5
Un château dans la brume
Le voilier d'Ismaël se présenta à l'heure prévue, émergeant de la brume de chaleur qui caressait la surface de la baie. Irène et sa mère, tranquillement assises sous le porche devant un bol de café au lait, échangèrent un regard.
- Je n'ai pas besoin de te dire..., commença Simone.
- Non, répondit Irène, tu n'as pas besoin.
- À quand remonte notre dernière conversation à propos des hommes ?
- Je venais d'avoir sept ans et notre voisin Claude m'avait convaincue de lui donner ma jupe en échange de son pantalon.
- Quelle histoire !
- Il avait seulement cinq ans, maman !
- S'ils sont comme ça à cinq ans, imagine un peu comment ils sont à quinze.
- Seize, maman.
Simone soupira. Seize ans, mon Dieu ! Sa fille projetait de fuguer avec un vieux loup de mer.
- Dans ce cas, nous parlons d'un adulte.
- Il a juste un an et des poussières de plus que moi. Pour qui me prends-tu ?
- Tu es encore une gamine.
Irène sourit patiemment à sa mère. Simone n'avait aucun avenir dans la carrière d'adjudant.
- Rassure-toi, maman. Je sais ce que je fais.
- C'est bien ce qui m'inquiète.
Le voilier entra dans la crique. Ismaël les salua de loin. Simone observait le garçon, haussant un sourcil inquiet.
- Pourquoi ne monte-t-il pas pour que tu me le présentes ?
- Maman...
Simone soupira. De toute manière, elle savait que sa ruse était vouée à l'échec.
- Y a-t-il quelque chose que je devrais ajouter ? demanda-t-elle, vaincue.
Irène l'embrassa sur la joue.
- Souhaite-moi une belle journée.
Sans attendre la réponse, elle courut au débarcadère. Simone vit sa fille prendre la main de cet étranger (qui, à ses yeux soupçonneux, n'avait pas grand-chose d'un adolescent) et sauter à bord. Lorsque Irène se retourna pour lui faire signe, Simone se força à sourire et lui rendit son salut. Elle les regarda partir en direction de la baie sous un soleil resplendissant et rassurant. Sur la rampe du porche, une mouette, peut-être une autre mère angoissée, l'observait avec résignation.
- Ce n'est pas juste, dit-elle à la mouette. Quand ils naissent, personne n'est là pour nous expliquer qu'ils finiront par faire la même chose que nous à leur âge.
L'oiseau, indifférent à ces considérations, suivit l'exemple d'Irène et s'envola. Simone sourit de sa propre naïveté et s'apprêta à retourner à Cravenmoore. Le travail guérit de tout, songea-t-elle.
Après quelques moments de navigation, le rivage ne fut plus qu'une ligne blanche tendue entre terre et ciel. Le vent d'est gonflait les voiles du Kyaneos et l'avant du bateau taillait sa route dans la nappe émeraude aux reflets cristallins à travers lesquels on pouvait distinguer le fond. Irène, qui n'avait pour unique expérience que la brève traversée précédente, contemplait, bouche bée, la fascinante beauté de la baie vue de cette nouvelle perspective. La Maison du Cap n'était qu'une entaille blanche dans les rochers, et les couleurs vives des façades du village tremblotaient dans les reflets qui montaient de la mer. Au loin, la queue d'une bourrasque fuyait vers l'horizon. Irène ferma les yeux et écouta les bruits de l'océan autour d'elle. Quand elle les rouvrit, rien n'avait changé. Tout était réel.
Après avoir pris le bon cap, Ismaël n'avait plus grand-chose à faire que d'admirer Irène qui semblait être sous l'effet d'un envoûtement marin. Suivant une méthodologie scientifique, il commença son observation par les chevilles blanches, puis remonta lentement et consciencieusement jusqu'à l'endroit où la jupe était censée dissimuler avec une rare impertinence la moitié des cuisses. Il procéda ensuite à l'agréable évaluation du torse svelte. Cet examen se prolongea un laps de temps indéfini jusqu'à ce que, inopinément, ses yeux se posent sur ceux d'Irène et qu'il se rende compte que son inspection n'était pas passée inaperçue.
- À quoi penses-tu ? demanda-t-elle.
- Au vent, mentit Ismaël, impavide. Il change et tourne au sud. C'est comme ça à l'époque des bourrasques. Je me disais que tu aimerais d'abord doubler le cap. La vue est spectaculaire.
- Quelle vue ? demanda Irène d'un air innocent.
Cette fois, pensa Ismaël, ça ne faisait pas de doute. La jeune fille se moquait de lui. Sans tenir compte de l'ironie de sa passagère, il engagea le voilier dans l'axe du courant qui longeait les récifs à un mille du cap. Dès qu'ils eurent doublé celui-ci, ils purent contempler l'immensité de la grande plage déserte et sauvage s'étendant jusqu'au Mont-Saint-Michel, qui se dessinait comme un château dans la brume.
- C'est la Baie noire, expliqua Ismaël. On l'appelle ainsi parce que ses eaux sont beaucoup plus profondes que celle de la Baie bleue, qui est en fait un banc de sable sous à peine sept ou huit mètres de profondeur. Comme une cale d'échouage.
Pour Irène, cette terminologie marine était du chinois, mais l'étrange beauté qui se dégageait du lieu la faisait frissonner. Elle repéra ce qui paraissait être une anfractuosité dans les rochers, comme la gueule d'un animal ouverte sur la mer.
- Ça, c'est la lagune, précisa Ismaël. C'est comme une cuvette ovale où le courant n'entre pas. Elle est reliée à la mer par une étroite passe. De l'autre côté, il y a la grotte des Chauves-Souris. Tu vois ce tunnel qui s'enfonce dans les rochers ? Il paraît qu'en 1746 une tempête y a drossé un galion de pirates. Les restes du navire et des pirates y sont toujours.
Irène lui adressa un coup d'œil sceptique. Il était peut-être un bon capitaine, mais en matière de mensonges il n'était qu'un simple mousse.
- Tu m'y emmèneras ? demanda-t-elle en feignant de croire à l'absurde histoire du pirate fantôme.
Ismaël rougit légèrement. La question suggérait une suite. Un engagement. En un mot, un danger.
- Il y a des chauves-souris. De là son nom..., la prévint-il, incapable de trouver un argument plus dissuasif.
- J'adore les chauves-souris. Des petites souris volantes, affirma Irène, bien décidée à se moquer de lui.
- Quand tu voudras, acquiesça Ismaël, lâchant prise.
Irène lui sourit chaleureusement. Ce sourire le déstabilisait totalement. Pendant plusieurs secondes, il ne se rappela plus si le vent soufflait du nord et il confondit la quille avec le nom d'une pâtisserie. Et le pire était que la jeune fille avait l'air de s'en apercevoir. Il était temps de virer de bord. D'un coup de barre Ismaël fit pratiquement volte-face tandis que la grand-voile faseyait en faisant gîter le bateau au point qu'Irène sentit la surface de la mer lui caresser la peau. Une langue de froid. Elle cria et rit. Ismaël lui sourit. Il ne savait pas encore très bien ce qu'il lui trouvait, mais il était sûr d'une chose : il ne pouvait pas la quitter des yeux.
- Cap sur le phare, annonça-t-il.
Quelques secondes plus tard, chevauchant le courant, et la pression du vent dans leur dos, le Kyaneos fila comme une flèche au-delà des récifs. Ismaël sentit Irène lui prendre la main. Le voilier paraissait planer sans presque toucher l'eau. Un sillage d'écume blanche dessinait une guirlande derrière lui. Irène regarda Ismaël. Un instant, les yeux du garçon se perdirent dans les siens. Il lui enserra doucement les doigts. Jamais le monde n'avait été si loin.
Au milieu de la matinée, Simone Sauvelle passa la porte de la bibliothèque personnelle de Lazarus Jann, qui occupait une immense salle ovale au cœur de Cravenmoore. Un univers infini de livres montait en une spirale babylonienne vers une verrière teintée. Des milliers de mondes inconnus et mystérieux convergeaient vers cette insondable cathédrale de livres. Pendant quelques secondes, Simone contempla cette vision, bouche bée, le regard pris dans la brume évanescente qui montait en dansant vers la voûte. Les quelques secondes se transformèrent en presque deux minutes avant qu'elle ne s'aperçoive qu'elle n'était pas seule.
Un personnage vêtu d'un complet de bonne coupe occupait une table sous un rayon de lumière qui tombait verticalement de la verrière. En entendant ses pas, Lazarus se retourna et, fermant le livre qu'il consultait, un vieux volume d'aspect centenaire relié en cuir noir, lui sourit aimablement. Un sourire chaud et contagieux.
- Ah, madame Sauvelle ! s'exclama-t-il en se levant. Bienvenue dans mon modeste refuge.
- Je ne voulais pas vous déranger...
- Au contraire, je suis heureux que vous l'ayez fait. Je voulais vous parler d'une commande de livres que je veux faire à la maison Arthur Francher...
- Arthur Francher de Londres ?
Le visage de Lazarus s'illumina.
- Vous le connaissez ?
- Mon mari y achetait des livres lors de ses voyages là-bas. Burlington Arcade.
- Je savais, en vous choisissant pour ce poste, que je ne me trompais pas, dit Lazarus en rougissant. Que penseriez-vous d'en parler devant une tasse de café ?
Simone acquiesça timidement. Lazarus sourit de nouveau et remit le gros volume à sa place, parmi cent autres de ses pareils. En le regardant faire, Simone ne put s'empêcher de lire le titre gravé à la main sur le dos. Un seul mot, inconnu et impossible à identifier :
Doppelgänger
Peu avant midi, Irène distingua l'îlot du phare sur la proue du bateau. Ismaël décida de le contourner avant d'entreprendre les manœuvres d'approche et de s'amarrer dans une petite crique ménagée dans l'îlot, dont les rochers étaient peu accueillants. À ce moment, grâce aux explications d'Ismaël, Irène avait déjà fait beaucoup de progrès dans l'art de la navigation et la physique élémentaire du vent. De la sorte, suivant ses instructions, ils parvinrent à ne pas se laisser entraîner par le courant et à se glisser dans le passage entre les falaises qui menait au vieil embarcadère du phare.
L'îlot était tout juste un morceau de rocher désolé qui émergeait de la baie. Une importante colonie de mouettes y nichait. Certaines observaient les intrus avec curiosité. Les autres s'envolèrent. Au passage, Irène distingua d'anciennes baraques en bois rongées par des décennies de tempêtes et d'abandon.
Le phare était une mince tour couronnée de la lanterne portant les feux qui se dressait au-dessus d'une petite maison sans étage, l'ancien logement du gardien.
- À part moi, il n'y a depuis des années que les mouettes et quelques crabes à venir ici, dit Ismaël.
- Tu oublies le fantôme du bateau pirate, se moqua Irène.
Le garçon conduisit le voilier jusqu'au petit quai et sauta à terre pour attacher l'avant par un filin. Irène suivit son exemple. Dès que le Kyaneos fut convenablement amarré, Ismaël prit les provisions que lui avait préparées sa tante, convaincue qu'on ne pouvait aborder une demoiselle le ventre vide et qu'il fallait prioritairement satisfaire les instincts vitaux.
- Viens. Si tu aimes les histoires de fantômes, ça va t'intéresser...
Il ouvrit la porte de la maison et fit signe à Irène de passer devant. Elle pénétra dans le vieux logis et eut l'impression de se retrouver vingt ans plus tôt. Tout était resté intact, dans la vapeur dégagée par des décennies d'humidité. Rien n'avait changé, livres, objets ou meubles, comme si un fantôme avait emporté le gardien la nuit précédente. Irène, fascinée, regarda Ismaël.
- Attends de voir le phare, dit-il.
Il lui prit la main et la conduisit vers l'escalier qui montait en spirale jusqu'à la tour. En envahissant ce lieu suspendu dans le temps, elle se sentait à la fois intruse et aventurière sur le point de découvrir un étrange mystère.
- Qu'est-il arrivé au gardien de phare ?
Ismaël prit son temps pour répondre.
- Une nuit, il est monté dans son bateau et a abandonné l'îlot. Il n'a même pas pris la peine d'emporter ses affaires.
- Pourquoi a-t-il fait ça ?
- Il ne l'a jamais dit, répondit Ismaël.
- Mais toi, pourquoi crois-tu qu'il l'a fait ?
- Il a eu peur.
Irène avala sa salive et jeta un coup d'œil derrière elle, s'attendant à se retrouver d'un moment à l'autre face à la femme noyée en train de gravir l'escalier en colimaçon tel un démon de lumière, tendant ses griffes vers elle, le visage blanc comme de la porcelaine et deux cernes noirs autour de ses yeux enflammés.
- Il n'y a personne ici, Irène. Rien que toi et moi.
Elle acquiesça sans beaucoup de conviction.
- Juste des mouettes et des crabes, hein ?
- Exact.
L'escalier débouchait sur la plate-forme, un balcon au-dessus de l'île d'où l'on pouvait embrasser toute la Baie bleue. Ils sortirent à l'extérieur. La brise fraîche et la lumière éblouissante chassaient tous les échos fantomatiques qu'évoquait l'intérieur du phare. Irène respira profondément et se laissa envoûter par cette vue que l'on ne pouvait avoir que de cet endroit.
- Merci de m'avoir emmenée ici, murmura-t-elle.
Ismaël acquiesça en détournant nerveusement la tête.
- Tu veux manger quelque chose ? Je meurs de faim, annonça-t-il.
Tous deux s'assirent au bord de la plate-forme, les jambes pendant dans le vide, et se mirent en devoir de régler leur compte aux provisions que cachait le panier. Ni l'un ni l'autre n'avait vraiment faim, mais manger gardait leurs mains et leur esprit occupés.
Au loin, La Baie bleue dormait sous le soleil, indifférente à ce qui se passait sur cet îlot à l'écart du monde.
Trois tasses de café et une éternité plus tard, Simone se trouvait toujours en compagnie de Lazarus, ignorant le passage du temps. Ce qui avait débuté comme une simple conversation amicale était devenu un long échange approfondi, à propos de livres, de voyages et de vieux souvenirs. Au bout de quelques heures à peine, elle avait l'impression de connaître Lazarus depuis toujours. Pour la première fois depuis des mois, elle s'était laissée aller à revivre douloureusement les derniers jours d'Armand et en éprouvait une sensation de soulagement qui n'avait rien de déplaisant. Lazarus écoutait en silence, attentif et respectueux. Il savait à quel moment il devait dévier la conversation ou au contraire donner libre cours à la mémoire.
Simone avait du mal à penser à Lazarus comme à son patron. À ses yeux, le fabricant de jouets ressemblait davantage à un ami, un bon ami. À mesure que l'après-midi avançait, elle comprenait, non sans des remords et une honte quasi enfantins, que cette étrange communion aurait pu être le germe d'autre chose. L'ombre de son veuvage et les souvenirs flottaient en elle comme la trace d'une tempête ; de la même manière que la présence invisible de l'épouse malade de Lazarus imprégnait l'atmosphère de Cravenmoore. Témoins invisibles dans les coulisses.
Quelques heures de simple conversation lui avaient suffi pour lire sur le visage du fabricant de jouets que des pensées identiques rôdaient dans son esprit. Mais elle lut également que sa fidélité à sa femme resterait éternelle et que l'avenir ne leur réservait rien de plus que la perspective d'une amitié. Une profonde amitié. Un pont invisible s'était tendu entre deux mondes qui se savaient séparés par un océan de souvenirs.
Une lumière dorée annonçant le crépuscule inonda le bureau de Lazarus et déploya entre eux un filet de reflets dorés. Lazarus et Simone s'observèrent en silence.
- Puis-je vous poser une question personnelle, Lazarus ?
- Naturellement.
- Pour quelle raison êtes-vous devenu fabricant de jouets ? Mon défunt mari était ingénieur, et d'un certain talent. Mais votre travail à vous démontre un talent réellement révolutionnaire. Et je n'exagère pas : vous le savez mieux que moi. Pourquoi des jouets ?
Lazarus sourit en silence.
- Vous n'êtes pas obligé de répondre, ajouta Simone.
- C'est une longue histoire, commença-t-il. Quand je n'étais encore qu'un enfant, ma famille habitait dans le vieux quartier parisien des Gobelins. Vous le connaissez certainement : un quartier pauvre et rempli de vieilles constructions sombres et insalubres. Une concentration fantomatique et grise de rues étroites et misérables. À l'époque, d'ailleurs, la situation était encore plus mauvaise que ce dont vous pouvez vous souvenir. Nous habitions un minuscule appartement dans un vieil immeuble de la rue des Gobelins. Une partie de la façade avait été étayée, du fait des menaces d'effondrement, mais aucune des familles qui logeaient là n'était en condition de déménager pour un autre endroit, plus acceptable, du quartier. Comment nous parvenions à tous tenir là-dedans, mes trois frères et sœurs, mes parents et l'oncle Luc, ça reste encore pour moi un mystère. Mais je m'éloigne de votre question...
» J'étais un enfant solitaire. Je l'ai toujours été. La plupart des garçons de la rue s'intéressaient à des choses que je trouvais ennuyeuses. En revanche, ce qui m'intéressait n'éveillait la curiosité de personne de ma connaissance. J'avais appris à lire : un miracle ; et presque tous mes amis étaient des livres. Ma mère aurait pu s'en inquiéter s'il n'y avait pas eu chez nous des problèmes autrement préoccupants. Ma mère a toujours cru que l'idéal d'un enfant sain était de courir dans les rues en imitant les faits et gestes de ceux qui l'entouraient.
» Mon père, lui, se bornait à attendre que sa progéniture atteigne l'âge requis pour apporter un salaire à la famille.
» D'autres n'avaient même pas cette chance. Dans notre escalier habitait un garçon de mon âge qui s'appelait Jean Neville. Jean et sa mère, veuve, vivaient reclus dans un minuscule logement du rez-de-chaussée, près de l'entrée. Le père était mort quelques années auparavant d'une maladie contractée dans la fabrique de faïences où il avait travaillé toute son existence. C'était de toute évidence banal. Tout cela je l'ai su car, avec le temps, j'ai fini par devenir le seul ami du petit Jean dans le quartier. Sa mère, Anne, ne le laissait pas sortir de l'immeuble ou de la cour. La maison était sa prison.
» Huit ans plus tôt, Anne Neville avait mis au monde des jumeaux dans l'ancien hôpital Saint-Christian, à Montparnasse. Jean et Joseph. Joseph était arrivé mort-né. Au cours des huit années suivantes, Jean avait appris à vivre dans la culpabilité d'avoir tué son frère à sa naissance. Du moins le croyait-il. Anne se chargeait de lui rappeler quotidiennement que son frère n'avait pas vécu à cause de lui ; que s'il n'avait pas fait ça, un merveilleux enfant occuperait aujourd'hui sa place. Rien de ce qu'il pouvait faire ou dire ne parvenait à lui gagner l'affection de sa mère.
» En public, bien entendu, Anne Neville dispensait à son fils toutes les marques habituelles de tendresse. Mais dans la solitude de leur logement, la réalité était autre. Elle le lui répétait inlassablement : Jean était un bon à rien. Un fainéant. Ses résultats à l'école étaient lamentables. Ses qualités plus que douteuses. Ses mouvements maladroits. Son existence, en résumé, une malédiction. Joseph, lui, aurait été un enfant adorable, studieux, affectueux... tout ce qu'il ne pourrait jamais être.
» Le petit Jean n'avait pas tardé à comprendre que c'était lui qui aurait dû mourir dans cette sombre chambre d'hôpital, huit ans plus tôt. Il occupait la place d'un autre... Tous les jouets qu'Anne gardait depuis des années pour son futur enfant avaient été jetés dans la chaudière la semaine suivant le retour de l'hôpital. Jean n'avait jamais eu un jouet. Ça lui était interdit. Il ne les méritait pas.
» Une nuit, le garçon s'est réveillé d'un cauchemar en hurlant. Sa mère est venue à son chevet et lui a demandé ce qu'il avait. Terrorisé, il a avoué qu'il avait rêvé qu'une ombre, un esprit malfaisant, le poursuivait dans un souterrain sans fin. La réponse d'Anne a été claire. C'était un signe. L'ombre dont il avait rêvé était le reflet de son frère mort, qui réclamait vengeance. Il devait faire un effort pour être un meilleur fils, obéir en tout à sa mère, ne jamais lui poser une question sur ses paroles ou ses actions. Sinon, l'ombre prendrait vie et reviendrait pour l'emporter en enfer. Sur ces mots, Anne a conduit son fils dans la cave de l'immeuble, où elle l'a laissé dans le noir pendant douze heures, afin qu'il médite sur les propos de sa mère. Ce n'était que le premier de ses emprisonnements.
» Un an après, quand, un soir, le petit Jean m'a raconté tout cela, un sentiment d'horreur m'a envahi. Je souhaitais aider l'enfant, le réconforter et compenser un peu la misère dans laquelle il vivait. Le seul moyen de le faire qui m'est venu à l'esprit a été de réunir tous les sous que je mettais dans ma tirelire depuis des mois et d'aller à la boutique de jouets de M. Giradot. Mon budget n'allait pas loin, et j'ai seulement pu acquérir un vieux pantin, un ange en carton qu'on manipulait à l'aide de fils. Je l'ai enveloppé dans du papier d'argent et, le lendemain, j'ai attendu qu'Anne Neville sorte pour faire ses courses. Jean a ouvert et je lui ai donné le paquet. Je lui ai dit que c'était un cadeau et suis reparti.
» Je ne l'ai pas revu pendant trois semaines. Je supposais que Jean profitait de mon cadeau, tout en sachant, quant à moi, qu'il me faudrait beaucoup de temps pour que je puisse à nouveau profiter de mes économies. J'ai appris plus tard que l'ange en tissu et en carton avait vécu à peine un jour. Anne l'a trouvé et l'a brûlé. Quand elle lui a demandé d'où il le tenait, Jean, qui ne voulait pas m'impliquer, a répondu qu'il l'avait fabriqué lui-même.
» Puis, un jour, la punition a été beaucoup plus terrible. Anne, hors d'elle, a emmené son enfant dans la cave en lui disant que, cette fois, l'ombre viendrait et l'emporterait pour toujours.
» Jean Neville y a passé une semaine entière. Sa mère s'est trouvée impliquée dans une altercation sur le carreau des Halles et la police l'a enfermée, avec d'autres, au poste du quartier. Finalement relâchée, elle a erré dans les rues pendant plusieurs jours.
» À son retour, elle a trouvé le logis vide et la porte de la cave barricadée. Des voisins l'ont aidée à l'enfoncer. La cave était déserte. Il n'y avait nulle part de trace de Jean... »
Lazarus marqua une pause. Simone resta silencieuse, attendant que le fabricant de jouets termine son récit.
- Personne dans le quartier n'a revu Jean Neville. La plupart de ceux qui ont eu connaissance de l'histoire ont supposé que le garçon s'était enfui par un soupirail et avait mis toute la distance possible entre sa mère et lui. Je suppose que c'est ce qui s'est passé, bien que, si vous aviez questionné sa mère, qui a passé des semaines, des mois à pleurer, inconsolable, la disparition de son enfant, je suis sûr qu'elle vous aurait répondu que l'ombre l'avait emporté... Je vous ai dit tout à l'heure que j'ai été probablement le seul ami de Jean Neville. Il serait plus juste de dire que c'est le contraire. Il a été mon seul ami. Des années plus tard, je me suis promis que si j'en avais le pouvoir, aucun enfant ne resterait privé d'un jouet. Aucun enfant ne vivrait plus le cauchemar qui a tourmenté l'enfance de mon ami Jean. Aujourd'hui encore, je me demande où il peut être, s'il est encore en vie. Je suppose que ça vous paraîtra une explication quelque peu étonnante...
- Pas du tout, répondit-elle, le visage caché dans l'ombre.
Elle revint dans la lumière et arbora un large sourire.
- Il se fait tard, dit doucement le fabricant de jouets. Je dois me rendre auprès de ma femme.
Simone acquiesça.
- Merci pour votre compagnie, madame Sauvelle, dit Lazarus avant de quitter silencieusement la pièce.
Elle le regarda partir et respira profondément. La solitude créait d'étranges labyrinthes.
Le soleil commençait à décliner sur la baie et les lentilles du phare renvoyaient sur les vagues des éclats couleur ambre et écarlate. La brise avait fraîchi et le ciel se teintait d'un bleu clair traversé de quelques nuages qui voyageaient, perdus, comme des zeppelins de coton blanc. Irène reposait légèrement appuyée sur l'épaule d'Ismaël, silencieuse.
Le garçon fit en sorte de l'entourer lentement de ses bras. Elle leva les yeux. Ses lèvres entrouvertes tremblaient imperceptiblement. Ismaël éprouva comme un picotement dans l'estomac et entendit un curieux martèlement dans ses oreilles. C'était son cœur qui battait très vite. Tout doucement, timidement, leurs lèvres se rapprochèrent. Irène ferma les yeux. Maintenant ou jamais, murmurait une voix dans la tête d'Ismaël. Le garçon décida que c'était maintenant, et sa bouche vint caresser celle d'Irène. Les dix secondes suivantes durèrent dix ans.
Plus tard, quand ils sentirent tous les deux qu'il n'existait plus de frontière entre eux, que chaque regard, chaque geste était une parole d'une langue qu'eux seuls pouvaient comprendre, Irène et Ismaël demeurèrent enlacés en silence en haut du phare. Si cela n'avait dépendu que d'eux, ils seraient restés là jusqu'au jour du Jugement dernier.
- Où aimerais-tu être dans dix ans ? demanda soudain Irène.
Ismaël réfléchit longuement avant de répondre. Ce n'était pas facile.
- Drôle de question ! Je ne sais pas.
- Qu'est-ce que tu aimerais faire ? Prendre la relève de ton oncle sur son bateau ?
- Je ne crois pas que ça serait une bonne idée.
- Quoi, alors ?
- Je ne sais pas, je suppose que c'est une bêtise...
- Qu'est-ce qui est une bêtise ?
Ismaël resta plongé dans un long silence. Irène attendit patiemment.
- Des séries pour la radio. J'aimerais écrire des feuilletons pour la radio, lâcha-t-il finalement.
Il avait enfin réussi à le dire.
Irène sourit. Une fois encore, ce sourire indéfinissable et mystérieux.
- Quel genre de feuilletons ?
Ismaël l'observa prudemment. Il ne l'avait jamais avoué à quiconque et se sentait sur un terrain mouvant. Mieux valait peut-être revenir au bateau et rentrer au port.
- De mystère, se décida-t-il à répondre d'une voix hésitante.
- Je pensais que tu ne croyais pas aux mystères.
- Pas besoin d'y croire pour écrire sur eux. Depuis longtemps, je collectionne les articles sur un individu qui fait des feuilletons radiophoniques. Il s'appelle Orson Welles. Je pourrais peut-être essayer de travailler avec lui...
- Orson Welles ? Je n'ai jamais entendu parler de lui, mais je suppose que ce n'est pas le genre de personne très accessible. Tu as déjà une idée ?
Il eut un vague geste de confirmation.
- Mais tu dois me jurer que tu ne le répéteras à personne.
La jeune fille leva solennellement la main. Le comportement d'Ismaël lui semblait enfantin, mais il l'intriguait.
- Suis-moi.
Il la ramena dans le logement du gardien. Une fois là, il alla vers un coffre posé dans un coin et l'ouvrit. Ses yeux brillaient d'excitation.
- La première fois que je suis venu, j'ai plongé, et j'ai découvert l'épave du bateau dont on suppose qu'il est celui de la femme qui s'est noyée il y a vingt ans. Tu te souviens de l'histoire que je t'ai racontée ?
- Les lumières de septembre. La dame mystérieuse disparue dans la tempête..., récita Irène.
- C'est ça. Devine ce que j'ai trouvé dans les restes du bateau ?
- Quoi donc ?
Ismaël introduisit les mains dans le coffre et en sortit un petit livre relié en cuir, protégé par une sorte de boîte métallique pas plus grande qu'un étui à cigarettes.
- L'eau a effacé certaines pages, mais il reste encore des fragments lisibles.
- Un livre ? demanda Irène, intriguée.
- Pas n'importe quel livre, précisa-t-il. C'est un journal. Son journal.
Le Kyaneos reprit la mer pour la Maison du Cap peu avant le crépuscule. Un champ étoilé s'étendait sur le manteau bleu qui couvrait la baie, et la sphère sanglante du soleil s'enfonçait lentement derrière l'horizon comme un disque de métal incandescent. Irène observait en silence Ismaël barrer le bateau. Le garçon lui sourit et continua de surveiller les voiles, attentif à la direction du vent qui se levait à l'ouest.
Avant lui, Irène avait embrassé deux garçons. Le premier, le frère d'une amie de collège, avait davantage été un essai qu'autre chose. Elle voulait savoir ce qu'on ressentait. Ça ne lui avait pas paru convaincant. Le second, Gérard, était plus apeuré qu'elle, et l'expérience n'avait pas dissipé ses soupçons quant à l'intérêt de la chose. Embrasser Ismaël avait été différent. Elle avait senti comme un courant électrique parcourir son corps quand leurs lèvres s'étaient jointes. Son toucher était différent. Son odeur était différente. Tout chez lui était différent.
- À quoi penses-tu ?
Cette fois, c'était Ismaël qui posait la question, intrigué par son visage songeur.
Elle eut une expression énigmatique en levant un sourcil.
Il haussa les épaules et continua de barrer le voilier en direction du cap. Une bande d'oiseaux les escorta jusqu'à l'embarcadère entre les falaises. Les lumières de la maison dessinaient des taches dansantes sur la petite crique. Au loin les reflets du village traçaient une traînée d'étoiles sur la mer.
- Il fait nuit, maintenant, observa Irène avec une certaine inquiétude. Tu es sûr que tu ne risques rien ?
Ismaël sourit.
- Le Kyaneos connaît la route par cœur. Je ne risque rien.
Le voilier se rangea en douceur le long du petit quai. Les cris des oiseaux dans les falaises formaient un écho lointain. Une frange de bleu sombre couronnait maintenant la ligne incandescente du crépuscule sur l'horizon, et la lune souriait entre les nuages.
- Eh, bien... il se fait tard, commença Irène.
- Oui...
Elle sauta à terre.
- J'emporte le journal. Je te promets d'en prendre soin.
À son tour, Ismaël confirma son accord. Irène laissa échapper un petit rire nerveux.
- Bonne nuit.
Ils se regardèrent dans la pénombre.
- Bonne nuit, Irène.
Ismaël largua les amarres.
- J'avais pensé aller demain à la lagune. Si tu as envie de venir...
Elle fit signe que oui. Le courant emportait le voilier.
- Je viendrai te chercher ici...
La silhouette du Kyaneos s'évanouit dans l'obscurité. Irène resta sur place pour le regarder partir jusqu'à ce que la nuit l'avale définitivement. Puis, planant à quelques centimètres au-dessus du sol, elle se hâta de gagner la Maison du Cap. Sa mère l'attendait sous le porche, assise dans l'obscurité. Pas besoin d'être diplômée ès sciences optiques pour deviner ce qu'elle avait vu et entendu, c'est-à-dire l'épisode entier du débarcadère.
- Comment s'est passée la journée ? demanda-t-elle.
Irène avala sa salive. Sa mère sourit malicieusement.
- Tu peux me raconter.
Irène s'assit à côté de sa mère et se laissa aller dans ses bras.
- Et toi ? rétorqua-t-elle. Comment s'est passée la tienne ?
Simone poussa un soupir en se rappelant l'après-midi en compagnie de Lazarus.
Elle étreignit sa fille en silence et sourit intérieurement.
- Une journée étrange, Irène. Je suppose que je vieillis.
- Quelle bêtise.
La fille regarda sa mère dans les yeux.
- Quelque chose ne va pas, maman ?
Simone eut un faible sourire et fit non en silence.
- Je pense tout le temps à ton père, finit-elle par répondre, pendant qu'une larme glissait sur sa joue jusqu'à ses lèvres.
- Papa n'est plus là. Tu dois le laisser partir.
- Je ne sais pas si je veux qu'il parte.
Irène la serra à son tour dans ses bras et entendit Simone pleurer à chaudes larmes dans le noir.