15

Hic m’aida à transporter Séquoia. Le Grand Chef était incapable de marcher. Il était incapable de s’exprimer. Il ne savait rien faire à part pipi et caca dans sa combinaison. Il allait falloir le langer. Je fus quand même soulagé de quitter le centre avant que les cryos ne me demandassent de m’occuper du Rajah. J’appelai un Pogo, nous fîmes grimper Œil de Lynx et rejoignîmes le tipi d’un seul bond. Le Groupe nous attendait, nerveux et inquiet. Quand ils nous virent transporter le moufflet, ils restèrent ébahis.

— C’est fini, leur dis-je d’une voix lasse. Nous pouvons parler et penser à haute voix. Nous pouvons prendre les transports en commun. Nous pouvons faire n’importe quoi. Cette foutue guerre est finie.

— Mais qu’est-il arrivé à Devine ?

— Il redeviendra lui-même dans une vingtaine d’années. Pour l’instant, il a besoin d’être torché, c’est tout. Que quelqu’un me serve quelque chose de bien corsé, et je raconterai toute l’histoire.

Je raconte, et ils écoutent, en lançant à tour de rôle un regard au bébé d’un mètre quatre-vingts. Natoma est si fascinée par tout ce qui vient d’arriver et si soulagée que son frère soit sorti vivant de ce micmac qu’elle en oublie d’être bouleversée par sa régression. Tous sont transportés d’enthousiasme en apprenant la fin du Rajah, particulièrement Hillel, ce qui n’a rien d’étonnant. Je vois qu’il voudrait bien dire un mot de remerciement à Hic-Hæc-Hoc, mais il semble se raviser. Nul doute que le Neandertalien a déjà tout oublié.

— Je sais que vous voudriez maintenant rentrer chez vous pour reprendre vos occupations habituelles, leur dis-je, mais je vous demande de bien vouloir rester encore un peu. J’ai une autre mission à accomplir, et j’aurai peut-être besoin de votre concours.

— Qu’est-ce que c’est ? éructe Ozymandias d’une voix asthmatique aussi bouffie que sa personne.

Je leur parlai de la proposition du cryo.

— Trop tard, fit Hilly. Désolé. Ça fait trop longtemps.

— Je dois essayer quand même. Il ne faut jamais perdre espoir.

— Aucune chance.

— Il fait trop noir, Guig. C’est dangereux. Attends demain matin.

— Plus j’attends, moins il y a de chances.

— N’y va pas, Edward. Tu ne la retrouveras jamais.

— Il faut que j’essaye, Nato.

— Écoute-moi, je t’en supplie. Je…

— Bon sang, vous croyez que je ne sais pas que c’est une opération macabre ? hurlai-je. Tant pis si c’est répugnant, mais je suis obligé d’essayer de récupérer un morceau de son corps pour les clones de l’ADN. Toi, Nato, si tu ne veux pas encourager ma tentative par jalousie ou je ne sais quoi, au moins tente de ne pas me décourager. Je ne sais plus ce que je dis, moi, tiens.

— Tu t’es très bien fait comprendre, Edward Curzon.

— Mm. Excuse-moi de m’être emporté. J’ai eu une pénible journée, et ce n’est pas fini.

— Nous t’accompagnons, proposa M’bantou.

— Merci, il vaut mieux pas. Plusieurs personnes risquent de se faire plus facilement repérer par une patrouille en hélico. J’irai seul. Attendez-moi ici. J’aurai probablement besoin de vous pour le service de messageries. Je pense en avoir pour une heure.


Je pris un pogo jusqu’à la lisière du terrain d’inhumation. Au moment où je descendis un hélico bourdonna au-dessus de moi en balayant les environs de son pinceau lumineux. La lumière se posa sur moi un instant, puis s’éloigna. Je ne savais pas dans combien de temps l’hélico reviendrait. Cela dépendait du nombre de postes privés qu’il avait à surveiller dans sa ronde.

Il faisait une nuit noire. Une nuit noire d’épouvante, pas à cause de la peur de la mort mais à cause de la répulsion de tout ce qui vit pour la pourriture et la décomposition. On sentait l’odeur de la décomposition en approchant. Ammoniac. Nitrates. Potasse. Phosphates. Charogne. Putréfaction. On ne pouvait pas gaspiller la mort, de nos jours. Tout ce qui était au bout de la vie finissait dans la fosse à compost.

El Arrivederci occupait environ deux hectares – les fosses à compost publiques étaient dix fois plus grandes – et se servait des fondations en béton de l’hôtel Waldorf Astoria, démoli une quarantaine d’années auparavant pour faire place à un gratte-ciel de bureaux qui n’avait jamais vu le jour. Les deux mille expropriés avaient bloqué toute l’entreprise en intentant un procès fondé sur le droit des squatters. L’affaire n’était pas encore passée en jugement. La plupart de ceux qui étaient concernés étaient d’ailleurs en train de pourrir eux-mêmes dans le compost. Le progrès.

Les fondations ressemblaient à un labyrinthe géométrique. Alvéoles de toutes formes, carrés, rectangulaires, certains en losange ou en pentagone, selon les nécessités de l’architecture à l’origine. C’étaient des murs de béton de deux mètres de haut sur un d’épaisseur, au sommet plat qui constituait un passage idéal pour les ouvriers et les cortèges funèbres. De ces derniers, il y en avait de moins en moins. On ne va pas deux fois à la fosse à compost, la chose finit par se savoir. Les cadavres sont entassés par couches au milieu d’autres détritus d’origine organique à plat sur le sommet pour recueillir le maximum d’eau de pluie. Au bout d’un certain temps de ce régime-là, les os commencent à pointer à travers la pourriture.

Les os, c’est ce qu’il y a de gênant lorsque le moment vient de vider une fosse et de conditionner le compost arrivé à maturité. Alors, il y a un tamis géant à mailles d’acier installé sur quatre piliers dans la zone de chargement. Il sert à trier les matières en décomposition, et le tas d’os et de têtes de morts qu’il retient évoque une danse macabre. J’avais vu tout cela le jour où j’avais accompagné Fée-7 à sa dernière demeure. Je voulais m’assurer qu’on la traitait avec respect.

Il faisait une nuit d’encre. Il n’y avait pas la moindre humidité dans l’air. Il n’avait pas plu depuis une semaine au moins… et je fus surpris par les flammeroles qui montaient de certaines fosses. Elles sont produites par la chaleur intense dégagée par le processus de fermentation, et les produits chimiques leur donnaient de multiples colorations. Les flammeroles suffisaient à m’éclairer. Je n’eus même pas besoin de me servir de la lampe-torche que j’avais apportée.

Je m’avançai sur la crête des murs vers la fosse où je me souvenais que Fée avait été placée. Les miasmes me suffoquaient. La fosse était obscure. Pas de flammeroles. J’allumai la torche. Il y avait seulement une couche plate de paille à un mètre au-dessous de moi. Je pris mon courage à deux mains et descendis. La paille était spongieuse. La chaleur intense. Si je ne me dépêchais pas, je risquais d’être rôti sur place. J’écartai des mains la couche de paille, pour trouver en dessous une couche de chaux concassée. Je plongeai les mains dedans et en remontai un corps boursouflé, rongé, déliquescent. Pas celui de Fée. Un homme. Je me pliai en deux pour vomir.

« On a dû le mettre après Fée. Il faut le déplacer. Déplace-le, Guig. Sois un homme, déplace-le. » Je fis appel à tout mon courage et l’écartai du pied. Il se défît aux jointures en laissant échapper un gaz gangreneux. Je vomis ce qui me restait de bile. Au-dessous du cadavre il y avait une épaisseur de sang séché, et encore au-dessous un autre adulte de grande taille dans le stade final de la décomposition. Seuls quelques lambeaux de peau et de poils adhéraient encore au squelette désarticulé. « Si Fée est là-dessous elle est partie et bien partie. Pour toujours. Adieu, Fée. C’est sans espoir. N’y comptez pas trop, a dit le cryo. »

Je vomis de nouveau, à vide.

Une voix grésilla en spanglais :

— Goddam bod dentro.

Une autre répondit :

— No sabe que nosotros leave nothing ?

Je dirigeai vers eux le rayon de la torche. Trois silhouettes grotesques s’inscrivirent contre le ciel noir. Des pilleurs de tombes, étincelants de bijoux volés.

— You got une carda sindicalista ? demanda le troisième.

Ils se laissèrent tomber dans la fosse. Ils étaient tous les trois armés de lourds fémurs. Mort ou vivant, j’allais bientôt enrichir le compost. Je reculai tandis qu’ils avançaient. Je me fouillais frénétiquement à la recherche de quelque objet de valeur à leur lancer. Je gardais la lumière dirigée contre leurs yeux, mais ils se contentaient de cligner tout en brandissant leurs fémurs.

« Je vais bientôt te retrouver, Fée. »

Mes recherches de tout à l’heure avaient dû introduire suffisamment d’air dans le compost pour provoquer une combustion. Une flammerole lécha soudain la paroi de la fosse qui s’embrasa tout entière. Les trois crapules grimpèrent à toute vitesse. Je grimpai du côté opposé. Tandis qu’ils éteignaient leurs vêtements enflammés en se roulant par terre, je sortis comme un fou de l’Arrivederci. Ce n’est qu’à ce moment-là que je me donnai de grandes claques partout.

Je n’eus pas besoin de parler en arrivant au tipi. Ils comprirent en me voyant. Ils ne me demandèrent même pas comment je m’étais mis dans cet état. Mes vêtements étaient presque entièrement brûlés, il ne me restait presque plus de cheveux sur la tête et j’empestais une abominable odeur de compost. Ils se levèrent lentement, jetèrent un dernier regard au Grand Chef, à qui on venait de faire la toilette, murmurèrent leur sympathie à Natoma et s’en allèrent un par un retrouver leurs styles de vie respectifs. Pourquoi avaient-ils murmuré ? Ce n’était pas un enterrement ; simplement un petit contretemps dans l’existence de Séquoia. J’allais avoir mon contretemps à moi dans un moment, aussi.

— Je vais t’aider à te laver et à te changer, sourit Natoma. Voilà que je me retrouve avec deux bébés sur les bras.

— Merci. Ce bébé-ci est tt fatigué.

— Ensuite, tu iras te coucher.

— Je n’ose pas, ma chérie. Si je vais me coucher maintenant, je risque de dormir une semaine sans interruption. Il faut d’abord raccompagner notre petit frère à la maison.

— Ce n’est pas raisonnable, Edward. Tu en fais trop.

— Tu as raison. Je sais. Je… j’aurais dû t’écouter, pour Fée.

— Tu ne te doutes pas à quel point j’avais raison, dit-elle d’une drôle de voix.

J’étais tellement fatigué que je n’y pris pas garde sur le moment.

— Écoute, laisse-moi quand même me débarrasser de cette corvée ce soir. Ensuite, on sera seuls. Rien que nous deux. Tu ne sais pas à quel point tu m’as manqué.

Natoma poussa un cri. Les trois cryos venaient d’entrer silencieusement dans le tipi, chargés d’un lourd paquet enveloppé dans du plastique. Les loups n’avaient pas bronché. M’bantou avait dû les emmener avec lui. J’ouvris de grands yeux. Les cryos étaient toujours aveugles, mais ils se déplaçaient maintenant sans hésitation. Un nouveau bienfait de l’ordinateur, sans doute ?

— C’est la sœur ? Votre femme ?

Ils paraissaient se rendre compte de tout.

— Uu.

— Elle ne doit pas avoir peur de nous. Dites-lui qui nous sommes.

— Je le lui ai déjà dit.

— Nous fera-t-elle également confiance ?

— Vous avez sauvé mon frère, fit Natoma.

— Et il nous a sauvés.

— Alors, je dois… Non. Je vous fais confiance.

— C’est une brave femme, Curzon. Et courageuse. Nous savons maintenant à quel point notre aspect choque les gens. Vous allez partir d’ici, maintenant. Tous les trois. Nous allons dresser un bûcher derrière cette tente, et vous ne devez pas voir ça.

— C’est le Rajah que vous avez là ?

— Oui. Sa charogne n’est pas digne du compost. Nous allons la brûler.

— Pourquoi ici ?

— Nous nous installons ici. Nous prenons la relève de Séquoia ; sa maison aussi. Avec la permission de sa sœur ?

— Vous l’avez, déclara Natoma.

— Alors, laissez-nous, s’il vous plaît. Nous avons beaucoup à faire ici, et encore plus pour diriger l’Extro. Pour cela, il nous faut de la solitude.

— De la solitude ? Vous n’allez pas travailler au Centre ?

— Inutile. Nous pouvons diriger l’Extro de n’importe quel endroit sur notre longueur d’onde. Nous l’avons programmé pour qu’il réagisse à notre valence électronique.

— Mais vous allez être Dieu en personne !

— Non. Dieu n’est ni un homme ni une femme.

— Qu’est-ce que c’est, alors ?

— Dieu est un Ami.


Ce ne fut pas commode pour M. et Mme Edward Curzon de faire entrer le petit frère dans un autre pogo, et ce fut encore pire de lui faire prendre le linéaire qui conduisait à la réserve du lac Erié. C’étaient des Shoshoni qui étaient de garde à l’entrée. Ils nous donnèrent un coup de main sans poser de questions, ce pourquoi je leur décernai mentalement un bon point. Nous gagnâmes en hélico le wigwam en marbre, transportâmes Séquoia à l’intérieur et l’étendîmes sur un canapé. Il mouilla le canapé. Mama l’examina et commença à sangloter en cherokee. Les gosses accoururent, ouvrant des yeux ébahis. Mama aboya un ordre. Ils détalèrent et quelques instants plus tard apparut le Sachem. Il s’approcha de son fils.

— À toi de faire, dis-je à Natoma. Explique-leur. Donne-leur tous les détails qu’ils seront capables de comprendre, mais ce n’est pas la peine de leur expliquer ce que c’est qu’un Homol, à mon avis. Je crois que ce serait trop pour eux.

Je sortis. Je marchai jusqu’au petit mur contre lequel nous nous étions adossés, Séquoia et moi, il y avait si longtemps, et je laissai les rayons du soleil me réchauffer un peu. Deux heures plus tard, Natoma sortit du wigwam, me chercha des yeux, me trouva et vint s’asseoir à côté de moi. Elle paraissait déçue et déprimée. Je ne lui dis rien.

Au bout d’un moment, elle parla :

— Je leur ai expliqué.

— Je savais que tu t’en tirerais. Qu’est-ce que tu leur as dit ?

— Que mon frère et toi vous aviez fait des recherches scientifiques avec un ordinateur et qu’il y avait eu un accident.

— Pas si loin de la vérité. Et comment ont-ils pris la chose ?

— Pas tellement bien.

— Je les comprends. Leur fils si brillant, si intelligent. Je leur souhaite de vivre assez longtemps pour le voir redevenir ce qu’il était avant.

— Mon père dit que cela ne se serait jamais produit s’il ne t’avait pas rencontré.

— Je ne pouvais pas prévoir que ça finirait ainsi. Franchement, comment aurais-je pu le savoir ?

— Il dit que tu lui as pris son fils.

Je soupirai.

— Il dit qu’il faut que tu le remplaces.

— Hein ?

— Tu devras être son fils.

— De quelle manière ?

— Ici.

— Dans la réserve ?

— Oui. Ici. Au lac Erié. Tu ne devras jamais le quitter.

— Dio !

— Et Séquoia sera ton fils. Tu devras l’élever et l’aider à redevenir ce qu’il était.

— Mais ça signifie des années de ma vie.

— Oui.

— C’est un drôle de sacrifice.

— Oui. Mais as-tu pensé au mien ?

— Le tien ?

— Il faudra que je redevienne une squaw.

— Pas à mes yeux. Jamais.

— Mais à ceux de mon peuple, oui.

— Écoute, chérie. Il est en bonnes mains. Nous pouvons filer au Brésil, Cérès, dans le Corridor, en Afrique. Tout le système solaire est à nous. Tu n’en as vu qu’une petite partie. Qu’est-ce que tu en dis ?

— Non, Edward. C’est mon devoir de rester. Mais toi, tu peux partir.

— Te laisser ? Jamais.

— Alors, tu resteras et tu feras ce que dit papa ?

— Oui, je resterai. Bon Dieu, Nato. Tu savais très bien que ça finirait comme ça. Alors, pourquoi tourner autour du pot si longtemps ?

Elle contempla ses orteils.

— Je t’aime pour un millier de raisons, Guig. Mais surtout parce que tu ne m’as jamais déçue. Et tu ne me décevras jamais.

— Jamais.

— Je vais te dire une chose que j’avais promis de ne jamais répéter. Ce sera ta récompense.

— Je n’ai pas besoin de récompense pour avoir fait mon devoir.

— Je savais que tu ne trouverais pas le corps de Fée.

— Tu avais raison.

— Je savais qu’il n’était plus là.

Il me fallut un long moment pour encaisser, mais je ne pigeais toujours pas.

— Je ne comprends pas, dis-je.

— Après sa mort, quand tu souffrais tellement, Jicé est sorti avec toi pour te consoler.

— Je me souviens.

— Borgia et moi, nous sommes allées à la fosse à compost. Je voulais que Fée soit inhumée dans un tombeau particulier, pour te faire plaisir. Mais Borgia n’était pas d’accord. Elle parlait de régénération.

— Quoi ? Les clones de l’ADN ?

— Uu. Elle disait que nous étions arrivées à temps, et elle a emporté le corps de Fée avec elle. Ça a coûté un énorme bakchich.

— Et tu ne m’as jamais rien dit.

— Elle m’a fait jurer de garder le silence. Elle disait qu’elle avait eu de la chance avec Boris, mais que l’opération était tellement aléatoire qu’elle ne voulait pas te donner de faux espoirs. De toute façon, je ne comprenais pas la moitié de ce qu’elle disait à l’époque. Mon XXe n’était pp très bon.

Mon cœur se mit à battre très fort.

— Et ensuite ?

— Elle m’a dit qu’elle m’écrirait pour me tenir au courant.

— Et alors ?

— Elle n’a pas encore donné signe de vie.

— Il y a donc toujours de l’espoir. Mon Dieu ! Je… je ne peux pas te dire à quel point je te suis re… Et dire que je t’ai méchamment accusée de jalousie…

— Je te pardonne si tu me pardonnes.

— Pas question de marché entre nous. C’est tous les deux, à la vie, à la mort.

— Pas tout à fait, dit-elle d’une voix solennelle. Je vieillirai et je mourrai, bien sûr, tandis que tu continueras. C’est cela qui fait le plus de mal. Cela devait torturer Fée, qui n’avait même pas… Mais je sais que tu resteras avec moi jusqu’au bout. Qui d’autre s’occuperait de toi ?

— Nous n’avons pas besoin de penser à ces choses-là pendant un bon bout de temps.

— Tu auras sans doute envie de t’en aller.

— Sans doute, mais je ne le ferai pas.

— Tout le monde croira que je suis ta mère.

— Ou bien une vieille très riche que j’ai épousée pour son fric.

Elle gloussa.

— Pourquoi n’as-tu pas choisi une des dames immortelles ?

— Je suppose que c’est parce que je préfère les êtres humains. Le Groupe n’est pas tellement humain, tu sais.

— Toi, tu l’es.

— Nous avons tout le temps devant nous, à la réserve. Nous prendrons des vacances de temps à autre, j’espère. Nous visiterons le système solaire. Tu changeras peut-être d’idée, pour ce que tu viens de dire.

Elle sourit.

— Je vais prévenir mon père. Rendez-vous dans l’arbre dans une heure.

— Pourquoi pas tout de suite ?

— Il faut que j’aide mama à donner le bain à ton fils et à le langer.


Me voici donc, au beau milieu de l’Erié, fils du Puissant Sachem, prince des pavots, bouilleur d’eau-de-feu, et ce n’est pas de tout repos, croyez-moi. Ils m’ont rebaptisé Aigle Blanc. J’étudie le cherokee, la fabrication de l’Horrible Pavot et les traditions locales à l’université. J’obéis aux ordres. Je m’en remets au Sachem pour toutes les décisions importantes. J’officie en même temps que les braves de ma tribu et je me soumets à leur dérision. Mon épouse marche la tête baissée à trois pas derrière moi. Ce qu’elle fait en dehors des heures ouvrables, c’est mon affaire et celle de personne d’autre.

J’ai cet enregistreur sur lequel je consigne mon journal intime en XXe. J’ai prévenu Pepys, et ceux du Groupe me rendent visite à l’occasion. M’bantou a passé six semaines magnifiques dans la réserve. Il s’est fait des amis partout et la nation mandan l’a officiellement adopté. La Tosca est venue étudier les danses tribales pour sa nouvelle production, Salomé. Disraeli m’a apporté un bilan financier. Apparemment, les cryos ont obligé l’Extro à casquer et je suis de nouveau à flot. J’ai pu rembourser le prêt du Sachem. Queenie est venu aussi, mais les Pawnees de service n’ont pas voulu le laisser entrer. Il était blême de rage.

Je crois que je commence à avoir ma petite réputation dans l’Erié. L’autre jour, une délégation de tribus et de nations est arrivée au wigwam pour soumettre un problème de rivalité interne, et ils n’arrêtaient pas de m’appeler « Grand Aigle ». La semaine prochaine, je serai Chef de la porte ouest pour la première vague d’assaut touristique de l’année. Natoma m’a promis de me faire une peinture de guerre qui les emplira d’effroi. Le Sachem nous a donné l’autorisation de prendre le mois de juin en entier cette année. Je crois que nous irons sur la lune.

Dio ! Excuse me. Mon fils est encore en train de pleurer.

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