2

Elle ne consentirait à déménager, en vint-elle à conclure, que si elle trouvait la perfection absolue, c’est-à-dire une maison qui posséderait non seulement le nombre requis de pièces harmonieusement conçues, mais n’aurait pratiquement pas besoin de réfections et comporterait déjà une chambre noire ou quelque chose d’approchant. Et dont le prix n’excéderait pas les cinquante-deux mille cinq cents dollars qu’ils avaient payé (et devaient obtenir, Walter en était certain) pour la maison de Stepford.

C’était là beaucoup de conditions, et Joanna n’avait aucune intention de perdre trop de temps à essayer d’y satisfaire. N’empêche que par une claire et froide matinée du début de décembre, elle se décida à participer aux recherches de Bobbie.

Tous les matins, Bobbie partait en chasse à Norwood, à Eastbridge et à New Sharon. Dès qu’elle dégotterait un truc bien – et ses exigences étaient beaucoup plus souples que celles de Joanna – elle était décidée à harceler Dave en vue d’un déménagement immédiat, malgré le changement d’établissement en pleine année scolaire dont risquaient de pâtir les garçons. « Mieux vaut pour eux un petit bouleversement dans leur routine qu’une mère transformée en zombi », disait-elle. Elle s’était, effectivement, mise à l’eau minérale et ne mangeait aucun produit local.

— On peut, sais-tu, se procurer de l’oxygène en bouteille, lui annonça Joanna.

— Mes fesses ! Je t’imagine très bien tiraillée un jour entre l’Ajax et ton détergent habituel !

Cette matinée d’expédition incita Joanna à chercher plus sérieusement ; les femmes qu’elles rencontraient – propriétaires d’Eastbridge, un agent immobilier du nom de Miss Kirgassa – réveillées, vives et originales, soulignaient par contraste la suavité fade des habitantes de Stepford. De plus, Eastbridge offrait un vaste éventail d’activités collectives autant pour les femmes que pour les hommes et les femmes. On y créait même un comité du M.N.F.

— Pourquoi, lors de votre installation, n’avez-vous pas commencé par chercher dans le secteur, demanda Miss Kirgassa en abordant à une vitesse terrifiante une descente en zigzag.

— Mon mari avait entendu dire…, commença Joanna qui, cramponnée à son accotoir, le pied pressé sur des freins imaginaires, surveillait la route.

— C’est mort, chez vous. Ici tout bouge.

— N’empêche que nous aimerions bien y retourner pour rassembler nos affaires, cria Bobbie de sa banquette arrière.

Miss Kirgassa hennit un rire.

— Je peux conduire sur ces routes les yeux fermés, dit-elle. J’ai encore deux maisons à vous montrer après celle-ci.

— Voilà mes intentions, déclara Bobbie un peu plus tard sur la route qui les ramenait à Stepford. C’est décidé, je vais devenir agent immobilier. Tu sors, tu rencontres des gens et tu fourres ton nez dans tous les placards. En plus, tu aménages tes horaires à ta guise. Je parle sérieusement. Je vais m’informer des conditions exigées.

Elles reçurent une lettre de deux pages des Services d’hygiène où on les assurait que leur intérêt pour la protection de l’environnement était partagé par les administrations locales et régionales. Dans tout l’État, les installations industrielles étaient soumises à de sévères réglementations antipollution ci-dessous énumérées, et dont le respect était garanti non seulement par l’inspection fréquente desdites installations, mais aussi par l’examen périodique d’échantillons du sol, de l’eau et de l’air. Aucune nuisance n’avait été signalée dans la zone de Stepford, ni aucune présence de substance chimique naturelle apte à exercer une action tranquillisante ou dépressive. On leur promettait que leurs inquiétudes étaient sans fondement, mais on ne les remerciait pas moins de leur lettre.

— Foutaises que tout ça, conclut Bobbie qui ne renonça pas pour autant à son eau minérale et qui, chaque fois qu’elle venait voir Joanna, apportait son thermos de café.


* * *

Walter, couché sur le côté, lui tournait le dos lorsqu’elle émergea de la salle de bains. Elle s’assit au bord du lit, éteignit la lampe de chevet et se glissa sous les couvertures. Allongée à plat, elle se perdit dans la contemplation du plafond qui, lentement, révélait ses contours.

— Walter ?

— Mm…

— Ça t’a satisfait ?

— Bien sûr. Pas toi ?

— Si.

Une pause.

— J’ai eu l’impression du contraire, dit-elle. Depuis quelque temps, tu sembles n’éprouver plus aucun plaisir.

— Mais si, protesta-t-il. J’ai trouvé ça très bon. Comme d’habitude.

Les yeux toujours rivés au plafond, Joanna évoqua Charmaine qui se dérobait aux avances d’Ed (à moins qu’elle n’ait aussi changé à cet égard) et elle se rappela la remarque de Bobbie sur les idées tordues de Dave.

— Là-dessus, bonne nuit, dit Walter.

— N’y a-t-il pas de trucs, s’enquit-elle, que je… ne te fais pas et que tu attends de moi ? Ou que je fais et qui te déplaisent ?

Après un silence, il se décida à répondre.

— Tout ce que tu désires me va, c’est simple.

Il se retourna et s’appuya sur le coude pour la regarder.

— Tout à l’heure, ç’a été magnifique. Peut-être suis-je un peu fatigué en ce moment à cause des trajets.

Il déposa un baiser sur la joue de Joanna.

— Maintenant, dodo.

— Est-ce que… reprit Joanna, il n’y aurait pas quelque chose entre Esther et toi ?

— C’est un comble ! protesta-t-il. Elle sort avec une Panthère noire. Je ne couche avec personne.

— Une Panthère noire ?

— Don l’a appris de sa propre secrétaire. Nous ne parlons même pas fesses, Esther et moi. Je me borne à lui corriger ses fautes d’orthographe. Maintenant, c’est l’heure de dormir.

Et sur un dernier baiser, il se détourna d’elle.

Elle s’allongea sur le ventre et ferma les yeux. Mais elle dut s’agiter et remuer beaucoup avant de trouver la position confortable.


* * *

En compagnie de Bobbie et de Dave, ils allèrent voir un film à Nordwood, puis passèrent une autre soirée avec eux au coin du feu à jouer au Monopoly comme des gosses.

Le samedi soir, il y eut une grosse chute de neige et Walter, sans enthousiasme, se priva de son match dominical à la télé pour emmener Pete et Kim faire de la luge sur les pentes de Winter Hill, tandis que Joanna se rendait à New Sharon gâcher un rouleau et demi de pellicule couleur sur une réserve d’oiseaux.

Pete obtint le premier rôle dans la pièce que sa classe préparait pour Noël. Walter, un soir, se fit voler ou perdit son portefeuille pendant le trajet qui le ramenait chez lui.

Joanna apporta seize photos à son agence. Bob Silverberg, l’homme avec qui elle traitait d’habitude, flatta son amour-propre en les admirant, mais lui annonça qu’actuellement l’agence n’accordait plus de contrat à personne. Il garda néanmoins les clichés et lui dit qu’il la préviendrait d’ici à un jour ou deux si certains lui semblaient monnayables. Déçue, elle déjeuna avec sa vieille copine, Doris Lombardo, et fit quelques achats de Noël pour Walter et ses propres parents.


* * *

Dix des photos lui furent retournées, y compris « Fermée la Nuit » qu’elle décida immédiatement de soumettre au prochain concours de Saturday Review. Parmi les six que l’agence avait retenues figurait « Savant en herbe » qui représentait Johnny Markowe penché sur son microscope. Elle appela Bobbie pour le lui annoncer.

— Je lui donnerai dix pour cent du prix qu’on me donnera, ajouta-t-elle.

— Faut-il conclure que nous pourrons lui supprimer son argent de semaine ? demanda Bobbie.

— Mieux vaut pas. Jusqu’ici, ma meilleure photo a été chercher un peu plus de mille dollars, mais aucune des deux autres ne m’a rapporté plus de deux cents.

— Eh bien, ça ne serait pas si mal pour un gosse qui a la bobine de Peter Lorre ! Je me place du point de vue de Johnny, note, pas du tien. Écoute, j’allais justement t’appeler. Peux-tu te charger d’Adam pendant le week-end ? Tu acceptes ?

— Naturellement, Pete et Kim seront ravis. En quel honneur ?

— Dave vient d’avoir une idée formidable : nous allons passer un week-end en tête à tête. Ce sera une seconde lune de miel.

Cette dernière phrase éveilla en Joanna un écho : un sentiment de déjà vu, qu’elle s’empressa de refouler.

— Sensass ! s’exclama-t-elle.

— Nous avons déjà casé Johnny et Kenny chez les voisins, mais j’ai pensé qu’Adam s’amuserait mieux chez vous.

— Sûrement, et sa présence empêchera Pete et Kim de se disputer. Que comptez-vous faire ? Aller à New York ?

— Non, on va rester ici, bloqués par la neige avec un peu de chance. Je t’amènerai mon fils demain après la classe. Entendu ? Et je te le reprendrai dimanche dans la soirée.

— Parfait. Où en es-tu de ta chasse au logement ?

— Pas très loin. J’ai vu ce matin à Norwood une petite merveille, mais elle ne sera pas libre avant le 1er avril.

— Résigne-toi à patienter.

— Non merci ! On se voit tout à l’heure ?

— Impossible. J’ai mon ménage à faire. Sans blaguer.

— Tu vois ! Tu changes déjà. La magie de Stepford commence à agir.


* * *

Emmitouflée dans une écharpe orange et un manteau de fausse fourrure à rayures, une Noire était postée devant le bureau de la bibliothécaire, caressant du bout des doigts une pile de bouquins. Après avoir lancé un coup d’œil sur Joanna, elle lui fit un petit salut de la tête et esquissa un sourire. Joanna lui rendit salut et sourire. Le regard de la femme se détourna vers la chaise vide derrière le bureau et les rayonnages qui tapissaient le mur. Grande, l’inconnue avait le teint plutôt clair ; ses cheveux noirs coupés presque ras et ses grands yeux sombres lui donnaient l’air exotique et séduisant. Elle avait dans les trente ans.

Joanna s’approcha, elle aussi, du bureau, tout en ôtant ses gants pour sortir sa carte de sa poche. Elle laissa errer son regard de la plaque où se lisait le nom de Miss Austrian, posée en évidence sur la table, aux livres qu’effleuraient les longs doigts minces de la Noire : un Iris Murdoch et un Carson McCullers, et Le Parrain. Joanna loucha sur la fiche : Steinner, Par-delà la liberté et la dignité lui était réservé jusqu’au 12 novembre. Elle aurait aimé dire une phrase de bienvenue – cette jeune femme était sûrement la mère ou la fille de la famille noire dont avait parlé la dame du Comité d’accueil – mais elle ne voulait pas jouer à la Blanche libérale et paternaliste. S’il ne s’agissait pas d’une personne de couleur, lui adresserait-elle la parole ? Oui, dans une situation semblable, elle…

— Si nous en avions envie, nous pourrions emporter toute la bibliothèque, dit l’inconnue.

— Ça lui apprendrait à rester à son poste, ironisa Joanna en désignant du menton le bureau.

La jeune femme noire sourit.

— C’est toujours aussi désert ici ? demanda-t-elle.

— Je ne l’ai jamais encore vu aussi vide ; mais je n’y viens que l’après-midi ou le samedi.

— Vous êtes nouvelle à Stepford ?

— Notre arrivée remonte à trois mois.

— Moi, je ne suis ici que depuis trois jours.

— J’espère que vous vous y plairez.

— J’en ai l’impression.

Joanna tendit la main.

— Joanna Eberhart, annonça-t-elle avec un sourire.

— Ruth-Anne Hendry, dit la jeune femme en souriant et en serrant la main tendue.

Joanna parut chercher dans sa mémoire.

— Ce nom ne m’est pas inconnu, dit-elle. Je l’ai vu quelque part.

Le sourire de son interlocutrice s’élargit.

— Vous avez des gosses ?

Joanna, intriguée, fit signe que oui.

— Je suis l’auteur d’un livre d’enfants, Penny a un plan, dit la jeune femme. On peut le trouver ici. La première chose que j’ai faite, c’est de consulter le fichier.

— Ah ! mais j’y suis ! s’exclama Joanna. Kim l’a pris, il y a une quinzaine de jours, et elle l’a adoré. Moi aussi ; c’est si sympathique de tomber sur un bouquin où une petite fille a d’autres idées en tête que de préparer la dînette de ses poupées.

— Subtil moyen de propagande, précisa plaisamment Ruth-Anne Hendry.

— Et vous êtes aussi responsable des illustrations ? Je les ai trouvées sensationnelles.

— Merci.

— Vous êtes maintenant sur un autre livre ?

Ruth-Anne eut un hochement de tête affirmatif.

— J’en ai un en chantier, avoua-t-elle. Mais j’attends que nous soyons complètement installés pour m’y atteler vraiment.

— Excusez-moi, dit Miss Austrian qui arrivait toute boitillante du fond de la salle. C’est si calme ici le matin que (elle s’arrêta, battit des paupières et reprit sa marche claudicante) je suis restée travailler dans ma tanière. Il faudrait vraiment ici une cloche pour m’appeler. Bonjour Mrs Eberhart, ajouta-t-elle avec un sourire qu’elle reporta ensuite sur Ruth-Anne.

— Bonjour, répondit Joanna. Permettez-moi de vous présenter un de vos auteurs : Ruth-Anne Hendry : Penny a un plan.

— Pas possible ! s’écria Miss Austrian en se laissant pesamment tomber sur son fauteuil dont elle étreignit les accotoirs de ses mains roses et potelées. Il a beaucoup de succès, commenta-t-elle. Nous venons d’en mettre deux nouveaux exemplaires en circulation, les précédents étant déjà usagés.

— Cette bibliothèque est très sympathique, dit Ruth-Anne Hendry. Puis-je m’y inscrire ?

— Vous résidez à Stepford ?

— Oui, je viens d’emménager.

— Alors vous êtes la bienvenue ici, dit Miss Austrian qui prit dans un tiroir une fiche blanche qu’elle déposa à côté de la pile de livres.


* * *

Assise au comptoir du snack du centre commercial, vide à l’exception de deux réparateurs de téléphone, Ruth-Anne remua son café puis fixa Joanna droit dans les yeux.

— Répondez-moi franchement. Notre arrivée ici a-t-elle suscité beaucoup de réactions ?

— Aucune à ma connaissance, dit Joanna. Stepford n’est pas une ville susceptible de réagir… à quoi que ce soit. Elle n’offre aucun lieu de rencontre et d’échanges, sauf le Club des Hommes.

— Eux, ils se sont montrés corrects. Mais pour ce qui est des femmes, elles…

— Oh ! écoutez, coupa Joanna. Leur attitude n’a rien à voir avec la couleur de la peau, croyez-moi. Elles sont ainsi avec tout le monde. Pas une minute pour prendre une tasse de café avec vous ! Exact ? Rivées à leur ménage ?

Ruth-Anne approuva de la tête.

— Personnellement, je m’en fiche, dit-elle. Je suis très indépendante. Sinon, jamais je n’aurais accepté de m’exiler ici. Mais je…

Joanna lui décrivit alors les bonnes femmes de Stepford et lui raconta comment Bobbie projetait même de déménager quelque part ailleurs de peur de devenir comme elles.

Ruth-Anne sourit :

— Rien ne pourra jamais me transformer, moi, en hausfrau. Si ça leur plaît, tant mieux pour elles. Ce qui m’inquiétait, c’était la question de la couleur de la peau. À cause de mes filles.

Elle en avait deux, de quatre et six ans, et son mari, Royal, dirigeait le département de sociologie d’une des universités new-yorkaises. Joanna, à son tour, parla de Walter, de Pete, de Kim et de ses photos.

Elles échangèrent leurs numéros de téléphone.

— Je me suis faite ermite tout le temps où j’ai travaillé sur Penny, dit Ruth-Anne. Mais je vous appellerai un de ces jours.

— Non, c’est moi qui vous téléphonerai. Si vous êtes occupée, n’hésitez pas à me le dire. Je tiens à vous faire connaître Bobbie. Je suis sûre que vous sympathiserez, toutes les deux.

Elles regagnaient leurs voitures respectives, qu’elles avaient laissées devant la bibliothèque – quand Joanna aperçut Dale Coba qui l’observait de loin. Un agneau dans les bras, il était accompagné d’un petit groupe d’hommes qui installaient une crèche près du cottage de la Société d’Émulation. Elle lui adressa un signe de tête, et lui, brandissant l’agneau plus grand que nature, lui rendit aimablement son salut.

Elle expliqua à sa compagne de qui il s’agissait et lui demanda si elle savait que Stepford comptait Ike Mazzard parmi ses habitants.

— Qui ça ?

— Ike Mazzard. Le dessinateur.

Ruth n’en avait jamais entendu parler, ce qui donna à Joanna le sentiment d’être très vieille. Ou très blanche.


* * *

La présence d’Adam au week-end se révéla un succès mitigé. Le samedi, les trois enfants jouèrent à merveille ensemble dans la maison comme au-dehors. Mais le lendemain, qui fut un jour couvert et glacial, lorsque Walter revendiqua la salle de séjour pour regarder son match dominical (ce qui n’était que juste après le dimanche précédent consacré à la luge), Adam et Pete se transformèrent successivement en vaillants défenseurs d’un fort consistant en une table masquée d’une couverture, en explorateurs de caves (Défense d’entrer dans la chambre noire !) et, dans la chambre de Pete, en pionniers de la Galaxie, toutes incarnations qui, assez étrangement, partageaient un ennemi commun appelé Kim l’idiote. Vociférant des injures, ils préparaient sans relâche leurs défenses, tandis que la pauvre Kim, en authentique idiote, était obnubilée par le seul désir de jouer avec eux et se refusait à dessiner, à aider à classer des négatifs et même – au grand désespoir de Joanna – à faire de la pâtisserie. Adam et Pete se montrèrent imperméables aux menaces, Kim aux cajoleries et Walter à tout ce qui se passait autour de lui.

Joanna fut ravie de voir Bobbie et Dave venir chercher Adam.

Mais elle fut ravie aussi de sa bonne action en constatant combien ils semblaient en forme. Bobbie qui s’était fait coiffer était resplendissante – soit à cause de son maquillage, soit d’avoir fait l’amour, les deux conjugués, sans doute. Quant à Dave, il avait l’air assuré, excité, heureux. Ils apportèrent dans l’entrée une revigorante bouffée d’air froid.

— Salut, Joanna, comment cela s’est-il passé, s’écria Dave en frottant ses mains gantées de cuir.

— J’espère qu’Adam ne vous a pas créé d’ennuis ? s’enquit Bobbie drapée dans son manteau de rat d’Amérique.

— Pas l’ombre, répondit Joanna. Mais vous paraissez merveilleusement en forme, tous les deux !

— C’est plus qu’une apparence, rectifia Dave.

— Nous avons passé un week-end formidable, raconta Bobbie, radieuse. Merci de votre concours.

— Rengaine tes remerciements, rétorqua Joanna. Je médite de vous coller Pete un de ces week-ends.

— Nous serons ravis de le garder, dit Bobbie.

— Quand vous le voudrez, vous n’aurez qu’un mot à dire, renchérit Dave. Adam, c’est l’heure de partir, A-Adam !

— Il est en haut dans la chambre de Pete.

Dave mit ses mains gantées en porte-voix.

A-Adam ! Nous sommes là. Ramasse tes affaires !

— Ôtez vos manteaux, proposa Joanna.

— Il nous reste encore à passer prendre John et Kenny, protesta Dave.

— Je suis sûre que vous avez besoin d’un peu de paix et de tranquillité, ajouta Bobbie. Ça devait être infernal.

— Je dois avouer que j’ai connu des dimanches plus reposants, reconnut Joanna. Hier, toutefois, tout a marché comme sur des roulettes.

— Bonsoir tout le monde, lança Walter qui sortait de la cuisine, un verre à la main.

— Bonsoir, Walter, répondit Bobbie.

— Salut, vieux, s’écria Dave.

— Alors, cette seconde lune de miel s’est bien passée ? demanda Walter.

— Mieux que la première, répliqua Dave. Un peu plus courte, seulement, ajouta-t-il avec un sourire entendu à l’intention de Walter.

Joanna regarda Bobbie, dans l’attente d’une réflexion pittoresque.

Mais celle-ci se contenta d’un sourire et tourna la tête vers l’escalier.

— Bonsoir, lapin-lapino, s’écria-t-elle. Tu as passé un bon week-end ?

— Je veux pas partir, protesta Adam, qui était posté en haut des marches, tout de guingois pour empêcher son gros sac en papier de toucher le sol.

Pete et Kim se tenaient derrière lui.

— Il peut rester encore une nuit ? demanda Kim.

— Non, ma chérie, demain il a classe, répondit Bobbie.

— Allons ! s’écria Dave. Descends, mon bonhomme. Il y a encore le reste de la tribu à aller chercher !

Adam obtempéra, la mine boudeuse, tandis que Joanna allait sortir son manteau et ses bottes du placard.

— À propos, fit Dave. J’ai eu des renseignements sur ces valeurs dont tu m’avais parlé.

— Tant mieux, dit Walter en entraînant Dave au salon.

Joanna passa le manteau d’Adam à Bobbie, qui la remercia et présenta le vêtement tout ouvert à Adam. Celui-ci posa son sac et enfourna ses bras dans les manches ainsi offertes.

— Je te donne un sac pour ça ? demanda Joanna, les bottes d’Adam à la main.

— Non, ne te donne pas ce mal, répondit Bobbie en faisant pivoter Adam pour l’aider à se boutonner.

— Tu sens bon, constata le gosse.

— Merci lapin-lapino !

Il leva les yeux au plafond.

— Je n’aime pas ce surnom. Avant il m’allait, mais plus maintenant, je suis trop grand.

— Je te demande pardon. Je ne recommencerai plus, dit-elle tendrement, et elle déposa un petit baiser sur son front.

Walter et Dave reparurent. Adam ramassa son sac et fit ses adieux à Pete et à Kim. Joanna tendit les bottes d’Adam à Bobbie et posa fugitivement sa joue contre la sienne. Encore toute fraîche de l’air du dehors, Bobbie, effectivement, sentait très bon.

— On s’appelle demain, hein ? dit Joanna.

— Entendu, répondit Bobbie.

Elles échangèrent un sourire. À la porte, Bobbie s’approcha de Walter et lui tendit la joue. Il hésita – Joanna se demanda pourquoi – avant d’y poser un baiser.

Après avoir embrassé Joanna, Dave donna une petite tape sur la manche de Walter.

— À bientôt, vieux, dit-il en empoignant Adam pour l’obliger à suivre sa mère.

— On peut aller dans le living maintenant ? s’enquit Pete.

— Je vous le livre, répondit Walter.

Pete s’élança au pas de course, Kim sur ses talons.

Joanna et Walter s’attardèrent devant la vitre glacée pour regarder Bobbie, Dave et Adam monter en voiture.

— C’est fantastique ! constata Walter.

— Tu ne trouves pas qu’ils tiennent la forme ? demanda Joanna. Même à notre dîner, Bobbie n’avait pas cet éclat. À propos, pourquoi ne l’as-tu pas embrassée ?

Walter garda le silence.

— Oh ! je n’en sais rien, répondit-il. Ça fait tellement show-business, ces baisers sur les joues.

— Je n’avais jamais encore remarqué que tu étais contre.

— Mettons que j’ai changé.

Joanna regarda les portières de la voiture se refermer et les phares s’allumer.

— Et si, nous aussi, nous passions un week-end en tête à tête, proposa-t-elle. Ils sont d’accord pour nous prendre Pete, et je suis sûre que les Van Sant se chargeraient de Kim.

— Ce serait sensass. D’accord. On fera ça tout de suite après Noël.

— Il y a aussi les Hendry, réfléchit-elle à haute voix. Ils ont une petite fille de six ans, et j’aimerais que Kim connaisse une famille noire.

L’auto démarra. Ses feux arrière s’éclairèrent. Walter referma la porte, tira le verrou et éteignit l’éclairage du jardin.

— Veux-tu un verre de quelque chose ? demanda-t-il.

— Et comment, s’écria Joanna. Après une journée pareille, j’en ai drôlement besoin.


* * *

Oh ! la la ! Quel lundi ! La chambre de Pete à remettre en état et toutes les autres à ranger, les draps à changer, la lessive (qu’elle avait bien entendu laissée s’accumuler) à faire, la liste des courses à dresser avant demain, et trois pantalons de Pete à rallonger. Telles étaient les corvées qu’elle avait à se taper, sans parler de tout ce qui lui restait sur les bras : les achats de Noël, les cartes de vœux à écrire, la confection du costume de Pete pour la pièce (Miss Turner, merci !). Grâce à Dieu, Bobbie ne téléphona pas – ce n’était pas un jour à papoter autour d’une tasse de café. A-t-elle raison ? se demandait Joanna. Suis-je en train de changer ? Ça non ; il fallait bien, une fois n’est pas coutume, se résigner à s’occuper de la maison, sinon où se retrouverait-on ? Chez Bobbie, par exemple. D’ailleurs une authentique nana de Stepford vaquerait, elle, à sa tâche avec une compétence sereine, au lieu d’emberlificoter l’aspirateur dans son raccord et de s’esquinter les ongles à libérer le foutu traîneau.

Pete se fit engueuler de ne jamais ranger ses jouets après usage, si bien qu’il passa une heure à bouder sans ouvrir la bouche. Quant à Kim, elle n’arrêtait pas de tousser.

Walter, dont c’était le tour de vaisselle, déclara forfait pour se précipiter dans la voiture déjà pleine d’Herb Sundersen. Une activité fébrile régnait au Club autour des préparatifs de l’arbre de Noël. (Au bénéfice de qui ? Y avait-il à Stepford des enfants nécessiteux ? Elle n’en avait pas vu trace.)

Elle sacrifia un drap pour couper le déguisement de Pete qui devait incarner un bonhomme de neige, fit une partie de dominos avec les deux enfants (Kim ne toussa qu’une fois – mais touchons du bois !) et écrivit ses adresses de cartes de Noël jusqu’à la lettre L avant d’aller se coucher à 10 heures. La lecture du Parrain ne tarda pas à la plonger dans le sommeil.

Le mardi se passa mieux. Après avoir mis de l’ordre dans la pagaille du petit déjeuner et fait les lits, elle appela Bobbie – aucune réponse (sans doute se livrait-elle à sa chasse à la maison) et descendit en ville pour les courses de la semaine. Elle y retourna après le déjeuner prendre des photos de la crèche et réussit à rentrer chez elle juste avant le car scolaire.

Walter ne partit pour le Club qu’une fois la vaisselle faite. Les jouets étaient destinés aux petits New-Yorkais vivant dans le ghetto ou hospitalisés. Rengaine tes critiques, Joanna Eberhart. Ou fallait-il dire Joanna Ingalls ? Ou Joanna Ingalls-Eberhart ?

Après avoir baigné et couché Pete et Kim, elle rappela Bobbie. Bizarre que Bobbie ne se soit pas manifestée depuis deux grands jours.

— Allô ! dit la voix au bout du fil.

— Ça fait des siècles que je ne t’ai entendue.

— Oui est à l’appareil ?

— Joanna.

— Ah ! Bonsoir ! Comment va ?

— Bien et toi ? Tu sembles épuisée.

— Non, je vais très bien.

— As-tu déniché l’oiseau rare, ce matin ?

— Quel oiseau rare ?

— La maison idéale, voyons !

— Ce matin, je me suis consacrée à faire mon marché, dit Bobbie.

— Pourquoi ne m’as-tu pas fait signe ?

— Je suis sortie très tôt.

— Moi, je suis descendue vers 10 heures. Nous avons dû nous manquer de peu.

Bobbie ne répondit pas.

— Bobbie ?

— Oui ?

— Tu es sûre que ça va ?

— Absolument. Je suis en plein repassage.

— À cette heure-ci ?

— Dave a besoin d’une chemise pour demain.

— Alors… Dans ce cas, appelle-moi le matin ; on pourra peut-être déjeuner ensemble. À moins que tu ne te remettes en quête de logement.

— Non, dit Bobbie.

— Donc j’attends ton coup de téléphone. D’accord ?

— Entendu, dit Bobbie, Ciao, Joanna.

— Ciao.

Elle raccrocha et resta à contempler son appareil, la main sur le combiné. La pensée – ridicule – lui vint que Bobbie avait changé comme l’avait fait Charmaine. Non, pas Bobbie, impossible ! Elle avait dû se bagarrer avec Dave, si gravement qu’elle préférait ne pas en parler encore. À moins qu’elle, Joanna, ne l’ait personnellement offensée sans s’en rendre compte ? Avait-elle, dimanche, laissé échapper sur le séjour d’Adam une réflexion que Bobbie aurait mal interprétée ? Mais non, elles s’étaient séparées aussi amicalement que d’habitude, joue contre joue, en promettant de s’appeler. (Pourtant, même ce soir-là, maintenant qu’elle y réfléchissait, Bobbie avait paru autre ; elle n’avait pas tenu ses propos coutumiers et ses gestes aussi étaient plus lents.) Peut-être Dave et elle avaient-ils fumé de la marijuana pendant le week-end ? Ils en avaient déjà tâté, à en croire Bobbie, deux ou trois fois, mais sans grand résultat. Ce coup-ci peut-être…

Elle griffonna quelques adresses supplémentaires.

Elle téléphona à Ruth-Anne Hendry, qui se montra chaleureuse et ravie qu’elle ait pris l’initiative de l’appeler. Elles discutèrent du Parrain que Ruth-Anne lisait avec autant de passion que Joanna et Ruth-Anne lui parla de son nouveau livre dont Penny était aussi l’héroïne. Elles convinrent de déjeuner ensemble la semaine suivante. Joanna en parlerait à Bobbie et elles iraient toutes trois au restaurant français d’Eastbridge. Ruth-Anne promit d’appeler Joanna le lundi matin.

Elle se remit à ses adresses puis lut le Skinner au lit en attendant le retour de Walter.

— J’ai parlé tout à l’heure à Bobbie, annonça-t-elle. Elle m’a paru tout autre, lessivée.

— Sans doute est-elle fatiguée de s’être démenée à ce point, dit Walter, en vidant ses poches de veston sur la commode.

— Mais dimanche aussi elle semblait changée, rétorqua Joanna. Elle n’a pas dit…

— Elle s’était maquillée, c’est tout. Tu ne vas pas réenfourcher ton dada de substances chimiques, non ?

D’un air perplexe, elle pressa le livre refermé sur ses genoux qui pointaient sous les couvertures.

— Dis-moi, Dave ne t’a fait aucune allusion à une nouvelle expérience de marijuana ?

— Non, répondit Walter, mais c’est peut-être là l’explication.

Ils firent l’amour mais, comme elle était nerveuse et tendue, elle ne put s’abandonner vraiment et le résultat fut plutôt médiocre.


* * *

Bobbie ne téléphona pas. Vers 1 heure, Joanna prit sa voiture pour aller la voir. Les chiens l’accueillirent par des aboiements hostiles quand elle descendit du break. Ils étaient attachés derrière la maison à une corde à linge, le corgi dressé sur ses pattes postérieures battait l’air en glapissant, le berger, hirsute, bien carré sur ses quatre pattes aboyait des ouoff, ouoff. La Chevrolet bleue de Bobbie était arrêtée dans l’allée.

Bobbie, dans son séjour immaculé – coussins soigneusement gonflés, boiseries étincelantes, magazines déployés en éventail sur la table vernie derrière le canapé, sourit à Joanna.

— Navrée, j’avais tant à faire que je t’ai complètement oubliée. As-tu déjeuné ? Viens dans la cuisine, je vais te faire un sandwich. À quoi le désires-tu ?

Elle avait tout de la Bobbie du dimanche précédent – belle, bien coiffée, maquillée. Et, sous son chandail vert, elle portait une espèce de soutien-gorge matelassé qui lui relevait les seins, et sous sa jupe marron plissée une gaine amincissante.

— Oui, j’ai changé, déclara-t-elle dans sa cuisine immaculée. Je me suis rendu compte combien j’étais flemmarde et égoïste. Il n’y a aucune honte à se montrer bonne femme d’intérieur. J’ai décidé d’imiter Dave et de faire consciencieusement mon boulot, ainsi que de soigner un peu plus ma présentation. Tu es bien sûre de ne pas vouloir un sandwich.

Joanna secoua la tête.

— Bobbie, dit-elle solennellement. Je… Tu ne vois pas ce qui est arrivé. Ce truc… ce virus qui se balade dans les parages… il t’a contaminée, toi, comme il a atteint Charmaine.

Bobbie sourit.

— Rien ne m’a contaminée, affirma-t-elle. Aucun virus ne se balade par ici. Tout ça, c’est des conneries. Stepford est un endroit sain et agréable à habiter.

— Tu… tu ne veux plus déménager ?

— Absolument pas. Ça aussi c’était une connerie. Je suis parfaitement heureuse ici. Accepteras-tu au moins une tasse de café ?


* * *

Elle appela Walter à son bureau.

— Oh ! bonjour, modula Esther. Que ça me fait plaisir d’entendre votre voix ! Il doit faire un temps magnifique par chez vous. Mais peut-être êtes-vous à New York ?

— Non, je vous appelle de chez moi. Pouvez-vous me passer Walter ?

— Désolée, mais il est en conférence.

— C’est très important. Je vous en prie, prévenez-le.

— Patientez une seconde.

Assise dans le bureau devant la table de travail, elle patienta, promenant son regard des papiers personnels et des enveloppes qu’elle avait sortis du tiroir du milieu au calendrier – mardi 14 décembre – et enfin au croquis d’Ike Mazzard.

— Je vous le passe, Mrs Eberhart, annonça Esther. Il n’est rien arrivé à Peter ou à Kim surtout ?

— Non, ils vont bien.

— Tant mieux. Ils doivent être si…

— Allô ! coupa Walter.

— Walter, c’est toi ?

— Oui. Allô ! Que se passe-t-il ?

— Walter, je veux que tu m’écoutes sans rouspéter, dit Joanna. Bobbie a vraiment changé, tu sais. Je sors de chez elle. La maison a l’air de… Pas une tache, figure-toi. Immaculée. Quant à Bobbie, elle est toute… Les livrets de la banque, tu les as sur toi ? Je les ai cherchés partout et impossible de les trouver. Walter ?

— Oui, je les ai pris. Je viens d’acheter quelques valeurs sur le conseil de Dave. Pourquoi en as-tu besoin ?

— Je veux voir où en sont nos comptes. J’ai visité l’autre jour à Eastbridge une maison qui…

— Joanna !

— … coûtait un peu plus que la nôtre, mais…

— Joanna, écoute-moi…

— Je ne resterai pas ici un autre…

— Écoute-moi, bon Dieu !

Les doigts de Joanna se crispèrent sur le combiné.

— Parle, dit-elle.

— Je vais faire mon possible pour rentrer de bonne heure. Ne fais rien avant mon arrivée. Tu m’entends ? Ne prend aucun engagement que ce soit. J’espère pouvoir me libérer d’ici une demi-heure.

— Je ne passerai pas un autre jour à Stepford, s’entêta-t-elle.

— Attends mon retour, veux-tu. Il est impossible de discuter de ça au téléphone.

— N’oublie pas tes livrets de banque, lui rappela-t-elle.

— Ne fais rien avant mon arrivée, surtout.

À l’autre bout du fil, elle entendit un clic suivi d’un silence.

Elle raccrocha.

Elle rangea papiers et enveloppes dans le tiroir qu’elle referma. Puis elle attrapa l’annuaire sur l’étagère pour chercher le numéro de Miss Kirgassa à Eastbridge.

La maison qu’elle convoitait, la maison St-Martin, était encore à vendre.

— En fait, je crois qu’ils ont baissé un peu leur prix depuis que vous l’avez visitée.

— Pouvez-vous me rendre un service ? Il est possible que nous nous y intéressions. Je le saurai définitivement demain. Voulez-vous bien demander aux propriétaires quel serait leur dernier prix dans l’éventualité d’une vente immédiate et me le faire savoir le plus tôt possible.

— Je vous rappelle immédiatement, répondit Miss Kirgassa. Savez-vous si Mrs Markowe a trouvé quelque chose ? Nous avions rendez-vous ce matin, mais elle ne s’est pas pointée.

— Elle a changé d’avis, elle ne déménage plus. Mais, moi, j’y suis décidée.

Elle appela Buck Raymond, leur notaire de Stepford.

— Une supposition, déclara-t-elle. Si nous mettions notre maison en vente demain, croyez-vous qu’elle se vendrait vite ?

— Aucun doute à ce sujet, répondit Buck. Il existe ici une demande constante de maisons. Je suis certain que vous récupéreriez le prix que vous avez payé, peut-être même un peu plus. Vous ne vous y plaisez pas ?

— Non.

— Désolé de l’apprendre. Voulez-vous que je la fasse visiter dès maintenant. J’ai dans mon bureau un couple qui serait…

— Non, non, pas encore, coupa-t-elle. Je vous donnerai une réponse demain.


* * *

— Voyons, dit Walter qui tentait de l’apaiser avec gestes à l’appui. Calme-toi un instant.

— Non, dit-elle en secouant la tête. Non ! Quelle que soit sa nature, le virus met quatre mois à opérer, ce qui signifie que j’ai encore un mois devant moi. Peut-être moins ; nous avons emménagé ici le 4 septembre.

— Joanna, pour l’amour du ciel !

— Charmaine s’est installée en juillet. Dès septembre, la transformation s’est opérée. Bobbie, elle, est arrivée en août, et nous voilà maintenant en décembre.

D’une volte-face, elle s’écarta de lui. Un filet d’eau coulait dans l’évier, elle assena un grand coup sur le robinet et la fuite cessa.

— Voyons, tu as pourtant reçu une réponse du Service d’hygiène, objecta Walter.

— Ce n’était qu’un ramassis de conneries, comme dirait Bobbie.

Elle se retourna et regarda Walter droit dans les yeux.

— Il y a quelque chose, il faut qu’il y ait quelque chose. Fais-moi plaisir et va voir Bobbie. Elle a des seins qui pointent jusque-là, et ses fesses sont tellement sanglées qu’on ne les voit pratiquement plus ! Son intérieur pourrait figurer dans une publicité télévisée. Comme celui de Carol, de Donna et de Kit Sundersen.

— Il fallait bien qu’elle se décide à le nettoyer un jour ou l’autre, on se serait cru dans une porcherie.

— Mais, Walter, elle a changé ! Elle ne parle plus comme avant, elle ne pense plus comme avant – et je n’ai aucune envie que ça m’arrive à moi.

— Non, nous ne…

Kim, les joues toutes rouges sous son capuchon bordé de fourrure, surgit du patio.

— Laisse-nous tranquilles, Kim, dit Walter.

— Je viens chercher le goûter, protesta Kim. On part se promener.

Joanna alla ouvrir la boîte en fer et en sortit des gâteaux secs qu’elle fourra dans les mitaines de Kim.

— Voici. Mais ne vous éloignez pas trop de la maison, la nuit va tomber.

— On ne peut pas avoir des gaufrettes ?

— Il n’y en a plus. Va-t’en.

Kim sortit. Walter referma la porte.

Joanna essuya les miettes collées sur sa main.

— La maison que j’ai en vue est plus jolie que la nôtre, dit-elle. Nous pourrions l’avoir pour cinquante-trois mille cinq cents dollars – le prix que nous obtiendrons pour celle-ci, m’a dit Buck Raymond.

— Nous ne déménagerons pas, s’obstina Walter.

— Mais tu as dit que tu étais d’accord.

— Pour l’été prochain, pas…

— L’été prochain, je ne serai plus moi-même !

— Joanna !…

— Tu ne comprends pas ? En janvier, ça va être mon tour.

— Rien ne peut t’arriver !

— C’est ce que j’avais dit à Bobbie. Quand je pense combien j’ai pu me moquer d’elle et de son eau minérale !

Walter s’approcha.

— Il n’y a rien dans l’eau, rien dans l’air, expliqua-t-il. Tes amies ont changé pour les raisons que je t’ai exposées : elles ont pris conscience de leur paresse et de leur négligence. Il était grand temps que Bobbie commence à se soucier de sa présentation. Toi aussi, tu pourrais peut-être t’en préoccuper un peu et consulter quelquefois ton miroir.

Elle ouvrit de grands yeux. Rougissant, il détourna la tête.

— Je parle sérieusement, dit-il en se décidant à regarder Joanna. Tu es une femme ravissante, mais tu te laisses bougrement aller, sauf s’il y a une sortie ou une soirée en perspective.

Sur ces mots, il partit se planter devant la cuisinière dont il se mit à tripoter un bouton.

Elle l’observait, figée sur place.

— Écoute ce qu’on va faire, commença-t-il.

— Tu tiens à me voir changer ?

— Bien sûr que non, ne fais pas l’idiote, répondit-il en faisant volte-face.

— Voilà ton idéal ? Une jolie petite hausfrau bien pomponnée ?

— J’ai dit simplement que…

— Et voilà pourquoi Stepford était le seul endroit où s’installer. Quelqu’un t’avait-il refilé le tuyau : emmène-la à Stepford, mon vieux Wally. L’air y contient un truc qui te la transformera en quatre mois.

— L’air d’ici ne contient rien, rétorqua Walter. Tout ce qu’on m’avait dit, c’est qu’il y avait de bonnes écoles et que les impôts n’étaient pas élevés. Maintenant, écoute-moi bien. J’essaye de me mettre à ta place et de raisonner en toute objectivité. Tu veux déménager parce que tu as peur de « changer » comme tu dis ; et moi, je crois que tu te montres déraisonnable, voire un peu hystérique, et qu’un déménagement maintenant risque d’entraîner pour nous tous et surtout pour les enfants des complications injustifiées.

Il se tut pour reprendre souffle.

— Bon, voilà ce que nous allons faire, poursuivit-il. Tu vas commencer par avoir un entretien avec Alan Hollingsworth, et s’il dit que tu…

— Qui ça ?

— Alan Hollingsworth, bredouilla-t-il gêné. Tu sais, le psychiatre. Si, d’après lui, tu ne passes pas par une sorte…

— Je n’ai nul besoin de psychiatre, protesta-t-elle. Et s’il m’en fallait un, je ne choisirais pas Alan Hollingsworth. J’ai aperçu sa femme à une réunion de parents d’élèves, elle fait partie du lot. Tu peux parier qu’il me déclarera cinglée.

— Alors, trouve quelqu’un d’autre, peu m’importe qui. S’il ne s’agit pas pour toi d’une crise hallucinatoire ou autre, nous déménagerons aussitôt que possible. J’irai voir cette maison demain matin, et je verserai même des arrhes dessus.

— Je n’ai nul besoin de psychiatre, répéta-t-elle. Ce dont j’ai besoin, c’est de quitter Stepford.

— Voyons, Joanna. J’ai le sentiment d’être vachement équitable. Tu nous demandes de bouleverser nos existences, mais je juge que tu nous dois à tous – et surtout à toi-même – de fournir la preuve que ta vision des choses est aussi claire que tu te l’imagines.

Elle fixa son regard sur lui.

— Alors ? s’enquit-il.

Elle ne dit mot, se contentant de regarder son mari.

— Alors, répéta-t-il. Ma proposition ne t’apparaît pas comme raisonnable ?

— C’est quand elle s’est retrouvée en tête à tête avec Dave que Bobbie a changé, et quand elle s’est retrouvée en tête à tête avec Ed que Charmaine a changé.

Découragé, il préféra regarder ailleurs.

— Et à moi, quand ça va-t-il m’arriver ? demanda-t-elle. Pendant notre week-end à deux.

— L’idée vient de toi, non ?

— L’aurais-tu proposée si je ne t’avais devancé ?

— Tu vois où tu en es arrivée. Es-tu seulement consciente de ce que tu dis ? Je veux que tu réfléchisses à mes conditions. Tu ne peux pas bouleverser ainsi notre existence à tous sur un coup de tête. Tu es absurde de compter là-dessus.

Il tourna les talons et quitta la pièce.

Figée sur place, elle porta la main à son front et ferma les yeux. Au bout de quelques minutes d’immobilité, elle laissa tomber sa main, ouvrit les paupières et secoua négativement la tête. Elle s’approcha alors du réfrigérateur qu’elle ouvrit pour en sortir un récipient couvert d’une feuille d’aluminium et un morceau de viande sous cellophane.


* * *

Assis à son bureau, il écrivait sur un bloc-notes jaune. Posée sur le cendrier, une cigarette émettait des volutes de fumée dans le cercle lumineux de la lampe. Il leva les yeux à l’arrivée de Joanna et ôta ses lunettes.

— Entendu, dit-elle. Je… verrai quelqu’un. Mais je préférerais une femme.

— Parfait. C’est une excellente idée.

— Demain tu iras déposer des arrhes sur la maison ?

— Promis, sauf si elle présente des vices majeurs.

— Pas de danger. C’est une bonne construction qui ne remonte qu’à dix ans. Et les conditions de prêt sont très avantageuses.

— Parfait.

Elle ne bougea pas, le regard rivé sur lui.

— Veux-tu vraiment que je change ?

— Non, mais j’aimerais de temps en temps que tu mettes un peu de rouge à lèvres. Ce n’est pas une très grande transformation que je te demande. Moi aussi, d’ailleurs, j’aimerais changer un peu, en perdant quelques kilos.

Elle se lissa les cheveux.

— Je crois que je vais descendre travailler un peu dans la chambre noire. Pete ne dort pas encore. Tu voudrais bien tendre l’oreille de temps en temps ?

— Volontiers, dit-il gentiment.

Après lui avoir lancé un dernier regard, elle se détourna et sortit du bureau.


* * *

Elle appela le bon vieux service d’hygiène qui la renvoya au Syndicat des médecins où elle obtint les noms et les numéros de téléphone de cinq psychiatres femmes. Les deux plus proches qui habitaient Eastbridge n’avaient pas une heure de disponible avant la mi-janvier, mais la troisième qui exerçait à Sheffield, un peu au nord de Norwood pouvait la recevoir le prochain samedi à 2 heures. Au téléphone, le Dr Margaret Fancher semblait charmante.

Elle liquida ses cartes de vœux et le costume de Pete ; acheta des livres et des jouets pour les enfants ainsi qu’une bouteille de champagne pour Bobbie et Dave. À New York, elle s’était procuré à l’intention de Walter une boucle de ceinture en or et, alors qu’elle avait eu l’intention de fouiner chez les antiquaires de la route 9 à la recherche de vieux documents, elle finit par se décider en faveur d’un cardigan havane.

Les premières cartes de Noël arrivèrent, envoyées par ses parents à elle, les collaborateurs de Walter, les McCormick, les Chamalian et les Van Sant. Elle les aligna sur une étagère du salon.

Elle reçut un chèque de l’Agence : cent vingt-cinq dollars.

Le vendredi après-midi, en dépit des cinq centimètres de neige et des flocons qui continuaient à tomber, elle fourra Pete et Kim dans le break et se rendit chez Bobbie.

L’accueil de Bobbie fut chaleureux, celui des gosses et des chiens démonstratif. Bobbie leur prépara du chocolat et Joanna porta le plateau dans la salle de séjour.

— Regarde où tu mets les pieds, prévint Bobbie, j’ai mis de la cire ce matin.

— Je m’en suis aperçue, dit Joanna.

Elle s’assit dans la cuisine et regarda Bobbie – la belle, la sculpturale Bobbie – en train de nettoyer le four, armée de serviettes en papier et d’une bombe décapante.

— Pour l’amour du ciel, dis-moi quel traitement tu as suivi, demanda Joanna.

— Je mange moins qu’avant, répondit Bobbie. Et je me donne plus d’exercice.

— Tu as bien dû perdre cinq kilos ?

— Non. Seulement un ou un demi. Mais je porte une gaine.

— Bobbie, s’il te plaît, dis-moi ce qui s’est passé le week-end dernier.

— Rien. Nous n’avons pas bougé de la maison.

— Tu n’as pas fumé ? Tu n’as pas pris des trucs ? De la drogue, par exemple ?

— Non. Ne sois pas idiote !

— Bobbie, tu n’es plus toi-même. En as-tu conscience ? Tu es devenue semblable aux autres !

— Franchement, Joanna, tu débloques. Bien sûr que je suis moi-même. Je me suis simplement rendu compte à quel point j’étais négligente et narcissique, tandis que maintenant j’accomplis ma tâche ponctuellement comme Dave remplit la sienne.

— Je sais, je sais, dit Joanna. Et lui, que pense-t-il de tout ça ?

— Il en est très heureux.

— Le contraire m’étonnerait.

— Ce produit est merveilleusement efficace. Tu le connais ?

Non, je ne suis pas folle, pensa Joanna. Je ne suis pas folle.

Johnny, avec deux copains, confectionnait un bonhomme de neige devant la maison voisine. Laissant Pete et Kim dans le break, Joanna alla lui dire bonjour.

— Salut, dit-il. Vous m’apportez des sous ?

— C’est encore trop tôt, répliqua-t-elle en se protégeant le visage contre les gros flocons qui tombaient. Johnny, ce que ta maman a pu changer, je n’y comprends rien !

— Pour ça oui, hein, elle a changé, approuva-t-il en hochant la tête.

— Je n’y comprends rien, répéta Joanna.

— Moi non plus, avoua-t-il. Elle ne crie plus, elle nous sert des petits déjeuners chauds…

Il jeta un coup d’œil inquiet vers la maison. Des flocons de neige s’accrochaient à son visage.

— J’espère que ça durera, mais je parie que non, conclut-il.


* * *

Petite, cinquante ans et des poussières, le Dr Fancher arborait une expression espiègle sur un visage qu’encadraient de courtes nattes brunes tirant sur le gris et où pointait un nez de guignol surmonté d’yeux bleu-gris et souriants. Elle portait une robe bleu marine, une alliance et une broche en or où étaient gravés les symboles chinois du Yang et du Yin. Son cabinet était égayé par des meubles Chippendale, des lithos de Paul Klee et des rideaux rayés translucides qui le protégeaient de la réverbération du soleil sur la neige. Joanna dédaigna le divan d’acajou dont l’appuie-tête était gainé d’une housse en papier, et préféra prendre place devant le bureau d’acajou sur lequel s’étalait un sous-main vert d’où s’échappaient comme autant de petits drapeaux une multitude de fiches blanches.

— C’est sur la suggestion de mon mari que je suis venue vous trouver, commença Joanna. Nous avons emménagé à Stepford au début de septembre, mais j’ai été prise du désir d’en partir aussitôt que possible. Nous avons versé des arrhes pour une maison d’Eastbridge, mais seulement sur mes instances. Mon mari a l’impression que je suis…, que je déraille un peu.

Et elle raconta au Dr Fancher pourquoi elle voulait déménager et lui décrivit les femmes de Stepford ainsi que la façon dont Charmaine, puis Bobbie avaient changé pour devenir semblables aux autres.

— Êtes-vous jamais allée à Stepford ? demanda-t-elle enfin.

— Une seule fois, répondit le Dr Fancher. On m’avait dit que ça valait le coup d’œil, ce qui est vrai. Et on m’a dit aussi que c’est une communauté fermée, sans échanges possibles.

— C’est le cas, croyez-moi.

Le Dr Fancher avait entendu parler de la ville du Texas au faible taux de criminalité.

— Il semble qu’il y ait du lithium là-dessous, ajouta-t-elle. J’ai lu dans la presse un article à ce sujet.

— Avec mon amie Bobbie, nous avons écrit au Service d’hygiène. On nous a répondu que Stepford ne comportait rien qui soit susceptible d’exercer une action nocive. Nous avons dû passer pour des cinglées. À l’époque, en fait, je jugeais les inquiétudes de Bobbie excessives. Si je l’ai aidée à rédiger cette lettre, c’était uniquement sur sa demande…

Joanna baissa les yeux sur ses mains jointes qu’elle se mit à frotter l’une contre l’autre.

Le Dr Fancher gardait le silence.

— J’ai commencé à soupçonner… reprit Joanna. Seigneur ! ce mot semble si…

Les yeux toujours baissés, elle continuait à tripoter ses mains.

— Vous avez commencé à soupçonner quoi ? demanda le Dr Fancher.

Joanna décroisa ses mains pour les essuyer sur sa jupe.

— J’ai commencé à soupçonner que, derrière tout cela, il y a les hommes.

Le Dr Fancher ne sourit ni ne marqua aucune surprise.

— Quels hommes ? demanda-t-elle.

Joanna était toujours perdue dans la contemplation de ses mains.

— Mon mari, répondit-elle. Le mari de Bobbie, celui de Charmaine.

Elle se décida à regarder le Dr Fancher.

— Tous les hommes, affirma-t-elle.

Et elle se lança alors dans une description du Club à l’intention du Dr Fancher.

— Il y a environ deux mois, je prenais, un soir, des photos du centre de la ville, commença-t-elle. On y a construit de ces boutiques style colonial au pied de la colline où est perché le Club. Ce soir-là, les fenêtres en étaient grandes ouvertes et il flottait dans l’air une odeur de produits pharmaceutiques ou chimiques. Puis les stores s’abaissèrent, peut-être parce que ma présence était connue : un policier en effet m’avait repérée et s’était arrêté pour me parler.

Elle se pencha en avant.

— Le long de la route 9, on a élevé une série d’installations industrielles de pointe. Beaucoup des cadres qu’elles emploient habitent à Stepford et appartiennent au Club. Tous les soirs il s’y passe des choses et ça ne se résume pas, je crois, à réparer des jouets pour les enfants nécessiteux ou à faire des parties de billard ou de poker. L’AmeriChem-Willis et Stevenson Biochemical y sont représentés. Peut-être y fabrique-ton, dans ce Club, un truc… dont le Service d’hygiène n’a jamais entendu parler…

Elle se laissa aller contre le dossier de sa chaise et se remit à s’essuyer les mains sur ses cuisses, sans regarder le Dr Fancher.

Celle-ci entreprit de l’interroger sur ses origines familiales, sa passion de la photo et les divers emplois qu’elle avait pu occuper, ainsi que sur Walter et les enfants.

— Tout déménagement provoque un certain traumatisme, expliqua-t-elle. Particulièrement quand il s’effectue dans le sens New York-banlieue, pour une femme qui ne se contente pas du simple rôle de maîtresse de maison. Il peut donner alors l’impression d’un exil en Sibérie, précisa-t-elle en souriant à Joanna. Et la période des fêtes ne vient rien arranger. Elle tend, au contraire, pour tout le monde, à magnifier les angoisses. J’ai souvent pensé qu’une année il faudrait se donner de vraies vacances et laisser tomber toutes ces histoires.

Joanna esquissa un sourire.

Le Dr Fancher inclina le buste et s’accouda à son bureau, les mains jointes.

— Je comprends très bien que vous ne vous plaisiez pas dans une ville où les femmes ne songent qu’à leur intérieur, dit-elle à Joanna. Moi aussi, je réagirais comme vous. Aucune femme ayant d’autres intérêts ne s’en contenterait. Mais je me demande – et je pense que votre mari se pose aussi la question – si vous seriez heureuse, en ce moment, à Eastbridge ou ailleurs.

— Ça, j’en suis convaincue, affirma Joanna.

Le Dr Fancher contempla ses doigts en faisant tourner son alliance, puis leva les yeux sur Joanna.

— Les villes, déclara-t-elle, se créent peu à peu leur propre personnalité en fonction des gens qui choisissent d’y vivre. Récemment, des artistes et des écrivains ont commencé à venir s’installer ici, à Sheffield, et ceux qui les ont jugés trop bohèmes sont partis vivre ailleurs. Si bien que, maintenant, nous sommes une ville d’artistes et d’intellectuels ; pas exclusivement, bien sûr, mais suffisamment pour nous différencier de Norwood et de Kimball. Je suis certaine que Stepford a évolué de la même façon. Cela me paraît beaucoup plus probable que votre hypothèse d’un complot d’hommes visant à inventer quelque substance chimique destinée à laver les cerveaux féminins. En seraient-ils d’ailleurs vraiment capables ? Bien sûr, un tranquillisant serait à leur portée. Mais ces ménagères ne me paraissent pas sous l’effet d’un calmant. Elles se montrent travailleuses et actives au sein de leur champ limité d’intérêts. Même pour des chimistes très avancés, une telle découverte nécessiterait des recherches considérables.

— Je sais parfaitement combien tout cela peut vous paraître…, hasarda Joanna en se massant la tempe.

— Je ne vois là que l’idée d’une femme qui, comme beaucoup de ses pareilles aujourd’hui, éprouve, à juste titre, une méfiance et un ressentiment profonds à l’égard des hommes. D’une femme qui est tiraillée par des impératifs conflictuels ; plus fortement peut-être qu’elle n’en a conscience : d’un côté les vieilles traditions, et, de l’autre, les nouvelles conventions de la femme libérée.

Joanna secoua la tête.

— Si seulement vous pouviez voir à quoi ressemblent ces bonnes femmes de Stepford, De vraies actrices de films publicitaires. Non, même pas… Elles ont l’air… elles ont l’air…

Elle se pencha en avant.

— Il y a quatre ou cinq semaines, expliqua-t-elle, j’ai surpris mes enfants en train de regarder une émission de télé, où des incarnations de tous les présidents américains évoluaient, en se livrant à diverses contorsions. Abraham Lincoln lui-même s’est levé pour prononcer le discours de Gettysburg ; il était si ressemblant qu’on aurait…

Elle s’interrompit.

Après une brève attente, le Dr Fancher hocha la tête.

— Plutôt que d’imposer aux vôtres un déménagement immédiat, conseilla-t-elle, je crois que vous devriez envi…

— Disneyland, s’exclama Joanna. Cette émission avait été tournée à Disneyland.

Le Dr Fancher sourit.

— Je sais. Mes petits-enfants ont été là-bas l’été dernier, et ils m’ont raconté qu’ils y avaient « rencontré » Lincoln.

L’œil hagard, Joanna détourna la tête.

— Je pense que vous devriez envisager une psychothérapie, déclara le Dr Fancher, Ne serait-ce que pour identifier et décanter vos sentiments. Ensuite, vous pourrez déménager en toute connaissance de cause, peut-être à Eastbridge, peut-être à nouveau à New York ; peut-être d’ailleurs Stepford vous paraîtra-t-il moins étouffant.

Joanna se tourna vers elle.

— Voulez-vous y réfléchir pendant un jour ou deux et m’appeler ? Je suis certaine de pouvoir vous aider. Ça vaut bien quelques heures d’exploration, non ?

Joanna se contenta de hocher affirmativement la tête.

Le Dr Fancher attrapa un stylo dans un plumier et inscrivit quelques mots sur une feuille d’ordonnance.

Sans la quitter des yeux, Joanna se leva et prit son sac posé sur le bureau.

— Voici de quoi vous aider à patienter, dit le Dr Fancher. Ce sont des tranquillisants bénins. À prendre à raison de trois par jour.

Elle arracha la feuille qu’elle tendit en souriant à Joanna.

— Ne craignez rien ; ils ne vous inspireront pas la passion du ménage !

Joanna prit l’ordonnance.

Le Dr Fancher se leva.

— Je compte m’absenter la semaine de Noël. Mais nous pourrions commencer à partir du 3. Appelez-moi lundi ou mardi pour me dire ce que vous aurez décidé.

Joanna hocha affirmativement la tête.

Le Dr Fancher sourit.


* * *

Une intense activité régnait à la bibliothèque. Miss Austrian indiqua que les périodiques étaient au sous-sol. Première porte à gauche, rayon du bas. Surtout remettez tout dans l’ordre. Abstenez-vous de fumer. Éteignez en sortant.

Joanna descendit le petit escalier raide en tâtonnant le long du mur. Il n’y avait pas de rampe.

Première porte à gauche. Elle trouva le commutateur à l’intérieur. Une fluorescence irritante pour les yeux, une odeur de vieux papier, un gémissement de moteur qui tournait à l’aigu l’accueillirent.

La pièce était petite et basse. Des rayonnages chargés d’imprimés entouraient une table de lecture flanquée de quatre chaises de cuisine en chrome et plastique rouge.

Tout autour, couchés par piles de six, de gros volumes bruns cartonnés débordaient de l’étagère inférieure.

Joanna posa son sac sur la table et ôta son manteau qu’elle jeta sur l’une des chaises. Elle choisit un recueil semestriel qui datait de cinq ans et se mit à le feuilleter en partant de la fin.

FUSION DE LA LIGUE CIVIQUE ET DU CLUB DES HOMMES – Le projet d’union entre la Ligue Civique de Stepford et le Club des Hommes récemment approuvé par les membres des deux associations prendra effet au cours des prochaines semaines. Leurs présidents respectifs. Thomas C. et Dale Coba…

Elle continua de feuilleter, passant en revue les matches du Club de Juniors local et les tempêtes de neige, les cambriolages, les collisions et les débats sur le financement des écoles.

INTERRUPTION DES ACTIVITÉS DU CLUB DES FEMMES. Devant la diminution de ses effectifs, le Club des Femmes de Stepford va suspendre ses réunions bi-mensuelles, annonce Mrs Richard Ockrey qui, depuis deux mois seulement, remplace Mrs Hollingsworth, présidente démissionnaire : « Il ne s’agit que d’une interruption momentanée », nous a précisé Mrs Ockrey, que nous avons été interviewer dans sa résidence de Fox Hollow Lane. Une vaste campagne de recrutement est en préparation et nous projetons de reprendre nos réunions au début du printemps.

Que vous dites, Mrs Ockrey !

Elle continua de survoler des annonces pour de vieux films, des réclames pour des soldes de conserves, le récit de l’incendie de l’église méthodiste et celui de l’inauguration de l’usine d’incinération d’ordures.

ACHAT DE LA MAISON TERHUNE PAR LE CLUB DES HOMMES : Dale Coba, président du Club des…

Modification de la législation d’urbanisme, cambriolage à CompuTech…

Remontant toujours le temps, elle posa avec bruit le prochain tome sur celui qu’elle venait de consulter et l’ouvrit à la dernière page.

LA LIGUE CIVIQUE DES FEMMES VA-T-ELLE FERMER ?

Qu’y avait-il là de si surprenant ?

Si le déclin de ses effectifs se poursuit, la Ligue civique des femmes de Stepford risque d’être obligée de fermer ses portes. Telle est la mise en garde prononcée par Mrs Théodore Van Sant, de Fairview Lane…

Carol ?

Les pages volaient sous ses doigts.

Une période de sécheresse nécessita la distribution de secours, une autre menaça de virer à la catastrophe.

RÉÉLECTION DE DALE COBA AU CLUB DES HOMMES. – Dale Coba, d’Anvil Road, vient d’être reconduit pour deux ans à la présidence du très actif…

Il lui fallait remonter à deux ans en arrière.

Elle sauta trois tomes.

Cambriolage, incendie, vente de charité, blizzard.

Vite, vite, vite ! Feuilletons, feuilletons ! Cette fois elle s’y prenait des deux mains.

CRÉATION D’UN CLUB DES HOMMES. Après avoir remis en état la grange abandonnée de Switzer Lane qui depuis un an leur sert de lieu de réunion, une douzaine de citoyens de Stepford viennent de créer un Club des Hommes où ils seront heureux d’accueillir de nouveaux membres. Dale Coba d’Anvil Road en a été élu le président, Duane T. Anderson de Switzer Lane le vice-président, avec pour trésorier Robert Sumner Jr de Gwendolyn Lane. Le but de l’association, pour reprendre les propres termes utilisés par Mr Coba, est d’ordre « strictement récréatif : poker, discussions et échanges de tuyaux en matière de bricolage et autres passe-temps masculins ». La famille Coba semble jouir d’un don particulier pour les initiatives. Mrs Coba, en effet, a été une des co-fondatrices du Club des Femmes de Stepford dont, conjointement avec Mrs Anderson et Mrs Sumner elle a récemment préféré démissionné. Le Club des Hommes compte pour autres membres Claude Axhelm, Peter J. Duwicki, Frank Ferretti, Steven Margolies, Ike Mazzard, Frank Roddenberry, James J. Scofield, Herbert Sundersen et Martin I. Weiner. Pour tous renseignements sur les conditions d’inscription, prière de s’adresser à…

Sautant deux autres tomes, Joanna se limita désormais à la rubrique des « Nouveaux Arrivés » publiée en page deux de chaque numéro.

…Mr Ferretti est ingénieur-système au laboratoire de recherches de CompuTech Corporation.

…Propriétaire de nombreux brevets en teintures et plastiques, Mr Sumner vient d’être engagé par AmeriChem-Willis pour y effectuer des recherches sur les polymères de vinyle.

Les listes de « Nouveaux Arrivés » s’allongeaient à une cadence rapide, si bien que Joanna ne s’arrêtait que lorsqu’elle repérait un nom connu d’elle et survolait alors la notice en se répétant que son intuition ne l’avait bougrement pas trompée !

…Mr Duwicki, désigné par ses amis sous le surnom de Wick, appartient au département des microcircuits d’Instatron Corporation.

…Mr Weiner appartient aux services Sono-Trak d’Instatron Corporation.

…Mr Margolies travaille chez Reed Saunders, les fabricants de stabilisateurs dont les nouvelles installations de la route 9 entreront en service dès la semaine prochaine.

Elle remit les volumes en place et en sortit deux autres qu’elle posa lourdement sur la table.

…Mr Roddenberry est le chef adjoint des laboratoires systèmes et méthodes de CompuTech Corporation.

…Mr Sundersen effectue des recherches en matière de capteurs optiques pour le compte d’Ulitz Optics.

Et enfin, elle trouva ce qu’elle cherchait.

Cette fois, elle lut la notice entière.

Anvil Road compte désormais parmi ses nouveaux résidents Mr et Mrs Dale Coba et leurs fils, Dale Jr., quatre ans, et Darren, deux ans. La famille Coba nous arrive d’Anaheim, Californie, où ils ont séjourné deux ans. « Jusqu’à présent la région nous plaît, déclare Mrs Coba. Je ne sais pas ce que nous en penserons quand viendra l’hiver. Nous ne sommes pas habitués au froid. »

Diplômé comme sa femme de l’U.C.L.A., Mr Coba a complété ses études à l’Institut de Technologie de Californie. Ces six dernières années, il a travaillé à Disneyland, section « audioanimatronique » où il a collaboré à la fabrication des personnages animés et parlants qui figurent nos présidents successifs et ont fait l’objet d’un article dans le numéro d’août du National Géographie. Mr Coba a pour distractions favorites la chasse et le piano. Mrs Coba, elle, qui possède une maîtrise de langues vivantes, consacre ses loisirs à la traduction des classiques norvégiens.

Les travaux auxquels se livrera ici Mr Coba seront moins spectaculaires sans doute que ses activités à Disneyland ; ses compétences doivent en effet s’exercer dans la section recherche et développement de Burnham-Massey-Microtech.

Joanna gloussa.

Recherche et développement ! Moins spectaculaires sans doute ! Mon œil !

Son fou rire s’amplifia.

Irrésistible.

Voluptueux.

Toujours secouée de hoquets, elle se redressa et contempla l’encadré des « Nouveaux Arrivés ». Moins spectaculaires SANS DOUTE. Dieu de Dieu !

Hilare, elle referma le gros volume brun, le ramassa avec celui qui lui avait servi de support et les réintroduisit tous deux sur leur rayonnage.

— Mrs Eberhart ! appela d’en haut Miss Austrian. Il est 6 heures moins 5 ! On ferme !

Pour l’amour du ciel, rengaine tes rires.

— J’ai fini, cria-t-elle. Je range.

— Faites bien attention à tout remettre en ordre.

— Juré !

— Et pensez à éteindre !

Jawohl !

Elle reclassa tous les volumes dans un ordre chronologique approximatif.

Sans doute ! ricana-t-elle encore une fois. Mes fesses !

Elle reprit manteau et sac, tourna le commutateur et, toujours hilare, gravit l’escalier en haut duquel la guettait Miss Austrian.

— Vous avez trouvé ce que vous cherchiez ? demanda celle-ci.

— Oh ! oui, répondit-elle en réprimant ses gloussements. Merci beaucoup, beaucoup. Vous êtes un puits de science, vous et votre bibliothèque. Merci encore. Bonsoir !

— Bonsoir, dit en écho Miss Austrian.


* * *

Elle traversa la rue en direction de la pharmacie car il lui fallait, à tout prix, un tranquillisant. C’était, là aussi, l’heure de la fermeture, et la boutique, déjà plongée dans la pénombre, était vide, à l’exception du ménage Cornell. Joanna tendit son ordonnance au pharmacien.

— Oui, dit celui-ci après lecture. Je peux vous le donner tout de suite.

Et il se dirigea vers son arrière-boutique.

Rassérénée, elle s’absorba dans la contemplation des peignes rangés dans leurs casiers. Un cliquetis de verre la fit se retourner. Dans un coin obscur de l’officine, Mrs Cornell, armée d’un chiffon, était plantée face au mur derrière un des comptoirs. Joanna la vit frotter un objet, puis essuyer l’étagère avant d’y remettre l’objet en place. C’était une grande blonde, aux longues jambes et à la poitrine avantageuse ; aussi jolie que, par exemple, un modèle d’Ike Mazzard. Soulevant un objet de l’étagère, elle le frotta, essuya l’étagère et y remis l’objet dans un cliquetis de verre ; puis elle prit un nouvel objet sur l’étagère et…

— Bonsoir, vous là-bas, lança Joanna.

Mrs Cornell tourna la tête.

— Ah ! mais c’est Mrs Eberhart, s’écria-t-elle, le visage éclairé d’un sourire. Bonsoir ! Comment ça va ?

— Bien, répondit Joanna. En pleine forme. Et vous ?

— Très bien aussi, dit Mrs Cornell, qui essuya l’objet qu’elle tenait à la main, épousseta l’étagère, y reposa l’objet dans un cliquetis de verre, avant d’en reprendre un autre sur l’étagère, de le frotter…

— Que vous travaillez bien ! dit Joanna.

— Oh ! j’enlève la poussière, c’est tout, répliqua Mrs Cornell sans s’interrompre dans sa tâche.

Dans l’arrière-boutique, quelqu’un pianotait sur une machine à écrire.

— Vous seriez capable, vous, de réciter par cœur le Discours de Gettysburg ?

— J’ai bien peur que non, répondit Mrs Cornell, sans cesser de frotter.

— Voyons, faites un petit effort. Tout le monde connaît ça : « il y a quatre-vingt-sept années… »

— Je sais le début, mais j’ai oublié la suite, dit Mrs Cornell qui replaça son objet sur l’étagère, dans un cliquetis de verre et en choisit un autre qu’elle entreprit d’essuyer.

— Ah ! je vois ! On peut s’en passer, murmura Joanna. Connaissez-vous les Trois petits cochons ? reprit-elle.

— Bien sûr, dit Mrs Cornell, toujours absorbée, dans son nettoyage.

— Je le porte à votre compte ? demanda la voix de Mr Cornell.

Joanna se retourna.

Le pharmacien lui tendit un petit flacon à bouchon blanc.

— Oui, répondit Joanna en s’emparant du médicament. Puis-je vous demander un peu d’eau ? Je voudrais prendre un cachet tout de suite.

Après un signe de tête affirmatif, il regagna son arrière-boutique.

Figée sur place, son flacon à la main, Joanna se mit à trembler. Un cliquetis de verre s’éleva derrière elle. Elle dévissa le bouchon et sortit le tampon d’ouate, révélant ainsi des comprimés blancs. Toujours tremblante elle en fit glisser un dans sa paume et réintroduisit le coton dans le flacon avant d’en revisser le bouchon. Un cliquetis de verre parvint à ses oreilles.

Mr Cornell réapparut avec un gobelet en carton contenant de l’eau.

— Merci, dit Joanna qui, une fois en possession du gobelet, posa le comprimé sur sa langue et but une gorgée pour le faire passer.

Mr Cornell écrivait sur un bloc. Le sommet blanchâtre de son crâne zébré de mèches brunes faisait penser à ces invertébrés qu’on trouve au creux des rochers. Joanna vida le reste de l’eau, se débarrassa du gobelet et glissa le flacon dans son sac, toujours sur l’arrière-fond de cliquetis de verre.

Empressé, Mr Cornell lui présenta le bloc et son propre stylo. Comme il était laid, avec ses petits yeux et son menton fuyant !

Elle prit le stylo.

— Vous avez une bien charmante épouse, dit-elle en apposant sa signature. Jolie, complaisante, soumise à son seigneur et maître. Vous êtes un favorisé du sort, ajouta-t-elle en lui rendant le stylo.

Il s’en empara, rouge de confusion.

— J’en suis parfaitement conscient, répondit-il en baissant les paupières.

— D’ailleurs, cette ville regorge d’hommes heureux. Bonsoir !

— Bonsoir, répondit le pharmacien.

— Bonsoir, cria Mrs Cornell. À bientôt !

Joanna sortit dans la rue illuminée à l’occasion de Noël. Quelques autos circulaient en faisant voler la neige.

Les fenêtres du Club étaient brillamment éclairées ; et aussi celles des maisons juchés plus haut sur la colline. Du rouge, du vert et de l’orange scintillaient à certaines d’entre elles.

Après avoir aspiré une bonne bouffée d’air nocturne, elle escalada un monticule de neige où ses bottes enfoncèrent jusqu’à la cheville, et traversa la rue.

Parvenue devant la crèche illuminée, elle s’abîma dans la contemplation de Marie, de Joseph et de l’Enfant environnés d’agneaux et de petits veaux. Tous ces personnages imitaient la vie à s’y méprendre mais fleuraient un peu Disneyland.

— Vous a-t-on donné la parole, par-dessus le marché ? demanda-t-elle à la Vierge et à Joseph.

Aucune réponse. Ils se contentèrent de sourire aux anges.

Au bout de quelques minutes, d’un pas redevenu ferme, elle reprit la direction de la bibliothèque.

Une fois dans sa voiture, elle appuya sur le démarreur et alluma les phares. Un demi-tour à gauche suivi d’une marche arrière lui permit de repasser devant la crèche avant d’aborder la grande montée.


* * *

Alors qu’elle remontait l’allée, la porte de la maison s’ouvrit.

— Où étais-tu passée ? demanda Walter.

Elle se mit à frotter énergiquement ses bottes contre le seuil.

— J’étais à la bibliothèque, répondit-elle enfin.

— Pourquoi n’as-tu pas téléphoné ? Avec toute cette neige, j’ai eu peur d’un accident…

— Les routes ont été dégagées, dit-elle en s’essuyant les semelles sur le tapis-brosse.

— Tu aurais quand même pu téléphoner, bon Dieu ! Il est 6 heures passées.

Elle entra. Il referma la porte derrière eux.

Elle posa son sac sur la chaise et entreprit d’ôter ses gants.

— Quelle impression t’a faite le Dr Fancher ? demanda-t-il.

— Je l’ai trouvée très gentille. Sympathique.

— Que t’a-t-elle dit ?

Après avoir glissé ses gants dans sa poche, elle se mit à déboutonner son manteau.

— Selon elle, j’aurais besoin d’un peu de psychothérapie, expliqua-t-elle. Il paraît que je suis tiraillée par des pressions conflictuelles.

Elle ôta son manteau.

— Voilà qui semble judicieux, dit Walter. À mes yeux, en tout cas. Mais toi, qu’en penses-tu ?

Elle regarda de bas en haut son manteau qu’elle brandissait par la doublure du col, puis le jeta sur le sac posé sur la chaise. Elle avait les mains froides et se mit à les frotter l’une contre l’autre sans les quitter des yeux.

Elle observa alors Walter. Il l’examinait avec attention, en penchant la tête. Une barbe naissante brouillait son teint et bleuissait son menton. Son visage était plus rond qu’elle ne l’imaginait – il prenait du poids – et, sous ses beaux yeux bleus s’amorçaient des poches. Quel âge avait-il maintenant ? Quarante ans à son prochain anniversaire. Le 3 mars.

— Selon moi, reprit Joanna, c’est une erreur, une erreur monumentale.

Elle décroisa les mains pour s’en masser les hanches.

— Je suis décidée, reprit-elle, à emmener Pete et Kim à New York. Chez Shep et…

— Bon Dieu, pourquoi ça ? interrompit Walter.

— … Sylvia ou à l’hôtel, poursuivit Joanna sans l’entendre. D’ici un jour ou deux je te téléphonerai. Ou je chargerai quelqu’un de t’appeler.

Il la regarda avec ahurissement.

— Je sais tout, dit-elle. J’ai compulsé les vieux Éveil. Je suis au courant des activités passées de Dale Coba et de ce qu’ils font maintenant, lui, et tous ces autres génies de CompuTech

Sans détacher d’elle son regard, il finit par cligner des paupières.

— Je ne comprends pas un mot de ce que tu dis là, s’obstina-t-il.

— Oh ! ça va !

Elle fit volte-face, traversa le vestibule, en allumant les lampes au passage, et entra dans la cuisine. Le hublot qui donnait sur la salle de séjour était un trou noir. Elle se retourna : Walter se tenait sur le seuil.

— Je n’ai pas la moindre idée de ce que tu racontes, commença-t-il.

Elle se glissa hors de la cuisine, attentive à éviter tout contact avec Walter.

— Assez de mensonges, dit-elle, une fois dans le vestibule. Dès l’instant où j’ai pris ma première photo, tu n’as pas cessé de me mentir.

Sur quoi elle se détourna et se mit à monter l’escalier.

— Pete ! Kim ! appela-t-elle.

— Ils ne sont pas là !

Penchée sur la rampe, elle surveillait la montée de Walter.

— Comme tu ne rentrais pas, expliqua-t-il, j’ai jugé préférable de les envoyer passer la nuit ailleurs. Je craignais que tu n’aies eu un accident.

Elle le toisa du haut des marches.

— Où sont-ils ? demanda-t-elle.

— Chez des amis. Ils y sont très bien.

— Quels amis ?

Il était arrivé au pied de l’escalier.

— Ils y sont très bien, répéta-t-il.

Elle se tourna face à lui, et ses mains rencontrant la rampe s’y accrochèrent.

— Notre week-end d’amoureux, hein ?

— Tu devrais aller l’allonger un peu, conseilla Walter qui prit position, une main plaquée au mur, l’autre posée sur la rampe. Tu raisonnes comme une pantoufle, Joanna, poursuivit-il. Pourquoi t’acharnes-tu contre Diz ? Que vient-il faire là-dedans ? Et qu’est-ce qui te prend de me traiter de menteur ?

— Comment y es-tu arrivé ? Tu leur as fait mettre les bouchées doubles ? C’est pourquoi vous étiez tous si occupés cette semaine ! Les jouets de Noël ? Des clous ! Des essayages sur mesure, plutôt !

— Franchement, je ne vois pas à quoi tu…

— Oui, le mannequin ! s’obstina Joanna qui se pencha encore davantage en se retenant à la balustrade. Le robot ! Elle est bien bonne. Le procureur désarçonné par une nouvelle accusation. Tu perds ton temps à t’occuper d’histoires de contrat et de dépôts de fonds. Ta vraie place est aux assises. Combien ça coûte ? Révèle-le-moi. Je crève de le savoir. Quel est le prix courant d’une bonne petite épouse, bien gironde, résignée et rivée à ses fourneaux ? Une fortune, je parierais. Ou s’en procure-t-on une contre des clopinettes, grâce à la solidarité du bon vieux Club des Hommes ? Et les vraies, celles de chair et d’os, quel est leur sort ? L’incinérateur d’ordures ? Le lac de Stepford ?

Toujours dans la même posture, Walter, ahuri, contemplait Joanna.

— Va t’allonger, lui conseilla-t-il.

— Je veux sortir.

Il secoua la tête.

— Non, pas dans ton état. Monte dans ta chambre.

Elle descendit un degré.

— Je refuse de rester ici de peur qu’on me…

— Tu ne sortiras pas, rétorqua-t-il. Monte dans ta chambre. Quand tu seras calmée, nous essaierons d’avoir une conversation sensée.

Joanna promena son regard des bras en croix de Walter à son propre manteau jeté sur la chaise ; elle pivota sur place et gravit rapidement l’escalier. Une fois dans sa chambre, elle ferma sa porte à clé et tourna le commutateur.

Parvenue devant sa commode, elle ouvrit grand un tiroir dont elle sortit un gros chandail blanc. D’une secousse, elle le déplia et introduisit ses bras dans les manches. À la porte, quelqu’un essayait d’ouvrir puis se décida à frapper.

— Joanna ?

— Écrase ! répliqua-t-elle en ajustant le chandail sur ses seins. J’ai suivi ton conseil : je me repose.

— Laisse-moi entrer une minute.

Les yeux fixés sur la porte, elle resta muette.

— Joanna, ouvre-moi !

— Pas maintenant. J’ai besoin d’être seule.

Elle continua d’observer la porte, sans un geste.

— Bon. À tout à l’heure !

Elle demeura quelques instants immobile à écouter le silence, puis revint à la commode dont elle ouvrit sans bruit un autre tiroir. Elle y fouilla pour en exhumer d’abord une paire de gants blancs qu’elle enfila, puis une longue écharpe rayée qu’elle s’enroula autour du cou.

Elle alla écouter à la porte, puis éteignit les lumières.

Elle se dirigea vers la fenêtre et leva le store. Les réverbères de la rue brillaient. Le salon des Claybrook était éclairé mais vide ; à l’étage, leurs fenêtres étaient obscures.

Silencieusement, elle releva le châssis de la fenêtre à guillotine, mais rencontra l’écran protecteur de la sur-vitre.

Merde ! celle-là, elle l’avait oubliée.

Elle tenta alors de pousser sur l’élément inférieur sans réussir à l’ébranler. Elle y assena des coups de ses poings gantés, toujours sans succès, elle se remit alors à pousser des deux mains. La sur-vitre céda, bascula de quelques centimètres, mais refusa de s’ouvrir davantage. Les deux petits bras métalliques qui la maintenaient étaient tendus au maximum. Il lui faudrait les démonter, si elle voulait parvenir à un résultat.

En bas, un cône lumineux se dessina sur la neige.

Walter était dans le bureau.

Elle se redressa pour écouter : derrière elle, un menu pépiement fait d’une série de longues, de brèves et de longues, sortit du téléphone posé sur la table de nuit.

Walter formait un numéro sur le cadran du téléphone du bureau.

Il appelait Dale Coba pour lui dire que Joanna était rentrée. Exécution du plan ! Branle-bas de combat !

À pas lents, précautionneux, elle gagna la porte, écouta, tourna la clé et ouvrit en silence le battant tout en le retenant d’une main. La carabine spatiale de Pete gisait devant la porte de sa chambre. La voix de Walter chuchotait tout bas.

Elle gagna l’escalier sur la pointe des pieds et amorça sa descente prudente et feutrée, le dos plaqué au mur, épiant anxieusement à travers les barreaux de la rampe du côté de la porte du bureau.

— …Je crains de ne pouvoir m’en sortir tout seul… (Ça, maître, c’est vachement certain !)

Mais la chaise près de la porte d’entrée était vide, son manteau, son sac (ses clés de voiture, son portefeuille) avaient disparu.

Pourtant, elle préférait encore emprunter la porte que de passer par la fenêtre.

Elle s’engagea dans le vestibule. Walter parlait toujours, puis se tut. C’était peut-être le moment de chercher son sac ?

En entendant Walter marcher dans le bureau, elle se réfugia dans la salle de séjour où elle demeura coite, le dos collé au mur.

Les pas de Walter résonnèrent dans le vestibule, s’approchèrent du seuil de la porte et s’arrêtèrent.

Elle retint son souffle.

Walter émit une série de sifflements brefs, comme c’était son habitude avant de s’attaquer à un problème essentiel, tel que d’installer les sur-vitres, de remonter un tricycle en pièces détachées (ou de tuer sa femme ?… à moins que ce ne fût la spécialité exclusive de Coba, le Nemrod ?). Elle ferma les yeux, essayant de ne pas penser, de peur que ses pensées ne signalent sa présence.

Lentement, les pas montèrent l’escalier.

Elle ouvrit les yeux et expira par petits coups pendant qu’il poursuivait son ascension.

Alors, sans bruit, elle traversa en hâte la pièce, contournant les fauteuils et la table qui supportait la lampe, déverrouilla la porte du patio et l’ouvrit, déverrouilla la contre-porte, la poussa, mais rencontra l’obstacle d’un amoncellement de neige.

Toutefois, elle réussit à se glisser à l’extérieur et, le cœur battant à tout rompre, se lança dans une course éperdue sur le tapis blanc marqué des empreintes du traîneau et des bottes des enfants ; son but, c’était la ligne noire des arbres. Elle courut, courut, s’agrippa fugitivement à un tronc avant de reprendre sa course précipitée, trébuchante, haletante entre les troncs. Et sans s’écarter du long rideau de conifères qui séparait les maisons de Fairview Lane de celles de Harvest Lane.


* * *

À tout prix, il lui fallait arriver jusqu’à Ruth-Anne. Là, elle trouverait de l’argent, un manteau et un téléphone pour appeler la station de taxi d’Eastbridge ou quelque relation de New York – Shep, Doris, Andréas – disposée à venir la chercher en voiture.

Pete et Kim étaient bien là où ils se trouvaient. Joanna ne pouvait se permettre aucune inquiétude à leur sujet tant qu’elle ne serait pas arrivée à New York. Là elle discuterait de leur problème avec des gens, consulterait un avocat et reprendrait les gosses à Walter. Sans doute étaient-ils merveilleusement chouchoutés par Bobbie, Carol ou Mary-Ann Stavros – ou plutôt par les bidules ainsi prénommés.

En outre, de toute urgence, il fallait avertir Ruth-Anne. Peut-être même pourraient-elles s’enfuir ensemble – bien que celle-ci disposât encore d’un répit.

Parvenue à l’extrémité de la futaie, elle guetta à droite et à gauche pour s’assurer qu’aucune voiture n’était en vue et traversa au pas de course Winter Hill Drive que bordait une autre rangée de sapins recouverts de neige moelleuse. Sous leur protection, elle prit son élan, les bras croisés sur la poitrine et ses mains mal défendues par des gants trop minces, blotties au creux de ses aisselles.

Gwendolyn Lane, où habitait Ruth-Anne, était situé à proximité de Short Ridge Hill, juste derrière chez Bobbie. Il lui faudrait près d’une heure pour y arriver. Plus, sans doute, avec cette neige qui tapissait le sol, et dans l’obscurité. Et elle n’osait pas faire du stop, de peur de tomber inopinément sur Walter.

Et pas seulement sur Walter, songea-t-elle brusquement. Tous, autant qu’ils étaient, allaient se mettre à sa recherche et sillonneraient les routes armés de torches et de projecteurs. Comment la laisseraient-ils jamais s’échapper et tout révéler ? Chaque homme représentait une menace, chaque voiture un danger. Avant de sonner à la porte de Ruth-Anne, il lui faudrait jeter un coup d’œil par les fenêtres pour s’assurer de l’absence du mari.

Seigneur ! parviendrait-elle à s’échapper ? Nulle avant elle n’y avait réussi.

Mais nulle peut-être n’avait essayé. Ni Bobbie ni Charmaine. Sans doute était-elle la première à avoir pigé à temps, en admettant qu’il ne soit pas déjà trop tard.

Elle abandonna Winter Hill Drive pour s’engouffrer dans Talcott Lane. Des phares trouèrent la nuit et, en face d’elle, de l’autre côté de la rue, une voiture surgit d’une allée. Elle s’accroupit à l’abri d’une auto en stationnement : les faisceaux lumineux la balayèrent puis disparurent. Elle se redressa pour regarder : la voiture roulait lentement et, ainsi que prévu, était nantie d’un projecteur qui lançait des taches brillantes sur les façades et les pelouses enneigées.

Sans ralentir son allure, elle longea les maisons silencieuses de Talcott Lane ; partout les fenêtres étaient illuminées et les portes ornées d’ampoules multicolores en l’honneur de Noël. Elle avait les pieds et les jambes glacés, mais se sentait euphorique. Au bout de la rue, elle allait tomber sur Old Norwood Road et opterait de là pour Chimney Road ou Hunnicutt.

Un chien cria rageusement à son passage ; mais elle poursuivit sa route et les aboiements cessèrent bientôt.

Se détachant en noir sur la neige piétinée, une branche d’arbre attira son attention. Elle y plaqua sa botte droite, la brisa en deux morceaux et reprit sa course, brandissant dans sa main gantée un rameau rigide, froid et humide.


* * *

Dans Pine Tree Lane, une torche électrique troua l’ombre. Joanna se faufila entre deux maisons et courut à travers la neige vers un buisson dissimulé sous un dôme immaculé derrière lequel elle se blottit, pantelante, la branche serrée dans sa main transie.

Elle risqua un œil alentour – et vit l’arrière de plusieurs maisons aux fenêtres éclairées. D’un toit jaillit une pluie d’étincelles rouges qui allèrent mourir en dansant parmi les étoiles.

La torche poursuivait sa marche ondoyante entre deux bâtisses. Joanna s’accroupit de nouveau derrière son buisson. Et, dans l’espoir de réchauffer ses genoux transis sous les bas transparents, elle en prit un au creux de son coude, tout en massant l’autre.

Une clarté falote progressa vers elle sur le tapis blanc et des cercles lumineux vinrent effleurer sa jupe et sa main gantée.

Elle attendit encore, encore, avant de se risquer à regarder. Elle aperçut alors les sombres contours d’une silhouette masculine qui se dirigeait vers les habitations, précédée d’un halo de neige éclairée.

Ce n’est qu’une fois l’inconnu disparu qu’elle se décida à se ruer vers la rue la plus proche : serait-ce Hickory Lane ? Switzer ? Elle n’en savait rien, mais toutes deux menaient à Short Ridge Road.

Ses bottes avaient beau être fourrées, elle n’en avait pas moins les pieds tout engourdis.


* * *

Brusquement aveuglée par un éclat brutal, elle fit volte-face et s’enfuit. Une lumière venait à sa rencontre, et elle obliqua dans une allée fraîchement dégagée, longea un mur de garage avant de s’élancer sur une longue pente toute blanche. Elle glissa, tomba et se remit debout, sans lâcher sa branche – les lumières dansantes venaient dans sa direction – pour reprendre sa course sur la neige unie.

Un faisceau lumineux se braqua sur elle. Elle se détourna et ne vit qu’un champ de neige sans la moindre cachette, refit demi-tour et resta figée sur place, haletante.

— N’approchez pas, hurla-t-elle aux lumières qui, deux d’un côté, une de l’autre, dansaient dans sa direction. N’approchez pas, répéta-t-elle en brandissant son morceau de bois.

Les torches poursuivirent leur progrès oscillant, puis ralentirent et stoppèrent, aveuglantes.

— Allez-vous-en, cria Joanna en s’abritant les yeux.

L’éblouissement perdit de son intensité.

— Éteignez les lampes. Nous ne vous voulons pas de mal, Mrs Eberhart.

— N’ayez pas peur. Nous sommes des amis de Walter.

La nuit se fit, Joanna abaissa la main.

— Et vos amis aussi. Je suis Frank Roddenberry. Vous me connaissez.

— Tranquillisez-vous. Personne ne vous veut du mal.

Des silhouettes plus noires que la nuit se dressaient devant elle.

— Restez où vous êtes, dit-elle, en levant plus haut sa branche.

— Balancez ce truc, il est inutile.

— Nous ne vous voulons aucun mal.

— Alors fichez le camp, hurla-t-elle.

— Tout le monde vous cherche, dit la voix de Frank Roddenberry. Walter est très inquiet.

— Sans blague ! répliqua-t-elle.

À quatre ou cinq mètres d’elle, trois hommes lui faisaient face.

— Vous auriez intérêt à ne pas vous balader ainsi, sans manteau, fit observer l’un d’eux.

— Fichez le camp ! répéta-t-elle.

— Posez ce machin par terre. Personne ne vous veut du mal.

— Mrs Eberhart, j’ai parlé à Walter au téléphone il n’y a pas cinq minutes, déclara le voisin de Frank. Nous savons ce qui vous trotte dans la tête. Ça ne tient pas debout. Croyez-moi, vous vous gourez complètement.

— Personne ne fabrique de robots, ajouta Frank.

— Vous nous prenez pour vachement plus ferrés qu’on n’est, reprit son voisin. Des robots capables de conduire des bagnoles ? De préparer des repas et d’égaliser les cheveux des gosses ?

— Et si ressemblants que les gosses n’y verraient que du feu, précisa un petit trapu aux épaules carrées qui n’avait encore rien dit.

— Vous devez nous prendre tous pour des cracks, s’exclama le voisin de Frank. Ce n’est pas le cas, je vous le jure.

— C’est pourtant vous qui nous avez envoyés sur la Lune, rétorqua Joanna.

— De qui parlez-vous ? Pas de moi. Frank, lu as envoyé quelqu’un sur la Lune ? Et toi, Bernie ?

— Sûrement pas, dit Frank.

— Non, Wynn, moi non plus, dit en riant le petit trapu. Pas à ma connaissance du moins.

— Je crains que vous ne vous confondiez avec d’autres gars, reprit le prénommé Wynn. Par exemple avec Léonard de Vinci ou Albert Einstein.

— Sacristi ! s’exclama Bernie. Nous n’avons aucune envie d’avoir des robots pour épouses. Nous préférons des femmes en chair et en os.

— Fichez le camp et laissez-moi continuer, insista Joanna.

Plus noires que la nuit, les trois silhouettes ne bougèrent pas d’un pouce.

— Joanna, dit Frank. Si vous aviez raison et si nous savions fabriquer des robots aussi extraordinairement ressemblants que vous le prétendez, ne croyez-vous pas que nous en profiterions pour gagner des sous avec.

— Exact, confirma Wynn. Si nous étions capables de telles prouesses techniques, nous serions tous riches, à l’heure qu’il est.

— Peut-être est-ce pour bientôt, dit Joanna. Vous n’en êtes qu’au début.

— Bon Dieu ! s’écria son interlocuteur, vous avez réponse à tout. C’est vous qui auriez dû être avocat, et pas Walter.

Frank et Bernie éclatèrent de rire.

— Voyons, Joanna, reprit le premier. Posez votre bâton.

— Fichez le camp et laissez-moi continuer, s’obstina Joanna.

— Pas question, rétorqua Wynn. Vous risquez d’attraper une pneumonie. Ou d’être renversée par une voiture.

— Je vais chez une amie, expliqua-t-elle. Dans quelques minutes, je serai au chaud. J’y serais déjà, si vous n’aviez pas… Oh ! Seigneur !…

— Laissez-nous vous fournir des preuves que vous vous trompez, proposa Wynn. Ensuite, nous vous reconduirons chez vous où vous recevrez tous les soins nécessaires.

Elle toisa la sombre silhouette d’où venait la voix.

— Quelles preuves ?

— Nous allons vous conduire à notre local, au Club des Hommes.

— Ça jamais !

— Une seconde de patience ! Laissez-moi parler, s’il vous plaît. Nous allons vous emmener au Club et vous pourrez l’inspecter de la cave au grenier. Je suis certain que, vu les circonstances, nul ne vous en empêchera. Et vous constaterez par vous-même que…

— Je ne mettrai pas les pieds dans ce…

— Vous constaterez qu’il n’y a aucun atelier de robots, poursuivit-il. Mais un bar, une salle de jeux et quelques autres pièces, c’est tout. Il y a aussi un appareil de projection et quelques films pornos – voilà notre grand secret.

— Tu oublies quelques machines à sous, ajouta Bernie.

— C’est vrai, il y a aussi ça.

— Je ne mettrai les pieds là-haut, affirma Joanna, que sous la protection d’un détachement de femmes en armes.

— Nous expulserons tous les occupants, promit Frank. Vous aurez le Club à vous toute seule.

— Je n’irai pas.

— Mrs Eberhart, reprit Wynn, nous faisons notre possible pour être gentils, mais il y a des limites à tout et nous refusons de passer la nuit à parlementer avec vous.

— Minute ! s’exclama le dénommé Bernie. J’ai une idée. Voyons, si l’une des femmes que vous qualifiez de robots… se coupait, par exemple, le doigt et se mettait à saigner… Seriez-vous alors convaincue qu’il s’agit d’une créature réelle ? Ou diriez-vous que nous avons fabriqué un robot avec du sang à fleur de peau ?

— Bernie ! Tu vas trop loin ! protesta Wynn.

— On ne peut demander à personne de se c-charcuter rien que pour… s’indigna Frank.

— Laissez-la répondre à ma question. Je vous écoute, Mrs Eberhart. Si elle saigne, serez-vous convaincue ?

— Bernie !…

— Laissez-la répondre, bon Dieu !

Joanna, immobile, les pupilles dilatées, hocha affirmativement la tête.

— Si elle saigne… Oui, je la croirai réelle.

— On ne va demander à personne de se couper le doigt. Au contraire, nous…

— Bobbie, elle acceptera, dit Joanna. En admettant que Bobbie il y ait encore. Vous savez, mon amie, Bobbie Markowe.

— De Fox Hollow Lane ? s’enquit Bernie.

— Précisément.

— Eh bien, annonça-t-il aux autres. C’est à deux minutes d’ici. Réfléchissez une seconde, je vous prie. Ça nous évitera tout le trajet jusqu’au centre de la ville, et nous n’aurons pas à forcer Mrs Eberhart à aller là où elle refuse de se rendre.

Nul ne dit mot.

— C-ça ne me parait pas une s-si mauvaise idée, se décida à bégayer Frank. On pourrait en p-parler à Mrs Markowe.

— Elle ne saignera pas, lança Joanna.

— Si, affirma Wynn. Et vous admettrez alors votre erreur et vous nous laisserez vous reconduire auprès de Walter sans discuter.

— Si jamais elle saigne, oui, d’accord.

— Parfait. Toi Frank, pars en avant savoir si elle est chez elle et la prévenir. Voyez, Mrs Eberhart, je pose ma torche par terre. Bernie et moi allons vous précéder. Quant à vous, vous allez ramasser la torche et nous suivre à la distance qui vous tranquillisera. Mais maintenez la torche pointée sur nous pour que nous sachions que vous êtes toujours là. Je vous laisse aussi mon pardessus. Enfilez-le. Je vous entends claquer des dents.


* * *

Elle était dans l’erreur, elle le savait. Elle était dans l’erreur, mais également transie, mouillée, fatiguée, affamée et tiraillée de trente-six manières par des pulsions conflictuelles. Y compris celle de faire pipi.

S’ils étaient des tueurs, elle serait déjà morte. La branche ne les aurait pas arrêtés. Trois hommes contre une femme !

Elle avançait lentement sur ses pieds endoloris. Elle leva son rameau, l’examina, le lâcha. Son gant était humide et maculé, ses doigts gelés. Après quelques exercices de flexion, elle finit par les fourrer au creux de son aisselle, tandis que de son autre main, elle maintenait braquée, du mieux qu’elle pouvait, la lourde torche électrique.

Les hommes la précédaient à pas comptés. Le plus petit portrait un pardessus brun et une casquette de cuir rouge, et son compagnon, une chemise verte et des pantalons marron glissés dans des bottes de même couleur. Ses cheveux blonds tiraient sur le roux.

La veste de mouton qu’il lui avait prêtée était confortable aux épaules de Joanna. Sa forte odeur – d’animal, de vie – était agréable à respirer.

Bobbie allait saigner ! C’était pure coïncidence que Dale Coba ait travaillé sur les robots de Disneyland, que Claude Axhelm se prenne pour Pygmalion, qu’Ike Mazzard dessine des portraits flatteurs. Coïncidence qu’elle ait sombré dans… la folie. Parfaitement, la folie. « Rien de catastrophique, avait dit le Dr Fancher en souriant. Je suis certaine de pouvoir vous aider. »

Bobbie allait saigner et Joanna, elle, rentrerait à la maison se réchauffer.

Auprès de Walter ?

À quand remontait cette méfiance qu’elle éprouvait à son égard, cette impression de néant entre elle et son mari ? Qui en portait la responsabilité ?

Le visage de Walter s’était arrondi. Pourquoi ne l’avait-elle pas remarqué plus tôt ? S’était-elle trop concentrée sur ses travaux photographiques ? Avait-elle passé trop de temps dans sa chambre noire ?

Lundi, elle appellerait le Dr Fancher et elle irait s’allonger sur le divan de cuir brun ; elle pleurerait peut-être un peu mais elle s’efforcerait de redevenir une femme heureuse.

Les deux hommes l’attendaient au coin de Fox Hollow Lane.

Elle se força à presser le pas.


* * *

Frank était posté sur le seuil éclairé de Bobbie.

Après avoir échangé quelques mots avec lui, les deux hommes se retournèrent vers Joanna qui montait lentement l’allée.

Frank sourit.

— Elle a dit oui, annonça-t-il. Si ça doit vous rassurer, elle le f-fera avec p-plaisir.

Joanna tendit la torche à l’homme à la chemise verte, et nota au passage combien son gros visage était tanné et énergique.

— Nous vous attendrons ici, dit-il en lui reprenant sa veste de mouton.

— Surtout, protesta Joanna, qu’elle ne se sente pas obligée…

— Non, non, allez-y. Sinon vos doutes risquent de resurgir.

Frank s’avança.

— Elle est dans sa cuisine.

Joanna entra dans la maison qui l’enveloppa de sa chaleur. D’en haut se déversaient des flots de rock-music aux accents tour à tour éclatants et feutrés.

Elle parcourut toute la longueur du vestibule, non sans plier et déplier ses doigts engourdis.

En pantalon rouge et tablier brodé d’une énorme marguerite, Bobbie l’attendait, souriante, dans la cuisine.

— Bonsoir, Joanna, lança-t-elle.

Et elle sourit, belle et plantureuse. Un robot, Bobbie ? Impossible !

— Bonsoir, répondit Joanna, qui, saisissant le montant de la porte, s’y appuya de tout son long et y reposa sa tempe.

— Navrée d’apprendre ta triste condition, dit Bobbie.

— Je suis tout aussi navrée de m’y trouver, crois-moi.

— Je ne vois aucun inconvénient à m’ouvrir un peu le doigt, si ça peut te tranquilliser, déclara Bobbie qui, d’un pas harmonieux, tranquille et gracieux, se dirigea vers un des plans de travail.

Elle tira sur un tiroir.

— Bobbie, commença Joanna.

Elle ferma les paupières puis les releva.

— Vous êtes bien Bobbie, n’est-ce pas ? se reprit-elle.

— Évidemment, rétorqua Bobbie, un couteau à la main. Viens par ici, ordonna-t-elle en s’approchant de l’évier. D’où tu es placée, tu ne verrais rien.

Là-haut, le rock se déchaîna.

— Que se passe-t-il ? demanda Joanna.

— Je l’ignore. Ce doit être Dave qui occupe les garçons. Approche-toi. Tu ne peux rien voir.

Son couteau était énorme, avec une lame pointue.

— Tu risques de t’amputer avec ce truc, fit observer Joanna.

— Je vais faire attention, répondit Bobbie avec un sourire. Approche-toi, ajouta-t-elle, engageante, brandissant son énorme couteau.

Joanna redressa la tête et lâcha son appui. Elle pénétra dans cette cuisine si étincelante, si immaculée – si inattendue de la part de Bobbie.

Elle s’arrêta net. Cette musique, c’est pour noyer mes hurlements, pensa-t-elle. Ce n’est pas son doigt que Bobbie va trancher mais ma propre…

— Approche-toi, l’invita gentiment Bobbie, toujours postée près de l’évier, armée de son couteau pointu.

Rien de catastrophique, docteur Fancher ? que de croire qu’il s’agit de robots et non de femmes ? Que de m’imaginer que Bobbie s’apprête à m’assassiner ? Vous êtes vraiment sûre de pouvoir m’aider ?

— Surtout, ne t’y crois pas obligée, dit-elle à Bobbie.

— Ça te tranquillisera, répondit celle-ci.

— Après le Jour de l’An, j’ai rendez-vous avec un psychiatre, dit Joanna. Mes angoisses seront dissipées. Du moins je l’espère.

— Approche, répéta Bobbie. Les hommes attendent.

Joanna s’avança vers Bobbie qui, debout près de l’évier, le couteau à la main, semblait si réelle de partout – la peau, les yeux, les mains, les seins palpitant sous le tablier – qu’il était impossible, tout bonnement impossible, qu’elle soit un robot. Un point c’est tout.


* * *

Sur le seuil de la maison, les hommes attendaient, l’haleine fumante, les mains enfouies au fond de leurs poches. Frank, lui, se déhanchait au rythme assourdissant du rock.

— Qu’est-ce qui peut prendre aussi longtemps ? demanda Bernie.

Ses compagnons haussèrent les épaules.

Les cuivres se firent plus stridents.

— Je vais téléphoner à Walter pour lui dire que nous avons trouvé sa femme, annonça Wynn.

Il entra dans le vestibule.

— Profites-en pour demander à Dave ses clés de voiture, lui cria Frank.

Загрузка...