11
Le visage sous le masque
La première chose que vit Irène à son réveil fut deux yeux noirs impénétrables qui l'observaient patiemment. Elle eut un sursaut et la mouette, effrayée, s'envola. Elle avait les lèvres desséchées et douloureuses, des tiraillements de la peau qui la brûlaient et des écorchures sur tout le corps. Ses muscles lui semblaient transformés en chiffons et son cerveau en gélatine. Elle fut prise de nausées qui montaient de l'estomac jusqu'à la tête. En essayant de se lever, elle comprit que ce feu inconnu qui attaquait sa peau comme un acide était le soleil. Un goût amer affleura sur ses lèvres. La vision irréelle de ce qui était apparemment une petite crique dans les rochers tournait autour d'elle comme un manège de chevaux de bois. Jamais elle ne s'était sentie aussi mal.
Elle s'allongea de nouveau et s'aperçut de la présence d'Ismaël à son côté. N'eût été sa respiration entrecoupée, elle aurait juré qu'il était mort. Elle se frotta les yeux et posa une main couverte de plaies sur le cou de son ami. L'artère battait. Elle caressa son visage et, peu après, le garçon ouvrit les yeux. Un instant, le soleil l'aveugla.
- Tu es affreuse, murmura-t-il avec un sourire laborieux.
- Tu ne t'es pas regardé.
Comme deux naufragés jetés sur la plage par la tempête, ils se levèrent en titubant et cherchèrent la protection de l'ombre sous un tronc tombé entre les falaises. La mouette qui avait veillé sur leur sommeil revint se poser sur le sable, sa curiosité étant la plus forte.
- Quelle heure peut-il être ? demanda Irène en combattant le martèlement qui lui comprimait les tempes à chaque mot.
Ismaël lui mit sa montre sous les yeux. Le cadran était rempli d'eau et la trotteuse, détachée, évoquait une anguille conservée dans un bocal. Le garçon, les mains en visière, observa le soleil.
- Plus de midi passé.
- Combien de temps avons-nous dormi ?
- Pas assez. Je pourrais dormir une semaine entière.
- Nous n'avons pas le temps de dormir maintenant, le pressa Irène.
Il acquiesça et étudia les falaises, en quête d'une issue praticable.
- Ça ne va pas être facile. Je sais seulement arriver à la lagune par la mer..., commença-t-il.
- Qu'est-ce qu'il y a derrière les falaises ?
- Le bois que nous avons traversé cette nuit.
- Alors, qu'est-ce qu'on attend ?
Ismaël examina encore les falaises. Une forêt d'arêtes rocheuses s'élevait devant eux. Les escalader allait prendre du temps, pour ne pas parler de l'éventualité de défier la loi de la gravité et de se briser le crâne. L'image d'un œuf s'écrasant au sol se dessina dans sa tête. « Une fin idéale », pensa-t-il.
- Tu sais grimper ? questionna-t-il.
Irène haussa les épaules. Il observa ses pieds nus couverts de sable. Des bras et des jambes à la peau blanche sans aucune protection.
- Je faisais de la gymnastique à l'école et j'étais une des meilleures pour grimper à la corde, dit-elle. Je suppose que c'est pareil.
Ismaël soupira. Leurs problèmes n'étaient pas terminés.
Pendant quelques secondes, Simone Sauvelle eut de nouveau huit ans. Elle revit les lumières couleur de cuivre et d'argent qui traçaient de capricieuses aquarelles de fumée. L'odeur intense de cire brûlée, les voix chuchotant dans la pénombre et la danse invisible de centaines de cierges de ce palais de mystères et d'enchantements qui avait ensorcelé sa mémoire d'enfant : la cathédrale Saint-Étienne. Le charme, néanmoins, n'alla pas plus loin que ces quelques secondes.
Peu après, à mesure que ses yeux fatigués parcouraient les ténèbres qui l'enveloppaient, Simone comprit que ces lumières ne provenaient d'aucune église, que les taches de lumière qui dansaient sur les murs étaient de vieilles photographies et que ces voix, ces chuchotements lointains, n'existaient que dans son esprit. Elle sut instinctivement qu'elle n'était pas dans la Maison du Cap ni nulle part dont elle puisse avoir le souvenir. Sa mémoire lui restitua un écho confus des dernières heures. Elle se rappelait avoir parlé avec Lazarus sous le porche. Elle se rappelait s'être préparé un verre de lait chaud avant d'aller se coucher, et elle se rappelait aussi les derniers mots qu'elle avait lus dans le livre qui reposait sur sa table de chevet.
Elle se rappela vaguement qu'après avoir éteint elle avait rêvé de cris d'un enfant et qu'elle avait eu la sensation absurde de se réveiller en pleine nuit pour voir des ombres défiler dans l'obscurité. Au-delà, sa mémoire se perdait comme les contours d'un dessin inachevé. Ses mains rencontrèrent un tissu de coton et elle se rendit compte ainsi qu'elle portait toujours sa chemise de nuit. Elle se leva lentement et s'approcha du mur qui reflétait la lumière de dizaines de bougies blanches, disposées avec soin sur les branches de chandeliers sillonnées de larmes de cire.
Les flammes chuchotaient à l'unisson : c'était ce bruissement qui composait les voix qu'elle avait cru entendre. La lumière dorée de toutes ces mèches qui brûlaient dilatait ses pupilles, et une étrange lucidité se fit dans son esprit. Les souvenirs revinrent un à un, comme les premières gouttes d'une pluie à l'aube. Avec eux, arriva le premier accès de panique.
Elle se souvint du contact glacé de mains invisibles l'entraînant dans les ténèbres. Elle se souvint d'une voix qui murmurait à son oreille pendant que chaque muscle de son corps restait tétanisé, incapable de réagir. Elle se souvint d'une forme d'ombre qui l'emmenait à travers le bois. Elle se rappela que cette ombre spectrale avait chuchoté son nom et qu'elle, Simone, paralysée par la terreur, avait compris que rien de tout cela n'était un cauchemar. Elle ferma les yeux et porta les mains à sa bouche en étouffant un cri.
Sa première pensée fut pour ses enfants. Qu'était-il arrivé à Irène et à Dorian ? Étaient-ils toujours à la maison ? Cette apparition indescriptible s'était-elle attaquée à eux ? Chacune de ses interrogations déchirantes marquait son âme au fer rouge. Elle courut à la porte et la secoua en vain, criant et hurlant jusqu'à ce que la fatigue et le désespoir eussent raison d'elle. Peu à peu, une froide sérénité la ramena à la réalité.
Elle était prisonnière. Celui qui l'avait enlevée en pleine nuit l'avait enfermée dans ce lieu et avait probablement aussi capturé ses enfants. Elle devait chasser pour l'instant de son esprit la pensée qu'il avait pu leur faire du mal ou même les blesser : si elle espérait pouvoir faire quelque chose pour eux, il lui fallait éviter tout nouvel accès de panique et garder le contrôle total de son esprit. Elle serra les poings avec force en se répétant ces mots. Elle respira profondément, yeux fermés, attendant que son cœur retrouve son rythme normal.
Peu après, elle rouvrit les yeux et observa longuement la chambre. Plus elle arriverait à comprendre ce qui lui arrivait, mieux elle saurait sortir de là et porter secours à Irène et à Dorian.
Le mobilier, petit et austère, attira tout de suite son attention. Des meubles d'enfant, simples, presque pauvres. C'était la chambre d'un enfant, mais son instinct lui disait que cela faisait très longtemps qu'elle n'avait pas été occupée. La présence qui imprégnait ce lieu, palpable, évoquait la vieillesse, la décrépitude.
Elle s'approcha du lit et s'assit dessus pour mieux examiner l'espace autour d'elle. On ne sentait aucune innocence dans cette pièce. Elle évoquait l'obscurité. La méchanceté.
Le lent poison de la peur commença de se glisser dans ses veines, mais elle ignora les signaux d'alerte et, saisissant un chandelier, elle se dirigea vers le mur. Une quantité infinie d'articles de presse découpés et de photographies le couvrait, se perdant dans la pénombre. Simone remarqua le soin remarquable avec lequel ces images avaient été collées au mur. Un sinistre musée de souvenirs se déployait sous ses yeux, et chaque article proclamait silencieusement que leur réunion dans ce lieu avait un sens. Une voix tentait de se faire entendre du fond du passé. Simone approcha la bougie tout près du mur et se laissa submerger par le flot des photographies et des gravures, des mots et des dessins.
Son regard saisit au vol, sur des dizaines d'articles, un nom familier. Daniel Hoffmann. Un éclair jaillit dans sa mémoire. Le mystérieux personnage de Berlin dont, selon les instructions reçues, elle devait mettre le courrier à part. L'étrange individu dont les lettres, comme elle en avait été accidentellement témoin, finissaient dans le feu. Pourtant, il y avait dans tout cela quelque chose qui ne collait pas. L'homme dont il était question dans ces articles n'habitait pas Berlin et, à en juger par la date des journaux, il devait avoir atteint aujourd'hui un âge trop avancé pour être crédible.
Troublée, elle se plongea dans la lecture des textes.
L'Hoffmann des articles était un homme phénoménalement riche. Quelques centimètres plus loin, la première page du Figaro annonçait un incendie dans sa fabrique de jouets. Hoffmann était mort dans cette tragédie. On voyait les flammes consumer le bâtiment et une foule se presser, subjuguée par le spectacle infernal. Dans cette foule, un enfant aux yeux apeurés regardait l'objectif, l'air égaré.
On retrouvait le même regard sur une autre coupure de presse. Cette fois, l'article rapportait la ténébreuse histoire d'un petit garçon qui était resté sept jours enfermé dans une cave, abandonné dans le noir. Des agents de police l'avaient retrouvé après avoir découvert sa mère morte dans son logement. Le visage de l'enfant, qui devait avoir à peine sept ou huit ans, était un miroir sans fond.
Un violent frisson lui tenailla le corps, pendant que les pièces de ce sinistre puzzle commençaient à s'assembler dans sa tête. Mais ça ne s'arrêtait pas là, et la fascination exercée par ces images était irrésistible. Les articles progressaient dans le temps. Beaucoup parlaient de personnes disparues, de gens dont Simone n'avait jamais entendu le nom. Parmi eux, se détachait une jeune fille d'une beauté éblouissante. Alexandra Alma Maltisse, héritière d'un empire de maîtres de forges de Lyon, qu'un magazine de Marseille présentait comme la fiancée d'un jeune et talentueux ingénieur et inventeur de jouets, Lazarus Jann. Près de cet article, une série de coupures montrait le couple en train de distribuer des jouets dans un orphelinat de Montparnasse. Tous deux rayonnaient de bonheur et de lumière. « C'est ma ferme intention que tous les enfants de ce pays, quelle que soit leur situation, puissent posséder un jouet », déclarait l'inventeur sur la légende de la photo.
Plus loin, un autre journal annonçait le mariage de Lazarus Jann et d'Alma Maltisse. La photographie officielle des fiançailles était prise au bas des marches de Cravenmoore.
Un Lazarus débordant de jeunesse enlaçait sa future épouse. Pas un nuage ne planait au-dessus de cette image de rêve. Le jeune chef d'entreprise Lazarus Jann avait acquis la somptueuse maison dans l'intention d'y installer leur foyer. Diverses images de Cravenmoore illustraient l'article.
La succession des photos et des articles n'en finissait pas d'augmenter cette galerie de personnages et d'événements du passé. Simone s'arrêta et revint en arrière. Le visage de l'enfant, perdu et accablé, ne la quittait pas. Elle fixa intensément ce regard désolé et, lentement, elle reconnut le regard qui lui avait inspiré espoir et amitié. Ce n'était pas celui de ce Jean Neville dont lui avait parlé Lazarus. C'était un regard bien connu d'elle, douloureusement connu. Celui de Lazarus Jann.
Un nuage noir enserra son cœur comme un voile. Elle respira profondément et ferma les yeux. Pour une raison inconnue, avant même que la voix ne se soit fait entendre derrière elle, Simone sut qu'il y avait quelqu'un d'autre dans la chambre.
Ismaël et Irène atteignirent le faîte des falaises peu avant quatre heures de l'après-midi. Les nombreux bleus et entailles dont les rochers avaient cruellement marqué leurs bras et leurs jambes témoignaient de la difficulté de l'ascension. C'était le prix qu'ils avaient dû payer pour emprunter le sentier interdit. Ismaël avait certes imaginé une ascension pénible, mais la réalité s'était révélée pire et encore plus périlleuse. Irène, sans jamais renâcler ni desserrer les lèvres pour se plaindre des écorchures qui lui arrachaient la peau, avait fait preuve d'un courage qu'il n'avait encore jamais vu chez personne.
La jeune fille avait grimpé et s'était aventurée le long d'arêtes où nul autre, jugeait-il avec bon sens, n'aurait osé se risquer. Quand, finalement, ils arrivèrent à la lisière du bois, Ismaël se borna à la serrer silencieusement dans ses bras. Toute l'eau de l'océan ne pourrait éteindre la force qui brûlait à l'intérieur de cette jeune fille.
- Fatiguée ?
À bout de souffle, Irène fit non de la tête.
- On ne t'a jamais dit que tu es la personne la plus obstinée de toute la planète ?
Un demi-sourire apparut sur les lèvres de la jeune fille.
- Attends de connaître ma mère.
Avant qu'il ait pu répliquer, elle lui prit la main et l'entraîna vers le bois. Derrière eux, au bas de l'abîme, on distinguait la lagune.
Si quelqu'un avait dit à Ismaël qu'il escaladerait un jour ces falaises infernales, il ne l'aurait pas cru. Mais, s'agissant d'Irène, il était prêt à croire n'importe quoi.
Simone se retourna lentement vers l'obscurité. Elle sentait la présence de l'intrus ; elle entendait sa respiration régulière. Mais elle ne le voyait pas. La clarté des bougies se fondait en un halo impénétrable au-delà duquel la chambre devenait une vaste scène sans fond. Elle scruta la pénombre qui masquait le visiteur. Elle était habitée d'une étrange sérénité qui lui donnait une lucidité de jugement surprenante. Ses sens recueillaient chaque minuscule détail de ce qui l'entourait avec une précision terrifiante. Son esprit enregistrait chaque vibration de l'air, chaque son, chaque reflet. Retranchée de la sorte dans ce calme étonnant, elle garda le silence en faisant face aux ténèbres, dans l'attente que le visiteur se fasse connaître.
- Je ne pensais pas vous trouver ici, dit finalement la voix dans l'ombre, une voix faible, lointaine. Vous avez peur ?
Simone fit non de la tête.
- Bien. Vous ne devez pas. Vous n'avez aucune raison d'avoir peur.
- Vous allez continuer longtemps à vous cacher, Lazaras ?
Un long silence suivit sa question. La respiration de Lazaras se fit plus audible.
- Je préfère rester où je suis, dit-il finalement.
- Pourquoi ?
Quelque chose brilla dans la pénombre. Un éclat furtif, presque imperceptible.
- Pourquoi ne vous asseyez-vous pas, madame Sauvelle ?
- Je préfère rester debout.
- Comme vous voudrez.
L'homme fit une nouvelle pause.
- Vous devez probablement vous demander ce qui s'est passé.
- Entre autres, trancha Simone, l'indignation perçant dans sa voix.
- Le plus simple est peut-être que vous me posiez des questions et que je tente d'y répondre.
Simone laissa échapper un soupir de colère.
- Ma première et dernière question est : où est la sortie ?
- Je crains que ce ne soit pas possible. Pas encore.
- Pourquoi ?
- Est-ce une autre de vos questions ?
- Où suis-je ?
- À Cravenmoore.
- Comment suis-je arrivée ici et pourquoi ?
- Quelqu'un vous y a amenée...
- Vous ?
- Non.
- Qui, alors ?
- Quelqu'un que vous ne connaissez pas... Pas encore.
- Où sont mes enfants ?
- Je ne sais pas.
Simone avança vers l'obscurité, le visage rouge de colère.
- Soyez maudit !...
Elle fit quelques pas vers l'endroit d'où venait la voix. Peu à peu, ses yeux perçurent une silhouette dans un fauteuil. Lazarus. Mais il y avait quelque chose d'étrange sur sa figure. Elle s'arrêta.
- C'est un masque, dit Lazarus.
- Pour quelle raison ? demanda Simone, sentant sa sérénité s'évanouir à une vitesse vertigineuse.
- Les masques révèlent le véritable visage des personnes...
Simone lutta pour ne pas perdre son calme. S'abandonner à la colère ne la conduirait à rien.
- Où sont mes enfants ? Je vous en prie...
- Je vous l'ai dit, madame Sauvelle. Je ne le sais pas.
- Qu'allez-vous faire de moi ?
Lazarus déplia une main, revêtue d'un gant satiné. La surface du masque brilla de nouveau. C'était l'éclat qu'elle avait aperçu un moment plus tôt.
- Je ne vous ferai pas de mal, Simone. Vous ne devez pas avoir peur de moi. Il faut me faire confiance.
- Une demande quelque peu hors de propos, vous ne croyez pas ?
- Pour votre propre bien. J'essaye de vous protéger.
- De qui ?
- Asseyez-vous, s'il vous plaît.
- Mais enfin, que se passe-t-il ici ? Pourquoi ne me dites-vous pas ce qui se passe ?
Simone sentit que sa voix se réduisait à un filet fragile, infantile. Elle y reconnut un début d'hystérie et respira profondément. Elle recula de quelques pas et s'assit sur une des chaises qui entouraient une table basse.
- Merci, murmura Lazarus.
Elle laissa échapper silencieusement une larme.
- Avant tout, je tiens à ce que vous sachiez que je regrette de tout mon cœur que vous soyez embarquée dans tout cela. Jamais je n'ai pensé qu'un tel moment se produirait, déclara le fabricant de jouets.
- Il n'a jamais existé d'enfant du nom de Jean Neville, n'est-ce pas ? Cet enfant, c'était vous. L'histoire que vous m'avez racontée n'est qu'à demi vraie : c'est votre propre histoire.
- Je vois que vous avez eu le temps de lire ma collection d'articles. Ce qui vous a probablement conduite à formuler quelques hypothèses intéressantes, mais erronées.
- L'unique idée que je me suis formulée, monsieur Jann, est que vous êtes un malade qui a besoin d'être soigné. Je ne sais pas comment vous avez réussi à m'amener jusqu'ici, mais je vous assure que dès que je sortirai de ce lieu, ma première visite sera pour la gendarmerie. L'enlèvement est un délit...
Ses paroles lui parurent aussi ridicules que vaines.
- Dois-je en déduire que vous avez l'intention de renoncer à votre emploi, madame Sauvelle ?
Cette pointe d'ironie insolite déclencha un signal d'alarme dans l'esprit de Simone. Ce commentaire ne s'accordait pas avec le Lazarus qu'elle connaissait. Encore que, s'il y avait quelque chose de clair dans tout cela, c'était bien qu'elle ne le connaissait pas le moins du monde.
- Déduisez-en ce que vous voudrez, répliqua-t-elle froidement.
- Bien. Dans ce cas, avant que vous ne fassiez appel à la force publique, et je vous y autoriserai volontiers, permettez-moi de compléter des pièces de l'histoire que vous avez sûrement bâtie dans votre tête.
Elle observa le masque, pâle et dépourvu de toute expression. Un visage de porcelaine d'où sortait cette voix froide et distante. Les yeux n'étaient que deux puits de noirceur.
- Comme vous le verrez, chère Simone, la seule morale que l'on peut tirer de cette histoire, ou de n'importe quelle autre, est que, dans la vie réelle, et à la différence de la fiction, rien n'est ce qu'il paraît être...
- Promettez-moi une chose, Lazarus, l'interrompit-elle.
- Si c'est dans mes moyens...
- Promettez-moi que, si j'écoute votre histoire, vous me laisserez partir d'ici avec mes enfants. Je vous jure de ne pas faire appel aux autorités. Je prendrai seulement ma famille avec moi et quitterai ce village pour toujours. Vous n'entendrez plus parler de moi, supplia Simone.
Le masque garda le silence pendant quelques secondes.
- C'est ce que vous voulez ?
- Elle acquiesça en contenant ses larmes.
- Vous me décevez, Simone. Je croyais que nous étions amis. Bons amis.
- S'il vous plaît...
La forme masquée serra le poing.
- Très bien. Si ce que vous voulez, c'est retrouver vos enfants, vous le ferez. En temps voulu...
- Vous souvenez-vous de votre mère, madame Sauvelle ? Tous les enfants gardent dans leur cœur une place réservée à la femme qui les a mis au monde.
C'est comme un point lumineux qui ne s'éteint jamais. Une étoile dans le firmament. J'ai passé la plus grande partie de ma vie à essayer d'effacer ce point. De l'oublier à jamais. Mais ce n'est pas facile. Non, ça ne l'est pas. J'espère qu'avant de me juger et de me condamner vous m'aurez écouté attentivement. Je serai bref. Les bonnes histoires n'ont pas besoin de beaucoup de mots...
» Je suis né dans la nuit du 26 décembre 1882, dans un vieil immeuble de la rue la plus obscure et la plus tortueuse du quartier des Gobelins, à Paris. Un lieu ténébreux et insalubre, à coup sûr. Vous avez lu Victor Hugo, madame Sauvelle ? Si oui, vous saurez de quoi je parle. C'est là que ma mère, avec l'aide de sa voisine Nicole, a donné naissance à un garçon. L'hiver était si froid que, paraît-il, j'ai mis plusieurs minutes à pousser le cri que l'on attend de tout nouveau-né. Tant et si bien que, un instant, ma mère m'a cru mort-né. Quand elle s'est rendu compte que ce n'était pas le cas, la pauvre malheureuse a interprété cela comme un miracle et a décidé, divine ironie, de me baptiser Lazarus, en souvenir de la résurrection de Lazare.
» Mes années d'enfance sont pour moi une succession de cris dans les rues et de longues maladies de ma mère. Dans un de mes premiers souvenirs, je me vois assis sur les genoux de Nicole, la voisine, en train d'écouter la brave femme me raconter que ma mère est très malade, qu'elle ne peut pas répondre à mes appels et qu'il vaut mieux que j'aille jouer dans la rue avec les autres enfants. Les autres enfants en question étaient une bande de gamins en haillons qui mendiaient du matin au soir et apprenaient avant leurs sept ans que, pour survivre dans le quartier, on avait le choix entre devenir un fonctionnaire ou un criminel. Inutile de préciser lequel de ces deux destins avait leur préférence.
» La seule lueur d'espoir, alors, dans le quartier, était représentée par un personnage mystérieux qui hantait nos rêves. Son nom était Daniel Hoffmann et pour nous tous synonyme de légende, au point que beaucoup doutaient de son existence. On racontait qu'Hoffmann parcourait les rues de Paris sous différents déguisements et sous diverses identités, pour distribuer aux enfants pauvres des jouets qu'il avait lui-même fabriqués dans son entreprise. Tous les gamins de Paris en avaient entendu parler, et tous rêvaient d'être un jour les élus de la fortune.
» Hoffmann était un empereur de la magie, de l'imagination. Une seule chose pouvait venir à bout de la fascination qu'il exerçait : l'âge. À mesure que les gosses grandissaient et que leur esprit se fermait à la faculté d'imaginer, de jouer, le nom de Daniel Hoffmann s'effaçait de leur mémoire ; jusqu'au jour où, devenus adultes, ils étaient incapables de l'identifier quand ils l'entendaient prononcé par leurs propres enfants...
» Daniel Hoffmann a été le plus grand fabricant de jouets qui ait jamais existé. Il possédait une grande manufacture dans le quartier des Gobelins. Elle ressemblait à une immense cathédrale qui s'élevait dans les ténèbres de ce quartier fantomatique, truffé de dangers et de mystères. Une tour aussi effilée qu'une aiguille se dressait au centre, tel un clou s'enfonçant dans les nuages. Ses cloches indiquaient l'aube et le crépuscule chaque jour de l'année. Leur écho résonnait dans la ville entière. Tous les gamins du quartier connaissaient le bâtiment, mais les adultes étaient incapables de le voir et croyaient que son emplacement était occupé par un immense marais impénétrable, un terrain vague au cœur des ténèbres parisiennes.
» Personne n'avait jamais vu le véritable visage de Daniel Hoffmann. On disait que le créateur des jouets se tenait dans une pièce au sommet de la tour et n'en sortait presque jamais : sauf quand il s'aventurait, déguisé, dans les rues de Paris, à la tombée de la nuit, et distribuait des jouets aux enfants déshérités. En échange, il ne demandait qu'une chose : qu'ils lui jurent amour et obéissance éternels. N'importe quel enfant du quartier lui aurait donné son cœur sans hésitation. Pourtant, tous n'entendaient pas cet appel. La rumeur parlait de centaines de déguisements différents qui cachaient son identité. Certains prétendaient que Daniel Hoffmann ne prenait jamais deux fois la même apparence.
» Mais revenons à ma mère. La maladie qu'évoquait Nicole est restée pour moi un mystère. J'imagine que certaines personnes, comme certains jouets, naissent avec une tare congénitale. D'une certaine manière, nous ne sommes tous que des jouets cassés, vous ne pensez pas ? En tout cas, le mal dont souffrait ma mère s'est traduit, avec le temps, par une lente perte de ses facultés mentales. Quand le corps est blessé, l'esprit ne tarde pas à s'égarer. C'est la loi de la vie.
» C'est ainsi que j'ai appris à vivre avec la solitude pour seule compagne et à rêver qu'un jour Daniel Hoffmann viendrait m'aider. Je me rappelle que, toutes les nuits avant de me coucher, je demandais à mon ange gardien de me conduire à lui. Toutes les nuits. Et c'est ainsi qu'à force de rêver d'Hoffmann j'ai commencé à fabriquer mes propres jouets.
» J'employais pour cela des déchets que je trouvais dans les poubelles du quartier. J'ai fabriqué mon premier train, et un château de trois étages. Ont suivi un dragon en carton et, plus tard, une machine volante bien avant que l'on se soit habitué à voir des aéroplanes dans le ciel. Mais mon jouet favori était Gabriel. Gabriel était un ange. Un ange merveilleux que j'ai créé de mes mains pour qu'il me protège de l'obscurité et des dangers du destin. Je l'ai construit avec les débris d'une machine à repasser et tout un lot de quincaillerie que j'ai trouvé dans une filature abandonnée, deux rues plus bas que celle où nous vivions. Malheureusement, la vie de Gabriel, mon ange gardien, a été brève.
» Le jour où ma mère a découvert tout mon arsenal de jouets, Gabriel a été condamné à mort.
» Ma mère m'a emmené dans la cave de l'immeuble, en chuchotant et sans cesser de regarder de tous côtés, comme si elle craignait d'être guettée dans l'ombre, et elle m'a dit que quelqu'un lui avait parlé en rêve et lui avait fait la révélation suivante : les jouets, tous les jouets, étaient une invention de Lucifer en personne. Grâce à eux, il espérait pouvoir damner tous les enfants du monde. Cette même nuit, Gabriel et tous mes jouets sont partis dans la chaudière.
» Ma mère a insisté pour que nous les détruisions ensemble, afin d'être sûrs qu'ils étaient bien réduits en cendres. Sinon, m'a-t-elle expliqué, l'ombre de mon âme maudite viendrait me chercher. Celle-ci conservait, gravée en elle, chaque tache dans ma conduite, chaque faute, chaque désobéissance. Une ombre qui m'accompagnait toujours et qui était le reflet de ma méchanceté et de mon mépris à son égard et à l'égard du monde.
» J'avais alors sept ans.
» C'est à cette époque que la maladie de ma mère s'est aggravée. Elle a commencé à m'enfermer dans la cave où, disait-elle, l'ombre ne pourrait pas me trouver si elle venait me chercher. Durant ces longues réclusions, j'osais à peine respirer par crainte que mes soupirs n'attirent l'attention de l'ombre, ce maudit reflet de mon âme trop faible, et qu'elle ne m'emporte directement en enfer. Tout cela, madame Sauvelle, peut paraître comique, ou simplement triste, mais, pour un enfant de quelques années, c'était l'effroyable réalité quotidienne.
» Je ne veux pas vous ennuyer avec les détails sordides de cette époque. Il suffit de dire que, pendant un de ces enfermements, ma mère a perdu définitivement son peu de jugement et que je suis resté pris au piège dans cette cave, seul dans le noir, une semaine entière. Vous avez dû le lire dans les articles, je suppose. Une de ces histoires que la presse aime publier en première page. Les mauvaises nouvelles, surtout quand elles sont scabreuses et effrayantes, sont d'une remarquable efficacité pour soulager les porte-monnaie du public. Bien sûr, vous devez vous demander ce que fait un enfant enfermé dans une cave obscure pendant sept jours et sept nuits.
» Permettez-moi d'abord de vous dire qu'après avoir passé quelques heures sans lumière l'être humain perd la notion du temps. Les heures se transforment en minutes ou en secondes. Ou en semaines, si vous préférez. Le temps et la lumière sont étroitement liés. Le fait est qu'il s'est produit quelque chose de réellement prodigieux. Un miracle. Mon second miracle, si vous voulez, après celui des quelques minutes en blanc au moment de ma naissance.
» Mes prières ont été exaucées. Toutes ces nuits à prier en silence n'ont pas été vaines. Appelez ça la chance, appelez ça le destin...
» Daniel Hoffmann est venu me voir. Oui, moi. Parmi tous les enfants de Paris, j'ai été choisi cette nuit-là pour être touché par sa grâce. Je me rappelle encore ce timide appel par le soupirail qui donnait sur la rue. Je ne pouvais monter jusqu'à lui, mais j'ai pu répondre à la voix qui me parlait du dehors ; la voix la plus merveilleuse et la plus douce que j'aie jamais entendue. Une voix qui se répandait dans l'obscurité et faisait fondre la peur d'un pauvre enfant terrifié comme le soleil fait fondre la glace. Vous vous rendez compte, Simone ? Daniel Hoffmann m'a appelé par mon prénom.
» Je lui ai ouvert mon cœur. Peu après, une clarté éblouissante s'est répandue dans la cave et Hoffmann a surgi du néant, vêtu d'un splendide costume blanc. Si vous l'aviez vu, Simone ! C'était un ange, un véritable ange de lumière. On n'a jamais vu personne rayonner de tant de beauté et de paix.
» Cette nuit-là, nous avons, Daniel Hoffmann et moi, conversé en toute intimité, comme nous le faisons en ce moment. Je n'ai pas manqué de lui raconter ce qui était arrivé à Gabriel et à mes autres jouets ; il était déjà au courant. C'était un homme informé, vous comprenez. Il connaissait aussi les histoires que ma mère m'avait racontées au sujet de l'ombre. Il savait tout. Soulagé, j'ai avoué que j'étais réellement terrorisé par cette ombre. Vous ne pouvez pas imaginer la compassion, la compréhension qui émanaient de cet homme. Il a écouté patiemment le récit de tout ce que je subissais, et je sentais qu'il prenait part à ma souffrance, à mon angoisse. Et, particulièrement, qu'il comprenait ma plus grande terreur, mon pire cauchemar : l'ombre. Ma propre ombre, cet esprit maléfique qui me suivait partout en portant tout le mal qui était en moi...
» C'est Daniel Hoffmann qui m'a expliqué ce que je devais faire. Jusque-là, vous comprenez, j'étais un pauvre ignorant. Que savais-je des ombres ? Que savais-je de ces mystérieux esprits qui visitaient les gens pendant leur sommeil et leur parlaient de l'avenir et du passé ? Rien.
» Mais lui, il savait. Il savait tout. Et il était disposé à m'aider.
» Cette nuit-là, il m'a révélé mon avenir. Il m'a dit que j'étais destiné à lui succéder à la tête de son empire. Il m'a expliqué que toutes ses connaissances, tout son art seraient un jour à moi, et que le monde de pauvreté qui m'entourait s'évanouirait pour toujours. Il m'a mis entre les mains un avenir dont je n'aurais jamais osé rêver. Un futur que j'ignorais et qu'il m'a offert. Je devais juste faire une chose en échange. Une petite promesse insignifiante : lui donner mon cœur. À lui seul, et à personne d'autre.
» Le fabricant de jouets m'a demandé si je savais ce que ça signifiait. J'ai répondu oui sans hésiter un instant. Naturellement, il pouvait compter sur mon cœur. Il était l'unique personne qui me traitait convenablement. L'unique personne qui m'accordait un peu d'attention. J'ai pensé que je pourrais très vite sortir de là, ne plus jamais revoir cet immeuble ni même ma mère. Et, plus important encore, que je n'aurais plus jamais à m'inquiéter de l'ombre. Si je lui obéissais, l'avenir s'ouvrirait devant moi, clair et lumineux.
» Il m'a demandé si j'avais confiance en lui. J'ai répondu oui. À ce moment, il a sorti un petit flacon en cristal, pareil à celui que vous emploieriez pour conserver du parfum. En souriant, il l'a débouché, et j'ai assisté à un spectacle stupéfiant. Mon ombre, mon reflet sur le mur, s'est transformée en une tache dansante. Un nuage d'obscurité qui a été absorbé par le flacon, a été fait prisonnier à l'intérieur. Daniel Hoffmann a refermé le bouchon et m'a tendu le flacon. Il était froid comme de la glace.
» Il m'a alors expliqué que désormais mon cœur lui appartenait et que bientôt, très bientôt, mes problèmes disparaîtraient. À condition que je ne trahisse pas mon serment. Je lui ai dit que je ne pourrais jamais faire une chose pareille. Il m'a de nouveau souri affectueusement et m'a fait un cadeau. Un kaléidoscope. Il m'a demandé de fermer les yeux et de penser de toutes mes forces à ce que je désirais le plus au monde. Pendant que je le faisais, il s'est agenouillé et m'a embrassé sur le front. Quand j'ai ouvert les yeux, il n'était plus là.
» Une semaine plus tard, la police, alertée de ce qui se passait chez nous par un informateur anonyme, m'a tiré de ce trou. Ma mère était morte.
» Sur le chemin du commissariat, les rues étaient encombrées de voitures de pompiers. On pouvait sentir le feu dans l'atmosphère. Les policiers qui m'escortaient ont changé d'itinéraire, et j'ai vu de quoi il s'agissait : se profilant à l'horizon, la fabrique de Daniel Hoffmann brûlait dans un des incendies les plus effrayants qu'ait connu l'histoire de Paris. Ceux qui ne s'étaient jamais aperçus de sa présence observaient la cathédrale de feu. Tous se souvinrent alors du nom de ce personnage qui avait hanté les rêves de leur enfance : Daniel Hoffmann. Le palais de l'empereur flambait...
Trois jours et trois nuits durant, les flammes et la colonne de fumée noire sont montées jusqu'au ciel comme si un Averne avait ouvert ses portes dans le cœur noir de la ville. J'y étais et je l'ai vu de mes propres yeux. Lorsqu'il n'est plus resté que des cendres pour témoigner de l'existence de cet impressionnant édifice, les journaux ont publié la nouvelle.
» Avec le temps, les autorités ont trouvé un parent de ma mère qui s'est chargé de ma garde, et je suis allé vivre au Cap d'Antibes. C'est là que j'ai grandi et fait mes études. Une vie normale. Heureuse. Telle que me l'avait promise Daniel Hoffmann. Je me suis même permis d'inventer une variante de mon passé pour me la raconter à moi-même : l'histoire que je vous ai rapportée.
» Le jour de mes vingt et un ans, j'ai reçu une lettre. Le tampon datait de huit ans et émanait de la poste de Montparnasse. Dans cette lettre, mon ancien ami m'annonçait que l'étude de Me Gilbert Travant, notaire à Fontainebleau, avait en sa possession des actes concernant une résidence sur la côte normande qui deviendrait légalement ma propriété quand j'atteindrais la majorité. La lettre, rédigée sur un parchemin, était signée d'un "D".
» Je mis plusieurs années à prendre possession de Cravenmoore. J'étais déjà alors un ingénieur plein de promesses. Mes dessins de jouets surpassaient tout ce qu'on avait connu jusque-là. Très vite, j'ai compris que le moment était venu de fonder ma propre fabrique. À Cravenmoore. Tout s'était passé exactement comme Daniel Hoffman me l'avait annoncé. Tout, jusqu'à ce que survienne l'accident. Il a eu lieu devant le Mont-Saint-Michel, un 13 février. Elle s'appelait Alexandra Alma Maltisse, et elle était la plus belle créature que j'avais jamais vue.
» Pendant toutes ces années, j'avais conservé le flacon que Daniel Hoffmann m'avait remis dans la cave de la rue des Gobelins. Son contact restait aussi froid qu'au premier jour. Six mois plus tard, je trahissais mon serment et je donnais mon cœur à cette jeune fille. Je l'ai épousée. Le plus beau jour de ma vie. La nuit précédant le mariage, qui devait être célébré à Cravenmoore, j'ai pris le flacon qui contenait mon ombre et je me suis dirigé vers les falaises du cap. De là, vouant pour toujours mon ombre à l'oubli, j'ai jeté le flacon dans la houle noire...
» De ce fait, je brisais mon serment...
Le soleil au-dessus de la baie avait déjà commencé à décliner quand Ismaël et Irène aperçurent entre les arbres l'arrière de la Maison du Cap. L'épuisement qui les avait accablés semblait s'être retiré discrètement à quelques pas de là, dans l'attente du moment opportun pour revenir. Ismaël avait entendu parler de ce phénomène, une sorte de répit que connaissaient certains athlètes au moment où ils pensaient avoir dépassé les limites de la fatigue. Au-delà de ce point, le corps continuait à fonctionner sans trahir de nouveaux signes de faiblesse. Jusqu'à ce que la machine s'arrête pour de bon, bien entendu. Quand l'effort était terminé, la chute intervenait brutalement. En somme, c'était comme un prêt accordé aux muscles.
- À quoi penses-tu ? demanda Irène en remarquant le visage méditatif du garçon.
- Je pense que j'ai faim.
- Moi aussi. C'est bizarre, non ?
- Au contraire. Rien de tel qu'une bonne trouille pour vous ouvrir l'appétit..., se permit de plaisanter Ismaël.
La Maison du Cap baignait dans le calme et l'on ne voyait aucun signe d'une quelconque présence. Deux rangées de vêtements suspendus aux cordes à linge flottaient au vent. Du coin de l'œil, Ismaël capta une brève vision de ce qui était de toute évidence les dessous d'Irène. Son esprit s'égara quelques instants à imaginer son amie en petite tenue.
- Tu vas bien ? demanda-t-elle.
Il avala sa salive, mais acquiesça.
- Fatigué et affamé, c'est tout.
Irène lui adressa un sourire énigmatique. Pendant une seconde, il considéra la possibilité que toutes les femmes soient capables de lire secrètement dans les pensées. Mieux valait ne pas se perdre dans de telles réflexions avec le ventre vide.
Irène voulut ouvrir la porte de derrière, mais, apparemment, quelqu'un l'avait fermée à clef de l'intérieur. Son sourire se mua en expression d'étonne-ment.
- Maman ? Dorian ? appela-t-elle en reculant de plusieurs pas et en examinant les fenêtres de l'étage.
- Essayons devant, dit Ismaël.
Ils contournèrent la maison jusqu'au porche. Un tapis de verre brisé crissa sous leurs pieds. Ils s'arrêtèrent devant la porte défoncée et les vitres cassées. Au premier regard, on avait l'impression qu'une explosion de gaz avait arraché la porte de ses gonds en même temps qu'elle avait soufflé une tempête de verre à l'extérieur. Irène tenta de réfréner la vague glacée qui montait de son ventre. En vain. Elle adressa un regard terrifié à Ismaël et se disposa à entrer. Il la retint silencieusement.
- Madame Sauvelle ? appela-t-il du porche.
Le son de sa voix se perdit dans le fond de la maison. Il entra précautionneusement et examina le panorama. Irène le suivit.
Le mot pour décrire l'état de la maison, à supposer que ce mot existe, était dévastation. Ismaël n'avait jamais vu les effets d'une tornade, mais il imagina qu'ils devaient ressembler à ça.
- Mon Dieu...
- Attention au verre, l'avertit le garçon.
- Maman !
Le cri se répercuta dans la maison, comme un esprit errant de chambre en chambre. Ismaël, sans lâcher une seconde Irène, alla au pied de l'escalier et jeta un coup d'œil à l'étage.
- Montons, dit-elle.
Ils gravirent lentement l'escalier, étudiant les traces qu'une force invisible avait laissées tout autour. Irène fut la première avoir que la chambre de Simone n'avait plus de porte.
- Non !..., murmura-t-elle.
Ismaël se précipita sur le seuil de la pièce et examina celle-ci. Rien. Ils parcoururent une à une les chambres de l'étage. Vides.
- Où sont-ils ? demanda la jeune fille d'une voix tremblante.
- Il n'y a personne ici. Redescendons.
Apparemment, ce qui s'était passé là, lutte ou autre chose, avait été violent Le garçon se retint de formuler des observations, mais un sombre pressentiment concernant le sort de la famille d'Irène lui traversa l'esprit. Irène, encore sous le choc, pleurait en silence au bas de l'escalier. « Ce n'est qu'une question de minutes, pensa Ismaël, avant que l'hystérie se déclenche. » Il fallait inventer quelque chose, et vite, avant que cela n'arrive. Une douzaine de possibilités défilaient dans sa tête, quand ils entendirent pour la première fois les coups. Un silence de mort les suivit
En larmes, Irène leva les yeux en quête d'une confirmation d'Ismaël. Il acquiesça en levant un doigt pour lui signifier de ne pas parler. Les coups se répétèrent, secs et métalliques, voyageant à travers les murs. L'esprit d'Ismaël mit quelques secondes à discerner la nature de ces sons sourds et étouffés. Quelque chose ou quelqu'un cognait sur un morceau de métal quelque part dans la maison. Le bruit se répéta mécaniquement. Ismaël sentit la vibration se propager sous ses pieds et son regard s'arrêta sur une porte fermée dans le couloir qui menait à la cuisine.
- Où conduit cette porte ?
- À la cave...
Il s'approcha de la porte et colla son oreille au bois. Les coups se répétèrent pour la énième fois. Il essaya d'ouvrir, mais la poignée avait été arrachée.
- Est-ce qu'il y a quelqu'un là-dedans ? cria-t-il.
Le bruit de pas qui montaient l'escalier arriva à ses oreilles.
- Fais attention, dit Irène.
Il s'écarta. Un instant, l'image de l'ange jaillissant de la cave envahit son esprit. Une voix rauque se fit entendre de l'autre côté, distante. Irène se redressa d'un bond et courut à la porte.
- Dorian ?
La voix balbutia quelque chose.
Irène regarda Ismaël et confirma :
- C'est mon frère...
Ismaël constata qu'enfoncer une porte ou, dans le cas présent, la démolir, était une besogne passablement plus ardue que les feuilletons de la radio ne le laissaient entendre. Ils s'acharnèrent une bonne dizaine de minutes à l'aide d'une barre de fer trouvée dans un placard de la cuisine avant que la porte capitule. Ismaël, ruisselant de sueur, recula de quelques pas et Irène donna le coup de grâce. La serrure, réduite à un amas d'éclats de bois entourant le mécanisme rouillé et fermé à double tour, tomba par terre. Aux yeux du garçon, elle ressemblait à un hérisson.
Une seconde plus tard, un gamin hagard émergea de l'obscurité. Un masque de terreur était plaqué sur son visage et ses mains tremblaient. Dorian se jeta dans les bras de sa sœur comme un animal apeuré. Irène jeta un coup d'œil à Ismaël. Ils ne savaient pas encore ce que le garçon avait vécu, mais il était clair que cela l'avait profondément marqué. Irène s'agenouilla devant lui et nettoya son visage barbouillé de saleté et de larmes séchées.
- Ça va, Dorian ? lui demanda-t-elle en gardant son calme et en palpant son corps pour voir s'il était blessé.
Dorian fit oui à plusieurs reprises.
- Où est maman ?
Il leva les yeux. Ceux-ci débordaient de peur.
- Dorian, c'est important. Où est maman ?
Il balbutia :
- Elle l'a enlevée...
Ismaël se demanda combien de temps il était resté enfermé en bas, dans le noir.
- Elle l'a enlevée, répéta Dorian, comme s'il était sous les effets de l'hypnose.
- Qui l'a enlevée, Dorian ? demanda Irène, toujours froide et calme. Qui a enlevé maman ?
Dorian les dévisagea tous les deux et sourit faiblement, comme s'il trouvait leur question absurde.
- L'ombre... L'ombre l'a enlevée.
Les regards d'Ismaël et d'Irène se croisèrent.
La jeune fille respira profondément et posa les mains sur les bras de son frère.
- Dorian je vais te demander de faire quelque chose de très important. Tu me comprends ?
Il fit signe que oui.
- J'ai besoin que tu coures à la gendarmerie du village et que tu dises à l'adjudant-chef qu'un accident terrible s'est produit à Cravenmoore. Que maman est là-bas, blessée. Qu'ils viennent le plus tôt possible. Tu m'as comprise ?
Dorian l'observa, perdu.
- Ne parle pas de l'ombre. Répète seulement ce que je viens de te dire. C'est très important... Sinon, personne ne te croira. Parle seulement d'un accident.
D'un geste, Ismaël confirma.
- J'ai besoin que tu fasses ça pour moi, et pour maman. Tu pourras ?
Dorian dévisagea Ismaël, puis sa sœur.
- Maman a eu un accident et elle est blessée à Cravenmoore. Il faut envoyer d'urgence des secours, répéta-t-il mécaniquement. Mais elle va bien... non ?
Irène lui sourit et le serra dans ses bras.
- Je t'aime, murmura-t-elle.
Dorian embrassa sa sœur sur la joue et, après avoir salué Ismaël en camarade, il s'élança vers sa bicyclette. Il la trouva près de la rampe du porche. Le cadeau de Lazarus n'était plus qu'un enchevêtrement de tubes tordus. Il contempla les restes de son engin pendant qu'Ismaël et Irène sortaient de la maison et faisaient, à leur tour, la macabre découverte.
- Qui est capable d'une chose pareille ? demanda Dorian.
- Il vaut mieux te dépêcher, Dorian, le coupa Irène.
Il acquiesça et partit en courant. Dès qu'il eut disparu, Irène et Ismaël franchirent le porche. Le soleil se couchait sur la baie, traçant un globe de ténèbres qui saignait entre les nuages et teintait la mer d'écarlate. Ils se regardèrent et, sans avoir besoin de parler, comprirent ce qui les attendait au cœur de l'obscurité, au-delà du bois.