PREMIÈRE PARTIE Si je m’éveille avant de mourir

1 Une Querelle Avec Dieu

Vusadka : site du débarquement des premiers humains sur la planète baptisée Harmonie. Leurs vaisseaux stellaires se posèrent ; certains colons en descendirent et semèrent dans les riches terres au sud de la zone d’atterrissage. Puis tous les autres sortirent, s’installèrent plus loin et abandonnèrent les vaisseaux.

Laissés à eux-mêmes, les appareils auraient fini par s’oxyder, se dégrader, se désagréger. Mais les humains de l’époque étaient prévoyants. Un jour, leurs descendants auraient peut-être besoin de ces machines. Aussi enfermèrent-ils le terrain d’atterrissage dans un champ de stase afin que ni la poussière portée par le vent, ni la pluie, ni la condensation, ni la lumière directe du soleil, ni les radiations ultraviolettes n’agressent les vaisseaux. L’oxygène, le plus corrosif de tous les poisons, fut éliminé du dôme par aspiration. Le maître ordinateur de la planète – nommé « Surâme » par les enfants de ces premiers colons – fut chargé d’écarter tous les humains de la grande île où reposaient les vaisseaux. Dans leur bulle protectrice, ceux-ci attendirent quarante millions d’années.

Mais aujourd’hui la bulle n’existait plus. L’air était redevenu respirable. Le site d’atterrissage résonnait à nouveau de voix humaines, et pas seulement de celles des adultes austères qui y étaient entrés les premiers : nombre de ceux qui couraient d’un vaisseau ou d’un bâtiment à l’autre étaient des enfants. Tous travaillaient avec acharnement à démonter les parties fonctionnelles de différents vaisseaux pour en remettre un seul en état de marche. Et quand l’appareil qu’ils avaient baptisé Basilica serait prêt, tous ses systèmes en service, entièrement chargé, ses réserves pleines, ils y monteraient une dernière fois et quitteraient ce monde où plus d’un million de générations de leurs ancêtres avaient vécu afin de retourner sur Terre, cette planète où la civilisation humaine avait vu le jour, mais où elle avait duré moins de dix mille ans.

Que représente la Terre pour nous ? se demandait Hushidh en regardant les adultes et les enfants travailler. Pourquoi nous donner tant de mal pour y revenir alors que c’est Harmonie notre foyer ? Les liens qui nous rattachaient à ce monde lointain se sont sûrement dissous depuis le temps !

Pourtant ils partiraient, parce que Surâme en avait décidé ainsi. Elle avait tordu, manipulé leurs existences à tous pour les amener précisément ici et maintenant. Souvent, Hushidh se réjouissait de l’attention que leur portait Surâme ; mais en d’autres occasions, l’idée qu’ils n’avaient pas le droit de diriger eux-mêmes leurs vies l’exaspérait.

Cependant, si nous n’avons pas de liens avec la Terre, nous n’en avons guère plus avec Harmonie, se disait-elle. Et elle seule était à même de constater que cette observation n’avait pas uniquement un sens figuré : toutes les personnes présentes avaient été choisies pour leur sensibilité particulière aux communications mentales de Surâme, mais, chez Hushidh, cette sensibilité prenait une forme singulière. Rien qu’en regardant les gens, elle percevait la force de leurs relations avec leur entourage. C’était comme une vision en état d’éveil : les liens se présentaient comme des cordes de lumière qui rattachaient un individu à ses proches.

Un exemple : Luet, sa jeune sœur, la seule parente par le sang qu’Hushidh eût connue pendant son enfance et son adolescence, et qui justement passait devant son abri ombragé, sa fille Chveya sur ses talons, en route pour apporter le déjeuner à ceux qui travaillaient sur les ordinateurs du vaisseau ; eh bien, toute sa vie, Hushidh avait considéré son lien avec Lutya comme la grande certitude de son existence. Ignorant qui étaient leurs parents, elles avaient été élevées gratuitement dans la célèbre école de Rasa, à Basilica. Toutes les inquiétudes, toutes les mauvaises passes, tous les doutes étaient alors supportables parce que Lutya existait, liée à elle par des cordes qui, pour n’être perceptibles qu’à Hushidh, n’en étaient pas moins solides.

Il y avait d’autres liens, naturellement. Hushidh conservait le souvenir net de sa souffrance à voir grandir celui qui rattachait Luet à son époux, Nafai, exaspérant jeune homme qui faisait parfois preuve de plus d’enthousiasme que de bon sens. Mais à sa grande surprise, le lien entre sa sœur et elle ne s’en était pas trouvé affaibli ; et quand à son tour elle avait épousé Issib, le frère de Nafai, ce lien s’était renforcé au-delà de ce qu’il était pendant leur enfance, chose qu’elle n’aurait pas cru possible.

Aujourd’hui, en regardant Luet et Chveya, Hushidh ne voyait donc pas seulement une mère et sa fille, mais deux êtres de lumière rattachés l’un à l’autre par une épaisse corde chatoyante. On n’aurait su imaginer lien plus fort. Chveya adorait aussi son père, Nafai, mais la relation entre les enfants et leur père était toujours un peu hésitante. Cela tenait à la nature de la famille humaine : auprès de la mère, les petits recherchaient protection et consolation, bref des fondations solides à leur vie ; auprès du père, au contraire, ils recherchaient la critique, espérant l’approbation, redoutant la condamnation. En conséquence, le père avait une importance égale à celle de la mère, mais aussi affectueux et protecteur qu’il soit, la relation avec lui restait marquée d’inquiétude, car il cristallisait toutes les angoisses d’échec de l’enfant. Certes, il existait des exceptions à cette règle ; mais Hushidh avait appris que dans la majorité des cas, c’était le lien avec la mère le plus fort et le plus lumineux.

Plongée dans ses réflexions, elle faillit passer à côté de l’essentiel. Ce n’est qu’au moment où Luet et Chveya disparaissaient dans le vaisseau qu’elle prit conscience d’une absence presque totale : celle du lien qui la rattachait à Lutya !

Mais c’était impossible ! Après tant d’années ? Et pourquoi maintenant ? Elles ne s’étaient pas disputées ! Elles étaient aussi proches que d’habitude, en ce qui concernait Hushidh. Ne s’étaient-elles pas toujours serré les coudes pendant les longues luttes qui avaient opposé l’époux de Luet à ses frères malintentionnés ? Qu’est-ce qui pouvait bien avoir changé ?

Hushidh suivit sa sœur dans le vaisseau et la trouva dans la timonerie où Issib, son propre époux, discutait avec Nafai du système d’entretien de la vie. Les ordinateurs n’intéressaient pas Hushidh : c’est la réalité qui la touchait, les individus de chair et de sang, pas les constructions artificielles à base de un et de zéros. Elle se prenait parfois à penser que si les hommes aimaient tant ces machines, c’était précisément parce qu’elles n’avaient pas de réalité. À l’inverse des femmes et des enfants, on pouvait les maîtriser de A à Z. C’est pourquoi elle se réjouissait secrètement quand elle voyait Issya ou Nyef se casser le nez sur un logiciel récalcitrant avant de mettre le doigt sur l’erreur de programmation. Et quand un de leurs enfants faisait lui aussi preuve d’entêtement, elle soupçonnait Issya de croire au tréfonds de lui-même qu’il suffisait de découvrir l’erreur dans la programmation du petit. Hushidh savait, elle, qu’il ne s’agissait pas d’une erreur, mais d’une âme qui s’inventait elle-même. Cependant, quand elle voulait l’expliquer à Issya, son regard devenait flou et il partait sans tarder se réfugier auprès de ses ordinateurs.

Aujourd’hui, toutefois, tout se passait sans trop de problèmes. Luet et Chveya disposèrent le repas pour les hommes. Hushidh qui n’avait rien de particulier à faire les aida ; mais ensuite, lorsque Luet parla d’aller appeler tout le monde à table, Hushidh fit mine de ne pas saisir l’allusion, pour forcer Luet et Chveya à battre elles-mêmes le rappel.

Issib avait beau être un homme et préférer parfois les ordinateurs aux enfants, il n’était pas idiot. Dès le départ de Luet et de sa fille, il demanda : « C’est à moi que tu voulais parler, Shuya, ou à Nyef ? »

Elle embrassa son époux sur la joue. « À Nyef, évidemment. Toi, je sais déjà tout ce que tu penses.

— Avant que je ne le sache moi-même, répondit-il, faussement contrit. Eh bien, si vous voulez parler seul à seul, c’est vous qui allez devoir sortir. J’ai du travail et il n’est pas question que je quitte la pièce où se trouve mon repas. »

Il ne mentionna pas le fait que tout déplacement lui coûtait un gros effort. Ses flotteurs fonctionnaient au voisinage des vaisseaux stellaires, si bien qu’il n’était pas coincé dans son fauteuil, mais les mouvements importants lui étaient néanmoins pénibles.

Nyef termina de taper une commande quelconque, puis il quitta son fauteuil et emmena Hushidh dans un couloir. « Qu’y a-t-il ? »

Hushidh ne tourna pas autour du pot. « Tu sais comment je perçois le monde, dit-elle.

— Les relations entre les gens, tu veux dire ? Oui.

— J’ai vu quelque chose de très inquiétant, aujourd’hui. »

Nafai attendit qu’elle poursuive.

« Luet est… euh… coupée. Pas de toi, ni de Chveya ; mais de tout le monde par ailleurs.

— Qu’est-ce que ça signifie ?

— Je l’ignore. Je ne lis pas dans la tête des gens. Mais je me fais du souci. Toi, par exemple, tu n’es coupé de personne ; tu es encore – ne me demande pas pourquoi ! – tu es encore rattaché par des liens d’affection et de loyauté à tes écœurants frères aînés et même à tes sœurs et à leurs pitoyables petits époux…

— Je vois que tu n’éprouves que du respect pour eux, fit Nafai d’un ton sec.

— Tout ce que je veux dire, c’est que Luet avait elle aussi ce même… comment exprimer ça ? ce même sentiment d’obligation envers la communauté tout entière. Elle se reliait avec tout le monde. Pas de la même façon que toi, mais avec les femmes, c’était peut-être encore plus fort. Non, c’était bel et bien plus fort. Elle s’était faite la responsable des femmes. Depuis qu’on avait découvert à Basilica son talent de sibylle de l’eau, c’était comme ça. Mais il n’y a plus rien.

— Serait-elle de nouveau enceinte ? Elle ne devrait pas, normalement. Aucune femme ne doit être enceinte au décollage.

— Ça n’y ressemble pas ; elle n’est pas retirée en elle-même comme les femmes qui attendent un enfant. » Hushidh était surprise que Nafai se fût souvenu de ce détail. Elle n’avait parlé qu’une fois, bien des années plus tôt, du fait que les liens des femmes enceintes avec leurs proches s’affaiblissaient parce qu’elles se centraient sur leur enfant. C’était tout Nafai, ça : pendant des jours, des semaines, des mois entiers, on avait l’impression d’un adolescent poussé en graine, empoté, toujours prêt à dire ce qu’il ne fallait pas au mauvais moment, aveugle aux sentiments des autres ; et tout à coup, on s’apercevait que rien ne lui avait échappé, qu’il remarquait et se rappelait pratiquement tout. Ce qui amenait à se demander si les jours où il se montrait grossier, ce n’était pas exprès. Hushidh n’avait pas encore réussi à trancher.

« Alors, de quoi s’agit-il ?

— Je pensais que tu pourrais me le dire, répondit-elle. Luet a-t-elle fait ces derniers temps une allusion indiquant qu’elle se séparait de tout le monde, sauf de toi et de vos enfants ? »

Il haussa les épaules. « C’est possible, mais alors je n’y ai pas fait attention. Je ne remarque pas toujours tout. »

Cette déclaration même rendit Hushidh soupçonneuse. Il remarquait tout, en réalité, et par conséquent il avait repéré quelque chose ; mais il refusait de lui en faire part.

« Je ne sais pas de quoi il s’agit, mais c’est un point de désaccord entre vous », dit-elle.

Nafai prit l’air vexé. « Pourquoi m’interroger si tu ne crois pas mes réponses ? »

Hushidh lança, exaspérée :

« Parce que j’espère toujours qu’un jour tu m’estimeras digne de partager tes secrets les plus intimes !

— Holà ! Mais on est bien énervée, aujourd’hui ! »

C’était quand il jouait les affreux jojos que Hushidh le haïssait le plus. « Il faudra tout de même que j’explique à Luet qu’elle a fait une grosse boulette en empêchant qu’on t’exécute le jour où tu as profané le lac des Femmes à Basilica !

— Je suis bien d’accord, répliqua-t-il. Ça m’aurait épargné le spectacle insoutenable de ta souffrance à m’avoir pour beau-frère !

— C’en est au point que je préférerais encore accoucher tous les jours ! »

Nafai lui fit un grand sourire. « Bon, je vais m’en occuper, dit-il. Franchement, j’ignore pourquoi Luet se couperait des autres, mais c’est dangereux et je vais donc y fourrer mon nez. »

Ainsi, il prenait ses avertissements au sérieux, même s’il ne voulait pas lui dire quel était à son avis le problème. Bah, elle ne pouvait pas espérer beaucoup mieux : Nafai avait beau être le chef actuel de la communauté, il n’avait pas de talent inné pour ce rôle. C’était Elemak, son frère aîné, le meneur d’hommes de la colonie. Si Nafai détenait le pouvoir de gouverner, c’est uniquement parce que Surâme se trouvait dans son camp – ou plutôt, parce qu’il avait pris parti pour Surâme. L’autorité ne lui était pas naturelle, il ne savait pas toujours comment l’utiliser (ou ne pas l’utiliser) et il se trompait parfois. Hushidh ne pouvait qu’espérer qu’il ne ferait pas d’erreur cette fois-ci.

Potya devait avoir faim. Il fallait qu’elle rentre. Comme elle allaitait un nourrisson, on l’avait déchargée de la plupart des tâches qu’exigeait la préparation du voyage ; d’ailleurs, la date de départ avait été fixée en fonction de sa grossesse. Rasa et elle avaient été les dernières à tomber enceintes avant qu’on découvre l’impossibilité de traverser l’espace dans cet état : les produits chimiques et l’hypothermie qui maintiendraient la quasi-totalité des passagers en animation suspendue pouvaient avoir des effets désastreux sur un embryon. Le bébé de Rasa, une petite fille baptisée du nom un peu mièvre de Tsennyi, « trésor », était né un mois avant le troisième fils et sixième enfant de Hushidh. Celui-là, elle l’avait appelé Shyopot, c’est-à-dire « murmure », avec Potya comme diminutif affectueux. Il était arrivé au dernier moment, comme un mot soufflé par Surâme, le dernier chuchotis de son cœur avant qu’elle abandonne ce monde pour toujours, Issib avait trouvé ce nom curieux, mais nettement préférable à « trésor », preuve à leurs yeux que Rasa avait perdu tout sens du discernement et de la mesure. En tout cas, Potya l’attendait, il avait faim, les seins de Hushidh le lui disaient d’une façon pressante.

Mais en sortant du vaisseau, elle tomba sur Luet qui lui adressa un salut joyeux, apparemment inchangée, toujours aussi tendre et affectueuse. Hushidh eut envie de la gifler. Ne me mens pas ! Ne me fais pas croire que tout est normal alors qu’au fond de toi, tu t’es coupée de moi ! Si l’intimité que nous partageons n’est qu’un masque pour toi, plus jamais je n’en retirerai de plaisir !

« Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Luet.

— Qu’est-ce qui pourrait ne pas aller ? rétorqua Hushidh.

— Tu portes ton cœur sur ton visage, en tout cas en ce qui me concerne. Tu es en colère contre moi et j’ignore pourquoi.

— On en parlera plus tard.

— Mais quand ? Qu’ai-je fait ?

— C’est précisément ce que j’aimerais savoir. Qu’as-tu fait ? Ou qu’as-tu l’intention de faire ? »

Elle avait touché juste : les paupières qui s’ouvrent un peu plus, l’hésitation avant de manifester une réaction, comme si elle cherchait laquelle choisir… Hushidh savait désormais que Luet projetait quelque chose qui exigeait de sa part un retrait émotionnel de la communauté.

« Mais rien, répondit enfin Luet. Je suis comme tout le monde, Hushidh : j’élève mes enfants et je prépare le voyage.

— J’ignore ce que tu as derrière la tête, Lutya, mais ne le fais pas. Ça n’en vaut pas la peine.

— Tu ne sais même pas de quoi tu parles !

— Exact, mais toi, tu le sais. Et je te le répète : ça ne mérite pas que tu te coupes de nous. Ça ne mérite pas que tu te coupes de moi ! »

L’expression abasourdie de Luet n’était pas feinte, cette fois. À moins qu’elle n’eût joué la comédie depuis toujours. Mais non ; cette idée était insupportable.

« Shuya, dit Luet, tu l’as vu ? C’est vrai ? Je n’en savais rien, mais c’est peut-être exact, j’ai peut-être déjà tranché les liens avec… oh, Shuya ! » Et elle se jeta dans les bras de sa sœur.

Avec réticence (mais pourquoi ? se demanda-t-elle), Hushidh lui rendit son étreinte.

« Jamais ! sanglota Luet. Je ne ferai jamais rien qui puisse me couper de toi ! Je n’arrive pas à croire que je… Tu ne peux rien y faire ?

— Y faire ?

— Tu sais, comme ce que tu as fait aux soldats de Rashgallivak, le jour où il est venu chez tante Rasa pour enlever ses filles. Tu l’as privé de la loyauté de ses hommes et tu l’as mis à genoux en un clin d’œil. Tu ne t’en souviens pas ? »

Hushidh s’en souvenait très bien ; mais elle avait eu la partie belle, car ayant perçu l’extrême faiblesse des liens entre Rash et ses sbires, il lui avait suffi de quelques mots bien placés et d’une attitude théâtrale pour les remplir de mépris envers leur chef et les pousser à le lâcher sans attendre. « Ce n’est pas pareil, expliqua-t-elle. Je ne peux pas obliger les gens à m’obéir. J’ai pu dépouiller de leur loyauté les hommes de Rash parce qu’ils n’avaient pas envie de le suivre, de toute façon. Mais je suis incapable de recréer tes liens avec nous. C’est à toi de le faire.

— Mais je le veux !

— Commence par me dire ce qui se passe.

— Je ne peux pas.

— Et pourquoi ?

— Parce qu’il ne se passe rien.

— Mais il va se passer quelque chose, c’est bien ça ?

— Non ! répondit Luet d’un ton maintenant à la fois furieux et résolu. Ça n’arrivera pas ! Par conséquent, la discussion est close ! » Là-dessus, elle se précipita vers l’échelle qui menait au cœur du vaisseau, là où leurs compagnons étaient en train de se réunir pour le déjeuner.

C’était Surâme. Hushidh en était sûre, désormais. Surâme a donné à Luet un ordre qu’elle refuse d’exécuter. Et si elle accepte, elle se retrouvera coupée de tout le monde. De quoi s’agit-il ? Qu’est-ce que mijote Surâme ?

Et pourquoi en suis-je exclue ?

Pour la première fois de sa vie, elle se surprit à considérer Surâme comme une ennemie ; elle découvrit soudain qu’elle-même n’avait pas de liens de loyauté solides envers Surâme. De simples doutes avaient suffi à les dissoudre. Je ne sais pas ce que tu es en train de nous faire, à ma sœur et à moi, Très-Sainte, mais arrête tout de suite !

Elle n’obtint aucune réponse. Rien que le silence.

C’est Luet que Surâme a choisie pour une certaine mission et pas moi. De quoi s’agit-il ? Il faut que je sache ! Si le risque est trop grand, je dois m’y opposer !


Luet n’aimait pas le bâtiment où ils vivaient, tout en surfaces dures, lisses et mortes. Elle regrettait la maison de bois qu’ils avaient habitée huit ans durant dans leur petit village de Dostatok, avant que son époux ne découvre l’antique astroport de Vusadka. Et avant cela, elle ne se rappelait pas avoir vécu ailleurs que dans la demeure basilicaine de Rasa. Basilica, cité des femmes, cité de la grâce… Elle revoyait parfois avec nostalgie les brumes qui dissimulaient le lac sacré, les marchés pleins d’une foule bruyante, les rangées de maisons qui se poussaient entre elles pour surplomber les rues. Mais ici… Ceux qui avaient construit ces édifices les trouvaient-ils beaux ? Appréciaient-ils de vivre dans ces lieux morts ?

Pourtant, elle était quand même chez elle, parce que c’était ici que ses enfants se réunissaient pour dormir, pour manger, ici que Nafai rentrait tard le soir pour se pelotonner, épuisé, dans le lit à côté d’elle. Et quand l’heure viendrait de monter à bord du vaisseau baptisé Basilica, ce foyer-là lui manquerait aussi, sans doute ; elle garderait un souvenir ému de leur travail frénétique, des enfants surexcités, de leurs craintes sans fondement. Si elles étaient effectivement sans fondement…

Revenir sur Terre… qu’est-ce que cela signifiait, alors que les humains en étaient partis depuis quarante millions d’années ? Et ces rêves qu’ils ne cessaient tous de faire, rêves de rats géants apparemment doués d’une intelligence malveillante, songes d’espèces de chauve-souris qui semblaient amicales mais n’en étaient pas moins laides à faire peur ? Même Surâme ignorait ce qu’ils voulaient dire et pourquoi le Gardien de la Terre les envoyait. En tout cas, Luet retirait une impression générale de toutes ces images : ce n’était pas un paradis qui les attendait sur Terre.

Mais ce qui l’effrayait vraiment – elle et tous les autres, probablement – c’était le voyage proprement dit. Un siècle à dormir ? Et ils se réveilleraient sans avoir vieilli d’un seul jour ? On aurait dit un conte, comme celui de la petite pauvresse qui se piquait le doigt avec une dent de souris et s’endormait, pour découvrir à son réveil que toutes les femmes riches et belles qu’elle avait connues étaient devenues de grosses vieilles dames, tandis qu’elle était toujours la plus jeune et la plus belle. Mais toujours pauvre. Depuis son enfance, Luet avait trouvé curieuse la chute de cette histoire ; il devait sûrement exister une version où le roi la choisissait pour sa beauté au lieu d’épouser la plus riche pour s’emparer de ses propriétés. Mais cela n’avait rien à voir avec ses inquiétudes présentes. Pourquoi cette digression ? Ah oui ! Elle pensait au voyage, au moment où elle allait s’allonger dans le vaisseau et où le système d’entretien de la vie allait lui planter des aiguilles dans le corps pour la pétrifier le temps de la traversée. Comment savoir s’ils n’allaient pas mourir, tout bêtement ?

Mais ils auraient déjà pu mourir cent fois depuis que la situation avait commencé à se dégrader à Basilica ; et pourtant ils étaient arrivés jusqu’ici, guidés par Surâme, et pour le moment tout se passait à peu près bien. Ils avaient leurs enfants, ils se portaient bien, il n’y avait eu aucun décès ni même aucune blessure grave.

Depuis que Surâme avait confié le manteau du pilote stellaire à Nafai, même Elemak et Mebbekew, ses frères aînés qui n’avaient que la haine au cœur, se montraient relativement coopérants – alors que de notoriété publique l’idée d’aller sur Terre leur faisait horreur.

Dans ces conditions, pourquoi Surâme s’acharnait-elle à tout anéantir ?

Je m’acharne à vous sauver la vie, à ton époux et à toi. En ce lieu où Surâme se trouvait physiquement, Luet percevait sa voix beaucoup plus clairement qu’à Basilica.

« Le manteau du pilote protégera Nafai, murmura-t-elle. Et à son tour, il nous protégera.

Et quand il sera vieux ? Quand Elemak aura appris à ses fils à vous haïr, vous et vos enfants ? C’est de l’arithmétique élémentaire, Luet. Une fois que votre communauté se sera diviséeet elle se divisera, n’en doute pas –, d’un côté il y aura Elemak et ses quatre fils, Mebbekew et le sien, Obring qui a deux fils et Vas qui en a un. Quatre solides adultes et huit garçons. Et dans votre camp, qui ? Ton époux, naturellement. Mais qui sont ses alliés ? Son père, Volemak ?

— Il est vieux, murmura Luet.

Oui, trop. Et Issib est un frêle handicapé. Le seul homme qui reste, c’est Zdorab ; et comment savoir de quel côté il se rangera ?

— Même s’il rejoignait Nafai, ça n’y changerait pas grand-chose.

Tu vois donc le problème. En comptant tes quatre fils, les trois d’Issib et les deux de Volemak, ça ne fait malgré tout pas une grosse armée. Et de toute façon, Elemak ne va pas tarder à frapper, avant qu’aucun des enfants ne soit assez grand pour avoir du poids. Nous avons par conséquent quatre hommes robustes et brutaux contre un seul, qui n’est ni robuste ni brutal.

— À moins que Nafai ne parvienne à maintenir l’union entre tous.

Elemak attend son heure, c’est tout. Je le sais. C’est pourquoi tu vas convaincre Nafai de faire ce que je t’ai montré…

— Convaincs-le, toi !

Il ne m’écoute pas.

— Et pour cause : il sait que ton plan mènerait à la catastrophe ! Il entraînerait exactement les conséquences que tu prétends vouloir éviter !

Il y aura quelques grincements de dents, naturellement…

— Des grincements de dents ! Tu parles ! À l’arrivée sur Terre, on réveillera tous les adultes, qui s’apercevront alors que – petite boulette – Nafai et Luet ont bêtement oublié de se mettre eux-mêmes en animation suspendue et que – deuxième petite boulette –, par le plus grand des hasards, une dizaine d’enfants parmi les plus grands sont restés éveillés avec eux pendant les dix ans qu’a duré le voyage ! Tu comprends, ma chère Shuya, quand tu t’es couchée, ta fille Dza n’avait que huit ans, mais aujourd’hui elle en a dix-huit et elle est mariée avec Padarok, qui, pendant que j’y pense, a dix-sept ans, lui – désolés, Shedemei et Zdorab, mais nous savions que ça ne vous dérangerait pas si nous élevions votre garçon à votre place. Ah, et puis comme on avait ces gosses sous la main, on en a profité pour leur faire la classe, et maintenant ce sont des spécialistes dans tous les domaines nécessaires à la colonie. En plus, ils sont assez grands et forts pour travailler comme des adultes. Mais – troisième boulette – vos gamins à vous, Eiadh, Kokor, Sevet et Dol, ils n’ont rien appris ; ce sont encore de petits enfants qui ne peuvent pas servir à grand-chose.

Tu as étudié le plan sous toutes les coutures, je vois. Pourquoi ne comprends-tu pas qu’il est à la fois nécessaire et sans défaut ?

— Mais ils vont être furieux ! répondit Luet. Ils vont nous détester ! Volemak, Rasa, Issib, Shuya, Shedemei et Zdorab parce que nous leur aurons volé leurs aînés, et les autres parce que nous n’aurons pas donné les mêmes avantages à leurs enfants !

Ils seront en colère, mais mes vrais fidèles comprendront rapidement qu’il est essentiel d’avoir des enfants grands et forts de leur côté. Cela modifiera l’équilibre des forces physiques dans la communauté. Et cela vous permettra de rester tous en vie.

— Ils demeureront tous persuadés, si la communauté se divise, que c’est à cause de cet affreux méfait que nous aurons perpétré, Nafai et moi. Ils nous détesteront, ils nous en voudront et ils ne nous feront plus jamais confiance !

Je leur dirai que l’idée venait de moi.

— Et ils répondront que tu n’es qu’un ordinateur qui ne comprend évidemment pas les sentiments humains, alors que nous qui les comprenons aurions dû refuser de t’obéir !

C’est peut-être vrai. Mais vous ne refuserez pas.

— J’ai déjà refusé une fois ! Et je refuse encore aujourd’hui !

Ta bouche et ton esprit refusent, mais Hushidh a vu que dans ton cœur tu t’apprêtes déjà à m’obéir.

— Non ! » cria Luet.

« Mère ? » C’était Chveya, derrière la porte.

« Qu’y a-t-il, Veya ?

— À qui parles-tu ?

— À moi-même, dans un rêve. Ce ne sont que des bêtises. Recouche-toi.

— Père est rentré ?

— Il est encore au vaisseau avec Issib.

— Mère ?

— Va te recoucher, Chveya. Va vite. »

Elle entendit le bruissement des sandales de la petite qui s’éloignait. Qu’avait-elle entendu ? Depuis quand était-elle derrière la porte ?

Elle a tout entendu.

— Pourquoi ne pas m’avoir prévenue ?

Pourquoi parlais-tu tout haut ? Je perçois parfaitement tes pensées.

— Parce que quand je parle, j’ai les idées plus claires, voilà. Que manigances-tu ? De faire exécuter ton plan par Chveya ?

Étant donné que tu refuses d’en discuter avec Nafai, j’ai réveillé Chveya pour qu’elle entende ce que tu disais. Elle le lui rapportera.

— Tu ne pouvais pas t’adresser directement à Nafai ?

Il ne veut pas m’écouter.

— C’est quelqu’un de très avisé. C’est pour ça que je l’aime.

Il faut qu’on lui expose la situation sous un autre jour. Tu aurais été parfaite pour cette tâche. Mais Chveya fera l’affaire.

— Laisse mes enfants en dehors de ça !

Tes enfants sont des individus à part entière. À l’âge de Chveya, tu étais déjà reconnue comme la sibylle de l’eau de Basilica. Je ne me rappelle pas que tu te sois plainte de notre relation, à l’époque. Et lorsque Chveya s’est mise à recevoir des rêves du Gardien de la Terre, il me semble me souvenir que tu t’es plutôt réjouie.

— Dire que j’ai pu te considérer comme… comme une déesse !

Et comment me considères-tu, aujourd’hui ?

— Si j’ignorais que tu es un programme informatique, je dirais que tu es une vieille touche-à-tout répugnante !

Tu peux te mettre en colère contre moi si ça te fait plaisir. Ça ne me vexe pas. Je comprends, même. Mais il faut réfléchir à long terme, Luet. Comme moi.

— Ah oui ! Tu réfléchis à si long terme que c’est à peine si tu remarques les ravages que tu provoques dans nos existences, pauvres éphémères que nous sommes !

Ta vie a-t-elle été si terrible jusqu’à présent ?

— Disons qu’elle ne s’est pas déroulée comme prévu.

Mais a-t-elle été si terrible ?

— Tais-toi ; fiche-moi la paix ! »

Luet se rejeta en arrière sur le lit et chercha le sommeil.

Mais une pensée la hantait : Hushidh a vu que je n’étais plus reliée aux autres. Ça veut dire qu’inconsciemment j’ai déjà l’intention d’obéir au plan de Surâme. Dans ce cas, autant arrêter les frais et l’exécuter consciemment.

Mais alors, pour le restant de mes jours, ma sœur, tante Rasa et Shedemei me haïront et j’aurai entièrement mérité leur haine.

2 Le Visage De L’ancien

Tout le monde pensait que Kiti ferait le portrait de kTi, son autresoi, pour sa sculpture de l’année. Et de fait, c’était bien son intention, jusqu’au moment où il avait trouvé son argile au bord de la rivière et s’était attelé à en détacher des morceaux à l’aide de sa lance. Il n’y avait pas de jeune homme plus aimé que kTi au village, pas de plus désiré ; de son vivant, la rumeur disait qu’une des grandes dames allait le choisir pour époux et lui offrirait le mariage à vie, proposition extraordinaire pour quelqu’un de son âge. Si cela s’était réalisé, Kiti, en tant qu’autresoi de kTi, aurait partagé cette union. Après tout, puisqu’ils étaient identiques, kTi et lui, peu importait lequel engendrait tel ou tel enfant.

Mais en réalité, ils ne se ressemblaient pas, Kiti le savait bien. Certes, ils avaient le même aspect physique, comme chez toutes les paires-de-naissance ; étant donné que dans un quart des cas une paire complète parvenait à l’âge adulte, il n’était pas rare de voir deux jeunes gens semblables s’apprêter à se proposer aux dames du village et se faire accepter ou refuser en bloc. Ainsi, par coutume et par courtoisie, on manifestait à Kiti le même respect qu’à son autresoi ; mais tout le monde savait que c’était à kTi et non à Kiti qu’ils devaient leur réputation de ruse et de force.

Ce n’était pourtant pas très juste : souvent, quand ils volaient de conserve, occupés à surveiller un des troupeaux du village, à guetter des diables ou à chasser les corbeaux des champs de maïs, c’était Kiti qui disait : « Je parie qu’une des chèvres va essayer de partir de ce côté-ci » ou « Je ne serais pas étonné que les diables utilisent cet arbre ». Et à l’origine de leur exploit le plus célèbre, c’est encore Kiti qui avait dit : « Je vais m’installer sur cette branche en faisant semblant d’être blessé, et toi tu te mettras à l’affût au-dessus avec ta lance. » Mais quand les gens se racontaient l’histoire, on avait toujours l’impression que c’était kTi qui avait imaginé tout le plan ; et pourquoi irait-on penser autrement ? C’était toujours kTi qui agissait, kTi dont la hardiesse assurait la victoire ; Kiti, lui, suivait le mouvement, donnait un coup de main, sauvait parfois son autresoi, mais sans jamais prendre les décisions essentielles.

Pas question, naturellement, d’expliquer cela en public. Il n’y aurait pas plus grande honte que d’essayer de voler sa gloire à son autresoi. Et d’ailleurs, en ce qui concernait Kiti, la situation était parfaitement équitable : car si ses idées se révélaient excellentes, c’était quand même grâce à l’intrépidité de kTi qu’elles se réalisaient.

Comment en était-on arrivé là ? Kiti ne manquait pourtant pas de courage. N’accompagnait-il pas toujours kTi dans ses aventures les plus audacieuses ? N’était-ce pas lui qui avait dû rester immobile sur la branche, tremblant de tous ses membres, et faire semblant d’être blessé, tandis que de petits bruits dans son dos lui indiquaient qu’une trappe-à-diable s’était ouverte dans le tronc et qu’un monstre s’avançait précautionneusement le long de la branche ? Pourquoi personne ne comprenait-il que le vrai courage avait été de rester là, sans bouger, en espérant que kTi interviendrait à temps ? Mais on ne parlait au village que du plan héroïque de kTi, de la victoire de kTi sur le diable.

C’était mal de ma part de lui en vouloir ainsi, se disait Kiti. C’est pour ça que mon autresoi m’a été enlevé, que lorsque l’orage nous a surpris dehors, c’est kTi dont Vent a décroché les pieds et les doigts de la branche, kTi qui s’est fait emporter au ciel pour y voler avec les dieux. Kiti, lui, n’en était pas digne et sa prise sur l’arbre ne s’était donc pas relâchée avant le départ de Vent, comme si Vent voulait lui dire : Tu as été jaloux de ton autresoi, alors je vous ai séparés pour te montrer que sans lui tu n’es rien.

Voilà pourquoi Kiti avait l’intention de sculpter le visage de son autresoi, et pourquoi, finalement, il en fut incapable. Car représenter le visage de kTi, c’était représenter le sien, et dans sa profonde indignité, il ne l’aurait pas supporté.

Pourtant, il fallait bien qu’il réalise une œuvre. Déjà sa salive coulait à flot pour humidifier l’argile, la lécher, la lisser, donner une patine brillante à la sculpture achevée. Et s’il ne faisait pas le portrait de son autresoi, si peu de temps après la mort de kTi, ce serait un scandale. On croirait qu’il manquait d’affection naturelle ; les dames s’imagineraient qu’il n’aimait pas son frère et ne voudraient pas de sa semence dans leur famille. Il ne trouverait qu’une simple femme pour lui proposer l’union ; et lui, pris par la fièvre de l’argile, il accepterait avec empressement, elle porterait ses enfants et il passerait ensuite les années à les regarder en se disant que s’il avait engendré d’aussi vils rejetons, c’était parce qu’il n’avait pas pu se résoudre à sculpter le visage de son bien-aimé kTi.

Mais je l’aimais ! se répétait-il. De tout mon cœur, je l’aimais ! Ne le suivais-je pas partout ? N’ai-je pas remis plusieurs fois ma vie entre ses mains ? Ne l’ai-je pas sauvé à mon tour chaque fois que son impétuosité l’exposait au danger ? Et ne l’ai-je pas pressé de s’en aller : « Un orage arrive, trouvons un abri, il faut nous protéger, qu’importe que nous trouvions ce chemin-à-diable ce vol-ci ou le prochain, demi-tour, demi-tour ! » Mais il n’a pas voulu, il ne m’a pas plus écouté que si je n’existais pas, que si je n’étais rien, comme si je n’avais pas le droit de décider de ma survie, sans parler de la sienne !

L’argile s’assouplissait, s’agglomérait et commençait à se fluidifier entre ses doigts, mais c’étaient autant les larmes que la salive qui l’humectaient. Ô Vent, tu as pris mon autresoi et je ne trouve plus ses traits dans l’argile. Donne-moi une forme, ô Vent, si j’en suis digne ! Ô Maïs, si je dois t’apporter des filles pour s’occuper de tes champs, donne le savoir à mes doigts si mon esprit est éteint ! Ô Pluie, coule avec ma salive et mes larmes et fais vivre l’argile sous mes mains ! Ô Terre, mère au feu profond, rends mes os sages, car un jour ils te reviendront ! Permets-moi de tirer d’autres os, de jeunes os, des os d’enfants de ton argile, ô Terre ! Permets-moi de déposer de jeunes ailes entre tes mains, ô Vent ! Permets-moi de créer de nouvelles graines de vie pour toi, ô Maïs ! Laisse-moi te faire goûter de nouveaux buveurs d’eau, de nouveaux pleureurs, de nouveaux sculpteurs, ô Pluie !

Mais malgré ses supplications les dieux ne firent naître aucune forme sous ses doigts.

Les larmes l’aveuglèrent. Devait-il renoncer ? Devait-il s’envoler dans le ciel de la saison sèche, chercher un village éloigné qui voudrait d’un homme solide, sans espoir de revoir Da’aqebla ? Ou bien devait-il se laisser aller davantage au désespoir, lâcher l’argile qu’il tenait et rester là, sur la rive, à découvert, pour que les diables constatent qu’il n’avait pas de sculpture en lui ? Alors, ils l’emporteraient comme un nourrisson dans leurs cavernes et le dévoreraient vif, si bien que dans son agonie il verrait la reine des diables lui manger le cœur. C’est ainsi qu’il devait finir, au fond de l’enfer, parce qu’il ne méritait pas d’être emporté au ciel par Vent. Tout l’honneur reviendrait à kTi, qui n’aurait pas à le partager avec son ignoble autresoi.

Cependant, ses doigts s’activaient sans qu’il pût voir ce qu’ils façonnaient.

Et tandis qu’ils s’agitaient, il cessa de pleurer sur son indignité, car il s’était aperçu qu’une forme avait finalement pris naissance sous ses doigts. Elle lui était donnée d’une façon qu’il ne connaissait jusque-là que par ouï-dire. Enfant, quand il jouait à la sculpture avec les autres garçons, il était toujours le plus doué, mais jamais il n’avait senti les dieux s’emparer de ses mains. Ce qu’il façonnait alors ne provenait que de son esprit et de ses souvenirs.

Mais voici qu’il ignorait ce qui se créait par son intermédiaire, du moins au début. Pourtant, son chagrin s’apaisa bientôt, ses craintes disparurent, ses yeux s’éclaircirent et il vit. C’était une tête. Une tête étrange qui n’était ni celle d’une personne, ni celle d’un diable ni celle d’aucune créature que Kiti connût. Le front était haut, le nez pointu, sans poils, lisse, les narines ouvertes vers le bas. À quoi pouvait bien servir un tel museau ? Les lèvres étaient épaisses et la mâchoire extraordinairement puissante, le menton projeté en avant comme s’il disputait au nez le privilège de mener cet être en avant dans le monde. Les oreilles arrondies étaient plantées sur les côtés du crâne. Mais quelle créature suis-je donc en train de fabriquer ? Pourquoi pareille laideur naît-elle entre mes mains ?

Et soudain la réponse jaillit dans son esprit : C’est un Ancien !

Ses ailes se mirent à trembler cependant que ses mains continuaient, fermes et sûres, à sculpter les détails du visage. Un Ancien ! Mais comment le savait-il ? Personne n’en avait jamais vu. De temps en temps seulement, dans une caverne retirée, on découvrait une relique incompréhensible de l’époque où ils vivaient sur Terre. Da’aqebla, pourtant un des plus vieux villages, ne possédait que trois de ces reliques. Oserait-il dire aux dames que cette tête grotesque, difforme, était celle d’un Ancien ? Elles se moqueraient de lui ! Ou plutôt, elles s’indigneraient qu’il pût les imaginer assez stupides pour croire une affirmation aussi farfelue. Comment juger ta sculpture si nul n’a jamais vu ce que tu façonnes ? Tu aurais mieux fait de laisser ta glaise en boule informe et de dire que ça représentait un caillou de la rivière !

Malgré les doutes qui le tenaillaient, ses mains et ses doigts s’activaient toujours. Il sentait, sans savoir comment, qu’il devait y avoir des poils sur le ressaut osseux au-dessus des yeux, que la fourrure du crâne devait être longue, qu’il devait se trouver sous le nez une dépression qui menait à la lèvre. Et quand il eut fini, il ne comprit pas comment il le savait. Il contempla le résultat et en fut épouvanté : c’était laid, bizarre et trop grand. Et pourtant c’était ainsi qu’il le fallait.

Que m’avez-vous fait, ô dieux ?

Il était encore plongé dans la contemplation de la tête de l’Ancien quand les dames apparurent dans le ciel avant de piquer sur la berge. Ceux dont les sculptures avaient déjà été examinées se trouvaient un peu à l’écart. Kiti les connaissait tous, naturellement, et devinait sans mal à quoi ressemblaient leurs œuvres. Quelques-uns étaient mariés et, comme leurs dames étaient unies à eux pour la vie, leurs sculptures ne participaient pas au concours. D’autres étaient des jeunes, comme Kiti, qui proposaient leur travail pour la première fois – et d’après leur vague air de chien battu ils n’avaient pas produit l’impression espérée. Cependant, la fièvre de l’argile les tenait tous et c’est à peine s’ils le regardaient, lui ou sa sculpture : ils n’avaient d’yeux que pour les dames.

Elles examinèrent son œuvre en silence. Certaines se déplacèrent pour l’observer sous un autre angle. Kiti le savait : sa sculpture était d’une facture exceptionnelle et rien que par sa taille elle était audacieuse. La fièvre de l’argile bouillonnait en lui, toutes les dames lui paraissaient magnifiques et leur expression sceptique l’emplissait d’angoisse. Il n’avait plus qu’une envie : qu’elles le choisissent.

Enfin le silence fut rompu. « Qu’est-ce que ça représente ? » murmura une voix. Kiti en chercha l’origine ; c’était Upua, une dame qui ne s’était jamais mariée et qui, depuis quelques années, ne s’était même pas accouplée. Cela lui valait la réputation d’une prétentieuse des plus difficiles à séduire. Naturellement, il fallait que ce soit elle qui l’interroge devant tout le monde !

« C’est né tout seul entre mes mains, répondit-il, n’osant avouer ce qu’était réellement la sculpture.

— Tout le monde s’attendait que tu honores ton autresoi », attaqua une autre dame, enhardie par la question dédaigneuse d’Upua.

L’épreuve suprême. Impossible de l’éviter. Mais oserait-il dire la vérité ? « C’était mon intention, mais alors j’aurais aussi sculpté mon propre visage et je n’en étais pas digne. »

Ces mots soulevèrent un brouhaha. Certaines dames trouvaient cette raison ridicule ; d’autres n’y voyaient qu’un mensonge ; d’autres enfin prirent le temps d’y réfléchir.

Pour finir, elles rendirent leur verdict. « Ce n’est pas pour moi. » « C’est laid. » « Très curieux. » « Intéressant. » Mais quel que fût le commentaire, elles s’envolaient l’une après l’autre en grands cercles dans le ciel, puis se dirigeaient vers les arbres les plus proches. Les hommes, sans doute fort réjouis du fiasco total de Kiti et de son soi-disant talent, allèrent les rejoindre.

Finalement, seuls restèrent sur la berge Kiti et Upua.

« Je sais ce que c’est », dit-elle.

Kiti n’osa pas répondre.

« Ça représente la tête d’un Ancien », poursuivit-elle.

Sa voix porta jusqu’aux autres, installés dans les branches. Ils l’entendirent et beaucoup émirent un hoquet ou un sifflement de stupéfaction.

« Oui, dame Upua, avoua Kiti, honteux de voir son outrecuidance étalée au grand jour. Mais cette sculpture m’a été donnée par l’entremise de mes mains. Ce n’est pas du tout ce que j’avais l’intention de faire. »

Pendant un long moment, Upua se tut ; elle fit plusieurs fois le tour de l’œuvre.

« Le jour est bref ! » jeta une des dames les plus influentes du haut de son perchoir.

Upua tressaillit et la regarda. « Pardonnez-moi, répondit-elle. Je voulais m’imprégner de cet objet, car c’est un grand présent que nous ont fait les dieux de nous permettre ainsi de contempler le visage des Anciens. »

Quelques rires fusèrent. Croyait-elle vraiment Kiti capable de sculpter ce qu’on n’avait jamais vu ?

Elle se tourna vers lui ; la fièvre de l’argile le submergeait tant, désormais, qu’il avait peine à se retenir de se jeter à ses pieds pour la supplier de s’accoupler avec lui.

« Épouse-moi », dit-elle.

Il avait mal entendu, sûrement.

« Épouse-moi, répéta-t-elle. Dorénavant et jusqu’à ma mort, je ne veux que des enfants de toi.

— Oui », répondit-il.

Depuis mille ans, aucun homme n’avait reçu pareil honneur. Se voir proposer le mariage dès sa première sculpture, et par une dame d’un tel prestige ? Dans l’assistance, beaucoup furent indignés, dames et hommes confondus. « C’est ridicule, dame Upua ! s’exclama une autre influente. Vous dépréciez l’institution du mariage en vous donnant à quelqu’un d’aussi jeune et pour une réalisation aussi grotesque !

— Les dieux lui ont fait don du visage d’un Ancien. Venez tous examiner encore cette sculpture. Nous resterons ici le temps de deux chants afin de graver le visage des Anciens dans notre mémoire et de pouvoir enseigner à nos enfants ce que nous avons vu aujourd’hui. »

Et parce que c’était la dame qui avait proposé le mariage et s’était vue acceptée en ce lieu même, les autres durent obéir à sa volonté durant deux chants. Ils étudièrent donc le visage de l’Ancien et ensemble Kiti et Upua entrèrent à jamais dans les légendes du village de Da’aqebla. Ils entrèrent aussi en union et Kiti, qui aurait jusque-là tremblé à l’idée d’être l’époux d’une si terrifiante dame, constata bientôt qu’elle faisait une femme aimante et tendre et qu’il n’éprouvait que du bonheur à vivre auprès d’elle en mari protecteur et attentionné. Certes, kTi lui manquait de temps en temps, mais plus jamais il ne pensa que Vent l’avait puni en ne l’emportant pas au ciel avec lui.

Or en ce premier jour, tous ignoraient ce que leur réservait l’avenir. On savait seulement que Kiti était le sculpteur le plus audacieux de tous les temps, et comme sa hardiesse lui avait valu de conquérir le cœur d’une dame, il remonta aussitôt dans l’estime générale. En vérité, c’était bien l’autresoi de kTi ; et si kTi avait disparu, son courage et son intelligence brûleraient désormais en Kiti jusqu’à ce que, l’âge venant, ils se muent en force et en sagesse.

Quand les deux chants furent passés et que la troupe des dames et des hommes se fut transportée jusqu’à l’œuvre suivante, des silhouettes sombres émergèrent de l’ombre des arbres. Elles aussi se mirent à tourner autour de l’étrange sculpture, puis elles finirent par l’emporter, malgré sa taille et son poids hors du commun, de même que son apparence énigmatique.

3 Secrets

C’était sorti tout seul. Chveya n’avait pas l’intention de raconter à tout le monde ce qu’elle avait entendu derrière la porte de Mère, la nuit précédente. Elle savait garder un secret, même un secret sidérant comme le fait que Mère veuille faire grandir Dazya et la marier à Rokya pendant le voyage. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Que Chveya devait épouser Proya, un truc comme ça ? Tu parles comme ce serait drôle ! Il vaudrait mieux que ce soit lui qui se marie avec Dazya : de cette façon, les deux qui aimaient le plus commander pourraient se commander l’un l’autre jusqu’à plus soif ! Pourquoi la propre mère de Chveya voulait-elle donner à Dazya le garçon le plus intéressant qui ne soit pas un de ses cousins germains ?

Chveya était encore plongée dans ses réflexions quand Dazya s’était mise à l’agonir d’injures à cause d’une bêtise quelconque – une porte ouverte alors que Dazya voulait qu’elle soit fermée, ou l’inverse ; Chveya avait alors lâché sans le vouloir : « Ah, ferme-la, Dazya ! De toute façon, tu vas épouser Rokya pendant le voyage, alors laisse-moi au moins m’occuper toute seule des portes ! »

Et ce n’était pas sa faute si Rokya passait justement avec son père, les bras chargés de panières pleines à congeler dans le vaisseau.

« Qu’est-ce que tu racontes ? dit Rokya. J’ai pas envie de vous épouser, ni l’une ni l’autre ! »

Mais ce n’est pas sa réaction qui inquiéta Chveya. C’est celle de son père, le petit Zdorab. « Pourquoi te demandes-tu qui va épouser Padarok ? lui fit-il.

— Ben… c’est juste qu’il n’est pas cousin avec moi ni rien, répondit Chveya en rougissant.

— Le mariage, elle ne pense qu’à ça ! » lança Dazya. Puis, toujours attentionnée, elle ajouta : « Elle est malade de la tête !

— Tu n’as que huit ans, dit Zdorab avec un sourire amusé. D’où te vient cette idée qu’il y aurait des mariages pendant le voyage ? »

Chveya serra fermement les lèvres et haussa les épaules. Elle n’aurait pas dû répéter ce qu’elle avait entendu à la porte de sa mère, elle le sentait bien. Si elle ne disait plus rien, peut-être que Zdorab, Rokya et Dazya oublieraient cette affaire, et alors Mère ne saurait jamais que sa fille était une espionne et une pipelette.


Elemak écouta Zdorab, impavide. Mebbekew ne resta pas aussi calme. « J’aurais dû m’en douter ! Ils ont l’intention de nous voler nos gosses !

— Ça m’étonnerait, dit Elemak.

— Tu l’as entendu, non ? Tu n’imagines quand même pas que Chveya aurait inventé toute seule cette idée de garder les enfants éveillés pour qu’ils grandissent pendant le voyage, non ?

— Je veux dire que ça m’étonnerait de Nyef qu’il choisisse de garder éveillés nos enfants à nous.

— Et pourquoi pas ? Il aurait dix ans devant lui pour les monter contre nous !

— Il sait que s’il me faisait ça, je le tuerais, répondit Elemak.

— Mais pas moi, et il le sait aussi, intervint Zdorab. Vous vous rendez compte : il en parle à sa fille, mais nous, il nous laisse dans l’ignorance totale ! »

Elemak réfléchit un moment. Ce genre de négligence était assez dans les manières de Nafai, mais il n’était pas tout à fait convaincu. « Écoutez, il est possible que ce plan ne vienne pas de Nafai, mais de la mère de Chveya. La sibylle de l’eau regrette peut-être l’influence qu’elle possédait à Basilica.

— Peut-être qu’elle a envie de diriger une école, comme sa mère, dit Mebbekew.

— Mais que pouvons-nous y faire, de toute façon ? demanda Zdorab. C’est Nafai qui a le manteau du pilote ; c’est lui qui détient l’Index et qui commande le vaisseau. Comment l’empêcher de réveiller nos enfants et d’en faire ce qu’il veut ?

— Les réserves de nourriture ne sont pas infinies, répondit Elemak. Il ne pourra pas réveiller tout le monde.

— D’accord, mais réfléchis une seconde, dit Mebbekew. Imagine qu’à notre réveil, son fils Jatva soit un grand gaillard de dix-sept ans ? Nyef était grand à cet âge-là, tandis que nos enfants ne seront encore que des gosses. Et n’oublions pas les deux derniers de Père, Oykib et Yasai. Ni ton Padarok, Zdorab. »

L’archiviste eut un sourire triste. « Padarok ne sera jamais grand.

— Mais ce sera un homme. Ce n’est pas bête, comme plan ; il va leur farcir le crâne de ses idées pendant le voyage. »

Elemak hocha la tête. Tout cela, il l’avait déjà envisagé. « La question est donc : qu’allons-nous faire ?

— Rester nous-mêmes éveillés ! »

Elemak fit non de la tête. « Il a dit que le vaisseau ne partirait qu’une fois tout le monde endormi, à part lui.

— Alors ne partons pas ! s’exclama Mebbekew. Attendons qu’il décolle et ensuite ramenons nos familles à Basilica !

— Meb, as-tu déjà oublié que nous n’avons plus de fortune ? C’est une existence misérable qui nous attend à Basilica, si même on ne nous jette pas en prison ou qu’on ne nous tue pas à vue.

— Et le trajet de retour serait affreux avec de petits enfants, renchérit Zdorab. Sans compter que ni Shedemei ni moi ne souhaitons revenir à Basilica.

— Eh bien, suis Nafai ! dit Mebbekew. Fais ce que tu veux, je m’en fous ! »

Elemak écoutait Mebbekew avec mépris. Mais quel imbécile ! Zdorab leur avait rapporté les paroles de Chveya ; il n’avait jamais été des leurs jusque-là, mais à présent qu’on menaçait ses enfants, l’occasion se présentait de le détourner de Nafai pour de bon. Il ne resterait alors plus dans le camp adverse que Nafai, Père et Issib – en d’autres termes, Nyef, le vieux et l’infirme.

« Zdorab, dit-il, ce que tu nous apprends est très sérieux. À mon avis, il n’y a qu’une solution : faire semblant d’entrer dans le jeu de Nafai. Mais il doit exister un moyen de pénétrer dans l’ordinateur du vaisseau et de le régler pour qu’il nous réveille lorsque le voyage sera bien avancé ; à ce moment, Nafai croira tenir la situation en main et ne s’attendra pas à nous voir surgir. Les capsules d’animation suspendue sont à l’écart des quartiers d’habitation. Qu’en penses-tu ?

— Moi, j’en pense que c’est idiot ! intervint Mebbekew. Tu n’aurais pas oublié ce qu’il y a dans l’ordinateur de bord, par hasard ?

— Eh bien ? demanda Elemak à Zdorab. Cet ordinateur est-il identique au fameux Surâme ?

— Ma foi, en y réfléchissant, peut-être pas. Surâme n’a été mis en fonction qu’après l’arrivée des vaisseaux sur la planète. Il charge en ce moment une partie de sa personnalité dans les ordinateurs du bord, mais il ne connaît pas aussi bien le vaisseau que le matériel qu’il habite depuis quarante millions d’années.

— Sa personnalité ! releva Mebbekew avec mépris. Ce n’est jamais qu’une machine, quand même ! »

Elemak ne quittait pas Zdorab des yeux.

« Hum, reprit celui-ci, je ne sais pas. Mais je ne crois pas que les voyageurs de l’époque… enfin, ils n’ont pas remis leurs existences entre les mains de Surâme. Ça n’a commencé qu’à la génération suivante. Alors, peut-être que les ordinateurs du bord…»

Il s’interrompit. Elemak enchaîna :

« Oui, peut-être, si tu te montres assez astucieux.

— De fausses indications… dit Zdorab. Il existe un logiciel qui s’occupe de programmer les différentes phases du voyage, les corrections de cap, et cætera. Mais j’imagine que Surâme le vérifie souvent.

— Vois ce que tu peux faire, dit Elemak. Pour ma part, je ne suis pas très doué dans ce domaine. »

Zdorab se rengorgea, selon les prévisions d’Elemak. Comme tous les chétifs studieux et sans volonté, il était flatté du respect que lui manifestait un Elemak, quelqu’un de grand et de fort, un chef charismatique et dangereux. Qu’il était facile de le mettre dans sa poche ! Après toutes les années qu’il avait passées sous la coupe de Nafai, c’était même d’une facilité déconcertante. Patience ; mieux valait attendre et assurer ses arrières.

« Je compte sur toi, dit Elemak. Mais quoi que tu fasses, n’en parle à personne, pas même à moi. Qui sait ce que cet ordinateur peut entendre ?

— Comme par exemple tout ce qui s’est dit ici ce soir ! grinça Mebbekew.

— Écoute, Zdorab, débrouille-toi au mieux. Il n’y a peut-être rien à faire, mais si tu peux agir, ce sera toujours plus que ce dont Meb ou moi sommes capables. »

Zdorab hocha la tête d’un air songeur.

Il m’appartient désormais, pensa Elemak. Je le tiens. Quoi qu’il arrive, Nyef l’a perdu, et tout ça parce que sa femme ou lui n’a pas su se taire devant leurs enfants ! Faible et tête en l’air, voilà Nafai. Faible, tête en l’air et inapte à commander.

Et s’il faisait le moindre geste pour nuire aux enfants d’Elemak, ce n’est pas seulement sa position d’autorité qu’il perdrait. Mais de toute façon ce n’était qu’une question de temps. Après la mort de Père, peut-être, mais un jour viendrait où toutes les insultes et les humiliations se paieraient. L’homme d’honneur n’oublie pas les mensonges, les tricheries ni les perfidies de son ennemi.


« Allons faire un tour », dit Nafai à Luet.

Elle lui sourit. « Pas encore assez fatigué ?

— Allons faire un tour », répéta-t-il.

Ils sortirent du bâtiment d’entretien où tout le monde habitait en commun et traversèrent le plan dur du terrain d’atterrissage. Puis il l’emmena, non vers les vaisseaux stellaires mais vers les bois, loin de toute compagnie.

« Luet… dit-il.

— Ah ! Nous avons un gros tracas sur les bras !

— Nous, je ne sais pas. Mais moi, oui.

— Qu’est-ce que j’ai fait ?

— J’ignore si tu as fait quelque chose. Mais Zdorab, lui, a entré une date d’éveil dans le calendrier du vaisseau.

— Et pour quoi faire ?

— Il a réglé le programme sur la moitié du trajet. Pour se faire réveiller, ainsi que Shedemei. Et aussi Elemak.

— Elemak ?

— À ton avis, pourquoi a-t-il fait ça ? demanda Nafai.

— Mais je n’en ai aucune idée !

— Bon, eh bien pourrais-tu y réfléchir une minute ? Tu ne saurais pas quelque chose qui pourrait te mettre sur la voie ? »

Luet commençait à s’énerver. « Qu’y a-t-il, Nafai ? Si tu as appris quelque chose, si tu veux m’accuser de je ne sais quoi…

— Mais j’ignore tout ! C’est Surâme qui m’a mis au courant pour le petit système de réveil de Zdorab. Et quand j’ai demandé le pourquoi de ce truc, il m’a répondu : Interroge Luet. »

Luet rougit. Nafai haussa les sourcils. « Ah ! dit-il. Ça devient plus clair ?

— C’est Surâme qui s’amuse avec nous.

— Tiens donc ?

— Ça n’a rien de nouveau. Elle n’arrête pas depuis le début.

— Ça t’ennuierait de m’expliquer en quoi consiste le jeu, cette fois-ci ?

— Il doit y avoir un rapport, mais je ne vois pas… ah, mais si ! Chveya m’a entendue ! »

Nafai se passa la main sur le front. « Bien sûr, tout s’éclaire. Mais Chveya t’a entendu faire quoi, par pitié ?

— Parler à Surâme, hier soir. À propos de… de ce que tu sais.

— Non, je ne sais pas !

— Tu veux rire !

— De moins en moins, je t’assure.

— Quoi, Surâme ne t’en a même pas parlé ? De son idée de garder les enfants éveillés pendant le voyage ?

— Mais c’est ridicule, voyons ! Les réserves ne sont pas suffisantes pour maintenir tout le monde éveillé ! Ça va durer dix ans !

— Je ne sais pas, gémit Luet. D’après Surâme, il y aurait de quoi nous permettre, à toi, moi et douze des petits, de rester éveillés la plus grande partie du voyage.

— Mais pour quoi faire ? Tout l’intérêt de l’animation suspendue consiste à nous éviter de nous ennuyer à mourir pendant dix ans ! Même moi, je n’ai pas l’intention de rester debout tout le temps. Et il faudrait que nos enfants passent dix ans – plus de la moitié de leur vie ! – à tourner en rond dans cette casserole ?

— Surâme ne t’en a jamais parlé… Ça me rend folle de rage ! »

Nafai la regarda ; il attendait visiblement une explication. Luet soupira. « Ne seraient concernés que nos enfants, en dehors des jumeaux, les aînés de Shuya, Netsya comprise, le fils et la fille de Shedemei et tes frères Oykib et Yasai.

— Et pourquoi pas les plus petits ?

— Impossible. Ils ne peuvent pas passer les deux premières années de leur vie en gravité réduite.

— Ça ne peut pas marcher, dit Nafai. Même si tous les parents étaient d’accord, les enfants ne trouveraient personne de leur âge à épouser, à part les deux petits de Shedya. Les autres seraient frères et sœurs, cousins germains de double ascendance ou au mieux, comme Oykib et Yasai, simples cousins germains, et c’est déjà trop.

— Nyef, tout ça, je l’ai dit et redit à Surâme. C’est une aberration ; tu t’imagines que je ne m’en rends pas compte ? Hier soir encore, je me disputais avec elle à ce sujet, et c’est ce que Chveya a dû entendre.

— Il n’est pas nécessaire de parler tout haut à Surâme, Luet, remarqua Nafai.

— Eh bien, moi, c’est comme ça que je fais ! répliqua-t-elle d’un ton sec.

— Bref, toujours est-il que Zdorab a l’air de considérer qu’il doit se réveiller au milieu du voyage pour contrôler ce que je fais.

— Il est furieux, je suppose.

— Eh bien, il ne nous reste plus qu’une solution. » Nafai saisit Luet par la main et ils reprirent le chemin du bâtiment d’entretien.

Quelques minutes suffirent pour réunir tous les adultes dans la cuisine, autour de la grande table où ils prenaient leurs repas par équipes. Comme toujours, Elemak affichait une expression d’agacement rentré, tandis que Mebbekew ne cachait pas son hostilité. « Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda-t-il d’un ton exaspéré. On ne peut même plus se coucher à des heures normales, maintenant ?

— J’ai une mise au point à faire qui ne peut pas attendre, dit Nafai.

— Allons bon, qu’est-ce qu’on a encore fait de mal ? fit son frère, sarcastique.

— Rien. Mais certains ici croient que Luet mijote quelque chose – ou plutôt non : vous croyez sans doute que c’est moi, maintenant que j’y pense – et je tiens à m’en expliquer franchement sans délai.

— S’expliquer franchement ! s’exclama Hushidh. Ça va nous changer ! »

Nafai ne tint pas compte de l’interruption. « Apparemment, Surâme essaye de persuader Luet de faire une grosse bêtise avec certains enfants pendant le voyage.

— Une bêtise ? » Volemak, le père de Nafai, avait l’air déconcerté.

« Une bêtise, répéta Nafai. Comme en maintenir certains éveillés.

— Mais ils s’ennuieraient à mourir ! » s’exclama Kokor, une des sœurs aînées de Nafai.

Sans répondre, il regarda chaque visage tour à tour. Il constata non sans plaisir que même Elemak, sûrement au courant de ce projet et conscient de toutes ses implications, paraissait un peu étonné de son intervention. « Je sais que certains d’entre vous ont eu vent de cette affaire avant moi. Et si j’en ai eu connaissance, c’est uniquement parce que Surâme a découvert le signal de réveil que tu as introduit dans le calendrier du vaisseau, Zdorab. »

Le bref regard, aussitôt détourné, de Mebbekew à Zdorab confirma que lui aussi connaissait l’existence du signal. Sans doute pensait-il même que le petit bricolage de Zdorab le réveillerait en même temps que les autres ; mais naturellement, Zdorab en savait toute l’inutilité. Si seulement Meb percevait le mépris dans lequel tout le monde le tenait ! Quoiqu’il dût quand même le sentir, pour se montrer aussi constamment agressif.

« Eh bien, Zdorab, poursuivit Nafai, c’est une bonne idée, je crois. Évidemment, Surâme a effacé ton signal, mais je vais en placer un autre. À mi-voyage, tous les adultes seront réveillés le temps d’une journée, pour que chacun puisse examiner ses enfants et constater qu’ils n’ont pas vieilli depuis le départ. Je ne vois pas meilleur moyen de vous garantir que Surâme n’y aura pas mis son nez. »

Volemak eut un petit rire. « Crois-tu vraiment pouvoir jouer au plus fin avec Surâme ? »

Luet intervint. « Surâme est très intelligente, mais ce n’est pas un être humain. Elle ne comprend pas ce qu’il nous en coûterait de rater l’enfance de nos petits. Quelle réaction auriez-vous, tante Rasa, si à votre réveil Okya et Yaya étaient devenus des adolescents de dix-huit et dix-sept ans ? Si vous aviez manqué toutes les années dans l’intervalle ? »

Rasa eut un mince sourire. « Je ne le pardonnerais jamais au responsable. Même si c’était Surâme.

— Voilà ; c’est ce que j’ai tenté de lui expliquer hier soir. Les sentiments humains lui échappent, parfois.

— Parfois ? murmura Elemak.

— Je… je parlais tout haut. J’étais seule dans ma chambre ; Nafai était encore au travail. Mais Chveya s’est relevée et elle a dû écouter un bon moment à ma porte avant de frapper.

— Comment ? La fille de la Sibylle écoute aux portes ? » s’exclama Meb, feignant d’être scandalisé.

Luet ne lui accorda pas un regard. « Chveya n’a pas compris ce qu’elle a entendu. Je m’excuse auprès de vous tous de l’émoi que j’ai provoqué. Je sais qu’avant ce soir certains étaient au courant du projet de Surâme et d’autres non, mais quand je l’ai appris à Nafai il y a quelques minutes, nous nous sommes dépêchés de venir ici et… et voilà.

— Demain, Zdorab pourra vérifier que le signal est réglé sur la mi-parcours. Pour qu’il ne nous réveille pas, il faudrait que Surâme l’annule pendant une de mes périodes de sommeil ; mais ça m’étonnerait, parce qu’à mon réveil suivant, je ranimerais tout le monde manuellement. Je vous le dis une fois pour toutes : personne ne fricotera avec le passage du temps. À notre arrivée, nos enfants auront le même âge qu’au départ. Le seul qui aura vieilli, ce sera moi, et croyez-moi, je n’ai pas envie de perdre plus de temps que le minimum nécessaire pour faire fonctionner le vaisseau en toute sécurité.

— Mais en fait, est-il vraiment utile que tu restes éveillé ? demanda Obring, le mari de Kokor, un petit faux jeton, de l’avis réfléchi de Nafai.

— Les vaisseaux n’ont pas été prévus pour être commandés par Surâme. D’ailleurs, son programme n’a été complètement écrit qu’après l’atterrissage de la flotte d’origine. Les ordinateurs du bord l’ont maintenant en mémoire, mais un programme unique ne peut pas commander tous les ordinateurs du vaisseau à la fois. C’est un système de sécurité fondé sur la redondance : il est impossible que tous les appareils tombent en panne en même temps. Par ailleurs, il y a certaines tâches dont il me faudra m’acquitter de temps en temps.

— Dont il faudra que quelqu’un s’acquitte, en tout cas, murmura Elemak.

— C’est moi qui porte le manteau, riposta Nafai. Et il me semble que cette question a déjà été réglée. Vous avez vraiment envie de relancer de vieilles querelles moisies ? »

Personne n’en avait envie, apparemment.

« Mon fils, dit Volemak, tu ne peux empêcher Surâme de faire ce qu’il sait être juste.

— Mais Surâme se trompe, répondit Nafai. Ce n’est pas plus compliqué que ça. Si je lui obéissais, cette fois, aucun d’entre vous ne me le pardonnerait.

— Exact, fit Mebbekew.

— Et moi non plus je ne me le pardonnerais jamais. L’affaire est donc close. Zdorab verra le calendrier demain et chacun pourra le vérifier avant le départ.

— C’est très aimable de ta part, dit Elemak. Nous dormirons mieux cette nuit, je pense, sachant que rien ne se trame dans notre dos. Merci de ta franchise et de ton honnêteté. » Il se leva.

« Non ! s’écria Volemak. Vous ne pouvez pas vous rebeller contre Surâme ! Personne ! Pas même toi, Nafai !

— Nafai et vous pouvez en discuter tout votre soûl, Père, s’interposa Elemak. Mais Eiadh et moi allons nous coucher. » Il quitta la table et sortit, le bras autour des épaules de son épouse. La plupart des autres l’imitèrent – Kokor et son mari, Obring, Sevet avec Vas et Meb avec sa femme, Dolya. Au moment de les suivre, Hushidh et Issib s’arrêtèrent pour échanger quelques mots avec Nafai et Luet. « Très bonne idée d’avoir réuni tout le monde comme ça, dit Hushidh. C’était très convaincant. Sauf qu’Elemak ne te fait aucune confiance ; la scène de ce soir l’a simplement persuadé que tu cherchais à l’embobiner.

— Bravo pour l’analyse en temps réel ! » glissa Luet d’un ton hargneux.

Nafai s’interposa vivement.

« Je te remercie, Hushidh. De toute façon, je ne m’attendais pas qu’il accepte tout ce que je dis les yeux fermés.

— Je voulais seulement que tu saches, reprit Hushidh, que la barrière entre Elemak et toi est plus solide et plus épaisse que tous les liens qui unissent notre communauté. D’ailleurs, c’est en soi une espèce de lien. Mais si tu croyais que la saynète de ce soir allait te gagner sa confiance, c’est raté.

— Et toi ? demanda Luet. Tu as été convaincue ? »

Hushidh sourit tristement. « Je te vois toujours coupée de tous sauf de ton mari et de tes enfants, Luet. Quand ça aura changé, je commencerai à croire aux promesses de ton époux. » Là-dessus, elle sortit. Issib sourit en haussant les épaules d’un air impuissant et la suivit sur ses flotteurs.

Zdorab et Shedemei restaient à la traîne. « Nafai, dit Zdorab, je veux te présenter mes excuses. J’aurais dû savoir que tu ne…

— Je comprends très bien, l’interrompit Nafai. Tout portait à croire que nous mijotions un mauvais tour dans ton dos. J’aurais agi comme toi, si j’y avais pensé.

— Non, répondit Zdorab. J’aurais dû t’en parler en privé. J’aurais dû essayer de comprendre ce qui se passait.

— Zdorab, je ne ferais jamais rien à tes enfants sans ton accord.

— Et je ne le donnerais jamais. Nous sommes le couple avec le moins d’enfants. Imaginer qu’on puisse nous voler leur enfance à tous les deux…

— Ça n’arrivera pas, dit Nafai. Je ne veux pas vous les prendre ; je veux seulement que le voyage se passe vite, sans incidents, et que nous établissions notre colonie sur la Terre. C’est tout. Je suis navré que vous vous soyez inquiétés pour rien. »

Un sourire détendit alors les traits de Zdorab. Mais Shedemei demeura de marbre. Elle lança un regard noir à Nafai, puis à Luet. « Je n’ai pas demandé à faire ce voyage, vous le savez.

— Sans toi, nous irions tout droit à l’échec, répondit Nafai.

— Il reste quand même une question, dit Luet.

— Non, Lutya, intervint Nafai. Est-ce que nous n’avons pas déjà…

— Il faut que nous ayons une réponse ! Quelle qu’elle soit ! Shedemei, il est évident pour toi, j’imagine, que vos deux enfants sont les seuls pour lesquels le problème de la consanguinité ne se posera pas.

— Naturellement, dit Shedemei.

— Mais pour les autres ? N’est-ce pas dangereux pour nous tous ?

— Il n’y aura pas de problème, je pense.

— Et pourquoi ça ?

— Le seul cas où l’union entre cousins est néfaste, c’est lorsqu’il existe un gène récessif pathogène. Les enfants risquent de recevoir le gène des deux parents à la fois et le mal s’exprime alors par un retard mental, une difformité physique, une maladie débilitante, et j’en passe.

— Et ça ne pose pas de problème, tu dis ?

— Avez-vous donc déjà oublié ? N’avez-vous rien appris à Basilica ? Surâme vous élève et vous croise tous depuis des centaines d’années ; tiens, tes parents, Luet : elle les a réunis alors qu’ils étaient séparés par un océan ! Elle a fait en sorte que tes molécules génétiques soient exemptes de toute pathologie. Tu ne possèdes pas le moindre caractère récessif nuisible.

— Mais comment peux-tu le savoir ?

— Parce que dans le cas contraire, il se serait déjà exprimé. Tu ne comprends donc pas ? Surâme a passé des années à croiser des cousins entre eux pour vous obtenir, vous qui êtes si sensibles à son influence. Les idiots et les infirmes potentiels sont déjà apparus et ont été éliminés par accouplements contrôlés.

— Pas tous », dit Rasa. Ils surent aussitôt qu’elle pensait à Issib, le frère de Nafai. Congénitalement démuni de grands muscles contrôlables, il n’avait jamais pu marcher ni bouger sans l’aide de flotteurs magnétiques ou d’un fauteuil aérien.

« En effet, murmura Shedemei. Pas tous, naturellement.

— Alors si mes enfants, par exemple, épousaient ceux de Hushidh…» Luet n’acheva pas sa phrase.

« Hushidh m’a déjà posé la question il y a des années, répondit Shedemei. Je pensais qu’elle t’en aurait parlé.

— Non.

— Le cas d’Issib n’est pas d’ordre génétique. Il s’agit d’un traumatisme prénatal. » La généticienne regarda Rasa. « Je suppose que tante Rasa ne se savait pas enceinte quand c’est arrivé. »

Rasa secoua négativement la tête. Personne ne lui demanda ce qu’innocemment elle avait fait à Issib encore dans l’utérus.

« Les gènes de vos enfants n’en seront pas affectés, reprit Shedemei. Vous pouvez les marier entre eux autant que vous voudrez. Si ça vous incite à laisser les miens tranquilles désormais, ça me convient tout à fait.

— Nous n’avions rien l’intention de faire ! s’écria Luet, indignée.

— En ce qui concerne Nafai, je veux bien le croire, parce qu’il nous en a immédiatement parlé.

— Mais moi non plus, je ne voulais rien faire ! insista Luet.

— Je crois que si, dit Shedemei. Et je crois que tu comptes encore obéir à Surâme. » Elle tourna les talons et sortit, suivie d’un Zdorab inquiet.

Dans le couloir, Elemak attendait l’ancien archiviste. Laissant Shedemei s’éloigner à grands pas, les deux hommes s’approchèrent l’un de l’autre. « Bravo pour la finesse d’exécution », dit Elemak.

Zdorab le regarda et sourit. « Oui, on ne peut pas dire que j’ai été très adroit. Surâme a immédiatement découvert mon système. » Et sur un clin d’œil, il accéléra le pas. Elemak resta en arrière et réfléchit. Soudain, il eut un mince sourire et enfila le couloir qui menait aux quartiers de sa famille.

À la cuisine, seuls Volemak et Rasa demeuraient en compagnie de Nafai et Luet. « Vous êtes des insensés, disait Volemak. Il faut vous plier aux ordres de Surâme.

— Obéir à Surâme, répliqua Luet, ce serait accepter à l’avance la séparation de notre colonie en deux factions irréconciliables et creuser ensuite la fracture au point qu’elle durera des générations.

— Eh bien, obéissez ! s’exclama Volemak.

— Ça ne sert à rien de discuter, intervint Nafai. N’est-ce pas, Mère ? »

Rasa soupira. « Il est des ordres auxquels on ne peut décemment pas se plier. Même pour Surâme.

— Il existe aussi des intérêts supérieurs, rétorqua Volemak.

— J’ai trois jeunes enfants, dit Rasa : Oykib, Yasai et ma petite fille adorée. Je poursuivrais d’une haine inextinguible quiconque me les prendrait. Même toi. » Son regard passa de Nafai à Luet. « Ou toi. » Puis ses yeux se posèrent sur son époux. « Ou vous. » Elle se leva et sortit.

Volemak se mit debout à son tour avec une mine peinée. « Vous verrez. On ne se moque pas impunément de Surâme.

— Il faudra bien qu’un jour Surâme prenne en compte nos sentiments », répondit Nafai.

Mais Volemak quitta la pièce avant d’entendre la fin de sa phrase.

Luet passa les bras autour de la taille de son époux et l’étreignit. « J’aurais dû t’en parler plus tôt, dit-elle ; mais je craignais que tu obéisses aveuglément à Surâme.

— Surâme me connaît mieux que toi, apparemment : il ne m’a strictement rien dit.

— Viens te coucher, mon époux.

— J’ai du travail à finir.

— Eh bien, nous partirons un jour plus tard.

— J’ai encore du travail. »

Elle soupira, l’embrassa et sortit.

Nafai se coupa une tranche de pain, la replia autour d’un podorochny un peu blet et y mordit à pleines dents tout en regagnant le vaisseau.

Tu es un petit malin.

C’est aussi mon avis, répondit Nafai en pensée.

Tout le monde croit que je ne t’en ai jamais parlé.

Et c’est vrai.

Ne pas m’écouter ne veut pas dire ne pas m’avoir entendu.

La question ne se pose pas : il ne se passera rien.

Si, parce qu’il le faut. Si tu ne m’obéis pas, tu te feras tuer, tout comme Luet.

Tu ne connais pas l’avenir.

Elemak s’emparera de tes enfants pour en faire des esclaves.

Il ne punira pas des enfants pour ce qu’ont fait leurs parents.

Il prétendra les adopter. Et c’est Eiadh qui les réduira en esclavage.

Ça n’arrivera pas.

Cela arrivera si tu ne t’entoures pas de six jeunes gens entièrement dévoués.

Et moi je te répète pour la millième fois que je ne ferai rien sans l’accord de leurs parents. Et je ne lèverai pas le petit doigt pour les convaincre. Je ferai même tout pour les dissuader.

Voilà une stratégie judicieuse, Nafai ; ainsi, ils ne pourront rien te reprocher quand ils regretteront de t’avoir donné leur accord.

Nafai secoua la tête. Ils n’accepteront jamais, dit-il intérieurement.

Tu sous-estimes mon influence.

4 Persuasion

Shedemei alla voir les enfants pour la troisième fois de la nuit. Quand elle se recoucha, Zdorab était réveillé. « Excuse-moi, dit-elle. J’ai fait un rêve.

— Un cauchemar, tu veux dire. »

L’espace d’un instant, elle se méprit. « Tu en as fait un, toi aussi ?

— Non, répondit-il, vaguement agacé. C’était encore un de ces fameux rêves ?

— Non, non. Il ne venait pas du Gardien de la Terre, si c’est ce que tu veux savoir.

— C’est ça, avec chauves-souris et belettes à la clé.

— Des rats géants, pas des belettes. Et de toute manière, je n’ai pas ce genre de rêves ; dans les miens, je vois des jardins.

— Mais pas cette fois-ci. »

Elle fit non de la tête.

« Et tu ne veux pas m’en parler, je suppose ?

— Si, si tu y tiens. »

Il attendit. Elle finit par se décider.

« Zdorab, je… je nous voyais arriver sur Terre. Nous sortions tous du vaisseau ; toi et moi, inchangés, comme nous sommes aujourd’hui. Et puis j’ai vu deux jeunes gens, un garçon et une fille, que je ne connaissais pas. Lui était beau, fort, le visage clair et rayonnant de joie ; elle avait la peau plus sombre, mais un sourire éblouissant, elle riait et ses yeux pétillaient d’intelligence.

— Il avait dix-huit ans et elle seize, glissa Zdorab d’un ton aigre.

— Rokya et Dabya sont les deux seuls enfants que j’aurai jamais.

— Tu ne vas tout de même pas me le reprocher ? Après tant d’années ?

— Je ne fais de reproches à personne. C’est juste que… Je suis allée les voir, pour m’assurer qu’ils allaient bien. Qu’ils n’étaient pas en train de… de faire le même rêve.

— Et comment sais-tu que ce n’était pas le cas ? Tu les as réveillés pour le leur demander ?

— J’ignore de quoi ils rêvaient. Tout ce que je sais, c’est qu’ils sont terriblement jeunes. Et que je me fais une fête de voir ce qu’ils vont devenir, la semaine prochaine, le mois prochain, l’année prochaine… Mais j’ai compris aussi que…

— Quoi ?

— Je me suis rappelé comment ils étaient autrefois, tout bébés. Lorsqu’ils étaient encore au sein, leurs premiers pas, leurs premiers mots, quand ils ont commencé à jouer, à lire et à écrire… je me rappelle tout. Et ces enfants-là ont disparu.

— Ils n’ont pas disparu, ils ont grandi.

— Je sais, mais chaque période de leur vie disparaît. Ces années-là s’enfuient sans qu’on y puisse rien. Ils les dépassent, ils se débarrassent de leur enfance, et ils ne nous remercient pas de nous en souvenir. »

Zdorab secoua la tête. « J’ai constaté l’influence de cet ordinateur surdimensionné sur les gens, Shedemei. Tu n’as aucun désir de confier tes enfants à Nafai et Luet, et tu le sais. Ce sont eux-mêmes des enfants.

— Je le sais bien. Mais qu’est-ce qui est le mieux pour eux ? Et pour tout le monde ? Par le passé, certains ont donné leurs enfants à la guerre ; ils les ont sacrifiés pour de grands actes d’héroïsme.

— Et quand ils les ont perdus, ils les ont pleurés et n’ont plus jamais cessé !

— Mais tu ne comprends donc pas ? Nous ne les perdrons pas ! Ce sera comme si… comme si nous les avions mis en pension à l’école. C’était très courant à Basilica : on envoyait ses enfants faire leur éducation chez quelqu’un d’autre. Si nous y étions restés, c’est ce que j’aurais fait moi aussi. Ils ne seraient déjà plus chez nous, ni l’un ni l’autre, à l’heure qu’il est. Tout ce que nous manquerions, en réalité, ce serait les vacances avec eux. »

Zdorab se dressa sur un coude. « Comme tu le dis toi-même, ce sont nos deux seuls enfants. Je n’avais jamais imaginé en avoir. Je l’ai fait pour te rendre service, parce que tu es mon… mon amie et que tu en avais terriblement envie. Et si tu m’avais demandé, à l’époque de leur conception, si tu pouvais les abandonner, je t’aurais répondu : “D’accord, comme tu veux, ils sont à toi.” Mais aujourd’hui, ils ne sont plus seulement à toi ; je suis leur père, aussi incroyable que ça me paraisse, je les ai éduqués, élevés, aimés, et maintenant, je te le dis : je ne veux pas perdre une seule journée avec eux. »

Shedemei hocha la tête. « Moi non plus.

— Alors, oublie ces rêves, Shedya. Laisse le grand ordinateur, là-haut dans le ciel, tirer ses plans comme il l’entend. Ça ne nous concerne pas. »

Elle s’allongea dans le lit à côté de lui. « Oh mais si, ça me concerne !

— Et comment ? »

Elle lui prit la main et la serra. « À cause des absurdités que j’ai dites à propos des gènes, les récessifs qui s’expriment et tout le bataclan. »

Le lit trembla. Zdorab avait éclaté de rire.

« Ce n’est pas drôle !

— Tout était faux ?

— Je n’en sais absolument rien. Pour eux, en tant que spécialiste de la génétique, je sais de quoi je parle. Mais ils se trompent : personne n’est sûr de rien ; on sait faire la liste des génomes, mais chaque molécule génétique reste en grande partie indéchiffrée. On a longtemps cru qu’il ne s’agissait que de matériel sans importance, mais c’était une erreur ; j’ai au moins appris ça en travaillant sur les plantes. Ces parties inconnues sont simplement… endormies, en attente. Qui sait ce qui risque d’apparaître si on laisse des cousins se marier entre eux ? »

Zdorab se reprit à rire.

« Ce n’est pas drôle, répéta Shedemei. Mon devoir est de révéler la vérité à tous.

— Non. Sur la foi de ce que tu leur as dit, ils ne verront plus l’utilité d’adjoindre dans leurs expériences nos enfants aux leurs. C’est parfait. Laissons courir.

— Tu oublies Issib.

— Quoi, son problème serait génétique, finalement ?

— Non, là, je n’ai dit que la vérité. Mais comme il souffre, Zdorab ! Ce n’est pas bien de laisser d’autres enfants, d’autres parents vivre un tel tourment ; je ne peux…»

Zdorab soupira. « Tu te veux insensible, Shedya, mais en réalité, tu es plus tendre qu’un fromage au soleil.

— Merci pour l’analogie !

— Shedya, si ce que tu as dit était faux, comment cela t’est-il venu ?

— Je l’ignore. Les mots se sont présentés comme ça, d’eux-mêmes, parce qu’il fallait trouver quelque chose pour les détourner de nos enfants.

— D’accord. Autre question : Surâme leur parle, n’est-ce pas ?

— Constamment.

— Eh bien, que Surâme leur dise lui-même de ne pas laisser leurs enfants se marier entre eux. »

Shedemei resta songeuse un instant. « Je n’y avais jamais pensé, avoua-t-elle enfin. Je ne suis pas de celles qui s’en remettent aveuglément à Surâme. »

Zdorab poursuivit :

« Et comment sais-tu que ce n’est pas lui qui t’a inspiré tes paroles ?

— Oh, allons, ne dis pas…

— Je ne plaisante pas. Tu prétends que les mots se sont présentés d’eux-mêmes ; pourquoi ne seraient-ils pas venus de Surâme ? Qui sait s’ils n’exprimaient pas la vérité ?

— Moi, en tout cas, je n’en sais rien !

— Eh bien voilà ! Rien ne t’oblige à leur révéler quoi que ce soit ! »

Elle ne trouva rien à répondre. Il avait raison.

Un long moment, ils restèrent allongés côte à côte sans rien dire. Shedemei croyait Zdorab endormi quand il se mit à parler en un murmure presque inaudible. « Nous ne sommes pas seulement un père et une mère qui partagent la même maison et les mêmes enfants. N’est-ce pas ?

— Non, pas seulement.

— Jusqu’à quel point un mari doit-il désirer son épouse sexuellement pour que ses sentiments pour elle méritent le nom d’amour ? »

Elle répondit avec circonspection : « Je ne suis pas sûre qu’il faille faire intervenir la sexualité dans les sentiments.

— Je t’admire énormément. Ta façon d’être avec Rokya et Dabya me… me ravit l’âme ; et aussi ta façon d’enseigner, à tous les enfants ; et ta façon d’être avec… avec moi, ta tendresse envers moi.

— Et que pourrais-je faire d’autre ? Te battre ? Te crier dessus ? Tu es l’homme le plus insupportablement supportable que je connaisse. Tu ne fais jamais rien de travers.

— Sauf que je ne te satisfais pas. »

Elle haussa les épaules. « Je ne me plains pas.

— Mais pourtant je t’aime ! Je t’aime comme une sœur ; comme une amie. Et, plus qu’aucun des autres maris, comme…

— Comme une épouse.

— Oui. C’est ça.

— Et moi, je t’aime comme mon époux, Zdorab. Tel que tu es. Comme ça. » Elle roula sur le flanc, se tendit et l’embrassa sur la joue. « Comme ça », répéta-t-elle. Puis elle se retourna dos à lui et sombra bientôt dans le sommeil.


Les rêves se succédèrent de nuit en nuit durant les ultimes semaines avant le départ du Basilica. Et vers la fin, l’un après l’autre, les rêveurs allèrent trouver Nafai.

Hushidh vint la première lui annoncer que Surâme avait raison, que le fossé entre Elemak et lui ne se comblerait jamais et qu’il devait assurer ses arrières. « Et ne tiens pas non plus ta promesse, acheva-t-elle. Ne réveille personne à mi-parcours ; ce serait courir à la catastrophe que de nous retrouver tous ensemble dans un espace aussi réduit.

— Je te remercie de ta suggestion », répondit Nafai sans s’engager.

Hushidh se raidit.

« N’en tiens pas compte si tu veux ; c’est toi qui portes le manteau, après tout.

— Ne m’agresse pas. Tu es la grande sœur de Luet, pas la mienne.

— Et chacun sait quels beaux spécimens font tes grandes sœurs à toi ! »

Ils éclatèrent de rire à l’unisson.

« Dis à Luet, reprit Hushidh, que de l’instant où j’ai pris la décision d’obéir à Surâme et de vous confier l’éducation de mes quatre aînés pendant le voyage, les liens entre elle et moi sont revenus, aussi solides qu’avant. C’est peut-être elle qui a dressé cette barrière au début, mais c’est ma faute si elle n’a disparu qu’aujourd’hui.

— Je le lui annoncerai ; mais ce serait encore mieux si tu t’en chargeais toi-même.

— J’étais sûre que tu dirais ça ; c’est pour ça que je te déteste. » Elle l’embrassa sur la joue et sortit.

Puis Rasa et Volemak vinrent le voir ensemble. « C’est l’égoïsme qui nous poussait à te refuser nos fils. Ils sont nés tard, dit Rasa. Ce sera un moyen pour eux de rattraper leurs frères aînés. »

Volemak eut un mince sourire. « Cet aspect de l’affaire m’intéresse moins que Rasa. Comme toujours, elle fait plus attention que moi aux sentiments des autres ; pour ma part, je songe simplement à tout ce que nous avons laissé pour parvenir où nous sommes : quelle stupidité ce serait de renier Surâme maintenant ! La confiance, cela existe, Nafai ; ne risque pas la survie de toute la colonie, et surtout celle de ta propre famille, dans le seul but de protéger ton image de celui qui agit toujours comme il faut. »

Nafai entendait son père, mais ne trouvait aucune consolation dans ses paroles. « J’ai perdu cette image de moi-même lorsque j’ai séparé la tête de Gaballufix de ses épaules, Père. Il ne se passe pas un jour depuis sans que je le regrette. Fallait-il que je sois bête pour vouloir m’éviter une nouvelle source de culpabilité, n’est-ce pas ? »

Volemak ne répondit pas, mais Rasa intervint. « Eh bien, on donne dans la délectation morose ? Tu es encore jeune, Nafai, et tu t’imagines encore que l’univers gravite autour de toi. Mais le fait est que c’est faux. Surâme nous en a convaincus, la meilleure solution est de maintenir nos cadets éveillés pendant le trajet ; c’est désormais à toi de juger si tu auras le courage d’affronter la colère d’Elemak quand tout sera consommé.

— Et ça ne compte pas pour vous que je lui aie donné – que j’aie donné à tout le monde – ma parole de ne rien faire ?

— Je suis ton père, dit Volemak, et Rasa ta mère. Nous te délivrons de ton serment.

— Ça va sûrement calmer Elemak quand il l’apprendra ! »

Rasa eut un petit rire. « Voyons, Nafai ! Elemak est précisément le seul de la communauté à n’avoir pas cru un instant que tu tiendrais la promesse. Et sais-tu pourquoi ? Parce que si la situation était inversée, il violerait sa parole sur-le-champ, et il le sait !

— Mais je ne suis pas Elemak.

— Oh si ! dit Volemak. Tu es exactement ce qu’aurait été Elemak s’il avait eu un tant soit peu de bonté au cœur. »

Nafai ignorait s’il venait de recevoir un compliment ou une gifle.

Après Hushidh, après Volemak et Rasa, c’est Issib qui se présenta ; comme d’habitude, il apportait non seulement les rêves que Surâme lui avait envoyés, mais aussi des idées pour aplanir les difficultés.

« Il faut que nous parlions », dit-il.

Nafai acquiesça.

« Je fais toujours des rêves.

— C’est Surâme, Issib. Je le sais, je fais les mêmes.

— Non, pas les mêmes, Nyef. Je vois mon fils aîné, Xodhya, qui sort du vaisseau…

— Comme moi, je vois Jyat…

— Et il me ressemble, à moi ; c’est ridicule, parce que de visage il tient surtout de sa mère, mais dans mon rêve, c’est moi. Sauf qu’il est grand et fort, qu’il a des bras, un torse… comme ceux d’un dieu. Comme ceux des statues qui entouraient l’orchestre, à Basilica.

— Naturellement. Surâme te manipule, c’est tout.

— Je sais. J’étais là quand nous avons commencé à lui résister, tu te rappelles ? On a fait ça ensemble.

— Je n’ai pas oublié.

— Nous avons prouvé qu’on n’était pas obligé d’obéir aveuglément à Surâme, n’est-ce pas ? Mais ensuite, nous avons décidé de l’aider parce que telle était notre volonté ; parce que nous étions d’accord avec ses buts.

— Et tant que j’étais d’accord, j’ai coopéré. Je pourrais d’ailleurs ajouter que je l’ai payé cher.

— Tu l’as payé cher ? Toi ? Avec le manteau du pilote stellaire ?

— Je l’échangerais à l’instant contre l’amour de mes frères.

— Moi, je t’aime, Nyef. Tu as pu en douter ?

— Non, je ne parlais pas de…

— Okya et Yaya aussi t’aiment. Ne sont-ils pas tes frères ? Ne suis-je pas ton frère ?

— Si, tous.

— Et à mon avis, tu te fiches royalement que Meb t’aime ou pas.

— D’accord, rien qu’Elemak. Je donnerais le manteau du pilote en échange du respect d’Elemak si je croyais pouvoir l’obtenir.

— Es-tu aveugle, Nyef ? Tu n’auras jamais droit à son respect.

— Parce que je n’en serai jamais digne.

— C’est grotesque ! » Issib lui rit au nez. « Tu es vraiment bouché, Nafai ! Si tu ne peux pas obtenir son respect, c’est précisément parce que tu en es digne !

— À l’école déjà, je détestais les paradoxes. Pour moi, c’est la conclusion à laquelle parviennent les philosophes quand…

— … quand ils ont renoncé à réfléchir, je sais ; ce n’est pas la première fois que tu le dis. Mais là, il ne s’agit pas d’un paradoxe. Elemak te hait parce que tu es son puîné et qu’il sait, il le sait parfaitement, que Père te respecte et t’aime plus que lui. Voilà pourquoi il te hait : il sait qu’aux yeux de Père, tu vaux mieux que lui.

— J’aimerais bien.

— Tu sais que c’est vrai. Mais si tu laissais tout tomber, si tu renonçais à tout au profit d’Elemak, si tu te déchargeais du manteau, si tu reniais Surâme, crois-tu qu’il te respecterait pour autant ? Bien sûr que non, parce que pour le coup tu serais vraiment méprisable, une chiffe molle, un rien du tout !

— Ça va, tu m’as convaincu. Je garde le manteau.

— Le manteau n’est rien. Tu es déjà en train de faire bien pire. »

Nafai regarda son frère dans les yeux. « Dois-je comprendre que tu es venu me persuader de garder tes quatre aînés en éveil pendant le voyage, de les instruire, de les élever à ta place, de façon qu’à notre arrivée tu les trouves déjà presque adultes ?

— Pas du tout, dit Issib. Cette idée me fait horreur.

— Eh bien alors, quoi ?

— Garde-les auprès de toi, mais réveille-moi de temps en temps. Une fois par an, l’espace de quelques semaines. Laisse-moi enseigner à tous les enfants l’informatique, par exemple. Je suis le meilleur dans ce domaine.

— On n’aura pas besoin d’ordinateurs dans la nouvelle colonie.

— Alors, les mathématiques, la topographie, la triangulation. Je peux lire les mêmes ouvrages que toi et les expliquer aussi bien que toi. À moins que tu n’aies prévu de monter un laboratoire agricole à bord ? d’étudier la sylviculture, peut-être ? Quand est-ce qu’on embarque les arbres ?

— C’est vrai, je n’y avais jamais pensé.

— Surâme n’y avait jamais pensé, tu veux dire.

— Peu importe.

— Établis un tour de rôle ; réveille Luet pour un moment, et lorsqu’elle se rendort, réveille-moi avec Hushidh, puis Père et Mère, quelques semaines à chaque fois. Comme ça, nous verrons les enfants grandir ; nous ne raterons pas tout. Et à l’arrivée sur Terre, ce seront devenus des hommes et des femmes prêts à t’épauler contre les autres. »

Nafai ne répondit pas tout de suite. « Ce n’est pas ainsi que Surâme a exposé son plan à Luet, dit-il enfin.

— Et alors ? Où est-il écrit que tu doives suivre pas à pas les plans de Surâme ? Tant que tu fais ce qu’il veut, la méthodologie importe peu, non ?

— Hushidh est d’accord ?

— Elle y viendra peut-être. Dans quelque temps.

— Je ne prendrai aucun enfant sans l’accord des parents.

— Ah oui ? Et les enfants eux-mêmes ? Tu vas leur demander leur avis, à eux ?

— Je devrais, dit Nafai. Écoute, je vais y réfléchir, Issib. Peut-être que ce genre de compromis marchera.

— Tant mieux, parce qu’à mon sens Surâme a raison : si nous ne faisons rien, si nous ne te fournissons pas des jeunes gens robustes pour te soutenir au moment où nous débarquerons du vaisseau et où l’influence de Surâme s’affaiblira, tu seras un homme mort et moi aussi.

— Je vais y réfléchir », répéta Nafai.

Issib se dressa hors du fauteuil, se pencha vers la porte, puis s’y dirigea d’un pas léger, son poids presque entièrement supporté par ses flotteurs. À la porte, il se retourna.

« Encore une chose, dit-il.

— Laquelle ?

— Je te connais mieux que tu ne le crois.

— Ah ?

— Par exemple, je sais que Surâme t’a parlé de toute cette affaire bien avant que Luet casse le morceau.

— Tiens ?

— Et aussi que tu es d’accord avec cette idée depuis le début. Tu voulais seulement qu’elle ne vienne pas de toi. Tu tenais à ce que ce soit nous qui te convainquions ; ainsi, personne ne pourrait te faire de reproches par la suite, puisque tu as essayé de nous détourner du projet.

— Tu me crois vraiment malin à ce point ?

— Oui, dit Issib. Et moi, je suis assez malin pour avoir tout compris.

— Alors, c’est que je ne suis pas si futé que ça.

— Oh mais si ! Parce que je veux que tu mettes le plan en pratique, et que je ne pourrai jamais te faire le moindre reproche si le résultat ne me satisfait pas. Ta ruse a donc fonctionné. »

Nafai sourit d’un air triste. « Je regrette que tu n’aies pas entièrement raison.

— Ah ? Et où est-ce que je me suis trompé ?

— Du fond du cœur, j’aimerais mieux laisser tous nos enfants dormir pendant le voyage, parce que je préférerais qu’il n’y ait pas de divisions entre nous dans la nouvelle colonie, parce que je préférerais couronner roi mon frère Elemak et le laisser régner sur nous tous plutôt qu’il soit mon ennemi.

— Et qu’est-ce qui t’en empêche ?

— Sa haine de Surâme. Et quand nous arriverons sur Terre, il s’opposera pareillement à tout ce que le Gardien voudra nous voir faire. Il finira par tous nous détruire à cause de son entêtement. Il ne peut pas devenir notre chef.

— Eh bien, tu me rassures, dit Issib. Parce que si un jour tu commençais à penser qu’il doit nous diriger, là, il ne te raterait pas. »


Volemak, Rasa, Hushidh, Issib ; enfin, ce fut au tour de Shedemei et Zdorab de venir le voir, une heure à peine avant de s’endormir pour le voyage. « Je me refuse à faire réveiller nos enfants, dit Zdorab.

— Dans ce cas, je n’en ferai rien, répondit Nafai. D’ailleurs, je ne suis pas encore sûr que je vais en réveiller aucun.

— Oh si, tu vas le faire, intervint Shedemei. Et nous aussi, tu vas nous réveiller de temps en temps, pour contribuer à leur éducation. C’est ce qui est convenu.

— Et lorsque nous arriverons sur Terre et que nos enfants auront tous dix ans de plus que ceux d’Elya, de Meb, de Vasya et de Briya, vous affronterez leurs parents avec moi ? Vous leur direz que vous trouviez l’idée bonne ? Que c’est vous qui m’avez prié de le faire ?

— Jamais je ne dirai que je trouvais l’idée bonne, répondit Zdorab, mais je reconnaîtrai t’avoir demandé de l’appliquer.

— Ça ne suffit pas. Si ce n’est pas une bonne idée, pourquoi vouloir que vos deux seuls enfants en fassent partie ?

— Parce que si mon fils apprenait qu’il avait l’occasion d’arriver sur Terre déjà adulte et que je l’y ai fait débarquer enfant, il ne me le pardonnerait jamais. »

Nafai hocha la tête. « C’est une raison valable.

— Mais n’oublie pas, Nafai : le même principe s’applique aux autres enfants. Crois-tu que quand le fils d’Elya, Protchnu, s’apercevra que ton petit dernier, Motya, a soudain huit ans de plus que lui au lieu de deux de moins, crois-tu qu’il te le pardonnera, de même qu’à Motya ? La haine qui en ressortira sera inguérissable et perdurera de génération en génération. Chacun aura toujours le sentiment qu’on lui a volé quelque chose.

— Et ce sera exact. Mais ce qu’on leur aura volé ne l’aura été qu’après qu’ils l’auront refusé.

— Ça, ils s’empresseront de l’oublier.

— Mais, et toi ? »

Zdorab resta un moment songeur.

« S’il l’oublie, intervint Shedemei, je me charge de le lui rappeler. »

Zdorab lui adressa un sourire lugubre. « Allons nous coucher », dit-il.


Qu’ils dussent s’éveiller ou non durant le voyage, tous seraient endormis pour le décollage. La tension et la douleur qui accompagnaient ce moment étaient trop fortes pour être supportées consciemment. Les passagers baigneraient donc dans une mousse protectrice à l’intérieur des capsules d’hibernation.

Chaque couple se chargea de coucher ses enfants dans les chambres d’animation suspendue, les embrassa, puis referma les couvercles ; par les hublots, ils les regardèrent sombrer dans le sommeil drogué qui initiait le processus. Un peu inquiets, surtout les plus âgés qui comprenaient vaguement ce qui se passait, les petits étaient également excités et impatients. « Et quand on se réveillera, on sera sur Terre ? » ne cessaient-ils de demander. « Oui », répondaient leurs parents.

Après cela, Nafai conduisit les adultes à la salle de commandes et leur montra le calendrier où figurait la date d’éveil prévue pour la mi-voyage. « Vous pourrez ainsi tous voir vos enfants et vérifier que tout va bien pour eux, leur assura-t-il.

— Eh bien, maintenant, je peux dormir sur mes deux oreilles », répondit Elemak avec une ironie sèche.

Nafai surveilla la plongée de chacun dans le sommeil, puis il donna le feu vert aux ordinateurs du système d’entretien de la vie pour les endormir, les envelopper de mousse, puis les réfrigérer au point que leur organisme ne soit plus qu’à peine vivant. Alors seulement, il monta lui-même dans sa capsule et referma le couvercle sur lui.

Nul être humain ne vit le vaisseau s’élever sans bruit d’une centaine de mètres, puis d’un millier, jusqu’à l’altitude maximum qu’atteignait la poussée des magnétiques du terrain d’atterrissage. Alors les fusées de lancement se déclenchèrent, crachant des flammes vers le sol tandis que le vaisseau stellaire montait dans le ciel nocturne.

Loin de là, de l’autre côté de l’étroit bras de mer, des voyageurs sur la route des caravanes levèrent les yeux et aperçurent une étoile filante. « Mais elle monte, dit l’un d’eux.

— Non, répondit un autre. Ce n’est qu’une illusion, parce qu’elle vient vers nous.

— Non, reprit le premier. Elle monte dans le ciel. Et elle va beaucoup trop lentement pour une étoile filante.

— Ah ouais ? s’esclaffa l’autre. C’est quoi, alors ?

— Je n’en sais rien. Mais je rends grâce à Surâme de nous avoir permis de voir ce spectacle.

— Et pourquoi ça ?

— Parce que, crétin, au bout de plusieurs millions d’années, on ne voit plus rien qui n’ait déjà été vu par d’autres une centaine, un millier ou un million de fois. Mais nous, nous avons assisté à quelque chose que personne n’avait jamais vu.

— Que tu crois !

— Oui, je crois.

— Et à quoi ça te sert de voir un prodige, si tu ne sais pas ce que tu as vu ? »

S’élevant toujours, le vaisseau stellaire Basilica sortit du puits gravifique de la planète Harmonie. Une fois qu’il fut suffisamment éloigné, les fusées s’éteignirent. Elles ne serviraient dorénavant plus qu’au moment où l’appareil devrait se poser sur un autre monde. Alors, une toile se déploya depuis les flancs du vaisseau, composée de fils si fins qu’ils en étaient invisibles, sauf lorsque la capture d’une molécule d’hydrogène ou d’une particule encore plus petite dans le champ d’énergie généré par la toile provoquait un aveuglant éclat sur les filaments. En ces instants, on pouvait la distinguer tout entière, telle une immense toile d’araignée qui aspirait la poussière de l’espace pour alimenter la progression de l’appareil. Le Basilica accéléra de plus en plus et finit par laisser loin derrière lui Harmonie, minuscule point de lumière indiscernable de ceux qui l’entouraient. Au bout de quarante millions d’années, des hommes avaient quitté sa surface et, contre toute attente, ils rentraient chez eux.

5 L’indiscret

À leur réveil, tous les enfants, à une exception près, se crurent arrivés sur Terre. C’est ce qu’on leur avait dit quand ils s’étaient étendus dans les capsules d’animation suspendue : Quand vous vous réveillerez, on sera sur Terre.

Toutefois, Oykib savait, lui, qu’il serait debout bien avant. Il ne s’étonna pas de la gravité anormale ni de l’incroyable sensation de légèreté et de puissance que lui donnait son corps, dont chaque pas le faisait bondir presque à toucher le plafond. C’était comme ça dans l’espace, quant au lieu d’une planète on n’avait que l’accélération du vaisseau pour se maintenir au sol. Et s’il avait eu encore le moindre doute, il aurait été bien vite dissipé, car tandis que Nafai et Luet rassemblaient les enfants dans la bibliothèque du bord – la plus grande salle du vaisseau, à part celle de la centrifugeuse – il perçut la voix faible de Surâme qui murmurait aux deux adultes : Ce n’est pas une bonne idée. Ne leur laissez pas le choix. À cet âge, ils sont trop jeunes pour prendre une décision de cette importance. Leurs parents ont donné leur accord. Si vous leur dites qu’ils ont le choix alors que c’est faux, vous ne vous attirerez que leur rancœur. Et cætera, et cætera.

Oykib entendait de tels fragments de conversations depuis sa plus tendre enfance, aussi loin qu’il pût remonter. Au début, c’était comme une musique, comme le vent, comme le bruit des vagues pour un enfant qui grandit au bord de la mer. Il ne s’en étonnait pas et n’y cherchait aucun sens. Mais peu à peu, vers quatre ou cinq ans, il s’était aperçu que des noms apparaissaient dans ce fond sonore, que s’y glissaient des idées qui ressortaient plus tard dans les discussions des grandes personnes.

Les voix restaient confinées dans son esprit, inaudibles donc de l’extérieur, mais il finit par associer certaines façons de penser avec certaines personnes. Il remarqua que parfois, quand il était avec Père et Mère, ou avec Nafai, Issib, Hushidh ou Luet, la conversation la plus distincte se tenait entre eux et quelqu’un d’autre. Par exemple, si Luet cherchait à régler une dispute entre Chveya et Dazya, il entendait quelqu’un dire : « Pourquoi ne tient-elle pas tête à Dazya ? Pourquoi recule-t-elle ainsi ? » Et quelqu’un d’autre – la voix la plus constante, la plus forte – répondait : Elle ne bat pas en retraite, elle s’en tire très bien, sois patiente, elle n’a pas besoin de gagner ouvertement tant qu’elle est assurée de ton estime. Il apprit ainsi qu’une intonation à la fois exigeante, passionnée et confidentielle signifiait qu’il entendait Luet ; les pensées plus calmes, plus sereines, mais aussi plus hésitantes appartenaient à Hushidh. Quant aux plus prosaïques, impatientes et critiques, c’étaient celles de Nafai.

Malgré tout, Oykib était longtemps resté trop jeune pour comprendre qu’il n’aurait pas dû surprendre ces conversations. Il n’en prit enfin conscience qu’avec les rêves, un des moyens de communication les plus efficaces à la disposition de Surâme. Un jour, Oykib était tout petit, Luet était venue parler avec Mère d’un rêve qu’elle avait fait. Quand elle eut fini, Oykib avait pépié : « Moi aussi, je l’ai fait, ce rêve ! » puis il avait répété ce qu’avait vu Luet.

Mère lui avait souri, mais il avait senti qu’elle ne le croyait pas. La deuxième fois que c’était arrivé, à propos d’un rêve de Père, elle l’avait pris à l’écart et lui avait expliqué avec douceur qu’il n’était pas obligé de prétendre recevoir les mêmes visions que les autres. Mieux valait ne raconter que ses rêves à soi.

Cette incrédulité l’avait vexé, et plus il grandissait, plus elle l’énervait. Pourquoi, alors que les adultes et Surâme ne cessaient de se parler, pourquoi partaient-ils tous du principe qu’à trois ou quatre ans il était incapable des mêmes communications ? Enfin, il en vint à considérer le problème sous un autre angle : les rêves ne lui étaient pas destinés, en réalité ; ils s’appliquaient à la situation de quelqu’un d’autre et nullement à la sienne. Les grands savaient donc pertinemment que Surâme ne lui avait pas envoyé ces rêves, parce qu’ils n’avaient aucun rapport avec sa vie. Et de fait, c’était exact : les rêves et les conversations mentales, tout était bien réel, mais cela ne le regardait pas.

Pourquoi Surâme n’a-t-il rien à me dire, à moi ? se demanda-t-il alors.

À l’âge de huit ans, Oykib avait depuis longtemps appris à garder pour lui les échanges qu’il surprenait. Peu disert et réservé par nature, il préférait se taire dans les grandes réunions, il prêtait l’oreille à tout et apportait son aide quand elle était nécessaire. Il comprenait bien mieux ce qui l’entourait qu’on ne l’imaginait, parce que d’une part il avait grandi en entendant les adultes parler de leurs problèmes avec un vocabulaire d’adultes et que d’autre part il percevait, parallèlement aux conversations « vocalisées », des fragments de dialogues intérieurs avec Surâme qui faisait des suggestions, s’efforçait d’influencer les humeurs et, de temps en temps, cherchait à détourner l’un ou l’autre de ses pensées ou de ses actes du moment. L’ennui, c’est que cela distrayait Oykib constamment, si bien qu’il avait du mal à formuler la moindre pensée personnelle tant son esprit était occupé à suivre ce qui se passait autour de lui. Quand, exceptionnellement, il ouvrait la bouche pour parler, il ne savait jamais vraiment s’il répondait à ce qui s’était dit à voix haute ou à des pensées qu’il avait indûment captées.

Sa réserve avait aussi une autre cause : il avait appris le sens du secret et de l’intimité et il devinait le mécontentement de ceux qui l’entouraient s’ils se doutaient jamais de ce qu’il savait. Ils seraient probablement furieux qu’un enfant de six, sept ou huit ans perçoive, note et engrange leurs plus secrètes pensées formées dans le sanctuaire de leur esprit, là où seul Surâme avait accès.

Parfois, le poids de tous ces secrets devenait intolérable ; c’est pourquoi il avait mis au point de petites discussions avec Yasai, son puîné. Il ne lui révélait jamais comment il avait appris ce qu’il savait ; il se contentait de lui dire : « Je parie que Luet est en colère parce que Hushidh n’empêche jamais Dazya de commander aux autres », ou « Père n’aime pas vraiment Nafai plus que ses frères ; c’est juste que Nafai est le seul à comprendre ce que Père fait et à pouvoir l’aider. » Oykib le savait, Yaya était ébloui par la fréquente exactitude de ses « intuitions » et aussi flatté d’être dans la confidence de son grand frère si plein de « sagesse » ; Oykib se sentait parfois dans la peau d’un menteur, de laisser ainsi Yaya croire à la finesse de son raisonnement. Mais ç’aurait été une erreur, il le pressentait, de révéler fût-ce à son petit frère qu’il percevait toutes les communications de Surâme. Yaya savait garder un secret, d’accord, mais un secret de cette importance finirait obligatoirement par lui échapper.

Oykib conservait donc son savoir pour lui-même. Le plus dur, ç’avait été quelques mois plus tôt, lorsque Nafai, parti dans les montagnes, avait franchi le périmètre et découvert les vaisseaux. À cette occasion, Oykib avait surpris des messages terrifiants : Luet implorant Surâme de protéger son époux, Surâme incitant quelqu’un au calme, du calme, ne tue pas ton frère, tu ne pourras plus jamais te supporter si tu abats ton frère. À ce moment, il avait acquis une connaissance assez précise de la communauté pour savoir qui projetait la mort de Nafai ; il aurait voulu pouvoir faire quelque chose, mais il en était incapable, paralysé qu’il était par un maelström mental de besoins, d’appétits, de cris, d’exigences, de supplications et de douleurs. Épouvanté, il était allé s’agripper à Mère, qui avait alors dit à Volemak : « Vous voyez comme les enfants sentent ce qui se passe sans le comprendre ? » Il avait eu envie de répondre : Mais je comprends très bien ! Elemak et Mebbekew veulent tuer Nafai et nous commander tous ! Je le sais parce que j’ai entendu Surâme essayer de les empêcher ! Je sais que Luet a très peur et vous aussi que Nafai se fasse tuer ! Je sais aussi que Surâme raconte plein de choses à Nafai, des choses importantes, des choses magnifiques, mais il est si loin que je n’en attrape que des petits bouts, et je sais que Nafai n’a pas peur du tout, lui, il est seulement très excité, il n’arrête pas de crier dans sa tête : « Je comprends, maintenant ! C’est donc ça ! Tout est clair, maintenant ! Oui ! » Mais Oykib ne pouvait rien expliquer. Il ne put que s’accrocher à sa mère jusqu’à ce qu’elle le repousse pour continuer son travail ; alors, il alla se confier à Yasai. « Je crois qu’Elya et Meb vont essayer de tuer Nafai aujourd’hui, quand il rentrera », dit-il, et Yaya ouvrit de grands yeux. « Mais Nyef ne s’inquiète pas, à mon avis, parce qu’il est en train de devenir si fort que personne ne peut lui faire de mal. »

Quand le drame s’acheva par l’humiliation d’Elemak et Mebbekew devant la puissance du manteau du pilote stellaire, Yaya fut plus que jamais empli de révérence pour les intuitions d’Oykib. Mais celui-ci était épuisé ; il n’avait pas demandé à en savoir si long. Et pourtant, tout au fond, il voulait en savoir plus. Il voulait que Surâme s’adresse à lui, personnellement.

Mais pourquoi lui parlerait-il ? Oykib n’était qu’un petit garçon, même pas fort et dominateur comme Protchnu, le fils d’Elemak, qui pourtant avait quelques semaines de moins que lui. Qu’est-ce que Surâme pourrait bien avoir à lui dire ?

Et aujourd’hui, assis au milieu des autres dans la bibliothèque du Basilica, Oykib savait exactement ce qu’on allait leur expliquer : il avait entendu Surâme en discuter avec les adultes avant le lancement et il l’entendait encore maintenant se disputer avec Luet et Nafai. Il avait envie de leur crier de se taire et d’agir ; mais il garda le silence et écouta patiemment les explications des deux grandes personnes.

Il n’aima pas leur façon de présenter la situation ; ils disaient la vérité, naturellement – pour ça, on pouvait compter sur eux, plus peut-être que sur aucun autre adulte – mais ils laissaient dans l’ombre quantité de vraies raisons. Ils ne parlèrent que d’une occasion merveilleuse pour les enfants d’apprendre tout un tas de choses dont ils auraient besoin une fois sur Terre pour faire fonctionner la colonie. « Et comme à notre arrivée vous aurez quatorze, quinze ou seize ans – voire dix-huit pour certains – vous pourrez accomplir des tâches d’adultes. Vous serez des grands, plus des petits. Mais, en même temps, vous ne verrez vos parents que de temps à autre pendant le voyage, parce que nous n’avons pas les moyens de maintenir simultanément plus de deux adultes en éveil. »

Oui, oui, tout ça, c’est vrai, songea Oykib. Mais si on parlait de votre petite école où il n’y aura qu’une dizaine d’entre nous ? Si on parlait de Protchnu qui n’aura toujours que huit ans à la fin du voyage alors que j’en aurai dix-huit ? Et de l’amitié entre, par exemple, Tiya, la fille de Mebbekew, et Shyada, celle de Hushidh ? Est-ce qu’elles resteront amies alors que Shyada aura seize ans et Tiya six ? Ça m’étonnerait. Alors, vous allez nous l’expliquer, ça ?

Mais il ne dit rien. Il attendit. Ils finiraient peut-être par y venir.

« Des questions ? demanda Nafai.

— Vous avez tout votre temps, dit Luet. Si vous préférez retourner dormir, vous pourrez le faire dans quelques jours ; rien ne presse.

— Est-ce qu’il y a des trucs amusants à faire dans le vaisseau ? » intervint Xodhya, le fils aîné de Hushidh. La question allait de soi, car les adultes avaient passé beaucoup de temps avant le décollage à expliquer aux enfants qu’il fallait qu’ils dorment, sans quoi ils s’ennuieraient à mourir.

« Il y en a beaucoup que vous ne pourrez pas faire, répondit Luet. Dans la centrifugeuse, vous pourrez vous habituer à la gravité terrestre, mais on ne peut y courir qu’en ligne droite. Pas question de jouer au ballon, de vous baigner ni de vous rouler dans l’herbe parce que nous n’avons ni piscine ni prairie et que, même dans la centrifugeuse, il ne serait pas commode de s’envoyer un ballon. Mais vous pouvez vous exercer à la lutte et, à mon avis, vous trouverez le coup pour jouer à chat ou à cache-cache en gravité réduite.

— Et puis il y a des jeux sur informatique, renchérit Nafai. Vous n’avez jamais eu l’occasion d’y jouer, puisque vous n’avez pas grandi au milieu des ordinateurs, mais Issib et moi avons trouvé pas mal de…

— Ceux-là, vous n’y jouerez pas souvent, intervint Luet. Il vaut mieux que vous ne vous y habituiez pas trop : sur Terre, nous n’aurons pas d’ordinateurs comme ceux du bord. »

Jouer à chat en gravité réduite… rien que cette perspective aurait emporté l’adhésion de la plupart des petits. Oykib sentit la colère monter en lui : on prétendait leur donner le choix alors qu’on ne leur présentait pratiquement que les bons côtés de la situation et aucun des mauvais.

En cet instant, il faillit protester, mais Chveya le prit de vitesse. « Tout dépend de ce que Dazya décidera, à mon avis. »

Dza se rengorgea, comme toujours persuadée de son importance à cause de sa position de première-née. Oykib était écœuré : jamais Chveya n’avait ainsi léché les bottes de Dza ; il l’avait toujours tenue pour la plus intelligente parmi les filles.

« Chveya, ce choix, c’est chacun de vous qui doit le faire.

— Mais ce n’est pas ça, rétorqua Chveya : j’attends que Dazya décide quelque chose pour pouvoir faire exactement le contraire ! »

Dazya lui tira la langue. « Ça ne m’étonne pas de toi, dit-elle. T’es vraiment qu’une morveuse !

— Veya, intervint Luet, de ta part, je trouve lamentables des paroles aussi blessantes. De plus, tu voudrais vraiment changer tout ton avenir rien que pour embêter Dazya ? »

Chveya rougit sans répondre.

Oykib ne put garder le silence plus longtemps. « Je sais ce qu’il faut faire : il faut rendormir Dazya pendant trois jours. Comme ça, à son réveil, elle et Chveya auront exactement le même âge. »

Chveya leva les yeux au ciel comme pour dire que cela ne résoudrait rien. Mais Dazya s’emporta. « N’importe comment, c’est mon anniversaire qui serait le premier ! cria-t-elle. C’est moi le premier enfant et personne d’autre ! Je resterai debout et je serai toujours la plus grande quand on arrivera ! Personne ne me commandera ! »

Oykib eut un sentiment de satisfaction : Dazya venait de montrer précisément à Nafai et Luet pourquoi Chveya préférait se rendormir si elle-même restait éveillée.

« De toute façon, dit Luet, personne n’a le droit de faire la loi sous prétexte qu’il est le plus vieux, le plus intelligent ou je ne sais quoi. »

Plusieurs enfants parmi les plus jeunes éclatèrent de rire. « Dazya commande à tout le monde, fit Shyada qui, en tant que puînée immédiate de Dazya, faisait souvent les frais de ses caprices.

— C’est pas vrai ! s’exclama Dazya. Oykib et Protchnu, je les commande pas !

— Non, tu ne fais la loi qu’avec les plus faibles que toi, grosse brute !

— Taisez-vous, tous, intervint Nafai. Vous venez d’avoir un exemple des problèmes que pose votre maintien en éveil. Le vaisseau n’est pas très grand ; vous allez passer des années claquemurés dedans, les uns sur les autres. Nous avons glissé sur pas mal de choses sur Harmonie en supposant qu’elles se régleraient avec le temps ; mais pendant le voyage, nous ne tolérerons aucune mainmise des grands sur les petits.

— Et pourquoi pas ? dit Dazya. Les grandes personnes n’arrêtent pas de commander aux enfants, non ?

— Dza, fit doucement Luet, je te crois assez intelligente pour comprendre que les trois jours qui te séparent de Veya n’ont pas la même valeur que les quinze ans entre toi et moi. » Chveya saisit aussitôt l’idée au bond. « Si je reste éveillée, Mère, quand on arrivera sur Terre j’aurai trois ans de plus que toi à ma naissance !

— Oui, mais elle, elle était mariée », intervint Rokya, le fils de Zdorab et Shedemei. Puis il parut soudain prendre conscience de ce qu’il avait dit, car il devint cramoisi et pinça les lèvres.

« Je ne crois pas que vous ayez à vous inquiéter du mariage pour l’instant, dit Luet.

— Pourquoi pas ? demanda Chveya. Vous vous en inquiétez bien, vous. Rokya est le seul garçon qui ne soit pas mon oncle ni mon cousin germain de double ascendance, comme vous dites.

— Ça ne fera pas de difficulté. Shedemei nous a assuré qu’il n’y aurait pas de problèmes génétiques ; donc, si en vieillissant vous deviez tomber amoureux entre cousins, ou bien d’un oncle, d’une tante…»

La plupart des enfants firent mine de se sentir mal ou de vomir.

« J’ai dit : en vieillissant, quand cette idée ne vous répugnera plus, eh bien il n’y aura pas d’obstacle génétique. »

Mais Oykib savait qu’avant le décollage, Shedemei avait imploré le pardon de Surâme pour avoir raconté ce même mensonge, et lui avait demandé de dire à Nafai d’interdire les mariages entre proches cousins s’il y avait le moindre risque. Cependant, il était au courant d’un autre fait que Shedemei elle-même ignorait : son discours sur la façon dont Surâme avait croisé leurs ancêtres pour obtenir des hommes et des femmes sans défaut génétique, c’était Surâme qui le lui avait soufflé lors d’une puissante transmission qu’Oykib avait surprise. L’idée d’épouser une cousine ne le gênait donc pas ; mais Surâme avait intérêt à ne pas faire erreur : Oykib et Yaya ne pouvaient pas se marier tous les deux avec Dabrota, la fille de Shedemei et Zdorab ; l’un d’eux devrait nécessairement se rabattre sur une nièce ou rester célibataire.

Cependant, Chveya n’était pas convaincue. « Ce n’est pas ce que tu disais l’autre soir…

— Veya, l’interrompit Luet en s’astreignant à la patience, tu n’as entendu qu’une moitié de cette conversation et par ailleurs j’ai eu de nouveaux renseignements depuis. Fais-moi un peu confiance, ma chérie. »

Motiga prit alors la parole. Se désintéressant du problème des mariages, il avait songé à autre chose. « Si les gens qui restent endormis ne vieillissent pas, est-ce que les enfants qui ne sont pas là seront restés petits à l’arrivée ? Est-ce que je serai plus grand que Protchnu ? »

Les regards de Nafai et Luet se croisèrent. Visiblement, ils auraient préféré éviter cette question. « Oui, finit par dire Nafai. C’est bien ça.

— Chouette ! » s’exclama Motiga.

Mais d’autres étaient moins enthousiastes. « C’est idiot, protesta Shyada qui avait le béguin pour Protchnu. Pourquoi vous ne nous réveillez pas à tour de rôle, comme vous faites avec les grandes personnes ? » Oykib s’étonna qu’une gamine de six ans ait ainsi trouvé la solution la plus judicieuse. Nafai et Luet aussi ; ils se demandaient manifestement que répondre, comment expliquer la situation.

Alors, toujours désireux de se montrer utile, Oykib se lança. « Écoute, si on est réveillés, ce n’est pas parce que Nafai et Luet nous aiment plus que les autres, ni rien : c’est parce que nos parents sont dans le camp de Nafai, tandis que ceux des gosses qui dorment sont dans le camp d’Elemak. »

Nafai avait l’air fâché. Oykib l’entendit demander intérieurement à Surâme : Il n’y a pas moyen d’apprendre à ce gamin à se taire quand il le faut ?

Il perçut aussi la réponse de Surâme : Ne t’avais-je pas prévenu de ne pas leur laisser le choix ?

« Il vaudrait mieux qu’on prenne tous notre décision en connaissant les vraies raisons de ce qui se passe, dit Oykib en regardant Nafai dans les yeux. Je sais que vous deux, mes parents, Issib, Hushidh, Shedemei et Zdorab, vous êtes ceux qui obéissez à Surâme, tandis qu’Elemak, Mebbekew, Obring et Vas ont essayé de te tuer, Nafai, et que, d’après Surâme, ils vont recommencer dès qu’on sera sur Terre. » Il en avait sans doute trop dit, et il avait montré des connaissances qu’il n’aurait pas dû avoir. Il décida d’expliquer la situation aux enfants. « C’est comme une guerre. D’accord, Elemak et Nafai sont mes frères et Nafai ne veut pas de bagarre entre eux, mais Elemak va quand même chercher à le tuer quand on arrivera sur Terre. »

Les petits le regardaient, la mine sérieuse. Oykib n’était pas disert, d’habitude, mais quand il parlait, tous l’écoutaient ; et ce qu’il disait aujourd’hui était grave. Il ne s’agissait plus d’histoires sans importance, comme savoir qui commandait les enfants. Luet et Nafai avaient fait une erreur : ils voulaient donner le choix aux petits, mais sans leur expliquer les vrais enjeux. Eh bien, Oykib connaissait ces gosses mieux que les adultes, il savait qu’ils comprendraient et ce qu’ils choisiraient.

« Alors, poursuivit-il, en réalité, s’ils nous ont réveillés, c’est pour que Yasai, Xodhya, Rokya, Jyat, Motya et moi, on devienne des hommes, des adultes, tandis que les fils d’Elya, Kokor, Sevet et Meb ne seront encore que des mômes. Comme ça, Elemak n’aura pas devant lui qu’un vieillard comme mon père ni qu’un infirme comme Issib ; c’est nous qu’il trouvera aux côtés de Nafai et on se battra contre lui s’il le faut. On se battra, d’accord ? »

Oykib regarda chaque enfant l’un après l’autre et chacun acquiesça à son tour. « Et il n’y a pas que les garçons, reprit-il. Tous les douze, on se mariera et on aura des enfants qui naîtront bien avant ceux des autres, et comme ça on sera toujours les plus forts. C’est le seul moyen d’empêcher Elemak de tuer Nafai ; et pas seulement Nafai, d’ailleurs : il faudrait qu’il tue Père aussi, et Issya, et peut-être Zdorab. Et s’il ne les tuait pas, il les traiterait comme des esclaves, et nous avec. C’est pour ça qu’il nous faut rester debout pendant le voyage. Elemak et Mebbekew sont mes frères, mais ils ne sont pas gentils. »

Luet avait enfoui son visage dans ses mains. Nafai contemplait le plafond.

« Comment tu sais tout ça, Okya ? demanda Chveya.

— Je le sais, c’est tout, d’accord ? Je le sais. »

La petite fille baissa la voix. « C’est Surâme qui te l’a dit ? »

D’une certaine façon, oui ; mais Oykib n’avait pas envie de lui mentir ni même de l’envoyer sur une fausse piste. Mieux valait ne pas répondre du tout. « Ça me regarde.

— Une bonne part de ce que tu as dit ne te regardait pas, Oykib, intervint Nafai. Mais maintenant, il faut en parler. C’est vrai, Surâme pense qu’il y aura une division dans notre communauté à notre arrivée sur Terre ; c’est vrai aussi, Surâme a inventé ce plan pour que vous, les enfants, vous soyez assez grands pour résister avec vos parents à Elemak, à ses partisans et à leurs enfants. Mais je ne crois pas obligatoire qu’il se produise une division. Je le refuse, même. Donc ce qui me motive, moi, c’est qu’il serait utile d’avoir douze adultes de plus pour aider à bâtir la colonie – et douze enfants de moins à élever, à protéger et à nourrir. Tout le monde en bénéficiera.

— Mais, sans Oykib, tu ne nous aurais rien dit, grogna Chveya d’un ton accusateur.

— Je ne pensais pas que vous comprendriez.

— Moi, je ne comprends pas, avoua candidement Shyada.

— Je veux rester éveillé, dit Padarok. Je suis de votre côté parce que je sais que ma mère et mon père sont avec vous. Je les ai entendus discuter.

— Moi aussi », renchérit sa petite sœur Dabya. Un par un, tous donnèrent leur accord.

Pour finir, Dazya se tourna vers Chveya. « Et moi, je regrette que tu me détestes tellement que tu aimes mieux rester petite que de vivre avec moi.

— Mais c’est toi qui me détestes ! protesta Chveya.

— Non, promis. »

Un long silence s’installa.

« Alors, finalement, dit enfin Chveya, on est du même côté.

— C’est vrai », acquiesça Dazya.

Et, parce qu’elle se rendait rarement compte de l’effet qu’allaient produire ses paroles, Chveya ajouta : « Et tu peux te marier avec Padarok. Moi, je suis d’accord. »

Aussitôt, Padarok se récria hautement tandis que la plupart des enfants s’esclaffaient bruyamment. Seul Oykib remarqua que c’est lui que Chveya regardait dans les yeux avant de les baisser.

Alors comme ça, je suis l’élu, se dit-il. C’est gentil de choisir à ma place.

Mais c’était évident, aussi. Des douze enfants présents, Oykib et Padarok étaient les seuls garçons nés la première année et Chveya et Dza les seules filles. Si Dza et Padarok se retrouvaient ensemble, Chveya devrait épouser Oykib, ou bien un garçon plus jeune, ou alors personne.

Cette idée avait quelque chose d’un peu déplaisant. Il se rappela l’unique fois où il s’était laissé piéger à jouer à la poupée avec Dza et quelques petites. C’était d’un ennui mortel de faire le papa et le mari et il s’était enfui au bout de quelques minutes de jeu. Il s’imagina jouant à la poupée avec Chveya et ne vit pas en quoi ce serait mieux. Mais peut-être qu’avec de vrais bébés à la place des poupées, c’était différent. Ça n’avait pas l’air de gêner les hommes adultes, en tout cas. Peut-être qu’il manquait quelque chose quand on jouait avec des poupées ; peut-être que dans les vrais mariages, les femmes n’essayaient pas d’obliger leur époux à faire tout comme elles voulaient.

Padarok avait intérêt à compter là-dessus, parce que s’il se retrouvait avec Dazya, il n’aurait même plus le droit de penser sans sa permission. Pour faire sa loi, elle était championne ! Chveya, de son côté, se contentait d’être têtue ; ce n’était pas la même chose. Elle voulait tout faire à sa façon, mais au moins elle n’exigeait pas qu’on lui obéisse. Peut-être qu’ils pourraient se marier, habiter dans deux maisons différentes et se relayer seulement pour s’occuper des enfants. Là, ça marcherait.

Nafai était en train d’emmener les autres pour leur montrer où ils dormiraient – la chambre des filles et celle des garçons. Oykib, plongé dans ses spéculations sur le mariage, était resté à la traîne dans la bibliothèque et, du coup, il se retrouva seul avec Luet.

« Eh bien, tu en avais à dire, aujourd’hui, lui lança-t-elle. Ce n’est pas ton habitude.

— C’est parce que vous ne le disiez pas, vous deux.

— Non, en effet. Et nous avions peut-être de bons motifs pour ça, tu ne crois pas ?

— Non, je ne crois pas. » C’était mal élevé de parler ainsi à une grande personne, il le savait, mais en cet instant, il s’en fichait. Il était le frère de Nafai, après tout, pas son fils !

« Tu en es bien sûr ? » Elle était en colère, pas de doute.

« Vous ne nous disiez pas toute la vérité parce que vous pensiez qu’on ne comprendrait pas, mais on a compris. On a tous compris. Et alors seulement, on a pu décider en sachant ce qu’on faisait.

— Tu crois peut-être comprendre, mais c’est faux. Cette affaire est beaucoup plus compliquée que tu ne le penses, et…»

L’énervement gagna Oykib. Il avait entendu leurs disputes avec Surâme, toutes les nuances et tous les problèmes possibles dont ils s’étaient inquiétés, et même s’il refusait de dire comment il en avait eu connaissance, il n’allait sûrement pas faire semblant de ne pas les comprendre. « Tu ne t’es jamais dit, Lutya, que c’est peut-être aussi beaucoup plus compliqué que tu ne le penses, toi ? »

Fut-ce parce qu’il l’avait appelée – elle, une adulte ! – par son petit nom, ou parce qu’elle reconnut la vérité de ses paroles ? en tout cas, elle ne répondit pas et le dévisagea.

« Tu ne comprends pas tout, poursuivit Oykib, mais ça ne t’empêche pas de prendre des décisions. Nous non plus, on ne comprend pas tout, mais on a choisi, non ? Et comme il faut, non ?

— Oui, répondit-elle à mi-voix.

— Peut-être que les enfants ne sont pas aussi bêtes que vous l’imaginez », ajouta-t-il. Il y avait longtemps qu’il avait envie de dire ça à un adulte. C’était la bonne occasion.

« Je ne vous crois pas bêtes, ni toi ni aucun des…»

Mais avant qu’elle put achever sa phrase, il avait déjà bondi dans le couloir à la recherche des autres. S’il n’était pas là pour choisir, il se retrouverait avec le lit le moins bon.

Il hérita finalement du pire, la couchette en bas à droite, près de la porte, bien visible du couloir, si bien qu’en cas de chahut il serait en première ligne. Il avait pourtant choisi le meilleur lit, au début, et comme c’était le premier garçon, personne n’avait discuté. Mais alors il avait vu l’air misérable de Motya quand il avait écopé du coin le plus moche – et surtout quand Yaya et Jyat s’étaient fichus de lui. Et voilà : il se retrouvait à sa place et il savait que jamais personne ne voudrait en changer avec lui. Dix ans, se dit-il. Il va falloir que je dorme dix ans sur cette paillasse minable !

6 Le Dieu Laid

Quand Emiiz eut six ans, sa mère l’emmena dans la caverne sacrée. C’était un site miraculeux : souterrain, il n’était pourtant pas l’œuvre du peuple ; il était apparu ainsi, donné par les dieux. Ils l’avaient créé et c’est pourquoi on y apportait les dieux pour les adorer.

La caverne était étrange, toute en rochers déchiquetés et suintante d’humidité, pas du tout comme les terriers secs et lisses de la cité. Des gouttes d’eau gluante tombaient de partout. Mère expliqua que l’eau laissait à chaque goutte un tout petit peu de calcaire et avait ainsi formé d’épais piliers. Mais comment était-ce possible ? Les piliers ne soutenaient-ils pas le toit de la caverne ? Si les gouttes mettaient des années à les créer, qu’est-ce qui supportait la voûte au début ? Mais Mère expliqua que la caverne était en pierre. « Les dieux creusent des trous dans la montagne comme nous faisons sauter des éclats de pierre pour fabriquer nos lames, dit-elle. Ils peuvent maintenir un toit de pierre si grand qu’on n’en voit pas le bout, même avec la torche la plus brillante. Et il n’existe pas de vent assez puissant pour emporter le toit du terrier des dieux. »

Ça doit être pour ça que ce sont des dieux, pensa Emiiz. Elle avait vu les effets de la tempête sur la partie haute de la cité : trois arbres-toits avaient été abattus, si bien que la pluie et ensuite le soleil s’étaient déversés dans les crèches et les salles d’assemblée qui se trouvaient en dessous. Il avait fallu plusieurs jours pour condamner les tunnels et en creuser de nouveaux ailleurs afin de remplacer l’espace perdu, et pendant ce temps deux cousins et trois nièces avaient habité chez eux. Mère avait failli devenir folle et Emiiz elle-même n’en était pas passée loin. C’étaient des gens tranquilles, réservés, peu préparés à se défendre contre les indiscrets qui fourraient leur nez partout. « Mais que vois-je, tu apprends déjà à tisser, à ton âge ? Oh, je parie que tu as déjà choisi un beau jeune homme qui participe à sa première chasse, mon joli petit trésor ! »

Rien que des mensonges ! Emiiz n’avait rien d’un joli petit trésor ; elle n’était pas jolie et elle n’était pas petite. Et ce n’était pas un trésor non plus : d’abord, elle était trop poilue. Les hommes aimaient les femmes duveteuses, pas couvertes de poils noirs et rudes comme les siens. Elle n’avait pas non plus une jolie voix ; elle essayait d’imiter Mère, mais elle n’avait pas ce genre de musique en elle. Un jour, alors que cousine Issess – tiens, ça, c’est un nom quelconque qui lui va bien ! – ignorait qu’Emiiz était là, elle avait dit à son idiote de fille, Aamuv : « Pauvre Emiiz ! C’est un accident de l’évolution, tu sais ; elle est aussi poilue que ceux du versant oriental de la montagne. J’espère qu’elle ne partage pas leurs autres particularités ! » La rumeur voulait naturellement que les hirsutes du versant est mangent le cœur et le foie de leurs ennemis, et certains disaient même qu’ils embrochaient simplement leurs victimes et les dévoraient tout entières. Des monstres, quoi. Et c’est comme ça que les gens considéraient Emiiz, avec ses poils exubérants.

Après tout, elle n’était pas responsable de ce qui poussait sur elle. Au moins, ce n’était pas une horrible infection fongueuse comme celle qui faisait sentir si mauvais le pauvre Bomossoss. C’était un puissant guerrier, mais personne n’aimait le fréquenter à cause de l’odeur. Quelle tristesse ! Ah ! les dieux font ce qu’ils veulent de nous. En tout cas, moi, je ne sens pas.

Il n’y avait pas d’office en ce moment – naturellement, puisque c’était réservé aux hommes ; cela ne regardait pas les femmes et encore moins les petites filles. Mais elle avait entendu dire que les hommes adoraient les dieux en les léchant jusqu’à ce qu’ils soient trempés de salive et tout mous ; alors ils se les frottaient partout sur le corps. Elle n’y avait jamais vraiment cru jusqu’à cet instant où elle entrait dans la première des salles de prière.

Certains des dieux, sculptés avec un luxe de détails, avaient des visages d’une beauté extraordinaire. Il y avait des représentations de guerriers féroces, de hideuses viandes-du-ciel, de chèvres, de daims, de serpents lovés et de libellules perchées sur des roseaux. Mais, à la grande surprise d’Emiiz, quand Mère lui montra les plus sacrés des dieux, les plus adorés, ce n’étaient pas du tout les plus finement sculptés ; les plus révérés d’entre eux n’étaient que des blocs d’argile lisses.

« Pourquoi est-ce que les plus beaux ne sont pas aussi sacrés que ceux qui ne ressemblent à rien ?

— Ah, répondit Mère, c’est que, vois-tu, c’étaient autrefois les plus magnifiques ; on les a adorés avec beaucoup de ferveur et ils nous ont donné de beaux enfants et de bonnes chasses. Alors, naturellement, ils sont devenus lisses, à force. Mais nous n’oublions pas ce qu’ils étaient. »

Emiiz restait pourtant troublée par ces blocs sans traits. « On ne pourrait pas leur sculpter de nouveaux visages ?

— Ne dis pas de bêtises ! Ce serait un blasphème. » Mère avait l’air agacée. « Franchement, Emiiz, je ne comprends pas comment ta tête fonctionne. Personne ne sculpte les dieux ; ils n’auraient aucun pouvoir si c’étaient des hommes et des femmes qui les fabriquaient dans la glaise !

— Ben, qui est-ce qui les fabrique, alors ?

— Nous les rapportons chez nous. Nous les trouvons et nous les rapportons.

— Mais qui les fabrique ?

— Ils se fabriquent tout seuls. Ils sortent tout seuls de l’argile de la berge.

— Je pourrais les voir faire, un jour ?

— Non, répondit Mère.

— Mais je veux voir naître un dieu ! »

Mère soupira. « Bon, tu es assez grande, j’imagine. Mais tu dois me promettre de ne rien raconter aux petits.

— C’est juré.

— Eh bien, ça se passe à une époque précise de l’année, pendant la saison sèche. Les viandes-du-ciel descendent et façonnent la boue de la berge.

— Les viandes-du-ciel ? » Emiiz était horrifiée. « Tu plaisantes ! C’est dégoûtant !

— Ce serait dégoûtant, en effet, si l’on supposait qu’elles comprennent ce qu’elles font. Mais ce n’est pas le cas ; le dieu s’éveille en elles et elles se mettent aveuglément à modeler la glaise en formes extraordinairement compliquées. Et puis, quand elles ont fini, elles s’en vont, tout simplement, en abandonnant leurs sculptures. Pour nous. »

Les viandes-du-ciel ! Ces sales bêtes volantes qui capturaient parfois des chasseurs et les tuaient ! On attrapait leurs petits pour les rôtir et les donner à manger aux femmes enceintes. C’étaient des créatures dépourvues d’intelligence, dangereuses, perfides et furtives, et c’étaient elles qui fabriquaient les dieux ?

« Je ne me sens pas bien, Mère, dit Emiiz.

— Eh bien, assieds-toi quelques minutes et repose-toi. J’ai rendez-vous avec la prêtresse à trois salles d’ici – dans cette direction – et je ne dois pas être en retard. Mais tu sauras me retrouver sans te perdre, n’est-ce pas ? Tu ne quitteras pas le chemin, d’accord ?

— Je ne suis pas devenue d’un seul coup complètement idiote, Mère.

— Par contre, tu es devenue insolente, d’un seul coup. Ça ne me plaît pas, Emiiz. »

Bof, de toute façon, il n’y a pas grand-chose qui plaise chez moi, songea-t-elle. Ce n’est d’ailleurs pas pour ça que je dois être d’accord ; moi, je me trouve quelqu’un de très bien. Comme je suis beaucoup plus intelligente que mes amies, tout ce que je me raconte est brillant, passionnant et surtout nouveau ! Ce n’est pas comme celles qui se contentent de répéter sans arrêt les mêmes formules pleines de « sagesse » qu’elles ont piquées à leur mère ! Et en tout cas, je suis plus intéressante que les garçons, qui ne pensent qu’à jeter des choses, à les casser ou à les couper ! Mieux vaut creuser et tisser, comme les femmes, ramasser des insectes plutôt que les tuer, mélanger des feuilles, des fruits, de la viande et des racines pour en faire un plat réussi. Un jour, je serai une belle femme, poils ou pas poils, et l’homme qui se retrouvera avec moi poussera des grands cris de déception pour la galerie, mais en secret il connaîtra le bonheur, et je lui ferai toute une ribambelle de bébés poilus et futés aussi moches et aussi intelligents que moi, jusqu’au jour où tout le monde se rendra compte que les poilues font les meilleures épouses et les meilleures mères et que les sans poils sont visqueuses et toutes froides, comme des melons écorcés.

Remontée, Emiiz se leva et se mit à examiner les dieux de plus près. Elle ne trouvait rien d’intéressant à ceux que l’on adorait le plus, elle n’y pouvait rien. C’étaient les statues intactes et riches de détails qui la fascinaient. Tout son problème venait peut-être de là : seuls les dieux de piètre réputation l’attiraient, aussi, les dieux vraiment efficaces sachant qu’elle ne les aimait pas, elle se retrouvait affligée d’une laideur sans nom. C’était quand même affreux de l’avoir punie dès la naissance d’un péché qu’elle ne devait commettre qu’à six ans, deux années seulement avant de devenir femme !

Bon, eh bien, puisque j’ai déjà reçu ma punition, autant la mériter franchement ! Je vais chercher le dieu le plus beau, le moins adoré de tous, et c’est celui-là que je me choisirai !

Elle se mit donc en quête d’une statue en parfait état, mais naturellement tous les dieux avaient été vénérés peu ou prou et si des parties entières de certains avaient conservé de merveilleux détails, aucun n’était absolument intact.

Sauf cette sculpture extraordinaire qu’elle trouva au fin fond d’une petite salle reculée. Elle ne ressemblait pas du tout aux autres ; elle n’évoquait d’ailleurs aucune créature connue d’Emiiz. Et elle était absolument intacte. Ses traits n’étaient effacés nulle part, ce qui signifiait que personne ne l’avait jamais adorée.

Eh bien, dit Emiiz au dieu laid, c’est moi ton adoratrice, maintenant. Et je vais t’adorer de la meilleure façon, au contraire des autres : je ne vais pas te lécher, ni te frotter sur moi, ni rien de dégoûtant comme les gens font d’habitude avec leurs dieux en terre ; moi, pour t’adorer, je vais te regarder comme une œuvre d’art magnifique !

Naturellement, c’était une œuvre d’art magnifique qui représentait une créature extraordinairement laide. Elle avait une bouche humaine et deux yeux humains aussi, mais son nez pointait vers le bas, sa mâchoire saillait excessivement et, à la base, sa tête s’amincissait tellement que son cou était beaucoup, beaucoup plus fin que son crâne. Comment fait-elle pour tenir une grosse tête comme ça sur un cou aussi maigre ? Et comment une stupide viande-du-ciel aurait-elle l’idée de fabriquer quelque chose que personne n’avait jamais vu ?

La réponse à cette dernière question était évidente, une fois qu’elle y eut réfléchi : la viande-du-ciel avait sculpté cette tête parce que c’est à ça que ressemblait le dieu.

Mais non ! Quel dieu voudrait avoir cette tête ?

À moins que (et cette idée la renversa), à moins que les dieux n’aient aucun pouvoir sur leur apparence ? Et si ce dieu était comme elle, s’il était né laid ? Et si cela ne l’empêchait pas d’estimer qu’il avait le droit d’avoir une statue et de se faire adorer ? C’est pour ça qu’il s’était fait représenter par une viande-du-ciel ; mais quand on l’avait apporté dans la caverne, personne n’avait voulu le vénérer et il s’était retrouvé dans un coin tout noir ; seulement, moi, je t’ai découvert et je suis peut-être moche, mais je suis ta seule adoratrice, alors ne viens pas me dire que tu ne veux pas de moi !

Je t’accepte.

Elle entendit ces mots aussi clairement que si quelqu’un avait parlé dans son dos. Elle se retourna, mais elle était seule dans la salle pleine d’ombre.

« Est-ce que tu m’as parlé ? » chuchota-t-elle.

Pas de réponse. Mais en regardant la statue magnifiquement laide, elle sut quelque chose, quelque chose de si important qu’elle devait l’annoncer à Mère sans perdre un instant. Elle sortit en courant et prit le chemin principal jusqu’à la pièce où sa mère et la prêtresse conversaient avec animation. « Tu te sens mieux, à ce que je vois, Emiiz, fit sa mère en lui tapotant la tête.

— Mère, il faut que je te dise…

— Plus tard. Nous sommes sur le point de prendre une décision merveilleuse pour toi et…

— Mère, il faut que je te le dise tout de suite ! »

Sa mère prit un air à la fois gêné et agacé. « Emiiz, Vliijlisumuunuun va croire que je t’ai mal élevée. »

Au nom de la prêtresse, Emiiz comprit qu’il devait s’agir d’un personnage influent et distingué, et la timidité l’envahit. « Pardon, dit-elle.

— Non, c’est bien, répondit la vieille prêtresse. Seules les poilues entendent encore la voix des dieux, dit-on. »

Allons bon ! pensa Emiiz. J’espère que je ne vais pas devoir me faire prêtresse parce que je suis moche !

« Que voulais-tu nous annoncer, mon enfant ? demanda la vieille femme.

— Ben, je… je regardais un dieu très beau, sauf qu’il est très laid, et d’un seul coup j’ai su quelque chose. C’est tout. »

La prêtresse se laissa tomber à quatre pattes. Aussitôt Mère l’imita, et Emiiz avait assez d’éducation pour savoir qu’elle-même devait en faire autant. Mais quelle exaltation ! La prêtresse la prenait au sérieux ! « Qu’as-tu soudain su ? demanda Vliijiisumuunuun.

— Ben, maintenant que j’y pense, je ne sais même pas ce que ça veut dire.

— Dis-le nous quand même, intervint sa mère, et la prêtresse battit lentement des paupières pour indiquer son accord.

— Ceux qui étaient perdus sont de retour. »

Sa mère et la prêtresse la regardèrent d’un air inexpressif. Enfin la première parla : « Et c’est tout ?

— C’est assez, murmura la prêtresse. N’en parle à personne. » Elle avait les yeux fermés.

« Vous savez donc ce que ça veut dire ? demanda la mère d’Emiiz.

— Non, pas ce que ça veut dire. Mais rappelez-vous le chant de la création, quand la grande prophétesse Zz proclame : “Il n’y aura plus de viande du ciel le jour où ceux qui sont perdus seront retrouvés, ni de dieux de la rivière quand les errants seront de retour.”

— Je ne m’en souviens pas, répondit la mère d’Emiiz. Mais notez : Zz ne parle pas de gens perdus qui reviendraient ; elle dit que ceux qui sont perdus seront retrouvés et que ce sont les errants qui seront de retour. Inutile donc, à mon avis, de prendre tout ça trop au sérieux en effrayant ma pauvre fille. »

Mais c’était elle qui avait peur, manifestement. Emiiz, elle, était aux anges. Le dieu avait accepté sa vénération, puis il lui avait fait un cadeau, cette formule qui n’avait aucun sens pour elle, mais apparemment beaucoup pour la prêtresse – et pour sa mère aussi, malgré ses protestations.

« Cela change tout, dit la vieille femme.

— C’est bien ce que je craignais, répondit Mère d’une petite voix.

— Allons, ne dites pas de bêtises ! Je compte toujours trouver un époux à votre fille. »

Trouver un époux ! Quelle horreur ! Un mariage arrangé ! Mère avait une telle certitude qu’aucun homme ne voudrait d’elle qu’elle était allée demander à la prêtresse de préparer un mariage sacrificiel ? On allait forcer un homme à la prendre pour épouse en réparation d’un crime ? Emiiz avait déjà connu deux cas de ce genre ; les deux fois c’était la femme la criminelle, et c’était elle qu’on punissait en obligeant un homme à l’épouser, comme on oblige un malade à boire une potion répugnante.

« Quel crime est-ce que j’ai commis ? chuchota-t-elle.

— Allons, ne prends pas la mouche, répondit la prêtresse ; comme je l’ai dit, cela change tout.

— Comment cela ? demanda Mère.

— Disons simplement que lorsqu’une enfant devient l’instrument par lequel on nous promet l’accomplissement des prophéties de Zz, il n’est pas question de la donner à un quelconque rustaud à la morale inexistante. »

Oh, joie des joies ! songea sombrement Emiiz. Ça veut dire, je suppose, qu’on va me marier à un malfaiteur de haut vol !

« Elle a six ans ? Il lui reste deux ans avant de devenir femme ?

— Dans la mesure où l’on peut le deviner, répondit Mère. Ce sont les dieux qui décident, naturellement. »

La prêtresse caressa la fourrure d’Emiiz. Comme d’habitude, celle-ci se raidit : les gens touchaient toujours les membres difformes ou la bosse des infirmes et elle détestait cela, même si l’on prétendait que cela leur portait chance. Mais soudain, elle s’aperçut que cette fois, le contact n’avait rien d’hésitant ; la vieille femme caressait sa fourrure avec une affection non feinte, apparemment, et c’était agréable. « Je me demande, dit-elle, si nous avons raison de privilégier les fourrures fines et rases. Avec le pelage de nos femmes, nous avons peut-être bien perdu quelque chose, une certaine intimité avec les dieux. »

Mère était trop polie pour manifester son désaccord, mais son silence même révéla qu’elle n’était pas de cet avis.

La prêtresse poursuivit : « Muf, le fils du roi-guerrier, atteindra sa majorité à peu près en même temps qu’Emiiz. »

Après un instant de stupéfaction, Mère éclata de rire. « Voyons, ne me dites pas que vous…

— Une enfant qui entend l’écho des paroles de Zz au bout de tant de siècles…»

Mère n’avait pas fini de protester. « Mais Muf sera mécontent qu’on lui donne une…

— Muf veut devenir roi-guerrier. Il se mariera selon ce que les dieux dicteront. En ce qui me concerne, les dieux ont fait leur choix aujourd’hui. »

Mais ce ne sont pas les dieux qui m’ont choisie, pensa Emiiz. C’est moi qui en ai choisi un !

« C’est trop pour elle, dit Mère. Jamais elle n’a espéré un tel honneur.

— C’est justement à celles qui l’espèrent, répondit la prêtresse, qu’il ne faut surtout jamais l’accorder. »

Mère finit par se laisser convaincre – à moins qu’elle n’eût enfin pris conscience de ce que son incrédulité révélait à sa fille. En tout cas, elle poussa un couinement ravi et embrassa Emiiz.

Avant qu’elles ne partent, la prêtresse demanda à Emiiz de lui montrer quel dieu elle avait regardé. Dès qu’elles furent dans la petite salle reculée, elle devina duquel il s’agissait. « C’est le grand très laid, n’est-ce pas ? On n’y a jamais touché.

— Mais la sculpture est magnifique, dit Emiiz.

— Oui, c’est vrai. De grosses mains comme les nôtres ne parviendraient jamais à une telle perfection dans le détail. C’est pour cela que les dieux se servent des viandes-du-ciel pour leur donner une forme matérielle. Mais celui-ci… je me demandais quel était son rôle, personne ne lui ayant donné l’occasion de faire naître un enfant, d’apporter la pluie ni rien de ce genre. Il devait attendre ta venue, mon enfant. » Et elle caressa de nouveau la fourrure d’Emiiz.

Je vais devenir l’épouse du prochain roi-guerrier, s’il se révèle digne de succéder à son père. Je ferai tout pour l’y aider ; et je lui arrangerai une salle superbe, avec des tapis et des tentures, des paniers et des robes plus magnifiques qu’on n’en aura jamais vu. Lorsque les gens le regarderont, ils ne penseront pas : « Voyez ce pauvre homme affligé d’une femme hirsute ! », mais « L’épouse du roi-guerrier est peut-être poilue, mais grâce à elle, le roi-guerrier vit au milieu de la beauté. »

Je n’oublierai jamais ce merveilleux cadeau, dit-elle silencieusement au dieu à la magnifique laideur.

« Allez-vous placer ce dieu à la vue de tous ? demanda Mère.

— Non, répondit la prêtresse. Et ni l’une ni l’autre, vous ne devez confier à quiconque lequel a parlé par la bouche de la petite. Ce dieu n’a jamais été touché. Qu’il demeure ainsi.

— Je n’ai jamais vu qu’on traite un dieu puissant de cette façon ! protesta Mère.

— Et moi, je n’ai jamais vu qu’un dieu intact ait le moindre pouvoir, répliqua la prêtresse. Il n’existe donc pas de précédent pour nous guider. En conséquence… nous ferons ce qui est efficace ; et ne pas toucher celui-ci me paraît avoir d’excellents résultats. Cela me suffit. »

À moi aussi, pensa Emiiz. Puis, tout haut, elle répéta les mots, les premiers et les plus clairs, qu’avait dits le dieu : « Je t’accepte.

— Garde ça pour ton époux, dit Mère. À présent, il faut rentrer tant qu’il est encore temps de préparer un bon souper. »

Sur le chemin du retour, Mère lui serina sur tous les tons qu’elle ne devait se vanter à personne de ce qui s’était passé : tant que la vieille Vliij n’avait pas fait d’annonce publique, elle pouvait encore changer d’avis. « Elle peut aussi mourir : elle est âgée. Et ne va pas t’imaginer que les autres prêtresses seraient le moins du monde impressionnées si je venais leur dire : Mais Vliij avait promis de marier ma petite Emiiz avec Muf, le fils du roi-guerrier ! »

Naturellement, je ne me l’imagine pas, Mère ; qui pourrait le croire ?

Mais tout au fond d’elle, une question la harcelait, une question à laquelle ni Mère ni la prêtresse ne semblaient avoir pensé : qu’est-ce que ça voulait dire, « ceux qui étaient perdus sont de retour » ? Qui était de retour ? Et comment s’étaient-ils perdus ? Et pourquoi, sur les milliers de dieux qui se trouvaient dans la caverne sacrée, fallait-il que ce soit ce drôle de dieu laid qui annonce la nouvelle ?

Je vais ouvrir l’œil, décida Emiiz. En me parlant, le dieu n’avait pas seulement pour but de me procurer un mariage qui dépasse largement toutes mes espérances ; je vais essayer de comprendre ce que veut vraiment dire son message et quand j’y serai arrivée, je le proclamerai publiquement, ou en tout cas je ferai ce que le dieu dictera. Quand l’heure sera venue, je saurai ce qu’il faut faire.

Sans se demander d’où lui venait cette certitude, elle se mit à réfléchir au suffixe à rajouter à son nom : l’épouse du fils du roi-guerrier ne pouvait pas se contenter de son nom-de-sevrage. Emiizuuj ? Uuj était la terminaison que sa mère avait adoptée lors de son jour de gloire, quand on avait choisi son panier pour les funérailles du vieux roi du sang. Mais c’était un nom délicat, un peu mièvre, quand c’était une femme qui le choisissait. Emiiz souhaitait quelque chose de plus énergique. Il fallait qu’elle y réfléchisse. Elle aurait tout le temps d’y songer.

7 Tempête En Mer

Zdorab n’était pas né à la bonne époque. Il ne s’en était jamais rendu compte jusqu’à présent. Oh, bien sûr, il se sentait mal intégré quand il était enfant et, plus tard, à Basilica, avant que Nafai lui offre la chance de sauver sa vie en l’accompagnant au désert. Mais aujourd’hui, au terme de sa seconde période en tant que maître d’école aux côtés de Nafai, à bord du Basilica, il savait enfin quelle était sa vraie place. Le seul ennui, c’est que la culture susceptible de reconnaître ses mérites n’existait plus depuis quarante millions d’années.

On ne pouvait naturellement qu’admirer ceux qui avaient bâti ce vaisseau avec un tel luxe de raffinement dans le dessin et dans l’exécution. Mais après avoir vécu dans l’appareil, Zdorab comprit qu’en plus il aimait leur mode de vie. Certes, on était enfermé, mais en ce qui le concernait, Zdorab trouvait la vie au grand air très surfaite ; les insectes ne lui manquaient pas, non plus que les excès de chaleur ou de froid, d’humidité ou de sécheresse. Il ne regrettait pas les défécations animales, ni les effluves dégagés par certains aliments inconnus lors de leur cuisson, ni ceux d’autres, trop connus, en train de pourrir.

Pourtant, ce n’était pas l’absence de désagréments qui lui faisait savourer l’existence à bord du vaisseau, mais ses aspects positifs : un lit douillet toutes les nuits, une douche d’eau propre le matin, une vie centrée sur la bibliothèque, sur l’acquisition et la transmission du savoir, des ordinateurs capables aussi bien de jouer que de travailler, une reproduction parfaite de la musique, des toilettes autonettoyantes et sans odeur, des vêtements qu’on n’avait pas besoin de repasser, des repas prêts en quelques instants, et le tout en se déplaçant à une vitesse incalculable vers une autre étoile située à un siècle de voyage.

Mais quand il voulut exposer son point de vue à Nafai, le jeune homme lui adressa un regard ahuri et répondit : « Et les arbres, alors ? » Manifestement, il avait hâte de débarquer sur la nouvelle planète, crasseuse elle aussi, sans doute, grouillante de bestioles et où il faudrait encore s’échiner à travailler de ses mains. Durant toute la traversée du désert, Zdorab avait joué les serviteurs obéissants, et il jouissait aujourd’hui du confort du vaisseau : toutes les tâches y étaient effectuées par des machines et des ordinateurs, ou alors elles étaient si simples que n’importe qui pouvait les accomplir – et tout le monde participait aux corvées.

Et puis il adorait enseigner aux enfants ; d’ailleurs, au bout de six ans de voyage, certains étaient sortis de l’enfance. Oykib mesurait presque deux mètres à l’âge apparent de quatorze ans ; il était maigre, mais Zdorab l’avait vu s’exercer dans la centrifugeuse et il possédait une musculature sèche et nerveuse. Zdorab, de son côté, savait maintenant qu’il avait atteint l’âge mûr : la vue de ce corps magnifique n’éveillait plus chez lui qu’un vague écho de désir. Si la nature manifestait quelque pitié, c’était dans la dilution de la libido masculine à mesure que l’on vieillissait. Certains, sentant leur désir s’émousser, prenaient des mesures héroïques – ou criminelles – pour se donner l’illusion d’une vigueur sexuelle retrouvée ; mais pour Zdorab c’était un soulagement. Mieux valait regarder Oykib et son cadet, Yasai, encore plus beau que lui, comme de simples élèves, des amis de son fils Padarok, des compagnons potentiels de sa fille Dabrota.

Mon fils ! songea-t-il. Ma fille ! Seigneur ! Qui aurait imaginé, durant toutes ces années d’amours clandestines dans la cité des hommes, hors les murs de Basilica, que j’aurais un jour un fils et une fille ! Et mieux encore : si un homme s’avisait de les toucher sans mon accord, je crois bien que je le tuerais !

Je suis une bête sauvage, finalement.

Le jour était venu pour lui de se rendormir et pour Shedemei de prendre sa place. Leurs périodes d’éveil se chevauchaient l’espace de quelques heures (selon Surâme, le système d’entretien de la vie pouvait s’en accommoder) et ce serait bien agréable de la voir un peu. C’était sa meilleure amie, la seule personne au courant de ses secrets, de ses luttes intérieures. Il pouvait lui confier presque tout.

Mais il ne pouvait pas lui parler du petit programme qu’il avait inséré dans l’ordinateur responsable des systèmes vitaux, un de ceux qui n’étaient pas directement reliés à la mémoire de Surâme. Juste avant d’installer son bricolage qui devait les réveiller tous à mi-voyage et que Surâme avait aussitôt détecté, il avait rédigé un programme apparemment destiné à faire un inoffensif inventaire des stocks. Mais six ans et demi précisément après le départ, il devait transférer une nouvelle version du programme de réveil dans l’ordinateur où s’exécutait le calendrier ; là, cette version donnerait l’ordre d’éveiller Elemak, Zdorab et Shedemei au bout de trente secondes ; puis, une seconde plus tard, la copie originale du programme serait réinstallée et le logiciel d’inventaire se réécrirait pour éliminer le sous-programme annexe. Tout cela était très habile et Zdorab s’enorgueillissait de son ingéniosité.

Mais il se rendait compte aussi qu’elle mettait en danger la paix de la communauté et il avait bien l’intention, à présent qu’il avait accepté le plan de Nafai, d’éliminer le sous-programme. L’ennui, c’est qu’il n’était plus si facile d’accéder à l’ordinateur, maintenant qu’ils étaient partis. Il était occupé une partie du temps, et quand il avait fini il y avait des gosses partout qui ne manqueraient pas de repérer son manège. Il se répétait qu’il attendait la bonne occasion pour agir. Mais il ne lui restait désormais plus que quelques heures avant de s’endormir et il n’avait encore rien fait. Pourquoi donc ?

Parce qu’il avait peur, voilà pourquoi ! C’était ça, le hic. Il ne craignait pas pour lui-même : sa survie personnelle lui importait moins que la protection de ses enfants. Il ne s’était pas rallié au plan de Nafai à cause de ses rêves – ils étaient réservés à Shedemei et à ceux que Surâme avait créés à force de croisements pour y être spécialement réceptifs – mais parce qu’il refusait que certains enfants bénéficient d’un avantage et pas les siens. Quand Issib avait proposé que les adultes fassent à tour de rôle la classe, Zdorab n’avait pas envisagé une seule seconde de rester à l’écart.

Mais, en même temps, il redoutait une vengeance de la part d’Elemak. Quand il se réveillerait sur Terre, entouré de solides jeunes gens tous acquis à la cause de Nafai, sa colère serait telle qu’un pardon de sa part était inimaginable. La guerre éclaterait tôt ou tard et le sang coulerait à flots. Zdorab ne voulait pas que ses enfants souffrent de ce conflit ; il ne voulait pas les y voir entraînés ni même obligés de choisir leur camp. Et quelle meilleure façon d’y parvenir qu’en prouvant sa loyauté à Elemak ? Il suffisait de laisser le signal d’éveil se déclencher comme prévu.

Naturellement, Nafai et Surâme devineraient sans mal l’identité du responsable : personne d’autre que lui ne possédait les compétences nécessaires en informatique et aucun des enfants ayant acquis ces connaissances durant le voyage n’aurait envie de réveiller Elemak. D’ailleurs, il avait entendu Izuchaya – si jeune au décollage qu’elle se rappelait à peine Elemak – demander : « Pourquoi faut-il le réveiller, s’il est si méchant ?

— Parce que ce serait un meurtre », avait répondu Nafai avant de lui expliquer que lorsqu’on n’était pas d’accord avec quelqu’un, cela ne voulait pas dire que cette personne n’avait pas le droit de vivre et de faire ses propres choix. Le seul cas où l’on avait le droit de tuer, c’était pour se défendre ou pour protéger quelqu’un.

Pour protéger quelqu’un… Moi, je dois protéger mes enfants. Et si tu veux la vérité toute nue, Nafai, mes enfants ne sont pas de ton sang. Donc, même si nous nous rangeons de ton côté, je ne crois pas un seul instant que tu prendras autant soin d’eux, que tu seras aussi loyal envers eux qu’envers les tiens, les benjamins de tes parents ou les gosses de ton frère Issib. Il me faut trouver le moyen de les protéger tout seul, de me débrouiller pour qu’Elemak ne les haïsse pas comme toi et les tiens – même si je les ai fait profiter de ton plan pour qu’ils soient plus grands et plus forts que les garçons d’Elemak. C’est comme ça qu’un père agit, même si son épouse n’est pas d’accord.

Shedemei avait un point de vue différent sur la loyauté, Zdorab le savait. C’était quelqu’un de très entier. Mais elle n’avait pas vécu comme lui des années dans un monde de cauchemar où la perfidie répondait à la trahison : les incessants complots de Gaballufix qui considérait la confiance des autres comme une arme à retourner contre ses adversaires, la violence et la corruption ordinaires qui régnaient dans le village des hommes où ne pénétrait pas l’influence bienfaisante des femmes, et bien entendu l’imposture sans rémission de l’existence d’un homme qui aimait les hommes. On ne peut vraiment faire confiance à personne, Shedemei, dit-il intérieurement.

Même pas à Surâme. Surtout pas à Surâme.

Les seuls contacts qu’il avait eus avec le maître ordinateur s’étaient effectués d’abord par le biais de l’Index et, par la suite, grâce aux ordinateurs du vaisseau. Il ne recevait pas de rêves et, autant qu’il le sache, Surâme ne s’intéressait pas à lui et ne percevait pas ses pensées. Sinon, comment aurait-il réussi à installer en douce son programme de réveil ? Aux yeux de Surâme, il n’avait pas d’utilité particulière, à part celle d’avoir fourni ses chromosomes pour que Shedemei puisse se reproduire. Eh bien, c’était parfait : il n’avait de son côté pas tellement l’usage de Surâme. Il avait par contre une conviction inébranlable : quel que soit le but de Surâme, l’ordinateur se souciait peu du confort et du bonheur des humains qu’il manipulait. Et comme Surâme ne s’occupait pas de lui, il était le seul membre de la communauté à jouir de son intimité.

Mais en même temps, il espérait secrètement que Surâme entendait ses pensées et n’ignorait rien de son système de réveil. D’ailleurs, il l’avait sûrement déjà désactivé ; Zdorab n’avait pas vérifié sa présence pour les mêmes raisons qu’il ne l’avait pas retiré en personne. Surâme ne permettrait pas qu’il arrive quoi que ce soit de dangereux pendant le voyage ; donc, Elemak ne se réveillerait pas avant l’atterrissage ; et à ce moment-là, Zdorab pourrait affirmer en toute légitimité : « J’avais laissé le signal en place, mais Surâme a dû le découvrir. »

Il se répétait la phrase en silence, l’articulait soigneusement, tout en sachant qu’Elemak ne le croirait pas ou, s’il le croyait, qu’il n’en tiendrait pas compte.

Ils n’auraient pas dû m’obliger à entrer dans leur famille, à choisir mon camp dans leurs querelles meurtrières.

Il se tenait devant la capsule de Shedemei ; le couvercle coulissa vers l’arrière et elle ouvrit vaguement les yeux. Un pâle sourire apparut sur ses lèvres.

« Bonjour, belle dame surdouée, dit-il.

— Entendre des flatteries dès le réveil, c’est le rêve de toutes les femmes, répondit-elle. Malheureusement, je suis encore abrutie par les drogues.

— Quelles drogues ? » Il l’aida à se redresser, puis rabattit le flanc de la capsule afin qu’elle pût en descendre.

« Tu veux dire que c’est naturel chez moi d’avoir l’esprit aussi lent ? »

Elle se mit debout et s’agrippa à lui, tant pour se soutenir en attendant que ses jambes se réhabituent à la gravité réduite que pour l’embrasser amicalement. Il lui rendit son étreinte, puis lui exposa les progrès de chacun des enfants depuis sa dernière période de veille.

« Pour moi, c’est peut-être la meilleure école qu’on ait jamais vue, conclut-il.

— Et c’est bien pratique que les professeurs puissent dormir un trimestre sur deux », répondit Shedemei.

Ils passèrent plusieurs heures à parler des enfants, surtout des leurs, et de tout ce qui passait par l’esprit de Shedemei. Mais ils n’abordèrent pas le sujet qui tenaillait Zdorab, et son épouse finit par remarquer son air contraint.

« Qu’y a-t-il ? Tu me caches quelque chose.

— Et quoi donc ?

— Quelque chose qui t’inquiète.

— Ma vie n’est qu’inquiétude, répondit-il. Je n’aime pas monter dans la capsule d’hibernation. »

Elle eut un petit sourire. « D’accord, rien ne t’oblige à me le dire.

— Je ne peux pas te dire ce que j’ignore moi-même », fit-il, et comme ces mots contenaient une part de vérité – il ne savait pas si Surâme avait désinstallé ou non le programme –, l’intuition de Shedemei lui permit de le croire et elle se détendit.

Quelques heures plus tard, il dit au revoir aux enfants selon un rituel auquel ils étaient maintenant habitués, puisque tous leurs professeurs y obéissaient. Une poignée de main ou une étreinte, selon l’âge de l’élève, un baiser à ses enfants, que cela leur plaise ou non, puis Nafai et Shedemei l’accompagnèrent à sa capsule et l’aidèrent à s’y hisser.

Et tandis que les drogues commençaient à agir, l’affolement le saisit. Non, non, non ! songea-t-il. Comment ai-je pu être aussi stupide ? Elemak ne m’épargnera jamais ! Il faut modifier le programme ! Il faut l’empêcher de se réveiller et de prendre Nafai par surprise ! « Nafai, dit-il. Va voir dans les ordinateurs du système vital. »

Mais le couvercle s’était déjà refermé et il ne put se rendre compte si Nafai observait ses lèvres ; puis, avant qu’il pût soulever la main, les drogues le terrassèrent et il s’endormit.

« Qu’a-t-il dit ? demanda Nafai à Shedemei.

— Je n’en sais rien. Quelque chose le tracassait, mais il ignorait quoi.

— Eh bien, ça lui reviendra peut-être à son réveil. »

La généticienne soupira. « Je ressens la même inquiétude à chaque fois, moi aussi, comme si j’oubliais quelque chose de très important. Ce doit être un effet secondaire des drogues. »

Nafai éclata de rire. « Oui, de même qu’on se réveille en pleine nuit avec une idée géniale qu’on a eue en rêve ; on en prend note et le matin, on se relit : “Pas le repas ! Le chien !” Et on ne sait absolument plus ce que ça voulait dire ni pourquoi on a trouvé ça génial !

— Les vrais rêves, on n’a pas besoin de les écrire. On s’en souvient. »

Et ils hochèrent la tête, car ils savaient ce que c’était d’entendre la voix de Surâme ou du Gardien de la Terre pendant son sommeil. Puis ils retournèrent auprès des enfants et entamèrent l’étape suivante de leur éducation.


En compagnie de Dza, Chveya aidait certains des petits à faire leur gymnastique. On s’était rendu compte des années plus tôt qu’il fallait surveiller l’exécution des exercices, sans quoi les occupants du vaisseau finissaient par s’amollir, malgré les avertissements répétés de Nafai : tous les passagers éveillés devaient faire deux heures de centrifugeuse par jour, sinon ils arriveraient sur Terre dans un tel état de relâchement et de faiblesse qu’ils auraient besoin du fauteuil d’Issib pour faire le moindre pas. Aussi, les plus jeunes s’entraînaient avec les plus grands qui leur donnaient la cadence, et les plus âgés travaillaient avec les petits qui les surveillaient. De cette façon, on évitait les discussions pour savoir qui commandait dans un groupe d’âge et le système fonctionnait assez bien.

Dza et Chveya n’étaient pas amies ; elles n’avaient pas assez de points communs. Dza était de ces gens qui ne supportent pas la solitude, qui doivent vivre dans le brouhaha des conversations, des commérages, des rires et des moqueries. Maintenant qu’elle ne jouait plus les grands chefs avec eux, les plus jeunes éprouvaient une réelle affection pour elle, Chveya s’en rendait bien compte : elle voyait leur relation comme un lien matériel ; les petites filles s’illuminaient en présence de Dza – et c’était réciproque. Mais Chveya, elle, supportait mal de rester longtemps en leur compagnie. Ce n’était pas par jalousie, bien que par moments elle enviât à Dza sa bande d’amies ; mais tous ces bavardages, cette situation où son attention devait se porter rapidement d’une personne à l’autre, tout cela l’épuisait très vite et il lui fallait se recueillir quelque temps, se plonger dans le silence et la musique, lire un livre une heure durant sans interruption ou avoir une conversation dont le fil ne déviait pas constamment.

Son père lui en avait d’ailleurs parlé, et sa mère aussi, lors de son dernier réveil : Tu passes trop de temps seule, Chveya ; les autres enfants ont parfois l’impression que tu ne te plais pas avec eux. Mais pour Chveya, lire un livre, ce n’était pas s’isoler ; au contraire, elle discutait avec quelqu’un et la conversation collait au sujet sans prendre constamment des tangentes et sans l’interruption de l’un qui voulait lui raconter sa version des derniers ragots ou de l’autre qui souhaitait lui exposer ses problèmes personnels.

Mais tant qu’elle arrivait à se ménager des pauses solitaires, elle cohabitait pacifiquement avec tout le monde, même avec Dza : à présent qu’elle avait dépassé le stade où elle se vantait d’être le « premier enfant », son esprit vif et son humour la rendaient très fréquentable. À son honneur, elle n’avait manifesté aucune jalousie quand on avait découvert que, seule de la troisième génération, Chveya possédait le talent de sentir les relations entre les gens, alors que c’était la mère de Dza et non celle de Chveya qui l’avait acquis la première. Lors de ses périodes d’éveil, tante Hushidh passait plus de temps en compagnie de Chveya qu’avec ses propres filles, mais Dza ne s’en plaignait pas. Elle avait même déclaré un jour en souriant : « C’est ton père qui nous fait la classe ; je ne vais tout de même pas me vexer parce que ma mère prend du temps pour t’enseigner ce qu’elle sait ! » Étudier avec tante Hushidh, c’était comme lire un livre : elle était paisible, elle était patiente, elle ne déviait pas du sujet. Et mieux encore qu’un livre, elle répondait aux questions. Avec elle, Chveya devenait soudain bavarde, peut-être parce que sa tante était la seule à voir les mêmes choses qu’elle.

« Mais toi, tu vas plus loin, lui dit un jour Hushidh. Tu as aussi des rêves comme ta mère. »

Chveya leva les yeux au ciel. « Il n’y a pas de lac des Femmes dans le vaisseau, pas de cité des Femmes pour s’extasier sur moi et boire mes paroles quand je raconte mes visions.

— Ça ne se passait pas tout à fait ainsi à Basilica, fit Hushidh.

— Mère prétend que si.

— Bah, c’est peut-être comme ça qu’elle le vivait. Mais ta mère n’a jamais exploité à fond son don de sibylle de l’eau.

— Oui, mais ce n’était pas un don aussi utile que… ben, que ce que nous savons faire. »

Hushidh eut un mince sourire. « Utile… mais parfois trompeur. On peut se fourvoyer en interprétant. Quand on en sait trop sur les gens, on n’en sait pas nécessairement encore assez, parce que l’éternelle question, c’est pourquoi quelqu’un est lié à telle personne et pas à telle autre. Moi, j’essaye de deviner ; parfois, c’est facile, d’autres fois, je tombe complètement dans l’erreur.

— Moi, je me trompe toujours », dit Chveya ; mais elle n’avait pas honte de le reconnaître devant tante Hushidh.

« Tu te trompes, mais en partie seulement. Souvent, tu as en partie raison, et quelquefois tu vois très juste. Le problème, vois-tu, c’est de s’intéresser suffisamment aux autres pour penser vraiment à eux, pour tenter d’imaginer le monde tel qu’ils le voient. Et toi et moi… nous avons un peu de mal à nous rapprocher des gens. Efforce-toi de passer du temps avec eux ; écoute-les ; fais-t’en des amis. Si je te le conseille, c’est parce que je ne l’ai pas fait à ton âge et que je me rends compte aujourd’hui à quel point ça entravait mon apprentissage.

— Et qu’est-ce qui t’a fait changer ?

— J’ai épousé un homme qui vit une souffrance intérieure telle qu’en comparaison mes angoisses, mes doutes et mes déchirements n’étaient que pleurnicheries d’enfant gâté.

— Mère dit que longtemps avant que tu épouses oncle Issib, tu as vaincu un méchant homme et tu l’as dépouillé de la loyauté de toute son armée.

— Oui, mais ces soldats appartenaient à l’origine à quelqu’un d’autre qui était mort, et leur nouvelle loyauté n’était pas bien enracinée. J’ai eu la partie belle, il m’a suffi de frapper aveuglément en disant tout ce qui me passait par la tête pour affaiblir ce qui restait de fidélité à ces hommes.

— D’après Mère, tu paraissais très calme et sûre de toi.

— Le mot-clé, c’est “paraissais”. Voyons, Chveya, tu le sais toi-même : que fais-tu lorsque tu as peur et que tu as les idées embrouillées ? »

Chveya gloussa. « Je reste sans bouger comme une biche effrayée !

— Tu es pétrifiée, voilà. Mais aux yeux des autres, tu parais d’un calme olympien. C’est pour cela que certains te taquinent parfois sans merci : comme ils te croient insensible, ils essaient de briser ta carapace et de découvrir en toi des sentiments humains. Ce qu’ils ignorent, c’est que c’est au moment où tu sembles de marbre que tu es le plus terrifiée et le plus fragile.

— Mais pourquoi ? Pourquoi les gens ne se comprennent-ils pas mieux les uns les autres ?

— Parce qu’ils sont jeunes.

— Les vieux ne se comprennent pas mieux.

— Certains, si, dit Hushidh. Ceux qui s’intéressent assez aux autres pour faire l’effort.

— Comme toi.

— Et ta mère.

— Elle ? Mais elle ne me comprend pas du tout !

— Tu dis ça parce que tu es adolescente, et quand une adolescente prétend que sa mère ne la comprend pas, ça veut dire au contraire qu’elle la comprend trop bien, mais ne lui laisse pas faire tout ce qu’elle veut. »

Chveya sourit. « Tu n’es qu’une sale adulte prétentieuse comme tous les autres ! »

Hushidh lui rendit son sourire. « Tu vois ? Tu apprends déjà. Grâce à ce sourire, tu as pu exprimer le fond de ta pensée tout en me permettant de le prendre à la plaisanterie ; ainsi, j’ai pu entendre la vérité sans être obligée de me mettre en colère.

— Je fais ce que je peux, soupira Chveya.

— Et tu te débrouilles bien, pour une timide adolescente ignorante et courte sur pattes. »

Chveya la dévisagea, sidérée. Puis Hushidh finit par sourire.

« Ça vient trop tard, dit Chveya : tu ne plaisantais pas.

— Si, en grande partie. Mais, quoi qu’il en soit, tous les adolescents sont ignorants, et tu n’y peux rien si tu es petite et timide. Tu grandiras.

— Et ma timidité avec.

— Ton audace aussi, parfois. »

Et c’est ce qui s’était passé. Chveya s’était mise à pousser peu après la remise en hibernation de Hushidh et elle était désormais presque de la taille de Dza ; elle avait dépassé tous les garçons, à part Oykib déjà presque aussi grand que Père, tout osseux et anguleux, toujours en train de se caramboler partout et de se cogner les mains et les orteils dans n’importe quoi. Chveya aimait sa façon d’accepter les taquineries sans un mot, en souriant et sans se plaindre. Elle appréciait aussi qu’il ne profite pas de sa taille pour terroriser les autres enfants, et qu’en cas de bagarre il ramène la paix grâce à ses talents de diplomate et non à cause de sa supériorité physique. Comme elle finirait sans doute par l’épouser, elle se réjouissait d’avoir de l’estime pour l’homme qu’il devenait. Dommage qu’en la voyant il ne la trouve pas autrement que « petite et ennuyeuse ». Oh, bien sûr, il ne l’avait jamais dit ouvertement ; mais son regard semblait toujours glisser sur elle, comme si elle accrochait si peu son attention qu’il ne cherchait même pas à faire semblant de ne pas la voir. Et quand il se retrouvait seul avec elle, il s’éclipsait le plus vite possible, comme si sa compagnie lui était insupportable.

Ce n’est pas parce que nous, les enfants, nous allons devoir nous apparier et nous marier entre nous qu’il faut que nous tombions amoureux, se disait Chveya. Si je me montre bonne épouse, peut-être finira-t-il par m’aimer un jour…

Il existait une autre possibilité à laquelle elle préférait éviter de trop penser : lorsque l’heure viendrait, Oykib pouvait demander à en épouser une autre, la jolie petite Shyada, par exemple. Elle avait beau être sa cadette de deux ans, elle savait déjà flirter avec les garçons, au point que le pauvre Padarok ne savait plus que dire en sa présence ; quant à Motya, il la buvait des yeux avec une si pitoyable expression de désir que Chveya ignorait s’il fallait en rire ou en pleurer. Et si c’était elle qu’Oykib décidait d’épouser, en laissant Chveya faire son choix entre les garçons plus jeunes ? Et si l’on obligeait l’un d’eux à l’épouser, elle ?

Je me tuerais, se promit-elle.

Naturellement, c’était faux et elle le savait. Au sens littéral, en tout cas. Contre mauvaise fortune, elle ferait aussi bon cœur que possible et voilà tout.

Elle se demandait parfois s’il en avait été de même pour tante Hushidh. Était-elle tombée amoureuse d’oncle Issib avant de se marier avec lui ? Ou bien l’avait-elle épousé parce qu’il ne restait plus que lui de libre ? Ça devait être dur d’être mariée à un homme qu’il fallait transporter dans ses bras lorsque ses flotteurs ne pouvaient pas fonctionner. Pourtant, ils avaient l’air heureux ensemble.

Les gens peuvent donc être heureux ensemble…

Telles étaient les pensées qu’elle tournait et retournait parmi bien d’autres tout en aidant Shyada, Netsya, Dabya et Zuya à faire leur gymnastique. Netsya était une surveillante impitoyable lorsque c’était son tour de donner la cadence aux grands et Chveya se faisait maintenant un plaisir de l’aiguillonner : « Plus vite, Netsya ! Tu faisais mieux que ça la dernière fois ! », et Netsya virait au rouge de plus en plus vif et les gouttes de sueur volaient du bout de ses doigts et de son nez au rythme de ses mouvements.

« Tu es… souffla Netsya, haletante, la reine… des garces !

— Et tu n’en es autre que la princesse, Gonets chérie !

— Écoutez-la, fit Zuya, qui ne haletait pas, elle, parce qu’elle accomplissait ses exercices comme s’il s’agissait d’une aimable promenade. Elle lit tellement qu’elle commence à parler comme un livre !

— Un vieux… livre ! renchérit Netsya. Un vieux… bouquin tout racorni… poussiéreux… jauni… mangé aux vers…»

Cet inventaire des qualités de Chveya fut brutalement interrompu par une puissante sonnerie, bientôt accompagnée d’un hurlement de sirène assourdissant. Plusieurs des enfants qui se trouvaient dans la centrifugeuse se mirent à crier ; la plupart se bouchèrent les oreilles. Ils n’avaient jamais entendu un tel vacarme.

« Il se passe quelque chose », dit Dza en s’adressant à Chveya. Celle-ci remarqua que Dza ne s’était pas plaqué les mains sur les oreilles. Elle paraissait aussi calme qu’une chouette.

« À mon avis, il vaut mieux attendre ici que Père vienne nous dire quoi faire », répondit Chveya.

Dza opina du bonnet. « En attendant, on va compter nos gamins et veiller à ne pas en perdre. »

C’était une bonne idée. Un instant, Chveya ressentit un pincement de jalousie devant une telle présence d’esprit. Mais elle comprit aussitôt que si elle se voulait efficace, elle ne devait pas s’inquiéter de savoir qui avait de bonnes idées, mais les appliquer, tout simplement. Tant que les décisions de Dza étaient raisonnables, elle devait se montrer un exemple de prompte obéissance.

Dza fit rapidement le compte des petits garçons avec lesquels elle travaillait : Motya, le plus petit, Xodhya, Yaya et Jyat ; elle mena son groupe vers les petites filles dont s’occupait Chveya ; celle-ci avait déjà terminé son pointage, car les gamines s’exerçaient ensemble quand l’alarme s’était déclenchée.

« Asseyez-vous et attendez ! cria Dza aux enfants.

— On peut pas arrêter ce truc ? gémit Netsya, visiblement terrifiée.

— Bouchez-vous les oreilles, mais ne nous quittez pas des yeux ! reprit Dza. Ne fermez pas les yeux ! »

Dza ne perdait pas de temps à réfléchir : si les enfants n’entendaient rien, il fallait qu’ils voient afin de pouvoir recevoir des instructions le cas échéant. Chveya ressentit à nouveau la morsure de la jalousie ; pour ne rien arranger, elle perçut clairement que la loyauté, la confiance, en un mot la dépendance de chacun envers Dza s’était soudain accrue.

Même les miennes ! songea-t-elle. Elle tient bien son rôle de premier enfant, maintenant qu’elle n’en abuse plus !

Une paire de jambes apparut dans l’échelle, au moyeu de la centrifugeuse ; de longues jambes, avec de grands pieds maladroits. Oykib. Il était encore plus gauche que d’habitude, car il portait un gros paquet sous le bras. Un objet enveloppé de tissu.

Arrivé en bas des échelons, il s’adressa sans hésiter à Dza – comme s’il savait à l’avance que c’était elle qui avait pris les choses en main. « Le son est moins fort dans les dortoirs ! cria-t-il. Tu peux emmener les petits jusqu’à leurs lits ? »

Dza acquiesça.

« C’est là que Nafai veut qu’on les regroupe, si c’est réalisable sans en perdre en chemin !

— D’accord ! » répondit Dza qui se mit aussitôt à donner des ordres. Les plus petits commencèrent à grimper à l’échelle, tandis qu’elle rappelait à chacun de l’attendre dans le boyau à la sortie de la centrifugeuse. Chveya se sentait complètement inutile.

Oykib se tourna vers elle et lui tendit l’objet enveloppé. « C’est l’Index, dit-il. Elemak est réveillé. Cache-le. »

Chveya était stupéfaite. Aucun enfant n’avait jamais eu le droit de toucher l’Index, même à travers un tissu. « C’est Père qui t’a demandé de…»


« Va vite, la pressa Oykib. Trouve une cachette où Elemak ne pensera pas à chercher. »

Il lui fourra le paquet au creux du ventre et elle referma instinctivement les bras dessus. Oykib fit aussitôt demi-tour et s’engagea dans l’échelle derrière Dza.

Chveya parcourut la centrifugeuse des yeux. Pouvait-elle y dissimuler l’Index ? Pas vraiment. L’espace réservé aux exercices physiques était quasiment vide en dehors des appareils de musculation qui n’offraient aucune cachette. Aussi, elle se coinça l’Index sous le bras et attendit son tour pour monter dans le puits.

Soudain elle aperçut, là où le sol s’incurvait pour suivre la courbure du vaisseau, la rupture de la moquette qui signalait l’emplacement de la trappe d’accès. Une fois la centrifugeuse arrêtée, on pouvait soulever la trappe et se glisser dans le système d’engrenages qui permettait à l’ensemble de tourner. L’ennui, c’est qu’il faudrait une demi-heure à l’appareillage pour stopper même si Chveya coupait l’alimentation sur-le-champ, puis encore une heure environ pour se remettre en rotation. Or, Elemak saurait évidemment qu’on n’avait pas arrêté la centrifugeuse sans raison ; elle ne pouvait espérer qu’il ne remarquerait rien. Il avait dormi jusque-là, mais cela ne voulait pas dire qu’il ne se rendrait pas compte des anomalies de fonctionnement du vaisseau.

En revanche, le fait même qu’on n’ait pas stoppé la centrifugeuse serait pour lui la preuve qu’on n’y avait rien caché.

Elle se précipita vers la trappe et tira dessus. Elle refusa de bouger : un système de sécurité l’empêchait de s’ouvrir tant que la centrifugeuse tournait. Elle courut jusqu’au plus proche bouton d’arrêt d’urgence et l’enfonça. L’alarme qui se déclencha se perdit dans le hurlement de la sirène. Désormais, la trappe pouvait s’ouvrir, bien que la centrifugeuse fonctionnât à pleine vitesse. Chveya fit basculer en arrière la plaque qui forma une petite arche sur le sol incurvé. Par le trou, elle distingua les engrenages et le plancher qui défilait follement en dessous ; soudain, la perspective se modifia et elle se rendit compte que c’était la surface sur laquelle elle se trouvait qui se déplaçait et que le plancher était en fait la structure du vaisseau lui-même, immobile sous les rouages. Au sommet de l’échelle, la rotation semblait beaucoup plus lente ; le nombre de révolutions par minute ne changeait pas, mais si près du centre toute impression de vitesse disparaissait.

Si je laisse tomber l’Index là-dedans, est-ce qu’il va se faire broyer ?

Plus important : si je dégringole sur le plancher ou si même je ne fais que le toucher, est-ce que j’en mourrai ou bien est-ce que je m’en sortirai simplement handicapée à vie ?

Terrifiée, trempée de sueur, elle tendit une jambe, puis l’autre, dans l’ouverture jusqu’à se retrouver sur le carter du plus proche jeu d’engrenages. Alors, appuyant tout son poids sur la main droite, elle plaqua l’Index contre la trappe tandis qu’elle glissait la main en dessous ; puis, l’Index en équilibre sur sa paume, elle le descendit lentement et l’avança vers l’autre jeu de rouages, juste au-dessous du plancher de la centrifugeuse. Là, quatre barres métalliques formaient un carré ; elle inclina délicatement la main et l’Index alla se positionner entre les tiges. Il ne risquait rien : il ne pouvait pas s’en échapper ni passer à travers. Mieux que tout : il était invisible tant qu’on ne passait pas la tête par la trappe jusque sous le niveau du sol de la centrifugeuse. Il y avait des chances pour que, bien avant de descendre assez bas pour l’apercevoir, Elemak conclue que personne n’aurait pris le risque de le placer là et renonce pour aller chercher ailleurs.

Et en effet, maintenant qu’elle y songeait, c’était très dangereux de se trouver là-dedans. De plus, il fallait qu’elle ressorte pour réenclencher la centrifugeuse afin que l’alarme s’arrête avant la sirène. Sortir s’avéra moins aisé qu’entrer, et à présent que l’idée de cacher l’Index n’accaparait plus son esprit, la terreur avait toute latitude pour l’envahir. Lentement, se répétait-elle. Du calme. Si je dérape, il va falloir un mois pour nettoyer les petits bouts de Chveya répandus sur le plancher.

Elle finit par sortir et se retrouva bras et jambes écartés au-dessus de l’ouverture. Elle s’en éloigna en crabe, puis se dressa d’un bond et rabattit sèchement la trappe ; le pêne s’engagea et Chveya put remettre la centrifugeuse en route. C’est à peine si elle la sentit accélérer – la machine était si bien conçue que, malgré le temps passé moteurs coupés, la friction ne l’avait pratiquement pas ralentie.

La sirène se tut brutalement. Le silence soudain fut comme un choc physique ; les oreilles de Chveya se mirent à tinter. Il s’en était fallu de dix ou quinze secondes pour que l’opération échoue.

Dans le silence revenu, elle entendit des pas dans le conduit de l’échelle.

Levant les yeux, elle vit des jambes. Ce n’étaient pas celles de Père, ni celles d’un petit. Si on la trouvait là sans motif à sa présence, Elemak se demanderait pourquoi elle n’avait pas suivi les autres enfants.

Sans réfléchir, elle se jeta au sol, se recroquevilla en position fœtale, s’enfouit le visage dans les mains et se mit à gémir doucement en tremblant de peur. Qu’ils s’imaginent qu’elle avait perdu la tête, pétrifiée, terrifiée par l’étrange hurlement de la sirène. Qu’ils la croient sans volonté, prompte à perdre son sang-froid. Et ils le croiraient, parce que personne ne la savait capable de faire des acrobaties au-dessus du plancher d’une centrifugeuse lancée à toute allure. Quoi de plus normal ? Elle-même l’ignorait l’instant d’avant. Elle avait peine à y croire encore maintenant.

« Relève-toi, dit l’homme. Calme-toi. Tu n’as rien à craindre. »

Ce n’était pas Elemak. C’était Vas, le père de Vasnya et de Panya, l’époux de tante Sevet. Elemak n’était donc pas le seul à s’être réveillé.

« Tu n’as pas à avoir honte, poursuivit-il. Il y a des gens comme ça qui ne supportent pas l’excès de bruit. Tu devrais voir l’état des petits : il va falloir des heures avant qu’ils ne se calment.

— Les petits ? » Elle comprit aussitôt qu’il ne parlait pas de ceux de douze ou treize ans. « Les petits enfants sont debout ?

— Tout le monde est debout. Quand l’alarme de l’animation suspendue se déclenche, tout le monde est aussitôt réveillé, au cas où il y aurait un ennui dans le système.

— Qu’est-ce qui l’a déclenchée ? »

Une expression sinistre de colère passa pour la première fois sur les traits d’oncle Vas. « C’est ce qu’il faudra déterminer ; mais si elle ne nous avait pas tirés du sommeil, nous n’aurions pas eu l’occasion de voir la jolie adolescente que tu es devenue – quel âge as-tu, à propos ? Quatorze ans ?

— Quinze.

— Joyeux anniversaire, répondit-il sèchement. Avec ses huit ans, ma petite Vasnaminanya sera sûrement ravie de revoir sa chère cousine Veya. Tu vas sans doute beaucoup apprécier de jouer à la poupée avec elle, tu ne crois pas ? »

Chveya se sentit honteuse tout à coup. Vasnya était autrefois son amie, la seule de la première année à faire preuve de gentillesse envers elle et à la faire participer à ses jeux lorsque Dza jetait l’anathème sur elle. Mais comme les parents de Vasnya étaient amis avec Elemak, on l’avait laissée en arrière. Chveya avait déjà six ans et demi de plus qu’elle ; plus jamais elles ne seraient amies. Et pourquoi ? Vasnya avait-elle mal agi ? Non : elle était bonne. Et pourtant, on l’avait abandonnée sur le bord du chemin.

« Je regrette, dit Chveya à mi-voix.

— Oui, bon, nous savons qui est responsable de cette situation et ce n’est aucun des enfants. » Il lui tendit la main. « C’est Elemak qui commande, désormais, comme il aurait dû le faire il y a longtemps déjà. »

Il se voulait doux et rassurant, mais Chveya n’était pas stupide. « Qu’est-ce que vous avez fait de Père ?

— Rien, répondit Vas en souriant. Apparemment, il n’avait pas très envie de contester l’autorité d’Elemak, tout simplement.

— Mais il avait le manteau du…

— Le manteau du pilote stellaire, coupa Vas. Oui, et il l’a toujours, tout brillant, tout étincelant. Nafai a le manteau… mais Elemak tient les jumeaux. »

Les jumeaux, Serp et Spel ! Les derniers frères de Chveya, si jeunes qu’ils n’étaient pas encore scolarisés. Elemak devait les avoir pris en otages et menacer de leur faire du mal si Père ne lui obéissait pas.

« Alors, il se sert de bébés pour obtenir ce qu’il veut ? » lança Chveya d’un ton méprisant.

Le visage de Vas prit une expression affreuse. « Oh, que c’est donc méchant de la part d’Elemak ! Un de ces jours, il faudra que tu m’expliques pourquoi, quand Elemak utilise des enfants pour se faire obéir, c’est mal, tandis que c’est bien quand ton père fait exactement la même chose ! Et maintenant, viens avec moi. »

Tout en le précédant sur l’échelle, Chveya cherchait à établir une nette distinction entre le fait de retenir des enfants en otages comme Elemak et leur donner le choix de se rallier à lui pour… pour prendre le contrôle de la colonie. Car c’est à cela que tout se résumait, non ? Se servir des enfants pour prendre, puis conserver le commandement de la communauté.

Mais ce n’était pas la même chose : moralement, il existait une claire différence qu’en réfléchissant assez profondément elle parviendrait à expliquer ; alors tout le monde comprendrait qu’instruire les enfants pendant le voyage était parfaitement raisonnable, tandis que prendre les jumeaux en otages constituait une atrocité sans nom. Elle n’allait pas tarder à trouver.

Soudain, une pensée sans aucun rapport lui vint : c’est à elle qu’Oykib avait confié l’Index ! Pour conduire les enfants à l’abri, il avait compté sur Dza, mais quand il s’était agi de cacher l’Index de Surâme, il s’en était remis à elle au lieu de s’en charger lui-même. Et il lui avait laissé le soin de choisir la cachette.

Tout le monde était réuni dans la bibliothèque, seule pièce assez vaste pour les accueillir tous car elle occupait presque l’entière circonférence du vaisseau. Des bébés pleuraient et certains des petits semblaient à la fois intrigués et effrayés. Chveya les connaissait tous, naturellement : inchangés, ils s’agglutinaient autour de leurs mères, Kokor, Sevet et Dol. Et aussi l’épouse d’Elemak, Eiadh ; mais elle, ce n’est pas son petit dernier, Jivya, qu’elle tenait. Non, c’était Spel, un des jumeaux.

Et, debout dans un angle de la bibliothèque, Elemak tenait Serp.

Je ne vous le pardonnerai jamais, ni à l’un ni à l’autre, pensa Chveya. Je ne suis peut-être pas capable de tirer une théorie morale de tout ça, mais ce sont mes frères que vous menacez pour vous faire obéir.

Luet l’aperçut.

« Chveya !

— Silence ! » dit Elemak. Puis, à Chveya : « Viens ici. »

Elle s’avança, mais s’arrêta à plusieurs pas de lui.

« Regardez-vous ! cracha Elemak plein d’une colère méprisante.

— Regarde-toi toi-même ! répliqua Chveya. T’en prendre à un bébé ! Tes enfants doivent être fiers de leur courageux papa ! »

Une fureur flamboyante envahit Elemak, et Chveya vit sa relation avec elle prendre une puissance presque négative. L’espace d’un instant, il eut envie de la tuer.

Mais il ne bougea pas et se tut le temps de retrouver en partie son calme.

« Je veux l’Index, articula-t-il enfin. Oykib dit te l’avoir remis. »

Chveya se tourna d’un bloc vers Oykib, qui lui retourna un regard impassible. « Tu peux lui donner, dit-il. C’est ton père qui voulait qu’on le cache. Maintenant, Surâme lui ordonne de confier l’Index à Elemak.

— Où est Père ? demanda Chveya. De quel droit est-ce que tu parles à sa place ?

— Ton père va bien, intervint Elemak. Tu aurais intérêt à écouter ton grand oncle Oykib. » Il insista sur le mot « grand ».

« Crois-moi, reprit Oykib : tu peux lui indiquer où il est. Surâme dit que ce n’est pas grave.

— Tu peux m’expliquer comment tu sais ce que dit Surâme ? demanda Chveya.

— Pourquoi ne le saurait-il pas ? glissa Elemak d’un ton cauteleux. Il est comme tout le monde ici. Cette pièce est pleine de gens qui adorent dire aux autres ce que Surâme attend d’eux !

— Quand j’aurai entendu Père me le demander, je t’indiquerai où est l’Index.

— Elle a dû le cacher dans la centrifugeuse, dit Vas, si c’est elle qui s’en est occupée. »

Oykib écarquilla les yeux. « Mais on ne peut rien cacher là-dedans !

— Allez le chercher ! » ordonna sèchement Elemak à Mebbekew et Obring.

Obring se dressa aussitôt, mais Mebbekew réagit avec une lenteur délibérée. Chveya vit la faiblesse de sa loyauté envers Elemak. Il est vrai qu’il n’avait de réelle estime pour personne.

« Dis-leur, Veya, insista Oykib. Ce n’est pas grave, je t’assure ! »

Tu peux me l’assurer tant que tu veux, je m’en fiche, songea Chveya. Je ne l’ai pas caché au risque de ma vie pour me laisser persuader de le leur remettre par un traître comme toi !

« Ça n’a pas d’importance, poursuivit Oykib. Le seul pouvoir de l’Index, c’est de permettre de communiquer avec Surâme. Crois-tu que Surâme aura quelque chose à dire à un type comme ça ? » Il montra Elemak d’un geste méprisant.

Elemak sourit, s’approcha d’Oykib et d’une seule main l’arracha de son siège et le plaqua contre le mur. Le souffle coupé, Oykib s’affaissa en portant la main là où sa tête avait heurté les armoires. « Tu es peut-être grand, dit Elemak, et tu as la bouche pleine de belles paroles, mais tu es encore un peu léger, petit. Nafai s’imaginait vraiment que j’aurais peur d’un “homme” comme toi ?

— Tu peux lui dire, Chveya, répéta Oykib, négligeant de répondre à Elemak. Il peut taper sur des enfants, mais il ne peut pas commander Surâme. »

La main d’Elemak parut à peine bouger, mais le crâne d’Oykib alla frapper les armoires si fort que le garçon s’écroula.

Chveya vit alors les grands filaments de loyauté qui la reliaient à Oykib. Ils n’avaient jamais été lumineux à ce point. Et elle comprit soudain qu’il ne se soumettait à la violence d’Elemak que pour la convaincre de sa sincérité, de la vérité de ses paroles. Elle pouvait donner l’Index à Elemak.

Mais elle était incapable de s’y résoudre. Même si Oykib avait raison et que l’Index était sans pouvoir, ce n’était apparemment pas l’avis d’oncle Elemak. Il le voulait. Peut-être tenait-elle là un moyen de pression.

Cependant, elle ne pouvait laisser violenter Oykib davantage s’il était possible de l’éviter. « Je vais vous indiquer où il est », dit-elle.

Obring et Meb s’arrêtèrent au pied de l’échelle.

« Dès que vous m’aurez prouvé que Père va bien, ajouta-t-elle.

— Je te l’ai déjà dit, répliqua Elemak.

— Tu tiens aussi un bébé pour être sûr d’obtenir ce que tu veux. Ça démontre ton honnêteté et ta franchise. »

Elemak devint cramoisi. « Mais c’est qu’on parle haut, maintenant qu’on est grande, hein ? L’influence de Nafai sur ces mômes ne cesse de m’étonner ! » Tout en parlant néanmoins, il s’était approché de Luet, assise en silence avec ses autres enfants. Il lui donna Serp. « Je ne menace pas les bébés, dit-il.

— Tu veux dire que tu as déjà obligé Père à se rendre, rétorqua Chveya.

— Où est l’Index ?

— Où est Père ?

— En sécurité.

— L’Index aussi. »

Elemak s’avança sur elle d’un air mauvais et la domina de toute sa taille. « Essaierais-tu de marchander avec moi, gamine ?

— Oui.

— Comme Oykib l’a indiqué, l’Index ne me sert à rien, dit Elemak avec un grand sourire.

— Parfait, dans ce cas. »

Il se pencha, lui prit la nuque au creux de la main et lui souffla à l’oreille : « Veya, j’utiliserai tous les moyens qu’il faudra pour me faire obéir. »

Dès qu’il s’écarta d’elle, elle annonça à la cantonade : « Il a dit : “Veya, j’utiliserai tous les moyens qu’il faudra pour me faire obéir.” »

Il y eut un murmure général, peut-être à cause de son audace à répéter ce qu’il lui avait chuchoté, ou peut-être à cause de la menace d’Elemak. Peu importe : le réseau relationnel était en train de se modifier. L’emprise d’Elemak sur ses amis s’affaiblissait. Les autres lui restaient rattachés par la terreur, naturellement ; le traitement qu’il avait infligé à Oykib avait renforcé son ascendant sur eux. Mais le courage de Chveya et les tentatives d’intimidation d’Elemak contre elle avaient amoindri la loyauté de ses partisans.

Il parut le percevoir – meneur d’hommes énergique, il avait traversé des contrées dangereuses à la tête de ses caravanes et il savait quand il perdait du terrain, même s’il ne possédait pas le don que se partageaient Chveya et Hushidh de voir les liens de fidélité, d’obéissance, d’amour et de crainte. Il changea donc de tactique. « Ne te fatigue pas, Veya, tu n’arriveras pas à me faire passer pour le méchant dans cette petite comédie. C’est ton père et ceux qui ont conspiré avec lui qui nous ont trahis, nous. C’est ton père qui a menti en nous promettant de nous réveiller à mi-voyage. C’est ton père qui a dépouillé nos enfants de ce qui leur revenait de droit. Regarde-les. » De la main, il désigna les petits de quatre, cinq, huit ans qui s’efforçaient toujours de concilier l’image de ces grands adolescents avec celle des enfants de leur âge qu’ils avaient vus quelques heures plus tôt, lorsqu’ils s’étaient endormis ensemble avant le décollage. « Qui a maltraité des enfants ? Qui les a exploités ? Pas moi, en tout cas ! »

Chveya constata qu’Elemak était en train de regagner la sympathie perdue. « Dans ce cas, pourquoi ton épouse tient-elle toujours Spel ? » lança-t-elle.

Eiadh se dressa d’un bond et cracha sa réponse : « Il n’est pas prisonnier, sale petite morveuse ! Il pleurait et je l’ai consolé, c’est tout !

— Peut-être que sa mère aurait mieux réussi, répliqua Chveya. Mais peut-être aussi que ton mari ne veut pas que tu rendes Spel à Mère. »

Le regard qu’Eiadh jeta aussitôt à Elemak et le geste irrité par lequel il répondit prouvèrent à Chveya qu’elle avait vu juste. Morose, Eiadh apporta Spel à Luet qui le prit et l’installa sur son genou libre. Pourquoi Mère ne dit-elle rien ? se demanda Chveya. Pourquoi tous ces adultes nous laissent-ils mener la discussion ?

Parce qu’ils ont des enfants.

La phrase apparut avec une telle clarté dans son esprit qu’elle la sut aussitôt émise par Surâme. Elle comprit aussi tout de suite ce qu’elle voulait dire. Les adultes ont de petits enfants et ils ont peur de ce qu’Elemak pourrait leur faire. Seuls des adolescents comme Oykib et moi sommes libres de nous montrer courageux parce que nous n’avons pas d’enfants à protéger.

C’est ça.

Mais si tu peux me parler et si ce n’est pas gênant que je donne l’Index à Elemak, pourquoi ne pas me l’avoir dit ?

Il n’y eut pas de réponse.

Chveya ne comprenait pas à quoi jouait Surâme. Pourquoi donnait-elle à Oykib un ordre sans le lui confirmer, à elle, sans rien lui révéler de ce qu’elle avait besoin de savoir ? D’un côté, elle lui expliquait pourquoi les adultes se taisaient, mais de l’autre elle ne lui donnait aucun conseil utile sur ce qu’elle devait faire !

C’était peut-être parce que sa façon d’agir était la bonne.

Oui.

« Emmène-moi voir Père, dit-elle. Quand j’aurai constaté qu’il va bien, je te donnerai l’Index.

— Le vaisseau n’est pas si grand, répondit Elemak. Je peux le trouver sans ton aide.

— Essaye toujours. Mais ta réticence à me montrer mon père prouve bien que tu lui as fait du mal et que tu n’oses pas laisser ces gens constater à quel point tu es violent, sans pitié et malveillant ! »

Elle crut alors, l’espace d’un instant, qu’il allait la frapper. Mais ce ne fut qu’une expression qui passa brièvement dans ses yeux ; ses mains ne bougèrent pas d’un millimètre ; il ne se pencha même pas vers elle.

« Tu ne me connais pas, dit-il calmement. Tu n’étais qu’une enfant la dernière fois que tu m’as vu. Il est très possible que je sois tel que tu me décris ; mais si je suis vraiment si violent, si impitoyable, si malveillant, comment se fait-il que tu ne sois pas couverte d’ecchymoses et de sang ?

— Parce que toi et les lécheurs qui t’accompagnent ne convaincrez personne en frappant une fille, répondit froidement Chveya. La façon dont tu as traité Oykib montre bien qui tu es. Si tu ne me traites pas de la même manière, c’est uniquement parce que tu n’es pas encore sûr d’avoir pris le pouvoir. »

Jamais Chveya n’aurait osé parler ainsi si elle n’avait vu que chacun des mots, chacune des phrases qu’elle prononçait sapait un peu plus la position d’Elemak. Naturellement, elle était assez intelligente pour se rendre compte qu’elle prenait un grand risque, qu’Elemak, percevant que son autorité vacillait, pouvait adopter un comportement plus violent, plus dangereux. Mais elle ne voyait rien d’autre à faire. C’était le seul moyen d’acquérir une certaine maîtrise de la situation.

« Mais bien sûr que je n’ai pas le pouvoir, dit calmement Elemak. Je ne l’ai jamais prétendu. C’est ton père seul qui veut dominer les autres. Je dois le garder prisonnier, sans quoi il se servira de son fameux manteau pour les contraindre à lui obéir. Je ne demande que la justice. Par exemple, les enfants, ceux qui ont poussé en herbe, vous pourriez aller dormir le restant du trajet pendant que nos petits à nous auraient une chance de vous rattraper, au moins à moitié. Ça te paraît violent, impitoyable, malveillant, comme exigence ? »

Chveya comprit qu’à ce jeu-là, il était très, très doué. En quelques phrases à peine, il arrivait à rebâtir tout ce qu’elle avait détruit. « Eh bien, puisque tu es si doux, si raisonnable, si mesuré, tu vas nous permettre, à Oykib, à Mère et à moi de voir Père, n’est-ce pas ?

— Peut-être. Une fois que j’aurai l’Index. »

Un instant, Chveya crut qu’il cédait, qu’elle n’avait qu’à lui dire où se trouvait l’Index pour qu’il la laisse voir son père. Mais Oykib intervint.

« Tu ne vas tout de même pas croire ce menteur ? Il prétend que Nafai risque de brutaliser les gens à l’aide du manteau, mais ce qu’il ne veut surtout pas qu’on se rappelle, c’est que Meb et lui avaient l’intention de l’assassiner. Voilà ce qu’il est : un assassin ! Il a même trahi notre père à Basilica ! Il lui avait tendu un piège pour qu’il se fasse massacrer par Gaballufix, et si Surâme n’avait pas ordonné à Luet de prévenir Père…»

Elemak le fit taire d’un coup violent de son bras musclé. Dans la gravité réduite du vaisseau, Oykib traversa la salle en vol plané pour aller donner brutalement de la tête contre le mur. La gravité avait beau être faible, la masse restait la même, comme le savaient tous les enfants scolarisés, et c’est avec toute sa masse qu’Oykib frappa la paroi. Inconscient, il tomba lentement au sol.

Les adultes sortirent alors de leur mutisme. Rasa poussa un hurlement ; Volemak se leva d’un bond et cria à Elemak : « Tu as toujours été un meurtrier au fond de ton cœur ! Tu n’es plus mon fils ! Je te déshérite ! Je te dépossède de tout ce que tu peux avoir reçu ! » Elemak répondit sur le même ton, tout sang-froid momentanément disparu : « Mais regardez-vous, avec votre Surâme chéri ! Vous n’êtes rien ! Un homme brisé, une chiffe, un lombric ! Je suis votre seul fils, le seul homme véritable que vous ayez jamais eu, mais vous avez toujours préféré ce petit faux jeton de lèche-bottes de Nafai ! »

Retrouvant son calme, Volemak rétorqua : « Je ne l’ai jamais préféré à toi ; je t’ai tout donné ; je t’ai confié tout ce que j’avais.

— Vous ne m’avez rien donné ! Vous avez bradé votre entreprise, votre fortune, votre rang, tout ! Et pour quoi ? Pour un ordinateur !

— Et toi, tu m’as vendu à Gaballufix. Tu es un traître et un assassin potentiel, Elemak. Tu n’es plus mon fils. »

C’était le coup de grâce, Chveya le sentit. En cette seconde, même si la peur demeurait, toute loyauté envers Elemak s’évapora. On lui obéirait encore, certes, mais plus de bon gré. Même Protchnu, son fils aîné de huit ans, le regardait avec un mélange de crainte et d’horreur.

Rasa et Shedemei s’occupaient d’Oykib. « Ça va aller, je crois, dit Shedemei. Il souffre probablement d’une commotion et il risque de ne pas se réveiller tout de suite, mais il n’a rien de cassé. »

Un long silence suivit ces paroles. Oykib s’en tirerait… mais personne n’oublierait qui était l’auteur de ses blessures. Personne n’oublierait la violence incontrôlée du coup, la rage qui se cachait derrière, la vision d’Oykib précipité à travers la pièce, impuissant, inerte. On obéirait à Elemak, cela ne faisait aucun doute ; mais il n’était plus question d’amour ni d’admiration. Désormais, s’il était le chef, il ne le devait au désir de personne. Nul n’était plus de son côté.

« Luet, dit-il doucement, tu viens avec Chveya el moi. Issib aussi. Nafai se porte bien et je veux que vous le voyiez. Je veux également que vous puissiez témoigner qu’il n’aura plus jamais le pouvoir sur ce vaisseau. »

Tout en descendant derrière Elemak l’échelle qui menait à l’un des ponts-magasins, Chveya s’interrogeait : Pourquoi ne m’a-t-il pas emmené le voir la première fois que je le lui ai demandé ? C’est idiot.

Il n’a pas obéi parce que c’était une exigence de ta part.

Mais c’est puéril !

Non, c’était prudent. S’il voulait asseoir son autorité, il devait affirmer son pouvoir dès le début.

Ah ça, il y a réussi !

Au contraire : à vous trois, Oykib, toi et Volemak à la fin, vous l’avez anéanti. Il est déjà perdu. Il lui faudra peut-être un moment pour s’en rendre compte, mais il est perdu.

Le rouge du triomphe monta aux joues de Chveya comme elle arrivait avec Elemak au magasin où Nafai était prisonnier.

Mais elle pâlit aussitôt en voyant comment on l’avait traité. Il gisait sur le flanc dans un compartiment de stockage. On lui avait fermement – méchamment – lié les poignets dans le dos ; elle vit les bourrelets que formait la peau de part et d’autre des liens et la teinte blême de ses mains. On lui avait aussi étroitement ligoté les chevilles, puis ramené les jambes en arrière en lui arquant douloureusement le dos, avant de tirer deux cordes depuis ses chevilles jusque par-dessus ses épaules et de les entrelacer autour de son cou. Ensuite, on les avait fait passer par-devant jusqu’à l’entrejambe où on les avait accrochées, entre les fesses, aux poignets déjà attachés. Grâce à ce système, les cordes restaient constamment tendues. La seule façon pour Nafai de soulager la tension au niveau des épaules et de l’aine, c’était de plier les jambes encore davantage ou de se cambrer le plus possible. Mais comme son corps était déjà tendu au maximum en arrière c’était inutile. Ses yeux étaient clos, mais à son visage cramoisi et ses halètements, Chveya comprit qu’il souffrait le martyre et que même respirer lui était pénible dans cette position invraisemblable.

« Nafai », murmura Luet.

Il ouvrit les yeux. « Coucou, dit-il dans un souffle. Tu vois comme une petite tempête en mer peut chambouler le voyage ?

— Tu as déployé des trésors d’ingéniosité pour l’attacher, grinça Issib d’un ton venimeux. Tu es très inventif, comme bourreau.

— C’est la procédure standard dans les caravanes, répondit Elemak, quand un élément utile fait la forte tête : on ne peut pas le tuer et on ne peut pas non plus laisser passer la provocation. En général, quelques heures de ce traitement suffisent. Mais Nafai a toujours été exceptionnellement têtu.

— Respires-tu correctement, Nafai ? demanda Luet.

— Et toi ? » répondit-il.

À ce moment seulement, Chveya prit conscience de la qualité de l’air : il était lourd et sentait le renfermé.

« Que veux-tu dire ? » s’enquit Elemak.

Issib répondit à la place de Nafai. « Le système d’entretien de la vie ne peut pas pourvoir aux besoins de tant de personnes éveillées en même temps. Il fonctionnait déjà au maximum avant. L’oxygène disponible va se tarir peu à peu.

— Ce n’est pas un problème, dit Elemak. Il suffit de mettre tous les faux jetons et leurs mômes surdéveloppés en sommeil pour le reste du voyage.

— Tu ne le feras pas », chuchota Nafai.

Elemak le dévisagea calmement. « Quand j’aurai l’Index, l’ordinateur du bord m’obéira au doigt et à l’œil, à mon avis. »

Nafai ne prit pas la peine de répondre.

« L’Index, Chveya, reprit Elemak. J’ai tenu parole.

— Détache-le, dit Chveya.

— Il ne peut pas, intervint Issib. Nafai porte le manteau et on ne peut pas le lui enlever. Si jamais Elemak le relâchait, Nafai reprendrait les commandes en un rien de temps. Personne ne pourrait lui résister. »

C’était donc là le résultat de la prise des jumeaux en otages : Père avait accepté de se laisser entraver pour qu’il n’arrive pas malheur à ses enfants. Pour la première fois de sa vie, Chveya comprit l’impuissance inhérente des parents. Seuls des gens sans enfant avaient toute liberté d’agir selon leur conscience. Dès qu’on avait la charge de petits, on devenait une proie offerte à la mainmise des autres.

« Tu ne peux pas au moins relâcher la corde ? demanda Chveya. Tu n’es pas obligé de le maintenir plié en arrière de cette façon !

— En effet, je n’y suis pas obligé ; mais j’en ai envie. Après tout, je suis violent, impitoyable et malveillant, non ? » Il la regarda dans les yeux. « L’Index, Chveya, ou bien ta mère va rejoindre Nafai. Lui, ça ne le blesse pas vraiment parce que le manteau le guérit au fur et à mesure, mais ta mère n’aura pas cette chance. »

Chveya sentit Mère se raidir. « Tu n’oserais pas, dit-elle.

— Crois-tu ? Oykib, Père et toi m’avez fait haïr de tous ; je n’ai plus rien à perdre. Et en démontrant que je peux traiter une femme aussi durement qu’un homme, je m’éviterai peut-être les embarras que pourraient me causer de petites garces à la grande gueule comme toi !

— Dis-lui », murmura Nafai. Il y avait comme de la défaite dans sa voix.

Chveya avait entendu l’ordre de la bouche de son père. Elle ne gagnerait plus rien à résister. « Je vais te montrer, dit-elle. L’Index est dans la centrifugeuse. Mais on ne peut pas l’attraper tant qu’elle tourne ; il va falloir attendre qu’elle s’arrête.

— Il est dans les rouages, c’est ça ? fit Elemak. Tout ce tintouin alors que j’aurais fini par y penser ! Enfin ! Sortez tous, maintenant. Je vais fermer la porte à clé et poster une sentinelle devant : n’espérez pas vous faufiler là-dedans pour le libérer. Estimez-vous heureux que je ne l’aie pas déjà tué. »

Une seconde, Chveya s’étonna : Pourquoi ne l’a-t-il pas encore tué ? Il a déjà essayé, non ? Ce doit être à cause du manteau ; on ne peut pas tuer Père, pas aussi facilement en tout cas, tant qu’il est dans le vaisseau ou tout près. Elemak ne peut sans doute même pas le toucher et encore moins le brutaliser. Et s’il tente de le tuer, il n’y aura peut-être même pas besoin d’une réaction consciente de Père : le manteau le défendra automatiquement. À moins qu’il ne soit commandé par Surâme ; mais elle aussi fonctionne automatiquement, non ? Ce n’est qu’un ordinateur, après tout.

Et toi, tu n’es qu’un assemblage de composés organiques.

Chveya rougit. Elle se laissa pousser hors de la salle avec les autres et ne pensa qu’au dernier moment à crier : « Père, je t’aime ! »

Au début, Elemak voulut à tout prix récupérer l’Index alors que la centrifugeuse tournait, mais quand il vit par lui-même le risque que courait l’objet de finir broyé dans les engrenages, il se résigna, la mine sombre, à patienter jusqu’à l’arrêt de la machine. Puis il envoya Obring dans la trappe ; Chveya comprit aussitôt pourquoi : il n’osait pas y descendre en personne de peur qu’on ne referme le couvercle sur lui. Il arriverait à sortir rapidement par un autre accès – il y avait des ouvertures qui menaient du plancher partout dans le vaisseau – mais pas si vite que quelqu’un n’ait le temps d’aller détacher Nafai. Il ne pouvait plus se fier à personne. C’est donc Obring qui descendit dans le regard d’entretien, puis qui tendit l’Index enveloppé de tissu à Elemak.

« J’ai du mal à croire qu’elle soit entrée là-dedans pendant que tout ce bazar tournait ! » s’exclama Obring.

Elemak ne répondit pas, mais Chveya ressentit une pointe d’orgueil insolent à ce compliment. Elle s’en était bien tirée. Et même si, pour une raison inconnue, Oykib avait révélé presque immédiatement à Elemak qui avait dissimulé l’Index, elle s’était néanmoins débrouillée pour affaiblir la position de son oncle et voir son père avant d’avouer l’emplacement de la cachette.

Elemak avait déballé l’Index et le tenait au creux de ses mains.

Rien ne se passa.

Il se tourna vers Issib. « Comment ça marche ?

— Comme ça. Comme ce que tu fais.

— Mais il ne réagit pas !

— Bien sûr. Surâme le contrôle et il ne te parle pas, pour l’instant. »

Elemak lui tendit la sphère. « À toi de jouer, alors. Convaincs-le de faire ce que je te dis, ou j’envoie Hushidh rejoindre Nafai dans le magasin.

— Je veux bien essayer, mais ce n’est pas parce que c’est moi qui le tiens que Surâme sera dupe, à mon avis. Il refusera quand même de se soumettre à ta volonté.

— Ferme-la et obéis. »

Issib se laissa flotter jusqu’au sol et saisit l’Index qu’Elemak avait déposé sur ses genoux. Il plaça les mains dessus. Rien ne se produisit.

« Tu vois ?

— Que se passe-t-il, d’habitude ? demanda Elemak. Est-ce qu’il met du temps à répondre ?

— Il répond toujours instantanément. Mais là, il refuse simplement de fonctionner tant que le pilote stellaire n’est pas aux commandes du vaisseau.

— Le pilote stellaire ! » On aurait dit que ces mots étaient du poison sur la langue d’Elemak.

« L’oxygène va se raréfier de plus en plus, reprit Issib. Le vaisseau ne peut dissocier qu’une certaine quantité de molécules de dioxyde de carbone à la fois et nous sommes trop nombreux à respirer.

— Ce que tu dis, en fait, c’est que Surâme essaye de se servir des réserves d’oxygène pour m’obliger à capituler.

— Surâme n’est pas en cause. Il ne contrôle pas les appareils d’entretien de la vie, pas directement, et il serait en tout cas bien incapable de prendre le pas sur leur programme pour nuire aux humains. Les machines possèdent des systèmes de sécurité intégrés. C’est comme ça, tout simplement.

— Parfait ! Nous n’aurons qu’à mettre en hibernation les gens que je ne veux pas voir debout. J’irai même jusqu’à envoyer Nafai dormir le reste du voyage – quoiqu’en le laissant peut-être ligoté pendant sa petite sieste.

— Pour qu’il en sorte encore plus handicapé que moi ? demanda Issib.

— Hé ! Ce n’est pas bête ! s’exclama Elemak, que cette idée réjouissait visiblement. Avec toi, je n’ai jamais eu d’ennuis.

— Peu importe ce que tu maniganceras, il reste à Surâme la possibilité de t’empêcher de mettre en service les capsules d’animation suspendue. Il lui suffit de continuer d’émettre un signal de danger aux ordinateurs qui les contrôlent. Et ça, tu ne peux pas le court-circuiter. »

Elemak réfléchit un moment.

« Très bien, dit-il enfin. Je peux attendre.

— Te crois-tu plus de patience que Surâme ?

— Je crois surtout qu’il n’a pas envie que ce voyage échoue. Il finira par comprendre que c’est moi et personne d’autre qui commanderai la colonie, et il s’en arrangera.

Sûrement pas.

— Sûrement pas, répéta Chveya.

— Ah oui ? dit Elemak en se tournant vers elle. Surâme te parle, à toi, maintenant ? »

Chveya ne répondit pas.

Je puis accomplir ma mission première même si tous les organismes du bord sont morts.

« Surâme peut atteindre son but principal même si tous les organismes à bord du vaisseau sont morts, transmit Chveya.

— C’est du moins ce qu’il raconte à ceux qu’il trompe, répliqua Elemak. J’ai l’impression que nous allons passer quelques journées palpitantes à découvrir jusqu’où va la sincérité de Surâme.

— Les bébés mourront les premiers, remarqua Issib. Et les vieux.

— Si l’un de mes enfants meurt, eh bien, en ce qui me concerne, tout le monde peut crever, moi y compris. Plutôt mourir que vivre chaque jour sous la coupe de ce sale petit faux jeton, avec sa grande gueule, que mon père m’a refilé comme frangin ! » Elemak se retourna vers Chveya, un sourire aux lèvres. « Soit dit sans vouloir médire de ton père devant toi, petite. Mais tu tiens tellement de lui, il est vrai, que tu as dû prendre ça comme un éloge ! »

Le dégoût de Chveya fut plus fort que sa crainte de la colère d’Elemak. « J’aurais honte de lui, cracha-t-elle, si un homme tel que toi ne le haïssait pas ! »

Obring émit-il un petit rire dans le dos d’Elemak ? Celui-ci pivota brusquement, mais Obring était l’image même de l’innocence.

Tu as déjà perdu, pensa Chveya. Surâme avait raison. Nous t’avons battu ; reste maintenant à espérer que personne ne mourra avant que tu ne t’en rendes compte.

8 Délivrance

Luet était furieuse, mais pas contre Elemak. Pour elle, Elemak était presque à traiter comme une force élémentaire : naturellement, il haïssait Nafai, naturellement, il sautait sur n’importe quel prétexte pour lui faire du mal. Leur histoire était désormais trop longue, les vieilles rancunes trop nombreuses, trop lourde la culpabilité d’Elemak devant ses précédentes tentatives fratricides. Ce n’était pas en essayant de changer Elemak qu’on pouvait régler la situation, mais en s’efforçant d’éviter de le provoquer.

« C’est ta faute, dit Luet en s’adressant à Surâme. C’est toi qui as eu cette idée, qui as tout fait pour l’imposer, qui nous as manœuvrés, Nafai, moi, les parents des autres enfants, pour que nous traficotions le temps !

Et j’avais raison.

— Mais tu n’avais pas prévu qu’ils se réveillent, c’est ça ?

J’ai encore raison. Tout ira bien.

— Mes deux derniers ont du mal à respirer ; ils arrivent à peine à manger parce qu’ils mettent tellement de temps pour avaler qu’ils doivent reprendre leur respiration avant d’avoir fini ! Nous sommes en train de mourir et tu viens me raconter que tout ira bien ?

Il s’en faut de plusieurs jours avant que quiconque soit en danger de mort.

— Ah ! Voilà qui me rassure !

Je ne suis pas Elemak. Et je ne l’ai pas contraint à agir comme il l’a fait.

— Mais c’est toi qui as créé cette situation et qui nous as tous plongés dedans !

Imaginais-tu que ce jour ne viendrait jamais ? Que si vous jouiez bien le coup, Elemak vous laisserait tranquilles ? Mieux vaut que la crise ait lieu ici, où il me reste une certaine maîtrise des événements, que sur Terre, où vous serez entièrement livrés à vous-mêmes.

— Oh que non, nous ne serons pas livrés à nous-mêmes sur Terre ! Le Gardien nous y attendra. Et s’il nous porte même la moitié de l’affection et de l’attention que tu nous manifestes, nous serons tous morts au bout d’un an !

Le Gardien est beaucoup plus puissant que moi.

— Quel réconfort !

Je comprends ta colère. Évite seulement qu’elle n’obscurcisse ton jugement.

— C’est ça, je dois garder un jugement sain alors que nous suffoquons, que les gestes de nos enfants deviennent de plus en plus lents, que je pense à mon époux torturé, plié en arrière, à ses mains garrottées…»

Ainsi se poursuivirent d’heure en heure les conversations de Luet avec Surâme. Elle savait qu’une fois sa fureur épuisée, elle se tairait, accepterait la situation et irait sans doute même, à la fin des fins, jusqu’à reconnaître qu’elle se présentait pour le mieux, étant donné les circonstances. Mais tout n’était pas fini, loin de là. Et si c’était là le mieux, difficile d’imaginer ce qu’aurait été le pire – ou même seulement l’un peu moins bien ! Voilà ce qu’il était réellement impossible de savoir : ce qui aurait pu arriver ; et pourtant, les gens parlaient comme si c’était possible : « Si seulement l’alarme ne s’était pas déclenchée », « Si seulement Nafai avait su la fermer de temps en temps quand il était petit ! » Celle-ci, c’était une réflexion que Nafai lui-même se faisait souvent, Luet le savait bien : il se rendait responsable de tout ce qui se passait autour de lui. Mais ce qu’elle savait aussi, c’est qu’un événement ne découle pas d’une seule source, et ce n’est pas parce qu’on élimine ou que l’on modifie une cause qu’obligatoirement l’effet disparaît ni que la situation s’améliore.

Un jour ou l’autre, cette fureur profonde, déraisonnable que je ressens contre Surâme cessera, mais ce n’est pas pour tout de suite, pas tant que restera présente jusque dans mes cauchemars l’image de Nafai enserré dans ces liens cruels, tant que je verrai mes enfants haleter entre chaque bouchée, tant qu’Elemak et ses instincts sanguinaires régneront sur les occupants du vaisseau.

Si seulement nous avions tous rejeté le plan de Surâme d’éveiller nos enfants pendant le voyage !

Au fond de son cœur, elle enrageait, tempêtait contre Surâme, inventait de longs discours méchants aux phrases tranchantes, tout en sachant qu’elle ne pourrait jamais en faire part à Elemak, à Mebbekew ni à aucun de ceux qui les soutenaient. Mais extérieurement elle présentait un visage calme et impassible ; aux yeux de tous, elle paraissait confiante, sans peur, pas même agacée. Plus que tout, elle le savait, c’est cette assurance qui déstabiliserait Elemak et ses partisans. Montrer qu’elle n’avait pas d’inquiétude afin de les inquiéter : c’était peu, mais elle ne pouvait faire mieux.

Eux… nous… Dans le secret de son esprit, elle avait pris l’habitude de donner aux acolytes d’Elemak et à leurs familles l’appellation d’« Elemaki » – ceux d’Elemak – et aux gens qui avaient participé à l’enseignement des enfants pendant le trajet celle de « Nafari ». Normalement, cette terminaison servait à désigner des nations ou des tribus. Mais ne formons-nous pas des tribus dans ce vaisseau, si peu que nous soyons ?

Elemak exigeait que les familles nafari prennent leurs repas ensemble dans la bibliothèque, après quoi lui ou Meb raccompagnait chacune d’entre elles dans ses quartiers exigus et l’enfermait à clé. Pendant leur absence, c’étaient Vas et Obring qui surveillaient le repas. Luet en profitait pour les étudier : leur fonction de gardiens semblait les mettre un peu mal à l’aise, mais elle ignorait s’ils en ressentaient de la honte ou si, tout simplement, ils n’avaient pas confiance en eux en cas de confrontation physique.

Certaines femmes elemaki firent de molles tentatives pour lier conversation pendant les repas, mais rien dans l’expression de Luet ni dans ses gestes et surtout pas dans ses paroles n’indiqua qu’elle les remarquait. Elles s’en allèrent furieuses, en particulier Kokor, la plus jeune fille de tante Rasa, qui lui lança d’un air affecté : « De toute façon, ce qui t’arrive, c’est ta faute, à force de prendre des grands airs parce qu’on t’appelait la Sibylle de l’Eau ! » Étant donné que cela n’avait rien à voir avec le conflit en cours, Luet comprit que Kokor ne faisait que révéler une vieille rancune contre elle. Elle eut du mal à ne pas lui éclater de rire au nez.

Ce n’était pas par esprit de vengeance que Luet n’adressait pas la parole aux femmes elemaki. Elle savait pertinemment qu’elles n’étaient pour rien dans les décisions des hommes, que Dol, l’épouse de Meb, comme Eiadh, celle d’Elemak, étaient profondément honteuses des agissements de leurs époux. Mais elle savait aussi qu’en leur permettant de lui exprimer leur sympathie, de franchir la frontière invisible entre Elemaki et Nafari, elle apaiserait du même coup leur conscience, au point qu’elles risqueraient de se sentir rassurées, voire généreuses d’avoir étendu leur amitié à l’épouse proscrite de Nafai. Luet ne voulait pas qu’elles se rassurent ; elle souhaitait même les mettre si mal à l’aise qu’elles finissent par se plaindre à leurs maris, jusqu’à ce qu’enfin la pression devienne insupportable ; alors, les hommes en viendraient à redouter le mécontentement et le mépris de leurs épouses presque autant que la brutalité d’Elemak ; et lui-même commencerait peut-être à se dire que son attitude lui coûtait davantage auprès de sa famille que ce qu’elle rapportait à la partie tordue de sa psyché où régnait sa haine de Nafai.

Naturellement, il existait un risque pour qu’une pression accrue pousse au contraire Elemak à durcir sa position. Mais comme elle n’avait pas d’autre moyen à sa disposition, Luet continuait à tourner le dos aux femmes elemaki.

La seule anomalie dans la situation venait de l’étrange traitement dont bénéficiaient Zdorab et Shedemei. Certes, on les surveillait, on les escortait partout à l’instar de Luet, de Hushidh, d’Issib, de Rasa et de Volemak. Mais à la bibliothèque, ils ne faisaient pas l’objet de la même vigilance : eux et leurs enfants étaient encouragés à s’asseoir au milieu des Elemaki et ils avaient le droit de converser librement entre eux.

Luet ne pouvait en tirer qu’une seule conclusion : le signal qui avait ouvert toutes les capsules d’hibernation ne s’était pas déclenché par accident ; Zdorab n’avait pas laissé un mais deux systèmes d’éveil et le second avait échappé à Surâme. Impossible que Shedemei eût été au courant ; quant à Zdorab, c’était difficile à croire : n’avait-il pas participé à l’enseignement des enfants ? Son fils et sa fille n’avaient-ils pas grandi au milieu des autres ? Quel esprit pervers avait-il donc pour accepter l’amitié des Nafari tout en sachant que son alarme allait mettre la vie de Nafai en danger et créer une scission plus profonde que jamais au sein de la communauté ? Non, c’était inimaginable ! Zdorab était incapable d’avoir fait cela. Personne ne pouvait se montrer aussi hypocrite, aussi…

Et pourtant, Zdorab n’était-il pas assis à côté de son fils Rokya juste en face de Dolya, l’épouse de Meb ? Shedemei, en revanche, se tenait à l’écart ; sa honte était presque tangible. Installée à côté de Dabya, sa fille, elle ne parlait que quand on lui adressait la parole. Tout le temps du repas, elle gardait les yeux baissés sur son assiette sans regarder personne, puis quittait la salle aussi vite que possible. Luet aurait voulu demander à Chveya ou Hushidh de faire une estimation de la situation, de découvrir où allait la loyauté de Zdorab, mais elle n’avait pas le droit de communiquer avec sa sœur ; quant à Chveya, elle était maintenue isolée de tout le monde, comme Oykib des autres enfants. Sans aucun doute, ils avaient tous deux particulièrement retenu l’attention d’Elemak.

Le soir du second jour, Luet entendit frapper à la porte des quartiers de sa famille et trouva Zdorab planté devant. Les jumeaux dormaient, le souffle court mais régulier ; les aînés – Jatva, Motiga et Izuchaya – étaient éveillés, mais se reposaient sur leurs lits pour économiser l’oxygène ; on avait recommandé à tous de se plier à cet exercice le plus souvent possible et, comme l’air devenait de plus en plus étouffant, c’était un des ordres d’Elemak les plus volontiers suivis.

Luet regarda Zdorab sans un mot.

« Il faut que je te parle », dit-il enfin.

Elle envisagea de lui claquer la porte au nez. Mais ç’aurait été le juger sans l’avoir entendu. Elle recula donc pour le laisser entrer, puis passa la tête dans le couloir : Vas et Obring étaient là, en poste. Il ne s’agissait pas d’une visite clandestine, à moins que ces deux cœurs vaillants n’aient soudain trouvé le courage de s’opposer aux ordres exprès d’Elemak.

Elle referma la porte.

« C’est moi le responsable, dit Zdorab. Je sais que tu le sais, mais je devais te l’avouer moi-même. Selon les conseils d’Elemak, j’aurais dû me prétendre dans l’incapacité d’annuler mon programme de réveil, mais ce n’est pas vrai. Pourtant, je voulais le faire. Tout à la fin, au moment où je m’endormais, j’ai essayé de crier à Shedya et Nafai d’arrêter, d’ouvrir ma capsule, de…»

Il s’aperçut que ses paroles n’avaient aucun effet sur Luet. Il détourna le regard vers la porte. « Je ne pouvais pas prévoir comment ça allait tourner. Je… je croyais qu’Elemak prendrait la situation comme un fait accompli ; qu’il trouverait peut-être un moyen pour que les autres enfants soient scolarisés les trois dernières années du trajet. Les vôtres auraient eu six ans et demi, les leurs en disposeraient de trois et demi. Je n’imaginais pas… cette violence, Nafai garrotté comme ça, et maintenant le système d’entretien de la vie… la baisse du débit d’oxygène… Ne peux-tu obtenir de Surâme qu’il laisse la moitié d’entre nous se rendormir ? »

C’était donc ça. Elemak et les siens se servaient de Zdorab pour la convaincre de les sauver des conséquences de leurs propres agissements.

« Tu peux annoncer à Elemak qu’une fois Nafai libéré et réintégré aux commandes du vaisseau, lui et les siens seront libres de regagner leurs capsules d’hibernation quand ils le voudront. Mais peut-être devrais-je dire toi et les tiens ? »

À l’étonnement de Luet, les larmes jaillirent presque des yeux de Zdorab. « Ce n’est pas un terme qui s’applique à moi. Je n’ai peut-être même pas d’épouse. Ni de fils ou de fille. »

Ainsi, il n’avait pas mis Shedemei au courant. Ce n’était pas une surprise, au demeurant.

« Je n’attends pas de compassion de ta part, poursuivit-il en s’essuyant les yeux et en reprenant son sang-froid. Je voudrais seulement que tu comprennes que si j’avais su…

— Si tu avais su quoi ? Qu’Elemak détestait Nafai ? Qu’il voulait le tuer ? Dis-moi, comment ce petit renseignement a-t-il pu t’échapper, alors que nous avons tous vu Nafai couvert de sang à la suite du dernier coup fourré d’Elemak ? »

Les yeux de Zdorab brillèrent de colère. « Je connais un autre coup fourré qui n’était pas d’Elemak !

— Non, il était de Surâme, en effet. Et de toi ! En réalité, tu t’es débrouillé pour conspirer dans les deux camps en même temps ! » Soudain, elle eut une révélation. « C’est ce que tu voulais, n’est-ce pas ?

— Je suis un étranger dans ce vaisseau. Shedya et moi ne sommes apparentés à personne.

— Shedya fait partie des nièces de tante Rasa.

— Ce n’est pas une relation par le sang, c’est…

— C’est encore plus intime.

— Mais moi, ça ne me concerne pas ! Quoi que je fasse, mon fils et ma fille vont se faire coincer dans cette querelle de famille entre Elemak et Nafai. Je ne ressemble pas à Volemak ni à ses fils ; je ne suis pas fort physiquement ; je ne suis… je n’ai pas grand-chose d’un homme, selon les critères habituels. Comment protéger mes enfants ? Dans ces conditions, je me suis dit que si j’arrivais à me créer de bonnes relations tant avec Nafai qu’avec Elemak…

— Ce n’est pas possible, dit Luet. Surtout maintenant, grâce à toi.

— J’ai fait ce que je pensais le mieux pour mes enfants. Je me suis trompé. D’un côté comme de l’autre, plus personne ne me fait confiance, et ça aussi, mes enfants en feront les frais. Je me suis trompé et je ne cherche pas à dissimuler ce que j’ai fait ni la gravité de mon acte. Mais je n’essayais pas de vous trahir, ni toi ni Nafai. J’agissais dans l’intérêt de mes enfants, du moins je le croyais.

— Très bien, répondit Luet d’un ton glacé. Tu t’es soulagé de ton fardeau. Je t’ai entendu et si jamais on m’autorise à parler à quelqu’un d’autre que mes enfants, je veillerai à ce qu’on sache que seul le bien-être de tes gosses a motivé ton acte.

— Mebbekew te décrit comme un véritable glaçon…

— Et chacun connaît sa finesse d’observation quant à la nature humaine !

— … mais il a tort. Tu n’es pas un glaçon, tu es un brasier.

— Merci pour cet aperçu métaphorique des éléments constitutifs de mon caractère.

— N’oublie pas, s’il te plaît, Luet : je t’ai fait du mal. Je le sais et je suis ton débiteur, très largement et pour toujours. Je ne suis pas dépourvu d’honneur par nature ; j’ai simplement agi comme ont toujours dû le faire les hommes tels que moi : pour la survie, dans la mesure où je comprends ce que c’est. Un moment viendra où, quelque mépris que je t’inspire, tu auras besoin de mon aide. Je te le dis : lorsque ce moment sera venu, et lorsque Nafai ou toi me le demanderez, je ferai tout pour vous aider.

— Parfait. Eh bien, va dire à Elemak de libérer mon époux.

— Tout ce qui est en mon pouvoir, aurais-je dû préciser. Je lui ai déjà demandé de le détacher ; Kokor et Sevet ont insisté dans le même sens. Ta fille aînée lui a craché au visage en le traitant d’eunuque obligé d’emprisonner ceux qui valent mieux que lui pour se croire un homme. »

Luet eut un hoquet d’horreur. « Il l’a frappée ?

— Oui, dit Zdorab. Mais elle n’a rien. Tout le monde était écœuré par le geste d’Elemak et il ne s’approche plus d’elle depuis. Ça ne change peut-être rien, mais en frappant Chveya, il a réussi à se mettre à dos jusqu’à sa propre épouse. »

C’était sans doute le but que visait Chveya. « C’est la grande faiblesse d’Elya, dit Luet. Il veut toujours répondre aux paroles par les actes. Cela peut réduire celui qui parle au silence, mais cela ne fait que confirmer la vérité de ce qu’il disait.

— Même toi, avec ton silence inflexible… la moitié des conversations entre femmes porte sur toi. Et Shedya s’est ralliée à toi dans le mutisme. Tout le monde veut qu’Elemak rende les armes, je pense que tu seras heureuse de l’apprendre. Ton attitude actuelle, celle qu’ont eue Chveya et Oykib, même la façon dont Nafai supporte son supplice sans se plaindre… c’est une sorte de résistance, têtue et courageuse, qui fait… qui fait honte aux complices d’Elemak. »

Luet hocha gravement la tête. Cette nouvelle la réconfortait. Mais que Zdorab la lui eût apportée n’en faisait pas un ami.

« Ces deux derniers jours, reprit-il, j’ai vu le vrai courage à l’œuvre. Moi, je n’en ai jamais eu, en tout cas pas celui qui se manifeste au grand jour même quand on est impuissant, et qui met au défi l’adversaire d’aller au bout de sa méchanceté. Chveya… Oykib… Tout aurait pu être différent si une fois dans ma vie j’avais agi comme eux. » Il éclata soudain d’un rire amer. « Oui : je serais sans doute mort ! »

Luet s’aperçut alors qu’elle ignorait presque tout de Zdorab, de la façon dont il avait été élevé. À l’entendre, on avait l’impression qu’il avait passé toute son existence sans amis et la peur au ventre. Pourquoi ?

Elle était obligée de reconnaître que, du point de vue de l’archiviste, la situation pouvait paraître tout autre. Pour elle, le choix n’existait pas : elle devait faire son possible afin d’aider Nafai et Surâme à l’emporter sur Elemak, sous peine de tout perdre. Mais Zdorab, lui, pouvait concevoir un avenir où Elemak aurait gagné, et si cela se produisait – ce qui n’avait rien d’invraisemblable – il avait moralement le droit de se préparer une place pour lui-même et ses enfants dans le camp d’Elemak.

L’ennui, c’est qu’il était aussi très plausible qu’il se retrouve sans place nulle part. Et pour l’instant, c’est dans cette direction que pointaient les événements.

Elle mit un peu de chaleur dans sa voix quand elle reprit la parole. « Zdorab, tu n’as pas parlé pour rien. Si tu t’inquiètes de l’avenir, je peux te rassurer avec une absolue certitude : aucun d’entre nous n’essaiera de se venger de toi et encore moins de tes enfants. Ils n’ont pas perdu leur place parmi nous, si c’est là qu’ils souhaitent vivre.

— Elemak va perdre la partie, dit Zdorab. La seule question, désormais, c’est combien d’entre nous mourront avant qu’il ne cède.

— Aucun, j’espère.

— Je veux dire que j’aurais pu me présenter devant toi par pur intérêt personnel ; tu n’as aucune raison de me faire confiance. Je vous ai trompés ; vous me croyiez dans votre camp et je vous ai trahis. Tu ne l’oublieras jamais ; moi, en tout cas, je ne l’oublierai pas. Mais tu peux être sûre d’une chose : si un jour Nafai ou toi avez besoin de moi, je serai là, prêt à tout, même à mourir s’il le faut. »

Juste à temps, Luet retint la moquerie cinglante qui lui montait aux lèvres.

« Ce n’est pas pour moi, continua Zdorab. Ni même pour toi, en réalité. Je veux seulement… c’est le seul moyen que j’aie de me racheter aux yeux de mes enfants. Tôt ou tard, tout le monde saura ce que j’ai fait ; c’est pourquoi je n’ai pas cherché à cacher cette conversation à tes petits, ceux qui se reposent là, les yeux fermés mais bien éveillés. Même si on ne leur fait aucun reproche, les miens auront honte de moi ; je dois me racheter à leurs yeux, j’ignore comment. C’est cela, la survie, pour moi ; j’ai cru un moment que cela signifiait rester en vie, mais j’avais tort. On ne vit pas éternellement, de toute façon. La survie, c’est le souvenir qu’on laisse de soi, le regard de ses enfants sur soi quand on est vivant, puis quand on est mort. Voilà ce que c’est, la survie. » Il regarda Luet dans les yeux. « Et s’il existe une vérité à m’appliquer, c’est celle-ci : je survis. »

Il se leva du bord du lit. Luet ouvrit la porte en y appuyant la paume et il sortit.

Dans le silence qui suivit la fermeture de la porte, Jatva dit à mi-voix : « Je suis bien content de ne pas être à sa place. »

Luet fit une grimace : « Ne te réjouis pas trop. Ta situation n’est pas si confortable que ça, pour le moment.

— J’aimerais avoir été aussi courageux que Veya.

— Non, Jyat, non, ne pense pas comme ça ; elle était dans une position où se montrer brave pouvait servir ; pas toi. Si un jour vient où tu as besoin de courage, tu en auras, bien assez, tant qu’il t’en faudra. » Elle ajouta in petto : Puisse ce jour ne jamais arriver. Mais en même temps, elle savait qu’il viendrait inéluctablement. Un frisson de peur la traversa.

Oh Nafai ! pensa-t-elle, si seulement tu pouvais m’entendre comme Surâme m’entend ! Si tu savais comme je t’aime, comme je souffre en songeant à ce que tu endures ! Et tout ce que je peux faire, c’est m’occuper des enfants de mon mieux, garder confiance en Surâme et en la nature humaine pour opérer un miracle et te libérer. Ce que je puis faire, je le fais, mais ce n’est pas assez. Si tu meurs, que restera-t-il de mon existence ? Même si les enfants s’en tirent sains et saufs, même s’ils deviennent des adultes honnêtes, forts, merveilleux, ça ne suffira pas si je t’ai perdu. Surâme nous a peut-être rapprochés comme des pions dans son jeu, mais le lien entre nous n’en est pas moins fort. Il est puissant, bien plus solide que ceux qui t’entravent en ce moment, mais sans ta présence à mes côtés, j’ai l’impression que c’est moi qui me trouve attachée, ligotée au fond de mon âme, incapable de bouger, incapable de respirer. Nafai !

Le nom se répercuta dans son esprit. L’image de son visage la brûla comme un cautère. Elle s’étendit en s’obligeant à se détendre et s’ordonna de dormir. Moins je consomme d’oxygène, plus il en aura, plus les enfants en auront. Il faut que je dorme. Je dois rester tranquille.

Mais elle n’arrivait pas à se calmer et même quand elle sombra enfin dans un sommeil agité, son cœur continua de battre follement, sa respiration demeura hachée, haletante, comme si elle était engagée dans un combat contre un ennemi dont elle parvenait tout juste à éviter les coups.


Le troisième jour, lors du premier repas, Elemak ne se trouvait pas dans la bibliothèque. Personne n’osa demander où il était ; d’ailleurs, personne ne s’en souciait. Quand il disparaissait, ne restait que la lassitude ; la vraie peur revenait quand lui-même était de retour. Ce n’était pas que les prisonniers eussent confiance en la bonne volonté de Meb, d’Obring ou de Vas – Meb semblait se délecter de ses menues méchancetés et Obring, selon toute apparence, jouissait de son statut de détenteur d’une parcelle d’autorité. Toutefois, tout le monde savait que l’un comme l’autre trahirait allègrement Elemak s’il pensait en tirer profit. En revanche, Vas paraissait détester son rôle ; pourtant, il le remplissait parfaitement et, des trois hommes, c’était celui sur lequel Elemak se reposait le plus. Il comptait à juste titre sur l’imagination de Vas pour exécuter efficacement n’importe quelle mission, même en son absence – ce qui était plus qu’on ne pouvait en dire des deux autres Elemaki.

Ce jour-là, pourtant, vit le premier défi ouvert à son autorité. Volemak, après un regard à Rasa, se leva et s’adressa au groupe.

« Mes amis, membres de ma famille…

— Asseyez-vous et taisez-vous ! » le coupa Mebbekew.

Volemak posa un regard d’un calme glacial sur son deuxième fils et dit : « Si tu souhaites me faire taire, je ne t’empêche pas d’essayer. Mais en l’absence de contrainte physique, je parlerai. »

Meb avança d’un pas. Aussitôt, sans qu’on leur en eût donné l’ordre, Yasai, le benjamin de Volemak, Zaxodh, l’aîné d’Issib, et Jatva, celui de Nafai, se dressèrent. Ils n’étaient pas à proximité de Volemak, mais la menace était claire.

Meb éclata de rire. « Vous croyez me faire peur, les mômes ?

— Tu aurais peut-être intérêt à faire attention, dit Rasa. Cela fait six ans qu’ils vivent en gravité réduite, tandis que tu ne me sembles pas très stable sur tes pieds.

— Amène-toi, Obring », ordonna Meb.

Obring fit lui aussi un pas vers Volemak. Ce fut alors Motiga, le deuxième fils de Nafai, qui se leva, imité par celui de Zdorab, Padarok. Un instant après, Zdorab lui-même se mettait debout.

« Vas, dit Meb, tu peux faire semblant de t’en foutre, mais moi je trouve que ça ressemble à une révolte. »

Vas acquiesça. « Obring, va chercher Elemak.

— On peut s’en occuper nous-mêmes ! cracha Meb.

— C’est ce que je vois. C’est fou ce que nous nous débrouillons bien, pour l’instant ! »

Obring regarda Vas et Mebbekew tour à tour, puis il sortit.

« Comme j’essayais de vous l’expliquer, dit Volemak, toute cette affaire est hors de propos. C’est moi que Surâme avait appelé au désert et c’est moi qui ai toujours mené cette expédition. C’est vrai, dans le désert, j’ai délégué l’autorité quotidienne à Elemak, mais ce n’était jamais qu’un arrangement temporaire en reconnaissance de ses talents et de son expérience. De même, durant le voyage, j’ai remis le commandement du vaisseau à Nafai, parce que c’est à lui que Surâme a donné le manteau du pilote stellaire. Mais le fait demeure que je suis le seul chef légitime de notre groupe, et quand nous arriverons sur Terre je ne déléguerai cette autorité à personne. Ni Elemak ni Nafai ne commanderont tant que je vivrai.

— Et il y en a encore pour combien de temps, mon cher vieux père ? demanda Mebbekew.

— Plus que tu ne le souhaiterais, limace abjecte, répondit Volemak d’un ton calme. Il est évident qu’Elemak ne maîtrise plus la situation. Par la menace et avec la coopération de trois brutes sans caractère (il regarda Vas dans les yeux), et parce que Nafai s’est constitué prisonnier afin de sauver la vie de ses enfants, la mutinerie d’Elemak semble actuellement victorieuse. Cependant, nous savons tous que le moment venu il devra inévitablement accepter la réalité : le vaisseau ne peut pas nous maintenir indéfiniment en vie si nous sommes tous éveillés, et Surâme ne laissera pas Elemak mettre quiconque en hibernation tant que Nafai ne sera pas libéré. Par conséquent, ce que je demande aujourd’hui, c’est le serment solennel, de la part de chacun de vous, de vous soumettre à mon autorité et uniquement à la mienne une fois cette affaire terminée. Tant que je vivrai, vous n’aurez pas à choisir entre Elemak et Nafai, seulement à m’obéir en accord avec votre engagement. Je vous invite tous, hommes et femmes, à prêter ce serment. Que tous ceux qui désirent ne se plier qu’à mon autorité à l’issue de ce conflit se lèvent et l’affirment. »

Aussitôt, les hommes qui étaient déjà debout, à part Vas et Mebbekew, lancèrent un « oui » retentissant. Rasa, Hushidh, Luet et Shedemei se dressèrent instantanément, imitées par les jeunes femmes qui avaient participé à l’enseignement des plus petits ; leurs voix aiguës firent écho à celles des hommes. Lentement, Issib se leva et dit « oui ».

« Je pars de l’hypothèse, reprit Volemak, que si Oykib et Chveya n’étaient pas maintenus en isolement ils se rallieraient eux aussi à ce serment et je les compte donc parmi les citoyens légitimes de ma communauté. Quand Nafai sera libéré, je lui demanderai de se soumettre à son tour à cet engagement. Quelqu’un ici doute-t-il qu’il n’accepte ? Et qu’il ne s’y conforme, une fois sa parole donnée ? »

Nul ne dit mot.

« N’oubliez pas, je vous prie, que je ne vous demande d’accepter mon gouvernement qu’après la fin du conflit. Je ne vous demande pas de risquer votre vie en entrant en résistance contre Elemak. Mais si vous ne prêtez pas serment maintenant, vous ne ferez pas partie des citoyens de la colonie que je fonderai sur Terre. Naturellement, par la suite, vous pourrez postuler pour la citoyenneté et j’exigerai un vote des citoyens pour entériner ou non votre admission. Toutefois, si vous acceptez aujourd’hui, vous serez citoyen dès le début. »

À la surprise générale, Vas prit la parole. « Je veux aussi prêter serment. Une fois ce conflit terminé, votre autorité sera la seule à laquelle je me soumettrai tant que vous vivrez. Et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour prolonger votre existence le plus possible. »

Son époux ayant parlé, Sevet se leva avec ses trois jeunes enfants. « Je prête serment », dit-elle, imitée par les petits.

Ceux qui étaient restés assis se sentaient visiblement mis à l’écart.

« Elemak ne va pas apprécier, dit Meb à Vas.

— De toute façon, il n’apprécie rien, ces temps-ci, rétorqua Vas. Je ne veux que la paix et la justice.

— Mon père a participé lui aussi au petit complot de Nafai, tu sais. Il est loin d’être neutre, dans cette affaire.

— Certains, je le sais, sont fâchés qu’on ait maintenu des enfants éveillés pour les scolariser pendant le voyage, dit Volemak. Elemak ne nous a malheureusement jamais permis de nous en expliquer. Tous ceux d’entre nous dont les enfants ont suivi un enseignement ont été incités à le faire par Surâme. Nafai rechignait beaucoup à lui obéir, et nous avons insisté jusqu’à ce qu’il accepte. Les enfants ont été choisis par Surâme et ce sont eux, comme nous, qui ont librement décidé de se soumettre à son plan. Il n’y a pas à en regretter le résultat : au lieu de nous retrouver avec une poignée d’adultes et de nombreux petits improductifs, nous avons divisé la nouvelle vague d’enfants, si bien que nous disposerons désormais et pour plusieurs générations d’une population renouvelée de jeunes arrivant à l’âge adulte. Et si vous vous croyez victimes d’un préjudice, dites-vous que vous avez devant vous plus d’années à vivre sur Terre que ceux qui sont restés éveillés durant le voyage. »

Dol se leva, ce qui obligea ses enfants à en faire autant.

« Rassieds-toi, sale vendue ! hurla Mebbekew.

— Mes petits et moi-même voulons être citoyens de votre colonie, dit Dol. Nous prêtons tous serment. »

Mebbekew se précipita sur elle. Vas s’interposa, la main tendue pour l’arrêter. « Le moment est mal choisi pour les brutalités, déclara-t-il. C’est une libre citoyenne, je crois, et elle a le droit de donner son avis. »

Meb écarta violemment la main de Vas de sa poitrine. « Toutes vos histoires ne tiendront plus debout quand Elemak sera là ! »

À moins d’un pas de lui, Eiadh se dressa. Aussitôt, Protchnu, son fils aîné, lui tira la manche pour l’obliger à se rasseoir. « Quand le conflit sera réglé, je me soumettrai à votre autorité, Volemak, dit-elle. »

Protchnu se tourna vers les autres enfants et leur cria : « Vous avez intérêt à ne pas jurer ! » Sa fureur les effraya visiblement.

« Je prends en compte cette intimidation à l’encontre des plus petits, dit Volemak. Il leur sera accordé une occasion ultérieure de prêter serment en toute liberté.

— Ils ne prêteront jamais serment ! vociféra Protchnu. Est-ce que je suis le seul à rester du côté de Père ? C’est lui qui doit nous commander et personne d’autre ! »

Kokor se leva avec ses enfants. « Nous voulons être citoyens, nous aussi. Après le conflit.

— Vous le serez si vous prêtez serment, dit Volemak.

— Ah oui, bien sûr, c’est ce que je voulais dire, bredouilla-t-elle. Je prête serment. »

Ses enfants acquiescèrent ou murmurèrent leur accord.

À la porte, Elemak dit à mi-voix : « Très bien. Tout le monde a pris sa décision. Maintenant, asseyez-vous. »

Aussitôt, Kokor s’assit en pressant ses enfants de l’imiter. Peu à peu, chacun en fit autant, à l’exception de Volemak, de Rasa et d’Eiadh, qui fit face à son époux. « C’est fini, Elya, dit-elle. Tu es le seul à ne pas voir que tu ne peux plus l’emporter.

— Ce que je vois, c’est que je ne laisserai jamais Nafai me commander, ni moi ni personne.

— Même si pour cela tes propres enfants doivent mourir asphyxiés ?

— Si l’ordinateur chéri de Nafai veut tuer les plus faibles d’entre nous, je n’y peux rien. Mais moi, je n’aurai assassiné personne.

— En d’autres termes, ça t’est bien égal. En ce qui me concerne, c’est la preuve définitive que tu n’es pas apte à gouverner notre colonie. Ton amour-propre compte plus à tes yeux que la survie de nos enfants.

— Tu en as assez dit ! la prévint Elemak.

— Non, c’est toi qui en as trop fait ! Tant que tu ne cesseras pas ce numéro puéril d’homme en colère, tu ne seras plus mon époux !

— Ah, tu ne renouvelleras pas mon contrat, c’est ça ? demanda Elemak avec un affreux sourire. Que dis-tu de ça, Proya ? »

Protchnu s’approcha de son père. « Je crois que je n’ai plus de mère.

— Ça tombe bien : moi, je n’ai plus ni père ni épouse. N’aurais-je aucun ami non plus ?

— Moi, je suis ton ami, dit Obring.

— Je suis de ton côté, ajouta Meb. Mais Vas a prêté serment à Père.

— Vas est prêt à jurer n’importe quoi, répondit Elemak. Mais sa parole n’a jamais eu aucune valeur, tout le monde le sait. »

Sevet éclata de rire. « Regarde donc tes amis, mon pauvre ! Un gamin de huit ans bercé d’illusions, et qui d’autre ? Meb ! Obring ! C’étaient déjà des minables à Basilica !

— Ce n’est pas ce que tu disais quand tu m’as ouvert ton lit ! lui cria Obring.

— Tu n’avais rien à voir là-dedans, répliqua Sevet avec mépris. C’était une histoire entre ma sœur et moi, et crois-moi, j’ai chèrement payé mon erreur. Vas sait que je lui ai toujours été fidèle depuis, tant dans mon cœur que dans mes actes. »

Les enfants assez grands pour comprendre ces révélations de scandales familiaux allaient avoir de quoi bavarder : Obring et Sevet avaient eu une liaison ? Et comment Sevet avait-elle payé ? Et qu’est-ce que ça voulait dire, qu’il s’agissait d’une histoire entre elle et sa sœur ?

« Suffit, intervint Elemak. Le paternel a joué sa petite comédie, mais vous remarquerez qu’il ne s’est pas aventuré à vous demander de vous dresser contre moi. Il ne vous gouverne que dans un avenir imaginaire ; il sait, comme vous tous, que c’est moi qui commande aujourd’hui et, croyez-moi, vous ne connaîtrez jamais un avenir où je ne commande pas ! » Il se tourna vers Obring. « Reste ici et empêche quiconque de sortir de la bibliothèque. »

Obring adressa un sourire rayonnant à Vas. « J’ai comme l’impression que tu ne me donneras plus d’ordres !

— Vas reste gardien, dit Elemak. Je ne lui fais pas confiance, mais il fera ce qu’on lui dira. Et dorénavant, il fera ce que tu lui diras, Obring. On est bien d’accord, Vas ?

— Oui, répondit Vas d’un ton calme. Je ferai ce qu’on me dira. Mais je tiendrai aussi tous mes serments.

— C’est ça, c’est ça, homme d’honneur et tout le tremblement. Bon, maintenant, Meb, emmenons Père et sa femme voir Nafai. Et tant que nous y sommes, emmenons aussi celle qui prétend n’être plus mon épouse.

— Que comptes-tu faire ? demanda Rasa d’un ton dédaigneux. Nous ligoter comme tu as ligoté Nafai ?

— Certainement pas ! Je respecte les vieux. Mais pour chaque personne qui s’est soumise à votre petit serment, Père, Nafai va recevoir un coup. Et vous allez y assister. »

Volemak jeta un regard venimeux à Elemak. « Le jour où je t’ai engendré, il aurait mieux valu que je me fasse castrer ou assassiner !

— Ç’aurait été dommage, répondit Elemak. Vous n’auriez jamais donné le jour à votre Nafai chéri. Quoiqu’en y réfléchissant, je me demande si la semence d’un homme a joué un rôle dans sa conception : il a tout de la petite fille à sa maman ! »

Un instant plus tard, Elemak et Mebbekew poussaient sans ménagement Volemak et Eiadh le long de l’échelle menant au magasin où gisait Nafai. Rasa les suivait, impuissante.


Nafai ne dormait plus depuis ces derniers jours. Ou du moins, s’il dormait, il avait l’impression d’être éveillé tant ses rêves étaient réalistes. Il y voyait parfois ses pires craintes représentées, les jumeaux qui suffoquaient et finissaient par cesser de respirer, les yeux grands ouverts, la bouche béante ; il essayait de leur clore les paupières et les lèvres, mais elles se rouvraient dès qu’il retirait la main. Il émergeait de ces cauchemars à demi asphyxié lui-même.

Quelquefois, pourtant, il rêvait du passé, de périodes plus heureuses de sa vie. Il se revoyait se lever le matin chez son père, courir jusqu’à la douche et ouvrir l’eau froide. À l’époque, il détestait cela, mais aujourd’hui il s’en souvenait avec attendrissement. C’était un temps d’innocence, où le pire qui pouvait arriver se limitait à une brutale averse d’eau glacée sur la tête, et où l’on ne pouvait rien faire de plus affreux à son prochain que de lui envoyer des piques jusqu’à ce qu’il arrête de rire et fasse taire le railleur à grand renfort de bourrades. Mais il n’y avait désormais plus de rires, le pardon n’existait plus et l’eau glacée n’était plus rien, rien qu’un souvenir nostalgique. Comment aurais-je pu me douter à cette époque, se disait Nafai en s’éveillant de ces rêves réminiscents, comment aurais-je pu me douter que les agacements d’Elemak se transformeraient en une haine si implacable ? Que nous vivrions des jours si terribles ? Je le taquinais pour attirer son attention, c’est tout. Je voulais seulement qu’il me remarque, qu’il me dise qu’il m’aimait bien, qu’il envisageait de m’emmener un jour en caravane dans un pays lointain pour en rapporter les plantes exotiques que vendait Père. Tout ce que j’attendais de lui, c’est qu’il me respecte et proclame, un bras sur mes épaules : « Lui, c’est mon frère ; regardez-le bien, je peux compter sur lui, il a toute ma confiance. »

Qui d’autre aurait pu être ton frère, Elemak ? Meb ? C’est lui que tu as choisi ? Étais-je si indigne à tes yeux pour que tu le préfères à moi ?

Il a choisi Meb parce qu’il pouvait le diriger à sa guise. Il te haïssait parce que tu étais plus fort que lui.

Oui, avec le manteau du pilote, je suis plus fort que lui.

Tu sais que tu peux l’abattre quand tu le désires.

Non, je ne peux pas. Le manteau, oui. Toi, oui. Mais pas moi. Je suis ligoté par terre et j’ai mal aux poignets et aux chevilles.

C’est toi qui refuses de les soigner. Tu sais que le manteau peut les guérir en un clin d’œil.

Elemak veut que je souffre. S’il voit saigner mes entailles, ça lui suffira peut-être.

Seule ta mort le satisfera.

Alors, qu’il en soit ainsi.

Je refuse de te laisser mourir. Dès que tu seras inconscient, je reprendrai le contrôle du manteau et je te guérirai.

Ne t’occupe pas de moi pendant que je dors. Je ne veux pas de tes rêves et encore moins de tes tripatouillages !

Apprécies-tu de souffrir ?

Je déteste la souffrance que me cause la haine de mon frère ! Et le fait de savoir que cette fois, je la mérite peut-être !

Personne ne mérite de souffrir pour m’avoir aidé.

Ah ! Et moi qui croyais que c’est toi qui nous avais aidés en nous obligeant à garder les enfants éveillés !

Je vous aidais afin que vous puissiez m’aider à votre tour. Ne joue pas les imbéciles et n’essaye pas de m’entraîner dans ce genre de discussions puériles.

Est-ce que tu me parles vraiment ? Ou est-ce encore un rêve ?

Les deux.

Mais si c’est un rêve, pourquoi ne puis-je m’éveiller ? »

À peine eut-il formulé cette pensée qu’il émergea du sommeil. Ou du moins, il émergea en songe, car il sut aussitôt qu’il dormait toujours, plus profondément qu’avant peut-être. Et dans son sommeil, se pensant éveillé, il sentit les cordes s’effriter autour de ses poignets et il se leva. La porte s’ouvrit au contact de sa main. Déambulant dans les couloirs, il vit çà et là des gens couchés par terre, la bouche ouverte, haletants ; personne ne le remarqua, comme s’il était invisible. Ah ! se dit-il, je comprends. Je suis mort et c’est mon esprit qui erre dans le vaisseau. Mais il s’aperçut alors que ses poignets et ses chevilles le faisaient souffrir et qu’il avait du mal à marcher droit, malgré la gravité réduite ; il n’était donc pas mort, finalement.

Arrivé à l’échelle, il s’y hissa, toujours plus haut, jusqu’au dernier niveau, là où le champ de protection était généré. Mais l’échelle ne s’arrêtait plus là ; elle se poursuivait par une ouverture dans le plafond qui donnait, non sur le sol en plastique lisse du vaisseau, mais sur un pavage de pierre. Quand il y prit pied, il sentit son corps redevenu lourd, ses pas soudain douloureux sous l’effet du retour à une gravité normale. Il faisait noir ; il devait être dans une caverne. Il perçut un trottinement, mais qui ne s’approchait pas ; il ne s’éloignait d’ailleurs pas non plus. Nafai fit quelques pas et le trottinement reprit brièvement. D’accord, songea-t-il. Suis-moi, je n’ai pas peur de toi. Je sais que tu es là, mais tu ne me feras pas de mal, je le sais aussi.

Il arriva devant un couloir et distingua une lumière dans une petite salle creusée dans la paroi de la caverne. Il y pénétra et découvrit des dizaines de statues d’argile magnifiquement façonnées, disposées un peu partout, sur des corniches et sur le sol. Mais en y regardant de plus près, il s’aperçut qu’elles étaient toutes défigurées, lissées au point que par endroits les détails avaient entièrement disparu. Qui avait pu abîmer des œuvres aussi merveilleuses ? Les abîmer et pourtant les conserver là comme s’il s’agissait d’un trésor secret ?

Enfin, il remarqua une statue placée très en hauteur et très loin de la lumière, une statue plus grande que ses voisines et intacte. Mais ce n’est pas la perfection du détail qui le fit tomber en arrêt devant elle. C’est le visage en lui-même ; car au contraire des autres, faciès d’animaux ou de gargouilles, celui-ci était humain. De plus, Nafai le connaissait. Et pour cause : il le voyait dans tous les miroirs depuis qu’il était adulte.

Les bruits de pas menus s’approchèrent, non plus trottinants, mais lents, respectueux. Il sentit une petite main lui toucher la cuisse. Il ne regarda pas ; c’était inutile. Il savait qui était là.

Du moins, il le savait dans le rêve. En réalité, il ignorait qui se tenait près de lui ; il voulut se baisser, regarder à ses côtés, voir quelle créature l’avait touché. Mais il ne parvint pas à tourner la tête ni à se pencher. Ou plutôt, si, il était courbé, mais en arrière, et deux cordes lui enserraient le cou, et il y avait des bruits de pas, mais lourds, pas du tout trottinants, et une lumière aveuglante s’alluma.

Il cligna des yeux. Ce n’était plus un rêve ; il était réveillé pour de bon, maintenant.

« C’est l’heure de ma promenade ? » demanda-t-il.

Il y eut un bref sifflement et une violente douleur éclata dans son bras. Il cria malgré lui.

« Ça en fait un, dit la voix d’Elemak. Dites-moi, Rasa, combien y en a-t-il ? Combien d’entre vous ont prêté serment ?

— Fais toi-même ta sale besogne, répondit la voix de Mère.

— Des centaines, peut-être ? » demanda Elemak. Nouveau sifflement. Nouvelle souffrance atroce, cette fois dans le dos, au niveau des côtes. L’une d’elles se brisa : il la sentit l’élancer quand il reprit son souffle. Il ne pouvait pourtant pas cesser de respirer ; il était même obligé de haleter car l’oxygène devenait insuffisant et il n’arrivait pas à inspirer assez profondément pour rester conscient.

Guéris-toi.

« Ceux-là, je ne les décompterai que si vous me dites à combien se monte le total, dit Elemak.

— Compte toi-même, riposta Rasa. Tout le monde a prêté serment sauf Protchnu, Obring et Mebbekew. Tout le monde, Elemak ! Réfléchis-y !

— Il ne fait rien pour se guérir », annonça Luet.

Nafai l’entendit et se sentit envahi d’une soudaine colère contre Elemak. Croyait-il pouvoir briser la volonté de Luet en lui montrant son époux au supplice ? Et d’ailleurs, qu’espérait-il gagner à ce traitement ? C’était Surâme qu’il devait convaincre – ou à qui il devait se rendre. Mais il s’était passé quelque chose… un serment.

« J’ai remarqué, dit Elemak. On dirait que ses poignets ne s’arrangent pas, ni ses chevilles. Je ne sais pas si c’est parce que le manteau ne fonctionne pas en ce moment ou que Nafai fait exprès de ne pas se guérir pour m’apitoyer ; il s’imagine peut-être que, si je détends ses liens, il pourra en profiter pour se libérer et m’assassiner ! »

Sifflement. Nouveau coup, dans la nuque cette fois. Nafai hoqueta sous l’éclair de douleur qui se répandit dans sa colonne vertébrale ; quelques instants durant, il ne sentit plus son dos et il pensa : Il m’a cassé la nuque !

Il t’a étourdi, c’est tout. Légères lésions neurales.

Pourquoi ne me tue-t-il pas carrément ?

Parce que j’ai encore une certaine influence sur lui ; assez pour le distraire chaque fois qu’il songe à t’achever.

Eh bien, arrête. Laisse-le me tuer. Il aura sa victoire, la paix reviendra et tout le monde s’en trouvera bien mieux.

Elemak l’ignore, mais ta mort serait ce qui pourrait lui arriver de pire : il n’aurait plus aucun moyen de te vaincre.

Pardon ? Quand on est mort, on n’est pas vaincu ?

Ce qu’il veut, c’est que son père lui dise : « C’est toi que je préfère, Elemak. » Et si tu meurs, Volemak ne pourra jamais le choisir de préférence à toi. Il viendra toujours en seconde position.

Alors, si tu as tant soit peu de respect humain, dis à Volemak de prononcer les mots magiques et qu’on en finisse !

C’est là le hic, Nafai : même si Volemak faisait cela, Elemak n’y croirait pas, parce qu’il saurait que ce n’est pas vrai. Il comprend très bien qu’il n’est pas aussi bon, aussi honnête, aussi sage ni aussi fort que toi ; par conséquent, même si son père lui annonçait : « Elemak, c’est toi que je préfère », ce serait pour lui un mensonge, parce qu’il sait que Volemak n’est pas stupide au point de le placer au-dessus de toi.

Je suis trop fatigué pour débrouiller tout ça. Va-t’en et laisse-moi mourir.

Son dernier coup t’a causé des dommages très graves.

Celui à la nuque ?

Ça, c’était il y a trois coups. Tu as une hémorragie interne, maintenant.

Ah oui. Je le sens.

Je vais te guérir.

Non.

Si, avant que l’écoulement de sang ne provoque des dégâts internes.

Ne me guéris pas tant qu’il n’a pas quitté la pièce. Laisse-moi au moins cette dignité.

Dignité ? Tu mourrais pour une affaire de dignité ?

C’est une affaire entre lui et moi. Je ne veux pas qu’il te voie intervenir en ma faveur.

Tu es d’un orgueil incroyable. C’est une affaire entre lui et toi, dis-tu ? Non : c’est une affaire entre lui et moi, et ce depuis toujours, de même qu’autrefois l’affaire était entre Mouj et moi ; aujourd’hui elle est aussi entre toi et moi, et encore entre Luet et moi. Et enfin, quand nous arriverons sur Terre, elle sera entre vous tous et le Gardien.

Là, ça fait vraiment mal, d’un coup !

C’est parce que je te soigne.

Je t’ai dit de ne rien faire !

Tant pis.

« Regardez, dit Elemak. Sa jambe se redresse. J’ai l’impression que nous avons atteint les limites de sa résistance et qu’il a demandé à son ami invisible de le sauver.

— Je regarde, répondit Volemak d’un ton glacial, et ce que je vois, c’est un lâche qui frappe un homme ligoté avec une barre de fer. »

Elemak se mit soudain à crier : « C’est moi, le lâche ? Je n’ai pas de manteau, moi ! Je ne guéris pas par magie quand je me cogne le pied ! Je n’ai pas le pouvoir d’envoyer des décharges électriques aux gens quand je veux les mettre à genoux !

— Ce n’est pas le pouvoir qu’on détient qui fait qu’on devient un lâche ou une brute, répliqua Volemak, mais l’usage qu’on en fait. Crois-tu que les cordes qui entravent Nafai restreignent la puissance du manteau ? Malgré les tortures que tu lui infliges, que tu nous infliges à tous, Nafai a fait le choix de ne pas te tuer.

— Eh bien, vas-y, Nyef, dit Elemak d’une voix douce. Si tu as le pouvoir de me tuer, vas-y. Tu l’as déjà fait ; il s’agissait d’un ivrogne qui gisait inconscient dans la rue, je crois. Mon demi-frère, il me semble. C’est bien ta spécialité, de tuer les gens qui ne peuvent pas se défendre, non ? Pourtant, d’après Père, c’est moi, la brute. Mais est-ce qu’on peut parler de brutalité, si on brise les os d’un homme capable de se remettre sur pied en quelques instants ? Tiens, imaginons que je te fracasse le crâne et…»

Une femme poussa un cri de rage et des bruits d’échauffourée s’ensuivirent. Quelqu’un heurta violemment un mur ; une femme hurla. Nafai voulut ouvrir les yeux. Il ne vit que le mur contre lequel il gisait. « Luet, murmura-t-il.

— Luet ne peut pas se guérir toute seule, n’est-ce pas ? dit Elemak. Elle ferait bien de s’en souvenir avant d’essayer de se battre avec moi. »

Nafai répondit :

« Tu ne fais qu’épuiser l’oxygène dont tes enfants ont besoin.

— Tu peux y mettre un terme quand tu veux, Nyef. Il te suffit de mourir.

— Et que se passera-t-il après ? demanda Volemak. Ta haine se portera sur quelqu’un d’autre, aux qualités proches de celles de Nafai, et pour la même raison : parce qu’il vaut mieux que toi. Et quand tu l’auras tué, tu trouveras encore quelqu’un de mieux que toi. Ça ne cessera jamais, Elemak, parce que chaque violence que tu commettras t’avilira un peu plus, au point qu’il te faudra tuer tous les êtres humains et tous les animaux, jusqu’au jour où le mépris te submergera tant que tu ne pourras plus te supporter…»

La barre claqua sur le visage de Nafai. Il sentit les os s’enfoncer, puis tout devint noir.

Était-ce un instant plus tard ? Possible ; mais ç’aurait aussi pu être des heures ou des jours après. En tout cas, il avait repris conscience et son visage était intact. Il se demanda s’il était seul. Et aussi ce qu’il était advenu de Père et de Mère. De Luet. D’Elemak.

Il y avait quelqu’un dans la pièce. Il entendait une respiration.

« Il va mieux », dit la voix. Un murmure. Difficile à identifier. Non, facile. Elemak. « Surâme l’emporte encore une fois. »

Puis les lumières s’éteignirent, la porte se referma et il se retrouva seul.


À mi-voix, Eiadh chantait une berceuse aux petits, Yista, Menya et Jivya, quand Protchnu entra. Elle entendit la porte coulissante s’ouvrir puis se refermer derrière lui. Elle ne cessa pas de chanter.

« Quand reviendra la lumière

Saurai-je comment on voit ?

Reconnaîtrai-je ma mère ?

Me connaîtra-t-elle, moi ?

Quand reviendra la lumière

Rien ne me fera plus peur ;

Et je rêve du jour clair

Au fond de cette noirceur.

— Chanter, c’est gaspiller de l’oxygène, dit Protchnu à mi-voix.

— Pleurer aussi, répondit Eiadh d’un ton calme. Il y a ici trois enfants qui ne pleurent plus grâce à la berceuse d’une seule personne. Si tu es venu pour m’empêcher de chanter, va-t’en. Va signaler mon crime à ton père. Il se mettra peut-être assez en colère pour me battre ; il te permettra même de l’aider, qui sait ? »

Elle ne le regardait pas ; elle entendit sa respiration se faire plus profonde. Plus hachée, peut-être. Mais quand il reprit la parole, elle s’étonna de sa voix aiguë aux sanglots à peine contenus. « Ce n’est pas ma faute si tu t’es mise contre Père ! »

Piquée au vif par la répudiation de son fils à la bibliothèque, elle ne lui avait plus adressé la parole depuis et l’avait écarté de ses pensées. Protchnu, son grand fils, dire des choses aussi affreuses à sa propre mère ! Il avait une expression si féroce alors, si semblable à celle d’Elemak qu’elle avait eu l’impression de ne plus le connaître. Et pourtant si, elle le connaissait : il n’avait que huit ans ; il n’aurait jamais dû se trouver ainsi déchiré entre ses parents.

« Je ne rejette pas ton père, dit-elle doucement. Je rejette ce qu’il fait.

— Nafai nous a trompés !

— C’est Surâme qui nous a trompés. Et aussi les parents des autres enfants. Pas Nafai tout seul. »

Protchnu resta silencieux. Elle crut l’avoir convaincu. Mais non, c’est un autre aspect du problème qui l’intéressait. « Est-ce que tu l’aimes ?

— J’aime ton père, oui. Mais quand il laisse la colère dicter sa conduite, il fait de mauvaises choses. Ce sont ces mauvaises choses que je refuse.

— Je ne parlais pas de Père. »

Visiblement, il s’attendait à ce qu’elle comprenne à demi-mot. Il pensait qu’elle aimait un autre homme.

Et c’était vrai, naturellement. Mais son amour était sans espoir et elle n’en avait jamais, au grand jamais, fait part à personne.

« De qui parlais-tu, alors ?

— De lui.

— Dis son nom, Proya. Un nom n’a rien de magique ; tu ne t’empoisonneras pas à le prononcer.

— Nafai.

— Oncle Nafai, le reprit-elle. Respecte tes aînés.

— Tu l’aimes.

— Je pense aimer tous mes beaux-frères comme il faut, de même que tu aimeras tous tes oncles, j’espère. Ce serait merveilleux si ton père aimait ses frères sans arrière-pensées. Mais tu ne partages peut-être pas mon point de vue. Tiens, regarde Menya qui dort là. C’est le quatrième garçon de la famille ; vis-à-vis de toi, il se trouve dans la même position que Nafai par rapport à ton père. Dis-moi, Proya, as-tu un jour l’intention de ligoter Menya et de lui briser les os à coups de barre de fer ? »

Alors Protchnu se mit à pleurer pour de bon. Attendrie, Eiadh tendit les bras, l’attira contre elle et le fit asseoir près d’elle sur le lit. « Je ne ferai jamais de mal à Menya, dit-il. Je le protégerai, je le défendrai !

— Je le sais, Proya, je le sais bien. Et puis la situation n’est pas la même entre ton père et Nafai : ils ont une plus grande différence d’âge ; ils n’ont pas la même mère. Et Elemak avait un frère plus grand que lui. »

Protchnu écarquilla les yeux. « Je croyais que Père était l’aîné !

— C’est l’aîné de ton grand-père Volemak, à l’époque où il était Wetchik au pays de Basilica. Mais la mère d’Elemak avait eu d’autres enfants avant d’épouser Volemak. Et le premier s’appelait Gaballufix.

— Alors Père déteste Nafai parce qu’il a tué son frère ?

— Ils se détestaient bien avant cela. Et puis Gaballufix voulait tuer Nafai, ton père, Issib et Meb.

— Pourquoi est-ce qu’il voulait tuer Issib ? »

Amusée, Eiadh nota que Protchnu ne s’étonnait pas qu’on veuille tuer son oncle Meb. « Il désirait régner sur Basilica et les fils du Wetchik lui barraient la route. Ton grand-père était quelqu’un de très fortuné et de très puissant au pays de Basilica.

— Ça veut dire quoi, “fortuné” ? »

Que t’ai-je donc fait, mon pauvre petit, pour que tu ignores jusqu’au sens de ce mot ? Toute grâce et toute opulence ont disparu, tu ne connais que la pauvreté, si bien que les mots qui désignent le luxe t’échappent. « Ça veut dire que tu as plus d’argent que…»

Mais naturellement, il ne savait pas non plus ce qu’était l’argent.

« Ça veut dire que ta maison est plus belle que celles des autres, qu’elle est plus grande, tes vêtements plus raffinés et plus nombreux. Et que tu vas dans de meilleures écoles, avec des professeurs plus savants, et que tu manges de meilleurs plats, en plus grande quantité. Ça veut dire que tu as tout ce que tu veux et plus encore.

— Mais il faut partager, alors, dit Protchnu. Tu m’as dit que quand on a plus que nécessaire, il faut toujours partager.

— Et c’est vrai. Mais… tu ne peux pas comprendre. Nous ne connaîtrons plus jamais ce genre d’existence. Tu ne comprendras jamais. »

Ils se turent quelques instants.

« Mère ? pépia enfin Protchnu.

— Oui ?

— Tu ne me détestes pas parce que je me suis mis du côté de Père ? À la bibliothèque, l’autre jour ?

— Toutes les mères savent qu’un jour leurs fils prendront le parti de leur père. Ça se passe comme ça quand on grandit. Je n’aurais pas imaginé que ça t’arriverait si tôt, mais ce n’était pas ta faute. »

Un silence. Puis, d’une toute petite voix : « Mais je ne suis pas d’accord avec lui, dit-il.

— Non, Protchnu, je n’ai jamais cru que tu puisses être vraiment d’accord avec toutes les mauvaises actions qu’il fait. Ce n’est pas ton genre. » Mais en vérité Eiadh redoutait parfois que ce fût son genre. Elle l’avait vu jouer : il cherchait souvent à dominer ses camarades, en taquinait certains jusqu’aux larmes pour ensuite se moquer d’eux. Elle s’était effrayée, sur Harmonie, de voir son fils se montrer si méchant avec les plus petits que lui ; et pourtant, elle s’était aussi enorgueillie de voir qu’il les dirigeait en tout, qu’ils cherchaient toujours son approbation, que même Oykib, le fils de tante Rasa, lui laissait toujours la première place.

L’un peut-il exister sans l’autre ? L’autorité sans l’absence de compassion ? La fierté sans la cruauté ?

« Mais naturellement tu aimes ton père, dit-elle, l’homme que tu sais qu’il est vraiment, bon, fort et courageux, celui que tu admires tant. C’est lui, l’homme que tu as soutenu ce jour-là, je le sais. »

Elle sentit Protchnu s’agiter entre ses bras : il s’armait de courage pour prononcer des paroles difficiles. « Il est très malheureux sans toi, dit-il.

— C’est lui qui t’a envoyé me dire ça ?

— Non, je me suis envoyé tout seul. »

À moins que ce ne soit Surâme ? se demanda Eiadh. Luet n’avait-elle pas déclaré qu’ils avaient tous été choisis par Surâme, sans exception ? Qu’ils étaient tous extraordinairement sensibles à ses instigations ? Dans ce cas, pourquoi l’un de ses enfants ne jouirait-il pas de ces dons hors du commun, comme celui qui était soudain apparu chez Chveya, par exemple ?

« Ainsi, ton père est malheureux sans moi… Eh bien, qu’il libère Nafai, qu’il rétablisse la paix à bord du vaisseau et il ne sera plus obligé de se passer de moi.

— Il ne peut rien faire si on ne l’aide pas », dit Protchnu.

Cet enfant n’a que huit ans ? Et il possède tant de perspicacité ? Peut-être que cette crise a éveillé chez lui un talent d’empathie caché. Surâme sait qu’à son âge j’étais aussi totalement dépourvue de compréhension que de compassion envers autrui ! J’étais moralement vide : tout ce qui m’intéressait, c’était de savoir qui était la plus jolie, qui chantait le mieux, qui allait devenir célèbre et qui était la plus riche ! Si j’avais abandonné plus tôt ces idées puériles, j’aurais peut-être compris lequel était le plus humain des deux frères avant d’épouser Elemak, à l’époque où Nafai me couvait avec des yeux de poisson mort d’amour. Quelle affreuse erreur j’ai faite ! Quand je regardais Elemak, je ne pouvais m’empêcher de me dire : C’est l’héritier du Wetchik, le fils aîné d’un des hommes les plus riches et les plus influents de Basilica. Qu’était Nafai, en comparaison ?

Bien entendu, si j’avais été vraiment avisée, je n’aurais épousé ni l’un ni l’autre et je vivrais encore à Basilica… Oui, mais si Volemak a raison, Basilica n’est aujourd’hui plus que ruines et ses rares survivants se sont dispersés au vent.

« Et de quelle sorte d’aide ton père a-t-il besoin ? demanda-t-elle.

— Il lui faut un moyen de changer d’avis sans avouer qu’il avait tort.

— Comme nous tous, murmura Eiadh.

— Mère, je n’arrive presque plus à respirer par moments. Quand je me réveille le matin, j’ai l’impression qu’on m’écrase la poitrine. Je ne peux plus respirer assez profondément ; parfois, j’ai la tête qui tourne et je tombe par terre. Et encore, je suis en meilleur état que la plupart des autres. Il faut aider Père. »

C’était vrai, elle le savait. Mais elle savait aussi qu’après la scène de la bibliothèque, elle ne pouvait plus rien pour Elemak. Cependant, avec Protchnu à ses côtés désormais, elle se sentait de nouveau capable de lui venir en aide. Ce gamin avait-il donc tant de pouvoir, du haut de ses huit ans ?

Oui, huit ans seulement et il avait tout compris. Il avait vu ce qu’exigeait la situation et il avait pris la responsabilité d’agir en fonction de sa clairvoyance. Pareille attitude emplissait Eiadh d’espoir, non seulement pour l’avenir immédiat, mais pour des temps beaucoup plus lointains. La communauté allait se diviser, c’était certain, à la mort de Volemak ou plus tôt encore, et alors Elemak commanderait l’un des deux camps, plein de rancune, de mépris et de violence. Mais lui non plus ne serait pas éternel ; quelqu’un d’autre prendrait un jour sa place et le candidat le plus probable était le petit garçon de huit ans assis près d’elle sur le lit. S’il grandissait en sagesse et non en colère, au contraire de son père, son accession au pouvoir serait comme les pluies d’automne sur les cités de la plaine, averses bienfaisantes après la sécheresse torride de l’été.

Pour toi, Protchnu, je vais faire ce qui doit être fait : je vais m’humilier devant Elemak, aussi abject soit-il, pour te donner un avenir, pour qu’un jour tu puisses jouer le rôle que la nature t’a réservé.

« Viens près de moi au prochain repas, à la bibliothèque, dit-elle ; avec toi à mes côtés, je ferai ce qu’il faut. »


Elemak était présent au repas, bien sûr, comme toujours depuis que Volemak avait profité de son absence pour recueillir le serment de la communauté. En revanche, son père et Rasa étaient absents, alités depuis qu’ils l’avaient vu rouer Nafai de coups ; à l’instar des plus jeunes, ils supportaient très mal la pénurie d’oxygène. Ils n’avaient plus la force de se déplacer et, d’après leurs deux gardes-malades, Dol et Sevet, ils n’émergeaient plus que rarement de l’inconscience et déliraient la plupart du temps. « Ils sont mourants », murmuraient-elles – assez fort cependant pour qu’Elemak ne manque pas de les entendre. Mais il n’avait aucune réaction.

Le quatrième jour du réveil, au repas de midi, Elemak était assis seul devant son assiette pleine, intacte, quand Protchnu sortit de table et s’approcha de sa mère. Elemak le regarda s’éloigner et son visage s’assombrit. Mais il fut vite clair aux yeux de tous que l’enfant ne se ralliait pas à la cause de sa mère ; non, il allait la chercher, il la ramenait vers son père. Il ne lui arrivait qu’à la poitrine, mais c’était lui qui commandait. Ils s’approchèrent lentement de la table d’Elemak.

« Mère a quelque chose à te dire », dit Protchnu. Soudain, Eiadh fondit en larmes et se jeta à genoux. « Elemak, gémit-elle, si tu savais comme j’ai honte de moi ! J’ai trahi mon époux ! »

Elemak poussa un soupir. « Ça ne prend pas, Eiadh. Je connais ton talent de comédienne ; tu es aussi douée que Dolya. Tu sais faire couler tes larmes à volonté, comme d’un robinet. »

Eiadh se mit à sangloter de plus belle. « C’est vrai, rien ne t’oblige à me croire ni à me faire confiance ! Je mérite tout ce que tu pourras dire de moi ! Mais je suis ton épouse fidèle ! Sans toi, je ne suis rien ; j’aimerais mieux mourir que de ne plus faire partie de toi et de ta vie ! Je t’en supplie, pardonne-moi, laisse-moi revenir ! » En Elemak, l’envie de la croire le disputait visiblement au scepticisme. Comme tout le monde, il avait l’esprit engourdi par le manque d’oxygène et toute subtilité, toute ruse lui étaient désormais inaccessibles. Autrefois, son jugement était clair et rapide, il s’en souvenait, mais il en avait aujourd’hui oublié jusqu’à l’impression. Il regarda sa femme en clignant lentement des yeux.

« Je sais qui est le plus fort, celui qui a le meilleur fond, poursuivit-elle : ce n’est pas celui qui s’en remet aux machines, qui pratique le faux-fuyant, le mensonge et la tromperie. Non, celui qui est honnête, c’est toi. »

Elemak eut un rictus dédaigneux devant cette flatterie transparente ; pourtant, il en fut touché aussi. Enfin, quelqu’un me comprend. Même si ses paroles sont creuses, elles sont au moins prononcées.

« Mais ce sont les menteurs qui sont maîtres à bord, continua Eiadh ; ce sont eux qui tiennent nos petits en otages, pas toi. Je sais qu’on doit parfois faire du mal pour sauver ses enfants. »

Parmi ceux qui assistaient à la scène, la plupart savaient qu’elle déformait la vérité ; mais ils souhaitaient de tout leur cœur qu’Elemak, au moins, la croie car il pourrait alors rendre les armes sans se sentir humilié ni lâche. Prions pour qu’il se convainque de cette version des événements, se disaient-ils, afin que notre histoire à nous se prolonge au-delà de cette heure !

« Crois-tu que je me laisserai prendre au jeu de Nafai lorsqu’il se promènera de nouveau librement dans le vaisseau ? Lui et son manteau à paillettes greffé ! On dirait qu’il est lui-même une machine ! Je serai bien soulagée de retourner en hibernation jusqu’à la fin du voyage si ça me permet de ne plus le voir ! À mon réveil, je serai sur Terre, avec toi près de moi et nos enfants encore petits à élever. Ils grandiront, le temps passera, et toi, tu seras toujours mon époux et un grand homme aux yeux de tous ceux qui connaissent la vérité. » Elemak braquait sur elle un regard pénétrant. Du moins, il s’y efforçait, car l’image d’Eiadh se brouillait par moments.

Elle ouvrit la bouche pour reprendre sa diatribe, mais Protchnu lui posa la main sur l’épaule et elle s’assit sur les talons ; s’avançant, l’enfant se mit à parler à son père d’une voix inaudible à presque toute l’assemblée. « Choisis toi-même l’heure du combat, dit-il. C’est ce que tu m’as appris à Vusadka : il faut choisir soi-même l’heure du combat. » Elemak lui répondit sur le même ton : « Ils ont déjà gagné, Protchnu. Avant même que je me réveille, ils t’avaient dépouillé de ton héritage, toi si jeune, si petit.

— Fais ce qu’il faut pour que nous vivions tous, Père. Un jour, je serai grand et alors nous nous vengerons de nos ennemis. »

Elemak le dévisagea. « Nos ennemis ? À nous deux ?

— Ce qu’ils ont fait à mon père, ils l’ont fait à son fils, chuchota Protchnu. Je ne l’oublierai jamais, jamais, jamais, jamais ! »

La résolution et la haine qu’il sentit dans la voix de son fils emplirent Elemak d’espoir.

Il se leva de sa chaise. Sous les yeux attentifs de tous, il prit Protchnu par la main et le mena jusqu’à l’échelle au centre de la salle. Là, il se retourna. « Meb, Obring ! »

Ils se mirent lentement debout.

« Venez avec moi.

— Mais qui va surveiller tout ce monde ? demanda Obring.

— Je m’en fous. J’en ai assez de les regarder. »

Il se glissa dans le puits d’échelle, suivi de Protchnu, puis d’Obring et de Meb.

Dès qu’ils furent partis, les femmes se pressèrent autour d’Eiadh. « Merci, dirent-elles à voix basse. Tu as été très courageuse. Tu as été merveilleuse. Merci. Merci. »

Même Luet lui prit les mains. « Aujourd’hui, tu as été la plus grande de toutes les femmes. Grâce à toi, tout est fini. »

Eiadh ne put qu’enfouir son visage dans ses mains avant d’éclater en sanglots : car elle avait entendu les paroles que Protchnu avait soufflées à Elemak, elle avait perçu la haine dans sa voix et elle savait que, cette fois-ci en tout cas, il n’avait pas joué la comédie. Cette rancœur qu’il partageait avec son père, il la transmettrait à la génération suivante. Elle avait complètement échoué ; elle s’était humiliée pour rien. « Tout ça pour rien, murmura-t-elle.

— Non, pas pour rien, répondit Luet : pour nos enfants ; pour tous les enfants. Je te le répète, Eiadh : aujourd’hui, tu as été la plus grande de toutes les femmes. »

Luet s’agenouilla près d’elle ; Eiadh l’enlaça et pleura contre son épaule.


La porte s’ouvrit et la lumière jaillit. Les yeux de Nafai s’adaptèrent promptement : il distingua Elemak, Mebbekew, Obring et Protchnu, le fils d’Elya. Il vit aussi la haine qui brillait dans leurs yeux.

Ils sont venus me tuer.

Il s’étonna de ne pas en ressentir de soulagement. Malgré tous les discours désespérés qu’il avait tenus à Surâme, il n’avait pas vraiment envie de mourir. Mais il se laisserait tuer si cela devait ramener la paix.

Pourtant, à sa surprise, Elemak s’agenouilla à ses pieds et entreprit de défaire les nœuds de ses chevilles. Mebbekew le rejoignit et s’attaqua aux cordes qui lui tenaient les poignets.

À ces endroits, sa chair était à vif et leurs efforts y déclenchaient des douleurs atroces. Après avoir été roué de coups et après que Surâme l’eut soigné par l’intermédiaire du manteau, il avait de nouveau refusé de guérir artificiellement ses plaies aux chevilles et aux poignets, et sa libération se muait maintenant en supplice.

« Nous avons prêté un serment, dit soudain Elemak à mi-voix, un engagement que Père a fait prendre à tout le monde à bord, selon lequel il est le chef unique de la colonie. Personne ne sera son second ni son conseiller ni quoi que ce soit : aucune forme déguisée de pouvoir. C’est lui qui commande seul. J’ai prêté serment, Meb et Obring aussi, ainsi que mon fils, Protchnu : tant que Volemak vivra, c’est à lui que nous obéirons et à nul autre.

— C’est une excellente idée », répondit Nafai. Il se retint d’ajouter : Si tu l’avais eue autrefois et si tu t’y étais tenu, comme je l’ai fait depuis mon enfance, ça nous aurait évité bien des ennuis.

« Dès que tu sortiras d’ici, tu iras tout droit prêter serment toi aussi », dit Meb.

Les cordes qui lui enserraient le cou et lui tordaient le corps en arrière se relâchèrent brusquement. Une onde de souffrance lui parcourut le dos. Il poussa un gémissement.

« Arrête de faire ton intéressant, cracha Meb. On sait très bien que tu pourrais te guérir immédiatement si tu le voulais ! »

Nafai ne sentait plus ses pieds ni ses mains ; il avait l’impression d’avoir à la place d’épais bouts de bois, inertes et incontrôlables. Il roula sur le ventre et parvint tout juste à se mettre à genoux tant son dos lui faisait mal. Puis, en prenant appui sur le mur, il se redressa, les jambes flageolantes. « Où est Père ? demanda-t-il. Il faut que j’aille prêter serment.

— Oykib et Chveya n’ont pas juré non plus, dit Obring.

— Eh bien, va les chercher ! répliqua Elemak d’un ton méprisant. Tu attends encore que je te donne des ordres ou quoi ? Je te rappelle que ce n’est plus moi qui commande.

— Ni moi », ajouta Nafai.

Mais c’était faux. Déjà le manteau lui fournissait toutes les informations dont il avait besoin. « Il reste assez d’oxygène dans la réserve de fonctionnement pour ramener l’atmosphère du vaisseau presque à la normale pendant deux heures. Ça suffira pour nous réoxygéner le sang avant que nous nous remettions tous en animation suspendue. Ensuite, le vaisseau aura le temps de refaire ses réserves en attendant le réveil de l’un de nous. »

Elemak eut un ricanement ironique. « Comment ? Tu ne comptes pas nous promettre de dormir jusqu’à la Terre ?

— Je compte reprendre l’éducation des enfants là où nous l’avons laissée. Enfin, si Père me le demande.

— Oh, je ne me fais pas de souci là-dessus : il dira tout ce que tu lui souffleras.

— Alors, c’est que tu ne nous connais ni l’un ni l’autre : tout ce que Père dira, c’est ce que Surâme lui aura soufflé, et rien d’autre.

— Allons, pas de dispute entre nous, Nafai, fit Elemak avec une jovialité exagérée. Nous sommes amis, maintenant, non ? »

Nafai continua de marcher sans rien dire en s’appuyant de temps en temps à la paroi du couloir, heureux de se trouver en gravité réduite. Enfin : « C’est vraiment ça que tu veux infliger à Protchnu, Elemak ? Le gaver sans cesse de haine ?

— Il n’y a pas d’aliment plus riche que la haine, répondit Elemak. Elle rend fort, elle donne le pouvoir. Et j’ai de quoi en offrir un véritable festin à mes enfants.

— Faisons en sorte que la paix règne entre les tiens et les miens, je t’en prie, Elya.

— Entre tes grandes bringues et mes petits bouts de chou ? Ah, ça, la paix régnera sûrement, comme elle règne entre le lion et la mouche ! »

Ils arrivèrent devant la porte de Volemak et Rasa à l’instant où Obring y amenait Oykib et Chveya. Sans un mot, Chveya étreignit son père et il s’appuya sur elle pour entrer dans la chambre.

Là, il s’agenouilla et prêta serment, la main de son père dans la sienne. Puis Chveya et Oykib l’imitèrent.

Alors, allongé sur son lit, Volemak dit d’une voix faible : « C’est fait. Tout le monde a prêté serment. Tu peux nous rendre l’oxygène à présent et nous retournerons dormir. »

En une poignée de secondes à peine, la différence se fit sentir : la respiration devint plus aisée et au bout de quelques instants chacun fut pris d’étourdissements, ivre d’oxygène. Puis, l’organisme se réadaptant, le souffle reprit son rythme naturel et ce fut comme si rien ne s’était passé. Les mères pleurèrent devant leurs petits qui respiraient enfin normalement et les enfants purent se remettre à rire, à crier et à gambader librement.

Cependant, bien avant l’échéance des deux heures, rires et cris se turent. Les parents couchèrent leurs enfants, après quoi Zdorab et Shedemei supervisèrent la mise en hibernation de tous les adultes sauf Nafai, qui se tint à l’écart afin de ne pas risquer d’humilier Elemak et ceux qui regrettaient sa défaite.

Une fois encore, Nafai et Shedemei se penchèrent sur Zdorab étendu dans sa capsule. « Pardonne-moi, Nafai, dit-il.

— C’est déjà fait. Luet m’a expliqué quel était ton point de vue à l’époque et les regrets que tu en as eus par la suite.

— Je ne te jouerai plus de tours. Je serai de ton côté jusqu’à ma mort.

— C’est à mon père que tu as juré fidélité. Mais je suis heureux d’avoir ton amitié, et toi, tu peux compter sur la mienne. »

Puis, une fois seul avec Shedemei, Nafai put enfin laisser le manteau guérir ses plaies. « Qui aurait imaginé ça ? dit-il.

— Quoi donc ?

— Qu’en fin de compte la gaffe de Zdorab permettrait quelque chose d’impossible par ailleurs.

— Et de quoi s’agit-il ?

— Je m’attendais, dès notre arrivée sur Terre, à voir Elemak échapper à tout contrôle et déclencher une guerre ; c’est aussi ce que pensait Surâme, à mon avis. Mais maintenant, la guerre est derrière nous, et je crois que la paix se maintiendra.

— Tant que ton père vivra, glissa Shedemei d’un ton caustique.

— Père n’est pas encore si vieux, répondit Nafai. Ça nous laisse du temps. Qui sait ce qui peut se passer dans les années à venir ?

— Je n’ai pas envie d’être là pour le voir.

— Ta décision vient un peu tard, non ?

— Je n’ai pas envie d’être entraînée dans des conflits et des combats. Je suis juste venue faire un peu de jardinage. » Elle eut un rire d’autodérision. « Je suis là seulement pour bricoler avec la faune et la flore de la Terre. C’est ça, le rêve que m’a envoyé le Gardien. Je ne suis pas comme vous autres : moi, je dois simplement m’occuper du jardin.

— Simplement ? Mais tu seras le personnage le plus important du groupe !

— Tu sais, moi aussi je t’ai menti, Nafai. Je t’ai menti en te disant que les mariages entre cousins étaient sans risque. Comme Zdorab, je t’ai caché quelque chose.

— Ce n’est pas grave, dit Nafai. Tout le monde cache quelque chose, consciemment ou non.

— Mais tes enfants… Les conséquences risquent d’être terribles pour eux.

— Je ne crois pas.

— Ah ! » Elle fit une grimace. « Ce serait donc Surâme qui m’aurait imposé de dire ce que j’ai dit ?

— Soufflé, plutôt. Tout était vrai. »

Shedemei éclata d’un rire sarcastique. « Ou du moins aussi vrai que tout ce que dit Surâme !

— J’ai confiance en lui, affirma Nafai.

— Oui : on peut lui faire confiance pour dire ce qu’il faut pour parvenir à ses fins. C’est là toute la confiance qu’on peut lui accorder.

— D’accord, mais, vois-tu, Shedya, les buts de Surâme sont aussi les miens. Je peux donc me fier à lui complètement. »

Elle lui tapota la joue. « Techniquement, tu as peut-être le même âge que moi aujourd’hui, à force de rester éveillé pendant le voyage, mais il faut que tu le saches, Nyef : tu as encore beaucoup à apprendre ! »

Et sur ces mots, elle s’installa dans sa capsule. Nafai en releva le flanc, le verrouilla, puis enclencha le processus de suspension : le couvercle coulissant se ferma et Nafai vit la généticienne s’endormir dans le compartiment étanche. Il était de nouveau seul.

Je ne peux maintenir l’oxygène au niveau actuel que quinze minutes encore ; après, il n’y en aura plus.

Je me dépêche.

Tout s’est plutôt bien déroulé, tu ne trouves pas ?

Écoute, j’ai une bonne idée : si tu te taisais un moment ? Laisse-moi m’endormir avec mes pensées pour seule compagnie.

Si tu veux. Mais cela va te faire une impression bizarre.

Je m’en sortirai.

Parce que, de toute ta vie, jamais tu ne t’es endormi sans ma présence.

Dans ce cas, je regrette que tu ne sois pas plus fréquentable.

C’est ça, mets-toi en colère contre moi. Mais rappelle-toi que ce n’est pas moi qui ai fait d’Elemak ce qu’il est. S’il avait mieux choisi, s’il avait été fondamentalement meilleur, c’est lui qui serait là, à ta place, et qui porterait le manteau du pilote stellaire.

J’aimerais que ce soit vrai !

Et tu le penses, en effet. Tu n’as aucun désir de responsabilité ni de pouvoir. Pourtant, tu les as acceptés l’un et l’autre parce qu’il fallait bien que quelqu’un le fasse et que tu en étais seul capable. Tu ne l’as pas fait contre ta volonté, mais contre tes désirs et ton discernement. Et c’est pourquoi je t’ai confié le manteau : parce que si tu avais compris ce qu’il représentait, tu n’en aurais jamais voulu.

Je suis exactement le pantin qu’il te fallait, c’est ça ?

Tu n’es en rien un pantin. Les pantins ne me sont d’aucune utilité. J’ai besoin d’amis et d’alliés qui m’aident de leur plein gré.

Laisse-moi dormir tranquille et peut-être qu’à mon réveil je serai de nouveau prêt à t’aider.

Dors bien, mon ami. C’est une longue route qui nous attend encore.


L’écran au plafond de la bibliothèque montrait le globe de la Terre, bleu et blanc avec des taches brun-vert çà et là. Comme tout le monde dormait au moment du décollage, personne à bord du vaisseau n’avait jamais vu de planète sous cet aspect-là, celui d’une boule qui flottait dans l’obscurité de la nuit.

« On dirait une lune », dit Chveya.

Oykib lui prit la main. Elle leva les yeux et lui sourit. Les trois années et demie passées avaient été merveilleuses et torturantes à la fois : elle savait qu’il l’aimait, mais en même temps il n’était pas question de se marier ni d’avoir des enfants pendant le voyage. Ils ne parlaient jamais de leurs sentiments ; c’était plus facile pour tous les deux. Les autres appariements parmi les jeunes s’étaient effectués de façon tout aussi discrète. Mais à présent que le vaisseau multipliait les révolutions autour de la planète pour reconnaître le terrain, que l’équipage lisait les rapports des instruments, étudiait les cartes à la recherche d’un site d’atterrissage et guettait une décision de Surâme ou un rêve du Gardien pour passer à l’acte, Oykib ne pouvait plus s’empêcher de penser à Chveya et à ce qui les attendait : un nouveau monde, un dur labeur d’exploitation et d’exploration de la terre, et toutes sortes de dangers inconnus, maladies, animaux, météo – mais tout cela s’effaçait devant l’idée de tenir Chveya dans ses bras, de mettre au monde des enfants, de relancer le cycle, d’appartenir au monde vivant.

« Autrefois, nous nous sommes enfuis de ce monde, effrayés et honteux, dit Chveya. Nous l’avons souillé et nous nous sommes entretués. »

Elle n’eut pas besoin d’exprimer sa crainte que tout recommence : chacun savait que la période de paix touchait à sa fin, que même si le serment de Volemak était respecté, la tension serait toujours là, sous le vernis de la politesse. Et combien de temps Volemak vivrait-il encore ? À sa mort, la guerre risquait de reprendre, le sang humain de couler à nouveau sur la Terre.

Oykib entendit Chveya s’adresser à Surâme. Pourquoi nous amener ici, alors que nous ne sommes ni meilleurs ni plus sages que ceux qui en sont partis ?

« Mais nous le sommes, dit Oykib. Meilleurs et plus sages, je veux dire. »

Elle se tourna vers lui, les yeux écarquillés. « Mais comment fais-tu ça ? Déjà, lors du conflit, tu parlais comme si tu savais ce que voulait Surâme, ce que voulait Nafai, alors que vous n’aviez aucun contact. Comment fais-tu ?

— J’écoute aux portes, si j’ose dire. Ç’a toujours été comme ça : tout ce qui se transmet sur les canaux de Surâme, je l’entends ; je perçois ce qu’il dit aussi bien que ce que tu lui dis. »

Chveya prit l’air horrifié. C’est vrai ? demandait-elle à Surâme. C’est épouvantable !

« Tu comprends maintenant pourquoi je n’en ai jamais parlé, reprit Oykib, encore que j’aie révélé assez clairement mon talent pendant le conflit. Je m’étonne que personne n’ait deviné mon secret.

— Mais ce que j’ai à dire à Surâme… c’est absolument personnel !

— Je sais. Je n’ai pas demandé ce don ; je l’ai, c’est tout. J’ai grandi avec beaucoup plus de connaissances qu’un enfant normal. Je sais ce qui se passe dans la vie des autres avec une précision que… Bref, j’aimerais mieux juger les gens sur les apparences que de savoir leurs vrais problèmes ; ou bien, dans le cas de ceux qui ne communiquent jamais avec Surâme, ce qu’il doit faire pour les empêcher de réaliser leurs pires désirs. Ce n’est pas un fardeau agréable à porter.

— J’imagine, répondit Chveya. Enfin, peut-être pas. Je suis peut-être incapable de l’imaginer. D’ailleurs, je n’essaye même pas, pour l’instant ; j’essaye de me rappeler ce que j’ai raconté à Surâme, les secrets que tu connais.

— Je vais t’en révéler un, Chveya : je sais que de tous les occupants du vaisseau, aucun n’est plus droit ni meilleur que toi, plus aimant, plus respectueux des sentiments des autres. De tous les occupants du vaisseau, aucun n’est aussi en paix avec lui-même, aucun n’ajoute moins au poids de honte et de culpabilité que je traîne partout avec moi. De tous les occupants du vaisseau, Veya, tu es la seule dont j’ai envie d’être toujours intime, parce que tes secrets sont sains et lumineux et c’est pour ça que je t’aime.

— Mes secrets ne sont pas tous sains et lumineux, menteur que tu es !

— Au contraire : les noirs secrets qui te font honte sont si anodins, si touchants que pour moi qui ai vu le mal, le vrai mal à des degrés dont tu n’auras jamais idée, j’espère, pour moi, même tes secrets les plus sinistres, les plus ignobles sont d’un éclat éblouissant.

— J’ai comme l’impression, dit Chveya, que tu cherches à me faire comprendre que tu aimerais m’épouser.

— Comme si ça pouvait être un secret pour toi qui perçois les relations entre les gens, comme tante Hushidh. Et tu viens me parler de viol de l’intimité !

— C’est vrai, je connais ton secret, Okya. » Souriante, elle lui fit face, lui passa les bras autour de la taille et attira ses hanches contre les siennes. « Je sais ce que tu veux ; je sais combien tu m’aimes. Je nous vois liés par des cordes brillantes, si fort que rien ne nous séparera tant que l’un de nous vivra. Tu es mon prisonnier et n’espère pas de pitié de ma part : je ne te laisserai jamais t’évader.

— De tels liens n’asservissent pas, Veya ; au contraire, ils libèrent. Pendant tout le voyage, j’étais en captivité parce que je ne pouvais pas vivre avec toi. Quand nous mettrons le pied sur ce nouveau monde, cet ancien monde, et que je serai lié à toi enfin, au vu et au su de tous, afin que nous puissions commencer notre vie à deux, c’est alors que je serai véritablement délivré.

— Ma réponse est oui, dit-elle.

— Je sais. Je t’ai entendue le dire à Surâme. »

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