CHAPITRE II SILENCE ET VOIX

Les deux heures suivantes je fus très occupé, tellement occupé que je ne remarquai ni le silence, ni le vide. Pour commencer je consultai Hans et Vadik. Je réveillai Hans ; encore endormi, il ne faisait que mugir et marmonner je ne sais quel charabia au sujet de la pluie et de la basse pression atmosphérique. Il ne me fut d’aucune aide. Quant à Vadik, je mis du temps à le persuader que je ne plaisantais pas ni ne me payais sa tête. Cela se révéla d’autant plus difficile que moi-même, j’étais étouffé sans arrêt par un rire nerveux. Finalement, je le convainquis que je n’avais pas l’esprit à blaguer et que mon rire avait une tout autre raison. Il devint sérieux à son tour et annonça que chez lui aussi il arrivait au cyber principal de s’arrêter spontanément, mais qu’il n’y voyait vraiment rien d’étonnant : la chaleur, le travail qui se déroule à la limite des normes techniques, le système qui n’a pas encore eu le temps de se roder. Peut-être est-ce parce que chez moi il fait froid ? Peut-être. Je ne le savais pas pour le moment. En vérité, j’espérais l’apprendre de Vadik. Alors il appela cette grosse tête de Ninon à l’ER-8, nous discutâmes cette possibilité à trois, ne trouvâmes rien, et Ninon-la-grosse-tête me conseilla de contacter le cyberingénieur en chef de la base, un supercrack précisément dans ces systèmes de construction, c’est tout juste s’il n’était pas leur créateur. Mettons que ça, je le savais sans elle, mais ça ne me disait rien de me faire remarquer par l’ingénieur en chef en lui demandant une consultation au bout de trois jours seulement de travail en solo, sans aucune, rigoureusement aucune idée sensée sur le problème.

Bref, je m’installai devant mon tableau, dépliai le programme et me mis à l’éplucher — commande par commande, groupe par groupe, champ par champ. Il faut signaler que je ne découvris par le moindre défaut. Déjà, avant de vérifier la partie du programme que j’avais composée moi-même, j’étais prêt à en répondre sur ma tête ; à présent, j’aurais risqué jusqu’à ma réputation. Du côté des champs standards cela se présentait moins bien. Je les connaissais peu, pour la plupart, et si j’entreprenais de les recontrôler un par un, j’allais inévitablement violer le calendrier des travaux. J’adoptai donc un compromis. Provisoirement, je débranchai du programme tous les champs dont je n’avais pas besoin actuellement pour le simplifier au maximum, l’introduisis dans le système de direction et posai le doigt sur la touche de la mise en marche, quand soudain je me rendis compte que depuis quelque temps j’entendais de nouveau quelque chose, quelque chose de vraiment étrange, totalement déplacé et incroyablement familier.

Un bébé pleurait. Loin, à l’autre bout du vaisseau, derrière de multiples portes closes, un petit bébé pleurait désespérément, se pâmant dans les sanglots et s’étranglant. Un petit bébé, tout petit. Un an, je pense. Je levai lentement les mains et plaquai mes paumes contre mes oreilles. Les pleurs cessèrent. Sans baisser les bras, je me levai. Plus exactement, je découvris que depuis déjà un moment je me tenais debout, les oreilles bouchées par mes mains, la chemise collée au dos et la mâchoire décrochée. Je refermai la bouche et écartai prudemment mes paumes de mes oreilles. Pas de sanglots. L’habituel silence maudit, et, seule, une mouche prise dans une toile d’araignée bourdonnait dans un coin invisible. Je sortis un mouchoir de ma poche, le dépliai sans hâte et m’essuyai consciencieusement le front, les joues et le cou. Ensuite, repliant toujours sans me presser le mouchoir, je fis quelques pas devant mon tableau. Pas une pensée dans la tête. Je tapotai avec la jointure de mes doigts le capot de la machine calculatrice et toussai : tout allait bien, j’entendais normalement. Je me dirigeai vers mon fauteuil, et là le bébé pleura de nouveau.

Je ne sais pas combien de temps je restai, raide comme un poteau télégraphique, à tendre l’oreille. Le plus effrayant, c’était que j’entendais avec une netteté absolue. Je me rendais même compte qu’il ne s’agissait pas du miaulement dépourvu de sens d’un nouveau-né ni du hurlement vexé d’un bambin de quatre ou cinq ans — c’était un bébé qui ne savait encore ni marcher ni parler, et pas un nouveau-né qui vociférait et s’étranglait. J’ai un neveu de cet âge — un an et quelque …

La sonnerie de l’appel-radio tonitrua, assourdissante, et, pris au dépourvu, mon cœur faillit bondir hors de ma poitrine. M’appuyant au tableau, je m’approchai tant bien que mal du récepteur et branchai l’écoute. Le bébé pleurait toujours.

— Alors, quoi de neuf chez toi ? s’enquit Vadik.

— Rien.

— Tu as trouvé quelque chose ?

— Rien, répétai-je.

Je me surpris en train de couvrir le micro de ma main.

— Je t’entends mal. Eh bien, comment vas-tu t’en tirer ?

— On verra, marmonnai-je, comprenant à peine ce que je disais.

Le bébé continuait à pleurer, à présent moins fort, pourtant aussi distinctement.

— Qu’est-ce que tu as, Stas ? demanda Vadik, soucieux. Je t’ai réveillé ou quoi ?

J’aurais surtout voulu répondre « Écoute, Vadik, j’ai je ne sais quel bébé qui pleure ici sans arrêt. Qu’est-ce que je dois faire ? » Toutefois, j’eus assez d’intelligence pour me douter de la façon dont on pourrait interpréter mes paroles. En conséquence, je m’éclaircis la gorge et répliquai :

— Je te rappelle dans une petite heure. J’ai deux ou trois trucs qui se dessinent, mais pour l’instant je n’en suis pas complètement sûr …

— Bo-on, traîna Vadik, interloqué, et il se débrancha.

Je restai encore quelque temps devant le récepteur, puis regagnai mon tableau. Le bébé sanglota encore un peu et s’apaisa. Tom, lui, était de nouveau arrêté. Cette caisse avariée avait de nouveau cessé le travail. Jack et Rex également. Je pointai de toutes mes forces le doigt sur la touche de contrôle. Aucun effet. J’eus envie de pleurer à mon tour, mais je m’aperçus à la seconde que j’avais coupé le système de mes propres mains il y a deux heures au moment de m’attaquer au programme. Oui, question travail, en ce qui me concerne, bravo ! Et si j’informais la base et leur demandais de me préparer un remplaçant ? Ah, quel dommage, zut … Je me surpris en train d’attendre, épouvantablement crispé, l’instant où tout cela allait recommencer. Je me rendis compte alors que si je demeurais là, dans le poste de pilotage, je tendrais l’oreille encore et encore, je ne pourrais rien faire d’autre sinon tendre l’oreille et, naturellement, j’entendrais, j’entendrais de ces trucs !

Je mis en marche résolument la vérification générale, sortis de l’armoire vitrée l’étui avec les instruments de réparation et quittai presque en courant le poste de pilotage. J’essayai de me reprendre en main et cette fois-ci vins à bout de ma pelisse relativement vite. L’air glacial brûla mon visage et me revigora encore davantage. Mes talons crissaient sur le sable. Sans me retourner, je marchai vers le chantier de construction, droit vers Tom. Je ne regardais pas alentour. Icebergs, brouillards, océans — tout cela désormais ne m’intéressait pas. Je préservais mes forces morales pour mes obligations directes. Je n’en possédais plus tellement, de ces forces morales, quant à mes obligations, j’en avais au bas mot autant qu’avant.

En premier lieu je vérifiai les réflexes de Tom. Ils se révélèrent dans un état parfait. « Formidable ! » dis-je à haute voix, extirpai de l’étui le bistouri et d’un seul mouvement, comme lors de mes examens, fendis la boîte crânienne arrière de Tom.

Je travaillais avec délectation, voire avec une espèce de rage, rapide, précis, sans geste inutile, telle une machine. Je peux affirmer une chose : de ma vie je n’avais jamais travaillé ainsi. Mes doigts gelaient, mon visage gelait, je devais prendre garde à ma façon de respirer, pas n’importe comment, mais intelligemment pour que le givre ne se déposât pas sur le champ d’opération, cependant je ne voulais même pas envisager d’amener les cybers dans l’atelier du vaisseau. Je me sentais de mieux en mieux, je n’entendais plus rien d’inconvenant, j’avais déjà oublié que je pourrais entendre des choses inconvenantes ; je me rendis en courant deux fois à bord de l’astronef pour y chercher des centres de rechange pour le système de coordination de Tom.

— Je vais te refaire à neuf, répétai-je. Tu ne vas plus te débiner du boulot. Toi, mon petit vieux, je vais te guérir, te remettre sur pied, faire de toi quelqu’un, un homme. C’est que, pardi, t’as envie de devenir un homme ? Je pense bien ! Être un homme c’est bon ; quand on est un homme, on est aimé, on est chéri, on est gardé comme la prunelle des yeux. Tu sais ce que je vais te dire ? Comment songer à devenir un homme avec un bloc axiomatique pareil au tien, tu rigoles ? Avec le bloc axiomatique que tu as, non seulement on ne voudra pas de toi en tant qu’homme, mais on ne te prendra même pas dans un cirque. Avec un bloc axiomatique comme le tien tu mettras tout en doute, tu commenceras à réfléchir, à te gratter la nuque, plongé dans tes graves réflexions. Est-ce que ça vaut le coup ? Quel besoin as-tu de ça ? Ces pistes d’atterrissage, ces fondations ? Moi, mon très cher, je vais t’arranger ce qui cloche et tu …

— Choura ! gémit près de moi une voix de femme rauque. Où es-tu, Choura ? J’ai mal …

Je me pétrifiai. J’étais couché dans la bedaine de Tom, complètement coincé par les bosses colossales de ses muscles de travail, seules mes jambes pointaient dehors, et subitement je ressentis une peur inimaginable, celle qu’on éprouve dans le cauchemar le plus terrifiant. Je ne sais pas comment je pus me retenir de ne pas hurler et de ne pas me convulser dans une crise d’hystérie. Peut-être perdis-je pour quelque temps connaissance, parce que pendant un long moment je n’entendis ni ne compris rien, fixant mes yeux écarquillés sur la surface dénudée de l’arbre de transmission du système nerveux baignée de lumière verdâtre devant mon visage.

— Que s’est-il passé ? Où es-tu ? Je ne vois rien, Choura … râlait la femme, se tordant sous une douleur insoutenable. Ici il y a quelqu’un … Mais réponds donc, Choura ! Que j’ai mal ! Aide-moi, je ne vois rien …

Elle râlait et pleurait et répétait inlassablement la même chose ; moi, il me semblait déjà voir sa figure défaite, ruisselant de la sueur de l’agonie. Dans son râle il n’y avait pas que la prière et la souffrance, y perçaient aussi la fureur, l’exigence, l’ordre. Presque physiquement j’eus la sensation de doigts glacials et tenaces se tendant vers mon cerveau pour s’y agripper, l’écraser et l’éteindre. À moitié évanoui, les mâchoires serrées à en avoir une convulsion, je tâtonnai de ma main gauche à la recherche de la soupape pneumatique et appuyai dessus de toutes mes forces. L’argon comprimé se rua dehors avec un rugissement sauvage, hululant, et moi, je pressai encore et encore sur la soupape, balayant, réduisant en poussière, exterminant cette voix rauque de mon cerveau. Je me sentais devenir sourd, et cette impression me procurait un soulagement indicible.

Puis je m’aperçus que je me tenais à côté de Tom. Le froid me brûlait jusqu’aux os, et moi, je soufflais sur mes doigts engourdis et répétais avec un sourire béat :

— Rideau sonore, tu comprends ? Rideau sonore …

Tom se dressait, fortement penché à droite, et le monde autour de moi se dissimulait dans un gigantesque et immobile nuage de givre et de grains de sable gelés. Cachant frileusement mes mains sous mes aisselles, je contournai Tom et vis que le jet d’argon avait creusé au bord du chantier un trou énorme. Je restai un moment au-dessus de ce trou, parlant toujours du rideau sonore, mais je sentais déjà qu’il serait temps de m’arrêter et devinai que je me trouvais dehors sans pelisse ; je me rappelai l’avoir jetée par terre précisément à l’endroit où actuellement béait le trou et entrepris de me souvenir si je n’avais pas des choses importantes dans mes poches ; rien ne me revint à l’esprit, j’esquissai un geste nonchalant de la main et courus vers le vaisseau d’un petit trot incertain.

Une fois dans le caisson, je commençai par prendre une nouvelle pelisse, puis me dirigeai vers la cabine, toussai à la porte comme pour avertir que j’allais entrer, entrai et me couchai immédiatement sur le lit, face au mur, me couvrant avec la pelisse jusqu’au sommet du crâne. Cela étant, je comprenais fort bien que tous ces agissements n’avaient pas le moindre sens, que je m’étais rendu dans la cabine avec un but très précis, mais voilà que je l’oubliais, ce but ; à la place je m’étais couché et couvert comme pour montrer à quelqu’un : c’est uniquement pour ça que je suis là.

Ça avait été bel et bien une espèce d’hystérie ; reprenant un peu mes esprits, je ne pus que me réjouir qu’elle eût pris une forme aussi inoffensive. Bref, il me semblait évident que mon travail ici était terminé. D’une façon générale, je ne pourrais plus, probablement, travailler dans le cosmos. Je me sentais, certes, vexé à en mourir et — pourquoi le cacher ? — honteux : je n’avais pas tenu le coup, j’avais achoppé sur ma première tâche pratique. Pourtant, j’avais été envoyé pour commencer dans un endroit tout ce qu’il y a de plus calme et sans danger. Je me sentais également vexé de m’être révélé une telle loque nerveuse et honteux à l’idée d’avoir un jour éprouvé une pitié condescendante envers Caspar Manoukian lorsque celui-ci n’avait pas réussi au concours pour le projet « Arche » à cause de je ne sais quelle excitabilité nerveuse trop élevée. L’avenir se dessinait devant moi sous les couleurs les plus noires — maisons de repos silencieuses, examens médicaux, traitements, questions prudentes des psychologues et des océans entiers de compassion et de commisération, des ouragans écrasants de compassion et de commisération se précipitant sur moi de toute part …

Je rejetai violemment ma pelisse et m’assis.

— D’accord, dis-je à l’adresse du silence et du vide. Vous avez gagné. Je ne serai pas un autre Gorbovski. Eh bien, je vais m’y faire … Bon. Aujourd’hui même je parle à Wanderkhouzé et demain probablement on m’enverra un remplaçant. Nom d’un chien, avec ce bazar sans nom sur mon chantier ! Tom est sur la touche, le calendrier de travail est fichu, ce trou idiot à côté de la piste …

Subitement je me rappelai pourquoi j’étais venu ici ; je tirai un tiroir de ma table, trouvai le cristallophone avec l’enregistrement des marches de combat iroukanes et l’accrochai soigneusement au lobe de mon oreille droite. « Rideau sonore », me répétai-je pour la dernière fois. Je fourrai ma pelisse sous mon bras, réintégrai le caisson, fis deux ou trois aspirations et expirations profondes afin de me calmer définitivement, branchai le cristal et sortis.

À présent j’étais bien. Autour de moi et dans moi hurlaient des trompettes sauvages, cliquetait le bronze, tonnaient des tambours ; des légions Thélems couvertes de poussière orange traversaient d’un lourd pas guerrier l’antique cité Sétem ; des tours flambaient, des toits s’écroulaient, et des dragons-fracasseurs de murs sifflaient effroyablement, oppressant la raison de l’ennemi. Entouré et protégé par ces bruits datant d’il y a mille ans, je me faufilai à nouveau dans les entrailles de Tom et ce coup-ci menai la vérification générale jusqu’au bout sans embûches.

Jack et Rex étaient déjà en train de niveler le trou et les derniers litres d’argon emplissaient les tripes de Tom lorsque je vis au-dessus de la plage une petite tache noire qui grandissait à une allure vertigineuse. Le glider rentrait. Je regardai ma montre — dix-huit heures moins deux, heure locale. J’avais tenu le coup. Maintenant je pouvais débrancher les timbales et les tambours pour réfléchir encore une fois si je devais inquiéter Wanderkhouzé, inquiéter la base. Il ne serait pas si simple de me trouver un remplaçant, étant donné que c’est malgré tout un Événement Extraordinaire. Cela risquait de retarder le travail sur l’ensemble de la planète ; des commissions diverses accourraient, des vérifications de contrôle et des revérifications de contrôle commenceraient, l’activité s’arrêterait, Vadik deviendrait méchant comme une teigne … Je m’imaginai en plus comment me regarderait le docteur en xénopsychologie, membre de la Comcone, le mandataire spécial pour le projet « Arche » Guénnadi Komov, astre montant de la science, disciple préféré du Dr Mboga, nouveau compagnon d’armes de Gorbovski en personne … Non, cela devait être soigneusement pesé. Je contemplai le glider qui s’approchait et pensai : Il faut y réfléchir d’une façon extrêmement scrupuleuse. Premièrement, j’ai devant moi une soirée entière, deuxièmement j’ai le pressentiment que nous allons provisoirement mettre tout ça de côté. Finalement, mes turpitudes ne concernent que moi seul, tandis que ma démission touche l’ensemble des gens. D’autre part, le rideau sonore a admirablement bien marché. Donc, je crois que je vais plutôt mettre cette histoire de côté pour le moment.

Ces pensées s’évanouirent d’un coup ; à peine vis-je les visages de Maïka et de Wanderkhouzé. Komov, lui, restait égal à lui-même et, à son accoutumée, lorgnait alentour avec l’air d’un à qui tout appartient personnellement, depuis longtemps et qui en a passablement assez. Quant à Maïka, elle était pâle, littéralement à en être bleue, comme si elle se sentait mal. Komov sauta sur le sable et s’enquit brièvement pourquoi je n’avais pas répondu à leurs appels-radio (là son regard glissa sur le cristallophone sur mon oreille, il eut un sourire dédaigneux et, sans attendre ma réponse, monta à bord du vaisseau). Wanderkhouzé s’extirpa sans se presser du glider et s’approcha de moi, hochant tristement la tête sans raison apparente, ressemblant plus que jamais à un chameau âgé et souffrant. Maïka demeurait assise, immobile à sa place, renfrognée, le menton caché dans son col de fourrure ; ses yeux étaient bizarrement vitreux et ses taches de rousseur paraissaient noires.

— Que s’est-il passé ? demandai-je, apeuré.

Wanderkhouzé s’arrêta devant moi. Sa tête se renversa en arrière, sa mâchoire inférieure s’avança. Il me prit par l’épaule et me secoua légèrement. Mon cœur chavira, je ne savais pas quoi penser. Il me secoua encore l’épaule et dit :

— Une trouvaille très triste, Stas. Nous avons découvert un astronef écrasé.

Je déglutis convulsivement :

— Un des nôtres ?

— Oui.

Maïka sortit du glider, agita mollement la main à mon attention et se dirigea vers le vaisseau.

— Beaucoup de morts ? interrogeai-je.

— Deux personnes, répondit Wanderkhouzé.

— Qui sont-elles ? continuai-je péniblement.

— Pour l’instant nous l’ignorons. C’est un vieux vaisseau. L’accident s’est produit il y a plusieurs années.

Il prit mon bras et nous suivîmes Maïka. Je me sentis un peu mieux. Au début j’avais naturellement pensé que c’était quelqu’un de notre expédition. Mais de toute façon …

— Je n’ai jamais aimé cette planète, dis-je malgré moi.

Nous rentrâmes dans le caisson, nous débarrassâmes de nos pelisses et Wanderkhouzé se mit à nettoyer posément la sienne des bardanes et piquants qui s’y étaient accrochés. Je ne l’attendis pas et allai voir Maïka. Allongée sur sa couchette, ses jambes repliées, elle tournait le visage vers le mur. Cette pose me rappela immédiatement quelque chose et je m’ordonnai : allons, du calme, pas question de pleurnicher ni de t’attendrir sur son état. Je m’assis devant la table, la tapotai des doigts et m’enquis d’un ton tout ce qu’il y a de plus professionnel :

— Écoute, ce vaisseau, il est vraiment ancien ? Wander dit qu’il s’est écrasé il y a plusieurs années. C’est ça ?

— Oui, répliqua Maïka dans le mur après un silence.

Je louchai sur elle. Des griffes aiguisées de chat se baladaient sur mon âme, cependant je repris sur le même ton professionnel :

— Ça fait combien plusieurs années ? Dix ? Vingt ? Cette histoire ne tient pas debout. La planète a été découverte il y a seulement deux ans.

Maïka ne répondit pas. Je tapotai de nouveau la table et prononçai sur un ton légèrement plus bas, mais toujours professionnel :

— Évidemment, ce pouvait être des pionniers … Je ne sais quels chercheurs libres … Ils sont deux, si j’ai bien compris ?

Là elle bondit soudain sur sa couchette et s’assit, tournant son visage vers moi, les mains posées sur le couvre-lit.

— Deux ! cria-t-elle. Oui ! Deux ! Espèce de bûche sans cœur ! Abruti !

— Attends, fis-je, ahuri. Qu’est-ce qui te …

— Pourquoi es-tu venu ici ? continua-t-elle en murmurant presque. Va donc chez tes robots, discute donc avec eux du nombre d’années qui se sont écoulées, dis-leur que cette histoire ne tient pas debout, que c’est du n’importe quoi, demande-leur pourquoi ils étaient deux et pas trois ni sept …

— Attends, Maïka ! l’interrompis-je, désespéré. Ce n’est absolument pas ça que je voulais …

Elle cacha son visage derrière ses mains et bredouilla !

— Tous leurs os ont été brisés … mais ils vivaient encore … essayaient de faire quelque chose … Écoute, s’il te plaît, laisse-moi. Je vais venir bientôt. Bientôt.

Je me levai prudemment et sortis. J’aurais voulu la prendre dans mes bras, lui chuchoter des mots tendres, consolateurs ; hélas, je ne savais pas consoler. Dans le couloir, un frisson se mit subitement à me secouer des pieds à la tête. Je m’arrêtai et attendis qu’il passât. Vraiment, quelle journée ! De plus, impossible d’en parler à quiconque. D’ailleurs, cela valait probablement mieux. J’ouvris les yeux et vis sur le seuil du poste de pilotage Wanderkhouzé qui me regardait.

— Comment va Maïka ? demanda-t-il à voix basse. Apparemment, mon visage lui répondit pour moi, car il hocha tristement la tête et disparut dans le poste de pilotage. Moi, je me traînai à la cuisine. Simplement par habitude. Chez nous c’était une coutume immédiatement après le retour du glider nous nous mettions tous à table. Mais aujourd’hui, vraisemblablement, les choses se passeraient autrement. De quel repas pouvait-il s’agir … Je m’emportai contre le chef-cuisinier parce qu’il me sembla qu’il avait enregistré le menu de travers. En réalité, il n’avait rien fait de tel, le déjeuner était prêt, un bon déjeuner, comme toujours. Seulement aujourd’hui rien ne devait être comme toujours. Il était fort possible que Maïka ne mangerait pas une miette, pourtant cela lui ferait du bien de manger. Alors je commandai à tout hasard pour elle au chef-cuisinier de la gelée de fruits à la crème fouettée — son unique plat préféré que je connusse. Je décidai de ne pas commander de supplément pour Komov. Quant à Wanderkhouzé, après réflexion, j’introduisis, à tout hasard aussi, dans le programme quelques verres de vin au cas d’une envie soudaine de remonter ses forces morales …

Puis je me rendis au poste de pilotage et m’installai à mon tableau de commande.

Mes gamins travaillaient comme un mécanisme d’horlogerie bien réglé. Maïka n’était pas là. Wanderkhouzé et Komov composaient le radiogramme urgent pour la base. Ils discutaient avec animation.

— Ce n’est pas une information, Yakov, dit Komov. Vous le savez pourtant mieux que moi il existe une formule précise — état du vaisseau, état des sections, raisons présumées de l’accident, trouvailles particulièrement significatives … et ainsi de suite.

— Oui, certes, répliqua Wanderkhouzé. Avouez cependant, Guénnadi, que ces formalités ne sont valables que pour des planètes biologiquement actives. Dans la situation présente …

— Alors il vaut mieux ne rien envoyer du tout. Montons dans le glider, partons là-bas immédiatement et rédigeons aujourd’hui même l’acte complet.

Wanderkhouzé secoua la tête.

— Non, Guénnadi, je suis catégoriquement contre. Les commissions de ce genre doivent se composer au moins de trois personnes. Et puis, la nuit est déjà tombée, nous n’allons pas pouvoir effectuer un examen détaillé des environs … Il faut faire cela à tête reposée, pas après une journée entière de travail. Qu’en pensez-vous ?

Komov, ses lèvres fines serrées, frappa légèrement la table de son poing.

— Ah que ça tombe mal, lança-t-il avec dépit.

— Ces choses-là tombent toujours mal, le consola Wanderkhouzé. Ne vous inquiétez pas, demain on va y aller à trois …

— Dans ce cas, pourquoi ne pas s’abstenir de communiquer quoi que ce soit aujourd’hui ? l’interrompit Komov.

— Ça, je n’en ai pas le droit, refusa avec regret Wanderkhouzé. D’ailleurs, pourquoi ne rien communiquer ?

Komov se leva et, les mains croisées dans le dos, toisa Wanderkhouzé.

— Comment pouvez-vous ne pas comprendre, Yakov ? jeta-t-il avec une irritation déjà avouée. Un vaisseau de type ancien, un vaisseau inconnu, le journal de bord effacé on ne sait pas pourquoi … Si nous envoyons le rapport tel qu’il est maintenant … (Il saisit la feuille posée sur la table et l’agita devant le visage de Wanderkhouzé.) Sidorov pensera que nous ne voulons ou ne sommes pas capables d’effectuer l’enquête de nous-mêmes. Pour lui ce serait un souci supplémentaire — créer une commission, chercher des gens, se battre contre des fainéants curieux … Nous nous mettrions dans une situation ridicule et stupide. Et puis, que deviendrait notre travail, Yakov, si une horde de fainéants curieux débarque ici ?

— Hum, fit Wanderkhouzé. Autrement dit, vous ne voulez pas d’attroupement d’étrangers dans notre secteur. C’est ça ?

— Exactement, confirma Komov avec fermeté. Wanderkhouzé haussa les épaules.

— Eh bien … (Il réfléchit un peu, reprit la feuille des mains de Komov et ajouta quelques mots au texte.) Et comme ça, ça vous va ? ER-2 à la base, lut-il en précipitant son débit. Urgent. Avons découvert dans le carré cent deux un vaisseau terrestre écrasé type Pélican, numéro d’immatriculation tant ; dans le vaisseau se trouvent les dépouilles de deux personnes supposées être un homme et une femme, le journal de bord est effacé, nous commençons l’enquête détaillée … (Là, Wanderkhouzé haussa la voix et leva son doigt d’un air implorant, demain.) Qu’en pensez-vous, Guénnadi ?

L’espace de quelques secondes Komov se balança méditativement du talon à la pointe des pieds.

— Après tout, qu’il en soit ainsi, concéda-t-il finalement. N’importe quoi, pourvu qu’on nous laisse tranquilles. Qu’il en soit ainsi.

Il arrêta brusquement de se balancer et quitta en coup de vent le poste de pilotage. Wanderkhouzé se tourna vers moi.

— Stas, transmets ça, s’il te plaît. À propos, il est l’heure d’aller déjeuner, qu’en penses-tu ? (Il se leva et prononça pensivement une de ses phrases mystérieuses :) Pourvu qu’il y ait un alibi, les cadavres ne manqueront pas.

Je codai le radiogramme et l’envoyai dans une impulsion d’urgence. Je me sentais curieusement mal à l’aise. Un court instant plus tôt, une minute, pour ainsi dire, quelque chose s’était enfoncé dans mon subconscient et me gênait comme une écharde. Je restai assis devant l’émetteur, l’oreille tendue. Oui, c’est très différent, de tendre l’oreille quand on sait que le vaisseau est plein de monde. Voici Komov qui passe rapidement par le couloir circulaire. À le voir marcher on dirait toujours qu’il se hâte d’aller quelque part alors qu’il sait bien qu’il n’a pas besoin de se hâter puisque rien ne commencera sans lui. Et ça, c’est Wanderkhouzé qui tonne inintelligiblement. Maïka lui répond, sa voix sonne normalement, haute et indépendante, apparemment elle s’est déjà calmée ou alors elle se contient. Il n’y a ni silence, ni vide, ni mouches dans la toile d’araignée. Soudain je compris ce qu’était cette écharde : la voix de la femme mourante dans mon délire et la femme morte dans l’astronef écrasé. Une coïncidence, sans doute … Drôlement terrifiante, cette coïncidence, il n’y a pas à dire.

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