Le parking du supermarché était déjà bondé, mais elle réussit à se caser près de l’entrée, ce qui, ajouté à la tiédeur du soleil et à la douce odeur humide de l’air qui l’accueillirent à sa descente de voiture, lui rendit un peu plus supportable la corvée des courses.
Émergeant du magasin, Miss Austrian boitillait à sa rencontre, appuyée sur une canne, un petit sac en papier à la main et – incroyable ! – un aimable sourire sur son visage de Dame de Cœur. Pour elle, ce sourire ?
— Bonjour, Mrs Hendry, dit la bibliothécaire.
Tiens, les Noirs ne sont plus tabous, maintenant ?
— Bonjour, répondit-elle.
— Mars semble, dirait-on, nous quitter sur un sourire…
— En effet, n’empêche que, jusqu’ici, il nous a mené la vie dure.
Miss Austrian fit une pause pour mieux l’observer.
— Voilà des mois qu’on ne vous a vue à la bibliothèque, dit-elle. J’espère que vous ne nous avez pas délaissés au profit de la télévision.
— Pas de danger ! répondit Ruth-Anne en souriant. J’ai beaucoup travaillé, c’est tout.
— À un nouveau livre ?
— Oui.
— Félicitations. Avertissez-moi quand il sortira. Nous le commanderons.
— Comptez sur moi. D’ailleurs, vous allez bientôt me revoir. Mon bouquin est presque terminé.
— Bonne journée, dit, avec un aimable sourire, Miss Austrian qui repartit en boitillant.
Un exemplaire de vendu, c’était toujours ça, pensa Ruth-Anne.
Sans doute s’était-elle montrée trop chatouilleuse. Miss Austrian affichait peut-être la même froideur à l’égard de tous les nouveaux venus, fussent-ils blancs, tant qu’ils n’avaient pas fait la preuve de leur assiduité.
Elle franchit les portes automatiques du magasin et réussit à trouver un chariot disponible. Les allées accueillaient l’habituel défilé du samedi.
Elle s’avança d’un pas rapide, attrapant au passage les articles nécessaires et manœuvrant adroitement entre les rayons.
— Pardon ! S’il vous plaît ! Pardon !
Elle ne pouvait réprimer son agacement à la vue des autres clientes qui évoluaient, sereines et détachées, comme si elles ignoraient la notion même de transpiration. Comment pouvait-on être blanche à ce point-là ? Et ce soin qu’elles apportaient à ranger leurs provisions. Le temps qu’elles consacraient à parcourir une seule allée, Ruth-Anne aurait pu faire tout le magasin.
Joanna Eberhart arrivait dans sa direction, sensationnelle dans un manteau bleu pâle étroitement ceinturé. Sa ligne était impeccable et son visage plus joli que Ruth-Anne n’en avait gardé le souvenir, dans l’encadrement de ses cheveux noirs, soigneusement laqués et gracieusement ramenés en arrière par des bandeaux. Elle progressait lentement en regardant les étalages.
— Joanna ! appela Ruth-Anne.
Joanna s’arrêta et fixa sur elle ses yeux bruns qu’abritaient des cils bien fournis.
— Mais c’est Ruth-Anne ! s’exclama-t-elle en souriant. Bonjour ! Comment ça va ?
— Très bien, dit Ruth-Anne qui sourit à son tour. Inutile de vous demander comment vous allez. Vous avez une mine magnifique.
— Merci, répondit Joanna. Ces derniers temps, je me suis un peu plus occupée de ma personne.
— Ça vous a réussi !
— Excusez-moi de ne pas vous avoir téléphoné, dit Joanna.
— Oh ! je ne vous en veux pas.
Ruth-Anne rangea son chariot devant celui de Joanna pour libérer le passage.
— Je voulais toujours vous appeler, poursuivit Joanna. Mais j’ai tellement à faire à la maison. Vous savez ce que c’est.
— Ne vous excusez pas, protesta Ruth-Anne. Moi aussi, j’ai été très prise. J’ai presque fini mon livre. Il ne me reste plus qu’une grande illustration et quelques petites à faire.
— Félicitations.
— Merci. Et vous, où en êtes-vous ? Vous avez pris des photos intéressantes ?
— Non, répondit Joanna. La photo, je n’en fais plus beaucoup.
— Ce n’est pas vrai ?
— Si, dit Joanna. Mon talent n’avait rien d’extraordinaire et ça me prenait beaucoup d’un temps que j’aurais pu mieux utiliser autrement.
Ruth-Anne la scruta attentivement.
— Je vous appellerai un de ces jours, dès que j’y verrai un peu plus clair, annonça Joanna en souriant.
— Que faites-vous en dehors de votre ménage ? s’enquit Ruth-Anne.
— En fait, rien. M’occuper de la maison me suffit. Je m’étais fourré dans la tête qu’il me fallait avoir d’autres intérêts, mais maintenant, je me sens beaucoup plus en harmonie avec moi-même. Je suis aussi beaucoup plus heureuse, et ma famille également. C’est là l’essentiel, n’est-ce pas ?
— Oui, sûrement, acquiesça Ruth-Anne qui comparait leurs paniers respectifs.
Bourré d’un pêle-mêle d’articles, le sien formait contraste avec celui de Joanna. Elle dégagea son chariot pour permettre à Joanna de progresser.
— Peut-être allons-nous enfin pouvoir déjeuner ensemble, maintenant que j’arrive au bout de mes peines, ajouta-t-elle en regardant Joanna droit dans les yeux.
— Je l’espère, répliqua cette dernière. Ravie de vous avoir rencontrée.
— Moi aussi, dit Ruth-Anne.
Le sourire aux lèvres, Joanna s’éloigna puis s’arrêta, attrapa une boîte sur un rayon, l’examina et la rangea dans son panier avant de poursuivre sa route dans l’allée du magasin.
Ruth-Anne la suivit des yeux, puis fit demi-tour et prit la direction opposée.
Incapable de s’atteler à son travail, elle se mit à faire les cent pas et à tournicoter dans la petite pièce. Elle regarda par la fenêtre Chickie et Sara qui jouaient avec les petites Cohane, et feuilleta ensuite la pile des dessins qu’elle avait terminés, sans les trouver aussi drôles et réussis qu’elle se l’était imaginé.
Quand, finalement, elle se retrouva avec Penny debout à la barre de l’Ouragan des Mers, il était pratiquement 5 heures.
Elle descendit au bureau.
Enfoncé dans son fauteuil, Royal était plonge dans la lecture d’un gros ouvrage de sociologie. Moulés dans ses chaussettes bleues, ses pieds reposaient sur un pouf capitonné. Ses lunettes étaient tant bien que mal rafistolées au chatterton.
— Terminé ? demanda-t-il.
— Bon Dieu, non ! Je viens tout juste de m’y mettre.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Je n’en sais rien. Une idée m’est venue qui me turlupine. À propos, tu peux me rendre un service. Maintenant que j’ai démarré, je préférerais ne pas m’interrompre.
— Le dîner ?
— Tu veux bien emmener les gosses à la Pizza ou au McDonald’s ?
Il prit sa pipe posée sur la table.
— D’ac, répondit-il.
— Je tiens à terminer ma tâche, expliqua-t-elle. Sinon, le week-end me passera sous le nez.
Son livre ouvert en équilibre sur ses genoux, il allongea le bras pour attraper son cure-pipe.
Une fois à la porte, elle se retourna.
— Ça t’ennuie pas ? C’est sûr ?
Il fourrageait déjà dans le fourneau de sa pipe.
— Juré, dit-il avec un petit sourire en levant les yeux vers sa femme. Non, ça ne m’ennuie pas, répéta-t-il en écho.