IV NONO

99

— Chatelet. T’as de la visite.

Anaïs ne réagit pas. Elle était allongée sur son lit, prostrée, à observer son numéro d’écrou, seule dans sa cellule de 9 m2. Cette solitude était un luxe, même si elle n’avait rien demandé. Son lit, la table et le siège étaient mobiles. Un autre luxe : elle n’avait pas été transférée en Quartier de Haute Sécurité où tout est rivé au sol.

Ses seules distractions avaient été, la veille, un voyage en fourgon cellulaire, un entretien avec l’assistante sociale, puis avec la chef de détention qui lui avait expliqué le règlement intérieur. Elle avait eu droit aussi à une mise à nu, une visite médicale, assortie d’un prélèvement vaginal. Rien à signaler. Sauf que la toubib avait rédigé une note à propos de ses bras mutilés.

— Ho, t’entends quand on te parle ?

Anaïs s’arracha de son lit gigogne — elle avait pris celui du haut. Engourdie de froid, elle regarda sa montre — on la lui avait laissée. Encore une faveur. À peine 9 heures du matin. Il lui semblait que son cerveau était coulé dans du béton, celui qui composait les gigantesques blocs en polygone de Fleury-Mérogis.

Docilement, elle suivit la matonne. Chaque segment était marqué par une porte verrouillée. Sous les lumières brisées, elle contemplait distraitement les murs, les sols, les plafonds. À la MAF, la Maison d’arrêt des femmes, tout était gris, beige, atone. Une forte odeur de détergent couvrait tout.

Nouveau déclic.

Nouvelle porte.

À cette heure, son visiteur ne pouvait être qu’un flic ou un avocat.

De l’officiel.

Nouveau couloir.

Nouvelle serrure.

Portes closes, brouhaha des télévisions, effluves âcres de la vie confinée. Certaines détenues étaient déjà en salles de travail. D’autres déambulaient en toute liberté — privilège de la MAF. Des gardiennes en blouse blanche poussaient des landaus en direction de la crèche. En France, les femmes qui accouchent en prison peuvent garder auprès d’elles leur enfant jusqu’à l’âge de 18 mois.

Commande électronique. Portique de détection. Présentation du numéro d’écrou. Anaïs se retrouva dans un couloir ponctué de bureaux vitrés, protégés par des grilles. Chaque pièce comportait une table et deux chaises. Les portes étaient en verre feuilleté.

Derrière l’une des vitres, Anaïs aperçut son visiteur.

Solinas, avec ses lunettes en visière sur son crâne chauve.

— Vous manquez pas d’air, fit-elle lorsqu’elle fut devant lui.

La porte claqua dans son dos. Solinas ouvrit un cartable à ses pieds.

— On peut se tutoyer.

— Qu’est-ce que tu veux, enculé ?

Sourire. Solinas plaça un dossier à couverture verte sur la table :

— Je reconnais là la qualité de nos relations. Assieds-toi.

— J’attends ta réponse.

Il plaqua sa paume sur le dossier :

— La voilà.

Anaïs attrapa une chaise et s’installa :

— C’est quoi ?

— Le client que tu recherches. Un clochard émasculé, découvert le 3 septembre 2009, sous le pont d’Iéna, côté rive Gauche.

Tout lui revint. Les dessins de Narcisse. Le visage dissymétrique. La hache de silex. Le corps mutilé. Elle ne connaissait pas bien Paris mais elle n’était pas tombée loin en identifiant le pont.

— Pourquoi m’apporter ça ?

Il tourna le dossier et le poussa vers elle :

— Jette un œil.

Elle ouvrit la chemise cartonnée. Une procédure complète. Photos, plans, rapport d’autopsie, actes d’enquête… Elle feuilleta d’abord la liasse de photos couleurs, format cartes postales. L’homme était nu, allongé sous la voûte obscure du pont, l’entrejambe noirâtre. Le corps paraissait démesurément long. La blancheur de la peau, par contraste avec le sol crasseux, semblait luminescente. Elle se demanda si cette pâleur était le signe qu’on lui avait volé du sang. Son visage était invisible, coincé sous des gravats, dans l’angle de l’arche.

— Vous l’avez identifié ? demanda-t-elle d’une voix à peine audible.

— Hugues Fernet, 34 ans. Bien connu de nos services. Il avait participé aux manifestations des Enfants de Don Quichotte, en 2007 et 2008. Une grande gueule. Non seulement il en foutait pas une mais il militait pour ses droits de feignasse.

Anaïs ne releva pas la provocation. Le flic n’attendait que ça.

— L’enquête ?

— Rien. Aucun indice, aucun témoin. C’est la Fluv’ qui l’a repéré, à l’aube. On a eu le temps de l’embarquer avant que les touristes ne pointent leur nez sur les bateaux-mouches.

Gros plans de la plaie. Le bas-ventre était grossièrement mutilé. On avait utilisé un outil barbare. La hache que Narcisse avait dessinée à la plume. L’arme jouait forcément un rôle dans le rituel du crime. Sans doute l’évocation d’un fait mythologique.

Elle revit aussi la seconde illustration — quand le tueur au visage déformé lançait les organes génitaux dans la Seine. Un geste qui possédait une portée symbolique. Comment Narcisse connaissait-il ces détails ? Était-il le tueur ?

— Qui a été saisi ? La Crim ?

— Pour un SDF ? Tu rêves. La 3e DPJ s’est chargée de l’affaire.

— Qu’est-ce qu’ils ont trouvé ?

— Que dalle, je te dis. Les PV sont là. Porte-à-porte, fouilles, analyses, quelques auditions de clodos pour la forme et basta. Règlement de comptes entre loqueteux. Affaire classée.

— La mutilation n’a pas éveillé d’autres soupçons ?

— Les SDF sont capables de tout. Pas de quoi s’affoler.

— À l’intérieur du corps, il manquait du sang ?

— La plaie a pas mal coulé.

— Non. Je parle d’une extraction volontaire d’un litre ou plus.

— Jamais entendu parler de ça.

Anaïs feuilletait les documents. Dans un coin de la chemise, elle aperçut le nom du juge, Pierre Vollatrey. Elle songea aux deux autres meurtres. Icare et sa magistrate à Marseille, Pascale Andreu. Le Minotaure et son juge à Bordeaux, Philippe Le Gall. Ce n’était plus une affaire mais une association de magistrats.

— Et maintenant ? Vous allez rouvrir l’enquête ?

— Va d’abord falloir convaincre le parquet. Ils doivent retrouver leurs petits dans ce merdier. Il faudrait pouvoir leur démontrer que ce meurtre cadre dans la série Icare et Minotaure.

— Ce qui signifie trouver la légende à laquelle l’assassinat fait référence.

— Exactement. Pour l’instant, deux illustrations, ça fait un peu court pour réamorcer la machine.

Anaïs comprit le message implicite :

— Tu comptes sur moi pour identifier ce mythe ?

— Je me disais qu’ici, t’avais pas mal de temps. (Il planta ses yeux dans ceux d’Anaïs.) C’est pas parce qu’on t’a bouclée que j’accepte pas ta proposition.

— Ma proposition ?

— Travailler ensemble.

— Ici ?

— Le terrain, c’est râpé pour toi, ma belle. Mais pour la gamberge, ta position est idéale.

Anaïs devina qu’elle avait une carte à jouer :

— Où en est mon dossier ?

— Le juge va te convoquer.

Elle se pencha d’un coup au-dessus de la table. Solinas recula : il n’avait pas oublié le crachat de la veille.

— Fais-moi sortir de là, souffla-t-elle.

— Trouve-moi le mythe.

La messe était dite. Les monnaies d’échange claires.

— Pour l’instant, qui est sur le coup ?

— L’OCLCO. C’est-à-dire moi. L’affaire qui nous intéresse est une fusillade rue de Montalembert.

Elle attrapa plusieurs photos :

— Et ça ?

Solinas sourit :

— Si on met en évidence un lien entre les trois meurtres, il sera toujours temps d’alerter la Crim. Mais peut-être qu’on aura déjà repéré le tueur. À l’idée de les prendre de vitesse, j’ai le gourdin, ma belle. Le vrai problème, c’est la Brigade des fugitifs qui va se mettre sur le coup de Janusz.

Solinas prenait ses désirs pour des réalités. Dans tous les cas, l’affaire lui échapperait. Ce qu’il espérait, c’était un coup d’éclat. Et pour cela, il avait besoin d’elle. Non pas pour faire quelques recherches sur l’Antiquité grecque mais pour analyser chaque élément, recoller les fragments, poursuivre l’enquête qu’elle avait commencée à Bordeaux.

Elle baissa les yeux sur les clichés. Un détail lui sauta au visage :

— Ce type était très grand, non ?

— 2,15 mètres environ. Y devait avoir une bite comme un sabre. Un monstre. Ce qui exclut le crime crapuleux pour lui braquer ses fringues. À moins de vouloir se coudre une tente.

— On a retrouvé des traces d’héroïne dans ses veines ?

— On peut rien te cacher.

— Un junk ?

— Plutôt un alcoolo.

Il n’y avait plus aucun doute. Un troisième sur la liste de l’assassin de l’Olympe. Et une supposition qui gagnait encore un point. Le pouvoir de persuasion du tueur — il avait convaincu le géant de se faire un shoot fatal. Par association, elle se souvint que Philippe Duruy avait parlé d’un homme voilé, d’un lépreux. La gueule de travers du dessin revint cingler sa mémoire. Plutôt un ornement ethnique qu’un masque de tragédie grecque.

Elle ferma la chemise, sentant encore et toujours une cohérence confuse derrière tout ça sans pouvoir mettre le doigt dessus.

— Ça marche, dit-elle. Je te rappelle ce soir.

Solinas souleva sa masse et saisit son cartable :

— Tu verras le juge demain.

100

Il se réveilla sur la couette orange. Il portait encore son pantalon de jogging et sa veste à capuche. Il se sentait bien. À l’abri. Protégé par cet atelier qu’il ne connaissait pas mais qui le connaissait bien. Il ouvrit les yeux et observa, au-dessus de sa tête, l’armature rivetée. Il songea à la tour Eiffel. Il songea à des bouquins de Zola dont il avait oublié les titres, où des hommes vivaient, dormaient et travaillaient dans des ateliers de ce genre. Pour quelques jours, il allait être un de ces hommes.

Il se redressa parmi des feuilles manuscrites éparses. Tout lui revint. Ses notes nocturnes. Internet toute la nuit : Sasha.com et les autres sites de rencontres. Les dernières connexions de Chaplain. Les noms — que des pseudos — et des croisements. Il n’avait rien obtenu. Il avait ensuite cherché dans le loft un agenda, un carnet d’adresses mais n’avait rien trouvé non plus. Il s’était endormi aux environs de 4 heures du matin.

Au fil de ses tchats, sa conviction s’était renforcée. Nono n’était pas un dragueur, un obsédé du sexe ou un solitaire en peine. Il menait une enquête. Toujours la malédiction du voyageur sans bagage. Pour une raison qu’il ne pouvait encore imaginer, son personnage s’était orienté sur le matchmaking. Une hypothèse : à travers le labyrinthe de la toile, il cherchait une femme.

Mais impossible de dire laquelle. Toute la nuit, il avait vu défiler des pseudos. Nora33, Tinette, Betty14, Catwoman, Sissi, Stef, Anna, Barbie, Aphrodite, Nico6, Finou, Kenny… Il avait relu les dialogues ineptes, les provocations sexuelles, les paroles douces, de l’amour dans tous ses états, du désir le plus brut aux espoirs les plus évanescents.

L’ensemble lui avait laissé un sentiment ambigu. Nono donnait l’impression d’une grande gueule qui ne passait jamais à l’acte. Systématiquement, après un premier rendez-vous, les interlocutrices le relançaient sans qu’il daigne répondre. Chaplain n’était même pas sûr qu’il se soit déplacé. Seule exception : Sasha.com, le site de speed-dating. Chaque soir, ou presque, Nono se rendait aux soirées Sasha. Des bars. Des restaurants. Des boîtes. Il pouvait suivre le périple du chasseur grâce aux messages qui donnaient l’adresse de rencontre aux « sélectionnés ». Le problème était qu’il ne possédait aucune trace de ce qui s’était passé dans la « real life ».

Restaient les appels sur son répondeur. Il pouvait rappeler ces femmes, les voir, les interroger. Peut-être découvrirait-il, à travers leurs témoignages, la nature de sa propre quête. Mais il ne tenait pas à renouer avec ces rencontres d’un soir.

Une seule femme l’intéressait, celle du 29 août.

Arnaud, c’est moi. Rendez-vous à la maison…

Il devait repartir à zéro. Se rendre aux soirées Sasha.com. Suivre, encore une fois, le sillage de son ombre. Découvrir ce que son double avait cherché, et chercher à son tour…

Cette nuit, il avait laissé des messages sur le forum. Il consulta sa boîte aux lettres. Il était retenu pour la « date » du soir même, au Pitcairn, un bar situé dans le Marais. Il n’était pas certain que beaucoup de candidats sachent ce qu’était « Pitcairn » mais lui le savait : l’île du Pacifique où les révoltés du Bounty s’étaient installés. Encore aujourd’hui, une colonie s’y réclamait de ces illustres ancêtres. Il imaginait déjà l’atmosphère insulaire et tropicale du lieu…

Salle de bains. L’état de son nez s’améliorait. La tuméfaction se résorbait. Les blessures cicatrisaient. Mais il n’avait pas la tête idéale pour une soirée drague. Au moins, cette quête serait plus glamour que ses deux dernières virées au fond de lui-même. Après les clochards et les peintres fous, il allait s’immerger parmi les femmes célibataires.

Il tentait de plaisanter, de prendre les choses à la légère, mais ce qui lui revenait maintenant, c’était l’assassinat de Jean-Pierre Corto, les coups de feu rue de Montalembert, les chocs de l’évier contre son visage…

Il descendit et se prépara un café. 10 heures du matin. Tasse à la main, il ramassa le courrier qu’il avait laissé sur le comptoir de la cuisine et s’installa dans le canapé du salon. Il écarta les mailings, offres d’abonnement et autres publicités, pour ouvrir les plis administratifs. Son absence avait provoqué moins de remous qu’on aurait pu imaginer. La banque lui envoyait ses relevés. Le syndic immobilier le relançait pour le paiement de son loyer — 2 200 euros par mois — sans être véritablement menaçant. Un contrat d’assurance était en souffrance. Pour le reste, tout était directement prélevé sur son compte largement créditeur.

Son dernier relevé de banque affichait un crédit de 23 000 euros. La somme était spectaculaire. Il fouilla dans l’atelier et trouva ses relevés antérieurs. Il avait ouvert son compte à la HSBC en mai dernier. Depuis, son crédit tournait toujours de ces chiffres. Pourtant, Chaplain ne recevait aucun virement, ne déposait aucun chèque. D’où provenait ce fric ? À l’évidence, il versait lui-même des sommes de cash à son agence. 2 000 euros. 3 000 euros. 1 700 euros. 4 200 euros… Quel que soit son boulot, il se faisait payer au black.

Un bref instant, il se dit qu’il était gigolo. Mais le ton des messages, la nature des échanges avec ses partenaires ne trahissaient pas des relations tarifées. Une chose était sûre : il n’était ni dessinateur publicitaire, ni même peintre. Sa table à dessin, son atelier : tout ça sentait le décor, comme les cartons que Freire avait entreposés dans son pavillon. Qui était-il vraiment ? Comment gagnait-il sa vie ?

Un détail lui revint à l’esprit. La conversation avec le directeur commercial de la société RTEP. Il commandait régulièrement des litres d’huile de lin clarifiée. Simple mise en scène ou utilisait-il vraiment ce produit ? Chaplain avait besoin de ces stocks pour se livrer à une autre activité. Mystérieuse. Lucrative. Chimique. Fabriquait-il de la drogue dans une cave ?

Cette activité payée en cash, quelle qu’elle soit, lui laissait espérer que de l’argent liquide était planqué quelque part dans le loft. Il monta d’abord sur la mezzanine — on cache ce qui est précieux au cœur de son intimité, au plus près de soi. Il déplaça les cadres, en quête d’un coffre. Souleva le lit. Fouilla la penderie. Retourna le bureau. Rien.

Il s’arrêta sur la flottille des maquettes, posées en bordure de la mezzanine. Chaque modèle mesurait entre 70 et 100 centimètres. D’un coup, il eut la conviction que l’argent était à l’intérieur d’une des coques… Avec précaution, il saisit le premier navire, un AMERICA’S CUP J-CLASS SLOOP selon la plaque de laiton gravée sur son socle. Il souleva le pont. La coque était vide. Il replaça le bateau puis s’attaqua au second — un douze mètres prénommé Columbia. Vide lui aussi. Le Gretel, du Royal Sydney Yacht Squadron, le Southern Cross, du Royal Perth Yacht Club, le Courageous du New York Yacht Club filèrent sous ses doigts. Tous vides.

Il commençait à douter de son intuition quand il fit basculer le pont du Pen Duick I, le premier voilier d’Éric Tabarly. Au fond, des liasses de billets de 500 euros. Chaplain réprima un cri de joie. Il plongea sa main dans la manne et remplit nerveusement ses poches. Un mot résonna plus fort que les autres : drogue…

Nono multipliait peut-être les rencontres pour mieux fourguer sa marchandise… Soudain, il songea au modus operandi du tueur — de l’héroïne pure injectée dans les veines de ses victimes. Il chassa cette nouvelle convergence.

Alors qu’il empoignait encore quelques billets, sa main trouva autre chose. Une carte magnétique. Il sortit l’objet, persuadé d’avoir débusqué la Visa ou l’American Express de Chaplain. C’était une carte Vitale, portant son nom et un numéro de Sécurité sociale. Il trouva aussi une carte d’identité, un permis de conduire, un passeport. Tous au nom d’Arnaud Chaplain, né le 17 juillet 1967, au Mans, dans le département de la Sarthe.

Il se laissa choir sur le sol. Sa carrière criminelle ne laissait plus aucun doute. Il avait frayé avec la marge. Il avait acheté des faux papiers. Au fond, il n’était pas étonné. Il était condamné à l’imposture, au mensonge, à l’underground.

Il se leva et se décida pour une douche.

Ensuite, il irait s’acheter un téléphone portable et tenterait, avec les techniciens, de récupérer les messages de son ancien mobile — des factures lui avaient donné son numéro. Il était certain que cette mémoire lui révélerait l’identité de ses clients — et la nature de son commerce. Il les rappellerait. Il négocierait. Il comprendrait ce qu’ils attendaient de lui. Ensuite, il se rendrait au speed-dating de la soirée.

La machine Nono se remettait en route.

101

— J’ai perdu mon téléphone portable.

— Original.

Chaplain plaqua sa dernière facture sur le comptoir sans s’attarder sur le ton sec du vendeur.

— Je ne me souviens plus de la manipulation pour consulter ma messagerie.

Sans répondre, l’homme saisit le document, attrapant son menton entre le pouce et l’index. L’expert dans toute sa splendeur.

— Avec cet opérateur, c’est simple. Vous appelez votre numéro. Quand votre message passe, vous composez votre mot de passe et vous appuyez sur la touche étoile.

Il aurait dû s’y attendre. Il ne possédait aucun code.

— Très bien, reprit-il d’une voix neutre. Je voudrais acheter un autre téléphone. Avec un nouvel abonnement.

Le vendeur, au lieu de se tourner vers la vitrine remplie de modèles, se mit à pianoter sur son clavier d’ordinateur, en déchiffrant le numéro de compte de Chaplain :

— Pourquoi un nouvel abonnement ? Votre forfait court toujours et…

Chaplain attrapa sa facture et la fourra dans sa poche — il s’était concocté un look à la Nono. 50 % Ralph Lauren, 50 % Armani, le tout enveloppé dans un caban bleu marine légèrement moiré.

— Oubliez mon forfait. Je veux acheter un nouveau mobile. Avec un nouveau numéro.

— Ça va vous coûter un max.

— Ça me regarde.

L’air réprobateur, l’homme partit dans un discours en langue étrangère, à propos de « mono-bloc », de « quadri-bande », de « méga-pixels », de « Bluetooth », de « messenger »… Face à ce vocabulaire, Chaplain fit comme n’importe qui à sa place : il choisit un modèle sur son apparence, visant la simplicité maximale.

— Je prends celui-là.

— Je serais vous, je…

— Celui-là, d’accord ?

Le vendeur lâcha un soupir épuisé, l’air de dire : « Tous les mêmes. »

— Combien ?

— 200 euros. Mais si vous prenez le…

Chaplain plaça un billet de 500 euros sur le comptoir. Le gars saisit le billet, d’un geste crispé, puis lui rendit la monnaie. Ils passèrent encore dix bonnes minutes à remplir le contrat d’abonnement. Il n’avait aucune raison de mentir : il signa le contrat au nom de Chaplain, 188, rue de la Roquette.

— Il est chargé ? demanda-t-il en montrant la boîte du téléphone. Je voudrais l’utiliser tout de suite.

L’autre eut un sourire d’initié. En quelques gestes, il sortit l’appareil, le démonta, glissa une batterie puis une puce électronique à l’intérieur.

— Si vous voulez faire des photos, fit-il en lui tendant le combiné, vous devriez ajouter une carte mémoire micro SD / SDHC. Vous…

— Je veux simplement téléphoner, vous comprenez ?

— Pas de problème. Mais n’oubliez pas de le recharger ce soir.

Il fourra le mobile dans sa poche.

— Sur mes factures, reprit-il, je ne reçois pas le détail de mes connexions.

— Personne ne les reçoit. Tout se passe sur le Net.

— Quelle est la procédure ?

Du mépris, le regard passa à la méfiance : l’agent commercial se demandait d’où débarquait cet énergumène.

— Il vous suffit de taper vos coordonnées d’abonné sur le site et vous pourrez consulter la liste de vos appels. Pour votre deuxième numéro, vous répétez la manœuvre avec l’autre contrat.

— Vous voulez dire mon nouvel abonnement ?

— Non. Votre facture mentionne un autre compte.

Cette fois, ce fut Chaplain qui ressortit le document et le plaqua sur le comptoir :

— Où ça ?

— Ici, fit l’autre en pointant son index.

Il regarda à son tour. Il n’y comprenait rien.

— Il n’y a pas de numéro indiqué.

— Parce que vous avez pris l’option « masqué ». Attendez un instant.

Il attrapa la facture et retourna à son clavier. Il planait dans cette boutique un fort relent de Big Brother. Ce simple vendeur pouvait tout voir, tout décrypter, au fond de chaque existence. Pourtant, cette fois, il cala.

— Désolé. Impossible de savoir quoi que ce soit sur ce numéro. Vous avez demandé les options qui interdisent toute information, toute géolocalisation. Vous avez aussi demandé qu’on ne vous envoie aucune facture. (Il leva les yeux, mûr pour une vanne de conclusion.) Votre abonnement, c’est Fort Knox !

Chaplain ne répondit pas. Il avait déjà compris que c’était ce numéro qui importait. Celui qui contenait les secrets qu’il cherchait.

— Bien sûr, fit-il en se frappant le front. J’avais complètement oublié ce contrat. Vous pensez que je peux retrouver sa trace sur Internet ? Je veux dire : consulter mes anciennes communications ?

— Aucun problème. À condition que vous vous souveniez de votre mot de passe. (Il lui fit un clin d’œil.) Et que vous ayez payé votre dernière facture !

Chaplain franchit le seuil sans se retourner. Il avait hâte de rentrer dans son atelier. De plonger sur Internet. De déchiffrer ses propres mystères.

Place Léon-Blum, il s’arrêta devant un kiosque à journaux. Les unes n’évoquaient déjà plus la fusillade de la rue de Montalembert ni le massacre de la Villa Corto. Plus étonnant, il n’y avait pas non plus un mot sur son évasion de l’Hôtel-Dieu. Son visage n’était pas placardé sur chaque couverture. Pas d’avis de recherche ni d’appels à témoins. Que cherchaient les flics ? Une stratégie souterraine pour travailler en toute discrétion ? Éviter de semer la panique à Paris à propos d’un forcené en cavale ?

Cette tactique cachait un piège mais il se sentit pourtant plus libre, plus léger. Il acheta Le Figaro, Le Monde, Le Parisien. La faim se réveilla dans son corps. Sandwich. Remontant la rue de la Roquette, il avait l’impression de gagner des sommets épurés, une altitude bienfaisante. De nouvelles vérités l’attendaient là-haut.

102

La naissance du monde.

Au début, il y eut le Chaos. Ni dieux, ni monde, ni hommes… De ce magma étaient nées les premières entités. La Nuit (« Nyx »). Les Ténèbres (« Érèbe »). Nyx donna naissance au Ciel « Ouranos » et à la Terre « Gaia ». Ces premières divinités s’unirent et eurent une pléthore d’enfants, dont les douze Titans.

Ouranos, craignant qu’un de ses enfants lui vole le pouvoir, obligea Gaia à les garder auprès d’elle, au centre de la Terre. Le plus jeune des Titans, Cronos, avec l’aide de sa mère, parvint à s’échapper et émascula son père. Avec sa sœur Rhéa, il engendra ensuite les six premiers Olympiens, dont Zeus qui à son tour détrôna son père…

Anaïs surligna le paragraphe sur la photocopie qu’elle venait de faire. Elle avait trouvé un dictionnaire de mythologie grecque dans la bibliothèque de la taule, entre les romans à l’eau de rose et les bouquins de droit. Elle s’était installée dans la salle de lecture, quasiment déserte. Le lieu était tranquille, mieux chauffé que sa cellule. Il y avait même vue sur cour. Une pelouse pelée où déambulaient des corbeaux gras et luisants, qui se disputaient les déchets tombés des lucarnes des cellules.

Elle relut le passage. Elle était certaine d’avoir trouvé la scène mythologique qui avait inspiré le meurtre d’Hugues Fernet. Elle avait repéré d’autres exemples d’émasculation dans la mythologie hellénistique. Mais le rituel du pont d’Iéna collait avec le crime d’Ouranos. Des éléments précis de la légende avaient été respectés. Cronos avait utilisé une faucille de pierre. L’assassin du dessin s’était servi d’une hache de silex. Le dieu avait jeté les organes génitaux dans la mer. Le meurtrier avait balancé son sinistre trophée dans la Seine — substitut parisien de l’élément maritime.

Pour l’instant, Anaïs ne voyait qu’un seul point commun entre les trois mythes. Chaque légende faisait référence à la relation père-fils et plus particulièrement à un fils qui posait problème. Le Minotaure avait été emprisonné par Minos parce qu’il était monstrueux. Icare était mort à cause de sa maladresse, s’élevant trop près du Soleil. Cronos était un parricide : il avait mutilé et tué son propre père afin de prendre le pouvoir sur l’univers.

Cela offrait-il un élément de vérité sur le tueur ? L’assassin de l’Olympe était-il un mauvais fils ? Ou au contraire un père en colère ? Elle leva les yeux. Des chats errants s’étaient joints au festin des corbeaux. Au-delà, le ciel était quadrillé par des câbles de sécurité anti-hélicoptère et des barbelés aux lames acérées.

Anaïs replongea dans sa lecture. Avec ces dieux fondateurs, on entrait dans un autre univers, qui n’avait rien à voir avec les Olympiens. Ici, c’était la génération antérieure. Primitive. Brutale. Aveugle. Des divinités incontrôlables, monstrueuses, qui représentaient les forces primaires de la nature. Des Géants. Des Cyclopes. Des êtres tentaculaires…

À ce sujet, un autre aspect du meurtre coïncidait avec ces temps primitifs. La taille de la victime. Hugues Fernet appartenait, symboliquement, au monde des Géants, des Titans, des monstres… Anaïs était certaine que le meurtrier l’avait choisi pour cette raison. Son sacrifice devait être démesuré, hors norme. On était dans l’ère des dieux originels. Le temps du chaos et de la confusion. Ce meurtre avait d’ailleurs précédé les autres, comme les Titans avaient précédé les Olympiens.

Elle se leva et chercha parmi les étagères des ouvrages sur les « arts premiers ». Les livres étaient ici usés, fatigués, maculés. On sentait qu’ils avaient été utilisés comme des armes de fortune, pour lutter contre l’ennui, l’oisiveté, le désespoir.

Elle dénicha une anthologie de masques ethniques. Debout entre les rayonnages, elle feuilleta le bouquin. D’après ces photos, le masque du tueur ressemblait plutôt à ceux de l’art africain ou de l’art eskimo. Ce détail avait son importance. L’assassin de l’Olympe n’était pas en représentation. Quand il tuait, il était au cœur de l’espace-temps des dieux, des esprits, des croyances ancestrales. À ses yeux, tout cela était réel.

Une gardienne arriva. L’heure du déjeuner. À l’idée de descendre parmi les autres, elle ressentit un pincement douloureux. Depuis la veille, elle se sentait menacée. Un flic n’est jamais le bienvenu dans le monde carcéral, mais Anaïs avait peur d’autre chose. Un danger à la fois plus précis et plus vague. Un danger mortel.

Elle déposa ses livres dans un chariot et emboîta le pas à la matonne. Elle pensait à Mêtis. Groupe puissant, invisible, omniscient, qui servait l’ordre en violant la loi. Le ver et le fruit se sont associés. Ces hommes étaient-ils assez puissants pour agir au sein d’une maison d’arrêt ? Pour l’éliminer afin de la réduire au silence ?

Mais que savait-elle au juste ?

En quoi présentait-elle un danger ?

103

Internet, encore une fois.

Il commença par son numéro officiel. Il n’eut qu’à taper les chiffres de son abonnement pour voir apparaître la liste détaillée de ses appels. Les dernières semaines, il en avait reçu beaucoup plus qu’il n’en avait passé. Il attrapa son portable, se mit en numéro protégé et composa au hasard quelques coordonnées. Des messageries. Quand on lui répondait, il raccrochait. Dans tous les cas, des voix de femmes. Cet abonnement était bien celui de Nono le séducteur.

Il passa à l’autre — l’occulte. Grâce aux chiffres du contrat, il n’eut aucun mal à obtenir le détail de ses échanges. Chaplain utilisait peu ce mobile. En quatre mois, il n’avait contacté que quelques numéros protégés. En revanche, il avait reçu beaucoup d’appels, qui continuaient après août, en diminuant, jusqu’en décembre.

Il saisit son mobile et composa des chiffres.

— Allô ?

Une voix forte, agressive, au bout de deux sonneries. Cette fois, il devait parler pour en savoir plus.

— C’est Chaplain.

— Qui ?

— Nono.

— Nono ? Enculé ! Où t’es, fils de pute ? Kuckin sin !

L’accent lui paraissait slave. Il raccrocha sans répondre. Un autre numéro. Il avait encore dans l’oreille le souffle de haine de la voix.

— Allô ?

— C’est Nono.

— Tu manques pas d’air, bâtard.

Encore une voix grave. Encore un accent. L’origine paraissait cette fois africaine, mêlée à la traînaille des cités.

— J’ai pas pu te prévenir, improvisa-t-il. J’ai dû… m’absenter.

— Avec mon fric ? Tu te fous d’ma gueule ?

— Je… je te rendrai tout.

L’autre éclata de rire :

— Avec les intérêts, cousin. Tu peux compter là-d’ssus. On va d’abord te couper les couilles et…

Chaplain raccrocha. Son profil de dealer se précisait. Un dealer qui était parti avec la caisse. Pris de frénésie, il fit d’autres tentatives. Il n’échangeait jamais plus de quelques mots. Le combiné le brûlait. Sa voix même lui semblait livrer des indices permettant de le localiser… Tous les accents y passèrent. Asiatique, maghrébin, africain, slave… Parfois, on lui parlait carrément d’autres langues. Il ne les comprenait pas mais le ton était explicite.

Nono devait du fric à tous les étrangers de Paris. Comme s’il n’avait pas assez d’ennemis, il venait de s’en découvrir une nouvelle légion.

Son portable n’avait plus de batterie.

Il ne lui restait qu’un contact à essayer.

Il décida d’utiliser sa ligne fixe. Le numéro aussi était protégé. Il attrapa son ordinateur portable et s’installa sur le lit. Il saisit le combiné et composa les derniers chiffres de la liste.

L’accent était serbe, ou quelque chose de ce genre, mais la voix plus calme. Chaplain se présenta. L’homme rit en douceur.

— Yussef, il était sûr que tu referais surface.

— Yussef ?

— Je vais lui dire que t’es de retour. Y va être content.

Chaplain joua la provocation pour en savoir plus :

— Je suis pas sûr de vouloir le voir.

— T’es défoncé connard ou quoi ? ricana le Slave. T’es parti avec nos thunes, enculé !

L’homme parlait d’une voix enjouée. Cette colère amusée était pire que les autres injures. Chaplain avait frappé à la porte d’une antichambre. Le véritable enfer serait l’étape suivante. Yussef.

— Radine-toi ce soir, à 20 heures.

— Où ?

— Fais gaffe à toi, Nono. On va pas rigoler longtemps.

Provoquer encore, pour tirer le fil :

— J’ai plus votre fric.

— Vas-y, on en a rien à foutre du fric. Rends-nous déjà le matos et on verra…

Chaplain raccrocha et se laissa tomber sur son lit. Il observa les structures de métal brossé qui soutenaient la verrière. Aucun doute : il était dealer. Le matos. Drogue ou autre chose… Les mailles du plafond lui paraissaient symboliser son destin inextricable. Il n’en sortirait jamais. Le labyrinthe de ses identités le tuerait…

104

— Vous voulez m’en parler ?

— Non.

— Pourquoi ?

— J’ai usé toute ma salive sur le sujet.

La psychiatre de l’UCSA, l’Unité de consultation et de soins ambulatoires, observait en silence les plaies en voie de cicatrisation sur les bras d’Anaïs. Malgré son jeune âge, la praticienne en avait sans doute vu d’autres. Pas besoin de s’appeler Sigmund Freud pour comprendre qu’en prison, le corps est le dernier espace pour s’exprimer.

— Si vous continuez comme ça, c’est tout votre sang que vous allez user.

— Merci, docteur. J’étais venue ici chercher un peu de réconfort.

La toubib ne daigna pas sourire :

— Asseyez-vous.

Anaïs s’exécuta et observa son interlocutrice. À peine plus âgée qu’elle. Blonde, souriante, des traits d’une douceur inespérée dans ce monde clos où chaque femme portait sur son visage la dureté de son passé. Des yeux dorés, des pommettes hautes, un nez délicat, d’une finesse rectiligne. Des sourcils épais, où énergie et tendresse se donnaient la main. Une petite bouche qui devait faire frissonner tous les mecs.

Anaïs eut une pensée débile — une idée de macho. Que foutait cette beauté dans cette taule merdique ? Elle aurait pu être mannequin ou comédienne. Avec un temps de retard, elle réalisa la stupidité de sa réflexion.

— C’est vous qui avez demandé une consultation. De quoi vouliez-vous me parler ?

Elle ne répondit pas. Les deux femmes se trouvaient dans un petit bureau dont le mur de gauche était vitré, ouvert sur la salle d’attente de l’UCSA. De l’autre côté, c’était la cohue. Des prisonnières en jogging, leggings et gros pulls, braillaient, gémissaient, se plaignaient, se tenant le ventre, la tête ou les membres. Un vrai marché à la criée.

— Je vous écoute, insista la psychiatre. Que voulez-vous ?

Après le déjeuner, Anaïs avait voulu retourner à la bibliothèque mais n’y avait pas été autorisée. Tout ce qu’elle avait obtenu, c’était le droit de passer un coup de fil. Elle avait appelé Solinas et était tombée sur sa boîte vocale. Elle avait repris le chemin de sa cellule, ne trouvant même pas la force d’ouvrir les livres d’Albertine Sarrazin qu’elle avait empruntés. Alors, elle avait eu cette idée désespérée : demander à voir la psychiatre. On l’avait à peine écoutée. Elle avait montré ses bras et obtenu un rendez-vous dans l’heure.

— Je suis flic, commença Anaïs. On a dû vous le dire.

— J’ai lu votre dossier.

— Je suis impliquée dans une enquête, disons, compliquée… En marge de ma hiérarchie. Outre le fait que l’air ici n’est pas terrible pour une OPJ, j’éprouve…

— Des angoisses ?

Anaïs faillit éclater de rire puis céda à un élan de franchise :

— J’ai peur.

— De quoi ?

— Je sais pas. Je ressens une menace… confuse, inexplicable.

— C’est plutôt normal entre ces murs.

Elle nia de la tête mais ne parvint pas à répondre. Elle avait maintenant du mal à respirer. Évoquer ses terreurs à voix haute accroissait leur réalité…

— Comment dormez-vous ? reprit la psy.

— Je crois que je n’ai pas encore dormi.

— Je vais vous donner un calmant.

La femme se leva et lui tourna le dos. Anaïs réalisa qu’elle n’était pas entravée, qu’aucune gardienne ne se tenait dans le périmètre — la psy l’avait exigé. Un bref instant, elle se dit qu’elle pouvait tenter quelque chose. Quoi ? Elle délirait.

La psychiatre se retourna, tenant un cachet et un gobelet d’eau. Sa jeunesse et sa fragilité la mettaient en confiance. Une alliée. Elle se demanda alors ce qu’elle pouvait lui demander. Faire entrer quelque chose ? Un portable ? Une puce électronique ? Un calibre ? ELLE DÉLIRAIT.

— Merci.

Elle avala le cachet, sans chercher à tricher. Elle n’avait plus la force de se battre. Nouveau coup d’œil sur la gauche. Les éclopées étaient toujours là, silhouettes informes, sacs de linge sale aux grimaces humaines. Elle éprouva un haut-le-cœur, imaginant ces viscères malades, ces organismes déglingués, fonctionnant de travers, puant de l’intérieur.

Elle songea à l’avenir que ces êtres n’avaient plus. Un avenir qui peu à peu devenait un passé non réalisé. La prison, c’était ça : un conditionnel qui ne passait jamais à l’indicatif. À la place, du jus mauvais, du ressentiment, des diarrhées chroniques…

Derrière son bureau, la psy rédigeait un formulaire administratif.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Votre demande de transfert.

— Je… je vais chez les fous ?

Elle eut un bref sourire :

— Vous n’en êtes pas encore là.

— Alors, quoi ?

— Je demande au directeur de vous qualifier « DPS ». Détenue Particulièrement Surveillée.

— Vous appelez ça une faveur ?

— Pour l’instant, c’est la seule façon de vous mettre à l’abri.

Elle savait ce que signifiaient ces initiales. Changements de cellule, fouilles permanentes, observation de tous les instants… Elle serait protégée des autres mais ne disposerait plus de la moindre marge de manœuvre.

Elle repartit en direction de ses quatre murs.

Tout ce qu’elle avait gagné, c’était une détention redoublée.

105

— Hédonis, ça vient d’où ?

— D’hédonisme. C’est ma philosophie. Carpe diem. Faut profiter de chaque jour, de chaque instant.

Chaplain considéra la petite brune au visage pointu. Des cheveux bouclés, légers, presque crépus, coiffés en vapeur. Des yeux sombres et proéminents. Des cernes qui lui dessinaient deux hématomes sous les paupières. Une bouche épaisse, mauve, qui ressemblait à un mollusque. Pas vraiment un prix de beauté.

Il en était à sa cinquième rencontre. Le Pitcairn portait bien son nom. Le bar ressemblait à un repaire de marins, au fond d’un port oublié. Lumières tamisées, voûtes de pierre, chaque table était séparée par un rideau de lin qui formait des boxes intimes où se répétaient la même scène, les mêmes espoirs, les mêmes bavardages. Chaplain songeait à un confessionnal. Ou un bureau de vote. Au fond, les deux formules convenaient.

— Je suis d’accord, se reprit-il, luttant contre sa propre distraction. Mais profiter de chaque jour, ça signifie aussi pouvoir compter sur les suivants, et les suivants encore. Je suis pour le long terme.

Hédonis haussa les sourcils. Les yeux paraissaient lui sortir de la tête. Elle plongea le nez dans son cocktail. Sa bouche pulpeuse se mit à téter avidement sa paille, comme si l’alcool allait lui souffler de nouvelles idées de conversation.

Chaplain, qui s’était composé un personnage d’homme sérieux, à la recherche d’une relation durable, insista :

— J’ai 46 ans. Je n’ai plus l’âge pour les histoires d’un jour.

— Waouh…, ricana-t-elle. Je croyais qu’on fabriquait plus ce modèle.

Ils rirent, par pure contenance.

— Et vous, Nono, ça vient d’où ?

— Je m’appelle Arnaud. Voyez l’astuce ?

— Chut, dit-elle en posant l’index sur ses lèvres. Jamais de vrais noms !

Nouveaux rires, plus sincères. Chaplain était étonné. Il imaginait une soirée de speed-dating comme une unité d’urgence ou une cellule de crise. La dernière station avant le suicide. En réalité, la soirée ne différait pas de n’importe quel cocktail dans un bar. Musique, alcools, brouhaha. La seule originalité était la cloche tibétaine. Une idée de Sasha, l’organisatrice, pour signifier que les sept minutes imparties à chaque couple étaient achevées.

Hédonis changea de registre. Après les premiers efforts pour paraître originale, fofolle ou volontaire, elle passa aux confidences. 37 ans. Expert-comptable. Propriétaire à crédit d’un trois pièces à Savigny-sur-Orge. Sans enfant. Sa seule grande histoire d’amour avait été un homme marié qui n’avait finalement pas quitté sa femme. Rien de neuf sous le soleil. Depuis quatre ans, elle vivait seule et voyait avec angoisse se rapprocher la ligne symbolique de la quarantaine.

Chaplain était surpris par tant de franchise. On était censé ici se mettre en valeur… Hédonis avait choisi le confessionnal. Tant pis pour le bureau de vote. La cloche retentit. Il se leva et décocha un sourire bienveillant à sa partenaire qui en retour grimaça. Elle venait de saisir son erreur. Elle était venue ici pour séduire. Elle avait simplement vidé son sac.

Suivante. Sasha avait opté pour une organisation classique. Les cavalières ne bougeaient pas, les cavaliers se décalaient d’un siège sur la droite. Il s’installa face à une brune bien en chair, qui avait fait des frais pour la soirée. Son visage poudré éclatait entre ses cheveux gonflés et laqués. Elle portait une vaste blouse sombre, sans doute de satin, qui noyait formes et reliefs. Ses mains potelées, très blanches elles aussi, virevoltaient comme des colombes jaillissant d’une cape de magicien.

— Je m’appelle Nono, attaqua-t-il.

— Ces histoires de pseudos, je trouve ça complètement con.

Chaplain sourit. Encore une forte tête.

— Quel est le vôtre ? demanda-t-il calmement.

— Vahiné. (Elle pouffa.) J’vous dis, les pseudos, c’est pourri.

La conversation s’engagea, suivant les étapes obligées. Après le stade provoc, ils passèrent au numéro de charme. Vahiné essayait d’apparaître sous son meilleur jour, au sens propre comme au figuré. Elle prenait des poses étudiées face aux chandelles qui brasillaient, lâchant des aphorismes creux en roulant des airs mystérieux.

Nono attendait patiemment la suite. Il savait que, bientôt, elle glisserait vers l’épilogue mélancolique. La note tenue sur laquelle elle se demanderait pourquoi et comment elle en était arrivée à cette course contre la montre : quelques minutes pour séduire un inconnu. Ce qui frappait le plus Chaplain, c’était la ressemblance profonde entre ces femmes. Même profil social. Même parcours professionnel. Même situation affective. Même allure ou presque…

Il ne se posait qu’une seule question : que venait chercher ici Nono, quelques mois auparavant ? Quel lien pouvait-il exister entre ce club de rencontres très ordinaire et son enquête sur un tueur extraordinaire, s’inspirant des légendes mythologiques ?

— Et vous ?

— Pardon ?

Il avait perdu le fil de la conversation.

— Vous êtes pour la fantaisie ?

— La fantaisie ? Où ça ?

— Dans la vie, en général.

Il se revit dans les douches de l’UHU alors qu’on traînait devant lui un clochard gangrené. En train de danser sur le char des fous ou de passer ses propres autoportraits aux rayons X, en tenant en joue une radiologue.

— Oui. Je dirais que je suis pour une certaine fantaisie.

— Ça tombe bien, fit la femme. Moi aussi ! Quand je rentre dans un délire, attention les yeux !

Chaplain sourit pour la forme. Les efforts de Vahiné pour paraître drôle et originale le rendaient triste. En vérité, une seule lui plaisait ce soir. Sasha en personne, métisse athlétique à la poitrine généreuse et aux curieux iris verts. Il ne cessait de lui lancer de brefs coups d’œil. Il n’était pas payé de retour.

La cloche sonna.

Chaplain se leva. Vahiné parut prise de court — on lui avait escamoté le chapitre des confidences. Ces candidates aimaient parler d’elles, ce qui l’arrangeait bien : il n’avait pas besoin d’improviser sur le thème Nono.

Il s’installa sur le siège suivant et saisit aussitôt qu’il avait déjà rencontré la femme face à lui. Il ne la reconnaissait pas mais son regard, à elle, venait de s’allumer. Ce fut très bref, juste un déclic, puis la lueur disparut. Une bougie qu’on aurait soufflée.

Chaplain n’y alla pas par quatre chemins :

— Bonsoir. On se connaît, non ?

La femme baissa les yeux sur son verre. Il était vide. D’un geste, elle fit signe au garçon qui apporta directement un nouveau cocktail. La manœuvre prit quelques secondes.

— On se connaît ou non ? répéta-t-il.

— C’est chiant qu’on puisse pas fumer ici, marmonna-t-elle.

Il se pencha au-dessus de la table éclairée par les chandelles. Tout baignait dans une demi-pénombre, chatoyante et mouvante comme le roulis d’un navire. Il attendait sa réponse. Finalement, elle le fusilla du regard.

— Je crois pas, non.

Son hostilité soufflait une autre vérité mais il n’insista pas. Il devait jouer le jeu comme avec les autres. Subir et mener à la fois l’entretien d’embauche sentimentale.

— Comment vous vous appelez ?

— Lulu 78, fit-elle après avoir bu une gorgée.

Il eut envie de rire. Elle confirma :

— C’est comique, non ?

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— 78 : c’est ma date de naissance. (Elle but encore. Elle reprenait des couleurs.) On peut dire que je joue cartes sur table, non ?

— Et Lulu ?

— Lulu, c’est mon secret. En tout cas, je m’appelle pas Lucienne.

Elle rit nerveusement en plaçant sa main devant la bouche, à la japonaise. C’était une femme minuscule, aux épaules d’enfant. Sa chevelure rousse lui tombait le long des tempes comme le cadre mordoré d’une icône. Son visage était étroit, éclairé par des iris qui semblaient roux eux aussi. Ces yeux, associés aux lignes des sourcils, étaient gracieux mais ne cadraient pas avec le reste. Le nez trop long, la bouche trop fine imposaient une sévérité, une sécheresse sans beauté. Elle ne portait aucun bijou. Ses vêtements ne trahissaient aucun soin, aucun apprêt. Chaque détail révélait qu’elle était ici à contrecœur.

— C’est mon pseudo sur Internet, ajouta-t-elle comme une excuse. Je l’ai tellement utilisé… C’est presque devenu mon vrai nom.

Elle parlait comme un chasseur usé par des années de jungle et d’affût. Il nota qu’elle ne lui demandait pas son pseudo en retour. Parce qu’elle le connaissait.

Il attaqua large :

— Qu’est-ce que vous attendez de ce genre de rendez-vous ?

La femme miniature le fixa un bref instant, par en dessous, l’air de dire « comme si tu ne le savais pas », puis déclara, sentencieuse :

— Une chance. Une occasion. Une opportunité que la vie refuse de me donner…

Comme pour balayer son trouble, elle se lança dans un discours général. Sa vision de l’amour, du partage, de la vie à deux. Chaplain lui donnait docilement la réplique. Ils en vinrent à évoquer ce sujet comme un thème abstrait, extérieur, oubliant qu’ils étaient en train de parler d’eux-mêmes.

Lulu 78 se détendait. Elle faisait tourner l’alcool au fond de son verre en suivant des yeux le mouvement circulaire. La première impression avait disparu — l’idée qu’ils se connaissaient. Pourtant, par à coups, un regard, une inflexion de voix rallumait ce sentiment de déjà-vu. Il voyait alors passer dans ses yeux de la colère et aussi, curieusement, de la peur.

Il ne restait que quelques minutes mais Chaplain ne s’intéressait plus à l’entretien. Son projet : suivre cette femme dehors et l’interroger sur leur passé commun.

— De nos jours, conclut-elle, être célibataire, c’est une maladie.

— Ça l’a toujours été, non ?

— C’est pas ici qu’on guérira, en tout cas.

— Merci pour l’encouragement.

— Arrête de déconner, tu… (Elle regretta aussitôt le tutoiement.) Vous n’y croyez pas. Personne n’y croit.

— On peut se tutoyer si vous voulez.

Elle faisait toujours tourner le verre entre ses doigts et le fixait comme un oracle.

— Je préfère pas, non… C’est chiant qu’on puisse pas fumer…

— Vous fumez beaucoup ?

— Qu’est-ce que ça peut te foutre ?

La réplique avait la violence d’une gifle. Elle ouvrit la bouche. Elle était mûre pour tout déballer. À cet instant, la cloche retentit. Il y eut des raclements de chaises, des rires, des froissements de tissu. C’était foutu. L’étroit visage devint aussi impassible que celui d’une madone.

Chaplain lança un regard sur sa gauche.

Un homme attendait son tour.

106

Lulu 78 remonta la rue Saint-Paul.

Il y avait dans l’air une poussière de neige impalpable. Les angles des trottoirs étaient bleuis par le gel. Chaque pas claquait comme un fouet d’orchestre. Chaplain marchait à cent mètres de distance. À moins que la femme ne se retourne et observe la rue avec insistance, elle ne pouvait pas le voir. Il aimait cette filature. L’absolue netteté de chaque détail. Le vernis du froid sous les lampes à arc. Il avait l’impression de vivre le négatif de son rêve, le mur blanc, son ombre noire. Il arpentait maintenant des murs noirs et son ombre était blanche : la buée qui s’échappait de ses lèvres, filtrée par la lumière laiteuse des réverbères.

Elle tourna à gauche, dans la rue Saint-Antoine. Chaplain accéléra le pas. Quand il parvint sur l’artère, elle avait déjà rejoint le trottoir d’en face et tournait sur la droite : rue de Sévigné. Chaplain traversa à son tour. Il avait quitté le bar sans demander le moindre numéro de téléphone. Sa seule priorité était Lulu 78.

— Merde, jura-t-il à voix basse.

Elle avait disparu. La rue rectiligne, encadrée d’hôtels particuliers du XVIIe siècle, était déserte. Il se mit à courir. Soit elle habitait dans un de ces immeubles soit elle était montée dans sa voiture.

— Qu’est-ce que tu veux ?

Chaplain sursauta : elle s’était planquée sous un porche. Il discernait tout juste sa silhouette, coiffée de son bonnet assorti à son écharpe, couleur de brûlures d’automne. Elle ressemblait à une collégienne qui a perdu son chemin.

— N’ayez pas peur, dit-il en levant les mains.

— Je n’ai pas peur.

Il repéra dans sa main droite un objet menaçant. Un de ces machins d’autodéfense qui envoient des décharges d’électricité. En guise de confirmation, l’engin décocha un éclair éblouissant. Un simple avertissement.

— Qu’est-ce que tu veux ?

Il s’efforça de rire :

— C’est absurde. Notre rencontre s’est mal engagée et…

— J’ai rien à te dire.

— Je pense au contraire qu’on pourrait reprendre les choses là où…

— Connard. On est sortis ensemble. Quand tu t’es assis tout à l’heure, tu m’as même pas reconnue.

Il n’avait donc pas rêvé.

— Vous pouvez baisser ça, s’il vous plaît ?

Elle n’esquissa pas le moindre geste, rencognée sous la porte cochère. Autour d’elle, la voûte était capitonnée de glace, auréole bleue et dure. Un panache de vapeur nimbait son visage.

— Écoutez-moi, reprit-il d’un ton apaisant. J’ai eu un accident… J’ai perdu une partie de ma mémoire…

Il pouvait sentir sa nervosité. Sa méfiance, son incrédulité.

— Je vous jure que c’est vrai. C’est pour ça que je ne suis pas venu pendant plusieurs mois aux rendez-vous de Sasha.

Aucune réaction. Lulu 78 était toujours verrouillée dans sa posture d’autodéfense. Son attitude n’exprimait pas seulement du ressentiment. Il y avait autre chose. Quelque chose de plus profond. Une peur qui dépassait largement l’instant présent.

Il laissa passer quelques secondes, dans l’espoir qu’elle reprenne la parole.

Il allait renoncer quand elle murmura :

— À l’époque, tu étais différent.

— Je le sais bien ! renchérit-il. Mon accident m’a complètement changé.

— Nono le rigolo. Nono le charmeur. Le tombeur de ces dames…

Elle avait jeté cela avec amertume. La rancœur s’égouttait de ses lèvres gercées.

— Mais tout ça, c’était du flan…

— Du flan ?

— J’ai parlé avec les autres.

— Les autres ?

— Les autres nanas. Chez Sasha, on vient chercher un mec. On repart avec des copines.

Chaplain fourra les mains dans ses poches :

— Pourquoi du flan ?

— Derrière la façade, il n’y avait rien. Tu ne nous as jamais touchées.

— Je ne comprends pas.

— Nous non plus. Tout ce que tu voulais, c’était poser des questions. Toujours des questions.

— Ces questions, risqua-t-il, sur quoi elles portaient ?

— T’avais l’air de chercher quelqu’un. Je sais pas.

— Une femme ?

Lulu ne répondit pas. Chaplain s’approcha. Elle recula dans l’angle du portail et brandit son taser. La buée s’échappait toujours de ses lèvres. Le fantôme de sa peur.

— Ça ne fait pas de moi un monstre.

— Il y a des rumeurs, fit-elle d’une voix sourde.

— Des rumeurs à quel sujet ?

— Au sein du club, des femmes disparaissent.

Il accusa le coup. Il ne s’attendait pas à ça. Le froid commençait à l’engourdir.

— Quelles femmes ?

— Je sais pas. En fait, il n’y a aucune preuve.

— Qu’est-ce que tu sais au juste ?

Il était passé au tutoiement pour signifier qu’il prenait le commandement. Le jeu des forces s’inversait. Lulu haussa les épaules. Elle paraissait mesurer elle-même l’absurdité de son discours.

— Après Sasha, quand on rentre bredouilles, on va boire un verre entre filles. Je me souviens plus qui a parlé de cette histoire la première mais ça s’est amplifié.

— Tu as interrogé Sasha ?

— Bien sûr. Elle a crié au délire.

— Tu penses qu’elle cache quelque chose ?

— Je sais pas. Peut-être qu’elle a prévenu la police. En fait, il est impossible de savoir si quelqu’un disparaît ou non du réseau. Je veux dire : une femme peut simplement arrêter de venir au club. Ça ne fait pas d’elle la victime d’un tueur en série.

— Dans tous les cas, tu as continué à venir…

Elle rit, pour la première fois, mais c’était un rire lugubre :

— L’espoir fait vivre.

— Qu’est-ce que je viens faire là-dedans, moi ?

— On t’a toujours trouvé bizarre…, hésita-t-elle.

— Parce que je ne touche pas les filles ?

— On s’est monté la tête. On en a même parlé à Sasha…

Chaplain commençait à saisir la froideur de la métisse. Même si elle ne croyait pas à cette histoire, Nono de retour au Pitcairn, ce n’était pas de la bonne publicité.

— Je ne sais pas comment te convaincre. Toute cette histoire me paraît aberrante…

— À moi aussi.

Comme pour appuyer ses paroles, elle rangea son arme dans son sac.

— Tu as toujours peur ?

— Je n’ai pas peur, je te l’ai dit.

— Alors, qu’est-ce qui ne va pas ?

Elle sortit de la flaque d’ombre du porche. Elle était en larmes.

— Je cherche un mec, tu comprends ? Ni un tueur en série, ni un amnésique, ni aucune de toutes ces conneries ! Un simple mec, pigé ?

Elle avait craché sa dernière réplique dans un bouillon de vapeur. Ce n’était plus un fantôme, une apparition de cristal mais un poisson jeté hors de l’eau, cherchant désespérément à retrouver son souffle.

Il la regarda s’enfuir sur le bitume brillant de givre. Il aurait aimé la retenir mais il n’avait que son propre vide à lui proposer.

107

Elle était une gréviste de la faim, sanglée à une table d’examens. Un écarteur d’acier lui maintenait la bouche ouverte. On lui enfonçait un tube dans la gorge pour la nourrir. Quand elle baissait les yeux, elle s’apercevait que le tuyau était un serpent luisant d’écailles. Elle voulait crier mais la tête du reptile appuyait déjà sur sa langue, l’asphyxiait…

Elle se réveilla trempée d’angoisse. Les muscles de sa gorge étaient si tendus qu’elle avait du mal à reprendre son souffle. Elle se massa le cou lentement, en état de choc. Combien de fois ce cauchemar cette nuit ? Anaïs s’endormait par à-coups. Aussitôt, le rêve agrippait son cerveau comme une serre de rapace.

Il y avait des variantes. Parfois, elle n’était plus en prison mais dans un asile psychiatrique. Des médecins masqués pratiquaient une expérience sur sa salive — ils vrillaient une vis dans sa joue. Elle tremblait de sueur et de froid. Cramponnée à son lit gigogne, elle grelottait sous sa couverture, paniquée à l’idée de se rendormir.

Pourtant, les occasions de rester éveillée ne manquaient pas. Le traitement DPS avait commencé. L’œilleton de sa cellule ne cessait de claquer. À deux heures du matin, les matonnes étaient arrivées, allumant la lumière, fouillant la pièce, repartant sans un mot. Anaïs les observait avec reconnaissance. Sans le savoir, elles lui avaient accordé un répit face au serpent.

Maintenant, elle restait blottie à observer sa cellule. Elle la sentait plus qu’elle ne la voyait. Les murs et le plafond trop proches. Les odeurs mêlées de sueur, d’urine, de détergent. Le lavabo incrusté dans le mur. Était-il là, tapi dans l’ombre ? El Cojo… El Serpiente…

Elle se tourna face au mur et lut, pour la millième fois de la nuit, les graffitis gravés dans le ciment. Claudia y Sandra para siempre. Sylvie, je repeindrai les murs avec ton sang. Je compte les jours mais les jours ne comptent plus sur moi… Elle passait ses doigts sur les inscriptions. Grattait les écailles de peinture. Des murs qui avaient déjà trop servi…

Solinas ne l’avait pas rappelée. Sans doute avait-il trouvé une nouvelle voie de recherche. Ou bien il avait arrêté Janusz. Cela expliquerait son silence. Quel est l’intérêt de contacter une taularde névrosée quand on détient le suspect numéro un dans une affaire criminelle de premier plan ?

Elle ruminait ce genre d’idées depuis des heures, entre froid et chaud, entre veille et sommeil. Parfois, tout était fini. Janusz sous les verrous. Janusz avouant ses crimes… Puis, peu à peu, la confiance revenait. Janusz était libre. Janusz démontrait son innocence… Elle ressentait alors un picotement d’espoir au fond du ventre. Elle n’osait plus bouger de peur qu’il s’évanouisse.

Dans l’obscurité, l’œilleton claqua encore une fois. Anaïs ne l’entendit pas : elle s’était rendormie.

Le serpent s’approchait de ses lèvres :

Te gusta ? demandait son père.

108

Chaplain était revenu sur ses pas et avait traversé le boulevard Beaumarchais. Puis il avait rejoint la rue du Chemin-Vert, le boulevard Voltaire, la place Léon-Blum. Le froid avait vidé les rues. Il restait le bitume, les réverbères, quelques fenêtres allumées, dont l’intimité et la chaleur lui faisaient froid au cœur.

Il se répétait les révélations du soir. Des femmes disparues chez Sasha. Nono comme suspect potentiel. Nono posant des questions et cherchant quelque chose auprès des postulantes du club — quoi ? Il ressassait aussi les nouvelles énigmes. S’il n’était pas le tueur de clochards, était-il un meurtrier de femmes célibataires ? Ou bien s’agissait-il du même assassin, lui ? Invariablement, il balayait toutes ces pistes d’un mouvement de tête rageur. Il avait décidé de retrouver une stricte neutralité d’enquêteur et de s’accorder à lui-même ce qu’on accordait à tous les malfrats : la présomption d’innocence.

Rue de la Roquette. Le village de lofts dormait. Le contact des pavés sous ses semelles le rassura. Il avait définitivement adopté cet atelier. Il glissa sa main parmi les bambous puis à travers la vitre brisée — il n’avait pas trouvé de clés dans son repaire. Il tourna le verrou de l’intérieur et ouvrit la porte. Il cherchait le commutateur quand il reçut un violent coup sur le crâne. Il s’écrasa sur le béton peint mais comprit tout de suite, dans un tourbillon de douleur et d’étincelles, qu’il était toujours conscient. La tentative pour l’assommer avait échoué.

Profitant de ce faible avantage, il se releva et s’élança vers l’escalier. Ses jambes se dérobèrent. Sa vision s’assombrit. Il eut l’impression qu’on lui secouait le sang à l’intérieur du crâne. À plat ventre, il se retourna et aperçut confusément son ennemi — un homme dans le prolongement de son corps, serrant ses jambes à la manière d’un rugbyman. Il libéra un pied et lui balança un coup de talon dans le visage. Le choc parut galvaniser l’adversaire. D’un seul mouvement, il se releva et bondit sur Chaplain. Un éclair traversa la verrière. Il tenait un couteau. Arnaud se jeta dans l’escalier, rata une marche, se redressa, montant les suivantes à quatre pattes.

L’homme était sur lui. Chaplain balança son coude vers l’arrière et repoussa l’agresseur qui rebondit contre les câbles d’acier de la rampe. Il n’en espérait pas tant. Les filières de voilier vibrèrent comme les cordes d’une harpe. Le bruit lui donna une idée. Il revint sur ses pas et attrapa le salopard étourdi par le col. Il lui enfonça la tête entre les filins et resserra deux câbles sur sa gorge, comme font les catcheurs à la télévision avec les cordes du ring. L’homme émit un râle déchirant. Chaplain ne lâcha pas prise. Une conviction battait les vaisseaux de son crâne : tuer ou être tué.

Il appuya encore puis lâcha tout.

L’adversaire venait de lui envoyer un coup de genou dans le bas-ventre. Ce n’était pas une sensation de souffrance. Pas seulement. Un trou noir au plus profond de son être. Plus de souffle. Plus de battements cardiaques. Plus de vision. Il serra les mains sur ses organes génitaux comme s’il pouvait en arracher la douleur et tomba à la renverse dans l’escalier.

Il se cogna la tête quelque part. Roula sur le sol. Des tubes et des pinceaux lui tombèrent sur la nuque. Le comptoir. Tendant un bras, il parvint à se relever, faisant trembler objets et produits. Il se retourna. L’ennemi chargeait déjà. Il encaissa le choc par le flanc droit sans tomber. Ils se fracassèrent tous les deux contre le bloc de briques. Les bidons, les flacons, les bouteilles se renversèrent, éclatèrent, d’autres roulèrent dans l’obscurité.

Chaplain parvint à repousser son agresseur. Dans le mouvement, il glissa sur une flaque. Il reconnut l’odeur. De l’huile de lin. Souvenir subliminal. Ce produit polymérise au contact de l’air. Assis par terre, il attrapa la bouteille qui s’était ouverte. Trouva un chiffon, l’imbiba, en frotta deux parties avec l’énergie du désespoir.

L’ombre revenait à la charge.

Chaplain ne cessait de frotter les fragments de tissu, sentant la chaleur monter entre ses doigts.

À l’instant où l’homme l’empoignait, le tissu s’embrasa, provoquant une lumière blanche assez brillante pour éclairer tout l’espace. Chaplain lui écrasa le chiffon sur le visage ou la gorge — ébloui, il ne voyait rien. La veste du gars prit feu. Il recula, chuta dans une flaque qui s’embrasa aussitôt. Il battait furieusement des membres. Une araignée ruisselante de flammes.

Chaplain se releva et attrapa un long pinceau pour lui crever les yeux ou les tempes. Il se ruait sur l’ennemi quand une main le saisit par les cheveux.

La sensation suivante fut le contact glacé d’un canon sur sa nuque.

Un peu de fraîcheur, ça ne faisait pas de mal.

— La fête est finie, Nono.

La lumière électrique éclaboussa l’atelier dévasté. Les traces de la bagarre, mais aussi d’une fouille sauvage. On avait retourné le moindre espace du loft. Chaplain s’immobilisa et vit son premier agresseur à terre. Il ne brûlait plus mais dégageait une fumée noire qui montait jusqu’aux structures du plafond. L’atmosphère était suffocante.

La main l’empoigna par le col et le poussa vers un tabouret de bar — un des rares encore debout. Chaplain tourna enfin la tête et découvrit le numéro deux. Un homme assez jeune, aussi mince qu’un cintre, noyé sous un flight-jacket de cuir brun. Il tenait un calibre automatique dans sa main droite.

Sous une mèche huileuse, son visage était fin, régulier, presque angélique, mais sa peau ravagée par des cicatrices d’acné. Les commissures de ses lèvres s’étiraient anormalement, lui donnant l’air de sourire perpétuellement. Ses yeux, profondément enfoncés sous les sourcils, cillaient à une vitesse inhabituelle. Comme ceux d’un serpent ou d’un lézard.

— Content de te revoir.

Il avait un accent slave. Chaplain comprit que ces mecs comptaient parmi les clients qu’il avait appelés dans la journée. Il ne parvenait pas à répondre. À peine à respirer. Il tremblait par convulsions.

L’homme aux yeux de reptile dit quelque chose à l’autre qui s’agitait toujours. Il semblait lui ordonner de ne plus fumer, de ne plus brûler. Le gars retira sa veste, la piétina avec rage, se dirigea vers les éviers de la cuisine. Il se mit la tête sous le robinet d’eau froide puis alla ouvrir la porte vitrée de l’atelier.

Aucun doute sur l’identité du chef.

— Vraiment content de te revoir.

La phrase était chargée d’ironie. Chaplain se demanda s’il n’allait pas l’abattre, là, tout de suite. Pour rire. L’arme qu’il tenait lui rappelait son Glock. Même canon court, même pontet carré, même matériau spécial qui n’était plus du métal. Il remarqua que l’arme était dotée d’un rail sous le canon, sans doute pour fixer dessus une lampe ou un désignateur laser. Dans quel monde évoluait-il ?

Chaplain hasarda, pour gagner du temps :

— Comment vous m’avez retrouvé ?

— Petite erreur toi. Appelé Amar numéro fixe. Numéro protégé mais pour nous, facile d’identifier ton adresse.

Son français était approximatif et sa voix aiguë, légère. Ses syllabes s’articulaient comme une mécanique en mal d’huile. Arnaud n’avait passé qu’un seul coup de fil de son fixe. Chez les Slaves, où il était question d’un certain Yussef. Il était certain qu’il l’avait devant lui. Quant à l’autre, son agresseur, c’était Amar, celui à qui il avait parlé au téléphone.

Des prénoms musulmans.

Peut-être des Bosniaques…

Il joua encore la montre :

— Vous ne connaissiez pas mon adresse ?

— Nono, quelqu’un de très prudent. T’as changé, visiblement. (Sa voix douce se durcit d’un coup.) Où t’étais, mon salaud ?

Les réjouissances commençaient. Autant jouer la provocation :

— J’ai voyagé.

Aucune réaction. Son visage paraissait taillé dans la pierre. Ses morsures d’acné évoquaient les trous d’une pluie acide.

— Où ?

— Je sais pas. J’ai perdu la mémoire.

Yussef eut un rire qui ressemblait à un roucoulement. Ses paupières battaient toujours. Clic-clic-clic… La trotteuse d’un compte à rebours. Chaplain enchaîna. Il espérait tenir en respect l’homme avec son baratin.

— J’ai eu un accident, je te jure.

— Avec la volaille ?

— Si c’était le cas, je serais pas là pour te parler.

— Sauf si tu nous as donnés.

— Dans ce cas, tu serais plus là pour m’écouter.

Yussef rit encore. Sous sa mèche graisseuse, il avait un maintien étrange. Trop droit. Trop raide. Comme s’il avait des barres de fer à la place des tendons et des vertèbres. Son compagnon l’avait rejoint. Il portait des cloques de brûlures sur le visage. La moitié de sa chevelure noire avait cramé. Pourtant, il paraissait ne rien ressentir. C’était un athlète de plus de 1,80 mètre. Chaplain était sidéré de lui avoir résisté aussi longtemps. L’homme semblait n’attendre qu’une chose : finir ce qu’il avait commencé dans l’escalier.

— Nono, t’es beau parleur. Mais maintenant, faut rendre ce que tu dois à nous.

Plus de doute possible. Nono avait dû escamoter un stock de drogue, ou l’argent correspondant à ce stock, ou les deux. Peut-être tout ça était-il planqué dans le loft. Peut-être avait-il été frappé par sa crise au moment de la livraison. Le miracle était qu’il soit encore vivant.

Chaplain s’accrocha à son sang-froid. Obtenir le maximum de renseignements sur lui-même avant que l’entrevue ne tourne à la séance de torture.

— Y a pas d’arnaque, Yussef.

— Tant mieux. Bolje ikad nego nikad. File marchandise. Les pénalités, on verra plus tard.

Il avait risqué le prénom : l’homme-déclic était bien Yussef. Autre information. La marchandise. De la drogue. Chaplain renonça à toute précaution.

— Comment on s’est connus ?

Il lança un regard au gorille qui sourit en retour :

— T’es devenu complètement glupo, mon Nono. J’t’ai sauvé du ruisseau, mon gars.

— C’est-à-dire ?

— Quand j’t’ai trouvé, t’étais rien qu’un chien galeux. (Il cracha par terre.) Un clodo, une merde. T’avais plus d’papiers, plus d’origine, plus de métier. J’ai tout appris à toi.

— Appris quoi ?

Yussef se leva. Son visage s’était figé. La plaisanterie avait assez duré. Ses pommettes hautes creusaient ses joues et ombraient ses commissures retroussées. Ce sourire perpétuel lui donnait l’air d’un masque japonais.

— Je rigole plus, Nono. File-nous ce que tu nous dois et on se casse.

— Mais qu’est-ce que je vous dois ? hurla-t-il.

Le colosse bondit mais Yussef le bloqua d’un geste. Il prit le relais et empoigna Chaplain d’une main. Le canon du semi-automatique à quelques millimètres de son nez brisé.

— Arrête déconner. C’est chaud pour toi, mon frère.

Il voyait maintenant de près les yeux du Bosniaque. Ses pupilles, entre deux déclics, étaient étrécies. Une pâleur froide et verte y scintillait. Yussef était encore jeune mais quelque chose de moribond l’habitait. Une maladie. Une froideur. Une malédiction.

— Je pourrai pas tout te rendre tout de suite, bluffa-t-il.

Yussef releva la tête, comme pour rejeter sa mèche en arrière.

— Commence par passeports. On verra après.

Le mot agit comme un révélateur. Faussaire. Il était faussaire. Tout à coup, ses impressions mitigées dans cet atelier trouvèrent leur signification. Le fait que la planche à dessin et les esquisses publicitaires avaient l’air d’un décor. Le fait que les couleurs, les toiles vierges, les produits chimiques sonnaient faux. Il n’était ni roughman, ni artiste. Il n’avait aucune existence légale : il était un artisan du faux.

Voilà pourquoi il avait au cul toute la communauté étrangère de Paris. Des clans, des groupes, des réseaux qui l’avaient payé pour obtenir des passeports, des cartes d’identité, des permis de séjour, des cartes de crédit et qui n’avaient rien vu venir.

— Tu les auras demain, fit-il sans savoir où il allait.

Yussef relâcha la prise et lui donna une tape amicale sur l’épaule. Son visage se réchauffa légèrement. La pierre devenait résine.

— Super. Mais pas conneries. Amar reste dans le coin. (Il lui fit un clin d’œil.) Lui donne pas l’occasion de faire payer toi petites blagues de tout à l’heure.

Il tourna les talons. Chaplain le rattrapa par le bras :

— Comment je te contacte ?

— Comme d’habitude. Portable.

— J’ai pas ton numéro.

— T’as tout zappé ou quoi ?

— Je t’ai dit que j’avais des problèmes de mémoire.

Yussef le considéra durant une seconde. La méfiance planait dans l’air comme un gaz toxique, dangereux. Le Bosniaque hochait légèrement la tête, par saccades. Enfin, il dicta les chiffres en français et ajouta mystérieusement « glupo ». Chaplain devina que c’était une insulte mais l’autre l’avait prononcée avec affection.

Les deux visiteurs disparurent, l’abandonnant dans son atelier ravagé. Il n’entendit même pas la porte claquer. Les yeux fixes, il se pénétrait de sa situation immédiate comme on s’envoie une rasade d’alcool brûlant.

Il avait la nuit pour retrouver son atelier.

Et son savoir-faire.

109

Il commença par l’hypothèse la plus simple.

Un atelier en sous-sol.

Il souleva les tapis en quête d’une trappe. Il ne trouva rien. Pas l’ombre d’une poignée, d’une rainure qui laisserait deviner un passage. Il attrapa un balai qui traînait avec les ustensiles de cuisine épars sur le sol. Il frappa partout en quête d’un bruit creux. Il n’obtint rien d’autre que le son plein, compact et grave de la dalle sous ses pieds.

Il balança son manche à travers la pièce. La peur montait en lui en poussées de fièvre. Passé le soulagement de voir partir les duettistes, le dilemme des prochaines heures se précisait. Une nuit pour localiser son atelier. Retrouver le coup de main. Fabriquer des faux passeports… Le projet même était absurde.

Fuir à nouveau ?

Amar ne devait pas être loin…

Alors qu’il cherchait dans les tiroirs des clés, une adresse, un indice, une autre part de son cerveau envisageait son nouveau profil. Faussaire. Où avait-il appris ce métier ? Où avait-il trouvé le fric pour démarrer son business ? Yussef lui avait dit qu’il l’avait récupéré sur le pavé. Il sortait donc d’une crise. Sans nom, sans passé, sans avenir. Le Slave lui avait mis le pied à l’étrier — l’avait-il formé ?

Faussaire. Il répétait le mot à voix basse tout en poursuivant sa fouille. Par miracle, les Bosniaques n’avaient pas trouvé son argent dans la coque du Pen Duick. Son arrivée les avait interrompus. Ils n’avaient pas pu finir le boulot sur la mezzanine.

Faussaire. Quel meilleur job pour un imposteur chronique ? N’était-il pas le faussaire de sa propre existence ? Il s’arrêta, conscient de la vanité de ses efforts. Il n’y avait rien ici pour lui. Il s’assit, épuisé, et sentit ses points douloureux se réveiller. Visage. Ventre. Entrejambe. Il palpa ses côtes et pria pour qu’elles soient entières. Il passa dans la salle de bains et humecta une serviette éponge, comme il l’avait fait l’avant-veille. Il appliqua la compresse sur son visage et en éprouva un vague soulagement.

Abandonnant l’idée d’un sous-sol, il évalua l’idée d’une pièce secrète — tout aussi absurde. Les murs porteurs avaient ici plusieurs mètres d’épaisseur. Et il n’y avait ni angle ni recoin pour ménager un espace en retrait. Il redescendit pourtant au rez-de-chaussée. Déplaça le réfrigérateur. Sonda les fonds de placards. S’enfouit dans les penderies. Ouvrit les grilles d’aération…

Soudain, il eut envie de s’effondrer sur son lit et de s’endormir, pour ne plus se réveiller. Mais il devait tenir bon. Il s’orienta vers la cuisine, enjamba les débris et se fit un café. Il songeait maintenant à une annexe, située dans le village de lofts. Non. Il y aurait eu des factures, des quittances de loyer et il les aurait trouvées.

Pourtant, tasse en main, il rejoignit la porte et considéra la ruelle pavée. Tout était calme. Les habitants de ces ruelles étaient à mille lieues de se douter de ce qu’il se passait. Son regard s’arrêta sur une plaque de métal à double battant qui perçait le sol à cinq mètres de son seuil. Il retourna vers le comptoir de Nono le peintre, fouilla, trouva un marteau ainsi qu’un tournevis — des instruments qui devaient lui servir pour fixer les toiles sur les châssis — ou donner l’illusion qu’il le faisait.

Il rejoignit la trappe et enfonça le tournevis dans la rainure centrale. Un coup de marteau suffit pour faire levier. Un des battants sauta. Chaplain découvrit un escalier de ciment. Il plongea dans le sous-sol et referma la paroi sur sa tête, cherchant à tâtons un commutateur. La lumière jaillit. En bas des marches, s’ouvrait un couloir ponctué de portes en bois, plein de relents de moisi et de poussière. Les caves des lofts. Il s’avança encore, se demandant où était la sienne.

Au bout de quelques pas, il n’eut aucun doute : une seule porte était en fer. Pas un cadenas mais une serrure. Ce qu’il cherchait était derrière. Il tenait toujours son marteau et son tournevis. Au mépris de toute discrétion, il enfonça sa pointe entre la paroi et le chambranle et frappa de toutes ses forces. Enfin, le métal se tordit, se souleva. Il planta son arme plus profondément et fit, une nouvelle fois, levier.

La serrure céda. Ce qu’il découvrit lui arracha un cri de triomphe. Il y avait là plusieurs imprimantes. Un plan de travail supportant un microscope, des mines, des pinceaux, des cutters. Sur des étagères, des produits chimiques, des encres, des tampons. Sous des bâches, plusieurs scanners, une machine de plastification, un appareil d’analyse biométrique…

Il alluma le plafonnier, éteignit la lumière du couloir, referma la porte. Le lieu était aménagé en atelier d’imprimerie. Le long des murs, des rames de papier. Des feuilles de plastique. Des toners. Des encreurs. Une lampe ultraviolette…

Un autre miracle était en marche : il se souvenait de tout. Ses connaissances de faussaire revenaient à la surface de sa mémoire, aussi facilement que les gestes d’un nageur plongeant dans la mer après trente années de terre ferme. Comment expliquer ce miracle ? Ce savoir d’artisan était-il à ranger du côté de sa mémoire culturelle ? Autre explication : il s’était débarrassé du mystérieux implant. Sa mémoire s’en trouvait peut-être libérée…

Pas le temps de se poser la question. Il mit en marche les imprimantes, alluma les autres machines. Les souvenirs affluaient. Comment scanner un passeport ou toute autre pièce d’identité. Comment blanchir les inscriptions en filigrane ou les fils fluorescents permettant d’identifier précisément le document pour ensuite en créer d’autres — vierges de tout signalement. Il se souvenait d’avoir personnellement boosté ses engins afin de copier des détails micrographiques conçus justement pour échapper à toute tentative de contrefaçon. D’avoir anéanti les dispositifs intégrés par les fabricants de scanners et d’imprimantes afin d’éviter tout risque de production de faux. D’avoir occulté le numéro de série que chaque copieur imprime en microcaractères, invisibles à l’œil nu, pour permettre de détecter l’origine du document reproduit.

Il comprenait pourquoi Yussef ne l’avait pas abattu. Il était un virtuose du faux. Un as de la fraude de documents. Sa main n’avait pas de prix. Il tomba sur un nouveau trésor. Une boîte en bois compartimentée, d’un mètre sur un mètre, rappelant les fichiers à l’ancienne des bibliothèques. À l’intérieur, rangés, triés, ventilés, des documents d’identité vierges. Parmi eux, les passeports français promis à Yussef. Glissée dans chaque exemplaire, une feuille pliée en quatre indiquait le nom et les coordonnées du futur candidat à la nationalité française, agrémentés d’une photo d’identité. Tous les noms avaient des consonances slaves. Quant aux gueules, c’était le défilé des yétis.

Il ôta sa veste, mit en route le système de ventilation, s’assit derrière le plan de travail. Il avait la nuit pour fabriquer trente documents. Il espérait qu’à côté des connaissances, les gestes, l’habileté, la sûreté allaient revenir dans le même élan.

Déjà, d’autres fragments se précisaient. Son credo de faussaire. Les règles qu’il s’était toujours imposées. Jamais d’usurpation d’identité. Jamais d’escroquerie. Jamais d’arnaque aux crédits ou aux banques.

Nono menait une autre croisade.

Il donnait naissance à de nouveaux Français.

Il enfila des gants de latex et attrapa les documents vierges — des e-passeports qui tous affichaient le symbole révélant la présence d’une puce électronique. Du dernier cri.

Il allait attaquer quand une autre idée le traversa. Une mauvaise idée sans doute, mais il était déjà trop tard pour y renoncer. Il balaya sa tignasse des deux mains : il verrait plus tard.

Pour l’heure, il devait se mettre au boulot.

Sauver la peau de Nono.

110

Fleury-Mérogis, Tripale des femmes.

Une rumeur l’arracha à son sommeil torturé.

Ça bruissait, ça parlait, ça marchait dans le couloir. Coup d’œil à sa montre : 10 h du matin. Elle se leva et plaqua son oreille contre la porte. Le brouhaha montait en régime. Les détenues paraissaient excitées. Le vendredi devait être le jour des parloirs famille.

Elle retournait s’allonger quand un cliquetis la fit sursauter. Une gardienne sur le seuil. On la transférait de cellule. On la foutait au mitard. On l’emmenait d’urgence chez le juge au pénal. En quelques secondes, elle imagina tout.

— Chatelet. Parloir.

— J’ai de la visite ?

— Quelqu’un de ta famille, ouais.

Quelque chose se brisa dans sa poitrine. Elle ne se connaissait qu’une seule famille.

— Tu viens ou quoi ?

Elle enfila sa veste à capuche et suivit la matonne. Dans le couloir, elle accorda son pas sur les autres. Fantômes en joggings, tchadors ou boubous. Rires. Baskets à la traîne. Le chemin jusqu’au parloir lui paraissait interminable. Seuls ses battements cardiaques la faisaient avancer. Une nausée violente la tenait à l’estomac.

Sans savoir comment, elle se retrouva dans le couloir de la veille. Bureaux vitrés. Barreaux aux fenêtres. Portes de verre feuilleté. Mais l’atmosphère n’avait plus rien à voir. Des enfants riaient dans les boxes. Un ballon frappait un mur. Un bébé pleurait. Plutôt l’ambiance d’une crèche que celle d’un parloir de prison.

La matonne s’arrêta et ouvrit une porte.

L’homme qui l’attendait, assis derrière la table, tourna la tête.

Ce n’était pas son père.

C’était Mathias Freire.

Par un tour de magie incompréhensible, il était parvenu jusqu’ici, franchissant les contrôles, les vérifications d’identité, les sas de détection…

— Vous n’allez jamais ressortir, fit-elle en s’asseyant de l’autre côté de la table.

— Faites-moi confiance, fit-il posément.

Elle rentra la tête dans les épaules, serra les poings entre ses genoux, prit une profonde inspiration. Sa façon à elle de puiser, au fond d’elle-même, l’énergie nécessaire pour encaisser cette surprise. Elle pensa à son allure. Traits tirés. Décoiffée. Crasseuse. Vêtue comme une convalescente dans un hosto.

Elle releva les yeux et se dit que ça ne comptait pas. Il était bien là, devant elle. Amaigri. Blessé. Fébrile. Il portait des vêtements de prix mais sa gueule avait l’air d’être passée sous un métro. Elle avait tant attendu cet instant… Sans jamais y croire.

— On a pas mal de choses à se dire, fit-il de la même voix calme.

En flashes subliminaux, elle le revit s’enfuir dans le hall du TGI de Marseille. Se faufiler entre les tramways de Nice. Lever son calibre vers les tueurs, rue de Montalembert.

— Le problème est qu’on n’a qu’une demi-heure, poursuivit-il en désignant l’horloge fixée au mur, derrière lui.

— Vous êtes qui aujourd’hui ?

— Votre frère.

L’idée la fit rire. Toujours la tête dans sa capuche, elle frottait ses paumes l’une contre l’autre, comme quelqu’un qui a froid, ou qui est en manque.

— Pour les papiers, comment vous avez fait ?

— C’est une longue histoire.

— Je t’écoute, fit Anaïs, passant au tutoiement.

Mathias Freire — celui qu’elle appelait ainsi — parla des trois meurtres. Le Minotaure. Icare. Ouranos. Il expliqua qu’il souffrait du syndrome du voyageur sans bagage. Il évoqua les trois personnalités qu’il avait traversées. Freire, le psychiatre, à partir de janvier 2010. Janusz, le clochard, de novembre à décembre 2009. Narcisse, le peintre fou, de septembre à octobre…

Aucune surprise de ce côté-là. Elle avait tout deviné, ou presque. Mais elle découvrait d’autres faits. Freire avait été le premier présent auprès du cadavre d’Icare — Fer-Blanc l’avait vu sur la plage. D’autre part, le mot russe « Matriochka » jouait un rôle clé dans l’affaire mais il ignorait lequel.

— Aujourd’hui, demanda-t-elle, vous en êtes à quel personnage ?

— Celui qui a précédé Narcisse. Un dénommé Nono.

Elle éclata d’un rire nerveux. Il sourit en retour.

— Arnaud Chaplain. J’ai été ce type au moins cinq mois.

— Qu’est-ce que vous faisiez dans la vie ?

— Laissez tomber.

Il énuméra les tentatives de meurtres auxquelles il avait échappé depuis sa fuite de Bordeaux. Cinq en tout. Il semblait doué d’invincibilité — ou bénéficier d’une chance hors norme. Partout où il allait, quelle que soit son identité, les hommes en noir le retrouvaient. Ces types étaient meilleurs enquêteurs que les flics eux-mêmes. En tout cas plus rapides.

Freire lâcha ensuite une information primordiale. À l’Hôtel-Dieu, après son arrestation, les radiographies de son visage avaient révélé sous sa cloison nasale un implant. En se brisant le nez, il avait réussi à l’extraire.

Disant cela, il ouvrit sa main : une minuscule capsule chromée brillait dans sa paume.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Selon le toubib de l’Hôtel-Dieu, ça pourrait être un diffuseur de produits ou une micropompe comme on en utilise parfois pour soigner l’épilepsie ou le diabète. Un dispositif implanté sous la chair, qui permet de mesurer en temps réel des critères physiologiques et de délivrer au juste moment le principe actif. Tout le problème est de savoir lequel et quel est son effet.

Tout cela était rocambolesque mais Anaïs se souvenait d’un détail : les meurtriers de Patrick Bonfils avaient suivi son cadavre jusqu’à la morgue de Rangueil — seulement pour lui ouvrir le nez. Pas besoin d’être grand clerc pour conclure. Ils étaient venus récupérer l’implant que le pêcheur abritait sous sa cloison nasale. Freire et Bonfils subissaient le même traitement.

Freire/Janusz parlait de plus en plus vite. Dans cet imbroglio, une obsession surpassait tout : il voulait prouver son innocence. Démontrer, malgré les évidences, qu’il n’était pas l’assassin de l’Olympe.

— Mon idée est que je traque moi-même l’assassin. Je ne suis pas le tueur. Je cherche le tueur.

— Tu l’as trouvé ?

— Je ne sais pas. On dirait que chaque fois que je m’approche trop près de lui, je perds la mémoire. Comme si… ce que je découvrais court-circuitait mes réseaux neuronaux. Je suis condamné à reprendre alors mon enquête. À zéro.

Anaïs l’imaginait face à un juge en train de déblatérer ses explications : c’était la taule assurée. Ou l’HP. Elle le regardait et n’en revenait toujours pas de l’avoir là, sous les yeux, hors de son crâne. Elle l’avait tant rêvé, il l’avait tant hantée…

En deux semaines, il avait vieilli de plusieurs années. Ses iris brûlaient au fond de ses cernes. Son nez, cabossé, déchiré, portait plusieurs pansements. L’idée lui vint qu’à mesure qu’il traversait ses identités, des marques lui en restaient. Il ressemblait encore au psychiatre qu’elle avait connu mais un fond de clochard s’agitait encore en lui. Une étincelle de folie palpitait dans ses pupilles — beaucoup plus Vincent van Gogh que Sigmund Freud.

Il était encore trop tôt pour savoir ce qu’Arnaud Chaplain lui léguerait en héritage. Peut-être l’élégance : ses vêtements trahissaient un soin, une attention qui n’avaient rien à voir avec les trois autres personnages.

Sur une impulsion, elle lui prit la main.

Le contact fut si doux qu’elle la retira aussitôt, comme si elle s’était brûlée.

Surpris, Freire se tut. Elle leva les yeux vers l’horloge. Il ne restait que quelques minutes. Elle prit la parole à toute vitesse. Elle raconta Mêtis, son passé militaire, son développement chimique puis pharmaceutique. Le groupe était devenu un des plus importants producteurs de psychotropes en Europe.

Elle évoqua ensuite les liens souterrains existant entre ce groupe et les forces de défense nationale. Enfin, elle résuma sa conviction, qui s’était verrouillée à l’instant : un laboratoire de la constellation Mêtis testait sur lui, ainsi que sur Patrick Bonfils et sans doute d’autres cobayes, une nouvelle molécule. Un produit qui fissurait leur personnalité et provoquait une sorte de réaction en chaîne. Des fugues psychiques en série.

Freire encaissait chaque fait comme un coup de poing dans la gueule. Histoire de l’achever, elle décrivit la puissance de Mêtis, qui ne pouvait être inquiété ni par les lois, ni par l’autorité de l’État puisque sa puissance même découlait de ces lois et de cette autorité.

Et maintenant, sa conclusion. Pour une raison qu’elle ignorait, le groupe avait décidé de faire le ménage et d’éliminer les cobayes du protocole. Mêtis avait missionné des combattants professionnels pour les abattre. Lui, Patrick Bonfils, et sans doute plusieurs autres. Ils appartenaient à une liste noire.

Freire encaissait toujours, les dents serrées. Elle s’arrêta, éprouvant le sentiment de tirer sur une ambulance. Il ne leur restait plus que deux minutes. Elle réalisa soudain leur inconscience. Ils se moquaient des caméras de sécurité. Des micros qui pouvaient enregistrer leur conversation. Des gardiens qui pouvaient le reconnaître ou être alertés par une source extérieure.

— Je suis désolé, finit-il par conclure.

Anaïs ne comprit pas ces mots — elle venait de lui annoncer son arrêt de mort. Avec un temps de retard, elle saisit qu’il parlait des murs de la maison d’arrêt, des conséquences de toute l’affaire sur sa carrière, du chaos dans lequel elle s’était volontairement jetée.

— J’ai choisi mon camp, murmura-t-elle.

— Alors, prouve-le.

Freire lui prit la main et glissa entre ses doigts un papier plié.

— C’est quoi ?

— L’heure et la date d’un appel que Chaplain a reçu sur sa ligne fixe, à la fin du mois d’août. Un appel au secours. Il faut que j’identifie la fille qui m’a contacté.

Anaïs se cabra.

— L’appel est protégé, continua-t-il. C’est le dernier coup de fil que j’ai reçu dans la peau de Chaplain. Le lendemain, je suis devenu un autre. Je dois retrouver cette femme !

Anaïs baissa les yeux sur son poing serré. Son cœur avait des ratés. La déception la suffoquait.

— Je t’ai écrit un autre numéro, continua-t-il à voix basse. Mon nouveau portable. Je peux compter sur toi ?

Elle fourra discrètement le papier dans sa poche de pantalon et éluda la question :

— Chaplain, il cherchait aussi le tueur ?

— Oui, mais d’une autre façon. Il utilisait des sites de rencontres. Notamment un club de speed-dating, Sasha.com. Ça te dit quelque chose ?

— Non.

— Le numéro, Anaïs. Il faut l’identifier. Je dois parler à cette femme. S’il n’est pas trop tard.

Anaïs fixa ses yeux rougis. Un bref instant, elle souhaita la mort de cette rivale. Aussitôt après, elle arracha ce cancer de son ventre.

Elle parvint à demander :

— C’est pour ça que t’es venu ?

La sonnerie retentit. Fin des visites. Il eut un sourire épuisé et se leva. Malgré ses kilos en moins, ses années en plus, ses yeux brillants de fièvre et son nez en miettes, il avait toujours un charme irrésistible.

— Ne dis pas de conneries.

111

Aussitôt sortie du parloir, Anaïs demanda l’autorisation de téléphoner. Cela signifiait simplement effectuer un détour par l’aile nord du tripale, où les postes s’alignaient, vissés dans le mur. La surveillante fut conciliante. Elle n’était pas encore une vraie DPS.

L’heure de la promenade avait commencé. Résultat, pas une gazelle devant les appareils téléphoniques. Anaïs composa de mémoire un numéro. Il fallait qu’elle s’agite pour ne pas sombrer dans l’abattement. Elle aurait tout le temps de pleurer dans sa cellule. Elle avait revu Mathias Freire et que s’était-il passé ? Du boulot de flic. Un échange professionnel. Et basta.

— Allô ?

— Le Coz, Chatelet.

— Anaïs ? Mais qu’est-ce qui se passe ?

La nouvelle de la fusillade et de son arrestation était parvenue jusqu’au Sud-Ouest.

— Trop long à t’expliquer.

— Qu’est-ce qu’on peut faire ?

Elle balança un regard vers la matonne qui faisait les cent pas, de dos, face à une baie grillagée. Anaïs sortit sa feuille de papier et le déplia.

— Je te donne l’heure et la date d’un appel protégé, ainsi que le numéro contacté. Tu identifies l’abonné qui a passé le coup de fil. Tout de suite.

— T’as pas changé, dit-il en riant. Balance.

Elle dicta le numéro, le jour, l’heure. Elle l’entendit décrocher une autre ligne. Il livra en relais les informations dans l’autre combiné puis revint vers elle.

— J’ai reçu un appel d’Abdellatif Dimoun.

Elle mit quelques secondes à replacer le nom. Le coordinateur de la police scientifique de Toulouse. Le guerrier du désert.

— Qu’est-ce qu’il voulait ?

— Tu lui as fait envoyer un tas de merdes, paraît-il, venues d’une plage de Marseille.

Elle avait carrément oublié cette piste. Les débris retrouvés autour du corps d’Icare.

— Il les a analysés ?

— Oui. Juste des détritus charriés par le ressac. Il n’y a qu’un truc qui tranche sur le lot. Un fragment de miroir. Selon lui, ça pourrait provenir d’ailleurs. Peut-être même de la poche du tueur.

— Pourquoi ?

— Parce que le fragment ne porte aucune trace de sel. Il ne vient pas de la mer.

Un morceau de miroir : on était bien avancés.

— C’est pas tout, continua Le Coz. Ils l’ont analysé : il porte des traces d’iodure d’argent.

— Qu’est-ce que ça signifie ?

— On a traité ce miroir. On l’a volontairement plongé dans ce produit pour le rendre sensible à la lumière. C’est une méthode très ancienne, paraît-il, qui date de 150 ans. La technique du daguerréotype.

— Du quoi ?

— L’ancêtre de la photographie. Je me suis documenté. Le miroir poli et argenté conserve l’empreinte projetée par un objectif. Après, on l’expose à des vapeurs d’iode et on obtient une image. Quand l’argentique est apparu, on a abandonné cette technique, non reproductible. Le daguerréotype imprime directement un positif, sans passer par un négatif.

— Dimoun pense que ce miroir est un support de daguerréotype ?

— Oui. Et ça nous fait un sacré indice. Plus personne ne pratique cette méthode à part quelques passionnés.

— Tu t’es rancardé ?

— J’y vais de ce pas.

— Trouve-moi la fondation qui réunit ces mecs. La liste des types qui utilisent encore cette technique.

Tout en parlant, elle eut soudain une vision très précise de la démarche du tueur. Il tuait. Il mettait en scène un mythe grec. Puis il l’imprimait, une fois et une seule, sur un miroir d’argent. Elle frissonna. Il devait exister, quelque part, une salle abritant ces tableaux terrifiants. Elle les voyait, sur les parois de son esprit, miroitant dans un clair-obscur. Le Minotaure égorgé. Icare brûlé. Ouranos émasculé. Combien d’autres ?

— J’ai ton numéro protégé. T’as de quoi noter ?

— Ouais. Dans ma tête.

Le flic lui donna le nom et les coordonnées de la mystérieuse interlocutrice d’Arnaud Chaplain. Ces infos ne lui disaient rien. Mais sur ce coup, elle n’était qu’un fusible. Elle remercia Le Coz, émue par cette source de chaleur, à plus de cinq cents kilomètres.

— Comment je peux te contacter ?

— Tu peux pas. Moi, je me démerderai.

Il y eut un silence. Le Coz était à court d’inspiration. Anaïs raccrocha pour ne pas fondre en larmes. Elle rejoignit la gardienne et lui demanda une nouvelle faveur : profiter des dernières minutes de la promenade. La matonne soupira, la toisa des pieds à la tête puis, se souvenant peut-être qu’elle était flic, prit la direction de la cour.

Anaïs brûlait de l’intérieur. Le nouvel indice des daguerréotypes lui redonnait de l’énergie. Elle enrageait d’être bloquée ici alors qu’un nouvel élément jaillissait dans son enquête. Peut-être rien. Peut-être quelque chose… Une certitude : elle garderait cette piste pour elle-même. Pas un mot à Solinas.

La rumeur du dehors la secoua. La gardienne venait d’ouvrir la dernière porte : les femmes marchaient et discutaient dans la cour, encadrées par des rectangles de terre pelée, des paniers de basket et une table de ping-pong en béton. Le décor ne faisait pas illusion. Les murs, les barbelés, les câbles ceinturaient le champ de vision. Les prisonnières avaient toujours l’air enfermé. Les corps étaient flétris, avachis. Les visages usés ressemblaient à ces manches de cuillères qui, à force d’être limés, poncés, affûtés, deviennent meurtriers. Même le vent glacé paraissait chargé de l’air vicié des cellules, de l’odeur de bouffe, des intimités mal lavées.

Elle fourra ses mains dans ses poches et se glissa dans sa peau de flic. Elle observa les groupes, les tandems, les isolées, et chercha la meilleure cible. Les détenues se partageaient en deux groupes dont l’appartenance se lisait sur leurs visages, leurs postures, leur démarche. Les bêtes fauves et les vaincues. Elle se dirigea vers un quatuor de Maghrébines qui n’avaient pas des têtes d’erreurs judiciaires. Des terreurs dont la machine carcérale n’avait pas sucé la sève. Ces femmes-là avaient plusieurs années de taule à leur actif. Et sans doute pas mal devant. Mais rien ne pourrait éteindre leur colère.

— Salut.

Lourd silence en réponse. Pas le moindre signe de tête. Seulement l’éclat noir des yeux, aussi dur que le bitume sous les pieds.

— Je cherche un portable.

Regard entre les nanas, puis gros éclat de rire.

— Tu veux nous demander nos papiers aussi ?

Les nouvelles allaient vite. En tant que flic, elle était déjà repérée, détestée, écartée.

— Je dois passer un SMS. Je suis prête à payer pour ça.

— Combien, bâtarde ?

Une des filles avait pris les commandes. Elle portait un caban ouvert sur un simple tee-shirt qui laissait voir des tatouages de dragons fiévreux sur son torse et des signes maoris dans son cou.

Elle ne tenta même pas de bluffer :

— Rien maintenant. J’ai pas une thune.

— Alors, casse-toi.

— Je peux vous aider dehors. Je vais pas moisir ici.

— On dit toutes ça.

— Oui, mais je suis la seule flic dans cette cour. Un flic ne reste jamais longtemps en taule.

Silence plombé. Brefs regards en loucedé entre les filles. L’idée mûrissait dans les têtes.

— Et alors ? finit par demander la femme-dragon.

— Trouvez-moi un portable. Une fois dehors, je ferai quelque chose pour vous.

— Je te pisse à la raie, cracha l’autre.

— Tu pisses où tu veux ma grande mais c’est une occasion qui passe. Pour toi. Tes frères. Ton keum. N’importe qui. Quand je serai dehors, je te jure que j’irai voir les juges, le proc, les flics à charge.

Le silence retomba, plus lourd encore. Elle pouvait presque entendre les rouages des cerveaux qui tournaient. Il n’y avait aucune raison de la croire. Mais en prison, qu’on le veuille ou non, la vie se nourrit d’espoir. Les quatre femmes, mains dans les poches, étaient emmitouflées dans des pelures et des survêtements infâmes. Dessous, on devinait les corps tendus par le froid.

Anaïs poussa son avantage :

— Un SMS. Ça prendra quelques secondes. Je vous jure de bouger pour vous.

Elles se regardèrent encore. Il y eut des gestes, des coups d’œil. Trois des filles se serrèrent autour d’Anaïs. Elle crut qu’elle était bonne pour une dérouillée. En réalité, les guerrières occultaient son champ de vision.

D’un coup, la femme-dragon réapparut au centre du rang. Le reptile incandescent s’agrippait à sa peau bronzée. Anaïs baissa les yeux : la taularde tenait un portable scotché, rafistolé au creux de sa paume.

Anaïs attrapa l’appareil. Rédigea son SMS debout devant le clan. Après avoir frappé le numéro de téléphone identifié, elle écrivit : « Medina Malaoui. 64 rue de Naples. 75009 PARIS. » Elle hésita puis ajouta : « Bonne chance. »

Elle composa le numéro de Freire et appuya sur la touche « envoi ».

Elle était vraiment la reine des connes.

112

Chaplain reçut le SMS d’Anaïs porte d’Orléans. Elle n’avait pas traîné. Cette information scellait leur association. À moins qu’une légion de flics ne l’attendent au 64, rue de Naples… Aussitôt, il indiqua au chauffeur l’adresse de Medina Malaoui puis composa le numéro qu’il venait de recevoir. Il tomba sur une boîte vocale. La voix sévère du 29 août dernier. Il ne laissa aucun message. Il préférait la surprendre dans son appartement. Ou mieux encore : fouiller les lieux en son absence.

La voiture filait sur le boulevard Raspail. Encore une fois, Chaplain passa en revue les révélations de la matinée. C’était Anaïs, du haut de ses 30 ans, entaulée à Fleury-Mérogis, qui avait découvert la clé de son destin : il était le sujet d’une expérience. D’un côté, cette idée était terrifiante. De l’autre, elle lui donnait de l’espoir. Il n’était pas un « chronique ». On l’avait empoisonné. Or, qui dit poison, dit antidote. Si on avait provoqué son syndrome, on pouvait le stopper. Peut-être même était-il déjà en voie de guérison, s’étant débarrassé de la mystérieuse capsule ? Il la regarda encore dans le creux de sa main. Il aurait aimé l’ouvrir, la scanner, la faire analyser…

Le chauffeur parvint rue Saint-Lazare, contourna la place d’Estienne-d’Orves, à l’ombre de l’église de la Trinité, emprunta la rue de Londres. Une impression confuse lui revint. Il détestait le neuvième arrondissement. Un coin de Paris où les rues portent des noms de villes européennes mais où les immeubles sont sinistres, froids et verrouillés. Au-dessus des portes cochères, des atlantes et des cariatides vous fixent comme des sentinelles au garde-à-vous. Les rues sont désertées par les passants : seuls des compagnies d’assurances, des charges de notaire, des bureaux d’avocats règnent en maîtres…

L’image d’Anaïs lui revint. Il avait aimé la revoir. Son teint de lait. La brûlure sombre de son regard. L’étrange intensité de sa présence qui semblait ne pas subir le monde mais au contraire lui envoyer sa propre force, son empreinte incandescente. L’aimait-il ? Pas de place pour ce genre de questions dans sa tête ni dans son cœur. Il était un être vide. Ou plutôt : saturé d’inconnu. Mais cette alliée lui réchauffait le sang.

Le chauffeur stoppa au 64, rue de Naples. Il régla et sortit. Il découvrit un immeuble typique du quartier, forteresse de pierre striée de refends, surmontée aux troisième et quatrième étages de bow-windows. Il n’avait pas le code. La rue était déserte. Il se mit à faire les cent pas devant le seuil.

Enfin, au bout de dix minutes, deux hommes en costume jaillirent de la porte cochère. Chaplain se glissa à l’intérieur, frigorifié par l’attente. Une voûte s’ouvrait sur deux escaliers à droite et à gauche. Au fond, une cour révélait un fouillis d’arbres et une fontaine. Le cœur intime de l’immeuble. Il repéra les boîtes aux lettres.

Medina Malaoui vivait au troisième étage, escalier de gauche. Pas d’interphone. Il monta à pied. Deux portes se partageaient le palier. Une fenêtre décorée de vitraux occupait le centre. L’appartement de Medina Malaoui était celui de droite — une carte était fixée sur le chambranle. Il sonna. Une fois. Deux fois. Sans résultat. Medina n’était pas chez elle. À moins qu’il ne lui soit arrivé quelque chose… Cette idée, qu’il avait repoussée jusqu’à maintenant, revenait en force sur son seuil.

Il se retourna et observa la porte d’en face. Il imaginait un voisin curieux en train de l’observer à travers le judas. Il s’approcha du seuil, écouta. Aucun bruit non plus à l’intérieur.

Personne à droite, personne à gauche.

La solution était au centre.

Il ouvrit la fenêtre. Un rebord courait le long de l’étage, idéal pour se déplacer latéralement. Il avait déjà pratiqué cette gymnastique l’avant-veille, à l’Hôtel-Dieu. Il se recula et attendit plusieurs minutes, à couvert, en observant les deux façades qui fermaient la cour. Pas un mouvement aux fenêtres. Pas un bruit à travers les murs. À 11 heures 30 du matin, le 64 rue de Naples était un sanctuaire.

Il enjamba le châssis et se posa sur la coursive. Évitant de regarder le jardin, trois étages plus bas, il tourna le dos au vide, s’accrochant aux refends de la paroi. Il atteignit en quelques secondes la première fenêtre de l’appartement de Medina. Toujours en équilibre, il frappa avec le coude la vitre d’un coup sec. Le verre se fendit en deux mais resta en place, grâce au mastic. Chaplain redoutait toujours qu’un témoin inopiné se mette à gueuler dans la cour : « Au voleur ! Au voleur ! »

Il passa son bras par la fêlure et actionna la poignée intérieure. Il se glissa entre les voilages, referma la fenêtre, observa les façades. Rien n’avait bougé. D’un geste, il ferma les doubles rideaux. Fin du spectacle.

Tout de suite, il sentit l’odeur de poussière. Pas bon signe. Il fit quelques pas et découvrit un appartement de riche célibataire. Grand salon. Cuisine high-tech. Couloir sur la droite qui devait s’ouvrir sur une chambre ou deux. La distribution des espaces était ample, aérée, agréable.

Il contourna le canapé en L face à un écran plat fixé au mur. Il ne s’attarda pas sur la déco. Du chic. Du cher. Du raffiné. Le tout recouvert par une couche de poussière trop épaisse pour ne pas être inquiétante. Ça commence à craindre. Je flippe. Le 29 août avait-il été fatal à Medina ?

Un portrait de femme était posé sur un meuble. Comme d’habitude, ce visage ne lui disait rien. La trentaine. Cheveux blonds et évanescents. Visage ovale, rehaussé de pommettes mongoles, à la russe. Deux yeux immenses, noirs, langoureux. Des lèvres rouges, épaisses, charnues. Chaplain songea à la pomme empoisonnée de Blanche-Neige. L’ensemble ruisselait littéralement de sensualité, comme si Medina sortait tout juste d’une pure source de désir.

Il s’attendait à autre chose. La voix évoquait une élégance froide, une beauté autoritaire. Quant au nom, il laissait imaginer une créature sombre, plantureuse, d’origine maghrébine. Il avait sous les yeux une fleur des champs, tendance kolkhoze. Medina était peut-être d’origine kabyle… La photo avait été prise à bord d’un bateau. Chaplain se demanda soudain s’il n’avait pas pris lui-même le cliché sur un voilier qu’il aurait loué…

Il fit sauter l’image de son cadre, la fourra dans sa poche, commença le tour du propriétaire. Aucune surprise. On était ici chez une Parisienne branchée, aisée, intellectuelle. En revanche, nulle trace d’un métier, d’un poste professionnel. Les signes désignaient plutôt une existence d’étudiante. Le salon, le couloir, la chambre étaient tapissés de bouquins classés par ordre alphabétique. Philosophie. Critique littéraire. Ethnologie. Philologie… Pas vraiment l’école du rire.

Fouillant les tiroirs, il dénicha enfin une carte d’étudiante. Medina Malaoui, 28 ans, inscrite à la Sorbonne en DEA de philosophie. Il chercha encore et trouva un dossier complet retraçant son cursus. Elle venait du nord de la France. Bac à Saint-Omer. Licence et maîtrise de philosophie à Lille. La jeune femme préparait à Paris un doctorat portant sur les œuvres de Maurice Merleau-Ponty — le titre du travail à venir prenait trois lignes. Incompréhensible.

Chaplain réfléchit. Où Medina gagnait-elle son fric ? Une fille à papa ? Un boulot en parallèle ? Aucune réponse mais la garde-robe, dans la penderie, surlignait la question. Prada, Chanel, Gucci, Barbara Bui… Sur l’étagère du haut, des sacs en pagaille. Sur celle du bas, des chaussures en série. Avec quoi Medina s’achetait-elle tout ça ? Depuis quand la philosophie assurait-elle de tels moyens ? Était-elle la complice de ses trafics ? Ça commence à craindre. Je flippe.

Il continua sa recherche et ne trouva rien de personnel. Pas de téléphone mobile. Pas d’agenda. Pas d’ordinateur portable. Pas de factures d’abonnement. Pas de documents administratifs. Devant la porte d’entrée, du courrier s’entassait. Il regarda les dates : les lettres les plus anciennes dataient de la fin du mois d’août. Comme chez lui, la plupart des envois étaient publicitaires. Mais ici, pas même de factures, ni de relevés de banque. Tout devait passer par le Net. Où Medina était-elle partie ? Était-elle morte ? D’autres questions, en désordre. Où l’avait-il connue, sur un site de rencontres, chez Sasha.com ? Il imagina la fille du portrait dans une des soirées à cloche tibétaine. Elle aurait fait sensation.

Il fit un dernier tour pour trouver les indices d’un départ précipité. Ou quelque chose de plus irrévocable… De la nourriture pourrie dans le frigo. Une salle de bains en désordre. Des penderies pleines qui démontraient que Medina n’avait pas pris le temps de faire ses valises.

Chaplain sortit par où il était venu. Son butin tenait dans la poche intérieure de sa veste : la photo d’une jolie poupée slave au nom arabe. Le reste était dans sa tête. Ou plutôt dans sa gorge. L’impression funeste que Medina n’était plus de ce monde.

Il traversait la voûte du rez-de-chaussée quand une sexagénaire en tenue de combat jaillit devant lui : blouse bleue, balai-brosse, seau d’eau de Javel.

— Vous cherchez qui ?

Chaplain allait mentir mais se ravisa. La gardienne pouvait lui fournir des informations :

— Je venais voir Medina Malaoui.

— Elle est pas là.

— Elle s’est absentée ?

— Depuis un moment, oui.

— Combien de temps ?

La femme lui lança un regard suspicieux. Le passage n’était pas allumé. Ils se tenaient dans un clair-obscur chargé des odeurs du jardin.

— Vous êtes un ami ? demanda-t-elle enfin.

— Je suis un de ses professeurs, improvisa-t-il. Depuis quand est-elle partie ?

— Plusieurs mois. Mais le loyer est payé. Pas de problème.

— Elle ne vous a rien dit ?

— Elle dit jamais rien, la petite chérie.

Le ton se chargeait de mépris :

— Très discrète. Très… indépendante. Elle fait son ménage toute seule. Ses courses toute seule. Toujours toute seule !

Chaplain simula l’inquiétude :

— Cette disparition n’est pas normale… Elle n’a prévenu personne à la faculté.

— Faut pas vous en faire. Ces filles-là, il peut rien leur arriver.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

La gardienne s’accouda à son balai. Position repos.

— Si vous êtes prof, je vais vous donner un conseil.

Chaplain s’efforça de sourire.

— Faut toujours regarder les sacs des étudiantes. Si la fille porte une gibecière, un sac à dos ou une bourse en jean, pas de problème. Mais si elle se radine à vos cours avec du Chanel, du Gucci ou du Balenciaga, alors là, croyez-moi, elle a un autre job… Un job de nuit, si vous voyez ce que je veux dire.

La bonne femme paraissait bien informée des marques de luxe et des nouvelles habitudes du monde estudiantin. Mais elle avait raison. Tout l’appartement de Medina respirait le fric facile. L’élégance bling-bling des nuits parisiennes. Medina était-elle une escort-girl ? Avait-il été un de ses clients ?

Il joua l’indignation :

— Medina était très sérieuse et…

— C’est pas incompatible. C’est pas les mêmes horaires, c’est tout.

— Vous avez des preuves de ce que vous avancez ?

— Elle partait tous les soirs puis revenait à l’aube. Qu’est-ce que vous croyez, qu’elle avait un job de gardien de nuit ?

Chaplain revit la photo — celle qu’il tenait dans la poche de sa veste. Pas de commentaire. Il contourna la concierge. Elle lui barra le passage avec son balai.

— Si je la vois, je lui dis que vous êtes passé ?

Il acquiesça distraitement.

— C’est quoi votre nom ?

— Laissez tomber.

La seconde suivante, il appuyait sur le bouton d’ouverture de la porte cochère. Il jaillit dehors et eut juste le temps de bifurquer sur la gauche. Une voiture banalisée venait de piler en double file. Deux hommes en sortirent. Aucun doute : des flics.

Il accéléra le pas, entendant le portail s’ouvrir derrière lui. Les condés devaient posséder une clé universelle. Son cerveau devint un shaker. Pensées secouées, fébriles, paniquées. Anaïs l’avait-elle balancé ? Impossible. Les flics s’inquiétaient-ils tout à coup du sort de Medina Malaoui ? Pas possible non plus. Une seule explication. Anaïs était surveillée à la maison d’arrêt. Quand elle s’était renseignée sur le numéro protégé, sa communication avait été enregistrée. On avait voulu savoir pourquoi la fliquette s’intéressait à ce numéro.

Il descendait au pas de course le boulevard Malesherbes en quête d’une station de métro ou d’un taxi. Il revoyait le joli minois aux pommettes hautes. Son oraison funèbre ne faisait plus de doute. Que s’était-il passé le 29 août ? Était-il arrivé trop tard ? L’avait-il tuée lui-même ?

Un seul moyen de le savoir.

Retrouver les collègues de Medina.

Plonger dans le monde des filles VIP.

Pour cela, il avait un guide tout désigné.

113

Les passeports bien neufs, bien craquants, claquèrent sur le tableau de bord.

— En voilà 20. T’auras les dix autres demain matin.

Toute la nuit, il avait bossé sur ces documents, retrouvant les gestes, les automatismes, les exigences du vrai faussaire. Il était redevenu Nono l’expert, Nono les doigts d’or. Yussef, au volant de sa Mercedes Classe S, saisit les documents avec précaution. Il les feuilleta, les étudia, les tritura. Chaplain était assis à ses côtés. Amar occupait la banquette arrière, à la fois au repos et aux aguets.

Yussef hocha la tête puis donna les passeports à son comparse qui les fit passer dans une machine — sans doute un détecteur. Les secondes ressemblaient à des gouttes d’acier en fusion. Chaplain essaya de se concentrer sur le design majestueux de l’habitacle : inserts en érable madré, sièges en cuir noir, tableau de bord surmonté par un écran GPS en scope…

Au-delà, à travers le pare-brise fumé, il apercevait le foyer Saint-Maurice, boulevard de la Chapelle, à l’ombre du métro aérien. Contraste frappant entre cette cabine de yacht et les sans-papiers qui se bousculaient devant la porte, suintant la peur, la misère et l’oubli.

Il avait appelé Yussef à 13 heures, le Bosniaque lui avait donné rendez-vous devant ce foyer où s’agglutinaient hommes, femmes et familles entières en mal de toits et de papiers. La clientèle du Bosniaque.

Amar tendit le bras entre les deux sièges et rendit les passeports à Yussef :

— Nickel, admit-il.

Les commissures des lèvres de Yussef, tracées au cutter, s’étirèrent en un sourire :

— T’as pas perdu la main.

— Demain matin, la suite.

— On parle plus d’argent sur ce coup ? t’es d’accord ?

— C’est déjà beau de ne pas avoir perdu quelques doigts dans la bataille.

Yussef comptait ses passeports comme s’il s’agissait d’un jeu de cartes.

— Nono, toujours plus malin que les autres.

Chaplain était fasciné par ce jeune homme qui ne pesait rien et dégageait une autorité de général. Il flottait dans un pull commando de l’armée britannique, vert olive, avec des renforts de tissu aux coudes et aux épaules. La Mercedes était son blindé.

— J’ai tout de même une faveur à te demander.

— Bien sûr, fit l’autre en fixant les fantômes du dehors.

— J’ai besoin d’un calibre.

— Ça va te coûter cher.

— Des cartes de séjour pour tout un cargo, si tu veux.

— Pourquoi un calibre ?

— Raisons personnelles.

Yussef conserva le silence. Il observait toujours les illégaux qui s’enfonçaient dans leur propre ombre, le long de la façade lépreuse. Enfin, il fit un signe à Amar qui sortit de la voiture. Son impression se confirma : le Bosniaque l’avait à la bonne — et cela avait toujours été le cas.

Le coffre s’ouvrit. La scène avait un caractère surréaliste. Ce bunker de carbone et de bois verni, les sans-papiers qui battaient le pavé dehors, les ressources de la Merco qui faisait à la fois office de bureau administratif, d’arsenal, de banque et de coffre-fort.

— Je t’ai dit que j’avais des problèmes de mémoire ?

— Complètement à la masse, ouais.

— Je me souviens pas de la manière dont on s’est rencontrés.

Yussef hocha la tête, à coups de petits déclics. Le trouble de Nono l’amusait.

— Croisé toi à Stalingrad, en mars dernier. Tu dessinais sur le sol avec craie. Tu vivais avec les trois kopecks que les passants filaient à toi. T’avais la tête vide. Impossible de savoir nom à toi, origine.

— Pourquoi tu m’as aidé ?

— À cause de tes dessins. Ça m’a rappelé les stecci, des tombes anciennes qu’on trouve au pays.

Amar était de retour. Un pistolet se matérialisa dans sa paume, qu’il braqua au-dessus du levier de vitesse, crosse la première.

— Un CZ 75, fit Yussef. Ces enfoirés de Tchèques, ils font du bon boulot.

Le calibre était différent du Glock. Il ne s’attarda pas dessus et le fourra dans sa poche. Sans enthousiasme, Amar lui donna trois chargeurs.

Il allait dire merci quand Yussef poursuivit, les pupilles toujours fixées sur les sans-papiers :

— On t’a recueilli, mon pote. On t’a lavé, on t’a nourri, on t’a logé. T’avais toujours la tête vide mais tu savais dessiner. J’ai foutu toi dans les pattes de mes faussaires.

— Tu en as d’autres ?

— Qu’est-ce que tu crois ? Que j’ai attendu toi pour enrichir l’état civil français ?

— J’ai accepté ?

— Tu t’es mis au boulot, glupo. En deux semaines, t’enterrais tout le monde. Le don, l’instinct. Encres, techniques d’impression, tampons… (Il énumérait avec ses doigts.) Pigé tout. Un mois plus tard, t’as encaissé premiers paiements. Créé ton labo en solo. Un autre que toi, j’aurais arraché les couilles. Toi, j’ai fait confiance. Toujours le boulot à l’heure.

Nono avait donc duré plus longtemps que les autres. De mars à septembre 2009. Il avait eu le temps de s’installer, de gagner sa légitimité, d’obtenir un statut officiel — il avait pu louer l’atelier, obtenir un compte en banque, payer ses abonnements. Tout était basé sur des faux papiers.

— Et je ne t’ai jamais dit mon nom ?

— Au bout d’un certain temps, t’as commencé à dire que tu t’appelais Nono. Tu venais du Havre, t’avais été imprimeur. Des conneries. L’important, tes livraisons. Pour ça, jamais de problèmes. Jusqu’au jour où t’as disparu.

Il eut un rire bref et empoigna la nuque de Chaplain :

— Mon salaud !

Chaplain saisissait mieux la nature du miracle Mathias Freire. Il avait dû se fabriquer des papiers à ce nom… Cela signifiait qu’il s’était toujours baladé avec ces documents, du temps de Narcisse ? de Victor Janusz ? Non. Il pensait plutôt que son don lui était revenu au bout des doigts quand il s’était retrouvé de nouveau au fond du néant. Il avait inventé Mathias Freire. Il s’était fabriqué des papiers et avait trouvé le poste à Pierre-Janet.

Yussef claqua des doigts. Deux verres se matérialisèrent sur l’accoudoir qui les séparait. Ils paraissaient aussi petits que des balles de fusil.

Amar se pencha entre les deux sièges, une bouteille à la main. Yussef brandit son « shot ».

Zxivjeli !

Chaplain but sa vodka cul sec. Le breuvage était aussi épais que du vernis. Il toussa violemment. L’alcool lui brûla la gorge, chauffa ses pectoraux, puis engourdit ses membres.

Yussef éclata de son rire trop court, aussitôt mangé par ses lèvres de Joker.

Polako, Nono. Ces trucs-là, ça se déguste…

D’un geste, il ordonna à Amar de le resservir. Chaplain avait les larmes aux yeux. À travers cette brume, il voyait la faune du dehors. Un nuage de vapeur émanait de leurs épaules basses, leurs dos voûtés. Il y avait des Noirs, des Beurs, des Bridés, des Indiens, des Slaves… Ils se serraient les coudes, battaient le bitume, attendaient on ne savait quoi.

— Comment font-ils ? demanda-t-il.

— Pour survivre ?

— Pour se payer tes passeports.

Yussef rit :

— T’as vu leur gueule ? Ceux-là, ils m’achètent plutôt des cartes de séjour.

— Ça ne répond pas à ma question : comment font-ils ?

— Ils se cotisent. Ils s’endettent. Ils se démerdent.

Une nausée vague étreignit sa gorge. Il avait participé à ce trafic. Il avait contribué à cet esclavage. Comment avait-il pu descendre aussi bas ? Ses identités ressemblaient à des marches qui ne le menaient jamais vers le haut.

— Je ne t’ai jamais rien dit d’autre ? insista-t-il. Sur mon passé ? Ma manière de vivre ?

— Rien. Tu prenais la commande, tu disparaissais. Quand tu revenais, les papiers étaient faits. Toujours dakako.

— C’est tout ?

— Ce que je peux dire, c’est que toi as changé.

— Dans quel sens ?

Il passa un index sous le revers de sa veste en velours Paul Smith :

— De mieux en mieux sapé. Coiffé. Parfumé. À mon avis, sacré baiseur.

L’occasion était trop belle. Il but sa vodka et joua sa carte.

— Je cherche des filles.

— Des filles ?

— Des pros.

Yussef éclata franchement de rire :

— Et tes réseaux, mon frère ?

— Je ne me rappelle même pas de leurs numéros.

— J’peux présenter toi. Filles du pays. Les meilleures.

— Non. Je veux des filles… du Sud. Du Maghreb.

Yussef parut vexé. Un éclair passa dans ses yeux de reptile. Une lueur qui rappelait la lumière dense et dangereuse de l’alcool entre leurs doigts. Chaplain craignit le pire mais ses commissures se relevèrent et ses yeux cillèrent.

— Va voir Sophie Barak.

— Qui c’est ?

— Y a pas une beurette qui passe pas par elle.

— Où je peux la trouver ?

— Hôtel Theodor. Son QG là-bas, à l’année. Une impasse rue d’Artois. Dis-lui que tu viens de ma part. Je lui vends des papiers pour ses filles.

— Accueillante ?

Yussef lui pinça la joue :

— Avec toi, pas de problème. Elle aime les petits trous-du-cul dans ton genre. Mais faut lui parler fort. Elle est libanaise. Elle est à moitié sourde à cause des bombes de son enfance.

— Et sinon ? Si je veux chasser moi-même ?

Yussef regarda Amar. Pour la première fois, le géant esquissa un sourire.

— Quand on cherche les gazelles, faut aller au point d’eau. Va au Johnny’s, rue Clément-Marot. Tu pourras faire ton marché. On se voit demain. Toi intérêt venir avec la suite. On verra après pour le reste.

— Le reste ?

— Le cargo, glupo. C’est toi qui l’as dit. Odjebaus.

Il lui glissa deux billets de 500 dans sa pochette de veste :

— Fourres-en une à ma santé !

114

— Qu’est-ce que c’est que ces conneries ?

De nouveau, le parloir. De nouveau, Solinas, bloc de rage faisant défiler des images sur son ordinateur portable. Son entrevue avec Janusz, filmée par une caméra de sécurité.

— J’y suis pour rien, fit Anaïs. Je…

— Ta gueule. T’as bien conscience que tu vas plonger ?

— Je te répète que…

Solinas releva ses lunettes sur son crâne. Des muscles jouaient nerveusement sous ses tempes.

— Quand on m’a montré ça, fit-il d’une voix accablée, j’ai cru halluciner. Ce mec est un malade.

— Il est en panique.

— En panique ? (Le flic ricana dans les graves.) Je dirais plutôt que c’est le fils de pute le plus gonflé que j’aie jamais connu. Qu’est-ce qu’il voulait ?

— Identifier un numéro de téléphone.

— C’est tout ?

— Presque. Si je te dis qu’il est innocent et qu’il continue à mener sa propre enquête, je sais ce que tu vas me répondre.

— S’il a rien à se reprocher, il se livre et nous, on fait notre boulot.

Le déjeuner venait de s’achever dans la tripale. Des remugles de bouffe flottaient partout, graissant la peau, saturant les narines. Depuis qu’elle était incarcérée, Anaïs n’avait pas touché à la nourriture. Elle balança un coup d’œil à l’écran d’ordinateur. Janusz lui prenait les mains — il était en train de lui glisser le papier entre les doigts. Manœuvre invisible à l’image.

— Il n’a pas confiance, murmura-t-elle.

— Non ? (Il rabattit l’écran d’un geste.) Moi non plus, j’ai pas confiance. En tout cas, on sait de quel côté tu es.

— Vraiment ?

— On m’avait dit que vous couchiez ensemble. J’y croyais pas. J’avais tort.

— T’es con ou quoi ? Ce type a pris des risques insensés pour…

— C’est bien ce que je dis. Dans mon monde, on ne prend ce genre de risques que pour deux raisons. Soit pour le fric, soit pour la nique.

Anaïs rougit et sourit à la fois. Dans le langage ordurier de Solinas, c’était un compliment.

— Qu’est-ce qu’il t’a dit sur cette fille ?

— Rien.

— Il ne savait pas que c’était une pute ?

— Medina Malaoui ?

— Fichée dans nos services depuis 2008. Volatilisée depuis septembre 2009.

— Vous vous êtes rancardés sur elle ?

— Qu’est-ce que tu crois ? Les communications sont surveillées ici. Mes gars sont allés à son appart. On y était déjà passé. Pas plus tard que ce matin, d’après la concierge. Le signalement correspond à ton tocard. On cherche donc la même chose, lui et nous.

— Quoi ?

— Peut-être ça.

Solinas plaça sur la table une chemise qu’Anaïs identifia au premier coup d’œil. Un rapport d’enquête classé sans suite. Elle ouvrit la première page et tomba sur des photos atroces. Une noyée, corps nu, visage fracassé, mâchoires arrachées, phalanges coupées.

— Ce cadavre pourrait correspondre à notre fille. Tu remarques les mutilations ? Je te fais pas un dessin.

— Pourquoi ça serait Medina ?

— Parce qu’on l’a repêchée dans la Seine le 7 septembre. La taille, la couleur des cheveux et des yeux correspondent. C’est peu, mais d’après mes hommes, son appart est celui d’une morte. Et d’après nos sources, elle a disparu à la fin du mois d’août. On a vérifié le fichier des corps non identifiés depuis cette date. Voilà ce qui est sorti. Pour moi, c’est elle.

Anaïs se força à détailler la dépouille. Les mutilations et les corruptions de l’eau s’étaient associées pour la défigurer. L’énorme tuméfaction qui lui tenait lieu de visage, imbibée comme une éponge, portait des traces de morsures de poissons, ainsi que des perforations creusées par des vers. Les orbites oculaires, enflées, ressemblaient à deux bubons. La bouche n’était qu’une plaie béante.

Le ventre et les membres étaient également gonflés par l’immersion. Taches cadavériques, plaies et hématomes se partageaient le terrain pour donner l’impression d’une peau de léopard, hésitant entre le jaune et le bleu violacé. Le cadavre semblait prêt à exploser, ou au contraire à s’affaisser comme un soufflé.

— Quelle est la cause du décès ?

— Pas la flotte en tout cas. On l’a balancée alors qu’elle était déjà morte. Selon le légiste, elle est restée environ une semaine dans l’eau. Le corps a été traîné par le courant et s’est pris pas mal de chocs. Impossible de dire ce qui lui a été infligé avant ou après la mort. Une chose est sûre : l’ablation des mâchoires et des phalanges visait à ralentir son identification.

— Aucun lien avec nos meurtres ? Je parle du modus operandi.

— A priori, non. Pas la moindre trace de rituel. Pas d’héroïne dans le sang. Mais on l’a découverte très tard.

— Elle n’avait pas de blessure au nez ?

Solinas parut surpris. Il n’était pas au courant de la mutilation post mortem de Patrick Bonfils. Autant ne pas insister.

— Selon le toubib, le visage a été détruit à coups de masse.

— Vous êtes remontés à ses clients ?

— L’enquête ne fait que commencer. Et franchement, six mois plus tard, on a peu de chances de pécho quoi que ce soit.

— Dans son appartement ?

— Ratissé, je te le répète. Notamment par ton connard. Et peut-être par d’autres. À mon avis, il n’y avait rien à trouver. La fille protégeait ses arrières.

Anaïs referma le dossier.

— Ton idée, c’est quoi ?

— Un client cinglé qui savait vraiment ce qu’il faisait. Ou des pros qui ont agi sur ordre.

— Sur ordre de qui ? Pour quelle raison ?

Solinas eut un geste vague. Il tripotait toujours son alliance.

— La pute qui en savait trop, c’est un classique. Les RG ont toujours utilisé les call-girls comme sources de renseignements.

Une piste possible. Mais Anaïs était certaine que les auteurs du crime appartenaient à Mêtis, ou à ses partenaires militaires. Les mêmes qui avaient éliminé Bonfils et sa femme. Qui avaient prélevé l’implant à l’IML de Rangueil. Qui avaient torturé Jean-Pierre Corto. Medina Malaoui était-elle au courant des expériences du groupe ? Si oui, pourquoi ? Quel pouvait être le lien entre une escort et les essais cliniques d’une molécule ?

— Il y a une autre hypothèse, continua le flic.

D’un regard, elle l’interrogea.

— C’est ton chéri qu’a fait le coup.

— Impossible.

— On le soupçonne d’avoir refroidi des clodos. Pourquoi pas une bimbo ?

Elle frappa la table du plat de la main :

— Tout ça est un tissu de mensonges !

Solinas sourit. Le sourire sadique du tortionnaire qui appuie sur une plaie. Anaïs sentit son menton trembler. Elle serra les poings. Pas question de pleurer. Surtout pas devant ce salopard. L’adrénaline de la colère était son dernier carburant.

— Il t’a dit ce qu’il cherche au juste ?

— Non.

— Où il se planque ?

— À ton avis ?

Le flic joua des épaules dans sa veste mal coupée :

— Il t’a donné un numéro ? Un contact ?

— Bien sûr que non.

— Comment t’as pu lui filer les renseignements sur Malaoui ?

Elle se mordit la lèvre inférieure.

— Laisse tomber. Je dirai rien.

La défense était faible. Elle se rendit compte qu’elle n’avait pas plus d’imagination que les voyous qui se succédaient dans son bureau, rue François-de-Sourdis, à Bordeaux. Solinas se massait la nuque comme s’il se contrefoutait de sa réponse.

— Ça me concerne plus de toute façon, confirma-t-il. La Brigade des fugitifs a été saisie.

Il stoppa son massage et agrippa le rebord de la table des deux mains :

— Moi, ce qui m’intéresse, c’est d’arrêter le tueur cinglé, qu’il soit Janusz ou un autre. Tu as avancé sur ce qu’on s’est dit ?

— Sur quoi ?

Il sortit une nouvelle photo de son cartable : le cadavre d’Hugues Fernet, le géant du pont d’Iéna.

— De quel mythe s’inspire ce meurtre ?

Anaïs n’était pas en position de jouer à la plus maligne :

— Du mythe d’Ouranos, un des dieux primordiaux. Son fils, Cronos, l’a émasculé pour prendre le pouvoir.

Le flic se pencha en avant. Sous ses montures relevées, son front se fissurait de rides. Anaïs repassa une couche — la seule façon pour elle de sortir de cette taule :

— Un tueur en série, Solinas. En août 2009, il a tué Hugues Fernet à Paris en s’inspirant d’Ouranos. En décembre 2009, il a tué Tzevan Sokow à Marseille en le transformant en Icare. En février 2010, il a assassiné Philippe Duruy, l’assimilant au Minotaure. C’est un tueur mythologique. Un cas unique dans toute l’histoire de la criminologie. Mais pour le choper, tu as besoin de moi.

Solinas ne bougeait plus. Même son alliance restait en place. Il fixait Anaïs comme si elle était l’oracle de Delphes et qu’elle venait de dérouler devant lui son destin de héros de légende.

— Après le mythe d’Icare et celui du Minotaure, reprit-elle, l’histoire d’Ouranos met encore en scène un fils en conflit avec son père. C’est mince mais c’est de ce côté-là qu’on doit chercher. Soit le tueur est un père déçu, soit un fils en colère. Sors-moi de là, nom de Dieu ! Il n’y a que moi qui peux t’aider à coincer ce cinglé !

Le flic ne la voyait plus mais elle voyait dans ses yeux : une affaire en forme de vitrine de Noël, une promotion spectaculaire, un ascenseur direct pour le sommet de l’administration française.

Solinas se leva et frappa à la porte vitrée :

— Je te laisse le dossier. Fais tes devoirs en attendant de mes nouvelles.

L’instant suivant, il était dehors. Anaïs se passa les deux mains sur le visage, comme pour lisser ses traits. Elle ne savait pas trop quel combat elle menait. Mais elle avait gagné un round.

115

Chaplain s’attendait à un palace taillé dans la pierre et le marbre. Le Theodor était un petit bâtiment en retrait, aux lignes Art déco, dans une impasse perpendiculaire à la rue d’Artois. En s’approchant, il devina que les dimensions réduites de l’édifice, sa situation, son apparente modestie étaient les marques d’un plus grand luxe encore que celui offert par les titans célèbres, type George V ou Plaza Athénée.

Il traversa une cour de gravier jusqu’à atteindre un seuil abrité par une marquise. Pas de portier, pas d’enseigne, pas de drapeau : de la discrétion, encore de la discrétion. À l’intérieur, un hall lambrissé de bois brun. Au fond, un salon chauffait ses fauteuils auprès d’un feu de cheminée crépitant. Le comptoir d’accueil ressemblait à une sculpture de bois minimaliste. Des orchidées blanches s’étiraient dans de longues fioles aux formes alanguies.

— Je peux vous aider, monsieur ?

— J’ai rendez-vous avec Mme Sophie Barak.

L’homme — il portait une espèce de costume chinois à col mao, en soie indigo — décrocha un téléphone et murmura dans le combiné. Chaplain se pencha au-dessus du comptoir :

— Dites-lui que c’est Nono. Nono de la part de Yussef.

Le réceptionniste haussa un sourcil circonspect. Il répéta les mots avec dégoût puis écouta attentivement la réponse, tout en observant du coin de l’œil Chaplain.

Il raccrocha et annonça à contrecœur :

— Mme Barak vous attend. Deuxième étage. La suite 212.

Chaplain prit l’ascenseur, traversant toujours la même atmosphère zen, à base de lumières brisées, de murs sombres, d’orchidées blanches. Une telle décoration pouvait apaiser les nerfs ou donner envie de hurler, au choix. Chaplain repoussait toute sensation. Il conservait ses forces pour la mystérieuse Libanaise.

Il sortit de l’ascenseur et prit la direction de la suite. Au bout du couloir, trois femmes à l’embonpoint généreux piaillaient comme des perruches trop nourries. Elles s’embrassaient, se caressaient les épaules, riaient très fort. Âgées de la cinquantaine, elles arboraient des tailleurs de couleur vive, des coiffures laquées, des bijoux scintillants qui crépitaient comme des feux d’artifice. Des épouses libanaises ou égyptiennes en goguette à Paris — ou bien en exil, en attendant que leurs maris reprennent le pouvoir au pays.

Il s’approcha doucement et s’inclina, en manière de salut. La plus petite, celle qui restait sur le seuil de la pièce, lui fit un large sourire. L’éclat de ses dents dans son visage sombre rappelait les touches d’ivoire incrustées dans les sculptures de marbre noir de la Babylone antique.

— Entre, mon petit. J’arrive tout de suite.

Chaplain sourit pour dissimuler son étonnement. La familiarité du ton, le tutoiement laissaient entendre qu’ils se connaissaient. Encore un fragment oublié ? Il se glissa par la porte, saluant d’un signe de tête les deux visiteuses aux cheveux de miel.

Il s’avança dans la première pièce et découvrit une ambiance plus en accord avec le décorum classique d’un hôtel de prestige. Murs blancs, canapés beiges, abat-jour mordorés. Des sacs et des malles Vuitton, portant le monogramme LV, ponctuaient l’espace, dans un désordre apparent. Une d’entre elles, ouverte à la verticale, aussi grande qu’une armoire, égrénait des robes du soir. Les bagages d’une exploratrice, qui n’aurait accosté que des terres princières.

Il entendit des rires dans son dos puis le claquement de la porte. Quand il se retourna, Sophie Barak le fusillait du regard.

— Qu’est-ce que tu fous là ? C’est Yussef qui t’envoie ?

Chaplain digéra le changement de ton. Il voulait d’abord avoir une certitude.

— Excusez-moi, mais… on se connaît ?

— Je te préviens : je ne traite jamais en direct. Si tu veux doubler Yussef…

— Je cherche des renseignements.

— Des renseignements ? (Elle eut un rire glacé.) De mieux en mieux.

— Je suis inquiet pour une amie.

Sophie hésita. Quelque chose dans l’apparence de Chaplain parut la déstabiliser. Sa sincérité peut-être. En tout cas, il n’avait pas l’air d’un flic. Elle traversa le salon, ouvrit une penderie, prit une brassée de robes puis les fourra, sans précaution, dans un grand sac. Les cintres de bois s’entrechoquèrent. La Libanaise était sur le départ.

Chaplain l’observait. Elle avait la peau brune, une tignasse noire et brillante, coiffée en cloche, façon sixties. Elle était petite, boulotte, et sacrément sensuelle. Sous sa veste de tailleur, elle portait un chemisier blanc largement échancré sur ses seins. Le pli sombre qu’il révélait était plus violent encore que son rire. Un vrai pôle magnétique.

Maintenant, elle se tenait devant lui, les poings sur les hanches. Elle lui avait laissé quelques secondes pour se rincer l’œil. La politesse des reines.

— Ton amie, là, comment elle s’appelle ?

— Medina Malaoui.

Sans répondre, elle ouvrit une porte et disparut dans la pièce voisine. Sans doute la chambre. Chaplain n’osait plus bouger.

— Tu viens, oui ?

Il franchit le seuil et découvrit un lit immense, jonché de coussins brodés à l’orientale. Sophie Barak avait disparu. Il lança un coup d’œil circulaire et la repéra sur sa droite, assise devant une coiffeuse. Il allait répéter sa question quand elle arracha sa chevelure d’un mouvement sec. Sophie Barak était totalement chauve.

— Ne fais pas l’imbécile, lui dit-elle en le regardant dans le miroir. Cancer du sein. Chimio. Rayons. Rien d’exceptionnel.

Elle ôta sa veste puis déboutonna son chemisier, sans la moindre gêne.

— Depuis ma maladie, j’en ai plus rien à foutre de rien. Les soirées, le fric, les clients. Rien à foutre. Je me casse. Mes filles feront ce qu’elles veulent. Et celles qui n’ont pas de papiers, eh bien, elles retourneront au pays faire des mômes et garder les chèvres ! Inch’Allah !

Chaplain sourit. Elle balança son chemisier sur une chaise et s’enduisit les épaules avec une crème. Son soutien-gorge noir peinait à contenir sa poitrine. Sa peau brune laissait voir les tracés de fuchsine, colorant rougeâtre qu’on utilise pour marquer les champs d’irradiation de la radiothérapie.

— Medina, qu’est-ce que tu lui veux au juste ?

— Elle a disparu depuis le 29 août. On n’est pas vraiment proches mais… Ça fait maintenant six mois. Je n’ai plus jamais eu de nouvelles.

Sophie le fixa avec ses yeux noirs, brûlés au khôl, directement sortis des Mille et Une Nuits. Il contemplait en retour les dessins sur sa peau et fit un étrange amalgame, entre ces marques ocre et des dessins au henné. L’Orient. Le désert. La mort.

Elle finit par se lever et attrapa un peignoir blanc. Elle le boucla avec une ceinture de tissu éponge :

— J’en sais pas plus que toi.

— Vous n’avez eu aucune nouvelle ?

— Non.

Elle disparut dans la salle de bains, fit couler de l’eau dans la baignoire. À cet instant, Chaplain remarqua qu’il y avait quelqu’un d’autre dans la pièce. Une petite femme effacée, vêtue sans la moindre élégance. Elle jouait de l’ordinateur derrière un bureau. Elle avait l’humilité, la discrétion héritées d’une longue lignée d’esclaves. Il devina. La comptable de l’entreprise Barak. On bouclait les valises, on scellait les comptes.

Sophie revint dans la chambre et choisit une robe de soie noire qu’elle disposa avec précaution sur le lit. Elle balança un ordre en arabe à l’esclave puis s’agenouilla face à une autre malle verticale qui contenait des séries de chaussures.

— Quoi qu’il lui soit arrivé, fit-elle en choisissant une paire d’escarpins tigrés, elle l’a bien cherché. Si tu la connais, tu le sais comme moi. Medina est une sacrée bourrique.

— Sasha.com : ça vous dit quelque chose ?

— D’où tu connais ce nom, toi ?

— Elle m’en avait parlé.

Sophie haussa les épaules et sélectionna, dans une autre malle, une ceinture surmontée d’un sigle en argent.

— Une mode absurde, murmura-t-elle.

— Une mode ?

— Des filles se sont inscrites dans ce club merdique au printemps dernier. Incompréhensible. Un réseau qui permet tout juste de rencontrer des losers sans un rond. De la merde.

— Elles cherchaient peut-être un mari ? Un compagnon ?

Sophie sourit avec indulgence :

— On me l’avait jamais faite celle-là.

— Vous avez une autre hypothèse ?

Elle disposa l’ensemble de sa tenue — robe, chaussures, ceinture — sur le lit et parut satisfaite. L’eau du bain coulait toujours.

— Pas une hypothèse, rétorqua-t-elle en se retournant vers lui. Une certitude. Tu crois quoi ? Que je vais laisser mes filles raser gratis ? J’ai mené mon enquête.

— Qu’avez-vous trouvé ?

— Elles se font payer.

— Par qui ?

Elle eut un geste vague :

— Tout ce que je sais, c’est que plusieurs d’entre elles ne sont jamais réapparues. Trois petits tours chez Sasha et on disparaît. C’est comme ça.

Chaplain songea aux rumeurs dont lui avait parlé Lulu 78. Un tueur en série au sein d’un site de rencontres ? S’attaquant uniquement à des escorts qui n’avaient rien à faire là ? Un trafic d’êtres humains ? Pourquoi passer par un club comme Sasha.com ?

— Je ne vous vois pas vous résigner aussi facilement, insista-t-il.

Elle s’approcha de lui, rajusta les revers de sa veste avec affection :

— Je t’aime bien, mon petit. Alors écoute mon conseil : passe ta route. Il y a un moyen très simple d’éviter les emmerdes. C’est de ne pas les provoquer.

Elle le raccompagna à la porte. L’entrevue était terminée La Pythie avait parlé.

Sur le seuil, Chaplain risqua une dernière question :

— Et Mêtis, ça vous dit quelque chose ?

Nouveau sourire. De l’indulgence, elle était passée à la tendresse. Il devinait comment Sophie Barak tenait son petit monde. Par une sorte de chaleur maternelle, qui soudait les équipes plus sûrement que toute menace. La violence, le froid, la brutalité provenaient du dehors. Elle était là pour défendre ses petites.

— Si j’ai pu faire mon business aussi longtemps, c’est qu’on m’a protégée.

— Qui ?

— Ceux qui peuvent protéger.

— Je ne comprends pas.

— Tant mieux. Mais le système fonctionne dans les deux sens. Ils me protègent. Je les protège. Tu comprends ?

Il songea à une Madame Claude version loukoums.

— Vous voulez dire que Mêtis a quelque chose à voir avec le pouvoir ?

Elle embrassa son index et le posa sur les lèvres de Chaplain. Elle fermait la porte quand il la retint un instant.

— Medina n’était pas la seule à fréquenter Sasha.com. Vous avez un autre nom à me donner ?

Elle parut réfléchir puis murmura :

— Leïla. Une Marocaine. Je crois qu’elle fraye encore avec ces conneries. Barak allahu fik !

116

Elle avait dû attendre 17 heures pour se rendre à la bibliothèque. Comme les autres, elle devait se plier aux heures et aux priorités de la taule. Or, les horaires changeaient chaque jour pour éviter toute stratégie d’évasion.

Une fois dans la place, elle avait trouvé des livres sur l’histoire de la photographie. Depuis que Le Coz lui avait parlé de daguerréotypes, elle plaçait tous ses espoirs dans cette piste. En admettant que l’assassin de l’Olympe utilisât cette méthode pour immortaliser ses meurtres, elle devait tout connaître sur le sujet.

Son idée était simple. Jusqu’ici, le tueur avait été plus que prudent. Jamais on n’avait pu remonter la filière de l’héroïne, de la cire, des plumes ou des ailes de deltaplane. On n’avait pas non plus réussi à tracer sa piste à travers les produits anesthésiants qui avaient endormi le taureau sacrifié. Aucun lien n’avait pu être établi entre lui et les instruments de ses crimes. Peut-être avait-il été moins attentif avec ses daguerréotypes ? Peut-être les matériaux nécessaires à cette technique spécifique le trahiraient-ils ?

Selon ses bouquins, l’invention de Louis Jacques Mandé Daguerre, peintre parisien, date du milieu du XIXe siècle. Techniquement, le procédé est fondé sur le polissage d’une plaque de cuivre, recouverte d’une couche d’argent. Le support est ensuite exposé à des vapeurs d’iode pour le sensibiliser à la lumière. Dans un deuxième temps, on projette une image sur cette plaque grâce à un objectif puis on la révèle en l’exposant à des vapeurs de mercure. Une fois imprimée, le miroir poli est baigné dans de l’hyposulfite de soude puis protégé de l’oxygène de l’air par une couche de chlorure d’or.

Les livres étaient agrémentés d’illustrations : le grain d’imprimerie n’était pas terrible mais les images semblaient pourtant briller comme du mercure. Elle pensa à des songes. Ces clichés présentaient la même contradiction que les rêves, à la fois sombres et lumineux, vagues et précis. La sensation visuelle était qu’un nuage noir se déchirait pour révéler des motifs d’argent, dont le chatoiement avait quelque chose d’irréel.

Elle se plongea dans un ouvrage professionnel. Elle n’y comprit pas grand-chose mais suffisamment pour saisir que la technique était longue et complexe, notamment au moment de la prise de vue. Se pouvait-il que sur les scènes d’infraction, l’assassin ait pris le temps d’immortaliser son œuvre en suivant une telle méthode ? Difficile à croire. Pourtant, il y avait ce fragment de miroir trouvé auprès d’Icare. Le meurtrier avait brisé sur place une première plaque sensible avant de renouveler l’opération avec une autre… Il avait ramassé tous les morceaux mais un débris avait échappé à sa vigilance. C’était la seule façon d’expliquer la présence de ce vestige.

À cet instant, elle se demanda si on avait donné à Solinas une transcription détaillée de sa conversation téléphonique avec Le Coz. Elle ne le pensait pas. Il ne lui avait pas parlé des daguerréotypes. Elle était donc seule sur ce coup.

Elle abandonna sa lecture et ferma les yeux, tentant d’imaginer ce que pourraient être des daguerréotypes tirés des scènes de crime. Le Minotaure. Icare. Ouranos…

Soudain, Anaïs ouvrit les yeux. Les plaques, dans sa tête, n’étaient pas argentées mais dorées. Ou plutôt rougeoyantes. Inconsciemment, elle avait associé les étapes chimiques de cette technique ancienne et une énigme non résolue à propos du corps de Philippe Duruy. Le sang qu’on lui avait volé. Sa conviction, inexplicable : le tueur intégrait l’hémoglobine de sa victime dans le processus du développement. D’une manière ou d’une autre, il utilisait ce liquide vital pour révéler la lumière de l’image.

Anaïs s’était toujours passionnée pour l’art. Des souvenirs lui revenaient. Des légendes selon lesquelles Titien lui-même avait intégré du sang dans ses toiles. Rubens aussi aurait utilisé cette matière organique pour renforcer la chaleur de ses lumières, la vibration de ses chairs. Un autre mythe courait : au XVIIe siècle, on avait recours au sang humain pour fabriquer de la « mummie », une mixture qui, mélangée avec l’huile et les couleurs, constituait un glacis d’excellente qualité pour le fond des toiles.

Que ces histoires soient vraies ou fausses, peu importait : elles nourrissaient maintenant le scénario d’Anaïs. Elle n’était pas assez calée en chimie pour deviner à quel moment l’hémoglobine et son oxyde de fer pouvaient intervenir mais elle était certaine que l’Olympe de l’assassin ressemblait à ça : une galerie d’art abritant des plaques de sang séché et de chlorure d’or.

— Chatelet, c’est fini.

La gardienne se tenait devant elle. Elle demanda si elle pouvait photocopier quelques pages. On lui répondit que non. Elle n’insista pas. Au fil des couloirs et des portes verrouillées, son excitation ne retombait pas. Les daguerréotypes. L’alchimie. Le sang. Elle était certaine de tenir quelque chose mais comment vérifier ?

En guise de réponse, la porte de sa cellule se referma sur elle. Elle s’allongea sur son lit et perçut, de l’autre côté du mur, la radio d’une prisonnière. Le « 6–9 » de la station NRJ. Lily Allen, de passage à Paris, était interviewée par un animateur. La chanteuse anglaise expliquait qu’elle connaissait la première dame de France, Carla Bruni.

— Vous seriez prête à chanter en duo avec elle ? demanda l’animateur.

— Je sais pas… Carla est grande et moi, je suis toute petite. Ça ferait bizarre. Il vaudrait mieux que je fasse un duo avec Sarkozy !

Anaïs trouva la force de sourire. Elle adorait Lily Allen. Surtout la chanson « 22 » qui retrace, en quelques mots, le destin ordinaire et désespérant d’une trentenaire qui n’a pas vu passer sa jeunesse. Chaque fois qu’elle voyait le clip de la chanson, des filles dans les toilettes d’une boîte de nuit qui, en se refaisant une beauté devant le miroir, espèrent se refaire une vie, elle se voyait elle-même :

It’s sad but it’s true how society says her life is already over

There’s nothing to do and there’s nothing to say.

Elle ferma les yeux et revint aux images mythiques.

Des daguerréotypes laqués de sang.

Il fallait qu’elle sorte d’ici.

Qu’elle retrouve la trace du salopard.

Qu’elle stoppe le prédateur aux techniques de vampire.

117

Le nouveau speed-dating prenait place dans un bar design du neuvième arrondissement, le Vega, qui n’avait rien à voir avec l’atmosphère tropicale du Pitcairn. La décoration était cette fois fondée sur les chromes et les lampes à led. À gauche, le bar rétroéclairé diffusait une lumière bleutée d’aquarium. À droite, les canapés répartis dans l’espace arboraient des formes de protozoaires. Des cubes argentés jouaient le rôle de tables basses.

Sur le comptoir du bar, s’alignaient des Blue Lagoon, cocktails à base de curaçao, qui paraissaient phosphorescents dans la pénombre. La musique, de l’électro soft, trépidait en sourdine.

Dans le vestibule, des illustrations encadrées d’inox représentaient un personnage d’un dessin animé japonais de la fin des années 70 : Goldorak. Il s’appelait Vega et le bar sacrifiait à la mode du retour aux années les plus laides du XXe siècle : les eighties.

Le rendez-vous était prévu à 21 heures. Chaplain arriva à 20 heures 30. Il voulait surprendre Sasha. Dans la salle déserte, elle disposait, encore vêtue de son manteau, des cartons numérotés sur chaque table. Elle ne l’avait pas entendu. Il en profita pour l’observer. Sans doute originaire des Antilles néerlandaises, elle portait les cheveux courts et mesurait près de 1,80 mètre. Une carrure d’athlète et des bras démesurés. Malgré sa beauté, sa silhouette était lourde et massive. Sous certains angles, on aurait pu la prendre pour un travesti.

— Salut Sasha, fit-il dans l’ombre.

Elle sursauta et frissonna. Il faisait un froid glacial dans la salle. Aussitôt, elle se composa un sourire de commande et retrouva son rôle préféré : la démiurge bienveillante, régnant sur une légion de cœurs perdus.

Quand Chaplain apparut, elle passa directement à l’hostilité pure et dure. Il s’approcha pour la saluer, sans savoir s’il devait lui serrer la main ou l’embrasser. Sasha recula d’un pas. Sous son manteau sombre, elle portait une robe noire stricte et des chaussures à talons de marque, noires aussi. Rien dans ces vêtements ne rappelait ses origines antillaises, mais tout son être respirait les îles. Sous les leds, sa peau caramel était passée au mordoré. L’émeraude de ses yeux avait viré au vert d’eau.

Elle le toisa en retour et parut consternée par ses vêtements. Chemise violette, manteau de flanelle « trois poches », pantalon droit en serge de laine et somptueuses chaussures pointues, à effet vernis. Il avait pris ce qu’il avait trouvé dans la garde-robe flashy de Nono.

— Je devrais interdire mon club aux baiseurs à la petite semaine.

— Pourquoi j’ai droit à ce traitement de faveur ?

— Il me semblait avoir été claire.

Sasha lui avait sans doute interdit jadis de fréquenter ses soirées.

— De l’eau a coulé sous les ponts, hasarda-t-il.

— La rumeur, c’est une peinture qui tient bien.

Elle avait un léger accent créole. Une intonation qu’elle parvenait à éliminer quand elle s’adressait à ses ouailles, mais qui revenait maintenant, dans ce duel intime. Il joua la provocation, s’exprimant comme un amant passé ou potentiel.

— Il n’y a que ton club qui compte, c’est ça ?

— Quoi d’autre ? Les hommes ? Laisse-moi rire.

— L’amour, c’est ton fonds de commerce.

— Pas l’amour, l’espoir.

— On est d’accord.

Sasha fit un pas vers lui :

— Qu’est-ce que tu veux, Nono ? Tu reviens ici, avec ta gueule enfarinée, après tout ce qui s’est passé ?

— Qu’est-ce qui s’est passé au juste ?

L’Antillaise secoua la tête, d’un air accablé :

— Tu fais peur aux femmes. Tu fais de l’ombre aux hommes. Et moi, tu me tapes sur les nerfs.

Il désigna le bar aux reflets de mercure :

— Tu me permets de me servir autre chose que ton bleu de méthylène ?

— Fais comme chez toi, capitula-t-elle en retournant à ses cartons.

Chaplain passa derrière le bar. Le sac de Sasha était posé sur le comptoir. Il l’avait repéré dès son arrivée. Un Birkin couleur taupe, signé Hermès. Le trophée classique de la Parisienne qui a gagné des galons.

Il fit mine de choisir une bouteille. Les premiers postulants apparurent, écartant le lourd rideau de la porte d’entrée. Dans un mouvement réflexe, Sasha saisit deux cocktails, et se dirigea vers les arrivants.

Chaplain attrapa le Birkin et l’ouvrit. Il trouva le portefeuille. La carte d’identité. Sasha s’appelait Véronique Artois. Elle habitait 15, rue de Pontoise dans le cinquième arrondissement. Il mémorisa l’adresse et replaça l’ensemble au fond du sac. Maintenant, ses clés.

— Qu’est-ce que tu fous ?

Sasha se tenait de l’autre côté du comptoir. Ses yeux vert clair étaient passés au jade. Il posa une bouteille sur le zinc.

— Un cocktail de mon cru. T’en veux un ?

Sans répondre, elle lança un regard aux membres qui s’étaient assis à deux canapés de distance, verre en main, mal à l’aise. Le devoir l’appelait mais elle n’en avait pas fini avec lui.

— Qu’est-ce que tu fous là, Nono ? Qu’est-ce que tu cherches ?

— Rien de plus qu’auparavant.

— Justement. Ça n’a jamais été clair.

Il ouvrit la bouteille et versa deux mesures. Il avait eu le temps de glisser les clés dans sa poche mais le Birkin n’était plus sur le comptoir : il l’avait lâché à ses pieds. Sasha ne s’en était pas aperçue. Ses yeux le sondaient dans la lumière pâle. Il aurait aimé y saisir une nostalgie, une tristesse voilée — quelque chose qui évoquait le bon vieux temps — mais il ne discernait qu’une inquiétude mêlée de colère.

— T’es sûre que t’en veux pas un ?

Elle fit « non » de la tête et lança un regard vers le seuil : d’autres candidats apparaissaient.

— Je me demandais…, risqua-t-il. Leïla va venir ce soir ?

Sasha le foudroya du regard. Son visage serein et chaud d’Antillaise s’était transformé en pierre volcanique aux arêtes froides et dures.

— Casse-toi de chez moi.

Chaplain leva les deux mains en signe d’apaisement. Sasha partit à la rencontre des nouveaux postulants, verres en main. Il posa le sac sur le comptoir, se glissa vers le seuil, croisant Sasha qui accompagnait ses invités.

Quand il souleva le rideau, il découvrit d’autres célibataires. Il aurait voulu leur souhaiter bonne chance, mais il murmura :

— Bon courage.

118

Il dut attendre près de dix minutes devant le 15, rue de Pontoise, avant que la porte cochère ne s’ouvre sur un locataire qui s’en allait. Chaplain se glissa dans l’embrasure, tremblant de froid, pour buter contre une grille équipée d’un autre code. Pas moyen d’atteindre les immeubles.

— Merde, murmura-t-il, à court d’imagination.

Attendre encore. À travers les barreaux, il observa la cour pavée, agrémentée de massifs de plantes qui tenaient tête à l’hiver. Les façades des bâtiments étaient sobres. Des corniches rectilignes, sans ornement. Des balcons de fer forgé. Il remontait le temps. Ces constructions devaient dater du XVIIe ou du XVIIIe siècle. Malgré son irritation, il notait l’intense beauté du lieu. Les pavés, les façades, les feuillages, tout était d’un gris brillant, lunaire, qui évoquait un tableau rehaussé de touches de mercure.

Le portail de la rue s’ouvrit. Un visiteur. L’homme, col relevé, lui lança un coup d’œil soupçonneux puis sonna à l’interphone. La grille se déverrouilla. Chaplain se précipita dans son sillage, ignorant son regard hostile. Selon les boîtes aux lettres, Véronique Artois habitait bâtiment B, troisième étage.

Une cage d’escalier étroite, des tomettes au sol, une porte de guingois. Chaplain avait l’impression de visiter Voltaire en personne. Il sonna par mesure de prudence, attendit puis tourna la clé sans bruit.

Une fois à l’intérieur, il regarda sa montre. Depuis son départ du Vega, il avait grillé 40 minutes. Les soirées de Sasha se déroulaient toujours selon le même rituel : sept fois sept minutes, soient 49 minutes, plus le préambule et le ramassage des copies en fin de session, où chacun avait noté les numéros des candidats qui l’intéressaient. À quoi s’ajoutait le temps du trajet de retour de l’Antillaise. En tout, deux bonnes heures.

Il lui restait donc à peu près une heure pour fouiller ici.

À vue de nez, un petit deux ou trois pièces superficiellement rénové. Des tomettes encore. Des murs bosselés peints en blanc. Des poutres au plafond. Le lieu ressemblait à la Sasha qu’il imaginait. Une célibataire d’une quarantaine d’années qui surfait sur la mode du speed-dating depuis les années 2000 et gagnait à peu près sa vie grâce à son club, sans plus.

Il était certain qu’elle n’avait pas de bureaux extérieurs. Elle organisait ses soirées depuis son domicile, via Internet, limitant les frais. Après un vestibule étroit, il découvrit un salon décoré à la marocaine. Des lanternes de cuivre. Des murs rose et mandarine. Près d’une fenêtre, une méridienne couverte de coussins lui colla le cafard. Le refuge d’une femme seule, qui se blottit là pour lire en solitaire, le cœur gros et l’âme lourde. Il n’aurait pas été étonné de surprendre dans cette bonbonnière un chat, ou un bichon miniature — mais pas de bestiole à l’horizon.

Il passa dans la chambre. Des moucharabiehs de bois et de nacre jouaient les paravents. Un lit au centre, couleur grenadine, semblait attendre une pluie de pétales de roses. Mais le lieu réservait une surprise : sur le mur du fond, Sasha avait placardé tous les portraits des membres de son club, dressant ainsi une sorte de trombinoscope géant.

Regardant mieux, Narcisse s’aperçut qu’elle avait tracé au marqueur des lignes, des flèches, des pointillés entre toutes ces têtes. Sasha surveillait les relations suscitées par ses rendez-vous comme un amiral dirige ses flottilles sur une maquette. Fixant ces visages au sourire de commande, il lui parut qu’un seul mot hurlait de ces bouches muettes : solitude. Plus encore, ces figures de célibataires dessinaient les traits de Sasha elle-même. Sa grande bouche hurlait plus fort encore : SOLITUDE !

Il imagina. Sasha vivant par procuration à travers les rencontres qu’elle organisait. Sasha guettant, épiant, manipulant chaque membre. Sasha se masturbant dans son lit face à son mur constellé de visages, de liens sexuels implicites, prisonnière de ses fantasmes, de son existence vide, de cette galaxie qu’elle initiait mais dont elle ne goûtait jamais la chaleur.

Plus précisément, Sasha devait consigner quelque part, avec précision, les chassés-croisés des membres de son club. Un MacIntosh portable était posé sur un petit bureau, coincé contre le mur. Il s’installa et l’alluma. Il n’était pas sécurisé. Sasha était ici chez elle, dans son royaume. Elle ne se méfiait pas.

D’un clic, il ouvrit le dossier Sasha.com. Les icônes défilèrent. Il ouvrit le document consacré aux membres. Deux ordres alphabétiques étaient proposés — par pseudos, par noms de famille. Chaplain choisit les pseudos. Deux sections suivaient : féminine et masculine. Il plongea chez les femmes et fit défiler les portraits numérisés, auxquels était associée chaque fois une fiche de renseignements personnels — origines, situation familiale, profession, revenus, goûts musicaux, espérances, etc. Sasha organisait ses soirées par affinités.

Parmi ces visages, quelques-uns tranchaient violemment. La régularité de leurs traits, l’intensité de leur regard appartenaient à un autre registre — des bombes. Il se demanda si ces filles existaient vraiment. Sur les sites de rencontres, il est fréquent d’ajouter des appâts pour attirer la clientèle…

Ou bien il s’agissait des escorts dont avait parlé Sophie Barak. Des pros qui n’avaient rien à foutre dans ce club, et qui n’étaient certainement pas payées par Sasha. Qui les rémunérait ? Et pour quoi ? Les filles s’étaient composé un look naturel, sans maquillage ni signe ostentatoire, mais leur beauté perdurait, souveraine, palpitante.

Il nota leurs pseudos. Chloë. Judith. Aqua-84… Puis il trouva Medina. Elle s’était tiré les cheveux en arrière. Elle avait effacé sa moue sensuelle. Medina la jouait low profile mais sa force de séduction éclatait encore. Aucune chance de passer inaperçue dans les soirées de Sasha.

Il découvrit aussi Leïla. Jeune Marocaine aux cheveux ondulés, lèvres sombres, regard noir. Elle aussi s’était composé une tête modeste. Pas de maquillage. Aucun bijou. Un chemisier beige, aux lignes banales. Mais ses cernes sous les yeux, véritables éclairs d’encre, conféraient à ces pupilles une luminescence de quartz. À l’évidence, ces filles surnaturelles voulaient se fondre dans la masse. Que cherchaient-elles ?

Soudain, quelque chose se passa. Chaplain revint en arrière et reprit son défilement plus lentement. Il avait reconnu un autre visage. Ovale, très pâle, encadré par des cheveux sombres, lisses au point de ressembler à deux pans de soie noire. Les yeux clairs scintillaient comme des cierges, évoquant une cérémonie religieuse, des parfums d’encens. Un visage angélique, aussi doux qu’une prière, aussi violent qu’une révélation.

Chaplain lut le pseudo de l’ange et tout se mit à trembler devant ses yeux.

Feliz.

C’était le mot qu’il avait entendu dans son rêve — celui de l’ombre et du mur blanc. Il n’était jamais revenu sur le terme qui signifie en espagnol : « heureux, heureuse ». Feliz. Il connaissait ce visage. Il entendait encore la voix du songe, murmurante, dotée d’une chaleur, d’un espoir votif. Il savait maintenant que cette voix était sa voix.

En cliquant sur le portrait, on accédait directement à la fiche de renseignements de la candidate. Quand il vit son véritable nom s’inscrire sur l’écran, Chaplain commença par nier de la tête — c’était trop fou, trop incroyable — puis il retint un gémissement. La machine de la vérité était enclenchée, sans espoir de retour.

Feliz s’appelait Anne-Marie Straub.

Maintenant, il la reconnaissait. Dans son souvenir, les traits de la femme étaient toujours tirés d’un côté, altérés par la corde qui avait brisé ses vertèbres. Mais c’était bien elle. La morte. La pendue. Le fantôme de ses rêves. Anne-Marie Straub. La seule femme qu’il pensait avoir aimée n’était pas la patiente d’un HP. Plutôt une escort-girl qu’il avait sans doute rencontrée durant les soirées de Sasha. Une prédatrice qui avait été payée pour participer à ces rencontres. Ses souvenirs — les nuits d’amour dans la cellule d’Anne-Marie, la folie de sa maîtresse, sa silhouette pendue avec sa ceinture au-dessus de lui —, tout cela constituait des distorsions, des hallucinations. Jusqu’à aujourd’hui, il ne possédait pas grand-chose. Et ce pas grand-chose venait de voler en éclats.

Chaplain ferma les yeux et chercha au fond de lui-même quelques traces de sang-froid. Quand il se sentit plus maître de lui, il rouvrit les paupières et lut la fiche. Feliz s’était inscrite en mars 2008. Elle habitait dans le dixième arrondissement de Paris, rue de Lancry. Elle avait 27 ans. Elle ne s’était pas donné la peine de répondre aux autres questions. Pas de profession, pas de revenus, pas de hobby, pas de loisirs… Sasha n’avait pas dû insister. Face à une telle candidate, pas le moment de faire la difficile.

Il remarqua qu’Anne-Marie Straub ne s’était pas réinscrite l’année suivante. Chaplain tenta une chronologie. Un fait ne cadrait pas. Elle avait fréquenté le club de mars 2008 jusqu’à février 2009. Or, à cette époque, Nono n’existait pas encore. Selon Yussef, il était apparu en mars 2009. Où avait-il donc rencontré Anne-Marie Straub ? Dans quelle vie ?

Une hypothèse. Il l’avait connue en 2008, alors qu’il était lui-même un autre personnage, déjà inscrit chez Sasha sous un nom différent. Un autre clic et il accéda à l’historique des rencontres de Feliz. Les soirées auxquelles elle avait participé, les noms des postulants dont elle avait demandé le numéro de téléphone. S’il avait raison, il se trouvait dans cette liste.

Elle avait participé à près de 40 datings jusqu’en décembre 2008. Elle n’avait demandé, en tout et pour tout, que 12 coordonnées. Nouveau clic. Les pseudos défilèrent. Aucun n’éveillait en lui la moindre lueur. Il ouvrit la fiche de chaque pseudo, agrémentée de sa photo. Son visage n’y était pas.

Faute de mieux, il détailla les coups de cœur de Feliz. Le 21 mars 2008, elle avait demandé le numéro de Rodrigo. Dans la vraie vie, Philippe Desprès, 43 ans, divorcé sans enfant. Le 15 avril, elle s’était intéressée à Sandokan, alias Sylvain Durieu, 51 ans, veuf. Le 23 mai 2008, elle avait remarqué Gentil-Michel, alias Christian Miossens, 39 ans, célibataire. Le 5 juin 2008, Alex-244, qui se prénommait Patrick Serena, 41 ans, célibataire…

La liste continuait ainsi, déroulant des noms et des profils sans originalité. Qu’est-ce qui avait attiré Feliz chez ces hommes ? Elle était une pro. Une femme à la beauté surnaturelle habituée à monnayer ses charmes. Un être cynique dont l’apparence était devenue une arme à sens unique. Que cherchait-elle chez ces pékins moyens ?

22 h 45. Sasha n’allait pas tarder. Il nota les coordonnées des proies sur le bloc qu’il conservait dans sa poche puis sortit la clé USB qu’il avait achetée dans l’après-midi. Il copia les dossiers et remit tout en place.

En franchissant le seuil, il se dit que sa quête du côté des fichiers n’était pas terminée. Il n’avait pas lu sa propre fiche — Arnaud Chaplain, alias Nono, période 2009. Il n’avait rien collecté non plus sur Medina. L’avait-il connue chez Sasha ? Avait-il vécu deux fois la même histoire, avec deux escorts différentes ? La voix de Medina : Ça commence à craindre. Je flippe. Medina était-elle morte ? Et Feliz ? Avait-elle réellement fini pendue ?

119

Le premier numéro, Philippe Desprès, alias Rodrigo, n’existait plus.

Le deuxième, Sylvain Durieu, alias Sandokan, répondit au bout de quatre sonneries.

— Monsieur Durieu ?

— C’est moi.

— Je vous appelle au sujet d’Anne-Marie Straub.

— Qui ?

— Feliz.

Un bref silence, puis :

— Qui êtes-vous ?

Pris de court, il improvisa :

— Je suis officier de police judiciaire.

L’homme prit son souffle et parla d’une voix ferme :

— Je ne veux pas d’ennuis. Je ne veux pas savoir ce qu’elle a fait. Je ne veux plus jamais entendre parler d’elle.

— Vous saviez qu’elle avait disparu ?

— Je ne l’ai pas vue depuis un an et demi ! Après trois rendez-vous, elle m’a planté sans explication. Je n’ai plus jamais eu de nouvelles.

— Quand l’avez-vous vue la première fois ?

— Si vous voulez m’interroger, convoquez-moi à votre commissariat.

Durieu raccrocha. Chaplain but une gorgée de café. Il s’était réfugié dans une brasserie du boulevard Saint-Germain. Banquettes de moleskine. Suspensions jaunâtres. Rumeurs lointaines — le café était pratiquement désert.

Numéro suivant.

Deux sonneries puis une voix de femme.

— Allô ?

Chaplain ne s’était pas préparé à cette éventualité. Il baissa les yeux sur son bloc et lut le nom de l’élu numéro 3.

— Christian Miossens est là, s’il vous plaît ?

— C’est une plaisanterie ?

Il venait de commettre une erreur mais il ne voyait pas laquelle. Gagner du temps. Il répéta le numéro à haute voix qu’il avait composé.

— C’est bien le numéro de Christian, fit la voix, moins agressive.

Chaplain réchauffa son timbre :

— Je me suis mal exprimé. Je vous appelle à propos de monsieur Miossens et…

— Qui êtes-vous ?

Il se présenta encore une fois comme un OPJ, évitant de se nommer lui-même.

— Il y a du nouveau ?

L’inflexion avait changé. Après l’irritation, l’espoir.

— Peut-être, fit-il au hasard.

— Quoi ?

Chaplain prit une inspiration. Il avançait à l’aveugle mais il commençait à avoir l’habitude.

— Excusez-moi mais pouvez-vous d’abord me dire qui vous êtes ?

— Je suis Nathalie Forestier, sa sœur.

Il réfléchit à 1 000 tours-seconde. Si la sœur de Miossens répondait sur son portable, cela signifiait qu’il était mort, malade ou disparu. La question « il y a du nouveau ? » à un flic excluait la maladie.

Il s’éclaircit la gorge et prit son ton spécial enquêteur :

— Je voudrais revenir avec vous sur certains faits.

— Seigneur… (La voix paraissait maintenant épuisée.) J’ai déjà raconté tout ça tant de fois…

— Madame, fit-il en descendant de quelques notes pour se donner plus d’autorité, on m’a saisi sur cette affaire afin d’approfondir plusieurs points. Je dois interroger chaque témoin important.

Ça ne tenait pas debout : il venait de composer le numéro d’un mort ou d’un disparu — mais la femme ne releva pas.

— Vous avez de nouveaux éléments oui ou non ? demanda-t-elle.

— Répondez d’abord à mes questions.

— Vous… vous allez encore me convoquer ?

— Malheureusement, oui. Mais pour l’instant, je voudrais seulement revenir avec vous sur certaines circonstances, par téléphone.

— Je vous écoute, capitula-t-elle d’une voix éteinte.

Chaplain hésitait. Il attaqua de la manière la plus large possible.

— Comment avez-vous appris pour votre frère ?

— La première ou la deuxième fois ?

On ne pouvait pas mourir deux fois. Christian Miossens avait donc disparu. À deux reprises.

— Parlons d’abord de la première fois.

— La police m’a appelée. Les employeurs de Christian l’avaient contactée. Ils n’avaient aucune nouvelle de lui depuis deux semaines. Mon frère ne les avait pas prévenus. Ni envoyé le moindre certificat médical. Ce n’était pas son genre.

— Quand vous a-t-on appelée, précisément ?

— Le 10 juillet 2008. Je m’en souviens très bien.

Chaplain notait, tout en comparant ses notes. Miossens avait rencontré pour la première fois Anne-Marie Straub le 23 mai 2008. Moins de deux mois plus tard, il disparaissait. Un rapport de cause à effet ?

— Vous ne vous étiez pas rendu compte de sa disparition ?

— Vous n’avez pas lu ma déposition ?

— Non. Je préfère rester libre de tout préjugé avant d’interroger les témoins.

— C’est bizarre comme méthode.

— C’est la mienne. Pourquoi ne vous êtes-vous pas aperçue de la disparition de votre frère ?

— Parce que nous sommes fâchés depuis douze ans.

— Pour quelle raison ?

— Une histoire stupide d’héritage. Un studio à Paris. Vraiment une connerie…

— Ses proches ne se sont pas rendu compte de sa disparition ?

— Christian n’avait pas de proches.

Sa voix se déchira :

— Il était complètement seul, vous comprenez ? Il passait sa vie sur Internet, sur des sites de rencontres. On l’a su plus tard. Il rencontrait des femmes, des… professionnelles, n’importe qui…

Chaplain devait enregistrer chaque information et tenter aussitôt de l’intégrer dans le puzzle. Nathalie Forestier avait évoqué deux disparitions.

— Quand l’a-t-on retrouvé ?

— En septembre. En réalité, la police l’a récupéré à la fin du mois d’août mais on ne m’a appelée qu’à la mi-septembre.

— Pourquoi vous a-t-on contactée si tard ?

Nathalie marqua un temps. Elle paraissait de plus en plus étonnée par les lacunes de son interlocuteur.

— Parce que Christian prétendait s’appeler David Longuet. Il ne se souvenait plus du tout de son identité.

Un coup qu’il n’avait pas prévu. Christian Miossens, l’élu de Feliz, avait fait une fugue psychique. Il était un voyageur sans bagage.

— Où l’a-t-on découvert ?

— Il a été ramassé avec d’autres SDF à la fin du mois d’août, le long de Paris-Plage. Amnésique. Il a d’abord été envoyé à l’infirmerie psychiatrique de la préfecture de Paris, ce que vous appelez l’I3P.

— C’est la procédure.

— Puis on l’a transféré à Sainte-Anne.

— Vous vous souvenez du nom du psychiatre qui l’a soigné ?

— Vous plaisantez ou quoi ? Christian est resté hospitalisé là-bas près d’un mois. Je suis allée le voir tous les jours. Le médecin s’appelle François Kubiela.

Il nota le nom. À interroger en priorité.

— Il travaille dans quel service ?

— Le CMME, la Clinique des maladies mentales et de l’encéphale. Un homme charmant, compréhensif. Il paraissait bien connaître ce type de troubles.

— Kubiela vous a-t-il expliqué ce dont souffrait Christian ?

— Il m’a parlé de fugues psychiques, de fuite de la réalité par l’amnésie, ce genre de phénomènes. Il m’a expliqué qu’il travaillait sur un autre cas, un patient de Lorient qu’il avait fait venir à Paris, dans son service.

Chaplain souligna trois fois le nom de Kubiela. Un expert. Il devait absolument lui parler. L’homme serait tenu au secret médical mais…

— Kubiela paraissait… décontenancé, poursuivit Nathalie. Selon lui, ce syndrome est très rare. En fait, jusqu’à maintenant, il n’y avait jamais eu de cas en France. Il disait en plaisantant : « C’est une spécialité américaine. »

— Comment a-t-il soigné votre frère ?

— Je ne sais pas au juste. Mais je suis sûre qu’il a tout essayé pour réveiller sa mémoire. Sans résultat.

Chaplain changea de cap :

— Comment avait-on identifié Christian ? Comment est-on remonté jusqu’à vous ?

— Vous ne savez donc rien…

Il remercia mentalement cette femme de ne pas lui raccrocher au nez. Son ignorance était comme une insulte.

— Christian a été identifié, grâce à ses empreintes digitales reprit-elle. Il avait été placé l’année précédente en garde à vue pour une histoire de conduite en état d’ivresse. Les services de police détenaient donc ses empreintes. Je ne sais pas pourquoi, la comparaison a pris plus de 15 jours.

— Que s’est-il passé ensuite ?

— Christian m’a été confié. Le professeur Kubiela était plutôt pessimiste sur ses chances de guérison.

— Après ?

— Christian s’est installé chez nous. Nous vivons avec mon mari et mes enfants dans un pavillon à Sèvres. Ce n’était pas très pratique.

— À ce moment, il pensait toujours s’appeler David Longuet ?

— Toujours, oui. C’était… affreux.

— Il n’avait aucun souvenir de vous ?

Nathalie Forestier ne répondit pas. Chaplain reconnut son silence. Elle pleurait.

— Il a vécu ainsi, dans votre famille ? relança-t-il après quelques secondes.

— Il a pris la fuite au bout d’un mois. Après ça…

Nouveau silence. Nouveaux sanglots.

— On a retrouvé son corps, au pied d’un site de fabrication de matériaux de chantier, sur le quai Marcel-Boyer, à Ivry-sur-Seine. Il avait été atrocement mutilé.

Chaplain écrivait. Sa main tremblait et, en même temps, elle était ferme. Il pénétrait enfin en terrain de connaissance.

— Pardonnez-moi de vous poser la question mais quelles étaient ces mutilations ?

— Vous pouvez consulter le rapport d’autopsie, non ?

Il insista, mais d’une voix plus douce que douce.

— S’il vous plaît, répondez à ma question.

— Je ne me souviens plus exactement. Je n’ai pas voulu savoir. Il avait… Je crois qu’il avait le visage fendu en deux, verticalement.

Christian Miossens, alias Gentil-Michel, alias David Longuet, appartenait donc aux greffés. Comme Patrick Bonfils. Comme lui-même. Anaïs Chatelet avait raison. L’implant instillait bien la molécule du « voyageur sans bagage ». Un appareil spécifique que les tueurs devaient absolument récupérer chaque fois.

— Écoutez, fit soudain Nathalie, j’en ai assez de vos questions. Si vous voulez m’interroger, convoquez-moi dans vos bureaux. Mais surtout, si vous avez du nouveau, dites-le-moi !

Il bredouilla une réponse qui laissait entendre que des éléments inédits permettaient de reprendre l’enquête. En même temps, il ne voulait pas donner de faux espoirs à cette femme. Le résultat de ce compromis fut un magma inintelligible.

— Nous avons votre adresse, conclut-il sur un ton de PV. Nous vous enverrons dès demain une convocation. Je vous en dirai plus dans nos locaux.

Il paya et sortit dans la nuit, en quête d’un taxi. Il se dirigea vers la Seine et remonta le quai de la Tournelle. Le trottoir était désert. Seules filaient sur la chaussée des voitures dont les conducteurs avaient l’air pressé de rentrer chez eux. Il faisait froid. Il faisait noir. La silhouette de la cathédrale Notre-Dame pesait sur cette nuit glacée sans issue. Lui aussi aurait aimé rentrer chez lui. Mais il devait mettre à profit cette nouvelle nuit de recherches.

Christian Miossens, alias David Longuet.

Patrick Bonfils, alias Pascal Mischell.

Mathias Freire, alias…

Trois sujets d’expérience.

Trois voyageurs sans bagage.

Trois hommes à abattre.

Quel rôle avaient pu jouer Anne-Marie Straub ou Medina dans la combine ? Rabatteuses ? Chasseuses de proies solitaires ?

L’hypothèse pouvait coller pour Christian Miossens mais pas pour Patrick Bonfils, pêcheur désargenté de la Côte basque. Et pour lui ? Celui qu’il était avant Arnaud Chaplain fréquentait-il le club de Sasha ? Avait-il été piégé par Feliz ? Il n’avait trouvé aucune trace de son visage parmi les « victimes » de l’amazone…

Un taxi s’arrêta et déposa son passager à vingt mètres devant lui, au coin de la rue des Grands-Augustins. Il courut et grimpa à l’intérieur, frigorifié.

— Où on va ?

Il regarda sa montre. Minuit passé. L’heure idéale pour la chasse aux filles.

— Au Johnny’s, rue Clément-Marot.

120

— Y a du nouveau, ma belle.

Ensommeillée, Anaïs écoutait Solinas au téléphone sans y croire. On l’avait tirée du lit. On l’avait emmenée jusqu’ici, au poste de surveillance. On lui avait tendu un combiné. Du jamais-vu.

— T’as le bras plus long que je pensais.

— Le bras long, moi ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Que tu sors demain. Ordre du juge.

Elle ne put répondre. À l’idée d’échapper à ce monde claquemuré, il lui semblait que sa cage thoracique s’écartait au pied-de-biche.

— On… on t’a dit pourquoi ?

— Pas de commentaire. Décision en haut lieu, c’est tout. Après ça, on dira que la justice est la même pour tous.

Anaïs changea de ton :

— Si tu sais quelque chose, dis-le-moi. Qui est intervenu ?

Solinas rit. Son rire ressemblait à un grincement :

— Fais l’innocente, ça te va bien au teint. Dans tous les cas, je te veux à ma main. On continue l’enquête. Appelons ça notre cellule de crise.

— Il y a du neuf de ce côté ?

— Que dalle. On n’a pas trouvé l’ombre d’un micheton de Medina. Rien sur ses activités, ses contacts. Janusz est toujours introuvable. Aucune trace, aucun indice, rien. La BRF se casse les dents.

Confusément, elle comprenait que Solinas et ses cerbères n’étaient pas armés pour mener une enquête criminelle. Quant aux spécialistes des fugitifs, ils n’étaient pas non plus habitués à une proie du calibre de Janusz.

— Tu m’envoies une voiture ?

— Pas la peine. Tu seras attendue.

— Je ne connais personne à Paris.

Solinas lâcha un nouveau rire. Le grincement devenait couinement.

— T’en fais pas. Ton daron a fait le voyage !

121

— Le premier soir, j’ai rien fait. J’ai des principes.

— T’as quand même couché avec.

— Ouais. Enfin, bon. Tu vois ce que je veux dire…

Les trois filles éclatèrent de rire. Chaplain s’était installé à la table voisine, au fond du Johnny’s. Un bar à l’américaine, boiseries vernies et fauteuils de cuir. Des éclairages parcimonieux caressaient les meubles et les jambes des filles, distillant un halo mordoré à la Vermeer. Il leur tournait le dos mais ne perdait pas une miette de leur conversation. Le trio correspondait au profil qu’il cherchait. Pas vraiment des pros, mais de joyeuses occasionnelles qui parlaient pêle-mêle chiffons et michetons.

— Tu mets plus de lunettes ?

— Non. J’ai des lentilles. Les lunettes, ça fait trop porno.

Chaque réplique le prenait par surprise. Il n’avait pas l’expérience de Nono. En même temps, cette façon de secouer sexe, fric et espoirs de midinettes dans un grand shaker avait quelque chose de touchant.

— J’vais me repoudrer le nez.

Chaplain lança un regard par-dessus son épaule et aperçut une fine silhouette, de dos, serrée dans un bustier de satin sombre qui s’évaporait en une corolle de tulle noire. Même de là où il était, il pouvait entendre la créature renifler. La poudre dont elle parlait n’avait rien à voir avec du fond de teint.

— T’es pas venue à la soirée du prince ?

— Quel prince ?

Les deux bimbos avaient repris leurs conciliabules.

— J’sais pas son nom. Y vient des Émirats.

— J’étais pas invitée, fit l’autre d’une voix boudeuse.

— Y avait une Russe, j’te dis pas, jamais vu une pro pareille. Elle s’est battue pour passer en premier.

— En premier ?

— Ouais. On était sciées mais c’est elle qu’avait raison. Elle t’a fini le mec en cinq minutes. Emballé pesé, 3 000 euros. Nous, on a ramé toute la nuit pour le faire rebander.

Nouveaux rires. Il commanda une deuxième coupe de champagne. Il aurait dû offrir une tournée aux filles mais il n’osait pas. Le temps de Nono était vraiment loin.

Miss Coco revint d’un pas sautillant. Le côté face valait largement le côté pile. Sous un casque noir à la Cléopâtre, elle avait des traits émaciés qui hurlaient une espèce de grâce animale. En regardant mieux, on voyait que la défonce la rongeait déjà, creusant ses joues, ses orbites, mais pour l’instant, la beauté des traits gagnait la partie, soulignée par un maquillage à la fois sombre et miroitant.

Parvenue à sa hauteur, elle s’arrêta et lui sourit :

— Ça t’intéresse c’qu’on raconte ?

— Pardon ?

— Arrête, c’est bon, t’es là à te tordre le cou pour nous écouter.

Il grimaça un sourire :

— Je… je vous offre une coupe ?

— Pourquoi ? T’es flic ?

La question le désarçonna. Il ne faisait pas illusion. Il jeta le masque.

— Je cherche Leïla.

— Leïla comment ?

— Leïla tout court.

— Tu la connais ?

— Non. Mais on m’en a parlé.

Cléopâtre esquissa un sourire de velours satiné :

— La voilà.

Chaplain tourna la tête et vit apparaître, dans l’encadrement de la porte, le portrait qu’il avait contemplé sur les fiches de Sasha. La version de ce soir n’avait rien à voir avec la jolie fille du trombinoscope. Un énorme sac Chanel dans le pli du coude, elle portait sous un caban à col de fourrure une robe de mousseline blanche printanière. Cette blouse de jeune fille contrastait violemment avec les ondes de sexe pur qu’envoyait son corps musclé.

— Leïla, t’es une vraie star, fit Cléopâtre. Y a ce mec qui te cherche.

L’arrivante éclata de rire :

— C’est ça la classe, ma grosse.

Elle sourit et se pencha vers Chaplain en une révérence provocante. Son décolleté lui fit l’effet d’un coup de poing dans la gueule.

— Qu’est-ce que tu veux, mon bébé ?

Elle esquissa un va-et-vient des épaules qui fit doucement ballotter ses doudounes :

— Quand on m’cherche, lui murmura-t-elle en lui léchant l’oreille, on m’trouve.

Chaplain essaya de déglutir. Impossible. Une brûlure lui prenait l’entrejambe. Ses couilles lui rentraient littéralement dans le bas-ventre. Il avait du mal à imaginer une telle créature dans un speed-dating signé Sasha. Ces soirs-là, les hommes devaient simplement attendre leur tour pour se faire manger tout crus.

— Je veux te parler de Medina, fit Chaplain en raffermissant sa voix.

Le sourire disparut. Leïla se redressa. Chaplain se leva et noua son regard dans les yeux de l’escort. De près, ses cernes d’ombre étaient plus impressionnants encore. Deux traits mauves soulignant la fièvre des iris.

— Où est Medina ? Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

— Va t’faire foutre. J’ai rien à voir avec Medina.

— On va se trouver un coin tranquille pour parler.

— Tu rêves, ma gueule.

— Je suis armé.

Elle baissa les yeux sur sa braguette et sourit :

— J’vois ça, ouais.

— Je ne déconne pas.

La beurette lui lança un coup d’œil hésitant. Son air de provocation avait disparu. Les copines se regardaient en ouvrant des yeux comme des soucoupes.

— T’es venue comment ? reprit-il d’un ton de flic.

— Avec ma caisse.

— Où t’es garée ?

— Parking François Ier.

La voix était rauque et sèche. Plus la moindre once de séduction. Comme si on lui avait brutalement démaquillé l’âme. Chaplain balança un billet de cent euros sur la table des filles sans quitter des yeux Leïla.

— C’est ma tournée.

Il désigna la porte d’entrée :

— On y va.

122

— J’peux fumer ?

— C’est ta voiture.

— Par où je commence ?

— Par le début, ça ira très bien.

Derrière son volant, Leïla alluma une Marlboro et cracha une longue bouffée. Les vitres étaient fermées. Instantanément, l’habitacle de l’Austin se brouilla.

— On est une bande de copines.

— Vous faites le même boulot ?

Leïla voulut sourire mais ce fut une grimace qui sortit :

— On est comédiennes.

— Comédiennes, d’accord.

— On est toujours à l’affût d’un plan pour gagner des thunes. Ou pour faire avancer notre carrière. Ce qu’on vise en priorité, c’est de l’artistique. Mais à Paris, laisse tomber pour percer.

Elle tira une nouvelle taffe. Ses lèvres claquèrent sur le filtre. De son autre main, elle n’arrêtait pas de lisser ses collants satinés. Chaplain évitait de baisser les yeux pour ne pas être attiré par la puissance magnétique de ses cuisses fuselées de noir.

— Vous avez Sophie Barak.

— La truie. C’est comme ça qu’on l’appelle. Elle nous a mises sur des coups mais c’était trop glauque.

Leïla retrouvait l’accent des cités. Comme si sa propre langue retrouvait une vieille connaissance, qui ne s’était jamais trop éloignée.

— Alors on vous a parlé de Sasha.com.

Leïla ne répondit pas. Elle se contenta d’exhaler un nuage de fumée. Un bref instant, elle redevint la fière-à-bras du Johnny’s. Une expression farouche semblait acérer son visage. Ses yeux cernés d’ombre ressemblaient à deux cratères prêts à cracher le feu.

— T’es qui au juste ?

— Une victime de cette histoire. Comme Medina. Comme toi.

— On est pas des victimes.

— Tu es ce que tu veux mais donne-moi les infos dont j’ai besoin.

— Pourquoi je parlerais ?

— Pour Medina.

— Elle a disparu depuis des mois.

— Si tu réponds à mes questions, je te dirai ce qui lui est arrivé.

Nouveau coup d’œil où la colère et la peur se livraient un combat. Elle grelottait dans son caban à col de fourrure. Elle écrasa sa cigarette dans le cendrier, en alluma une autre. Son briquet était en laque de Chine saupoudrée d’or. Chaplain sentait qu’il s’agissait d’un trophée, de même type que le sac Birkin de Sasha. À Paris, les femmes sont des guerrières. Elles arborent leur butin comme les Cheyennes suspendaient les scalps à leur ceinture.

Soudain, elle tourna la clé de contact puis régla le chauffage à fond.

— Ça caille, dans cette caisse. Où on en était ?

— À Sasha.com. Qui vous en a parlé ?

— Un client de Medina. Un mec chic, qui logeait dans un hôtel du huitième.

— Le Theodor ?

— Non, un autre. J’me souviens plus.

— Quand était-ce ?

— Y a un an environ.

— Que proposait-il ?

— De pêcho des gogos.

— En français, s’il te plaît.

— On devait participer à des speed-datings et repérer les mecs qui collaient au briefing.

Quand on a éliminé l’improbable, que reste-t-il ? L’impossible.

Un casting pour recruter des cobayes.

— Le briefing, c’était quoi ?

— Le mec devait être un paumé, absolument seul, sans attache à Paris. Y devait aussi être fragile, pas sûr de lui. Et si possible pas clair dans sa tête. (Elle ricana entre deux taffes.) La loose totale, quoi.

Tout concordait. Comment débusquer des hommes seuls, sans repère, névrosés et vulnérables à Paris ? En chassant chez les êtres solitaires, en quête d’âme sœur. Le speed-dating était parfait. Il permettait à la fois de repérer les proies, de mieux les connaître, de les attirer dans un piège avec des créatures telles que Leïla, Medina ou Feliz. Le procédé était vieux comme le monde.

Malgré le chauffage, Leïla tremblait toujours. La conquérante cuirassée du Johnny’s était loin. Ses épaules, sa poitrine, sa silhouette semblaient s’être réduites de moitié. La jeune femme ressemblait maintenant à ce qu’elle était vraiment. Une banlieusarde gorgée de télé-réalité, dopée aux magazines people, dont les rêves n’excédaient pas les dimensions d’un carré VIP dans une boîte à la mode. Une beurette qui avait compris qu’elle n’avait qu’une arme pour approcher ce but mais qu’il fallait faire vite.

— Tu as rencontré les hommes du projet ?

— Ouais, bien sûr.

— Comment étaient-ils ?

Ses narines se dilatèrent : de la fumée en jaillit.

— Des fois, ils avaient l’air de gardes du corps. D’autres fois, de profs. Globalement, ils avaient surtout l’air de keufs.

— Ils vous ont dit à quoi sert ce… casting ?

— Ils cherchent des gars pour tester des médicaments. Des trucs pour la tête. Ils nous ont expliqué que les tests humains, ça a toujours existé. Que c’est l’étape juste après les expériences sur des animaux. (Elle éclata d’un rire lugubre.) Y disaient que nous, on se situait entre les animaux et les humains. J’sais pas si c’était un compliment.

— Ils ont précisé que c’était dangereux ?

Chaplain monta d’un ton :

— Ils vous ont dit que leurs produits foutaient en l’air le cerveau ? Que les cobayes n’étaient pas informés de l’expérience qu’ils subissaient ?

Leïla le regarda avec des yeux horrifiés. Chaplain se racla la gorge et s’efforça au calme. D’un geste sec, il ouvrit sa vitre : l’air était irrespirable.

— Vous n’avez pas eu peur de vous lancer là-dedans ? Que ça soit illégal ou dangereux ?

— J’te dis que les mecs avaient l’air de flics.

— Ça pouvait être encore plus dangereux.

Leïla ne répondit pas. Quelque chose coinçait. Aucune raison pour que ces escorts en herbe n’aient pas été effrayées par cette proposition aux allures de conspiration.

La beurette laissa aller sa nuque contre l’appuie-tête et souffla un nouveau filet rectiligne :

— C’est à cause de Medina. Elle nous a convaincues. Elle nous a dit qu’on allait s’faire un max de thunes et qu’on aurait même pas besoin de coucher. Qu’il fallait prendre le fric là où il était. Être plus fortes que le système. Des conneries.

— À faire ce boulot, vous êtes combien ?

— J’sais pas au juste. 4 ou 5… Que je connais.

— Concrètement, comment ça se passe ?

— On va aux speed-datings de Sasha et on ratisse.

— Pourquoi ce club en particulier ?

— Aucune idée.

— Tu penses qu’il y a d’autres filles qui tapent dans d’autres clubs ?

— J’sais pas.

— Continue.

— Quand on trouve un lascar qui a du « potentiel », on lui demande son numéro. On le revoit une fois ou deux. Et basta.

— C’est vous qui choisissez les… lascars ?

— Non. Ce sont eux.

— Eux qui ?

— Les mecs qui nous payent. Les flics.

— Comment peuvent-ils les choisir, en temps réel ?

Elle eut un sourire ambigu. Malgré sa frousse, le souvenir de ces rancarts l’amusait. La fumée s’échappait toujours de ses lèvres sombres. On n’y voyait plus rien dans la voiture.

— On porte un micro sur nous. Un micro et une oreillette, comme à la télé. On pose nos questions. Celles qu’on nous a données et ce sont eux, via l’oreillette, qui font la sélection.

Chaplain imaginait les acteurs de l’ombre. Des psychologues, des neurologues, des militaires. Sept minutes pour juger un profil. C’était peu mais c’était un début. Suffisant pour donner le feu vert aux filles.

Soudain, une idée le fit bondir. Il empoigna Leïla, lui souleva ses cheveux et écarta son décolleté. Il observa sa peau bronzée : pas de micro, aucun système d’écoute numérique.

— Ça va pas, non ?

Chaplain la relâcha. Elle sortit une nouvelle clope et grogna :

— Je suis clean, putain.

Vaguement soulagé, il réembraya :

— Raconte-moi comment ça se passe quand vous avez repéré le mec.

— J’t’ai déjà dit. On le revoit une ou deux fois. Dans des lieux décidés d’avance. On est surveillées. Photographiées. Filmées. (Elle gloussa.) Des stars, quoi.

— Ensuite ?

— C’est tout. Après ces rendez-vous, on revoit plus le tocard. On empoche notre pognon et au suivant.

— Combien ?

— 3 000 euros pour s’inscrire chez Sasha. 3 000 euros par mec pécho.

— Vous ne vous êtes jamais demandé ce qui se passait pour ces pauvres types ?

— Cousin, depuis que je suis née, c’est chacun ses miches. Alors je vais pas faire du social avec des bourrins que j’ai vus trois fois dans ma vie et qui pensent qu’à me sauter.

— Vous en êtes où aujourd’hui ?

— Nulle part. Toutes ces conneries se sont arrêtées.

— Depuis combien de temps ?

— Un mois ou deux, p’t’être. D’toute façon, j’voulais plus le faire.

— Pourquoi ?

— Trop dangereux.

— Dangereux comment ?

— Des filles ont disparu.

— Comme Medina ?

Leïla ne répondit pas. La fumée saturait le silence. Une tension menaçait de tout faire craquer.

Enfin, elle demanda sans le regarder — ses lèvres tremblaient :

— Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

Chaplain ne lâcha pas un mot. Leïla retrouva sa hargne :

— Tu m’avais promis, enculé ! C’était notre deal !

— Elle est morte, bluffa-t-il.

La jeune femme se ratatina encore sur son siège. Le cuir couina. Elle ne manifestait aucune surprise mais les mots de Chaplain matérialisaient ce qu’elle refusait sans doute d’imaginer depuis des semaines. Nouvelle cigarette.

— Co… comment ?

— Je n’ai pas les détails. Elle a été assassinée par vos commanditaires.

Elle expira un soupir bleuté. Elle n’était plus que tremblements apeurés.

— Pour… pourquoi ?

— Tu le sais aussi bien que moi. Elle a trop parlé.

— Comme moi en ce moment ?

— Tu ne crains rien : on est dans la même galère.

— C’est aussi c’que t’as dit à MedinaMedina. On voit le résultat.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Tu crois que j’t’ai pas reconnu ? Nono de mes deux ? Medina m’avait montré des photos. J’te préviens : tu m’embrouilleras pas comme elle !

— Raconte-moi.

— Quoi : « raconte-moi » ? C’est à toi de jacter.

— J’ai perdu la mémoire.

Nouveau coup d’œil, indécis cette fois. Leïla cherchait à percer la vérité dans le regard de Chaplain. Quand elle reprit la parole, ce fut à voix basse. Le tranchant de son timbre s’était émoussé.

— Medina t’a rencontré chez Sasha, elle a tout de suite craqué. On se demande pourquoi.

— Je te plais pas ? sourit Chaplain.

— Avec toi, ça doit être la position du missionnaire, une prière et dodo.

Son sourire s’élargit. Son costume de kakou ne faisait pas illusion. Depuis combien de temps n’avait-il pas fait l’amour ? Aucun souvenir non plus sur ce terrain-là.

— Les mecs dans l’oreillette ? Ils ne m’ont pas retenu ?

Elle murmura d’une voix presque inaudible :

— S’ils l’avaient fait, tu serais pas là à jouer les Jack Bauer.

Il mit de l’ordre dans ses pensées. Arnaud Chaplain n’avait donc pas été sélectionné. Mais il l’avait déjà été une fois, quand il avait passé l’audition avec Feliz. Comment s’appelait-il alors ?

— Continue.

— Tu l’as embrouillée. Tu l’as convaincue de témoigner contre je ne sais qui, au nom de je ne sais quoi.

— Témoigner ?

— Tu menais une enquête. Tu voulais dénoncer la combine. Le genre « redresseur de torts ». J’ai dit à Medina : t’as déjà un pied dans la merde, mets pas le deuxième. Mais laisse tomber pour la convaincre. Ces histoires de lutte, de combat, ça la faisait kiffer.

— C’était à quelle époque ?

— Juin dernier.

En août, Medina lâchait son message paniqué : « Ça commence à craindre. Je flippe. » Nono était arrivé trop tard. Ils avaient joué avec le feu et la jeune femme avait payé leur témérité au prix fort.

Sa conviction se renforça : il avait vécu exactement la même aventure avec Anne-Marie Straub, alias Feliz. Une autre femme qu’il avait séduite et convaincue de témoigner. Anne-Marie avait été tuée — sans doute pendue. Comment était morte Medina ?

— Feliz, ça te dit quelque chose ?

— Non. C’est qui ?

— Une fille qu’a pas eu de veine.

— Elle a croisé ta route ?

Chaplain ne répondit pas.

— Tu te souviens des hommes que tu as retenus ?

— Pas vraiment.

Leïla mentait mais il n’insista pas. Il songea aux proies de Medina. Il n’avait pas eu le temps de lire sa fiche mais la clé USB était dans sa poche.

— Combien y en avait-il ?

— Cinq ou six, je pense.

Aujourd’hui, pour une raison inconnue, Mêtis avait arrêté son programme. C’était l’heure du grand ménage. Les cobayes étaient éliminés. Les filles qui avaient trop parlé aussi. Restaient les meurtres mythiques. Comment s’inséraient-ils dans cette réaction en chaîne ?

— Tu m’as dit tout à l’heure que le programme était stoppé. Comment le sais-tu ?

— Ils n’appellent plus. Il n’y a plus aucun contact.

— Tu sais où les joindre, toi ?

Elle maugréa d’une voix râpée par le tabac :

— Non. Et même si je le savais, je ne le ferais pas. Cette histoire pue et je veux pas finir comme Medina. Et maintenant, on fait quoi ?

La question l’étonna. Chaplain comprit que Leïla, du haut de ses talons et de son bagout, avait besoin d’aide, de conseils. Mais il était le dernier à pouvoir l’aider.

Il avait porté la poisse à Feliz.

Il avait porté la poisse à Medina.

Il ne la porterait pas à Leïla.

Il attrapa la poignée de la portière et ordonna :

— Oublie-moi. Oublie Medina. Oublie Sasha. D’où tu viens ?

— De Nanterre.

— Retournes-y.

— Pour qu’ils brûlent ma caisse ?

Chaplain sourit. Il éprouvait un sentiment d’impuissance. Le destin de Leïla était à sens unique.

— Prends soin de toi.

Elle tendit sa cigarette comme une arme potentielle :

— Prends soin de toi, toi. Medina, elle disait que quoi qu’il t’arrive avec ces mecs, ça pourrait pas être pire que c’que t’avais déjà vécu.

— Qu’est-ce que j’ai vécu ?

Elle murmura, d’une voix presque inaudible :

— J’sais pas au juste. Elle disait que la mort était en toi. Que t’étais un zombie.

123

Dès qu’il ouvrit la porte du loft, il comprit que les choses se répétaient. L’éternel retour. Le temps d’un battement de cœur, il fit un pas de côté et évita l’assaillant qui bondissait sur lui. Il avait déjà son CZ dans la main. Il se tourna vers l’homme qui pivotait, releva la sécurité, actionna la glissière de l’arme et tira à hauteur de visage. Dans l’éclair, il vit apparaître un des deux énarques dont la gorge partait en giclées rougeâtres. La détonation claqua dans le loft enténébré. La vision fulgurante s’imprima sur les murs éblouis.

La nuit se referma. Puis la riposte éclata. Plusieurs coups de feu éventrèrent la verrière, déchirèrent les rideaux, firent voler des débris de verre. Chaplain était à terre, s’ouvrant les mains sur les tessons. Entre les zébrures de feu, il vit passer un faisceau — sans doute une lampe tactique fixée au canon de l’automatique. Sous sa terreur, une question palpitait : comment l’avaient-ils encore retrouvé ?

Il tira deux fois à l’aveugle, vers le fond du loft, se releva et bondit à couvert, derrière le bloc de la cuisine. Détonations en retour. Sous la structure d’acier, les bruits secs n’avaient rien à voir avec les belles déflagrations qu’on entend dans les films. Ici, chaque coup perçait la nuit avec brièveté, révélant ce qu’il était : un message de pure destruction.

Le rayon de la torche balayait l’espace, parcourant la verrière brisée, courant sur les comptoirs, le cherchant dans chaque recoin. L’escalier se trouvait à droite, à égale distance de l’ennemi et de lui-même. Il décida qu’il devait monter sur la mezzanine pour s’en sortir. En fait, c’était son seul choix. S’il courait jusqu’à la porte, il se prendrait deux ou trois balles dans le dos avant d’avoir atteint le seuil.

L’odeur de poudre emplissait les ténèbres. Dans la cour, derrière les rideaux déchirés, des lumières s’allumaient, des voix s’élevaient. Les coups de feu avaient produit leur effet. Attendre simplement dans sa planque l’arrivée des secours ? Son adversaire n’allait pas laisser courir ainsi les secondes. Il n’allait pas fuir non plus. À Marseille, ils avaient joué la prudence mais cette fois, Chaplain avait tué son complice. Le combat avait changé de nature.

À cet instant, il vit le premier croque-mort, celui qu’il avait abattu, se relever sur un coude. Il baignait dans une mare de sang. Le faisceau le frappa en plein visage. La flaque rouge devint une flaque blanche.

— Michel ? appela l’autre.

L’utilisation du prénom conféra une certaine humanité aux deux tueurs, c’est-à-dire une faiblesse. Ces gars-là avaient des prénoms. Peut-être même des femmes et des enfants. Ébloui par la lampe, le blessé leva un bras pour indiquer où se trouvait Chaplain. Reculant comme pour s’enfoncer dans le bloc, il tira trois coups dans la direction du moribond. Sous le feu des deux dernières balles, il vit le crâne exploser, la cervelle gicler, fumer au-dessus du front.

Sans laisser à l’autre le temps de réagir, il courut vers l’escalier de fer. Le rayon électrique le trouva. Nouveaux coups de feu. Chaplain appuyait sur la détente comme si ses propres balles pouvaient le protéger. Quand il attrapa la filière qui servait de rampe, une étincelle jaillit le long du câble. Il ressentit une brûlure. Il retira vivement sa main et grimpa, trébucha, tirant entre les marches, entre les filins, provoquant un tas de flammèches autour de lui. Les balles ricochaient contre les angles. Il allait finir par s’en prendre une par rebond.

Il s’étala sur la mezzanine. En bas, la lampe virevoltait en direction de l’escalier. Il tira encore, sans viser, se demandant combien de balles il lui restait. Deux autres chargeurs dans sa poche : cette idée le rassura alors qu’il avait un goût de sang sur les lèvres. Un goût de sang dans la tête.

Il chercha une planque. L’ennemi grimpait l’escalier. Chaplain percevait dans ses veines la vibration des marches suspendues ainsi que le déclic d’un nouveau chargeur dans une crosse. Il aurait dû faire la même chose mais il devait d’abord se cacher. Il fut un instant tenté par le rideau de verre de la salle de bains mais le tueur aurait exactement la même idée. Cette réflexion en appela une autre. Il fonça à l’opposé, à gauche, à l’extrémité du futon, et se recroquevilla entre le lit et le mur.

Arc-bouté, retenant son souffle, il misa tout sur cette hypothèse : l’ennemi allait surgir, éclairer l’étage avec sa lampe, se précipiter vers la salle de bains. Chaplain tirerait alors à travers la vitre et l’atteindrait dans le dos. Pas très glorieux mais ce n’était qu’un début. La balle ne toucherait que le gilet pare-balles. L’adversaire serait projeté contre le mur du fond. Alors Chaplain bondirait et viderait son chargeur dans la face de l’homme. Il priait seulement pour avoir assez de balles. Plus question de recharger et de se faire repérer.

Il se pétrifia. Le croque-mort était là, à quelques mètres, soufflant, grognant, rugissant comme un prédateur cinglé. Chaplain sentait son sang artériel battre avec violence dans son cou. Il entendait tout. Les pas hésitants du tueur. Son essoufflement. Sa peur… Il y avait quelque chose de jouissif à sentir cet animal à sang froid au bord de la panique.

L’adversaire éclaira lentement la mezzanine puis se dirigea vers la salle de bains. Chaplain sortit de sa cachette et tira plusieurs fois jusqu’à ce que la culasse se coince en arrière et que son doigt ne déclenche plus rien. La paroi feuilletée s’était effondrée. La verrière, à droite, au-dessus du bureau, s’était abattue. Des lambeaux de voilage flottaient dans la pénombre. Mais le salopard était toujours debout, plus à droite encore — il avait plongé dans l’escalier pour se protéger.

Sans réfléchir, Chaplain balança son calibre et plongea dans la salle de bains. Le temps qu’il cherche une ouverture, un Velux, une lucarne, l’assassin remontait déjà les marches en tirant.

Le silence s’imposa. La puanteur de la poudre saturait l’atmosphère. Chaplain aperçut le pinceau de la torche qui fouillait encore l’espace. Le tueur ne le voyait pas. Et pour cause : il était dans la baignoire. Il serrait une lame de verre en guise de dernière chance. Les crissements des pas se rapprochèrent. Il ne devait absolument pas bouger : sa planque était remplie de tessons qui ne demandaient qu’à craquer…

À combien de distance se trouvait le prédateur ?

Cinq mètres ?

Trois mètres ?

Un mètre ?

Le bruit suivant fut si proche que Chaplain eut l’impression que le verre crissait sous ses dents. Il saisit le rebord de la baignoire et se hissa sur ses pieds, balayant les ténèbres avec sa lame. Il ne toucha rien, glissa, retomba lourdement, se fracassant la nuque contre le mitigeur.

Quand il rouvrit les yeux, le mercenaire braquait son arme à quelques centimètres de son front, écrasant la détente avec rage. Chaplain se protégea stupidement le visage de ses mains et n’entendit qu’un clic. L’arme s’était enrayée. Ébloui par la lampe tactique, il déroula son bras armé d’un seul geste et toucha le tueur quelque part au visage. Le salopard essayait toujours d’éjecter la balle mal engagée dans la culasse. Chaplain réussit à se placer sur un genou. Il agrippa la nuque de son adversaire et enfonça à nouveau le tesson. Il voyait maintenant. Le pieu s’était planté dans la joue droite du type et ressortait par l’orbite gauche. L’énarque n’avait pas lâché son calibre. Il tressautait, saisi de convulsions. La torche fixée à son canon virevoltait et éclairait le fond de la baignoire qui réfléchissait à son tour la lumière sur toute la scène.

Chaplain aperçut dans le miroir le visage empalé de l’homme et sa propre gueule hallucinée. Les deux adversaires hurlaient en silence, de tous leurs yeux. Le temps qu’il se ressaisisse, le mercenaire tentait encore de braquer son arme. Mais ses doigts ne tenaient plus rien. Il s’écroula. Chaplain enjamba le rebord de la baignoire. L’agonisant eut un dernier sursaut et s’agrippa à sa jambe. Arnaud lui écrasa la tête avec le pied, enfonçant le verre jusqu’à ce que le pieu se casse sous son talon. Un dernier jet de sang jaillit.

— Qu’est-ce qui se passe ? Ça va là-dedans ?

Chaplain lança un regard désespéré par-dessus la mezzanine. Les voisins étaient là, dans la cour, tentant d’apercevoir quelque chose à travers les rideaux déchiquetés. Il ramassa son CZ et aussi, par prudence, le calibre du mercenaire, la lampe irradiait au fond de sa poche.

Sur la mezzanine, il ouvrit les placards, attrapa un manteau, arracha celui qu’il portait toujours — trempé de sang — et enfila le nouveau.

— Y a quelqu’un ?

Il renversa la maquette du Pen Duick I et brisa sa coque d’un coup de talon, faisant voler les billets de 500 dans l’espace. Il les attrapa à pleines poignées et les fourra dans ses poches. Il prit aussi les papiers — passeports, cartes d’identité, carte Vitale… Puis il grimpa sur le bureau et tendit le cou par la verrière. Des toits de zinc, des gouttières, des corniches…

Il enjamba le châssis et sauta sur la première toiture.

124

Entrée des artistes.

C’était ainsi que le chauffeur avait appelé la porte dérobée de l’hôpital Sainte-Anne, située au 7, rue Cabanis. Une percée discrète dans le grand mur aveugle de la forteresse des fous. Parfait pour lui. Chaplain ne tenait pas à faire une entrée en fanfare par le portail principal du CHU. Il paya le taxi et sortit dans l’air glacé.

8 heures 30 du matin.

Après sa fuite, il avait erré dans les rues, enveloppé dans son manteau, dissimulant les marques de sang et l’odeur de poudre de ses vêtements, sentant le liquide vital se plaquer contre sa peau, à travers sa chemise trempée et déjà froide. Il avait marché à l’aveugle, hagard, abasourdi, avant de se rendre à l’évidence. Il n’avait plus d’avenir. Se rendre aux urgences de l’hôpital Sainte-Anne. S’effondrer définitivement. Capituler. C’était l’unique solution.

Un seul nom résonnait dans sa tête.

François Kubiela, le spécialiste dont lui avait parlé Nathalie Forestier.

Lui seul saurait le soigner, le comprendre, le protéger…

Voilà pourquoi il avait attendu le matin.

Il voulait voir le professeur en personne…

Maintenant, il marchait parmi les jardins du campus de Sainte-Anne. Au-dessus des bâtiments, la lumière se situait entre chien et loup. Chaplain pensait à un combat. Du sang sur le ciel, des marques de crocs, des déchirures… Il entendait presque, au-dessus des toitures, les rugissements des bêtes…

Les jardins étaient déserts. Les haies de charmille suivaient une ligne parfaite. Les branches dénudées étaient coupées net. Les bâtiments offraient des façades lisses et noirâtres, des angles bruts — et aucun ornement. Tout était fait ici pour cadrer les esprits tordus.

Chaplain suivit les allées au hasard. Il avait la bouche sèche, le ventre vide. Une sorte de vertige irradiait dans ses membres et ses organes. Il sentait dans ses poches le poids de ses armes — un CZ et un Sig Sauer, il avait lu la marque sur l’extrémité du canon. Face à un tel spécimen, seul Kubiela n’appellerait pas les flics. Il lui donnerait le temps de s’expliquer. Après tout, il connaissait un versant de l’affaire…

Les rues portaient des noms de malades célèbres : Guy de Maupassant, Paul Verlaine, Vincent Van Gogh… Il scrutait les panneaux, les frontispices des bâtiments, mais ne trouvait pas ce qu’il cherchait. Nathalie Forestier lui avait parlé de la CMME, la « Clinique des maladies mentales et de l’encéphale ». Il suffisait de trouver un infirmier et de lui demander son chemin.

Quelques pas encore et il aperçut un homme qui balayait, en bleu de chauffe. Le type était jeune. Il arborait une barbe blond pâle, une tignasse bouclée et des sourcils assortis. Il ne l’avait pas vu, absorbé dans son mouvement de va-et-vient. Sur une intuition, Chaplain se dit qu’il s’agissait d’un aliéné à qui on avait confié cette mission de confiance. Il n’était plus qu’à quelques pas de lui. Il allait demander l’orientation du service quand le balayeur leva les yeux.

D’un coup, son visage s’éclaira :

— Bonjour, professeur Kubiela. Ça fait longtemps qu’on vous a pas vu !

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