme. Et toi et tes plongées dans les bas-fonds ? N’avons-nous pas des règles en ce qui concerne une certaine égalité entre partenaires ? Tu voudrais qu’il y ait deux poids et deux mesures, Jason. Que tu fasses ce qui te plaît, mais que moi j’obéisse aux règles. Tu es furieux à cause de Siegmund, à cause de Micael. Tu es jaloux. Jason. Jaloux ! Il y a cent cinquante ans que nous avons détruit la jalousie !
— Et toi, tu en veux toujours plus. Une insatisfaite. Une anomo en puissance. Shangai ne te suffit plus, tu veux Louisville. Eh bien, sache que l’ambition est aussi un sentiment dépassé. N’oublie pas non plus que c’est toi qui as commencé ce petit jeu d’utiliser le sexe pour marquer des points contre l’autre. En allant voir Siegmund et en t’arrangeant pour que je l’apprenne. Tu prétends que je suis un puritain ? Toi, tu es une réactionnaire rétrograde. Bouffie de moralité préurbmonadiale.
— Si je suis ainsi, c’est à cause de toi !
Des larmes ruissellent sur le visage de Micaela.
— Non, c’est toi qui m’as contaminé. Tu portes ce poison en toi ! Quand tu…
La porte s’ouvre à cet instant. Un homme apparaît. Charles Mattern, du 799e. Jason le connaît ; c’est un sociocomputeur avec lequel il a travaillé sur plusieurs projets de recherches. Son débit empressé et son urbanité excessive l’ont toujours un peu agacé.
Son air embarrassé prouve qu’il a certainement entendu des échos de leur scène de ménage.
— Dieu soit loué, dit-il mielleusement, je suis en promenade nocturne et je pensais que…
— Non ! hurle Micaela. Pas maintenant ! Sortez !
Mattern recule sous le choc. Il essaye de dire quelque chose, secoue la tête comme assommé et sort, après avoir marmonné de vagues excuses pour son intrusion.
Jason est atterré. Se refuser pareillement à un visiteur nocturne légitime ? L’éjecter comme ça ?
— Sauvage ! crie-t-il, lui envoyant une gifle. Comment as-tu pu faire une chose pareille ?
Elle recule, se frottant la joue.
— Sauvage ? Moi ? Et toi qui me frappes ? Je pourrais te faire jeter dans la chute pour…
— C’est moi qui pourrais te faire jeter dans la chute pour…
Il se tait. Tous deux restent silencieux.
— Tu n’aurais pas dû refuser Mattern, dit-il, un peu plus tard, quand il est calmé.
— Tu n’aurais pas dû me battre.
— C’était la colère. Mais certaines règles sont inviolables. S’il te signale au…
— Il ne le fera pas. Il a très bien vu que nous nous disputions. Que je n’étais vraiment pas disponible.
— Et hurler ainsi tous les deux… même en se disputant. Cela pourrait très bien nous envoyer en cure morale.
— J’arrangerai les choses avec Mattern, Jason. Laisse-moi faire. Je vais lui dire de venir me voir, je lui expliquerai la situation, et je lui procurerai l’extase de sa vie. (Elle rit doucement.) Espèce de fou d’anomo, dit-elle, (mais sa voix est tendre et affectueuse.) On a certainement stérilisé la moitié de l’étage avec nos glapissements. À quoi tout cela rimait-il, Jason ?
— J’essayais de te faire comprendre quelque chose sur toi. Ta personnalité psychologique est essentiellement archaïque, Micaela. Si seulement tu pouvais te voir objectivement – la mesquinerie dont tu as fait preuve récemment. Non, je ne veux pas relancer une nouvelle bagarre, j’essaye simplement de t’expliquer…
— Et tes motivations, Jason ? Si je suis archaïque, comme tu le prétends, tu l’es autant que moi. Nous sommes tous les deux des êtres n’appartenant pas à notre époque. Nos réflexes sont conditionnés par des restes de morale primitive. Tu ne penses pas ? Tu ne t’en rends pas compte ?
Il s’éloigne d’elle. Lui tournant le dos, il presse ses mains contre la plaque apaisante encastrée dans le mur à côté du jet moléculaire. Il sent certaines tensions s’échapper de lui, comme aspirées.
— Oui, dit-il, après un long moment, oui, je m’en rends compte. Nous avons un vernis d’éthique urbmonadiale, mais en-dessous… la jalousie, l’envie, le sens de la propriété…
— Oui. Oui.
— Tu imagines, bien sûr, la répercussion de cette découverte sur mes travaux ? (Il hausse les épaules.) Ma thèse selon laquelle la sélection en monade urbaine aurait donné naissance à une nouvelle espèce d’humains ? Peut-être, après tout, mais alors je n’appartiens pas à cette espèce. Tu n’y appartiens pas non plus. Eux, peut-être, quelques-uns d’entre eux. Mais combien ? Combien vraiment ?
Micaela s’approche et se colle contre lui. Il sent le bout de ses seins durcis qui se pressent délicieusement contre son dos.
— La plupart, peut-être, dit-elle. Ta thèse est toujours valable. C’est nous qui avons tort. Nous ne sommes pas à notre place.
— Oui. Tu as raison.
— Nous appartenons à une époque obtuse et laide.
— Oui.
— Alors, il faut que nous arrêtions de nous torturer mutuellement, Jason. Nous devrons nous déguiser un peu mieux. Tu me comprends ?
— Oui. Sinon, nous finirons par dévaler la chute. Nous sommes sacrilèges, Micaela.
— Oui. Tous les deux.
— Tous les deux.
Jason se retourne. Ses bras se nouent autour de Micaela. Ils se sourient.
— Barbare rancunier, dit-elle tendrement.
— Sauvage vindicative, murmure-t-il, tout en embrassant le lobe de son oreille.
Ils glissent ensemble sur la plate-forme de repos. Les visiteurs nocturnes devront attendre. Jamais il ne l’a aimée comme à cet instant-là.