6

Vers 7 heures du matin il y eut un crépitement de toux devant le tipi qui nous réveilla. Nous nous retrouvâmes si emmêlés que cela nous fit rire. Elle me tenait par une prise de tête verrouillée et une jambe sur ma hanche. Aucun risque que je m’éclipse. J’avais une main sur un bol de crème et l’autre sur la galerie d’art. Probablement pour m’assurer qu’ils étaient bien réels. Nous hurlâmes à l’unisson. Le Chef en cherokee et M’b en XXe nous répondirent :

— On vous attend pour la cérémonie finale, Guig. Ensuite, tout le monde rentre chez soi. Est-ce qu’on peut venir avec le nécessaire ?

Ils entrèrent avec de l’eau chaude, des serviettes, divers articles de toilette et du linge propre. Quand on nous eut baignés et habillés, les deux hommes revinrent avec de nouvelles instructions.

— On tourne lentement dans le sens contraire à celui des aiguilles d’une montre, Guig à la droite de Natoma. Le frère derrière le marié. Le second derrière la mariée. Digne et solennel. Pas de tour de con. Je sais que je peux compter sur toi, Guig.

— O.K.

— J’aimerais pouvoir en dire autant de ma sœur. On ne peut jamais prévoir ce qu’elle va faire.

Nous commençâmes la procession. Digne et solennelle. C’est alors que Natoma, je suppose, ne put contenir sa fierté. Elle leva bien haut ses deux poings fermés et cogna les phalanges quatre fois l’une contre l’autre. On ne pouvait pas se méprendre sur le sens du message. Une clameur d’approbation s’éleva. J’entendis derrière moi Séquoia grogner quelque chose comme Oi gevalt, ou plus probablement l’équivalent en cherokee. Elle continua à parader et fanfaronner. Il y eut quelques réactions amusantes. Des épouses se mirent à dénigrer leur mari, ce qui n’était pas juste car ils n’étaient pas nouveaux mariés. De jeunes braves me firent signe qu’ils pouvaient doubler mon score n’importe quelle nuit. De vieilles femmes s’élancèrent pour me donner entre les jambes une poignée de main congratulatoire. Natoma les écarta d’une tape. Propriété privée.

Il nous fallut deux heures avant de pouvoir rompre le cercle et prendre congé de la famille. M’bantou me faisait un commentaire détaillé sur l’organisation tribale.

— Tu fais partie du clan, maintenant, par voie directe et collatérale, Guig. Tu ne dois offenser personne, ou tu risques de déclencher les pires vendettas. Je t’expliquerai les degrés de préséance totémique.

Afin d’être bien sûr de n’offenser personne, je regagnai le tipi et m’écroulai. Séquoia et M’bantou étaient en train de s’enlever leurs peintures cérémonielles.

— Je ne me plains pas, leur dis-je. Je remercie simplement le ciel d’être orphelin.

— Ah ! mais il y a un autre clan, Guig. Le Groupe. Il faut qu’ils fassent la connaissance de ta charmante femme.

— Maintenant ?

— Hélas, oui. Autrement, il risque d’y avoir des susceptibilités froissées. Je vais les chercher ?

— Attends. Nous allons chez… chez le Grand Chef.

Séquoia me regarda d’un drôle d’air. Je haussai les épaules.

— Tu m’as fait cadeau de ton tipi. Je te fais présent de ma maison. Enlève-moi seulement ces foutus loups d’ici.

— Mais…

— Il n’y a pas à discuter, Dr Devine, dit M’bantou. C’est l’équivalent de notre coutume africaine d’échanger son nom entre amis.

Le Grand Chef éberlué secoua la tête. Trop d’anthropologie, c’est trop.

— Mais Natoma ne peut pas partir, dit Séquoia Curzon Devine, frère de celle-ci.

— Pourquoi pas ? demanda Edward Devine Curzon son mari.

— La coutume. Sa place est dans la maison. Elle ne doit jamais plus la quitter.

— Même pour faire ses courses ?

— Même pour ça.

J’hésitai quelques secondes. La tradition, j’en avais jusque-là. Mais était-ce bien le moment de faire une scène ? Je fis ce que n’importe quel lâche doué de raison aurait fait : je laissai décider ma femme.

— Chef, veux-tu traduire soigneusement mes paroles s’il te plaît ?

(Je me tournai vers Natoma, qui semblait fascinée par la discussion.) Je t’aime de tout mon être… (cherokee) Où que j’aille et quoi que je fasse je te veux à mes côtés… (re-cherokee). C’est contre la tradition de ton peuple, mais acceptes-tu de la briser pour moi ? (cherokee jusqu’au bout).

Le visage de Natoma s’épanouit en un sourire qui m’ouvrit encore un nouvel univers.

— Hui, Glig, fit-elle.

Je donnai une grande claque dans le dos de Géronimo.

— Tu as entendu ça ? hurlai-je. Elle a répondu en XXe !

— Je sais. Nous avons toujours été doués pour les langues, fit-il, plutôt écœuré. Et toi, tu me parais doué pour détruire toutes les coutumes sacrées du lac Erié. Bong. Tu vas conduire cette squaw émancipée dans ta… dans ma maison. Et boutonne ton col. Tu as plein de marques de morsures dans le cou.

Le Groupe au complet, à l’exception de l’Armateur, nous attendait dans la maison. La dernière fois qu’on avait entendu parler de lui, Poulos Poulos se promenait du côté des villes jumelles de Procter & Gamble. Mais c’était avant que j’appelle Nemo pour lui dire que j’avais retrouvé l’Enfant Prodigue. Personne n’avait la plus petite idée de ce que le Grec était en train de faire dans la puissante métropole de P & G, qui couvrait actuellement la moitié de l’État du Missouri. Pour être honnête, je n’étais pas tellement fâché qu’il ne soit pas là. Il est capable de charmer n’importe quelle femme sur laquelle il a jeté son dévolu, et je préférais avoir un peu de temps pour fortifier mes défenses.

— Mesdames et messieurs, cette jeune personne est la sœur de notre ami Séquoia, et elle ne parle que le cherokee. Veuillez l’accueillir parmi vous et la rassurer. Elle s’appelle Natoma Curzon, et elle a l’infortune d’être ma femme.

Parfum en Chanson et Borgia entourèrent et suffoquèrent Natoma. Edison la serra si fort contre lui qu’il lui communiqua probablement une secousse électrique. M’bantou alla chercher Nemo, qui sortit de la piscine et la mouilla de la tête aux pieds. Fée-7, noire de fureur, la gifla à deux reprises. Je voulus me jeter sur elle, plein de rage, mais Natoma me prit la main et me retint. D’une voix tranquille, Borgia prononça :

— Bébé cyclone. Laisse-moi m’occuper de ça. Il faut d’abord le laisser suivre son cours.

Fée-Cyclone-7 ravagea la maison. Elle détruisit sur son passage les cassettes, projecteurs et livres rares de collection que j’avais réussi à accumuler. Elle fracassa la paroi de perspex et inonda le salon, le living-room et Sabu. Elle démolit la clavier terminal de mon journal intime. À l’étage, elle fit de la charpie de mes draps et de mes vêtements. Tout cela dans un silence sibilant et harassant. Puis elle courut se réfugier dans sa chambre, où elle s’écroula sur son lit en position fœtale avec son pouce dans la bouche.

— Mm. C’est bon signe.

Borgia paraissait satisfaite.

— Qu’est-ce qu’il y a de bon ?

— Les cas les plus graves finissent généralement en se masturbant. Nous pourrons la tirer de là. Dépose-la dans ce fauteuil, Guig.

— Et si elle m’arrache la tête ?

— Nn. Elle est complètement dissociée. Elle fonctionnait au niveau inconscient.

Je la déposai donc.

— Maintenant, nous allons prendre le thé, commanda Borgia. Façon de parler. Vous pouvez boire ce qui vous plaît. Conversation relax. Apporte un plateau de petits gâteaux, Guig. Parlez, tout le monde. De n’importe quoi. C’est l’atmosphère que je veux qu’elle trouve quand elle reviendra à elle.

Je chargeai mon plus grand flotteur de sphères gyroscopiques, de caviar et de pâtisseries. Lorsque je le fis voguer dans la chambre de Fée, on eût dit qu’il s’y tenait une réception diplomatique du temps de Talleyrand (le vrai). M’bantou était plongé dans une conversation animée avec Natoma. Il essayait de découvrir si parmi les jillions de dialectes qu’il connaît il en était un qui avait des racines communes avec le cherokee. Elle riait et en profitait pour pratiquer son XXe avec lui. La princesse et le Grand Chef discutaient sur la meilleure manière de sortir Sabu de la cave (grue contre rampe inclinée). Nemo et Borgia parlaient de l’obsession favorite du premier, les transplantations. Le seul qui semblait en dehors du coup était Edison. Je le servis le premier.

Ed gyroscopa deux doses (probablement sa ration pour toute une année) et avant que j’eusse fini de servir la première tournée, il était radieux comme un clown.

— Je vais maintenant, annonça-t-il, vous en raconter une bien bonne.

Le Groupe fut superbe. Aucun signe d’angoisse n’apparut sur les visages. Nous gyroscopâmes et mangeâmes comme si de rien n’était en regardant Ed avec une sympathie expectante. C’est à ce moment-là que Fée-Cyclone-7-bénie-soit-elle s’étira et bâilla puis croassa :

— Oh ! excusez-moi. Je crois que j’ai dû m’assoupir.

Je poussai le plateau vers elle.

— Juste une petite célébration, lui dis-je.

— Célébration de quoi ? demanda-t-elle en se levant pour réceptionner le flotteur.

Puis elle aperçut ma chambre et ses yeux noirs s’agrandirent. Elle laissa flotter le flotteur et se dirigea vers ma chambre. Je voulus la suivre mais Borgia secoua la tête en nous faisant signe de continuer à parler. Nous continuons. J’étais bon pour l’histoire drôle de Ed. Mais par-dessus ce qu’il disait j’entendais Fée qui explorait la maison en poussant de petits cris d’étonnement. Quand elle revint nous rejoindre, on eût dit qu’elle avait reçu un coup de merlin (masse utilisée au dix-neuvième siècle pour l’abattage du bétail, j’explique ça pour mon journal qui ne pourra plus jamais s’exprimer par son terminal saccagé).

— Dites donc, s’écria enfin Fée. Qu’est-ce qui s’est passé ici ?

Borgia prit les commandes, comme d’habitude.

— Oh ! juste une gosse qui est entrée et qui a tout cassé.

— Gosse ? Quelle gosse ?

— Elle a trois ans.

— Et vous l’avez laissée ?

— Nous ne pouvions pas faire autrement, Fée.

— Je ne comprends pas. Pour quelle raison ?

— Parce que c’est une parente à toi.

— Une parente ?

— Ta petite sœur.

— Mais je n’ai pas de petite sœur.

— Si, tu en as une. À l’intérieur de toi-même.

Fée s’assit lentement.

— Je ne saisis pas bien. Tu veux dire que c’est moi qui ai fait ça ?

— Écoute, ma chérie. Je t’ai vue grandir sous mes yeux. Tu es une femme, maintenant, mais une partie de toi est restée en arrière. C’est ta petite sœur de trois ans. Elle sera toujours là, dans l’ombre, et il faudra que tu apprennes à la contrôler. Tu n’as pas défoncé le plafond. Nous avons tous le même problème. Certains s’en sortent, d’autres non. Je sais que tu t’en tireras, parce que… tous ici… nous avons énormément d’estime pour toi.

— Mais pourquoi ? Que s’est-il passé ?

— La môme qui est en toi croit qu’elle a été abandonnée par son père, alors elle a voulu tout casser.

— Son père ? Au Chinois Grauman ?

— Non. Guig.

— C’est mon père ?

— Exacto. Pendant ces trois dernières années du moins. Mais il s’est marié, et un cyclone est apparu. Maintenant… veux-tu faire la connaissance de son épouse ? Non pas ta nouvelle mère, mais sa nouvelle femme. La voici. Je te présente Natoma Curzon.

Fée-7 se leva, marcha jusqu’à Natoma et la détailla d’un de ces regards éclairs dont seule une femme est capable.

— Vous êtes belle ! lança-t-elle. (Puis elle courut se jeter sur le Grand Chef en sanglotant.) Je l’aime, mais je la déteste parce que je ne peux pas être comme elle.

— Peut-être qu’elle voudrait être comme toi, fit le Grand Chef.

— Personne ne voudrait être comme moi.

— Écoute, je ne veux pas t’entendre dire de telles bêtises, Fé-Fée. Tu es mon orgueil et ma joie, et n’oublie pas notre rendez-vous dans le stérilisateur.

— La centrifugeuse, renifla Fée.

— Tu es une fille remarquable. Unique. J’ai besoin de ton aide maintenant plus que jamais. J’ai besoin de toi autant que Guig a besoin de sa femme. Voyons, que désires-tu le plus dans la vie ?

— Que… que tu aies besoin de moi.

— Tu l’as déjà. Alors, pourquoi toutes ces Cc ?

— Je veux tout le reste aussi.

— Comme tout le monde ! Mais il faut bosser pour l’obtenir.

Un mannequin nu fit son apparition à quatre pattes et récita tandis qu’un chien-loup irlandais géant la montait : « La seule nourriture organique pour votre toutou chéri est Tumor, le nouvel aliment énergétique amélioré qui soulage en un clin d’œil du fossé sexuel entre les espèces… »

— Je croyais que cette maison était isolée, se plaignit Borgia.

La voix de l’Armateur nous parvint d’en bas :

— C’est ma faute. Je n’ai pas réussi à refermer la porte.

Avec un air coupable, Ed sortit en courant. Le Grec entra, plus mondain et sûr de lui que jamais. Il fit le tour de l’assistance de son sourire captivant, mais s’immobilisa net quand il vit Natoma. Au bout d’un moment il souleva son monocle en disant :

— Ah ! bon.

Je fis mine d’expliquer, mais il m’interrompit d’un geste brusque.

— Je t’en prie, Guig. Je ne suis pas entièrement privé de discernement. Madame parle-t-elle le spang, l’euro, l’afro ou le XXe ? Quelle est sa langue natale ?

— Elle ne connaît rien d’autre que le cherokee.

— Sje appende vitime, dit Natoma avec un sourire.

— Ah ! (L’Armateur s’approcha de Natoma et lui baisa la main plus galamment que je ne l’avais jamais fait. Il s’adressa à elle en euro :) Vous êtes la sœur du Dr Devine. La ressemblance est indiscutable. Vous venez de vous marier. L’épanouissement du visage et du corps d’une jeune personne de votre âge ne saurait passer inaperçu. Il y a un seul homme dans cette pièce qui soit digne de votre amour. C’est Ed Curzon. Vous êtes la nouvelle Mme Curzon. Permettez-moi de vous féliciter.

(Vous voulez lutter avec une classe comme ça ?)

— Hui, sourit Natoma.

Elle s’approcha de moi et me prit fièrement le bras.

Le Grec médita quelques secondes. Puis il dit en XXe :

— Je possède une modeste plantation au Brésil. Un millier d’hectares à proximité de Barra, sur le rio Sâo Francisco. C’est mon cadeau de mariage.

Je commençai à protester, mais il m’interrompit de nouveau.

— Disraeli s’occupera des formalités de transfert. (Il se tourna vers le Grand Chef.) Je suis heureux de t’annoncer que j’ai trouvé la solution à ta perplexité cryonautique. Valeur inconnue pour l’instant.

Géronimo et Fée étaient électrisés. Tout le monde se mit à bombarder le Grec de questions. Il supporta ce tir de barrage avec patience, mais finit par prendre sa voix la plus persuasive pour nous dire :

— S’il vous plaît.

Nous s’il-vous-plaisons.

— La Consolidated Can a fait un test pour un nouveau produit au fond d’un puits de mine abandonné des Appalaches. Il a vingt kilomètres de profondeur. Objet de l’expérience : découvrir la durée de vie en stock d’un nouveau réservoir d’amalgame dans un environnement neutre. Des animaux témoins ont été utilisés, logés dans des habitacles stériles, en état d’animation suspendue. Quand l’équipe de recherche est descendue voir six mois plus tard, les réservoirs avaient tenu le coup mais les animaux avaient disparu. Aucune trace à part un petit tas de boue dans chaque habitacle.

Dio !

— J’ai ici le rapport. Ecco. (Le Grec sortit une cassette de sa poche et la tendit à Séquoia.) Et maintenant, question : Peut-il y avoir pénétration de radiations cosmiques jusqu’à une profondeur de vingt kilomètres sous la surface de la terre ?

— Il y aurait les radiations terrestres normales, celles avec lesquelles nous avons vécu et évolué pendant un milliard d’années.

— J’ai bien dit radiations cosmiques, Dr Devine.

— Mon Dieu, cela ouvre des dizaines de possibilités.

— Comme je le disais, valeur inconnue pour l’instant.

— La Consolidated y pige quelque chose ?

— Nn.

— Ont-ils examiné la boue ?

— Nn. Ils ont seulement déposé un caveat au bureau des brevets en décrivant le phénomène et les mesures qu’ils comptent prendre pour l’étudier.

— Les imbéciles, grommela le Grand Chef.

— C’est sûr, mais que peut-on attendre d’autre du middle management ? Je t’assure. Devine, tu devrais venir avec moi sur Cérès et à l’I.G. Farben.

— Attendez une seconde, leur dis-je. Qu’est-ce que c’est qu’un caveat ?

L’Armateur Grec me lança un regard de pitié.

— Tu resteras toujours pauvre, Guig. Un caveat est un avertissement public qu’un brevet sera déposé dès que les recherches seront terminées.

— Nous ne pouvons pas les laisser, s’écria Fée. Ils ne peuvent pas nous prendre de vitesse comme ça.

— Ils ne le feront pas, ma chère.

— Comment pouvez-vous les en empêcher ?

— En l’achetant.

— Vous avez acheté un avertissement ? m’étonnai-je.

— Nn. (Le Grec eut un sourire sarcastique.) J’ai acheté la Consolidated Can. C’est cela que j’étais occupé à faire à P & G. C’est le don que je fais à la recherche du Groupe, dirigée par notre dernière et distinguée recrue, le Dr Séquoia Devine.

Fée se jeta au cou de Poulos et l’embrassa si fort qu’il y eut un tintement de verre : elle lui avait cassé son monocle. Le Grec éclata de rire, l’embrassa bruyamment et la fit pivoter face à Pocahontas.

— Et maintenant ? demanda-t-elle. Qu’est-ce qu’on fait maintenant, Chef ? Vite vite vite vite.

Le Grand Chef parla comme dans un rêve, ce qui nous surprit un peu.

— Il y a les ondes et les particules. Le rayonnement froid au bas du spectre électromagnétique. Beaucoup de mes collègues ont émis l’opinion qu’il s’agirait d’un résidu de l’explosion qui fut à l’origine de l’univers. Les rayons X mous ne peuvent pas pénétrer, mais les rayons X durs, c’est possible. Le rayonnement cosmique, naturellement. Les neutrinos. Ils n’ont pas de charge et rien ne les attire. Ils pourraient passer à travers une barrière de plomb de plusieurs années-lumière d’épaisseur. Et il y a aussi les particules projetées par des étoiles en voie de dégénérescence qui s’effondrent dans un trou gravitationnel, ce qui nous conduit à une autre possibilité fascinante : sommes-nous mitraillés par des particules venues d’un anti-univers ? Pardon ?

— Nous n’avons rien dit.

— Ah ! Je croyais avoir entendu… Un satellite dans l’espace aurait environ cinquante pour cent de chances de plus de faire une telle rencontre.

— C’est donc ce qui est arrivé aux cryonautes, hein. Chef ?

— Possible.

— Alors, qu’est-ce qu’on fait ?

Il ne répondit pas. Il se contentait de regarder rêveusement en direction de l’espace, peut-être pour essayer de repérer une particule qui passait.

— Chef, qu’est-ce qu’on fait ? insista Fée.

Toujours pas de réponse.

Je me tournai vers Borgia en chuchotant :

— Ce n’est pas la catatonie qui le reprend ?

Elle haussa les épaules.

Géronimo se remit alors à parler, si lentement qu’on eût dit qu’il écoutait quelqu’un d’autre en même temps.

— La question est… de savoir… si on doit maintenir tous les systèmes… de la cryocapsule… ici sur la terre… ou bien en orbite… pour accélérer… le processus.

— Si c’est sur la terre, intervint l’Armateur Grec avec fougue, je possède un puits de mine en Thaïlande qui fait trente kilomètres de profondeur. On pourrait l’utiliser.

— Il est peut-être… préférable… de la remettre sur orbite… ou de transporter la capsule… jusqu’au cyclotron orbital de trente kilomètres… de la Con Ed.

— Mais est-ce que l’U-Con financera ? demandai-je.

— Je t’en prie, Devine. Viens à l’I.G Ferben. Pas d’objection, s’il vous plaît, Mlle Fée. Vous habiterez la plus somptueuse villa de Cérès, où personne ne pourra rivaliser avec vous.

À ce moment-là, le Grand Chef sombra de nouveau, apparemment absorbé dans une nouvelle conversation muette, et nous attendîmes, dîmes, dîmes. Edison fit irruption, triomphant. Il avait réparé l’iris de la porte d’entrée. Nous le bâillonnâmes avant qu’il ait pu s’écrier victoire. Nous attendîmes, dîmes, dîmes…

— Je n’ai pas bien saisi, fit Aigle Rouge.

— Nous n’avons rien dit, dis-je.

L’imprimante de mon journal intime se mit à crépiter en bas. Nous sursautâmes, absolument sidérés.

— C’est impossible, m’écriai-je. Ce foutu machin ne répond qu’à des instructions de son clavier terminal, que de toute façon Fée a foutu par terre.

— Intéressant, dit Séquoia, redevenu lui-même, ce qui nous surprit. (Cette culbute cherokee nous conduisait de surprise en surprise.) Nous ferions bien de descendre jeter un coup d’œil. Probablement une réaction tardive à la démolition de son clavier. Les machines, parfois, deviennent sentimentales.

Nous descendîmes à sa suite. Natoma me chatouilla l’oreille de son nez en chuchotant : « Qufel cflavier, Glig ? » Tout ce que je pus faire, ce fut de lui déposer un baiser en signe de gratitude pour ses progrès. L’imprimante avait cessé son boucan. À notre arrivée dans mon bureau, une longue bande de papier pendait. Je l’arrachai et la parcourus des yeux.

— Tu avais raison, Cochise. Hystérie à retardement. Rien que des zéros et des un. Galimatias binaire.

Je lui tendis la feuille. Il la regarda. Il la regarda de plus près. Il la regarda encore avec tellement d’attention que je crus qu’il était parti pour une nouvelle crise.

— C’est le bilan ménager, dit-il.

— Hein ?

— C’est la récupération des données sur l’état de la cryocapsule.

— Nn.

— Uu.

— Je ne te crois pas.

— Va te faire foutre.

— Mais c’est absurde. Dans mon journal ?

— Dans ton journal.

— Mais comment… Oh ! après tout, zut ! Viens, Nato. On part pour le Brésil.

— Du calme, frère. Faisons face à la situation. Voyons. Cela commence par 10001. C’est l’identification cryo. Ensuite, relevé de température… 11011. Normale. Humidité… 10110. Normale. Pression… normale. Oxygène… normal. CO2 et autres gaz… au-dessous du plafond autorisé. Gravitation… trop élevée, mais c’est parce que la capsule ignore qu’elle a été ramenée sur la terre. Attitude… angles de roulis, tangage et déviation nuls. Évidemment… Elle est posée sur le derrière.

— Je veux rentrer dans mon tipi avec ma femme.

— Sje vliens, Glig.

— Tu es surpris, mon frère ?

— Je suis abasourdi, mon frère.

— Eh bien, tu n’as pas encore fini de l’être. Regarde. Tu n’as pas examiné la feuille avec assez d’attention. La dernière ligne est imprimée en XXe. Lis.

Je lus : Poids net des cryonautes en accroissement d’un gramme/minute.

Je tendis le feuillet aux autres pour qu’ils en prennent connaissance et lançai autour de moi un regard pathétique.

— Je suis complètement perdu, je l’avoue.

— Qu’est-ce que tu crois que nous ressentons tous ?

M’bantou se tourna vers Devine :

— Puisse te poser quelques questions ?

— Mais certainement. M’bantou.

— Qu’est-ce que ces informations font dans le journal de Guig ?

— Réponse inconnue.

— Est-ce que la cryocapsule transmet aussi des données sur l’état des cryonautes ?

— Positif.

— Comment ces données sont-elles reçues ?

— Dans le système binaire.

— Mais la dernière ligne est en XXe.

— C’est exact.

— Dr Devine, as-tu une explication à donner pour cette anomalie ?

— Pas dans ce monde-ci, M’b. Je suis aussi stupéfait pour vous tous. Mais j’avoue que je trouve le défi exaltant. Tant de questions fascinantes vont devoir être explorées et résolues. En tout premier lieu, naturellement, cet accroissement de poids d’un gramme par minute des cryonautes. Est-ce la vérité ? Qui l’affirme ? Qui a donné cette information au journal ? Il faut vérifier tout ça le plus vite possible. Si c’est vrai – quelle que soit la source – ils sont en train d’évoluer, de se développer. Vers quoi ? Il faut les mettre sous surveillance continuelle. Ensuite…

— D’abord, dis-je, que l’U-Con casque.

— Jj comme d’habitude, Glig.

— Je m’appelle Guig.

— Ce n’est pas l’avis de ma sœur. J’aurai besoin de toi, et du puissant Poulos pour ça. Fé-Fée va surveiller la capsule. Capitaine Nemo, tu peux reconduire Laura à ta station océanographique. Princesse, une grue.

— Une rampe, répliqua-t-elle d’une voix ferme.

— Ed, tu vas retourner dans le puissant État de RCA et me mitonner ces petites équations empiriques : relation des sujets en suspension cryonique avec le temps dans l’espace et d’exposition au rayonnement cosmique. N’oublie pas que les animaux de la Con Can étaient aussi en suspension.

— Et pourquoi cela ne s’est-il pas produit avec les astronautes normaux ? ajouta Ed.

— Mm, mais c’est un problème pour les exobiologistes.

— N’en es-tu pas un ?

— Mon Dieu, nous sommes tous des physiciens, des physiologistes et des physiopathologistes en même temps. À notre époque, la science n’est plus compartimentée, mais ça n’empêche pas que parfois on a besoin de l’avis d’un spécialiste. Tycho, peut-être. M’bantou, veux-tu être assez aimable pour escorter ma sœur émancipée partout où elle ira et quoi qu’elle fasse jusqu’à la limite du raisonnable ? Borgia, merci de tout mon cœur et adios. Retourne à ta clientèle.

Je captai le regard de Lucrèce et secouai légèrement la tête de gauche à droite. Je ne voulais pas qu’elle s’en aille pendant que le Grand Chef agissait bizarrement.

— Ma clientèle demande ma présence ici pendant un petit moment, répondit-elle.

— Quelle chance nous avons. Parfait. Nous prenons l’hélico pour regagner le JPL. Bong, le Groupe ? Bong.

Il prenait les choses en main. Mais j’aurais bien voulu savoir qui, à travers lui, s’emparait réellement des commandes.

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