Il m’appelle chaque fois qu’il a envie de parler.
— Bonjour, Stas, dit-il. Et si on bavardait ? D’accord ?
Pour la liaison sont prévues quatre heures par jour, mais il ne respecte jamais l’horaire. Il n’en tient pas compte. Il m’appelle quand je dors, quand je suis dans mon bain, quand j’écris des rapports, quand je me prépare à la prochaine conversation avec lui, quand j’aide les gars qui passent au peigne fin le satellite des Pèlerins … Je ne me fâche pas. On ne peut pas se fâcher contre lui.
— Bonjour, Petit. Bien sûr, bavardons.
Il plisse les yeux, comme s’il éprouve du plaisir, et me pose sa question standard :
— Tu es vrai maintenant, Stas ? Ou est-ce ton image ?
Je rassure que c’est moi, en chair et en os. Stas Popov, personnellement, pas son image. Ça fait déjà plusieurs fois que je lui explique que je ne sais pas construire d’images et, à mon avis, ça fait très longtemps qu’il l’a compris, mais sa question demeure. Peut-être le dit-il à titre de plaisanterie, peut-être ne s’imagine-t-il pas un échange de salutations sans cette question ou alors, simplement, il aime le mot « image ». Il a quelques mots préférés — « image », « phénoménal », « voile de perroquet » …
— Pourquoi les yeux voient-ils ? commence le Petit.
Je lui explique pourquoi. Il écoute attentivement, touchant sans cesse ses yeux avec ses doigts longs et sensibles. Il sait écouter magnifiquement et bien que maintenant il ait abandonné sa manière de s’agiter tel un enragé, je continue à sentir continuellement en lui, quand quelque chose le stupéfie particulièrement, un curieux entrain, une passion impétueuse cachée, une extase dévorante indescriptible d’apprendre qui m’est, hélas, inaccessible.
— Phénoménal ! me complimente-t-il lorsque je termine. Casse-noisettes ! Je vais y méditer, puis je redemanderai …
À propos, ses méditations solitaires sur ce qu’il a entendu (danse démente des muscles faciaux, ornements alambiqués de pierres, de branchettes, de feuilles) lui insufflent parfois des questions fort étranges. Comme maintenant, par exemple :
— Comment a-t-on su que les gens pensent avec leur tête ? interroge-t-il.
Légèrement ahuri, je patauge. Il m’écoute, infailliblement attentif. Peu à peu j’émerge à la surface, je trouve un terrain solide sous mes pieds et tout semble aller sans anicroche, nous paraissons contents, lui et moi, pourtant, quand je termine, il déclare :
— Non. C’est très restreint. Ce n’est pas vrai toujours. Si je ne pense qu’avec ma tête, pourquoi ne puis-je absolument pas méditer sans mes mains ?
Je sens que nous sommes sur un terrain glissant. Le Centre m’a catégoriquement prescrit d’éviter coûte que coûte les conversations susceptibles de le faire penser aux aborigènes. Il faut dire que le Centre a raison. Je n’arrive pas à esquiver complètement ces conversations et récemment j’ai remarqué que le Petit supporte très douloureusement même ses propres références à son mode de vie. Commencerait-il à deviner ? Qui sait … Depuis quelques jours déjà j’attends une question directe. J’ai envie de l’entendre et j’en ai peur …
— Pourquoi vous, vous pouvez et moi pas ?
— Nous ne le savons pas très bien encore, avoué-je, et j’ajoute prudemment on suppose que, malgré tout, tu n’es pas entièrement un être humain …
— Dans ce cas, qu’est-ce donc un être humain ? s’enquiert-il immédiatement. Qu’est-ce un être humain entièrement ?
J’ai du mal à imaginer quelle réponse on peut donner à cette question et promets de lui en parler lors de notre prochaine rencontre. Il m’a transformé en un véritable encyclopédiste. Par moments, des journées d’affilée, je ne fais qu’avaler et digérer l’information. L’Informatoire Général travaille pour moi, des spécialistes éminents dans les domaines les plus divers du savoir travaillent pour moi, j’ai le droit de me mettre à tout moment en liaison avec eux et demander des éclaircissements — concernant le modélisme des P-abstractions, le métabolisme des formes de vie abyssales, la méthode de composition des études d’échecs …
— Tu as l’air fatigué, remarque le Petit, compatissant. Tu es fatigué ?
— Rien de grave, j’arrive à tenir le coup.
— C’est étrange que tu te fatigues, m’annonce-t-il pensivement. Moi, c’est curieux, je ne suis jamais fatigué. Et qu’est-ce que c’est, au juste, la fatigue ?
J’emplis d’air mes poumons et entreprends de lui expliquer ce qu’est la fatigue. Sans cesser d’écouter, il dispose devant lui des petits cailloux travaillés pour lui par le bon vieux Tom qui leur a donné la forme de cubes, de boules, de parallélépipèdes, de cônes et de figures plus compliquées. Vers la fin de mon explication, une construction d’une complexité inouïe se dresse devant le Petit. Elle ne ressemble rigoureusement à rien, mais, néanmoins, est harmonieuse dans son genre et étrangement sensée.
— Tu as bien raconté, commente le Petit. Dis-moi, est-ce que notre conversation est enregistrée ?
— Oui, bien sûr.
— L’image est-elle bonne, nette ? L’image !
— Comme toujours.
— Alors fais que le grand-père voie cette figure. Regarde, grand-père, les nœuds de refroidissement sont là, là et là …
Le grand-père du Petit, Pavel Alexandrovitch Sémionov, travaille dans le domaine des réalisations des abstractions selon Parsival. C’est un savant plutôt ordinaire, mais un grand érudit, ce pourquoi le Petit maintient avec lui un contact créateur permanent. Pavel Alexandrovitch m’a raconté que souvent le Petit réfléchit naïvement, pourtant toujours avec originalité et que quelques-unes de ses constructions présentent un certain intérêt pour la théorie de Parsival.
— Je le lui transmettrai sans faute. Aujourd’hui même.
— Ce n’est peut-être rien, déclare soudain le Petit, et d’un seul mouvement il balaie sa construction. Liova, que fait-il maintenant ?
Liova, c’est l’ingénieur en chef de la base, un grand blagueur et narrateur d’histoires drôles. Lorsque Liova parle avec le Petit, l’espace entourant la planète s’emplit de rires et de glapissements excités. J’éprouve alors quelque chose qui ressemble à la jalousie. Le Petit aime beaucoup Liova et à chaque fois demande obligatoirement comment il va. Il pose par moments des questions sur Wanderkhouzé, et je sens que le doux mystère des favoris demeure pour lui caché et poignant. À une ou deux reprises il s’est enquis de Komov, et j’ai été obligé de lui expliquer le projet Arche-2, ainsi que la raison de la nécessité pour ce projet d’un xénopsychologue. Quant à Maïka, il ne l’a jamais mentionnée. Quand j’ai essayé de parler d’elle, quand j’ai tenté d’expliquer que même si elle l’avait trompé, c’était pour son bien à lui, que de nous quatre elle a été la première à comprendre comment il souffrait et comment il avait besoin d’aide, quand j’ai essayé de lui mettre tout cela dans la tête, il s’est simplement levé et il est parti. Il a agi exactement de la même façon lorsqu’un jour, au hasard des mots, j’ai commencé à lui raconter ce qu’était le mensonge.
— Liova dort. Chez nous il fait nuit, ou, plus précisément, c’est la période nocturne de la journée de bord.
— Donc, toi aussi, tu dormais ? Je t’ai de nouveau réveillé ?
— Ce n’est pas grave, dis-je sincèrement. Il est plus intéressant de parler avec toi que de dormir.
— Non. Va et dors, ordonne avec résolution le Petit. Nous sommes tout de même des êtres étranges. Il nous faut obligatoirement dormir.
Tel un baume, ce « nous » coule sur mon cœur. Au demeurant, ces derniers temps, le Petit emploie souvent le mot « nous », et je commence peu à peu à m’y habituer.
— Va dormir, répète le Petit. Mais dis-moi avant : pendant ton sommeil, quelqu’un viendra-t-il sur cette rive ?
Je donne ma réponse habituelle :
— Personne. Tu n’as pas à t’inquiéter.
— C’est bien, approuve-t-il, satisfait. Donc, toi, tu vas dormir, et moi, je vais aller réfléchir.
— Entendu, vas-y.
— Au revoir, me salue le Petit.
— Au revoir. Je me débranche.
Seulement je sais ce qui s’ensuivra et je ne vais pas me coucher. Il m’est parfaitement clair qu’aujourd’hui non plus je ne dormirai pas assez.
Il est assis dans sa position familière à laquelle je me suis déjà habitué et qui ne me semble plus douloureuse. Pendant quelque temps il scrute l’écran éteint sur le front du vieux Tom, puis lève ses yeux vers le ciel comme dans l’espoir de voir là-haut, à deux cents kilomètres, ma base arrimée au satellite des Pèlerins. Derrière son dos s’étale le paysage connu de la planète interdite Arche — dunes, coiffe mouvante de brouillard au-dessus du marais chaud, crête maussade au loin et, dominant ce paysage, de fines et longues lignes semblables aux antennes frémissantes d’inquiétude d’un insecte monstrueux, des constructions colossales et peut-être mystérieuses à tout jamais.
Chez eux c’est le printemps, des fleurs grandes et étonnamment vives se sont épanouies sur les buissons, l’air chaud ondule sur les dunes. Le Petit regarde alentour, distrait, ses doigts égrènent les cailloux polis. Il jette un coup d’œil par-dessus son épaule du côté de la crête, se détourne et reste quelques instants assis immobile, la tête baissée. Puis, ayant pris sa décision, il tend la main droite vers moi et appuie sur la touche d’appel située juste sous le nez de Tom.
— Bonjour, Stas, dit-il. Tu as déjà dormi ?
— Oui.
J’ai envie de rire, bien que j’aie terriblement sommeil.
— Ce serait formidable si l’on pouvait jouer maintenant, Stas. Pas vrai ?
— C’est vrai. Ce ne serait pas mal.
— Grillon du foyer, dit-il, et il se tait.
J’attends.
— Bon, reprend le Petit allègrement. Dans ce cas, parlons encore. D’accord ?
— Bien sûr. Parlons.
FIN