II VICTOR JANUSZ

38

Le Vieux-Port, comme un gigantesque U, encadre la passe. Aux extrémités de ses digues, deux forts — il se souvenait des noms : fort Saint-Nicolas, fort Saint-Jean — montent la garde. En arrière, des bâtiments serrés forment un rempart. Ce jour-là, à l’intérieur de la rade, les mâts des bateaux évoquaient des épingles piquées dans la surface des eaux — laque sombre, figée, dont les plis absorbaient la lumière plus qu’ils ne la reflétaient. Au-dessus, le ciel saignait. Le jour avait crevé la nuit et provoquait une hémorragie éblouissante. C’était un paysage noir et rouge, violent, qui fit baisser les yeux à Janusz.

Il n’osait plus avancer. À cet instant, il repéra sur sa droite un groupe de clochards sous des arcades. Allongés, ils étaient alignés comme les victimes d’une catastrophe naturelle. Janusz s’approcha et les regarda mieux. Ils ressemblaient à des tas de chiffons, parfois planqués sous des cartons, parfois cernés par des sacs crasseux. Ils paraissaient avoir gelé dans la nuit. Pourtant, ils toussaient, buvaient, crachaient… Les cadavres bougeaient encore.

Janusz s’assit près de celui qui ouvrait la rangée. Il sentit le froid du bitume lui pénétrer les os, la puanteur du mec le cerner comme un étau. L’homme lui lança un regard éteint. Visiblement, il ne le reconnaissait pas.

Janusz posa son cubi près de lui. Une vague curiosité s’alluma dans les yeux de l’autre. Il s’attendait à ce qu’il lie connaissance pour téter du litron mais l’autre cracha :

— Casse-toi de là, c’est ma place.

— Le bitume est à tout le monde, non ?

— Tu vois pas que je bosse ?

Janusz ne comprit pas tout de suite. L’homme était pieds nus. Une jambe repliée sous lui, il exhibait un seul pied qui ne possédait plus que deux orteils. Avec ces deux survivants, il agrippait les bords d’une boîte de biscuits en fer qu’il raclait sur le sol au passage des badauds.

— Une p’tite pièce pour un alpiniste qu’a perdu ses orteils sur l’Everest… Z’avez pas une p’tite pièce ? grognait-il. C’est l’froid qu’a eu ma peau…

L’histoire était originale. De temps à autre, par miracle, un passant lui lançait de la petite monnaie. Janusz constata qu’il n’était pas le seul à « bosser ». Les autres faisaient tous la manche, se relevant tour à tour, marchant jusqu’aux colonnes des arcades, interpellant les passants qui cherchaient à les éviter. Mi-lèche-culs, mi-hostiles, ils prenaient une voix de courtisan ou au contraire un ton agressif. Ils servaient des « monsieur », des « s’il vous plaît », des « merci » d’une voix éraillée, doucereuse, alors que tout leur être suintait la haine et le mépris.

Janusz revint à son voisin. Une barbe énorme, grouillante de poux, un bonnet sans couleur. Entre les deux, des fragments de peau couperosés, durcis, gaufrés par le froid. Des veines violacées serpentaient à la surface comme des rivières coulant d’une même source — la picole. L’ensemble ne composait pas un visage. Plutôt un agglomérat d’os fracassés, de chairs bouffies, de croûtes et de cicatrices.

— Tu veux ma photo ?

Janusz tendit son cubitainer. Sans un mot, le gars attrapa la poignée, ouvrit le robinet avec les dents et s’envoya une longue, très longue rasade. Puis il partit d’un rire, rassasié. Il considéra son voisin avec plus d’attention. Il paraissait s’interroger, à travers la brûlure de l’alcool. Dangereux ? Pas dangereux ? Tox ? Fou ? Pédé ? Ex-taulard ?

Janusz ne bougeait pas. Ces quelques secondes étaient son examen de passage. Il était sale, pas rasé, hirsute, mais ne portait ni sac, ni maison portative comme les autres. Et ses mains et son visage étaient bien trop frais pour faire illusion.

— C’est quoi ton nom ?

— Victor.

Il attrapa le cubi et fit semblant d’en boire une rasade. Rien que l’odeur du pinard faillit le faire vomir à nouveau.

— Moi, c’est Bernard. Tu viens d’où ?

— De Bordeaux, fit Janusz sans réfléchir.

— J’viens du Nord. Ici, on vient tous du Nord. La rue, vaut mieux la vivre au soleil…

Janusz visualisa Marseille comme un Katmandou des clochards. Une destination finale, un terminus sans espoir ni objectif mais à l’abri des hivers trop rudes. Pour l’instant, l’échappée était ratée. La température ne devait pas dépasser zéro. Toujours trempé de vin et de vomi, Janusz grelottait. Il allait poser une nouvelle question quand il ressentit un chatouillement dans l’entrejambe. Il eut un réflexe de la main et se fit mordre. Un rat s’échappa de ses cuisses.

Bernard éclata de rire :

— Putain le con ! Y t’a pas raté ! Y en a plein à Marseille. C’est nos potes !

Il attrapa le cubi et s’envoya une nouvelle goulée, à la santé des millions de rats de Marseille. Il s’essuya la bouche et se renfrogna dans son silence.

Janusz lança une première sonde :

— On s’est déjà vus, non ?

— J’sais pas. Ça fait combien d’temps qu’t’es à Marseille ?

— Je viens de revenir mais j’étais là à Noël.

Bernard ne répondit pas. Il gardait un œil sur les passants. Si l’un d’entre eux se risquait sous les arcades, il agitait aussitôt sa boîte, comme un réflexe. Au-delà des voûtes, la rumeur du port montait avec le jour.

— La cloche, reprit Bernard, t’es tombé dedans y a longtemps ?

— Y a un an, improvisa Janusz. Pas moyen de trouver du boulot.

— On en est tous là, ricana l’autre avec férocité.

Janusz comprit le sarcasme. Des victimes de la société. Tous les grands marginaux devaient invoquer la même excuse mais personne n’y croyait. Bernard avait même une façon de rire qui signifiait l’inverse : c’était la société qui était leur victime.

— T’as quel âge ? risqua Janusz.

— Dans les 35.

Victor lui en aurait donné 50.

— Et toi ?

— 42.

— La vache, la vie t’a pas fait de cadeau.

Janusz prit cela pour un compliment. Il était plus convaincant qu’il ne le pensait. D’ailleurs, il se sentait à chaque seconde un peu plus dégradé, un peu plus souillé. Quelques jours au grand air, à boire de la vinasse et à rester le cul par terre avec ces monstres, il deviendrait l’un d’eux.

L’autre engloutit encore une goulée. De nouveau, il retrouva une sorte de gaieté agressive. Janusz comprenait le principe. On vivait pour ces gorgées d’alcool qui enjolivaient, le temps d’un rot, le désastre d’une vie. De goulée en goulée, de litron en litron, on sombrait enfin dans l’abrutissement. Puis on se réveillait et on repartait pour un tour.

Janusz se leva et fit quelques pas vers les arcades. Ostensiblement, il s’exposa au regard des autres. Pas la moindre lueur de reconnaissance dans leurs yeux. Pas le moindre geste de la main. Il faisait fausse route. Il n’avait jamais appartenu à ce groupe.

Il revint s’asseoir auprès de Bernard :

— Y a pas grand monde ce matin…

— Tu veux dire de la cloche ?

— Ouais.

— Tu rigoles ou quoi ? On est d’jà trop. Pour faire la manche, faut se trouver un coin solo. J’vais pas tarder à me casser, d’ailleurs. (Il s’énerva d’un coup, d’une manière absurde.) Faut bien bosser, merde !

Dans la journée, il ne trouverait donc que des clochards isolés, tentant de grappiller quelques pièces aux passants.

— Où tu dors en ce moment ? relança-t-il.

— À la Madrague ! L’Unité d’Hébergement d’Urgence. Nous, on l’appelle l’Uche. En ce moment, on est près de 400 chaque soir. Bonjour l’ambiance !

Quatre cents clochards sous le même toit. Il ne pouvait pas rêver mieux, c’est-à-dire pire. Il y en aurait bien un qui le reconnaîtrait et lui donnerait des informations sur Victor Janusz. Bernard agita le cubi d’un air dépité.

— T’as pas des ronds pour qu’on s’en achète un autre ?

— P’t’être, ouais.

— Alors, j’t’accompagne.

Il tenta de se lever mais tout ce qu’il réussit à faire, ce fut de lâcher un pet sonore. Janusz se sentit traversé par un éclair de haine. Après la peur, l’appréhension, le dégoût, il éprouvait maintenant une aversion féroce pour ces êtres dégénérés.

Il s’arrêta sur la violence de son sentiment. Avait-il une raison intime de détester les clochards ? Jusqu’où allait cette haine ? Pouvait-elle constituer un mobile pour tuer ?

— Y a un ED pas loin, fit Bernard, enfin debout.

Troublé, Janusz lui emboîta le pas. Il se répétait en marchant les quelques mots qu’il avait écrits à Anaïs Chatelet.

Je ne suis pas un assassin.

39

Une nouvelle nuit blanche, ou presque.

Du sirop en guise de petit déjeuner.

Il était midi. Anaïs Chatelet roulait en direction de Biarritz avec Le Coz. Toute la nuit, elle avait supervisé le dispositif de recherche. Chaque groupe, chaque barrage était en connexion permanente avec un central installé à l’hôtel de police. Les stations-service, les refuges, les squats, la moindre planque possible avaient été retournés à Bordeaux. On avait aussi demandé aux flics de Marseille de surveiller les arrivées des gares et aérogares, au cas où Janusz aurait la nostalgie de ses origines — mais Anaïs n’y croyait pas.

Le dispositif impliquait plus de 300 hommes — flics de la DPJ de Bordeaux, agents de la BAC, bleus — et gendarmes du département. Chatelet, chef de groupe d’enquête criminelle, s’était transformée le temps d’une nuit en commandant des armées.

Tout cela en pure perte.

Ils n’avaient pas décelé un seul indice.

Par acquit de conscience, on avait placé des gars à son domicile, à l’hôpital. Ses comptes en banque, les mouvements de sa carte bleue, ses abonnements téléphoniques étaient surveillés. Mais Anaïs savait que rien ne bougerait plus. Janusz avait largué les amarres. Et il ne commettrait pas d’erreur. Elle avait pu mesurer son intelligence en live.

Cette nuit, tout en dirigeant les recherches, et en luttant contre sa crève qui lui donnait l’impression d’évoluer sous un scaphandre, elle avait mené sa propre enquête sur l’homme aux deux visages. Elle avait fouillé les existences de Mathias Freire et de Victor Janusz. Pour le clochard, c’était vite fait. Aucun état civil. Aucune existence administrative d’aucune sorte. Anaïs avait parlé aux flics qui avaient arrêté Janusz à Marseille. Ils gardaient le souvenir d’un marginal bagarreur. On l’avait récupéré dans un sale état, une large coupure au cuir chevelu. On l’avait emmené à l’hôpital. Son bilan sanguin révélait un taux d’alcoolémie de 3,7 grammes. Il n’avait aucun document pour prouver son identité. Il avait donné ce nom, voilà tout. Victor Janusz n’avait donc existé officiellement que le temps de sa garde à vue, quelques heures à l’hôtel de police de l’Évêché à Marseille.

Le psychiatre avait laissé plus de traces. Anaïs s’était rendue au Centre hospitalier spécialisé Pierre-Janet. Elle avait étudié son dossier professionnel. Diplômes. États de Service. Certificats de l’hôpital Paul-Guiraud, à Villejuif… Tout était en règle. Tout était faux.

Dès l’aube, elle s’était renseignée auprès du Conseil de l’Ordre. Il n’y avait jamais eu de psychiatre du nom de Mathias Freire en France. Ni même aucun médecin généraliste. Elle avait appelé Paul-Guiraud à Villejuif. Personne ne connaissait Freire.

Comment Janusz s’était-il procuré ces documents ?

Comment savait-il que le CHS Pierre-Janet cherchait un psychiatre ?

À 9 heures du matin, elle était retournée à l’hôpital. Elle avait convoqué les psychiatres des différents services. Ils étaient venus, mal à l’aise, méfiants, se comportant en coupables. Personne n’avait rien remarqué. Freire était discret, solitaire, professionnel. Son comportement ne trahissait aucune imposture — et son savoir n’avait jamais été pris en faute. D’où l’idée cinglée d’Anaïs : Freire avait réellement suivi une formation de psychiatre. Où ? Sous quel nom ?

Elle avait ensuite remonté la piste du break Volvo. Elle avait contacté le vendeur. Freire avait présenté son permis de conduire et payé la voiture en cash — question en passant : d’où tenait-il ce fric s’il était sans abri un mois auparavant ? Elle avait vérifié au sommier. Pas de permis au nom de Freire. Il n’avait jamais actualisé sa carte grise. N’avait payé aucune assurance.

Elle avait gratté aussi auprès de sa banque, du syndic qui lui avait loué le pavillon. Tout était en ordre. Freire disposait d’un compte alimenté par son salaire de médecin. Pour le pavillon, il avait présenté un dossier de candidature sans faille. L’agent immobilier avait précisé : « Il m’a présenté ses anciennes fiches de salaire et sa déclaration d’impôts. » Freire avait produit des photocopies. Faciles à falsifier.

Pour la millième fois depuis la veille, elle se demandait quelle étiquette coller sur son suspect. Tueur ? escroc ? imposteur ? schizophrène ? Pourquoi était-il venu la voir hier soir ? Pour se constituer prisonnier ? Pour lui livrer une information qui l’innocenterait ? Pour lui raconter l’assassinat de Patrick Bonfils et Sylvie Robin ?

Elle revoyait le mot posé sur son bureau. Je ne suis pas un assassin. Le problème était qu’elle le pensait. Freire était de bonne foi. Un coup d’instinct lui soufflait qu’il ne simulait pas quand il jouait au psychiatre. Il ne simulait pas non plus quand il jurait que Patrick Bonfils était innocent et qu’il voulait l’aider à découvrir ce qu’il avait vu la nuit du 13 février à la gare Saint-Jean. S’il était l’assassin, cette attitude n’était pas logique. On ne cherche pas des preuves contre soi-même… Alors ? Avait-il perdu la mémoire lui aussi ?

Deux amnésiques pour une seule gare : ça faisait beaucoup.

Elle vit passer le panneau de sortie BIARRITZ. Elle se connecta mentalement avec l’autre versant de l’affaire — qui ne cadrait avec rien. Pourquoi avait-on tué Patrick Bonfils et Sylvie Robin ? Quels dangers représentaient un pêcheur endetté et sa compagne ?

Depuis la veille, elle essayait de joindre les gendarmes qui dirigeaient l’enquête sur la Côte basque. Le chef de groupe, le commandant Martenot, ne l’avait pas rappelée. À 11 heures du matin, après avoir pris une douche, elle avait décidé de se rendre sur place. Avec Le Coz.

— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?

Un embouteillage bloquait la bretelle de sortie. Anaïs sortit du véhicule et renoua d’un coup avec la météo merdique de la matinée. Ciel noir. Froid polaire. Rais de pluie qui s’abattaient comme des ciseaux. Main en visière, elle aperçut au loin un barrage de gendarmes.

Le Coz demanda :

— Je mets le deux-tons ?

Anaïs ne répondit pas. Elle évaluait les forces en présence. Pas un simple barrage routier. Des frises cloutées coupaient les voies. Des fourgons, gyrophares tournoyant en silence, stationnaient en épis. Les hommes n’étaient pas des gendarmes ordinaires. Vêtus de treillis noir, ils portaient des gilets pare-balles, des chasubles porte-équipement et des casques à visière blindée. La plupart tenaient des pistolets-mitrailleurs.

— J’y vais à pied, fit-elle en se baissant pour parler à Le Coz. Quand je te fais signe, tu déboîtes et tu rappliques.

Anaïs releva la capuche de la veste qu’elle portait sous son blouson de cuir et remonta la file de voitures. Elle grelottait. Tout en marchant, elle s’envoya une nouvelle goulée de sirop. Quand les hommes armés l’aperçurent, à cinquante mètres, elle brandit sa carte tricolore.

— Capitaine Anaïs Chatelet, de Bordeaux, hurla-t-elle.

Les hommes ne répondirent pas. Avec leur visière opaque, ils ressemblaient à des machines à tuer, noires, indéchiffrables, parfaitement réglées.

— Qui est le chef de groupe ?

Pas de réponse.

L’averse redoublait, ruisselant sur les écrans blindés des casques.

— Qui est le chef, nom de Dieu ?

Un homme, enveloppé dans un ciré de Gore-Tex, s’approcha.

— C’est moi. Capitaine Delannec.

— C’est quoi ce déploiement ?

— Ce sont les ordres. Un fugitif est dans la nature.

Anaïs abaissa sa capuche. La pluie crépita sur son front.

— Ce fugitif est mon suspect. Jusqu’à preuve du contraire, il bénéficie de la présomption d’innocence.

— C’est un forcené.

— Qu’est-ce que vous en savez ?

— Il a tué un clochard à Bordeaux. Il a participé au massacre de deux innocents à Guéthary. Et c’est un psychiatre.

— Et alors ?

— Avec ces gars-là, la camisole n’est jamais loin.

Anaïs n’insista pas.

— J’ai rendez-vous avec le commandant Martenot. On peut passer ?

Le nom agit comme un sésame. Anaïs fit signe à Le Coz qui remonta la rampe à contresens. Elle sauta dans la voiture et fit un signe de remerciement au connard.

— C’est pour Janusz ? demanda Le Coz.

Anaïs acquiesça, les dents serrées. Il disait Janusz. Elle pensait Freire. C’était toute la différence. Elle le revit avec son Coca Zéro à la main. Sa chevelure noire. Ses traits fatigués. Son air d’Ulysse sur le retour, épuisé, affaibli et en même temps enrichi, embelli par tout ce qu’il avait vu. Un homme qui avait la patine d’une sculpture ancienne. Il devait faire bon se réfugier dans ces bras-là.

Un souvenir précis traversa son esprit.

L’autre soir, sur le seuil de son pavillon, Freire lui avait murmuré :

— Un meurtre, c’est plutôt bizarre comme occasion de se rencontrer.

— Tout dépend de ce qui se passe ensuite.

Ils avaient alors laissé flotter entre eux ce point d’interrogation. La buée sortait de leurs lèvres et matérialisait cet avenir cristallin, diaphane, incertain. Tout dépend de ce qui se passe ensuite.

Ils étaient plutôt servis.

40

— T’en mêle pas.

La femme en était à son troisième coup dans la mâchoire. Elle refusait de tomber. L’homme changea de tactique. Il lui balança un crochet dans le ventre. Elle se plia en deux, donnant l’impression d’avaler son propre cri. La victime était un monstre. Laide, bouffie, crasseuse. Une gueule violacée, casquée de cheveux gras. Impossible de lui donner un âge. L’agresseur, un Noir à casquette, profita qu’elle s’était penchée. Il leva ses deux mains nouées en une seule masse et les abattit sur sa nuque de toutes ses forces. La femme s’écroula. Enfin. Aussitôt soulevée par une convulsion qui la fit vomir.

— Salope ! Dégueulasse !

Les coups de pied pleuvaient. Janusz se leva. Bernard lui attrapa le bras :

— Bouge pas, j’te dis ! C’est pas tes oignons.

Janusz se laissa retomber. Le spectacle était insoutenable. La sorcière avait un bras paralysé. Elle se protégeait le visage de l’autre et recevait les coups sans un cri, tressautant à chaque impact.

Quatre heures que Janusz accompagnait Bernard au hasard de ses pérégrinations et il en était à sa troisième baston. Ils avaient rejoint différents groupes, quitté une puanteur pour une autre. Janusz avait la sensation d’avoir de la merde dans les poumons, de la pisse dans les narines, de la crasse dans la gorge.

Ils s’étaient d’abord rendus place Victor-Gelu, où des sans-abri s’agglutinaient sous les porches. Personne ne l’avait reconnu. Il avait payé son coup. Posé des questions. Obtenu aucune réponse. Ils étaient passés au Théâtre du Gymnase, plus haut sur la Canebière. Ils n’étaient pas restés : les marches étaient occupées par des zonards, qui tabassaient un « nouveau ». Ils s’étaient perdus dans les ruelles du quartier jusqu’à atterrir rue Curiol, le fief des transsexuels.

Ils s’étaient finalement posés au pied de l’église des Réformés, où la Canebière rejoint les allées Léon-Gambetta. Il y avait des clodos partout. Ils picolaient sur les marches, pissaient à même les dalles, bravaient le regard des passants avec agressivité. Ces hommes beurrés depuis l’aube étaient prêts à s’entre-tuer pour un euro, une cigarette ou une gorgée de mauvais rouge.

Là non plus, pas un regard ne s’était allumé en sa présence. Janusz commençait à douter d’avoir jamais mis les pieds à Marseille. Mais il était trop épuisé pour bouger encore. La raclée était terminée. La victime reposait dans une mare de sang et de vomi. Janusz était en enfer. L’abjection, la grisaille de l’air — il devait être à peine 14 heures et le jour baissait déjà —, le froid, l’indifférence des passants, tout contribuait à dessiner un abîme qui l’avalait peu à peu.

La femme se traîna sur le trottoir et s’abrita sous un porche, près d’une échoppe de restauration rapide. Janusz se força à l’observer. Sa figure n’était plus qu’une tuméfaction, fendue de deux pupilles noyées de sang. Ses lèvres déchirées, boursouflées, laissaient échapper une mousse rougeâtre. Elle toussa et recracha des débris de dents qui l’étouffaient. Elle finit par s’asseoir sur le perron d’un immeuble. En attendant de se faire déloger, elle tendit son visage au vent pour sécher ses plaies.

— Elle l’a bien cherché…, conclut Bernard.

Janusz ne répondit pas. Son compagnon poursuivit ses explications. Nénette, la victime, était la « femme » de Titus, le Noir. Il la prêtait aux autres, pour quelques pièces, un ticket-restaurant ou des comprimés. Janusz ne voyait pas comment la poivrote édentée pouvait susciter le moindre désir.

— Et alors ? risqua-t-il.

— Elle a été voir les autres…

— Les autres ?

— Une autre bande, du côté du Panier. Elle a couché gratis. Enfin, on est pas sûrs. De toute façon, Titus, il est hyper-jaloux…

Janusz observait l’horrible tas de chiffons ensanglantés qui digérait sa raclée. Elle avait trouvé, mystérieusement, un litron et s’enfilait déjà une rasade, en guise de premiers secours. Elle paraissait avoir déjà oublié la correction.

Le monde de la rue était un monde du présent.

Sans souvenir. Sans avenir.

— Te frappe pas, conclut Bernard, faisant de l’humour involontaire. On s’emmerde, alors on s’tape dessus.

Et on boit, ajouta Janusz pour lui-même. D’après ses calculs, Bernard en était à son cinquième litre. Les autres suivaient le même régime. Ils devaient s’enfiler chacun en une journée huit à douze litres de vin.

— Viens, fit le clochard. On s’casse. Y commence à y avoir trop de monde. Et faut pas fatiguer toujours les mêmes clients…

Bernard n’avait pas adopté Janusz. Il le tolérait parce que le nouveau venu avait déjà acheté trois cubis. Premier enseignement. Si un clodo te tend la main, c’est qu’il y a un péage au bout. Et ce péage est toujours un litron.

Ils se remirent en marche. Un vent marin, humide, pénétrant, ne les lâchait pas. Janusz ne parvenait pas à se réchauffer. Ses pieds lui faisaient mal. Ses mains gelaient. Il suivait à l’aveugle, les yeux pleins de larmes, sans rien reconnaître. La seule chose qui le faisait encore tressaillir était les flics. Une sirène, une voiture sérigraphiée, des uniformes, et il baissait aussitôt la tête. Il n’oubliait pas qui il était. Une proie. Un suspect en cavale. Un coupable qui accumulait les erreurs. Cette crasse, cette misère, ce mauvais vin : c’était son camouflage. Sa forteresse. Pour combien de temps ?

Ils s’installèrent sur une petite place. Janusz n’avait aucune idée d’où il se trouvait, mais il s’en foutait. L’apathie de ses congénères le gagnait. Il devenait insensible, lent, hagard. Sans montre ni horloge, il perdait la notion du temps et de l’espace.

Le bruit de la boîte en fer de Bernard le rappela au présent. Le clochard avait retiré sa chaussure et repris son manège avec ses deux orteils noirs. Crin-crin-crin…

— Une p’tite pièce pour un alpiniste…

D’autres clochards les rejoignirent. Bernard grogna. Ils étaient dans un tel état d’ébriété et de folie qu’ils ne faisaient plus la manche mais effrayaient le client. Un des gars se frottait le visage contre le bitume jusqu’à s’abraser la chair. Un autre, bite à l’air, poursuivait un de ses compagnons complètement torché, à quatre pattes, et essayait de lui glisser son sexe dans la bouche. À part, un solitaire s’engueulait avec lui-même, haranguant le mur, parlant au trottoir, menaçant le ciel.

Janusz les observait sans compassion ni bienveillance. Au contraire, il éprouvait toujours cette haine qui ne le lâchait pas depuis le matin. Il en était sûr : quand il était vraiment Victor Janusz, quelques mois auparavant, il les détestait déjà. C’était cette haine qui l’avait tenu debout. Qui lui avait permis de survivre. L’avait-elle poussé au meurtre ?

— Viens, fit son compagnon, en ramassant sa monnaie. J’ai soif !

— Jamais t’achètes à bouffer ?

— Pour bouffer, y a la Soupe populaire, les Restos du cœur, les foyers d’Emmaüs. Tout le monde veut nous donner à bouffer. (Il éclata de rire.) Pour la picole, crois-moi, c’est un autre combat !

Le jour baissait et le froid se renforçait. Janusz songeait avec angoisse aux heures qui allaient suivre. Ses entrailles se contractaient. Il était au bord des larmes. Un enfant qui a peur des ténèbres.

Pourtant, il devait tenir.

Jusqu’au foyer de la Madrague, où tous les clochards se retrouvaient le soir.

Si personne ne le reconnaissait là-bas, c’était qu’il faisait fausse route.

41

Le commandant Martenot avait accepté de les accompagner sur les lieux du double meurtre. Chacun dans sa voiture. Et pas un mot avant, dans les bureaux. Ils suivaient maintenant la Subaru WRX, un de ces modèles étrangers que les brigades d’intervention rapide avaient acquis ces dernières années.

Ils dépassèrent Bidart et Guéthary, suivant la ligne de chemin de fer. La pluie ne cessait pas. Elle brouillait les tons, les sensations, les mouvements. Elle s’élevait des taillis verts et de l’asphalte laqué. Elle drainait des éclairs de lumière blafarde à la surface de l’océan.

Les voitures stoppèrent au sommet d’une corniche. Des taillis serrés, quelques maisons solitaires, et, beaucoup plus bas, une plage sans couleur cernée par des rochers noirs. Anaïs et Le Coz rejoignirent les gendarmes. Martenot désigna un cabanon de ciment, à cent mètres, sur lequel était fixée une pancarte en forme de poisson.

— La maison des Bonfils.

Le bâtiment était encore entouré par des traits jaunes de rubalise. Des scellés étaient apposés aux portes et fenêtres. Le commandant expliqua : le travail de prélèvement, de photographie, de relevé d’empreintes avait été effectué la veille mais une fouille approfondie aurait lieu le lendemain matin.

— Le crime, ça s’est passé où exactement ?

— En bas. Sur la plage. (Le commandant de gendarmerie tendit son index vers l’océan.) Le corps de la femme était là-bas. L’homme plus loin, au pied d’un rocher.

— Je ne vois rien.

— La zone est sous la mer. On est à marée haute.

— Allons-y.

Ils suivirent un chemin de terre abrupt. Tournant la tête, Anaïs contemplait le décor au-dessus d’elle. Le bouillonnement des arbres et des bosquets, crachant des vapeurs d’eau. Une ou deux villas et leurs terrasses enfouies parmi les pins. La ligne de chemin de fer, brillante sous la pluie — droite comme un coup de cutter dans le tableau.

Ils atteignirent la plage, rien qu’un ruban de sable sombre. Anaïs frissonna. Toujours la crève. Ou la peur. Sa conscience dérivait maintenant vers des légendes à la Tristan et Isolde, pleines de tempêtes et de philtres d’amour…

Elle se concentra :

— À quelle heure ça s’est produit ?

— D’après les témoins, aux environs de midi.

— Il y a des témoins ?

— Deux pêcheurs. Ils se rendaient eux-mêmes sur la grève, à cent mètres de là.

— Qu’est-ce qu’ils ont vu ?

— C’est assez confus. Ils ont parlé d’un homme en imper qui courait. Votre suspect. Mathias Freire.

— C’est le nom qu’on vous a donné ?

— Ce n’est pas le bon ?

Anaïs n’insista pas : autant ne pas embrouiller une situation déjà confuse.

— D’où venait-il ?

— De la plage.

— Freire aurait tué Bonfils et sa femme et aurait pris la fuite ? demanda-t-elle, se faisant l’avocat du diable.

— Non. Les victimes n’ont pas été tuées à bout portant. Par ailleurs, les témoins ont vu deux hommes en noir qui couraient aussi vers la plage. On ne sait pas s’ils poursuivaient Freire pour l’arrêter, croyant qu’il était le tueur, ou s’ils sont au contraire les tireurs. Ils sont repartis dans un 4 × 4 noir, a priori de marque Audi. Un Q7. Malheureusement, nous n’avons pas le numéro d’immatriculation.

Merde. Comment avait-elle pu oublier ça ? L’avant-veille, Freire lui avait confié des clichés de plaque d’immatriculation. Il lui avait expliqué qu’un 4 × 4 noir le suivait depuis deux jours. Les tirages étaient encore chez elle…

— À partir de ce moment, continuait le gendarme, le témoignage des pêcheurs devient confus. Selon eux, un train est passé. Le type en imper a disparu. Les deux hommes sont montés dans leur 4 × 4 et ont filé.

— Ensuite ?

— Rien. Tout le monde s’est volatilisé.

Un cri rauque s’éleva dans le ciel. Anaïs leva les yeux. Des mouettes dessinaient des huit contre le vent. Le ressac grondait en contrepoint, claquant ses vagues sur le sable noir.

— Parlez-moi des angles de tir, fit-elle en fourrant les mains dans ses poches.

— A priori, le tireur était posté sur la terrasse de cette villa, là-bas. Elle est inhabitée durant l’hiver.

La maison était située à plus de cinq cents mètres.

— Vous voulez dire que les assassins…

— Un tir longue portée, oui. Un vrai boulot de sniper.

L’enquête prenait encore un nouveau tour. Payait-on des tireurs d’élite pour abattre un pêcheur endetté et sa compagne ?

— Comment êtes-vous sûr que les tirs provenaient de là-bas ?

— Nous avons retrouvé les douilles sur la terrasse.

Ça ne tenait pas debout. En admettant que les meurtriers soient des professionnels, jamais ils n’auraient commis une telle erreur. Oublier de tels indices sur la plateforme de tir. À moins que… Anaïs imagina un autre scénario. Les assassins abattent leurs cibles mais une des trois parvient à s’échapper — Freire. Ils partent à sa poursuite. Dans leur précipitation, ils oublient leurs douilles.

Le commandant tenait maintenant un sachet plastique dans sa paume contenant des fragments de métal. Anaïs l’attrapa et observa les tubes aux reflets dorés. Ça ne lui disait rien. Elle avait toujours été nulle en balistique. Les calibres. Les puissances. Les distances. Pas moyen de s’y retrouver.

— Du 12,7 mm, expliqua Martenot. Des balles perforantes de haute précision.

— Ça nous renseigne sur les meurtriers ?

— Plutôt. Le 12,7 est un calibre rare, utilisé en général par les mitrailleuses lourdes, apprécié pour la puissance de sa charge et la vélocité du projectile en tir tendu. On l’utilise aussi avec certaines armes de précision.

— En français, qu’est-ce que ça donne ?

— C’est le calibre spécifique du Hécate II, un fusil développé dans les années 1990. Une arme de référence, très connue chez les snipers. Pour un tireur entraîné, ce fusil permet d’atteindre sa cible jusqu’à 1 200 mètres. Il permet aussi d’arrêter un véhicule à 1 800 mètres. Du matériel largement surqualifié pour abattre un couple de pêcheurs. Sans compter le savoir-faire très particulier que demande cette arme.

Le commandant usait de son ton le plus neutre pour masquer son trouble. Grand, gris et stoïque, il ressemblait dans sa parka bleue à un amiral sur son porte-avions. Anaïs avait déjà compris.

— Le tueur pourrait être un militaire ?

— L’Hécate II a été officiellement adopté en 1997 par la Section technique de l’armée de terre, admit Martenot. C’était notre réponse aux snipers dans les combats des Balkans. Aujourd’hui, les groupes d’intervention du GIGN et du RAID l’utilisent aussi.

Silence. L’affaire prenait décidément une nouvelle orientation. Comme un plan qui s’élèverait d’un coup vers une troisième dimension insoupçonnée.

— D’autres armées et des unités spéciales étrangères l’utilisent aussi, poursuivit le gendarme. On va envoyer tout ça à l’IRCGN, l’Institut de recherche criminelle de la Gendarmerie nationale de Rosny-sous-Bois. Il n’est pas impossible qu’on puisse remonter jusqu’à l’arme elle-même. L’Hécate II n’est pas un fusil qu’on trouve facilement sur le marché. Ni facilement maniable. Pour vous donner une idée, il pèse tout équipé 17 kilos.

Anaïs hochait la tête sous la pluie. Elle savait — elle avait toujours su — que cette histoire serait complexe. Le meurtre d’un zonard transformé en Minotaure. L’apparition d’un amnésique qui posait des questions sans réponse. Les empreintes d’un faux psychiatre… Et maintenant un massacre aux allures d’embuscade guerrière.

Le gendarme récupéra les douilles dans la paume d’Anaïs. Elle marqua une hésitation.

— N’ayez crainte, fit-il. La procédure ira jusqu’au bout, même si les coupables viennent de chez nous. Le laboratoire aura ces douilles avant ce soir. Le rapport est en route pour le bureau du juge.

— Un juge est déjà nommé ?

— Claude Bertin. Du parquet de Bayonne. Un habitué de l’ETA. Il ne sera pas dépaysé avec ces histoires de balistique.

— Vous avez reçu le rapport d’autopsie ?

— Pas encore.

Anaïs tiqua. Les corps de Bonfils et de sa compagne avaient été transférés à l’institut médico-légal de Rangueil, près de Toulouse, la veille, en fin d’après-midi. Martenot avait sans doute déjà reçu le document. Il l’avait simplement soumis à ses supérieurs avant toute diffusion. Dans un tel contexte, tout devait être pesé, mesuré, analysé. Peut-être même l’armée avait-elle nommé un autre toubib pour une contre-expertise…

La voix de Martenot revint à sa conscience :

— Je vous offre un café ?

— Avec plaisir, fit-elle en souriant. Mais je dois d’abord passer un coup de fil.

Elle ralentit sur le sentier du retour afin de s’isoler. Dans le vent humide, elle appela Conante. Le flic répondit avant la fin de la première sonnerie. Tout le monde était à cran.

— C’est moi, fit-elle. Rien de neuf ?

— Je t’aurais fait signe.

— J’ai besoin que tu me rendes un service. Je voudrais que tu ailles chez moi, tout de suite.

— Tu as oublié d’arroser tes plantes ?

— Tu demandes ma clé à la gardienne. Sois convaincant. Elle n’est pas commode. Tu montres ta carte. Tu te démerdes.

— Une fois chez toi, qu’est-ce que je fais ?

— Sur mon bureau, il y a les tirages d’une plaque d’immatriculation. Tu l’identifies et tu me rappelles aussi sec.

— Pas de problème. À Biarritz, c’est comment ?

Anaïs leva les yeux. Les silhouettes noires des gendarmes disparaissaient dans le flot de l’averse. Les voies ferrées crépitaient de pluie. Les pins et les genêts surnageaient parmi les brumes d’eau.

— Mouillé. Rappelle-moi.

42

— Bouge-toi le cul. V’là le fourgon.

Janusz se leva péniblement. Il n’était plus qu’un bloc de courbatures et de frissons. Son plan, son enquête, sa stratégie d’observation, tout ça était parti au tout-à-l’égout avec la fin de l’après-midi. Ils avaient encore arpenté le bitume jusqu’à la tombée de la nuit pour se retrouver au point de départ du matin : les arcades du Club Pernod, face au Vieux-Port. À ce stade, Janusz ne rêvait plus que d’une chose : un peu de chaleur et du moelleux où poser ses fesses.

À 19 heures, Bernard avait exhumé une carte de téléphone et appelé le 115, le numéro du Samu social. Chaque soir, un service de voitures spécialisées ramassait les clochards pour les emmener dans les foyers d’accueil de la ville. Certains SDF, ceux qui étaient encore lucides, appelaient avant que la nuit glacée ne les terrasse. Les autres étaient repérés par des patrouilles qui connaissaient leurs repaires. En hiver, plus un clodo, ou presque, ne dormait dehors à Marseille.

Les assistants sociaux sortirent du Jumpy Citroën afin d’aider les misérables qui titubaient sous les arches. Plusieurs refusaient de monter dans la camionnette.

— La rue, c’est mon choix ! beuglait l’un d’eux d’une voix râpée.

Un autre se débattait maladroitement. Son corps était flasque, mou comme une éponge.

— Foutez-moi la paix ! J’veux pas aller au mouroir !

— Le mouroir ? demanda Janusz.

— La Madrague, fit Bernard en ramassant son paquetage. T’en fais pas. Pour les gars comme nous, c’est c’qu’il y a de mieux.

Abruti de froid et de fatigue, Janusz comprenait seulement qu’il se rapprochait de son objectif. Les portes arrière du fourgon s’ouvrirent.

— Salut Bernard ! cria le chauffeur à travers la paroi de Plexiglas qui séparait l’habitacle de la cabine passagers.

L’autre répondit de son rire d’hyène et balança ses sacs pourris à l’intérieur. Il grimpa. Janusz suivit. L’odeur lui coupa le souffle. Crasse, merde, urine, pourriture : les effluves saturaient l’espace. Il retint sa respiration et avança dans l’obscurité. Il se cogna à des genoux, des bras, trébucha contre des baluchons. Trouva enfin une place assise. Bernard avait disparu.

Les portes claquèrent. Le Jumpy se mit en route. Ses yeux s’habituèrent à la pénombre. Il put détailler ses nouveaux compagnons. Ils étaient une douzaine, se faisant face sur deux banquettes. Les trognes, les regards, les mains croûtées ne différaient pas de ce qu’il avait vu toute la journée, mais une Cour des miracles à ciel ouvert, c’est une chose. En vase clos, c’en est une autre. Dans les ténèbres lacérées par les luminaires du dehors, ces gueules de gargouilles prenaient une réalité à la fois plus dense et plus fantastique.

Un homme était tondu, la face dévorée par deux yeux fixes. Un autre dormait, la tête entre les bras, pierre posée dans un paquet de chiffons. D’autres avaient le visage noyé d’ombre. Ils ne bougeaient plus, apathiques, pétrifiés. Un gars était à genoux sur le sol, s’essayant à des tractions, prenant appui sur la banquette. Efforts pathétiques, maladroits, avec en prime des « ouch-ouch » poussifs.

Un agent social, installé à côté du chauffeur, frappa à la vitre :

— Jo ! Assieds-toi tout de suite !

Le sportif se redressa en titubant et tomba sur son siège. Son voisin se leva. Il était entièrement noir. Comme carbonisé de crasse. Janusz ne sentit pas son odeur : il ne respirait plus que par la bouche, redoutant en même temps les miasmes qui pénétraient sa gorge. L’homme s’immobilisa devant la portière à double battant, écarta les jambes et se mit à pisser à grands flots, tentant de viser la rainure centrale, éclaboussant ses voisins indifférents.

Ses efforts étaient vains puisque les portières étaient closes. La pisse, au gré des ralentissements et des coups de frein, refluait vers l’habitacle. Les coups dans la vitre redoublèrent.

— Ho !!!! Pas de ça ici ! Tu connais le règlement !

L’homme ne réagit pas, se vidant avec un calme de citerne. Janusz leva les jambes pour ne pas être atteint par les rigoles.

— Nous oblige pas à nous arrêter, merde !

Le clodo recula enfin. Marcha dans la flaque. S’effondra sur les autres jusqu’à rouler à sa place. La bande-son montait en intensité au fil des kilomètres. Les voix traînantes, aigres, pleines de rancune. Les mots incohérents, déformés, mâchonnés, évoquaient les lambeaux d’un langage sans signification, hors d’usage, bon pour la poubelle.

Une femme ne cessait de répéter :

— J’m’appelle pas Odile, moi, j’m’appelle pas Odile… Si j’m’appelais Odile, ça s’rait une autre histoire…

Un homme, lèvres rentrées sur l’absence de dents, aspirait les mots plutôt qu’il ne les crachait :

— Faut que j’aille chez le dentiste… Après j’irai voir mes enfants…

D’autres chantaient, dans une cacophonie insoutenable. L’un d’eux gueulait plus fort que ses collègues. Un vieux tube des années 80, Les démons de minuit.

— Y a d’l’ambiance, hein ?

Bernard était assis à côté de lui : en état de choc, il ne l’avait même pas remarqué.

— Ici c’est rien. Tu vas voir à la Madrague…

Le fourgon s’arrêta plusieurs fois. Il regarda dehors. Tandis que les assistants ramassaient de nouveaux débris, d’autres hommes exhortaient des femmes sans âge, en doudoune et minijupe, à les suivre dans une camionnette.

— Des putes…, murmura Bernard. On les emmène à Jeanne-Panier.

Sans doute un autre foyer… De nouveaux passagers entrèrent dans le fourgon. On commençait à manquer de place. Le chanteur n’arrêtait pas de brailler, sans mesurer l’ironie implicite de son texte :

Ils m’entraînent au bout de la nuit / Les démons de minuit / Ils m’entraînent jusqu’à l’insomnie / Les fantômes de l’ennui !

Trois jeunes hommes venaient de s’installer à l’autre bout de la cabine, sans un mot. Ils ne paraissaient ni soûls, ni sales, mais au contraire éveillés et bien lucides. Ce qui ne leur donnait pas un air amical. Ils semblaient même beaucoup plus dangereux que les autres.

— Des Roumains…, chuchota Bernard.

Janusz se souvint. À Pierre-Janet, on en accueillait parfois. Des repris de justice d’Europe de l’Est, pour qui les foyers populaires de France faisaient figure de palaces cinq-étoiles comparés aux prisons slaves.

— T’approche pas d’eux, ajouta Bernard. Ils tueraient leur mère pour un ticket-restaurant. Mais surtout, ce sont nos papiers qui les intéressent.

Janusz ne quittait pas des yeux les trois prédateurs. Ils l’avaient repéré en retour : clochard d’emprunt, aux mains lisses et à la crasse superficielle. Il était l’homme à agresser cette nuit. Le seul qui aurait plus d’un euro en poche. Il se jura de ne pas dormir. En réponse, il sentait les courbatures d’épuisement lui barrer les membres. Il chercha au fond de sa poche le contact de son Eickhorn. Serra le couteau comme un fétiche.

Le Jumpy ralentit. Ils arrivaient. Le quartier était en voie de destruction — ou de reconstruction. Impossible de décider à cette heure. Un pont autoroutier surplombait l’avenue, comme un monstre de légende menaçant une ville antique. Tout était noir. Sauf de hautes grilles, violemment éclairées par des projecteurs puissants. Un panneau indiquait : UNITÉ D’HÉBERGEMENT D’URGENCE. Une foule vociférante, gesticulante, se pressait devant les barreaux. Les démons de minuit

— La Madrague, mon gars, fit Bernard. On peut pas tomber plus bas. Y z’acceptent tout le monde, sauf les enfants… Après ça, y a plus que le cimetière.

Janusz ne répondit pas. Il était agrippé, fasciné par ce qu’il voyait. Devant les grilles, des hommes en combinaison noire, gantés, cagoulés, sanglés de dossards jaune fluorescent, contrôlaient les entrées. Au-dessus d’eux, sur le toit d’un des bâtiments, des chiens en cage aboyaient, rugissaient dans la nuit. Sans doute les bêtes des sans-abri, mais Janusz songea à Cerbère, le chien à trois têtes qui gardait l’entrée des Enfers.

— Terminus ! Tout le monde descend !

Chacun se leva, attrapa ses affaires et descendit du bus. Des bouteilles roulèrent au sol. Certaines éclatèrent dans les flaques d’urine.

Le chanteur lança une blague :

— Y a que des cadavres ici ! Des cadavres de bouteilles !

Content de sa boutade, il fonça tête baissée, style rugbyman, poussant les autres, provoquant une vague de protestations. On descendait. On dégringolait. On se répandait. Le tableau évoquait une poubelle renversée sur le trottoir. Des hommes emmitouflés attendaient déjà, karcher en main, prêts à nettoyer les traces de leur passage.

Devant les grilles, c’était le chaos.

Quelques-uns tentaient un passage en force, poussant leur caddie ou leurs sacs devant eux. D’autres frappaient les barreaux avec leurs béquilles. D’autres encore excitaient les chiens, en lançant des canettes au-dessus de l’enclos. Les agents sociaux tentaient de maîtriser le flux et d’ordonner la file vers l’entrée — la porte entrouverte n’autorisait le passage que d’une seule personne à la fois.

Janusz faisait partie de la mêlée. Il baissait la tête, rentrait les épaules, tentait d’oublier où il se trouvait. Au moins, il n’avait plus froid. Il se retrouva contre la grille, à moitié broyé par la masse. À travers les axes d’acier, il vit la file d’attente dans la cour qui se déroulait jusqu’au premier bâtiment. Un comptoir d’accueil était illuminé. On se battait tout autour. Des bouteilles volaient. Des hommes roulaient à terre…

Bernard avait raison : il n’avait encore rien vu.

43

— Ton nom ?

— Michael Jackson.

— T’as des papiers ?

Gros rire en réponse. Un agent social poussa le sac à puces vers la droite. Un autre déboula face à la lucarne vitrée du comptoir.

— Ton nom ?

— Sarkozy.

Le type de l’accueil demeurait imperturbable :

— Des papiers ?

— À ton avis, ducon ?

— Sois poli.

— Je t’emmerde.

— Au suivant.

À mi-chemin de la file d’attente, Janusz observait chaque détail. Des bâtiments de ciment encadraient la cour. Des Algeco en occupaient le centre. Rien qu’en détaillant les pensionnaires qui rôdaient autour de chaque bloc, on pouvait déduire l’assignation des zones.

Les préfabriqués accueillaient les femmes. Aux côtés de clochardes sans âge, de jeunes marginales discutaient, clope au bec — des adolescentes. Elles évoluaient dans cet enfer comme s’il s’était agi d’une cour de lycée. Elles étaient surveillées — et surtout protégées — par de solides agents sociaux.

Un autre Algeco, au fond, était réservé aux Maghrébins : ils parlaient entre eux, en arabe, à voix basse, avec des airs de conspirateurs. À gauche, un bloc en ciment était occupé par les gars de l’Est. Plusieurs langues slaves roulaient dans la nuit.

Janusz plissa des yeux, cherchant les trois Roumains du Jumpy. Ils étaient là, fumant calmement. Ils avaient retrouvé des frères. Leurs yeux brillaient aussi intensément que l’extrémité de leurs clopes.

— Y en a marre ! Moi, j’dis : y en a marre !

Janusz se retourna. Une femme insultait un Noir à casquette. Nénette et Titus. La clocharde avait récupéré. C’était elle maintenant qui attaquait. Sans surprise, elle finit par s’en prendre une. Elle chancela, tenta de rendre le coup de son bras valide. Déjà, un attroupement se formait. Des encouragements, des rires fusaient. Titus balança un nouveau coup. Nénette s’écroula, du côté de son bras paralysé, sans prévenir sa chute. Le claquement de sa tête sur l’asphalte brisa chez Janusz une dernière protection. Il ne pouvait plus supporter cette violence. Et, pire encore, cette déchéance. Pas un seul de ces monstres n’était lucide.

On le poussa à l’intérieur du bureau d’accueil.

— Ton nom ?

— Narcisse, dit-il sans réfléchir.

— Narcisse comment ?

— Narcisse tout court. C’est mon nom.

— T’as des papiers ?

— Non.

Ces syllabes avaient jailli au fond de sa tête, avec une évidence inexplicable.

— Date et lieu de naissance ?

Il donna la date qu’il avait lue sur les faux papiers de Mathias Freire. Pour le lieu, il choisit Bordeaux, par provocation.

L’agent du comptoir leva les yeux et le jaugea :

— T’es nouveau ?

— Je viens d’arriver, ouais.

L’assistant social glissa un ticket numéroté sous la vitre :

— Tu passes d’abord à la consigne donner ton paquetage à gauche en sortant. Ensuite, c’est le bâtiment de droite en face des douches. Rez-de-chaussée. Ton numéro correspond à une chambre.

Dans son dos, un sans-abri lui donna une tape d’encouragement :

— Les grands marginaux, mec ! Les meilleurs !

Janusz dépassa la salle des consignes. Nouvelle bousculade. Des créatures donnaient des caddies surchargés, des sacs saturés d’immondices, des poussettes d’enfant remplies de ferraille. Il expliqua qu’il n’avait pas d’affaires à déposer. L’agent le regarda de travers.

— Pas d’armes ? Pas de fric ?

— Non.

— Tu veux prendre une douche ?

— Je veux bien, oui.

L’homme le considéra avec plus de méfiance encore :

— Le prochain bloc.

Les sanitaires et le bâtiment des grands marginaux ménageaient une ruelle où il faisait plus chaud, à cause des nuages de vapeur qui filtraient des lucarnes des douches. Janusz passa devant un nouveau comptoir. On lui donna une serviette, un kit de nettoyage — savon, brosse à dents, rasoir.

— Avant la douche, tu passes au vestiaire.

Il découvrit un entrepôt où des vêtements, secs et propres, étaient groupés en plusieurs tas. L’idée le traversa que la plupart des propriétaires de ces fringues étaient morts. Parfait pour un zombie comme lui. Un assistant l’aida à choisir des modèles à sa taille. Une chemise de bûcheron. Un pantalon de toile de jardinier. Un gilet de grand-père. Un manteau noir. Surtout, il repéra une paire de baskets — des Converse racornies — sur lesquelles il se jeta. Ses croquenots lui avaient blessé les pieds toute la journée.

Il passa dans le second bâtiment et ne réagit pas tout de suite. L’ambiance rappelait un grand hammam plein de vapeur. Les portes étaient rouges. Tout le reste en carrelage blanc. Une enfilade de cabines de douche et de chiottes, à gauche. Une série de lavabos, à droite.

Le décor était déjà bien attaqué. Des rouleaux de PQ baignaient dans des flaques de pisse. Des éclaboussures de vomi constellaient les dalles. Des lignes de merde traçaient un alphabet obscène. Phénomène connu : le contact de l’eau relâche les sphincters.

Dans la brume, les clodos se déshabillaient, hurlaient, grognaient, gémissaient. Quelque chose se préparait ici. Le supplice de l’eau… Des assistants cadraient les manœuvres, chaussés de bottes en caoutchouc.

Janusz chercha une cabine, serrant contre sa poitrine sa serviette, son savon, ses nouvelles fringues. Pour la première fois, les odeurs abjectes reculaient au profit d’effluves de nettoyant industriel. Mais les visions d’horreur étaient toujours là. Sans leurs guenilles, les clochards diminuaient de moitié. Ils révélaient des profils de squelettes, gris, rouges, bleuâtres. Des blessures, des croûtes, des infections dessinaient des motifs sombres sur leur peau tavelée.

Pas de cabine libre. Un assistant le plaça au bout des lavabos, lui ordonnant de se déshabiller. Janusz refusa. Pas question d’ôter ses vêtements ici : il portait toujours ses colliers anti-puces et ne voulait pas dévoiler son corps sain, bien nourri — 78 kilos pour 1,80 mètre — qui le trahirait au premier coup d’œil. Sans compter son fric et son couteau…

Les autres se faisaient aider par les assistants, qui les déshabillaient avec prudence. La peau venait souvent avec le tissu. Durant des semaines, des mois, des années parfois, ces hommes n’avaient pas retiré leurs hardes, provoquant des mutations terrifiantes. Un vieillard déroulait lentement ses chaussettes, mi-fibres, mi-chair. Ses mollets abritaient une irritation à vif qui portait le dessin précis des mailles.

— À toi. Celle-là est libre !

Janusz se mit en marche mais des cris percèrent parmi les nuages de fumée. Sous les lavabos, un infirmier, un genou au sol, soutenait un homme inanimé. Un autre arrivait à la rescousse, ses bottes claquant dans les flaques.

— Faut l’envoyer à l’hosto d’urgence.

— Qu’est-ce qu’il a ?

En guise de réponse, l’agent tendit le bras du clochard, noirci par la gangrène.

— Plus on attend, plus faudra couper haut.

Janusz faillit proposer son aide mais un agent l’interpella à nouveau :

— T’y vas, toi, ou faut que je te le chante ? La 6 est libre.

Il avança. Il vit encore un handicapé, accroché à ses béquilles sous le jet crépitant de la douche. Un autre évanoui qu’un infirmier lavait au balai-brosse.

— Allez, allez ! hurla un surveillant en frappant les portes. On va pas y passer la nuit !

Janusz plongea dans sa cabine et verrouilla la porte. Il se déshabilla. Mit à l’abri son cash. Ôta ses colliers. Quand l’eau l’enveloppa, il se sentit enfin à l’abri. Le jet du pommeau, la chaleur… Il se nettoya avec une rage sourde, se racla la peau, s’essuya puis s’habilla. Il glissa son couteau et son argent dans les plis de ses nouveaux vêtements. Il se sentait propre. Régénéré. Comme neuf.

L’étape suivante, c’était le mess. Une baraque de chantier située au fond de la cour, occupée par une vingtaine de tables dont les murs étaient tapissés de polyane. Il régnait ici un calme relatif. Ces alcooliques à qui on avait pris leur litron n’avaient plus qu’un seul choix : manger et dormir au plus vite pour ne pas souffrir du manque.

À droite, se déployait un comptoir où on distribuait des plateaux-repas. Janusz prit la file d’attente. Le lieu était bondé. Et surchauffé. À la puanteur des hommes, s’ajoutait la puanteur de la bouffe. Une odeur de graillon qui épaississait l’atmosphère comme un brouillard. Il trouva une place à une table et vida son assiette sans regarder ce qu’il mangeait. Il était maintenant comme les autres. Démoli par une journée de froid et d’alcool, ramolli par la douche, gagné par le sommeil.

Mais une idée émergeait encore. Personne ne le reconnaissait. Pas une fois, dans ce QG de la cloche, un gars ne l’avait distingué. Faisait-il fausse route ? Il verrait demain. Pour l’instant, il n’aspirait qu’à une chose : s’effondrer dans un lit.

Il suivit le mouvement et rejoignit le bloc des grands marginaux. Les chambres étaient propres. Huit places pour quatre lits gigognes. Du lino au sol, qui pouvait amortir les chutes — les clochards roulaient de leur couchette ou continuaient à se battre dans les chambres. Il choisit un lit inférieur. Il préférait être près du sol pour s’enfuir, le cas échéant, en toute rapidité.

Le matelas était revêtu d’une housse jetable de poudre de riz. Il se coucha et s’enfouit sous la couverture, serrant le manche de son Eickhorn comme un enfant sa peluche. La lumière restait allumée. Ça hurlait et ça grognait dans le couloir. Tout le monde s’installait.

Janusz se dit qu’avec un tel raffut, il lui serait facile de veiller d’un œil.

La seconde suivante, il dormait d’un sommeil noir.

44

— Monsieur Saez ? Je suis Anaïs Chatelet, capitaine de police à Bordeaux.

Un temps.

— Comment avez-vous eu mon numéro ?

Elle ne daigna pas répondre. Un temps.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

Le ton était hautain mais la voix doucereuse. Anaïs avait décidé de rester à Biarritz jusqu’au lendemain. Après le café avec Martenot, elle avait reçu par SMS les coordonnées de la société propriétaire du 4 × 4. Le Q7 appartenait à l’ACSP, l’Agence de contrôle et de sécurité privée, une société de gardiennage implantée dans la zone tertiaire Terrefort, à Bruges, dans les environs de Bordeaux. Elle avait appelé la boîte. Personne ne s’était mouillé — on avait même refusé de lui donner les coordonnées personnelles du patron, Jean-Michel Saez.

Anaïs n’avais pas insisté. Elle s’était trouvé un petit hôtel à Biarritz, L’Amaia, avenue du Maréchal-Joffre, et avait repris son enquête. Quand elle avait obtenu le numéro privé de Saez, elle avait commencé l’assaut, appelant son mobile toutes les demi-heures sans laisser de message.

Enfin, à 22 heures, il venait de répondre.

— Votre société est propriétaire d’un 4 × 4 Audi Q7 S-Line TDI, immatriculé 360 643 AP 33.

— Oui. Et alors ?

La voix, toujours, suffisante et mielleuse. Anaïs s’apprêtait à lui faire bouffer son petit ton prétentieux quand elle s’aperçut qu’elle ne possédait aucune arme pour mener son offensive. Seulement la remarque d’un homme en cavale qui avait eu l’impression qu’une voiture le suivait.

Elle décida de la jouer soft :

— Ce véhicule a été aperçu plusieurs fois dans le sillage d’un médecin de Bordeaux. L’homme nous a avertis. Il a le sentiment d’être suivi par la voiture de votre société.

— Il a porté plainte ?

— Non.

— Vous avez les dates de ces soi-disant filatures ?

Freire avait précisé que cette présence avait commencé après la découverte de Patrick Bonfils.

— Les 13, 14 et 15 février 2010.

— Qu’avez-vous d’autre contre ce véhicule ?

La voix demeurait très calme. Saez paraissait même s’amuser de cette conversation. Elle ne résista pas à la tentation de lui river son clou.

— Le même 4 × 4 pourrait être impliqué dans un double meurtre perpétré sur la plage de Guéthary hier, mardi 16 février.

Le patron de l’ACSP se contenta de ricaner.

— Vous trouvez ça drôle ?

— Ce qui est drôle, c’est le fonctionnement de votre police. Tant que vous marcherez ainsi, les gens qui veulent vivre en sécurité auront besoin de gens comme nous.

— Expliquez-vous.

— J’ai déclaré le vol de ce véhicule il y a six jours. Le 11 février exactement.

Anaïs encaissa le coup.

— À quel commissariat ?

— Au poste de gendarmerie de Bruges. Près de nos bureaux. Je croyais que la guerre des polices, c’était fini.

— Nous travaillons avec les gendarmes main dans la main.

— Alors, vous avez vraiment des progrès à faire en matière de communication.

Elle avait la bouche sèche. Elle sentait que l’homme mentait mais, pour l’instant, il n’y avait rien à répondre. Elle tenta de conclure avec dignité.

— Vous allez nous expliquer tout ça au poste. Rue François-de-Sourdis, à…

— Certainement pas.

— Pardon ?

— J’ai été patient avec vous, mademoiselle. Maintenant, il est temps de vous mettre les points sur les « i ». Ce sont les suspects que vous convoquez dans vos bureaux. Pas les plaignants. Quand vous retrouverez ma voiture, si jamais ça arrive un jour, alors vous me demanderez gentiment de passer à votre commissariat et je verrai quelles sont mes disponibilités. Bonsoir.

Tonalité. Anaïs était sidérée par l’aplomb du connard. L’homme devait entretenir des liens privilégiés avec le pouvoir bordelais. Soirées entre notables. Donations aux politiques. Passe-droits en tout genre. Elle connaissait. Elle avait grandi dans ces marécages.

Elle se trouvait dans sa chambre. Couleurs ternes. Mobilier d’un autre âge. Odeur de moisi et de nettoyant. Un lieu parfait pour veiller sa grand-mère sur son lit de mort. Elle s’installa sur un bureau minuscule, couvert d’une toile cirée, et relut les renseignements qu’elle avait déjà glanés sur la société ACSP.

L’agence existait depuis douze ans. Elle proposait des prestations standard. Gardiennage et maîtres-chiens. Agents de sécurité et de surveillance. Accompagnement de personnes. Location de véhicules de prestige… Anaïs avait consulté le site Internet. Le ton était convivial mais les informations opaques. L’entreprise appartenait à un groupe — on ne savait pas lequel. Jean-Michel Saez se réclamait d’une « longue expérience en matière de sécurité », pas moyen de savoir où il l’avait acquise. Quant aux références, la boîte s’interdisait de citer le moindre client, par devoir de confidentialité.

Anaïs repartit à la pêche aux articles, commentaires, indiscrétions. Une nouvelle fois, chou blanc. À croire que l’ACSP était une société fantôme qui n’avait ni passé, ni clients, ni partenaires.

Elle appela Le Coz. Voix maussade. Depuis qu’il était rentré à Bordeaux, il gérait le flot de témoignages bidon et d’indices fantaisistes concernant le fugitif. Avec en bonus le harcèlement des médias et des autorités : OÙ ÉTAIT VICTOR JANUSZ ? Anaïs se demanda si elle n’était pas secrètement restée à Biarritz pour échapper à tout ça.

— Des nouvelles du juge ?

On parlait depuis la veille d’une saisie imminente. La fuite de Freire avait accéléré les choses. Il n’était plus question de délai de flagrance. Adieu l’indépendance. Adieu la liberté. Et peut-être aussi, adieu l’enquête…

— Toujours pas, fit Le Coz. Le Parquet a l’air de nous avoir oubliés.

— Tu parles. Et le reste ?

« Le reste », c’était Janusz et sa cavale.

— Rien. Il nous a filé entre les pattes. On doit l’admettre.

D’un côté, Anaïs se réjouissait de cette évidence. De l’autre, elle redoutait le pire. Janusz aurait été plus à l’abri en prison. Tout fuyard risque une balle perdue et celui-là avait, en prime, des snipers professionnels à ses trousses.

— Où tu es, là ?

— Au bureau.

— Tu as encore la pêche ?

Le Coz expira lourdement dans le combiné :

— Je t’écoute.

Anaïs chargea Le Coz de se rendre dans les bureaux de l’ACSP et de perquisitionner les lieux. Tant qu’un juge n’avait pas été officiellement saisi, son groupe bénéficiait de tous les pouvoirs.

— Je veux l’historique précis de la boîte, dit-elle. La liste de leurs clients. Leur organigramme. Le nom du groupe auquel ils appartiennent. Tout.

— J’y vais demain matin ?

— Tu y vas maintenant.

— Mais il est 22 heures !

— Tu vas tomber sur un gardien de nuit. À toi de te montrer persuasif.

— Si Deversat apprend ça, on…

— Quand il l’apprendra, on aura nos infos. C’est tout ce qui compte.

Le Coz ne répondit pas. Il attendait le mot magique.

— Je te couvre.

Le flic obtempéra, plus ou moins rassuré. Elle hésita puis décida d’appeler le commissaire en personne. Sur son numéro privé.

— J’attendais votre appel, fit-il d’une voix sentencieuse.

— J’attendais le vôtre.

— Je n’avais rien de précis à vous dire.

— Vous êtes sûr ?

Deversat se racla la gorge :

— Un juge a été saisi.

Son cœur marqua un raté. Elle avait posé la question au hasard et elle lui revenait avec la violence d’un boomerang.

— Qui a été nommé ?

— Philippe Le Gall.

Elle aurait pu plus mal tomber. Un nouveau, à peine plus âgé qu’elle, tout juste sorti de l’école de la magistrature. Elle avait déjà bossé avec lui une fois. Il ressemblait au juge de l’affaire d’Outreau. Même tête de premier de la classe. Même jeunesse. Même inexpérience.

— On va me dessaisir ?

— Ce n’est pas de mon ressort. À vous de convaincre Le Gall.

— Sur ce dossier, on peut rien me reprocher.

— Anaïs, vous enquêtez sur un meurtre. Lié sans doute aux deux assassinats du Pays basque. Pour l’instant, vous n’avez aucun résultat. La seule chose concrète que vous ayez faite, c’est de laisser filer notre seul suspect.

Elle se remémora ses progrès dans l’affaire. Elle avait identifié la victime. Elle avait identifié un témoin — disons un suspect. Elle avait décrypté le modus operandi du tueur. Pas si mal en trois jours. Mais Deversat avait raison : elle n’avait fait que son boulot. Sérieusement, mais sans génie.

— Il y a autre chose, ajouta le commissaire.

Anaïs tressaillit. Elle s’attendait toujours à être saquée. Pas parce qu’elle était une femme ni parce qu’elle était jeune mais parce qu’elle était la fille de Jean-Claude Chatelet, bourreau du Chili, meurtrier présumé de plus de deux cents prisonniers politiques.

Mais Deversat frappa ailleurs :

— Il paraît que vous êtes liée au suspect.

— Quoi ? Qui a dit ça ?

— Peu importe. Vous avez vu Mathias Freire en dehors du cadre de l’enquête ?

— Non, mentit-elle. Je ne l’ai rencontré qu’une fois pour l’interroger sur un patient. Patrick Bonfils.

— Deux. Vous êtes allée chez lui, le soir du 15 février.

— Vous… vous m’avez fait suivre ?

— Bien sûr que non. C’est un hasard. Un de nos gars a croisé votre voiture devant le domicile de Mathias Freire.

— Qui ?

— Laissez tomber.

Tous des salauds. Tous des balances. Les flics étaient les pires. Le renseignement, c’était leur vice. Leur milieu naturel. Elle dit d’une voix blanche :

— Je l’ai interrogé une autre fois, c’est vrai.

— À 23 heures ?

Elle ne répondit pas. Elle savait maintenant pourquoi on allait lui retirer l’enquête. Les larmes lui montèrent aux yeux.

— Je garde l’affaire ou non ?

— Où en êtes-vous ?

— Je dois assister demain matin à la fouille en profondeur du domicile des deux victimes de Guéthary.

— Vous êtes sûre que c’est votre place ?

— Je rentre dans la matinée. Je vous rappelle que la voiture de Mathias Freire a été retrouvée sur les lieux.

— Les gendarmes sont d’accord ?

— Il n’y a pas de problème.

— Soyez au poste avant midi. Le juge veut vous voir demain après-midi.

— C’est un grand oral ?

— Appelez ça comme vous voudrez. Avant de vous voir, il veut un rapport détaillé sur toute l’affaire. Une synthèse. J’espère que vous n’avez pas sommeil parce qu’il le veut demain matin par mail.

Deversat allait raccrocher mais elle demanda :

— La société ACSP, vous connaissez ?

— Vaguement. Pourquoi ?

— Une de leurs bagnoles pourrait être impliquée dans l’affaire.

— Quelle affaire ?

Elle força un peu les connexions :

— Le massacre de la plage. Que pensez-vous de cette boîte ?

— On a eu affaire à eux dans un cambriolage aux Chartrons. Un hôtel particulier surveillé par leurs vigiles. Une sacrée bande de cons, à mon avis. Des anciens militaires. Vous les avez contactés ?

— Leur directeur, oui. Jean-Michel Saez.

— Qu’est-ce qu’il a dit ?

— Qu’on leur avait volé la bagnole avant les faits. Je vais vérifier.

— Faites attention. Si je me souviens bien, ils ont des connexions haut perchées.

Elle songea à Le Coz : il allait droit au casse-pipe. Une perquisition illégale, fondée sur de simples conjectures. Dans la même seconde, elle décida de ne pas l’appeler. Il lui fallait ces renseignements. Son instinct lui soufflait que quelque chose sortirait de ce côté. Après, il serait toujours temps d’essuyer les plâtres…

Elle descendit se faire un café dans le hall puis remonta au pas de course. Elle ouvrit un nouveau fichier sur son Mac et se mit en devoir de rédiger sa synthèse. Après tout, c’était une bonne occasion de faire le point sur sa propre enquête.

45

La douleur le réveilla en sursaut.

Un noyau de souffrance irradiait ses tripes. Des sillons brûlants partaient de son pubis et montaient jusqu’à ses côtes. L’onde touchait aussi son dos au point de cisailler ses vertèbres.

Il ouvrit les yeux. Les lumières étaient éteintes. L’étage plongé dans le silence. Qu’est-ce qui lui arrivait ? Un gargouillis lugubre dans son estomac lui répondit. Accompagné d’une brûlure précise autour de l’anus. La chiasse. Le fait d’avoir bu du mauvais rouge toute la journée. Ou simplement une gastro-entérite. Ou, plus simplement encore, la trouille. Une trouille qui le hantait depuis la veille et explosait maintenant dans ses entrailles.

Il roula sur le côté, mains sur le ventre, et posa les pieds par terre. La tête lui tournait. Ses jambes tremblaient. La seule urgence : se soulager aux chiottes. Plié en deux, il glissa son couteau dans sa poche et tituba vers la porte du dortoir. Chaque pas provoquait un regain de souffrance.

Il stoppa sur le seuil, s’accrochant au chambranle. Il se souvenait d’avoir repéré des toilettes à l’entrée du couloir. Il n’était même pas sûr de tenir jusque-là…

Il plongea dans l’ombre, en s’appuyant contre le mur, bras repliés contre l’abdomen. Des toux. Des pets. Des ronflements. Il parvint jusqu’aux sanitaires. Pour découvrir une corrida nocturne. Deux assistants tentaient de maîtriser un homme qui se cramponnait à deux mains à un robinet. Janusz ne vit que ses yeux. Infectés de folie. Le gars ne bronchait pas, ne criait pas, il était seulement concentré sur sa prise. Les deux agents non plus, tirant de toutes leurs forces vers l’arrière.

Pas question de se soulager dans cette foire d’empoigne.

Les douches. Elles étaient dotées de toilettes. Il poussa la porte vitrée. Tourna à droite. Se retrouva dans la cour. Un bref instant, l’air glacé l’arracha à sa souffrance. Tout était pétrifié. Même les chiens, sur le toit du premier bloc, s’étaient calmés.

Janusz n’avait aucune idée de l’heure. Il était au cœur de la nuit. Au cœur de son mal. Il se traîna et remonta le bâtiment des marginaux. La salle des douches était éteinte. Il retrouva les portes rouges, le carrelage blanc. Tout avait été nettoyé. Une forte odeur d’eau de Javel flottait. Il poussa une porte. Occupée. Gémissements et flatulences s’en échappaient avec puissance.

La suivante était libre. Il ouvrit la porte d’un coup de tête. Pénétra maladroitement dans l’espace et se retourna. Baissa son froc. S’assit sur la cuvette sans prendre la peine de verrouiller sa porte. La colique lui transperçait le fondement.

Le soulagement lui coupa le souffle.

Il ferma les yeux sous l’effet de la jouissance. Il se vidait. Se libérait du mal… Malgré la douleur qui courait encore, c’était une bénédiction.

Paupières fermées, il perçut les bruits de l’autre cabine, écho de sa propre misère. Il était maintenant des leurs. Un compagnon de merde. Un complice des tréfonds. Cette chiasse était son baptême du feu.

Il se figea.

Une présence, juste devant lui.

Il ouvrit les yeux sans lever la tête. Des Weston cirés se dressaient à quelques centimètres de ses Converse. Paniqué, il essaya de comprendre le prodige. Il n’avait pas fermé la porte. L’homme s’était glissé à l’intérieur puis avait refermé derrière lui. Tout cela pendant qu’il chiait sans retenue.

Janusz fit mine de ne s’être aperçu de rien. Sa première pensée fut pour les Roumains, mais les Weston ne cadraient pas avec cette hypothèse. Il leva légèrement la tête. Le pantalon de costume, étroit, bien coupé, évoquait les grandes marques italiennes.

Encore quelques centimètres et il vit les mains. L’intrus tenait un collier Colson. Un cordon de nylon dont l’intérieur est cranté. Un standard pour tous les ouvriers du monde. D’où savait-il cela ?

Il lança sa paume droite près de sa gorge. Le collier venait de happer son cou. Le garrot s’enfonça dans le tranchant de sa main. Il crispa ses doigts sur le lien et freina la prise. Le temps que le tueur cherche une nouvelle position, Janusz bondit sur ses jambes et visa de la tête le menton de son agresseur. Une douleur fulgurante le percuta. Il s’écrasa sur la cuvette en étouffant un hurlement.

L’agresseur avait lâché le collier. Il chancelait, rebondissant contre la porte. Janusz ne chercha pas à remonter son pantalon. De la main gauche — la droite était toujours liée à sa propre gorge —, il poussa le tueur vers l’extérieur.

Aucun résultat. Avec un temps de retard, il se souvint que la porte s’ouvrait de l’intérieur. Il attrapa le loquet du verrou et tira. La porte s’entrouvrit, bloquée par l’adversaire qui reprenait ses esprits.

Il hurla :

— AU SECOURS !

À cette seconde, juste à cette seconde, il sut que sa vie ne tenait qu’à un déclic. Un deuxième homme se tenait devant lui, au-delà du seuil, un pistolet automatique à la main. Il le reconnut en un flash. Un des énarques du quartier Fleming. Un des tueurs de la plage de Guéthary.

L’homme en noir leva le bras dans sa direction.

— AU SECOURS !

Le premier occulta son champ de vision. Il sortit de la cabine, en vacillant, se tenant toujours le visage. Janusz leva les pieds et rabattit la porte d’un coup de talon. Il se recroquevilla sur les chiottes, les coudes levés devant son visage, beuglant toujours :

— AU SECOURS !

Rien ne se passa. Ni détonation, ni impacts de balles, ni douleur. Rien. Il n’y avait plus personne de l’autre côté de la paroi, il le sentait.

De sa main libre, Janusz se torcha en quatrième vitesse et remonta son pantalon dans un sursaut de dignité.

Il ne cessait de crier, d’une voix de porc qu’on égorge :

— AU SECOURS !

Des bruits de cavalcade dans la cour. On venait à son aide. Il eut juste le temps de tirer la chasse, avant d’éclater d’un rire nerveux. Il était vivant. Il s’extirpa de la cabine, faisant glisser ses doigts hors du collier, s’aidant avec les dents et de la main gauche. Il eut la présence d’esprit d’enfouir le garrot dans son col de chemise. Pas question d’expliquer son agression.

Un claquement de porte le fit se retourner, ranimant dans ses veines la panique à peine éteinte. Une tête d’écorce, une barbe de prophète apparurent. Ce n’était que son complice de chiasse.

Il lui fit un geste rassurant et finit de boutonner son pantalon. Sa main droite était exsangue, endolorie. Il se pencha vers un lavabo et fit couler de l’eau sur son visage. Il sentit le manche de son couteau glissé dans sa poche. Il n’avait même pas pensé à l’utiliser. Il l’avait carrément oublié.

46

Te Gusta ?

Le prisonnier, les yeux exorbités, crache un cri en réponse. Il aspire l’air par sa bouche maintenue ouverte par l’écarteur — un engin antique, en acier, datant de la guerre 14–18.

Te gusta ?

L’homme tente d’agiter la tête mais un garrot de cuir la maintient contre le dossier du siège. Il vomit une giclée de sang. Sa face n’est qu’un chaos d’os et de cartilages détruits.

Ses yeux ne quittent plus le serpent enroulé autour de la main du bourreau.

Te gusta ?

C’est un nacanina, un reptile aquatique importé des marais argentins. Noir et mordoré, il n’est pas venimeux mais il ne cesse de dilater son cou sous l’effet de la colère.

Il n’est plus qu’à quelques centimètres de la bouche ouverte du prisonnier. L’homme grogne, rugit, s’agite, la gorge à vif. Le serpent se tord, se cambre, se tend. Sa tête triangulaire siffle et frappe le détenu aux lèvres. L’animal a peur, il veut trouver une cachette, s’enfouir dans une cavité humide, familière…

— TE GUSTA ?

L’homme hurle encore mais son cri s’arrête net. La main du bourreau a plongé le serpent dans sa bouche. Le reptile s’est aussitôt glissé à l’intérieur de l’œsophage, trop heureux de se cacher. Un mètre de muscles, d’écailles et de sang tiède disparaît dans la gorge de la victime qui s’étouffe aussitôt.

Anaïs se redressa en hurlant.

Le silence de sa chambre lui coupa le souffle. Tout était noir. Où était-elle ? La voix de son père résonnait tout près d’elle. Te gusta ? Le sifflement du serpent planait encore dans la pièce. Elle eut un hoquet, puis un sanglot. Son cerveau flottait. Dans l’ombre, elle aperçut la canne, les chaussures asymétriques… La chambre de son père…

Non. La chambre d’un hôtel. Biarritz. L’enquête. Elle tira un vague réconfort de ces repères. Mais le rêve l’habitait encore. L’écarteur lui faisait mal aux mâchoires. Le nacanina s’agitait dans sa gorge. Elle toussa. Se massa le cou.

Sa lucidité revint. Et ses souvenirs.

Ils alimentaient aujourd’hui ses nuits. Elle chercha sa montre sur la table de chevet. Ne lut pas l’heure mais la date. 18 février 2010. Elle devait oublier le Boiteux. Elle n’était plus une petite fille. Elle était une femme. Un flic.

La chaleur ici lui paraissait intenable. Elle se leva pour vérifier le radiateur électrique mais resta collée aux draps. La sueur ? Anaïs trouva la lampe de chevet et alluma.

Son lit était couvert de sang.

Elle comprit dans la seconde. Ses bras. Meurtris. Entaillés. Lacérés. Les chairs ouvertes comme des lèvres. Huit ans qu’elle ne les avait pas touchés. Et voilà qu’au fond de son sommeil, elle avait remis ça…

Elle aurait éclaté en sanglots si sa cage thoracique n’avait pas été écrasée par la sidération. Logique de flic. Avec quoi avait-elle fait ça ? Où était l’arme du crime ? Elle trouva dans les draps, collé entre deux plis ensanglantés, un fragment de verre. Elle leva les yeux vers la fenêtre. Intacte. Elle marcha jusqu’à la salle de bains. La lucarne était brisée. Du verre partout sur le sol.

Elle attrapa la serviette de bain et la lança par terre, afin de protéger ses pieds nus. Elle s’approcha du lavabo. Les gestes revinrent, portés par l’habitude. Eau froide sur les bras. Papier-toilette sur les plaies. La meilleure fibre pour cicatriser. Elle n’avait pas mal. Elle ne sentait rien. Pour être juste : elle se sentait bien, comme chaque fois…

Elle utilisa son parfum pour désinfecter les blessures puis s’enroula les avant-bras avec du papier hygiénique. Symbole clair : elle était une merde.

Dans un élan de rage, elle retourna dans la chambre et arracha les draps, la couverture, le couvre-lit. Elle roula l’ensemble au pied du lit. Les preuves directes de son crime. Elle s’arrêta. Elle entendait à nouveau la voix du cauchemar — la voix de son père : Te gusta ?

Voilà pourquoi elle se mutilait.

Elle voulait expurger ce sang qui la répugnait.

S’arracher de sa propre lignée.

Elle s’assit sur le matelas immaculé, dos au mur blanc, bras enroulés autour de ses jambes repliées. Elle oscillait d’avant en arrière, à la manière d’un fou dans sa cellule d’isolement.

Elle priait à voix basse, en espagnol. Les yeux fixes, l’esprit vide, elle répétait en se balançant :

Padre nuestro, que estàs en el cielo

Sanctificado sea tu nombre

Venga a nosotros tu reino

Hàgase tu voluntad en la tierra…

47

À 7 heures 30, le clairon sonna. Tout le monde au mess. Et que ça saute !

Janusz suivit le mouvement. Après la séance des chiottes, on lui avait porté secours. On l’avait soigné — un comprimé d’Imodium avait stoppé sa diarrhée. On avait écouté son témoignage. Il avait minimisé l’agression, la réduisant à une simple bagarre entre clochards. Les surveillants n’étaient pas dupes. Ils soupçonnaient les Roumains. Janusz avait juré que ce n’était pas eux. On l’avait renvoyé se coucher, lui promettant un nouveau débriefing pour le lendemain matin, en présence du directeur du foyer — et sans doute des flics. Il n’avait pas réussi à se rendormir. Les assassins en costume fil à fil. Le collier Colson. Le silencieux vissé au calibre. Comment avaient-ils pu le retrouver ? L’avaient-ils suivi, depuis Biarritz jusqu’ici ? Avait-il été repéré au foyer ? Par qui ?

Cette nuit lui avait au moins apporté une réponse. Depuis l’attentat de Guéthary, il se demandait si on en voulait aussi à sa peau. Plus de doute : il était bien sur la liste.

Janusz s’était juré de filer à l’anglaise, dès l’aube. Pas question de répondre à d’autres interrogatoires. Pas question de reprendre contact avec le monde civilisé et surtout pas avec les flics. Son portrait circulait peut-être déjà dans les commissariats, et même dans les foyers d’accueil, les soupes populaires, partout où Janusz était susceptible de réapparaître. Il fallait se casser. Et d’urgence.

Les grilles de l’UHU n’ouvraient qu’à 8 heures 30. Il en était là de ses réflexions, fixant sa tasse de café et son morceau de pain, quand une agitation anormale s’éleva dans le mess. Son voisin de table tremblait. Un autre, à quatre places de là, tremblait aussi. Un autre encore, installé à la table à côté, tremblait plus fort encore. Les secousses, les martèlements, les cliquetis montaient en puissance. Toute la salle paraissait soumise à une monstrueuse vibration.

Janusz devina. Voilà plus de huit heures que ces hommes et ces femmes n’avaient pas bu. Ils n’avaient besoin ni de café ni de tartines. Ils avaient besoin de pinard. Certains se cramponnaient à leur tasse. D’autres étaient pris de convulsions, leur chaise tressautant sur le plancher.

À Pierre-Janet, les sans-abri récupérés dans la nuit souffraient du même mal à leur réveil. La soif de rouge hurlait dans leurs veines, provoquant des spasmes qui faisaient rire les autres. On appelait ça la « blo-blote » — la tremblote.

Janusz lança un regard circulaire. La moitié de la salle s’agitait. L’autre moitié s’esclaffait en hurlant « bloblote, blobote ! ». Il attrapa son plateau et se leva. Une gigantesque crise d’épilepsie se préparait et allait requérir un maximum d’assistants — le moment idéal pour se tirer.

Il déposait sa tasse sur un égouttoir quand une voix l’interpella :

— Jeannot ?

Janusz se retourna. Un petit homme, bonnet noir et doudoune ceinturée par une ficelle, se tenait devant lui. Dans ses yeux, brillait le miracle tant attendu : une lueur de reconnaissance.

— Jeannot, c’est bien toi ?

— Je m’appelle Janusz.

— C’est ça. Jeannot. (L’homme éclata de rire.) Bon Dieu, t’as perdu la boule ou quoi ?

Il ne répondit pas. Cette gueule ne lui disait rien.

— Shampooing, continua l’autre.

D’un geste, il arracha son bonnet. Complètement chauve. Il se frotta le crâne.

— Shampooing, tu captes ? T’es pas malade de revenir ici ?

— Pourquoi ?

— Bon Dieu, t’as encore dû t’enfiler des litres…

— Je… je bois ?

— Comme un trou, mon pote.

— Pourquoi je devrais pas revenir ?

— À cause des flics. À cause du reste.

Derrière eux, les tremblements continuaient. Des cris, des rires, des trépidations. Le foyer se réveillait. De la seule manière possible : en forme de cauchemar.

Janusz attrapa par le bras Shampooing et l’entraîna dans un coin tranquille, près des Thermos et des confitures.

— J’me rappelle rien, tu piges ?

Le chauve prit un ton fataliste, en se grattant le crâne :

— Ça nous arrive à tous un jour ou l’autre…

— Où on s’est connus ?

— Chez Emmaüs. Tu bossais là-bas.

Voilà pourquoi personne ne le reconnaissait dans la rue. Janusz n’était pas un chien errant. Il avait sa niche. Le foyer Emmaüs de Marseille. Il songea au type qu’il avait rencontré dans le train de Biarritz. Daniel Le Guen. Un compagnon d’Emmaüs. Il aurait dû commencer son enquête par cette piste.

Le raffut devenait insupportable. Des agents sociaux arrivaient. D’autres ouvraient les portes. Il fallait libérer les bêtes. Il fallait profiter de la bousculade.

— Cassons-nous, souffla-t-il.

— Mais j’ai pas p’tit-déjeuné !

— Je te paye un café dehors.

On le bouscula contre les égouttoirs. Un attroupement venait de se former. Sans doute une bagarre, avec son lot d’encouragements et de partisans. Janusz attrapa plus fermement le bras de Shampooing et le poussa vers la sortie.

— On y va.

En passant, il lança un bref regard vers le groupe. Ce n’était pas une rixe. Une femme venait de s’effondrer sur le sol. Immobile, comme morte. Il écarta les autres à coups de coude et se fraya un chemin jusqu’à elle. Un genou au sol, il se livra à un rapide examen. Elle vivait encore.

Se penchant, il respira une forte odeur de pomme. Mieux qu’un indice — une explication. Cette odeur était celle de l’acétone qui saturait sa peau. Un coma diabétique, survenu à la suite d’une acidocétose. Soit la femme ne suivait pas son traitement d’insuline, soit elle n’avait pas mangé depuis plusieurs jours. Dans tous les cas, il fallait lui injecter en urgence une dose de Glucagon. Puis la mettre sous perfusion glucosée.

Une vérité implicite éclata sous son crâne. Aucun doute : il était médecin.

En forme de confirmation, Shampooing braillait dans son dos :

— Laissez-le faire ! J’le connais ! Il est toubib !

Les clochards beuglaient, riaient, tremblaient. Chacun y allait de son conseil :

— Faut la faire respirer dans un sac !

— Du bouche-à-bouche ! J’veux lui faire du bouche-à-bouche !

— Faut appeler les flics !

Les agents arrivèrent enfin. Janusz se releva et s’esquiva discrètement. Un toubib allait arriver, de toute façon. Shampooing était toujours là, gesticulant, jouant les urgentistes.

Janusz l’attrapa de nouveau par le bras et le tira jusqu’à la cour.

Les grilles étaient ouvertes. Les clodos commençaient à rejoindre leur brousse de béton et de fumée. Il fallait faire vite. Le chauve freina des deux baskets :

— Attends ! Faut qu’je récupère mon paquetage !

Ils perdirent encore cinq minutes à la consigne puis filèrent, croisant une ambulance sur le seuil du portail. Ils remontèrent à pas rapides le boulevard. Son impression de la veille était la bonne : le quartier était en pleine rénovation, ce qui impliquait d’abord une vague de destruction. Les chantiers alternaient avec des immeubles décrépits aux fenêtres murées. Au centre de l’artère, un pont autoroutier surplombait ce no man’s land en mutation.

Janusz aperçut des SDF qui se prosternaient le long d’une façade aveugle. Des rabbins au pied du mur des Lamentations.

— Qu’est-ce qu’ils foutent ?

— Ils récupèrent leur bibine. Le vin est interdit au foyer. On planque nos réserves dans les fissures du mur. Comme ça, on perd pas de temps au réveil. Parfois même, on s’relève la nuit pour aller téter. Ni vu ni connu, mon gars… Où on va ?

Sans réfléchir, Janusz répondit :

— J’ai besoin de voir la mer.

48

La baraque des Bonfils était en pièces détachées.

Quatre murs nus cernant le vide. Tous les meubles, vêtements et autres objets du couple avaient été emportés dehors. Le bâtiment n’avait plus de plancher ni de toiture. Les lattes étaient empilées à quelques mètres de là. Les bardeaux entassés un peu plus loin. Les murs avaient été percés en de multiples endroits pour trouver d’éventuelles cavités. Le plâtre couvrait tout comme de la cendre volcanique. Des gendarmes plantaient des sondes, des pics, passaient des détecteurs de métaux dans chaque recoin de la ruine.

Les biens de Patrick Bonfils et de Sylvie étaient regroupés par catégorie sur plusieurs bâches. Chaque département était couvert d’un auvent pour éviter que la pluie souille ces vestiges.

Anaïs fit quelques pas entre les tentes, en ciré et bottes en caoutchouc. L’humeur au noir. Elle ne s’était pas rendormie après son cauchemar. Elle avait relu et corrigé sa synthèse puis, aux aurores, l’avait envoyée par mail au juge. Sa crève ne la lâchait pas et elle venait de s’engueuler avec le commandant Martenot, qui prétendait n’avoir toujours pas reçu les résultats de l’autopsie des corps. Le mensonge devenait grotesque.

Une bâche était consacrée au matériel électroménager et à la vaisselle. Une autre aux vêtements, aux draps et au linge. Une autre au mobilier de la salle de bains et des toilettes : lavabo, cuvette, baignoire. Une autre encore aux livres de Bonfils, Anaïs avait l’impression de déambuler dans un vide-greniers.

Pour la première fois depuis longtemps, elle avait chaud aux bras. Sur la route de Guéthary, elle s’était acheté sa traditionnelle trousse de premiers secours. Désinfectant. Crème cicatrisante. Bandages. Elle s’était soignée dans sa voiture. Une louve qui lèche ses plaies.

Son portable sonna. Le Coz.

Elle s’abrita sous un arbre.

— J’ai pas mal avancé, fit le flic d’une voix satisfaite.

— Je t’écoute.

Le Coz s’était rendu au siège de l’ACSP et avait secoué le gardien de nuit. Il avait trouvé les archives de l’entreprise. Le K-Bis. Les dossiers de dépôt légal. Les bilans de chaque année. La liste des clients de la boîte — des sociétés pharmaceutiques ou des unités de production qui utilisaient l’ACSP pour la surveillance de leurs sites sensibles. Rien à signaler.

Du côté des origines, l’entreprise appartenait à une holding complexe. Anaïs ne comprit rien aux enchevêtrements de sociétés que Le Coz tentait de lui décrire — avant d’être flic, le minet avait suivi un cursus commercial. Un seul fait notable ressortait de ce décryptage. Cette constellation appartenait à un groupe important de l’industrie chimique française, Mêtis, basée dans les environs de Bordeaux. Anaïs avait déjà entendu ce nom.

— Sur Mêtis, reprit-elle, qu’est-ce que tu as trouvé ?

— Rien, ou presque. Des activités chimiques, agronomiques, pharmaceutiques. Des milliers de salariés un peu partout dans le monde, mais surtout en France et en Afrique.

— C’est tout ? Qui en sont les propriétaires ?

— C’est une société anonyme.

— Il faut aller plus loin.

— Impossible, et tu le sais. Déjà que ma perquise était totalement illégale, on fonce droit dans le mur si on avance encore d’un pas. Tu sais qu’un juge a été saisi ?

— Je le vois cet après-midi.

— On va garder l’enquête ?

— Je te dirai ça ce soir. C’est tout ?

— Non. Un scoop est tombé ce matin.

— Quoi ?

— Victor Janusz a été repéré à Marseille. Plusieurs témoignages concordent. Il a dormi dans un foyer de SDF. Tu veux le numéro du commandant qui dirige les opérations ?

49

Le Vallon des Auffes est un des sites touristiques majeurs de Marseille, mais un 18 février, c’était surtout un site fantôme. Les restaurants étaient fermés. Les bateaux désertés. Les cabanons fermés. Le quai qui encadre la rade était net et lustré comme si on venait de le passer à la Javel. Janusz appréciait cette solitude. Le vent sur son visage. Les embruns suspendus dans l’air. La mer au loin et en même temps si proche, présente dans la moindre particule de lumière. Ici, on buvait le bleu et on respirait le sel.

Ils étaient assis sur la pente du petit port, pratiquement les pieds dans l’eau, face à l’aqueduc qui découpe le ciel et la mer de ses arches. Moment idéal pour reprendre son interrogatoire.

— Comment tu sais que je suis médecin ?

— J’en sais rien, moi. T’es médecin ?

— Tout à l’heure, tu as dit aux autres que j’étais toubib.

Shampooing haussa les épaules. Il sortait sa cantine pour le petit déjeuner. Deux gamelles cabossées. Des croissants de la veille, récupérés dans une boulangerie bienveillante. Un cubi tout neuf que Janusz avait payé. Il remplit les deux gamelles puis trempa son croissant dans la vinasse.

— Tu manges pas ?

— À l’époque, je t’ai dit que j’étais médecin ?

— T’as rien dit du tout. T’étais pas du genre causant, mon pote. Mais t’avais l’air de t’y connaître. Surtout rapport à c’qui s’passait dans nos têtes.

— Comme un psychiatre ?

Shampooing mordit son croissant sans répondre. Le ressac venait leur lécher les semelles, dans un murmure d’écume.

— Tu te souviens quand on s’est connus ?

— En novembre, j’dirais. Y faisait un froid de canard.

Janusz attrapa son bloc. Il commença à prendre des notes.

— T’es d’venu intellectuel, ricana Shampooing. Tu bois pas ?

— C’était au foyer Emmaüs ?

— Ouais.

— Où est-ce ?

Le clodo le regarda de travers. Il avait la peau glabre, très blanche, sans barbe ni sourcils. Des os aigus comme ceux d’un squelette desséché. Des cicatrices traversaient son visage. Des vestiges de bagarres, mais aussi une ligne plus précise, chirurgicale, sur le crâne. Janusz en était certain : le chauve avait subi une trépanation.

— Emmaüs : où est-ce ? répéta-t-il.

— T’en tiens vraiment une couche… Boulevard Cartonnerie, dans le onzième arrondissement.

Il se servit une nouvelle rasade et trempa un deuxième croissant. Janusz notait toujours.

— Le 22 décembre, j’ai été placé en garde à vue à la suite d’une bagarre.

— Tu te rappelles ça ?

— Plus ou moins. Tu sais ce qui s’est passé ?

— J’étais pas là mais je t’ai revu une fois, après. Ce sont les mecs de Bougainville qui t’ont coincé.

— Bougainville ?

— Un quartier de Marseille. Pas loin de la Madrague. Une bande de zonards traînent là-bas. Des mecs dangereux. Défoncés. Violents.

Janusz se demandait comment il avait pu s’en sortir face à de tels lascars.

— Pourquoi m’ont-ils agressé ? Pour me voler ?

— Te voler quoi ? Y voulaient te faire la peau, ouais.

— C’est ce que je t’ai dit ?

— Tu chiais dans ton froc, ma gueule.

— Je t’ai expliqué pourquoi ils voulaient me tuer ?

— Non. Tu m’as seulement prévenu que tu partais. Que la lumière était revenue. Que les dieux écrivaient leur histoire. T’as toujours été bizarre mais des fois, t’étais carrément branque.

La lumière. Un lien avec son rêve — et celui de Patrick Bonfils ? Un symptôme de fugue psychique ? Les dieux et leur histoire. Une allusion au meurtrier mythologique ? La douleur pointait derrière son orbite gauche.

— Tu sais où je suis parti ?

— Aucune idée. Putain. Mais qu’est-ce qui t’est arrivé ?

— Je te dis que j’en sais rien !

Shampooing n’insista pas. La douleur s’amplifiait, irradiant son front. Janusz chercha un apaisement vers la mer, sous les voûtes de l’aqueduc. Il n’obtint pas le résultat espéré. Au contraire, le temps se couvrait. L’eau devenait bleu-noir. Les vagues argentées avaient la cruauté du verre brisé. Sa migraine contaminait le paysage et non l’inverse.

— Tout à l’heure, dit-il en se massant les tempes, tu m’as dit que j’aurais pas dû revenir. « À cause des flics. »

— Ouais.

— Pour cette histoire de bagarre ? C’est de l’histoire ancienne…

— Mon cul. Les flics te cherchent. Ici. Maintenant. Hier, ils ont retourné tous les quartiers. J’les ai croisés deux fois. À la Valentine et à l’ADJ Marceau. Y nous ont interrogés. Y te cherchent, Jeannot. Y te cherchent grave.

Janusz comprit la vérité. Il se croyait à l’abri dans sa peau de clochard mais c’était en réalité un miracle qu’il ait échappé à la police depuis son arrivée à Marseille. Anaïs Chatelet avait lancé une chasse à l’homme ici, parallèlement à celle de Bordeaux. Il devait revoir sa stratégie.

— Tu sais pourquoi ils me cherchent ?

— S’agit d’un meurtre, paraît-il. Un SDF. À Bordeaux. Des gars ont entendu les condés qui parlaient avec les travailleurs sociaux. Mais moi, j’sais qu’c’est une erreur, mon Jeannot ! (Il attrapa le cubi et but au goulot.) On s’ra toujours des victimes de la société, on…

— Au foyer, tu m’as dit aussi que je n’aurais pas dû revenir. « À cause du reste. » Le reste, c’est quoi ?

— Les mecs de Bougainville. C’est pas du genre à oublier. S’ils savent que t’es de retour, y vont te chercher pour finir le boulot.

La liste des menaces ne cessait de s’allonger. Les flics. Les énarques. Et maintenant, une bande de zonards primitifs… Il aurait dû hurler. Il ne réagissait pas. Il était comme anesthésié.

— Y’a pas que ça, reprit Shampooing un ton plus bas.

Janusz tendit le cou, comme pour recevoir le coup de grâce.

— Les flics de Marseille… Y font le lien avec l’autre meurtre.

— L’autre meurtre ?

— En décembre dernier. On a eu un clodo assassiné. On l’a retrouvé à moitié carbonisé dans une calanque. À l’époque, on a même parlé d’un tueur de clochards mais y en a pas eu d’autres… Ou bien alors le mec s’est déplacé à Bordeaux.

Janusz grelottait. Sa migraine lui obscurcissait la vue.

— Pourquoi font-ils le lien entre les deux meurtres ?

— J’suis pas d’la police, moi.

Il respira un grand coup et décida de repartir à zéro :

— Tu te souviens de la date exacte de la découverte du corps ?

— Milieu décembre, j’crois.

— La victime a été identifiée ?

— Ouais. Un Tchèque… Un zonard. J’le connaissais pas.

— Il appartenait à la bande de Bougainville ?

— J’crois pas, non.

— Tu sais s’ils ont retrouvé des empreintes sur le lieu du crime ?

— Tu fais chier avec tes questions. J’en sais rien, moi.

— Qu’est-ce que tu sais sur ce meurtre ? Réfléchis.

L’autre grimaça sous l’effort de la réflexion. Janusz, de son côté, faisait les comptes. Deux cadavres dans son sillage. L’un à Marseille, l’autre à Bordeaux. Les présomptions se resserraient. Il agita la tête dans le vent gris. Je ne suis pas un assassin.

— Alors, ce meurtre ?

— On a retrouvé l’gars dans la calanque de Sormiou. À douze bornes d’ici, à vol d’oiseau. Le corps était nu et brûlé. On a dit qu’il avait été rapporté par le courant, mais moi, je dis : c’est des conneries. On l’a placé là et basta.

— Comment sait-on que c’est un meurtre ?

— Y avait une mise en scène.

— Quel genre ?

Shampooing éclata de rire :

— Le mec, il avait des ailes !

— Quoi ?

— J’te jure. Des ailes brûlées dans le dos. Les journalistes, y z’ont parlé d’un mec qui faisait du deltaplane et qui se s’rait cassé la gueule dans la mer. Mais ils y connaissent que dalle. Pourquoi qu’il aurait cramé ? Pourquoi qu’il serait à poil ?

Janusz n’écoutait plus. L’assassin de l’Olympe. Le nom déchira son esprit, un éclair sur un ciel noir. Avant le Minotaure à Bordeaux, on avait tué Icare à Marseille.

— Tète un coup, fit Shampooing en tendant le cubi. T’es tout blanc.

— Ça ira, merci.

— T’essaies de décrocher ou quoi ?

Janusz se retourna vers son acolyte :

— Comment tu sais tout ça, toi ?

Shampooing sourit et suça encore le goulot :

— J’ai mes connexions.

Janusz l’empoigna par le col et l’attira violemment à lui. Le cubi roula sur la rampe inclinée du port.

— Quelles connexions ?

— Holà, on s’calme ! J’connais un mec, c’est tout. Claudie. Il a arrêté la cloche. Il a trouvé du boulot.

— Il est flic ?

Shampooing se libéra et marcha à quatre pattes en direction du bidon de vinasse. Il l’attrapa juste avant que l’objet touche les flots sombres.

— Presque, fit-il en revenant sur ses pas. Y bosse à la morgue de La Timone. Y pousse les cadavres sur leurs chariots. C’est lui qui m’a raconté tout ça. Il a entendu les flics qui… Qu’est-ce que tu fous ?

Janusz était debout.

— On y va.

50

Claudie ressemblait à la Chose.

Le colosse de pierre des Quatre Fantastiques.

Chauve, carré, taciturne, il fumait une cigarette dans la cour de la morgue, vêtu d’une blouse blanche. Janusz et Shampooing s’approchèrent avec prudence, à bout de souffle. Ils venaient de traverser le campus de l’hôpital de La Timone puis de monter un escalier pour accéder à la terrasse où était installé l’institut médico-légal. Le soleil était de retour : ils suaient comme du beurre sous leurs pelures.

Contre toute attente, le lieu rappelait un décor japonais. Le bâtiment plat, sans étage, était doté d’un portail aux angles retroussés, façon pagode. Ses murs étaient cernés par des arbres feuillus qui ressemblaient à des bambous. Des oiseaux pépiaient quelque part, invisibles, comme dans un jardin zen.

— Salut, Claudie !

— Qu’est-ce que tu fous là ? cracha l’autre sans enthousiasme.

— Je te présente Jeannot. Il a des questions à te poser.

Claudie examina Janusz. Il mesurait plus de 1,90 mètre. La cigarette dans sa main ressemblait à un pétard planté dans un rocher. La fumée lui sortait des narines comme d’un cratère de volcan.

— Des questions à quel sujet ?

Janusz fit un pas en avant :

— Demande-moi plutôt combien je suis prêt à payer.

La gueule de pierre sourit. Ses lèvres épaisses avaient un petit côté boudeur :

— Tout dépend de ce que j’ai à vendre.

— Ce que tu sais sur le cadavre de l’homme-oiseau, découvert dans la calanque de Sormiou.

Claudie considéra l’extrémité de sa cigarette. L’air boudeur, puissance dix.

— Trop cher pour toi, mon gars.

— 100 euros.

— 200.

— 150.

Janusz fouilla dans sa poche et plaça les biffetons dans la main géante. Il n’avait pas le temps pour un marchandage à rallonge. Shampooing ouvrait des yeux ronds face aux billets. La Chose empocha la thune.

— Le cadavre a été découvert au milieu du mois de décembre, dans la calanque de Sormiou.

— Quel jour exactement ?

— Si tu veux des dates précises, demande aux flics.

— Comment s’appelait la victime ?

— Un nom de l’Est. Tzevan quelque chose. Un zonard d’une vingtaine d’années, qui frayait à Marseille depuis plusieurs mois. Les flics l’ont identifié grâce à ses empreintes. Il avait déjà eu des emmerdes avec les condés.

Janusz s’arrêta sur le détail des sillons digitaux :

— Le cadavre était brûlé, non ?

— Pas assez pour qu’on puisse pas relever ses empreintes.

— Où le corps a-t-il été découvert exactement ?

— À la pointe de la calanque. Juste en face de l’île Casereigne.

— Qu’est-ce que tu sais sur les circonstances de sa découverte ?

— Deux randonneurs sont tombés dessus. Il était nu, cramé, avec des ailes dans le dos. Dans la presse, on a dit que le mec s’était noyé et que le ressac l’avait ramené sur les côtes. Des conneries. Le gamin n’avait pas une goutte d’eau dans les poumons.

— Tu as assisté à l’autopsie ?

— C’est pas mon boulot mais j’ai entendu le légiste causer avec les keufs.

— De quoi le type est-il mort ?

— J’ai pas tout entendu. Ils ont parlé d’overdose.

Un nouveau lien avec le meurtre de Bordeaux. La signature du tueur. Icare. Le Minotaure. Existait-il d’autres meurtres mythologiques ailleurs en France ?

— Pourquoi le corps était-il brûlé ?

— T’auras qu’à demander au tueur quand tu le croiseras.

— Parle-moi des ailes.

Claudie alluma une nouvelle clope avec le mégot de la première. Des tatouages maoris lui remontaient le long de la nuque comme des serpents fiers et solennels.

— Elles sont parties à l’IJ direct. J’les ai même pas vues.

— Shampooing m’a parlé d’ailes de deltaplane.

— Exact. Une structure de plus de trois mètres d’envergure. De la pure folie. Elles étaient cousues à même la chair du gars. Ils ont coupé les fils sur la scène de crime.

Janusz imaginait le cadavre nu, noir, avec ses ailes greffées et brûlées. Les randonneurs avaient dû faire un bond de trois mètres en arrière.

— C’est pas tout, reprit la Chose. D’après c’que j’ai entendu dire, y avait des traces de cire et de plumes sur la voilure. Pour sa mise en scène, le tueur s’était vraiment cassé le cul.

Un point supplémentaire pour le mythe d’Icare. Peut-être plus connu encore que celui du Minotaure. Icare et son père, Dédale, emprisonnés par Minos, roi de Crète, se confectionnent des ailes de cire et de plumes. Durant leur évasion, Icare, jeune et irraisonné, vole trop haut. La chaleur du soleil fait fondre ses ailes. Il chute dans la mer et se noie.

— Tu sais s’ils ont retrouvé d’autres empreintes sur la scène de crime ?

— J’sais rien de plus, mec. Et à mon avis, t’en as eu pour ton fric.

— Combien pour une copie complète du rapport d’autopsie ?

Claudie gloussa, exhalant des panaches de fumée dans le vent.

— J’risque mon job sur un coup pareil.

— COMBIEN ?

— 500 euros et on en parle plus.

Janusz sortit une liasse de billets de 50 euros. Il en compta une dizaine et en donna cinq à Claudie.

— Le reste à la remise. J’attends ici.

Le colosse fourra l’argent dans sa poche sans un mot. Il regrettait déjà de ne pas avoir demandé plus. Il balança sa clope et tourna les talons.

— Putain…, fit Shampooing stupéfait. Mais où t’as trouvé tout ce fric ?

Janusz ne répondit pas. Maintenant que Shampooing connaissait son secret, il était en danger. En une journée, il avait eu le temps de découvrir les habitudes du trottoir. Au premier signe de faiblesse, Shampooing lui ferait la peau.

Claudie réapparut, jetant des regards méfiants de droite à gauche. Le parking était toujours désert. Le vent bruissait dans les feuillages, accompagnant les oiseaux qui s’égosillaient. Il avait roulé le dossier sous sa blouse. Janusz donna le reste de la somme et saisit le document — une liasse agrafée.

— On s’est jamais vus, mec.

— Attends.

Il parcourut les feuillets photocopiés, maculés de traces noirâtres. Tout était là. Le numéro du dossier d’instruction : K09 544 32 26. Le nom complet de la victime : Tzevan Sokow. Le nom du juge instructeur : Pascale Andreu. Le nom du chef du groupe d’enquête : Jean-Luc Crosnier. Puis la description détaillée du corps et de ses blessures.

— Planque ça, siffla Claudie. Tu vas nous cramer.

Janusz glissa le dossier sous son manteau.

— Ravi de t’avoir connu.

— T’as encore des thunes, mec ?

— Pourquoi ? T’as encore quelque chose à vendre ?

Claudie sourit. Pendant qu’il faisait ses photocopies, il avait cherché dans sa mémoire un nouvel objet de négociation. Visiblement, il avait trouvé.

— À l’époque, les flics cherchaient un témoin, qu’avait soi-disant tout vu. Un marginal.

— Tout vu quoi ?

— Le meurtre. Le tueur. J’sais pas au juste. Mais ils voulaient l’interroger.

Claudie prit le temps d’allumer une nouvelle clope, un petit sourire au bout des lèvres. Il tenait Janusz à son hameçon.

— Le truc important, c’est que le mec a raconté son histoire avant qu’on découvre le corps. Il est allé au commissariat, j’sais plus lequel, pour raconter son baratin. Personne l’a cru. Quelques lignes dans la main courante et basta. Quand le macchab’ est apparu, les flics du poste ont fait le rapprochement. Ils ont appelé Crosnier, le chef de groupe. L’autopsie venait de finir. J’ai tout entendu.

Claudie ne s’était pas trompé sur la valeur de son souvenir.

— Combien pour le nom du gars ?

— 500 de mieux.

Un réflexe poussa cette fois Janusz à négocier. Une sourde pulsion primitive. Ne pas se faire avoir à chaque fois sans résister. La tractation ne dura que quelques secondes. Claudie sentait que Janusz avait atteint son point limite.

— 200 et on en parle plus.

Janusz sortit les billets. Les doigts de pierre se refermèrent sur la liasse.

— Le mec s’appelle Fer-Blanc.

— Fer-Blanc ? répéta Shampooing. Tu t’es fait avoir, Jeannot. C’est un cinglé !

Claudie fusilla du regard Shampooing, qui ne se laissa pas impressionner. Tout ce fric l’avait mis en rogne :

— Il a reçu un éclat de métal dans le crâne quand il travaillait aux terrassements de Marseille. Le morceau est toujours dans son cerveau et j’peux te dire que ça s’voit. Le témoignage d’un branque pareil, ça vaut pas une thune. Tu t’es fait avoir, je répète.

Le pousseur de cadavres hocha la tête, l’air roublard.

— C’est pas ce que disaient les flics. Y z’ont comparé la main courante et la scène de crime. Le corps brûlé, les ailes, tout concordait. Une journée avant que les randonneurs découvrent le cadavre.

— Le gars, les flics l’ont retrouvé ?

— Aucune idée.

Janusz salua la Chose et reprit la route de l’escalier. Shampooing était déjà sur ses talons. Maintenant qu’il avait vu les billets, il ne le lâcherait plus. Tant mieux. Il avait besoin d’un homme comme lui pour trouver Fer-Blanc.

Mais avant de se lancer à la poursuite du sans-abri, Janusz voulait réviser ses classiques. Le Minotaure, Icare et la mythologie grecque.

51

La plus grande bibliothèque de Marseille est installée sur les vestiges d’un cabaret du début du XXe siècle, l’Alcazar, cours Belsunce. C’est un édifice moderne dont la façade de verre brille comme un miroir. En guise de souvenir du music-hall, les architectes ont récupéré ou fabriqué une marquise de verre et de ferronnerie, dans le style Belle Époque. La structure surplombe les portes vitrées et jure terriblement avec le design moderne du reste.

Janusz ne savait pas d’où il tenait ces informations mais il était heureux de voir que des fragments de sa mémoire, même culturels, lui revenaient.

— T’es sûr qu’ils vont nous laisser entrer ?

— T’en fais pas, fit Shampooing. Ils nous adorent dans les bibliothèques. Le côté gaucho de la culture. En plus, en hiver, tout l’monde est plus sympa avec nous. Le froid, c’est notre meilleur ami !

Shampooing disait vrai. Ils furent accueillis avec bienveillance. On accepta même que le chauve dépose son paquetage puant, non pas à la consigne, mais dans un espace de ciment dédié au matériel d’entretien. Janusz avait les nerfs en pelote. Le sillage de l’assassin, qui coïncidait avec sa propre route. Les questions qui s’accumulaient sans la moindre réponse… Il était décidé à plonger dans l’Antiquité comme dans une source fraîche, enrichissante et initiatique.

La bibliothèque était une tour de lumière. Une verrière diffusait les rayons du soleil, qui éclaboussaient les murs blancs, les escaliers suspendus, les ascenseurs vitrés. L’espace, tout en hauteur, s’élevait sur plusieurs étages et collait parfaitement à l’expression « tour d’ivoire ».

Shampooing se dirigeait déjà vers un fauteuil libre, se frottant les mains à l’idée du roupillon à venir.

— Tu viens avec moi, avertit Janusz.

— Où ?

— On va commencer par les journaux.

Janusz consulta les archives numérisées de la presse régionale sur une borne interactive. Une rapide recherche lui fournit une série d’articles à propos d’un deltaplaniste retrouvé mort dans la calanque de Sormiou le 17 décembre 2009. Selon les papiers, plutôt brefs, l’homme n’était pas identifié. On ne connaissait pas non plus les circonstances de son accident. Janusz chercha encore. Il ne trouva pas d’autres articles.

Il se demandait par quel tour de magie le commandant Jean-Luc Crosnier avait réussi à étouffer l’affaire. En tout cas, son groupe d’enquête avait pu bosser en toute tranquillité. Il étendit encore sa recherche mais ne trouva rien de plus. Il se déconnecta.

En réalité, il en savait déjà beaucoup plus sur l’affaire que tous les journaux du Sud-Est réunis. Durant le trajet vers la bibliothèque, en métro, il avait lu le rapport d’autopsie de Claudie. Pas de scoop à l’horizon mais quelques précisions. Surtout une : vingt-quatre heures après l’autopsie proprement dite, l’analyse toxicologique avait révélé une dose massive d’héroïne dans le sang de Tzevan Sokow. Exactement comme Philippe Duruy.

Il leva les yeux, cherchant le département Mythologie. Une coursive tournait autour de chaque étage et affichait ses thèmes et disciplines grâce à de grandes enseignes, noir sur blanc.

— On monte au troisième, fit Janusz en repérant le panneau : 3 CIVILISATION.

Ils prirent l’escalier suspendu. Janusz observait la population. Des étudiants travaillaient autour de grandes tables éclairées par des espèces d’orchidées de lumière. D’autres potassaient dans des fauteuils, le long des murs. D’autres furetaient parmi les rayonnages. La moyenne d’âge tournait autour de 20 ans.

Toutes les couleurs étaient représentées. Des Blancs dissipés, partagés entre leurs bouquins et leur téléphone portable. Des Noirs à l’air concentré, indifférents au monde extérieur. Des Asiatiques qui ricanaient entre eux, se poussant des coudes. Des Maghrébins portant la barbe et la calotte blanche de prière, recueillis devant leurs livres. La tour d’ivoire était aussi une tour de Babel.

Janusz se sentait en terrain de connaissance. Le décor moderne, les livres, l’atmosphère studieuse lui paraissaient familiers. Lui aussi, à un moment de sa vie, avait usé ses après-midi dans des lieux de ce genre.

Troisième étage. MYTHOLOGIE 291.1. RELIGIONS DE L’ANTIQUITÉ 292.

Il commença à parcourir le dos des livres et se rendit compte qu’il savait ce qu’il cherchait. La Bibliothèque historique de Diodore de Sicile. Livre IV. Les Métamorphoses d’Ovide. Livres VII et VIII. Il avait donc déjà effectué ces recherches. Une poussée d’angoisse lui bloqua le cœur. Était-il le tueur ?

Non. Ces connaissances appartenaient à sa culture générale. Aux côtés de ses études de médecine, il avait sans doute suivi une formation d’histoire ou de philosophie. D’ailleurs, il pouvait réciter par cœur les biographies des deux auteurs. Diodore était un historien grec vivant sous le régime romain au Ier siècle avant notre ère. Ovide un poète latin, né juste avant le début de l’ère chrétienne, chassé de Rome pour avoir écrit L’Art d’aimer, considéré comme immoral.

Il attrapa les deux bouquins ainsi que d’autres essais portant sur ces œuvres. Il chercha une place, repéra Shampooing qui dormait au fond d’une allée, choisit lui-même un fauteuil dans un coin, loin des tables. Il sortit son carnet et plongea dans les pages, à la recherche du Minotaure.

Rien de neuf sous le soleil. Janusz nota seulement un détail. Cette légende était marquée par une sorte de malédiction taurine. Le roi Minos était déjà le fils d’un taureau puisque Zeus, pour séduire Europe, avait pris la forme de cet animal. Ensuite, l’épouse de Minos avait été charmée à son tour par un taureau. Puis avait donné naissance à un monstre, mi-homme, mi-bovin. Une sorte de gène animal courait donc au fil de ce mythe.

Ce détail signifiait-il quelque chose pour le meurtrier ? Janusz remarqua un autre fait. L’histoire du Minotaure était liée à celle d’Icare. Icare était le fils de Dédale, qui n’était autre que l’architecte personnel de Minos, concepteur du labyrinthe du monstre. C’était lui aussi qui avait inspiré à Ariane l’astuce du fil…

En fait, l’histoire d’Icare et de Dédale constituait la suite de celle du Minotaure. Minos, furieux d’apprendre que son architecte avait participé à l’évasion de Thésée, décida de l’enfermer dans son propre Labyrinthe, avec son fils Icare. C’est de cette prison que le père et le fils s’étaient échappés, en se confectionnant des ailes avec de la cire et des plumes…

Qu’y avait-il à déchiffrer à travers ces contes ? Pourquoi le tueur les avait-il choisis ? Il ne suivait pas la chronologie puisqu’il avait tué Icare avant le Minotaure. Avait-il commis d’autres meurtres, inspirés par d’autres légendes ? Fermant son bloc, Janusz fut frappé par un autre point commun entre les deux mythes. Il s’agissait, chaque fois, d’un père et de son fils. Minos et le Minotaure. Dédale et Icare. Un père puissant ou expérimenté. Un fils monstrueux ou maladroit.

L’assassin avait-il choisi ces mythes à cause de cette relation père-fils ? Cherchait-il à délivrer un message ? Était-il un fils monstrueux ? Ou au contraire un père délirant, qui s’acharnait sur des enfants de substitution — ses victimes ?

Janusz regarda l’horloge de la salle. 16 heures. La nuit tombait. Il s’en voulut d’avoir perdu des heures précieuses dans ces bouquins. Il aurait mieux fait de s’atteler tout de suite à son autre mission : trouver Fer-Blanc, le témoin au cerveau de métal.

Il rangea les livres dans le rayon en respectant l’ordre des cotes et se dirigea vers Shampooing qui dormait toujours. Il allait le réveiller quand il tourna les talons et rejoignit le bureau d’accueil du département. Deux jeunes femmes bavardaient à voix basse derrière leur ordinateur.

Il se planta devant elles et les salua. Pas de grimace de dégoût. Pas de recul. Un bon début.

— Excusez-moi…

— Oui ? demanda une des deux bibliothécaires, pendant que l’autre retournait à son clavier.

Janusz désigna l’allée 292 :

— Vous avez déjà remarqué un visiteur régulier dans ces parages ? dans les rayons de la mythologie et des religions de l’Antiquité ?

— À part vous, personne.

— Vous voulez dire aujourd’hui ?

— Non. Aux dernières fêtes de Noël. Vous étiez mon seul habitué.

Il se gratta le menton. Sa barbe avait la dureté du papier de verre.

— Excusez-moi…, répéta-t-il plus doucement. J’ai des problèmes de mémoire. Je… je suis venu souvent ?

— Tous les jours.

— Quand exactement ?

— À partir de la mi-décembre, je dirais. Puis vous avez disparu. Et vous revoilà.

Les éléments s’organisaient dans sa tête. D’une façon ou d’une autre, à la mi-décembre, Janusz avait été informé du meurtre d’Icare. Il était venu pêcher ici des informations sur le mythe dans le cadre de son enquête sur l’assassin. Ensuite, le 22 décembre, il avait été agressé par les zonards. Il avait alors quitté Marseille. Et s’était transformé en Mathias Freire.

Janusz salua d’un sourire la bibliothécaire. Mais le sourire s’adressait à lui-même. Il marchait exactement dans ses propres traces. Il était l’homme qui vivait sa vie à l’envers.

52

Le juge Le Gall avait la grosse tête.

Ce n’était pas une façon de parler mais un fait physique. Son crâne était si large que ses oreilles s’alignaient presque dans l’axe des épaules. Il avait des traits simiesques, un nez épaté, une bouche épaisse et de grosses lunettes qui accentuaient encore l’effet de difformité. Anaïs se sentait à l’abri de toute tentation.

Depuis trente minutes, elle essayait de lui expliquer les tenants et les aboutissants de l’affaire du Minotaure — le magistrat n’avait pas eu le temps de lire son rapport. Les liens entre le crime de la gare et le double meurtre de la plage de Guéthary. L’implication et la fuite de Mathias Freire, psychiatre à Bordeaux, qui avait été clochard à Marseille fin 2009. Le soupçon qui planait sur deux hommes vêtus de manteaux noirs, utilisant un fusil militaire Hécate II, conduisant un Q7 soi-disant volé à la société de gardiennage ACSP.

Le juge ne bronchait pas. Impossible de dire ce qu’il pensait.

Soit il ne comprenait rien, soit il n’avait pas envie de se compliquer la vie.

— Tout ce que je vois, conclut-il, c’est que le suspect n° 1 dans cette affaire…

— Le témoin.

— Le témoin, si vous voulez, a pris la fuite et que vous ne l’avez toujours pas retrouvé.

— Il a été repéré à Marseille. J’ai contacté là-bas les services de police. Tout le monde est sur le coup. Il ne peut pas nous échapper.

Ce n’est pas du tout ce qu’on lui avait dit mais elle privilégiait en cet instant la forme sur le fond. Elle voulait gagner la confiance du magistrat.

Il ôta ses lunettes d’écaille et se massa les paupières :

— Pourquoi est-il retourné là-bas ? Plutôt curieux, non ?

— Peut-être a-t-il pensé que c’était le dernier endroit où on le chercherait. Ou peut-être a-t-il une raison intime de le faire.

— Quelle raison ?

Anaïs ne répondit pas. Trop tôt pour sortir du bois avec ses hypothèses.

— Concrètement, reprit le magistrat en rechaussant ses lunettes, qu’est-ce que vous comptez faire ?

Elle prit son ton de petit soldat de la République :

— Je veux me rendre à Marseille afin de participer aux recherches afférentes à notre témoin principal dans ce dossier.

— C’est vraiment votre rôle ?

— J’ai parlé avec Jean-Luc Crosnier, le chef de groupe du commissariat de l’Évêché. Il est d’accord avec moi : je peux l’aider. Je connais le fugitif.

— C’est ce qu’on m’a dit, oui.

Anaïs ne releva pas l’allusion.

Elle prit son souffle pour mitrailler :

— Monsieur le juge, à Bordeaux, l’enquête piétine. Nous avons visionné tous les films des caméras de sécurité. Nous avons interrogé les sans-abri pouvant avoir croisé Philippe Duruy, la victime. Nous avons cherché la trace de son chien. Nous avons suivi la piste de la nourriture qu’il lui donnait, remonté l’origine de ses vêtements, les filières qu’il utilisait pour trouver sa drogue. Nous avons ratissé la gare, les repères de clochards, le moindre angle mort de la ville. Nous avons étudié les stocks d’Imalgene, l’anesthésique pour animaux utilisé par le tueur, à 500 kilomètres à la ronde de Bordeaux… Tout cela pour obtenir un double zéro. Nous avions un témoin indirect, Patrick Bonfils, présent sur les lieux de la scène d’infraction. Il a été abattu avec sa femme… Voilà où nous en sommes. Pas de témoins. Pas d’indice. Aucune piste. La seule chose que nous possédons, ce sont les empreintes de Mathias Freire, alias Victor Janusz, sur les rails de la fosse de maintenance. Mon groupe peut poursuivre ses investigations à Bordeaux mais mon devoir est de me rapprocher de Freire. Et Freire est à Marseille.

Le juge croisa les bras et la considéra en silence. Impossible de lire derrière ses verres. Anaïs aurait bien bu un verre d’eau mais n’osa pas le demander.

Le décor prit une soudaine matérialité. Le Gall avait entièrement réaménagé son bureau, éliminant les habituels classeurs en PVC, les bureaux en ferraille, la moquette acrylique. Il les avait remplacés par des objets d’une autre époque : étagères de bois verni, chaises couvertes de feutre, tapis de laine… Un bureau de notaire du début du siècle dernier.

Curieusement, malgré son nez bouché, elle sentait aussi une odeur d’encens qui brûlait quelque part. Ce parfum était comme un visage caché du juge, discrètement révélé. Était-il bouddhiste ? Passionné de trekking en Himalaya ?

Le magistrat ne reprenait toujours pas la parole. Elle sentit qu’elle devait passer la vitesse supérieure. Toujours assise, elle s’accouda au bureau et changea de ton :

— Monsieur le juge, on va pas se raconter d’histoires. On joue gros dans cette affaire, vous et moi. Nous sommes jeunes. Tout le monde nous attend au tournant. Alors faites-moi confiance. D’un côté, on a un meurtre rituel commis par un cinglé à Bordeaux. De l’autre, un double meurtre au Pays basque. Le seul lien entre ces deux affaires est Mathias Freire, alias Victor Janusz. C’est mon rôle d’aller le dénicher là où il se trouve. Donnez-moi deux jours à Marseille !

Le magistrat eut un sourire désagréable. Il paraissait s’amuser de la passion d’Anaïs — de son impertinence d’adolescente. Chacun la jouait selon son strict répertoire.

— Votre idée, c’est quoi au juste ? À part Freire, vous comptez trouver autre chose à Marseille ?

Anaïs se redressa et sourit. Pour la première fois, elle surprit à travers les lunettes de Le Gall l’intelligence qui lui avait permis de réussir tous ses examens et d’être assis derrière ce bureau aujourd’hui.

— Je pense que Janusz fuyait déjà à Marseille. Il avait peur. En même temps, je pense qu’il était aussi sur la trace de quelque chose.

— Quoi ?

— Je ne sais pas. Un autre meurtre peut-être.

— Je ne comprends pas. Il tue ou il enquête ?

— Les deux solutions sont possibles.

— Vous avez entendu parler d’un autre homicide ? Vous pensez à un tueur en série ?

Anaïs balaya l’espace de ses deux mains : elle détestait ces mots. Et il était trop tôt pour aller aussi loin.

— Vous avez consulté le SALVAC ? insista le magistrat.

— Bien sûr. J’ai appelé aussi le Fort de Rosny. Aucun résultat. Mais ça dépend tellement des critères de saisie et…

— Ça va. Je connais. D’où sortez-vous toutes ces suppositions ?

Elle aurait pu tourner mille phrases ronflantes. Elle asséna la vérité brutale.

— Mon instinct.

Le juge l’observa encore de longues secondes. De petit notaire, il commençait à ressembler à un bouddha lisse et indéchiffrable. Enfin, il expira un long souffle et souleva son sous-main en cuir. Il en sortit une feuille blanche. Elle pouvait apercevoir le grammage épais, noble et soyeux. Du papier à l’ancienne. Celui qu’on utilise pour lancer des invitations au bal ou des refus de grâce.

— Qu’est-ce que vous faites ?

— Je vous détache, capitaine.

Sa mâchoire frémit :

— Je… je suis dessaisie ?

— Dé-ta-chée, fit-il en séparant les syllabes. Je parle français ? Je vous envoie à Marseille. Article 18 du Code pénal, alinéa 4. Un juge d’instruction peut dépêcher l’enquêteur partout en France, si cela est utile à « la manifestation de la vérité ».

Elle sentit que quelque chose clochait. Trop facile.

— Mon équipe poursuit l’enquête ici ?

— Disons qu’elle va soutenir le nouveau responsable et son groupe.

C’était donc ça. Le magistrat l’avait laissée parler mais les dés étaient jetés depuis le début. Même Deversat, la veille, devait être au courant. Elle aurait pu gueuler, se révolter, claquer la porte, mais au fond, elle s’en moquait. Foncer à Marseille : c’était tout ce qui comptait.

— Qui est le nouveau responsable de l’enquête ?

— Mauricet. Il possède une solide expérience.

Anaïs ne put s’empêcher de sourire. Au central, on surnommait Mauricet le « croque-mort » parce qu’il avait toujours cherché des postes proches des cimetières. Trente ans de service à arrondir ses fins de mois avec des constatations de décès — un commissaire touche une prime à chaque constatation. Pas vraiment le flic vif et rapide capable de traquer un tueur doué d’une intelligence supérieure.

Il poussa la feuille vers elle. Au moment où elle allait l’attraper, il laissa retomber sa main dessus.

— Ces deux hommes en noir, les tireurs du Pays basque, qu’est-ce que vous en pensez ?

Anaïs songea au seul indice qu’elle avait gardé pour elle. Le nom de Mêtis, groupe chimique et pharmaceutique, peut-être lié au double meurtre du pêcheur et de sa compagne.

— Rien pour le moment, mentit-elle. Sinon que l’affaire est beaucoup plus large qu’on pourrait le penser.

— Large dans quel sens ?

— Trop tôt pour le dire, monsieur le juge.

Il lâcha la feuille. Elle l’attrapa et la relut. Son passeport pour le sud-est de la France. Elle fourra le document dans sa poche. L’odeur d’encens donnait un étrange caractère religieux à la scène.

— Deux jours, conclut Le Gall en se levant. À compter de demain vendredi. Vous me ramenez Mathias Freire dans ce bureau lundi, avec des menottes au poing et des aveux signés. Sinon, ce n’est pas la peine de revenir.

53

— Tu t’es fait avoir. Moi j’te l’dis : tu t’es fait avoir.

Depuis deux heures, Shampooing assommait Janusz avec sa litanie alors qu’ils cherchaient Fer-Blanc à travers Marseille, sans le moindre résultat.

— Fer-Blanc, y doit être mort et enterré depuis longtemps. Personne l’a vu depuis des mois. Claudie a dû voir passer son cadavre à la morgue et il a inventé cette histoire pour te soutirer du fric. T’as acheté les confessions d’un mort !

Janusz marchait sans répondre. Il n’était pas loin de penser comme Shampooing mais il ne voulait pas s’abandonner au désespoir. Sinon, il se laissait choir sur le trottoir et attendait qu’on l’arrête. Fer-Blanc, c’était sa dernière chance d’avancer.

Ils étaient retournés au Club Pernod : pour rien. Ils avaient fait un crochet par la place Victor-Gelu. Personne n’avait vu Fer-Blanc depuis des lustres. Ils avaient remonté la Canebière et s’étaient arrêtés à l’église des Réformés. Sans résultat. Ils étaient repassés au Théâtre du Gymnase, pour surprendre une nouvelle baston entre zonards. Ils s’étaient enfuis sans poser de questions.

Ils marchaient maintenant en direction de l’Accueil de Jour Marceau, histoire de poser encore leurs questions et de prendre un café chaud. La nuit avançait, absorbant la clarté comme un papier buvard. Avec elle, Janusz sentait monter une angoisse irrépressible. À chaque bruit de sirène, il sursautait. À chaque regard appuyé, il baissait la tête. Les flics. Les tueurs. Les zonards de Bougainville… Ils étaient tous à sa recherche. Ils étaient tous sur le point de le trouver…

Enfin, ils traversèrent la porte d’Aix et rejoignirent le foyer Marceau. Les travailleurs sociaux avaient organisé un karaoké. À la vue des SDF qui ânonnaient des chansons de leur bouche édentée, Janusz recula sur le seuil.

— Vas-y, dit-il à Shampooing. Je t’attends dehors.

Il tremblait dans ses fringues, malgré la chaleur de son corps en sueur — deux heures qu’ils marchaient sans s’arrêter. Il se cala sous la voûte qui donnait accès au foyer et relut, pour s’occuper, le rapport d’autopsie.

Du bruit attira son attention. À quelques mètres de là, un homme était assis, enfoncé dans l’obscurité. Janusz plissa les yeux et détailla le personnage. Il portait un pull râpé et un pantalon de pyjama maculé. Il était chaussé de deux sacs en plastique. Son visage était très blanc, façon Pierrot. Mais un Pierrot qui se serait pris une dérouillée. La cornée de son œil gauche était rouge. Un hématome violacé gonflait sa joue.

— On est en train de se transformer, marmonna-t-il avec difficulté.

Il tenait à deux mains une bouteille de plastique gris. Janusz se dit qu’il buvait du white-spirit mais c’était sans doute une marque de picrate qu’il ne connaissait pas.

— On s’transforme, mec.

— En quoi ? demanda Janusz machinalement.

— La ville, c’est une maladie, une lèpre…, continua l’autre comme s’il n’avait pas entendu. À force d’y traîner, on est contaminé par sa crasse, sa pollution, sa puanteur… On devient du goudron, du gaz d’échappement, de la gomme de pneus…

Janusz n’avait plus la force de chasser ce nouveau délire. La fatigue au contraire le rendait spongieux, perméable. D’un coup, le gars lui apparut comme un oracle. Un Tirésias de l’asphalte. Il regarda ses mains. Sa peau devenait déjà du bitume. Sa respiration puait le dioxyde d’azote…

— Salut, Didou.

Shampooing venait d’apparaître sur le seuil du foyer. L’autre ne répondit pas, se renfrognant derrière sa bouteille.

— Tu l’connais ? fit Janusz.

— Tout le monde connaît Didou. Y s’prend pour un voyant. (Il baissa la voix.) Mais c’est rien qu’un cinglé de plus. Sauf qu’il est dangereux. Y s’castagne avec tous ceux qui sont pas d’accord avec ses prédictions.

Mentalement, Janusz remercia Shampooing d’avoir remis, en quelques mots, les choses à leur place et balayé son hallucination. Il oublia le monstre en pyjama.

— T’as du neuf ? demanda-t-il.

— Que dalle. Pas plus d’Fer-Blanc que de beurre en branche. T’as pas faim ?

Shampooing avait retrouvé ses couleurs. Sans doute n’avait-il pas bu que du café au karaoké. Janusz mourait de faim mais il ne pouvait plus se permettre de rôder dans les soupes populaires…

Comme s’il pressentait ses craintes, Shampooing annonça :

— Ce soir, on va au resto.

— Au resto, vraiment ?

— Presque !

Dix minutes plus tard, ils se trouvaient dans l’arrière-cour d’un fast-food. Des effluves dégueulasses graissaient l’air. Shampooing plongeait tête la première dans des conteneurs remplis de déchets.

Janusz avait le cœur dans la gorge. L’impasse lui rappelait le patio où il s’était renversé du vin sur la tête, la veille au matin. Il avait l’impression d’avoir vécu un siècle depuis ce baptême atroce.

Shampooing ressortit des poubelles les bras chargés de victuailles sous plastique.

— Monsieur est servi ! ricana-t-il.

Il lui lança ses trésors, l’un après l’autre, en énumérant :

— Tomates ! Pain de mie ! Fromage ! Jambon !

Janusz les attrapait, partagé entre dégoût et fringale.

— Rien que du bio ! conclut Shampooing.

Janusz ouvrit un sachet plastique et croqua dans une tranche de pain à peine décongelée. Il en éprouva une jouissance profonde. Une sourde reconnaissance de l’estomac. Il ouvrit d’autres sachets. Dévora du jambon, du fromage, des cornichons… À chaque bouchée, il mesurait la profondeur de leur misère. Deux hommes accroupis, mangeant avec leurs doigts, en poussant des grognements. Des rats survivant dans les entrailles de la ville.

— Coca ?

Shampooing lui tendait un gobelet surmonté d’une paille brisée. Il l’attrapa avec avidité et but d’un trait. La vie revenait dans ses veines. La force dans ses muscles.

— Où on va dormir ? demanda-t-il pour rester dans les questions vitales.

— Va falloir la jouer fine, avec les zonards qui traînent et les flics qui vont faire la tournée des foyers…

La sollicitude de Shampooing lui fit plaisir — à moins qu’il ait le projet de lui trancher la gorge dans son sommeil.

— On va s’trouver un spot en plein air. J’en connais. Mais en février, c’est pas évident. Le Samu ratisse tous les coins. Les flics aussi. Ils veulent personne dehors. Si y a un de nous qui crève dehors, ça leur retombe sur la gueule.

La perspective de la nuit à la belle étoile lui fit penser aux zonards et à leur agression.

— Les mecs de Bougainville, tu sais dans quel quartier ils m’ont attaqué ?

— À La Joliette, j’crois. Sur les docks.

— Qu’est-ce que je foutais là ?

— Aucune idée. D’ordinaire, tu restais plutôt aux Emmaüs.

Emmaüs. Janusz se fit la réflexion qu’il n’avait toujours pas enquêté chez ceux qui le connaissaient le mieux. Maintenant, c’était trop tard. Son portrait devait circuler dans tous les foyers. Une autre idée germa dans sa tête. Il fouilla dans ses poches et trouva la carte de visite de l’homme qu’il avait croisé dans le train de Biarritz.

DANIEL LE GUEN
COMPAGNON EMMAÜS
06 17 35 44 20

— Où je peux trouver une cabine téléphonique ?

54

Dans la journée, la porte d’Aix ressemblait à un souk africain. Maintenant, tout était désert. Les marchands ambulants avaient plié boutique. Les rideaux de fer étaient tirés. Le sol était jonché de plumes de poulet, d’écorces de fruits, de papiers gras. Des odeurs d’ordures variées planaient dans la nuit noire, traversée par des fantômes plus noirs encore. Des femmes voilées, des racailles à capuche…

— Faut s’magner, grogna Shampooing. Le mistral se lève.

Une cabine était plantée près de l’arc de triomphe, au centre de la place, cachée parmi les pins du parc : parfait pour lui. Shampooing donna à Janusz une carte téléphonique en échange d’un billet de 10.

— J’vais refaire le plein, fit le chauve en se dirigeant vers une épicerie arabe encore ouverte.

Janusz plongea dans la cabine et composa le numéro de Le Guen. Il prit conscience du vent, de plus en plus violent. Les pins mugissaient autour de lui. Les vitres tremblaient. Les rainures laissaient filtrer un souffle glacé et humide.

— Allô ?

— Daniel Le Guen ? Je suis Victor Janusz. Vous vous souvenez de moi ?

— Bien sûr. On s’est vus il y a deux jours dans le train de Biarritz.

— Je voulais m’excuser… Mon attitude de l’autre fois… Je… J’ai des problèmes de mémoire.

— Parfois, il est bon de ne pas se rappeler.

Il raffermit sa voix. Il n’avait pas besoin de compassion.

— Je veux me souvenir au contraire. Vous m’avez connu au foyer Emmaüs de Marseille, c’est ça ?

— Au foyer Pointe-Rouge.

— Vous vous souvenez de la date de mon arrivée ?

— Tu es arrivé à la fin du mois d’octobre.

— Je connaissais déjà Marseille ?

— Non. Tu avais l’air complètement… perdu.

Janusz parla plus fort :

— D’où je venais ?

— Tu ne nous l’as jamais dit.

— Sur mon comportement, qu’est-ce que vous pouvez me dire ?

Il criait maintenant pour couvrir le raffut des rafales.

— Tu es resté avec nous deux mois. Tu travaillais au tri, à la vente. Tu dormais au foyer. T’étais un gars sérieux, silencieux. Sans aucun doute surqualifié pour les petits boulots qu’on te filait. Au début, tu souffrais d’amnésie. Progressivement, tu t’es reconstitué. Je veux dire : mentalement. Tu as retrouvé ton nom. Victor Janusz. Mais tu es toujours resté discret sur ton passé. Comment tu en étais arrivé là. Pourquoi tu avais atterri à Marseille, etc.

— Il n’y a jamais eu de problèmes avec moi ?

— Oui et non… Au milieu du mois de décembre, tu as commencé à disparaître. Des journées entières. Parfois la nuit.

— Je buvais ?

— Tu ne revenais jamais très frais, en tout cas.

Janusz songea au meurtre de Tzevan Sokow. Survenu à la mi-décembre.

— Vous savez où j’allais quand je disparaissais ?

— Non.

— Quand j’ai quitté le foyer, qu’est-ce que j’ai dit ?

— Rien. Il y a eu cette histoire de bagarre, fin décembre… On a été te chercher chez les flics, à l’Évêché. Deux jours après, tu disparaissais pour de bon.

— Sur la bagarre, j’ai donné des détails ?

— Non. Ni aux keufs, ni à nous. Tu étais fermé comme une tombe.

Le Guen ne croyait pas si bien dire. D’un coup, la migraine monta sous son crâne. Derrière l’œil gauche, le point de douleur réapparut… En écho, le vent hurlait toujours, giflait la cabine qui grelottait sur place.

— Mes petits boulots, c’était quoi ?

— Je sais plus trop. Vers la fin, tu t’occupais de notre stand de vente de vêtements. Tu bossais aussi à l’atelier où on recoud les fringues. Tu voulais surtout pas t’occuper des disques ni des livres. Rien d’artistique.

— Pourquoi ?

— Tu paraissais… traumatisé de ce côté-là.

— Traumatisé ?

— À mon avis, avant d’être un sans-abri, tu avais été un artiste.

Janusz ferma les yeux. La souffrance frappait plus intensément à chaque mot… Il sentait qu’il frôlait celui qu’il avait été avant Janusz. Et cette perspective, pour une raison inconnue, lui faisait mal.

— Quel… quel genre d’artiste ? balbutia-t-il.

— Un peintre, à mon avis.

— Comment vous le savez ?

— À cause de ton allergie… Tu refusais d’approcher tout ce qui pouvait ressembler à un tableau ou à un album. Pourtant, j’ai remarqué que tu t’y connaissais. Une fois ou deux, t’as utilisé des termes techniques, comme quelqu’un qui aurait pratiqué.

L’information se diluait en lui comme une nappe de mazout. Pas la moindre réminiscence mais une terreur vague, qui l’enveloppait, l’engluait…

— Un jour, continuait l’autre, un de nos compagnons a feuilleté devant toi une anthologie de peinture illustrée. Tu es devenu livide. À un moment, tu as violemment plaqué ta main sur la reproduction d’un tableau et tu as articulé entre tes dents : « Plus jamais ça. » Je m’en souviens très bien.

— Vous vous souvenez de quel tableau il s’agissait ?

— Un autoportrait de Courbet.

— Si j’étais un artiste, vous n’avez pas cherché à savoir s’il existait quelque part des œuvres signées Janusz ?

— Non. D’abord, parce que je n’en avais pas le temps. Ensuite, parce que je savais que si ces toiles existaient, elles porteraient un autre nom.

La cabine hurlait de tous côtés. La vibration des vitres s’intensifiait.

D’un coup, il comprit que Le Guen savait.

— Avant d’être Janusz, confirma-t-il, tu étais quelqu’un d’autre. Comme après avoir été Janusz, tu t’es fait appeler Mathias Freire.

— Comment vous connaissez ce nom ?

— Tu me l’as donné dans le train.

— Et vous vous en souvenez ?

— J’aurais du mal à l’oublier. Je reviens de Bordeaux. Là-bas, ce nom et ton visage passent en boucle aux informations régionales.

— Vous… vous allez me dénoncer ?

— Je ne sais même pas où tu te trouves.

— Vous m’avez connu à l’époque, gémit-il. Vous pensez que je suis coupable ? que je serais capable de tuer un homme ?

Le Guen ne répondit pas tout de suite. Son calme contrastait avec la panique de Janusz.

— Je ne peux pas te répondre, Victor. Soupçonner qui ? Le peintre que tu as sans doute été avant Marseille ? Le clochard renfermé que j’ai connu à Pointe-Rouge ? Le psychiatre que j’ai croisé dans le train ? La seule chose que tu dois faire, c’est te rendre à la police. Te faire soigner. Les médecins te permettront de mettre de l’ordre dans tes personnalités. De revenir à ta première identité. Elle seule compte. Et pour cela, tu as besoin d’aide.

Janusz sentit la colère revenir dans ses veines. Le Guen avait raison mais il ne voulait pas entendre ça. Il allait le rembarrer quand un choc le fit sursauter. Shampooing écrasait sa gueule pelée contre la vitre.

— Magne-toi ! Le mistral est là ! Faut vite qu’on s’trouve une planque avant de geler sur place !

55

— Commandant Martenot. Je peux vous parler ?

— Pas de problème. Je suis en route pour Marseille.

Au volant de sa Golf, Anaïs tenait son mobile coincé contre son oreille. Il était près de 20 heures. Elle roulait à fond sur l’autoroute en direction de Toulouse. 220 kilomètre-heure. Elle emmerdait les radars. Elle emmerdait les gendarmes. Elle emmerdait Le Gall, Deversat et toute leur clique de merde.

— J’ai enfin les résultats de l’autopsie.

Patrick Bonfils et Sylvie Robin avaient été tués le 16 février, à 10 heures du matin. On était le 18. Il était 20 heures.

— C’est la grande rapidité, fit-elle sèchement.

— Il y a eu un contretemps.

— Sans blague ?

Martenot marqua une pause. Anaïs comprit qu’elle devait cesser ce petit jeu. Rien n’obligeait l’officier à l’appeler. Surtout pas maintenant que Mauricet avait repris les rênes officielles du dossier.

— Qu’est-ce qui ressort ? demanda-t-elle plus calmement.

— Le légiste confirme ce qu’on savait déjà. Les balles qui ont tué Patrick Bonfils et Sylvie Robin sont de calibre 12,7. L’arme utilisée est un fusil Hécate II.

— On peut remonter jusqu’au fusil ?

Un temps, encore. Le commandant choisissait ses mots avec soin.

— Non. Selon les experts, tout ce qu’on peut faire, c’est confirmer que l’arme est la bonne si on met la main dessus. Les fusils Hécate sont répertoriés en France. Mais vu le contexte, celui-ci peut provenir de n’importe où.

— Parlez-moi des blessures.

— Professionnelles, elles aussi. Patrick Bonfils et Sylvie Robin ont été touchés trois fois chacun. Une balle dans la tête, deux dans le cœur ou dans la région thoracique. Je me suis renseigné. Même dans notre armée, il y a actuellement peu de tireurs capables d’un tel exploit à cette distance.

— Ça réduit la liste de suspects, non ?

Martenot hésitait de nouveau. Chez les soldats, on lave son linge sale en famille. C’était pour cette raison que le rapport d’autopsie avait mis si longtemps à sortir. Il avait dû être d’abord soumis à un bataillon d’officiers, d’experts, de stratèges. Une contre-commission avait dû se livrer à une nouvelle autopsie, à une étude de l’angle de tir, à une analyse détaillée des douilles…

Anaïs avait toujours les yeux rivés sur les quatre voies éclairées par ses phares. Vision psalmodique, convulsive, des lignes blanches discontinues. Elle avait l’impression de voler la route à la nuit.

— L’autopsie nous apprend autre chose sur ces meurtres ?

— Oui.

Elle avait posé la question pour la forme. Elle n’escomptait pas une réponse positive. Elle attendait la suite mais Martenot conservait le silence.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Le corps de Patrick Bonfils porte une mutilation étrange. Une blessure au visage que le ou les tueurs ont effectuée après l’avoir abattu.

Anaïs se livra à une reconstitution mentale. Le sniper avait abattu Bonfils et sa compagne puis manqué Mathias Freire. Avec son complice, il s’était lancé à sa poursuite. Entre-temps, des pêcheurs s’étaient précipités, apercevant les victimes sur la plage. Les tueurs n’avaient donc pas pu revenir près du corps de Bonfils et pratiquer la mutilation.

Elle posa sa question sous un autre angle :

— Quand nous nous sommes vus à Guéthary, vous ne m’en avez pas parlé.

— Je ne le savais pas.

— Vous n’aviez pas vu les corps à la morgue ?

— Bien sûr que si.

— Vous n’avez pas remarqué cette mutilation au visage ?

— Je ne l’ai pas remarquée parce qu’elle n’existait pas. Pas encore.

— Je ne comprends pas.

— La mutilation a été faite après. Dans la soirée du 16 février. Quand je vous ai rencontrée, je n’étais pas au courant.

Anaïs se concentrait sur la route. Ce qu’elle devinait était de la pure folie.

— Vous voulez dire qu’on est venu à l’institut médico-légal, dans la soirée, pour dégrader le visage de la victime ?

— Exactement.

— Où est l’IML ?

— À Rangueil, près de Toulouse.

— De quelle nature est la mutilation ?

— L’agresseur a ouvert le nez de Bonfils dans le sens de la hauteur. Il a prélevé l’os nasal ainsi que le cartilage triangulaire et le cartilage alaire. Tout ce qui participe à la forme du nez.

Anaïs maintenait son pied sur l’accélérateur. La vitesse lui permettait de rester compacte, focalisée. Sa gorge était sèche. Ses yeux brûlaient. Mais son esprit tournait à plein régime. La lenteur du rapport d’autopsie n’avait rien à voir avec une contre-expertise militaire.

— Qui vous dit que ce sont les tueurs qui sont revenus ?

— Qui d’autre ?

— Pourquoi auraient-ils pris ce risque ? Pourquoi voler ces os ?

— Je ne sais pas. Pour moi, ce sont des chasseurs. Ils sont revenus voler ces fragments comme des trophées.

— Des trophées ?

— Durant la guerre du Pacifique, les soldats américains prélevaient les dents ou les oreilles de leurs victimes japonaises. On taillait des coupe-papier dans des fémurs ou des tibias humains.

Le débit du gendarme s’était accéléré. Il paraissait à la fois terrifié et fasciné par ces prédateurs furtifs et invisibles.

— À quelle heure s’est produite leur… intervention ?

— Aux environs de 20 heures. Les corps étaient partis du Centre hospitalier de Bayonne à 17 heures. Ils venaient d’arriver à Rangueil. Visiblement, la morgue n’était pas surveillée.

Anaïs ne pouvait imaginer des types, capables d’atteindre une cible à plus de cinq cents mètres — des méthodes et des compétences professionnelles —, prendre de tels risques pour récupérer une poignée d’os. Des trophées, vraiment ?

— Qui savait que les corps seraient transférés à la morgue de Rangueil ?

— Tout le monde : c’est le seul Institut médico-légal de la région.

— À quelle heure étaient censées commencer les autopsies ?

— Aussitôt après l’arrivée des corps. Je ne sais pas comment les agresseurs se sont démerdés.

— Quelle arme ils ont utilisée ?

— Un couteau de chasse, selon le légiste. Avec une lame crantée en acier.

— Vous avez interrogé le personnel de l’IML ?

Martenot céda à la mauvaise humeur :

— Qu’est-ce que vous croyez qu’on fout depuis trois jours ? On a passé au peigne fin toute la morgue. On a retrouvé une quantité de microfragments organiques, ce qui n’est pas étonnant dans un tel lieu. On a tout étudié, analysé, identifié. Pas une seule empreinte inconnue. Pas un seul cheveu qui n’appartienne à un cadavre ou à un membre du personnel de l’IML. Ces types sont des fantômes.

— Pourquoi m’appelez-vous maintenant ?

— Parce que je vous fais confiance.

— Vos supérieurs sont au courant pour ce coup de fil ?

— Ni mes supérieurs, ni le juge de Bayonne. Ni même le magistrat saisi pour le meurtre de Philippe Duruy.

— Le Gall ? Il vous a contacté ?

— Cet après-midi. Je n’ai pas encore appelé Mauricet.

Anaïs sourit. Elle s’était au moins trouvé un allié.

— Merci.

— De rien. Celui qui a du nouveau rappelle l’autre.

— Entendu.

Elle raccrocha. Elle fixait les lignes discontinues. Fragmentaires, saccadées, hypnotiques. Un film stroboscopique qui projetterait des images sans lien entre elles. Pourtant, un tableau revenait sans cesse dans ce maelström. Un décor. Celui d’une boucherie où fragments de chair et flaques de sang maculaient le carrelage blanc.

Dans son hallucination, la boucherie était humaine.

56

Janusz et Shampooing marchaient toujours contre le vent, direction sud-ouest. Le chauve connaissait un chantier au bout des docks, entre la cathédrale de la Major et le quartier du Panier. Une planque idéale pour la nuit. Mais avant ça, il voulait récupérer des cartons cachés dans un conteneur de jardinier, près de la Vieille-Charité.

— Pour te faire un superpaddock !

Janusz suivait en pilotage automatique. La conversation avec Le Guen avait été le coup de grâce. Avant d’être psychiatre, clochard, il avait donc été peintre — ou du moins artiste. Cette nouvelle information ne lui donnait pas l’impression d’avancer mais de sombrer dans un chaos privé de centre de gravité.

— C’est encore loin ?

— On arrive.

Il n’avait plus qu’une envie : s’endormir et ne plus se réveiller. Un cadavre roulé dans ses haillons qui finirait enterré dans un quelconque carré des indigents. Une tombe anonyme entre celles de « Titi », « La Chouette » et « Bioman ».

Janusz regarda autour de lui. Le décor avait changé. Plus rien à voir avec les avenues qu’il arpentait depuis la veille. C’était un imbroglio de ruelles qui rappelaient les villes de l’Italie du Sud — Naples, Bari, Palerme…

— Où on est ?

— Au Panier, mon gars.

Un nom apparut : RUE DES REPENTIES. Une boutique s’intitulait PLUS BELLE LA VIE. Il se souvint d’un feuilleton-fleuve que les patients de son unité regardaient avec passion. La série devait se dérouler dans ce quartier.

Malgré la fatigue, le froid, la peur, Janusz éprouva un sentiment de réconfort. Le lieu distillait une sorte d’intimité bienfaisante. Du linge pendait aux fenêtres. Des lanternes brillaient comme des étoiles jaillies d’un autre âge. Des blocs de climatisation achevaient de donner un air méridional, presque tropical, aux façades.

Ils traversèrent des places, montèrent des rues abruptes, s’engagèrent dans des corridors de pierre…

— C’est là !

Shampooing désignait un square. Il enjamba la clôture, plongea parmi les buissons et découvrit des conteneurs verts destinés aux feuilles mortes et aux branches brisées. Il en sortit des grands cartons pliés.

— Ton lit, Jeannot ! Un Épéda trois couches !

Shampooing lui fourra les cartons sous les bras. Ils redescendirent des artères raides comme des échelles. Le mistral avait vidé la ville. Boulevard des Dames. Boulevard Schumann. Ils atteignirent l’autoroute surélevée du littoral. Au-delà, c’étaient les docks et la mer. Entre les deux, une grande travée s’ouvrait sur plusieurs mètres de profondeur. Un chantier à ciel ouvert qui avançait sur plusieurs kilomètres.

Ils longèrent la fosse. Shampooing balança la bouteille qu’il venait d’écluser et partit dans une tirade sur l’ennemi de cette nuit.

— Le mistral, t’y échappes pas, hurla-t-il entre deux rafales. Y descend de la vallée du Rhône pour nous tuer. Y te souffle dans la gueule 24 heures sur 24. Y te rentre sous la peau. Y te glace les os. Y va chercher ton cœur sous tes côtes pour le stopper net. Dès qu’il arrive à Marseille, on perd deux ou trois degrés. Avec l’humidité de la mer, c’t’un vrai piège qui se referme sur toi pendant la nuit. Tu t’réveilles en faisant des bonds de carpe sous tes cartons. Et si jamais il pleut, tu t’réveilles pas !

Shampooing s’arrêta d’un coup. Janusz baissa les yeux et vit ce qui l’attendait. Au fond de la saignée du chantier, des formes bougeaient, s’agitaient, se soulevaient comme des plis à la surface d’une gigantesque douve. Janusz regarda mieux. Des hommes dépliaient leurs sacs de couchage, leurs cartons, leurs bâches. D’autres se réchauffaient autour d’un brasero. Des rires, des grognements, des borborygmes s’élevaient de la cavité.

Ils allaient descendre quand Shampooing saisit le bras de Janusz :

— Planque-toi !

Le Jumpy du Samu social arrivait. Ils coururent derrière une baraque de chantier. Deux hommes en combinaison plongeaient déjà dans la fosse pour convaincre les fortes têtes de les suivre. Ils offraient des cigarettes, la jouaient ami-ami…

— Les salopards, murmura Shampooing. Ils veulent tous nous mettre au chaud. Y z’ont trop peur d’avoir un Picard sur le dos.

— Un quoi ?

— Un Picard. Un clodo mort de froid.

Janusz, lui, aurait tout donné pour être pris en charge. S’enfouir dans un lit, dans l’oubli, dans le sommeil…

— On s’casse, chuchota son compagnon. J’connais une autre planque.

Ils remontèrent l’avenue, fuyant les luminaires et les places trop éclairées. Janusz mettait un pied devant l’autre, les yeux fixes. Il avait les bras tétanisés, les jambes raides. Shampooing ne connaissait pas une autre planque. Il les connaissait toutes. Sous les ponts. Les portails. Au fond des bouches de parking. Le moindre abri pisseux. Le moindre recoin d’asphalte.

Mais les places étaient déjà prises. Chaque fois, ils découvraient des corps serrés, des gueules cachées sous des pans obscurs, des duvets déchirés, des couvertures trouées.

Chacun pour soi et le vent contre tous.

Enfin, ils tombèrent sur un autre gouffre où un gigantesque conduit d’évacuation reposait dans la boue. Ils s’insinuèrent dans le tuyau, manquant de se ramasser plusieurs fois. Des dizaines d’hommes s’alignaient là, épousant la circonférence du cylindre.

— C’est bon pour les varices ! ricana Shampooing, faisant allusion aux pieds qui remontaient au fil de la courbe.

Ils enjambèrent les corps. Se tenant à la paroi, Janusz crut se brûler au contact du ciment glacé. Les odeurs de pisse, de pourriture planaient en nappes immobiles, cristallisées. Il se cognait, trébuchait, butait contre les autres. Des grognements, des insultes lui répondaient. Ni des ennemis, ni des compagnons de galère. Seulement des rats qui cohabitaient.

Ils trouvèrent une place. Shampooing cala au creux de la courbe ses sacs dégueulasses. Janusz déplia ses cartons, en se demandant à quel moment le trépané allait tenter de lui faire la peau. Il plongea sous les emballages, en s’efforçant d’imaginer qu’il s’agissait de draps et de couvertures. Il attrapa, comme toujours, son couteau commando et le serra sous le carton qui lui servait d’oreiller.

Il se jura, comme la veille, de ne dormir que d’un œil. Comme la veille, il sentit le sommeil déferler sur lui à la manière d’une lame de fond. Il résista. Aux portes du néant, il se concentra sur son enquête. Fer-Blanc était une impasse. Quoi d’autre ?

L’enquête des flics de Marseille. Ils tenaient plus d’éléments concrets que ceux de Bordeaux. L’armature de deltaplane. La cire. Les plumes. Le tueur se les était bien procurés quelque part et ce n’étaient pas des produits ordinaires. Le dénommé Crosnier et son groupe avaient sans doute creusé la piste de chaque objet, chaque matériau. Avaient-ils dégoté quelque chose ?

Un nouveau projet suicidaire se forma dans sa tête. Se procurer le dossier d’instruction. Tenter le coup dès le lendemain matin. Il essaya d’imaginer une stratégie mais le néant s’abattit sur sa conscience. Quand il ouvrit les yeux, il braquait son couteau vers les ténèbres.

— Ça va pas, non ?

Shampooing se penchait sur lui. À travers les limbes du sommeil, il avait senti sa présence. Sa menace. Ses réflexes avaient fait le reste.

— T’es con ou quoi ? fit l’homme au bonnet. Tu vois pas qu’on est inondés ?

Janusz se releva sur un coude. Il était à moitié immergé. Ses cartons flottaient près de lui. Partout, la pluie crépitait. Des torrents de fange avaient pénétré dans le conduit. Les clochards étaient déjà debout, titubant, regroupant leurs paquetages.

— Magne-toi, fit le chauve en ramassant ses cabas. Si on reste là, on va geler !

L’eau montait à vue d’œil. Les sans-abri se détachaient sur la paroi convexe en ombres chinoises. Quelques-uns, trop bourrés, ne bougeaient pas. On les ignorait. On jouait des coudes, on se poussait pour sortir du boyau. C’était la panique, mais une panique lente, engourdie, poisseuse de boue et d’alcool.

Janusz repéra deux corps inanimés dont les visages baignaient dans la tourbe. Il attrapa le premier par le col, le remonta, le plaça contre la paroi circulaire. Il attaquait la même manœuvre avec le second quand Shampooing le saisit par l’épaule.

— T’es malade ou quoi ?

— On peut pas les laisser là.

— Mon cul. Faut s’tirer !

Le conduit se vidait de ses locataires. Des sacs flottaient à la surface de la flotte. Une pure vision de naufrage. Janusz tâta le pouls des deux crevards. Leur carotide battait faiblement. Il balança une violente gifle au premier, puis au second. Aucune réaction.

Il repartit pour une tournée.

Enfin, les zombies s’ébrouèrent.

— Putain, magne-toi ! On va crever de froid !

Janusz hésita encore une seconde puis emboîta le pas à Shampooing. Ils remontèrent les flots de merde jusqu’à l’issue du tuyau. La boue leur montait à mi-cuisse. Janusz trébucha, tomba, se releva. Ils n’étaient plus qu’à quelques mètres de la sortie. Il lança un coup d’œil aux deux clodos qui avançaient à quatre pattes, hagards, comme des castors hallucinés.

L’air libre. Ils se relevèrent. L’averse redoublait de violence. Un déluge de mousson, vertical, obstiné — sauf que l’eau était glacée. Janusz mesura la nouvelle épreuve qui les attendait : dix mètres de pente abrupte à remonter sans le moindre appui.

Ils s’attelèrent à la tâche, plongeant leurs doigts dans la falaise de boue. La pluie frappait leurs épaules. Le vent les freinait. Quand l’un tombait, l’autre le relevait, et vice versa. Progressivement, ils gagnèrent un mètre après l’autre. Enfin, Janusz parvint à saisir une tige de fer et à se hisser hors de la fosse, sans abandonner Shampooing qui battait des pieds dans le vide.

Ils jaillirent hors de la cavité comme deux caillots de boue, crachés par une blessure minérale. Le chauve n’avait lâché ni son duvet ni ses cabas. Janusz allait le féliciter quand son expression de terreur lui fit tourner la tête.

Un groupe d’hommes les attendait. Ils n’avaient rien à voir avec les clochards du conduit. Crêtes, dreadlocks, piercings, tatouages : ils portaient des blousons de toile satinée ou des parkas militaires. Plusieurs d’entre eux tenaient des chiens au collier, prêts à bondir. Et surtout, des armes blanches, bricolées, barbares, dont Janusz percevait tout le potentiel meurtrier.

Il ne fut pas étonné quand Shampooing murmura :

— Merde. Les mecs de Bougainville.

57

Ils coururent comme ils purent, entravés par les plis boueux de leurs vêtements. Leurs pas produisaient de lourds clapotis. Ils prirent à droite et tombèrent sur une avenue rectiligne, complètement déserte. À travers la pluie, Janusz voyait tressauter réverbères, façades, trottoirs, fragments de ciel. Il risqua un coup d’œil par-dessus son épaule. Les guerriers de Bougainville étaient passés au sprint, chiens en tête. Sur cette artère, ils n’avaient aucune chance de leur échapper.

Janusz attrapa l’anorak de Shampooing et l’entraîna dans une rue à droite. Puis dans une autre à gauche. À une trentaine de mètres, il aperçut un escalier qui montait à l’assaut du Panier.

Ils étaient donc revenus sur leurs pas. Il désigna les marches et prit cette direction sans attendre la réaction de Shampooing. Il grimpa et jeta un nouveau regard en arrière : le chauve suivait, à bout de souffle. Derrière lui, la bande se précisait. Les chiens n’étaient plus qu’à quelques mètres.

Il attendit son compagnon. Un bref instant, il eut l’impression de se dédoubler, observant la scène à distance. Il n’entendait plus rien. Ne sentait plus l’averse. Son esprit flottait, simple spectateur de la scène.

Shampooing arriva enfin. Il le laissa passer et ferma le cortège. Chaque marche était une épreuve, une souffrance. La pluie entrait en collision avec leur crâne, leur dos, leurs épaules. Janusz grimpait maintenant comme un singe, à quatre pattes, s’aidant avec les mains pour monter plus vite. L’impression de dédoublement était passée.

C’était bien lui qui allait crever.

C’était bien la peur qui lui remontait dans la gorge, à le faire vomir.

Soudain, il perdit le contact avec le sol. Sa tête frappa une marche. Des étincelles éclatèrent sous ses orbites. Des ondes de douleur prirent le relais. La seconde suivante, il sentit le froid du ciment mouillé sur sa joue. Le chaud du sang sur son visage. Une douleur fulgurante à la jambe…

Il baissa les yeux : un des chiens venait de le mordre au mollet. L’animal lui faisait redescendre les marches sur le ventre. Il essaya d’agripper un réverbère. Raté. Il leva la tête. Shampooing montait toujours. Il n’avait rien remarqué — ou préférait fuir. Il voulut crier mais l’angle d’une marche lui fracassa la bouche. Il tenta de se redresser. Dévala deux autres marches.

Opérant une torsion sur lui-même, il parvint à se mettre sur le dos. Il vit les yeux du chien rendu fou par la poursuite. Derrière lui, un zonard arrivait. Janusz balança un coup de talon dans la gueule du molosse qui roula dans les jambes de son maître. Les deux attaquants dégringolèrent dans l’escalier.

Il profita du répit pour se relever. Le clebs reprenait déjà sa montée, le prédateur sur ses pas. Janusz glissa, se récupéra, avança à reculons, observant ses ennemis. Dans le halo du réverbère, un détail lui sauta aux yeux. Le guerrier tenait une arme bricolée. Un couteau constitué d’une pointe de céramique aiguisée. Sans aucun doute un fragment de chiottes.

Janusz fut traversé par un éclair. Il ne se ferait pas saigner par un tel poignard. Sans armer son bras, il balança une baffe à pleine force dans l’oreille de l’attaquant. Le prédateur vacilla, s’accrocha à la rampe pour ne pas tomber. Janusz l’attrapa par le col, l’attira à lui et lui décocha un coup de tête de côté, comme l’aurait fait un joueur de football. Une voix lui dictait ses actes. Viser l’arête du nez et les orbites oculaires, éviter la paroi osseuse du front.

Il perçut un craquement de bois sec. Du sang jaillit jusqu’à ses yeux. Il ne vit plus rien pendant quelques secondes. Il essuya ses paupières et découvrit son agresseur à genoux sur les marches. Le chien bondit. Janusz le reçut d’un coup de pied. Reprenant appui, il frappa l’homme au ventre, de la pointe de sa Converse. Toujours viser le foie, le point sensible des clochards, rapport à leur consommation d’alcool.

Le guerrier étouffa un cri. Roula sur son chien. Ils chutèrent de nouveau ensemble. Janusz resta immobile, sidéré par sa propre prouesse. Il était redevenu Victor Janusz pour de bon. L’homme des rues. Le barbare de l’asphalte.

Deux nouveaux zonards jaillirent du rideau de pluie, l’un tondu, l’autre coiffé d’une crête rouge. Le premier tenait une barre de fer, le second une batte de base-ball cloutée. Janusz arma ses poings puis fut pris d’un brusque abattement. C’en était trop. Il se laissa tomber sur le cul. Croisa les bras sur sa tête, prêt pour un tabassage en règle.

Le premier choc retentit. Suivi d’un deuxième, plus métallique. Janusz ne ressentit aucune douleur. Il leva les yeux. Shampooing, armé d’un conteneur à déchets taille XXL, avait frappé le premier type et venait de catapulter le second contre un réverbère. Les guerriers reculèrent alors que Shampooing leur balançait le conteneur sur la gueule.

Il releva son compagnon en l’agrippant par le col et le poussa vers le haut. Janusz en éprouva une reconnaissance sans limite. Quelque part au fond de lui, il révisa son jugement. On pouvait toujours compter sur un clodo trépané.

Une volée de marches et ils atteignirent un nouveau lacis de ruelles. Janusz ressentait une douleur violente au mollet. Le clebs ne l’avait pas raté. Ils s’enfouirent dans un réseau de plus en plus étroit. Des boyaux où on ne pouvait plus passer qu’à un seul homme. Malgré eux, ils ralentirent. Jusqu’à s’arrêter. Hors d’haleine. À bout de forces.

La peur était toujours là, mais étouffée par la brûlure des poumons, l’usure des muscles, la nausée de l’estomac.

— On les a semés, haleta Shampooing.

— Tu parles.

Janusz le poussa dans un renfoncement. Le clodo faillit s’étaler.

— Qu’est-ce que tu fous ?

— Planque-toi.

La niche abritait le portail d’une maison dont les grilles étaient dissimulées par des buissons de lavande et des grappes de lierre. Janusz s’accroupit sous les feuillages, imité par Shampooing. À peine s’étaient-ils abrités que les prédateurs leur passèrent sous le nez.

Ils reprirent leur souffle. Janusz sentait l’odeur crayeuse de la pierre détrempée, le parfum des feuilles vives. Sensations bienfaisantes. Ils étaient épuisés, mais sains et saufs. Ils se regardèrent. Le soulagement les reliait par un fil invisible.

— Je vais les suivre, fit Janusz à voix basse.

— Quoi ?

— Ils veulent pas nous casser la gueule. Ils veulent nous tuer. Je dois savoir pourquoi.

Shampooing le regarda d’un air effaré. Le clochard avait perdu son bonnet dans la bataille. Son crâne couturé luisait sous l’averse comme un œuf de dinosaure.

— Tu vas leur poser la question, p’t’être ?

— Pas à tous. À un seul. Et par surprise.

— T’es un malade.

Janusz ouvrit le pan de sa veste, dévoilant le manche de son couteau commando :

— J’ai mon couteau.

— T’as surtout un QI de mouche.

— Tu connais une autre planque ?

— Partis comme on est, vaut mieux rentrer au bercail. À la Madrague.

— Pas question. Tu connais pas un hôtel ?

— Un hôtel ?

— J’ai l’argent. Il doit bien y avoir des chambres à Marseille pour des gars comme nous.

— J’en connais bien un mais…

Janusz sortit un billet de 50.

— Fonce là-bas et donne-moi l’adresse.

Réflexe de méfiance, il ajouta :

— Y a un petit frère pour toi si tu m’attends dans la piaule.

Shampooing eut un sourire édenté et expliqua le chemin à suivre.

— Si demain matin, je suis pas là, avertit Janusz, tu préviens les keufs.

— Les keufs ? Et pis quoi encore ?

— Sinon, tu seras arrêté pour complicité.

— Complicité de quoi ? Qu’est-ce que je leur dis ?

— La vérité. Mon retour. L’agression. Ma volonté d’en savoir plus.

— T’étais pas déjà bien clair avant, mais maintenant, c’est carrément du jus de seiche.

— L’hôtel. Attends-moi là-bas.

Janusz s’élança sans attendre de réponse.

58

Il essayait de courir mais sa jambe blessée lui faisait mal. Par à-coups, il revoyait les crocs du chien plantés dans sa chair. La première chose à faire dans ces cas-là était d’immobiliser le membre touché. C’était réussi. Quant au traitement antibiotique, mieux valait oublier…

Il suivait toujours l’artère principale, ignorant les ruelles perpendiculaires. Une rivière et ses ruisseaux. Il était certain que les prédateurs avaient suivi le même chemin. Il commençait à désespérer de les rattraper quand la rue tourna d’un coup. Il se retrouva à découvert, sur une terrasse dominant la ville.

La surprise le fit reculer dans l’ombre.

Malgré lui, il admira le tableau.

Marseille brillait sous la pluie comme un ciel inversé, jonché d’étoiles. Au-delà, c’était la mer. On ne la voyait pas mais on la devinait, pleine, noire, sans limite.

Le torse en feu, il se pénétra du décor, de l’atmosphère — des ténèbres immergées. Il y cherchait la fraîcheur, l’apaisement. Pour l’instant, il avait l’impression qu’une hémorragie de lave brûlante coulait sous sa cage thoracique.

Des voix le rappelèrent au présent. Il baissa les yeux et découvrit un escalier du même genre que celui qu’il avait grimpé quelques minutes auparavant. En bas, les prédateurs étaient là, dans une flaque de lumière. Ils étaient cinq, sans compter les clébards. Il n’entendait pas ce qu’ils disaient mais il devinait leur colère, leur impuissance, leur essoufflement.

Janusz les examina. Nattes argentées, crêtes rouges ou bleues, crânes rasés portant des tatouages ésotériques. Partout sur leur sale gueule, des piercings. Ils tenaient encore leurs armes. Des battes. Des lames. Des pistolets d’alarme.

Il sourit. Il y avait quelque chose de jouissif à les observer ainsi sans être vu. Ils prirent la direction des docks. Il attendit qu’ils aient disparu de son champ de vision puis dévala l’escalier. La pluie s’était arrêtée mais elle avait laissé partout une pellicule graisseuse, froide et figée.

Ils s’orientèrent vers le nord, empruntant le boulevard surplombé par l’autoroute du littoral. Oubliant sa patte folle, Janusz les suivait à deux cents mètres de distance, passant d’un pilier à l’autre, toujours dans l’ombre. Ils marchèrent ainsi pendant plus d’un kilomètre — il n’était pas certain de ses évaluations. Le boulevard était toujours désert. Le mistral soufflait avec férocité, séchant les traces de l’averse, pétrifiant les flaques.

Enfin, ils prirent à droite et s’enfoncèrent dans des rues mal éclairées. Des blocs se dressaient contre le ciel de goudron. Janusz crut reconnaître le quartier de la Madrague. Ou peut-être celui de Bougainville ? Ils traversèrent des cités-dortoirs, des jardins pelés, des aires de jeux aux portiques rouillés.

Le décor se dégrada encore. Entrepôts condamnés. Fenêtres murées. Champs de terre battue. Au loin, des grues se découpaient, précises, cruelles comme des insectes. Ils marchaient maintenant dans un terrain vague. Des buissons de chiendent grelottaient dans le vent. Des papiers gras, des bouteilles en plastique, des cartons volaient dans l’ombre. Des odeurs d’essence planaient comme une menace. Janusz plissa les yeux et distingua l’objectif des zonards. Un mur couvert de tags, fermant le territoire en friche.

Il était à bout de souffle. Il lui semblait entendre son cœur cogner dans sa poitrine. Tom-tom… Tom-tom… Avec un temps de retard, il comprit qu’il s’agissait d’un bruit de machines se perdant dans l’air humide. Un chantier tournait quelque part. Des engins qui ne dormaient jamais.

Les zonards avaient disparu. Devant lui, il n’y avait plus que le mur aveugle. Les graffitis devaient dissimuler une porte qu’il ne distinguait pas. Il réfléchit à la meilleure stratégie. Il n’y en avait qu’une. Attendre qu’un des connards sorte pisser ou fumer à ciel ouvert. Alors il pourrait attaquer. L’effet de surprise lui donnerait peut-être l’avantage…

Il s’accroupit parmi les buissons. Le froid reprenait déjà le contrôle de son corps. Dans quelques minutes, il commencerait à grelotter puis à se figer. Alors sa température baisserait et…

La porte venait de claquer.

Doucement, tout doucement, il se redressa et observa la silhouette qui traversait l’obscurité. L’homme portait des dreadlocks. Il songea à la créature des films de la série Predator. Ce détail renforça sa trouille et, en même temps, déréalisa la scène. Il évoluait dans un jeu vidéo.

Le type marchait d’un pas incertain. Bourré ou défoncé. Il s’arrêta devant des taillis et soulagea sa vessie. Maintenant ou jamais. Janusz bondit. Ses yeux étaient voilés de larmes. Tout lui paraissait flou, étiré, distordu. Il se cramponna à son couteau, attrapa les nattes du mec à pleines mains et tira de toutes ses forces.

Prédator s’écrasa sur la terre glacée, épaules au sol. Janusz planta sa lame dans la braguette ouverte et murmura, un genou sur son torse, l’autre main sur la bouche du salopard :

— Tu gueules, j’te la coupe.

L’homme ne réagit pas. Son regard était vitreux, ses membres flasques. Complètement stone. Janusz enfonça son couteau plus profondément. Le guerrier réagit enfin, voulant hurler. Janusz lui balança un coup de coude dans le visage. L’homme se débattit encore. Nouveau coup de coude. Craquements. À nouveau, la main sur la bouche. Il sentait les débris de la cloison nasale, les mucosités sanglantes sous ses doigts serrés.

— Tu bouges plus. Tu réponds en secouant seulement la tête, compris ?

Prédator fit « oui ». Janusz cala sa lame sous sa gorge. Encouragé par cette première victoire il demanda :

— Tu m’reconnais ?

Les nattes s’agitèrent : oui.

— Ce soir, vous vouliez me buter ?

Nouveau oui de la tête.

— Pourquoi ?

L’homme ne répondit pas. Janusz comprit avec un temps de retard qu’il ne le pouvait pas : il lui écrasait toujours les lèvres. Il relâcha légèrement son emprise.

— Pourquoi vous vouliez me buter ?

— On… on nous a payés.

— Qui ?

Pas de réponse. Janusz leva le coude :

— QUI ?

— Des mecs en costard. Des bourges.

Les tueurs de Guéthary. Ils voulaient donc sa peau. Par tous les moyens nécessaires.

— En décembre, c’étaient déjà eux ?

— Ouais.

— Combien pour ma tête ?

— 3 000 euros, enculé.

Le connard reprenait du poil de la bête. 3 000 euros. Pas beaucoup, de son point de vue. Une fortune pour les punks à chiens.

— Comment vous avez su que j’étais revenu ?

— On t’a repéré hier, dans la journée.

— C’est vous qui avez prévenu les bourges ?

— Ouais.

— Vous avez un contact ?

— Un numéro, ouais.

— Quel numéro ?

— C’est pas moi qui l’ai.

L’homme mentait peut-être mais le temps pressait :

— C’est un portable ?

— Non. Le numéro d’un bureau, j’sais pas quoi…

— Vous avez le nom des types ?

— Non. Juste une espèce de mot de passe.

— Quel mot ?

— Je sais pas. C’est pas moi qui…

Il venait de le gifler avec le manche « brise-vitre » de son couteau. L’homme étouffa un cri et parut renifler ses cartilages, pour ne pas les perdre à jamais.

— Quel mot ?

— Je sais pas… (Il palpa son nez qui produisit un bruit d’œuf qu’on écrase.) Un nom russe…

— Russe ?

— Enculé, tu m’as pété le nez…

Janusz fut secoué par une convulsion. La peur, mais aussi une crampe plus profonde. La brûlure de la nuit dernière. Il redoutait d’être à nouveau malade.

Se concentrer sur les quelques secondes qu’il lui restait :

— Pourquoi ils veulent ma peau ?

— Aucune idée.

— Ils vous ont donné mon nom ?

— Non. Juste ta gueule.

— Une photo ?

Le Prédator ricana. Il pressa une narine et expira de l’autre un jet de sang.

— Pas une photo, mec. Un dessin.

— Un dessin ?

— Ouais. (Il ricana encore.) Un putain de crobard…

Un coup d’intuition. Daniel Le Guen lui avait dit qu’il était peintre. Peut-être cette esquisse était-elle un autoportrait, signé de lui-même ? Comment les tueurs pouvaient-ils posséder un élément provenant d’une de ses identités précédentes ?

— Le dessin, demanda-t-il, vous l’avez gardé ?

— On s’est torchés avec, mec.

Janusz lui aurait bien mis une nouvelle baffe mais il n’en avait plus la force. L’autre se boucha l’autre narine et fit jaillir encore des grumeaux noirâtres. Il paraissait avoir contracté un rhume de sang et de violence.

— Les mecs en noir, tu dois les revoir ?

— Quand tu s’ras mort, ma gueule.

— Tu sais où les trouver ?

— Ce sont eux qui nous trouvent. Ils sont partout.

Janusz trembla. La crampe au fond de son estomac devint un tison chauffé à blanc. Il leva son couteau. Le Prédator se fit tout petit. Il retourna l’Eickhorn et frappa l’homme au plexus solaire. L’angle acéré, destiné à briser le verre, lui coupa le souffle. Le gars tomba dans les vapes. Peut-être l’avait-il tué. Il évoluait dans un monde où ces nuances n’existaient plus.

Janusz se releva sans la moindre prudence. Un instant, il fut tenté d’ouvrir la porte incrustée parmi les tags et de hurler :

— Crevez-moi !

Un éclair de raison le remit d’équerre. Il repartit à pas chancelants dans le mistral et les odeurs d’essence. Des papiers crasseux se plaquaient contre ses jambes.

Il était condamné : plus de doute là-dessus.

Mais avant de mourir, il saurait pourquoi.

Il lirait l’acte d’accusation et la sentence du juge.

59

Anaïs se réveilla plus épuisée que lorsqu’elle s’était couchée. Trois heures de pur cauchemar, où des vampires vêtus de costumes Hugo Boss, arc-boutés sur les cadavres d’une morgue, gobaient leur sang après leur avoir découpé le nez. Seule consolation : son père n’était pas de la fête.

Elle mit plusieurs secondes à se resituer. La chambre d’un hôtel d’autoroute dont elle avait repéré l’enseigne sur le coup des 3 heures du mat’. Elle s’était arrêtée sans réfléchir, abrutie de fatigue. Elle n’avait pas le souvenir d’avoir allumé la lumière. Elle s’était écroulée tout habillée sur son lit — et avait accueilli les vampires élégants dans la chambre secrète de son cerveau.

Elle passa dans la salle de bains, ôta son pull puis alluma la lumière. Ce qu’elle vit dans le miroir lui plut. Une jeune femme en tee-shirt, les bras bandés, carrure ferme et compacte. Rien à voir avec une quelconque féminité ou la moindre coquetterie. Une athlète de petit gabarit, dont les rondeurs pâles pouvaient passer pour une promesse de douceur — jusqu’au moment où on y touchait. Elle remarqua que des larmes perlaient au bord de ses paupières. Elle songea à des gouttes de rosée sur un masque de Kaolin et l’image lui plut aussi.

Elle attrapa sa trousse de toilette et changea ses pansements, évaluant encore une fois les dégâts. Elle avait mis des années à cicatriser de ses premières blessures… Soudain, elle sentit s’abattre sur elle une tristesse, un désespoir qui lui fit penser aux grandes ailes noires d’Icare. Elle se dépêcha d’enrouler ses bras dans de nouvelles bandes.

Retour dans la chambre. Elle emportait toujours une trousse d’écolière, dans laquelle elle plaçait critériums, stylos et stabilos pour bosser façon étudiante. Elle y cachait aussi ses comprimés. Elle avala, avec la sûreté de l’habitude, un demi-cachet de Solian et une gélule d’Effexor. Du lourd. À quoi elle ajouta une barrette de Lexomil.

Son traitement de choc par temps de dépression.

Le mot était galvaudé mais elle était elle-même une fille galvaudée. Après le bac, en première année de droit, elle s’était écroulée pour rester plus de deux mois au lit. Incapable de bouger. À l’époque, elle ignorait encore pour son père… C’était autre chose. Les courants profonds de son âme, indifférents à la marche du monde. Ou l’héritage génétique de sa mère. Elle ne bougeait plus. Ne parlait plus. Elle se tenait au-dessous du niveau de la mort. Elle avait échappé de justesse à l’hospitalisation.

Peu à peu, grâce à un sérieux traitement d’antidépresseurs, elle s’était rétablie et avait connu deux années de chaud et de froid, zone incertaine où elle vivait dans l’angoisse permanente d’une rechute. Cette angoisse ne l’avait jamais totalement quittée.

Nous y voilà… Depuis le début de l’enquête, elle constatait, sous son rhume, sous la tension du boulot, sous l’excitation de la rencontre avec Freire, des signes précurseurs — dont la mutilation de ses bras. Elle redoutait de revivre ces journées en forme de roulette russe, où la moindre pensée peut déclencher le pire. Angoisse suicidaire ou coma éveillé…

Elle descendit à la réception et trouva une machine à café. Elle se concocta un expresso sans s’appesantir sur la tristesse du hall désert. Des matériaux qui ne laissaient aucune marque, aucun souvenir. Elle se dit qu’elle appartenait à ce décor. Un objet fantôme parmi d’autres.

De retour dans sa chambre, elle consulta sa messagerie. Cinq SMS. Crosnier, le flic de Marseille. Le Coz. Deversat, qui avait appelé trois fois au fil de la nuit. Elle lut d’abord celui du commandant marseillais, espérant et redoutant à la fois des nouvelles de Janusz. Il n’y en avait pas. À 22 heures, Crosnier lui demandait seulement à quelle heure elle arrivait le lendemain à Marseille.

Le Coz, à 23 heures 30, la jouait laconique : « Rappelle-moi. » Deversat idem. Mais d’heure en heure, sa demande devenait un conseil, un ordre, un rugissement.

Elle rappela d’abord Le Coz, qui répondit d’une voix ensommeillée.

— Tu m’as appelée.

— C’est ton histoire de Mêtis, là, marmonna-t-il. Je la sens de moins en moins…

— T’as appris quelque chose ?

— J’ai contacté des journalistes. Des enquêteurs que je connais, aux bureaux locaux de Sud-Ouest et de La République des Pyrénées, à Bordeaux. Des pros qui sont au courant de tout dans la région.

— Et alors ?

— Ils me l’ont joué « dossier brûlant ». Pas question d’en parler au téléphone. Rendez-vous en pleine nuit, etc.

— Qu’est-ce qu’il y avait de si secret ?

— C’est flou. Mêtis est aujourd’hui un groupe chimique et pharmaceutique mais son origine est militaire.

— Comment ça ?

— Ce sont des anciens mercenaires qui l’ont fondé dans les années 60, en Afrique. Ils ont d’abord fait de l’agronomie, puis de la chimie puis des médicaments.

— Quel genre de médicaments ?

— Ils sont très forts sur les psychotropes. Anxiolytiques. Antidépresseurs. J’y connais rien mais il paraît que certains de leurs trucs sont assez connus sur le marché.

Ironie de l’enquête : dans sa vie elle avait sans doute consommé des produits Mêtis.

— En quoi est-ce brûlant ?

— Toujours les mêmes conneries d’expérimentations humaines, de recherches occultes. Pour moi, c’est plutôt de l’ordre de la légende urbaine…

— Sur les liens entre la boîte et l’ACSP ?

— Que dalle. Le groupe Mêtis est une constellation d’entreprises. Parmi elles, il y a cette société de sécurité, c’est tout.

Anaïs songea au Q7. Elle était certaine qu’il existait au contraire un lien entre le géant de la pharmacie et cet attentat. En revanche, hormis l’origine militaire de Mêtis, le groupe pharmaceutique ne cadrait pas avec le pedigree des snipers et leur fusil Hécate. Encore moins avec le profil de Patrick Bonfils, pêcheur inoffensif de la Côte basque.

— Le journaliste qui a le plus creusé la question est en reportage. Il rentre demain. Tu veux son numéro ?

— Interroge-le d’abord. Je ne sais pas quand je vais rentrer.

Anaïs se sentait maintenant d’attaque :

— Et notre enquête ?

— Quelle enquête ?

— Duruy. Le Minotaure. La gare Saint-Jean.

— Je crois que t’as pas bien compris la situation. Les gars de Mauricet sont venus prendre nos PV, ainsi que le disque dur qui contenait les documents afférents au dossier. Le Minotaure, pour nous, c’est de l’histoire ancienne.

Anaïs considéra sur le lit le dossier d’enquête qu’elle avait emporté avec elle. Le dernier exemplaire de l’affaire dirigée par le capitaine Chatelet et son équipe. Un collector.

— Sans compter le savon que m’a passé Deversat.

— Quel savon ?

— Ma petite perquise de la nuit dernière à l’ACSP. Le patron s’est plaint à son état-major. Les dirigeants de Mêtis ont secoué le cocotier. Les mercenaires de l’Afrique venaient pour la plupart de notre belle région. Mêtis est un groupe majeur de l’économie d’Aquitaine.

— Et alors ?

— Et alors, quand la gouttière est pleine, elle nous tombe sur la gueule, comme d’habitude. Quand j’ai dit à Deversat que tu me couvrais, j’ai eu l’impression d’ajouter de l’huile sur le feu.

Anaïs savait au moins pourquoi le commissaire l’avait appelée toute la nuit.

— Et toi ? reprit le flic.

— Je suis en route pour Marseille.

— Je te demande pas s’ils l’ont retrouvé ?

— Je te rappelle de là-bas.

Un bref instant, elle hésita sur le coup de fil suivant. Elle se décida pour Crosnier. Elle gardait le meilleur pour la fin — Deversat.

Le flic marseillais avait un accent léger et parlait d’une voix débonnaire. Elle eut soudain l’impression que le soleil, la lumière, la chaleur l’attendaient à Marseille. Le commandant résuma les faits connus. Victor Janusz avait passé la nuit du 17 au 18 février à l’Unité d’hébergement d’urgence. Il avait été agressé dans les toilettes puis avait disparu au matin. Depuis, aucune nouvelle. Pas le moindre indice ni le moindre témoignage.

— Qui l’a agressé ?

— C’est pas clair. Sans doute d’autres clodos.

Anaïs n’était pas rassurée. Les tueurs l’avaient-ils repéré ? Et pourquoi retourner à Marseille ? Pourquoi enfiler les vieilles frusques de Janusz ?

— Je voulais aussi vous signaler autre chose, fit Crosnier.

— Quoi ?

— J’ai reçu hier soir la synthèse de votre enquête sur le meurtre de Philippe Duruy.

Son document rédigé pour Le Gall avait au moins servi à quelque chose.

— Le caractère mythologique de la mise en scène m’a frappé.

— Il y a de quoi.

— Non. Je veux dire… ça m’a rappelé un meurtre qu’on a eu dans le même genre.

— Quand ?

— Au mois de décembre dernier, à Marseille. C’était moi le chef de groupe. Il y a beaucoup de similitudes avec votre histoire. La victime était un jeune SDF, d’origine tchèque. On a retrouvé son corps dans une calanque à quelques bornes du Vieux-Port.

— En quoi ce meurtre était-il… mythologique ?

— Le tueur s’était inspiré de la légende d’Icare. Le gars était nu, carbonisé et portait de grandes ailes dans le dos.

Anaïs resta sans voix. Au-delà des multiples ramifications à envisager, elle voyait un lien phosphorescent, empoisonné. La présence de Mathias Freire sur les lieux du crime… Un nouveau point pour la thèse de Janusz assassin.

— C’est pas tout, poursuivit Crosnier. Notre gars avait lui aussi de l’héroïne plein les veines. On…

Elle le coupa, tout en enfilant son blouson :

— Je serai là dans deux heures. Je vous rejoins au poste de l’Évêché. On discutera sur pièces.

Crosnier n’eut pas le temps de répondre. Elle sortit sur le parking et rejoignit sa voiture. Il fallait qu’elle encaisse le coup. Qu’elle le mûrisse. Qu’elle le digère.

Elle s’arrêta face à sa Golf. Elle avait déjà oublié Deversat. Elle composa son numéro. Ses doigts tremblaient.

— Qu’est-ce que c’est que ce bordel avec l’ACSP ? vociféra le commissaire. Une perquisition en pleine nuit ? Où vous vous croyez ? Mon téléphone n’arrête pas de sonner depuis hier après-midi !

— J’ai voulu gagner du temps, tenta-t-elle d’une voix enrouée, je…

— Du temps, vous allez en avoir, ma petite. Vous êtes en route pour Marseille ?

— J’y serai dans deux heures.

— Alors, je vous souhaite de bonnes vacances. Parce que vous êtes dessaisie. J’appelle à l’instant les gars de l’Évêché. Oubliez tout ça et profitez de la mer ! On s’expliquera à votre retour.

60

Janusz avait fait ses adieux à Shampooing.

Sans effusion, mais avec un billet de 100.

Il s’était récuré dans un bain-douche de la rue Hugueny.

Il était retourné à la consigne de la gare et avait repris ses frusques civiles.

Il avançait dans un monde miraculeux où personne ne le reconnaissait. Personne ne le remarquait. Il s’était même convaincu qu’il était devenu invisible. Le ciel lavé par le mistral était d’un bleu cobalt. Le soleil d’hiver ressemblait à une boule de glace. La violence de la nuit dernière lui semblait loin.

Il avait rejoint la gare Saint-Charles au pas de marathon. Maintenant, il parvenait dans les toilettes pour hommes. Désertes. Il pénétra dans une cabine, ne s’attardant pas sur la puanteur ambiante — il en avait vu d’autres. Il se déshabilla et enfila son pantalon de costume, savourant le contact soyeux du tissu. Il ôta ensuite ses pulls, se cognant aux parois, endossa sa chemise.

Il sortit de la cabine et balança ses fringues de paumé dans une poubelle après avoir conservé ses deux trésors : son couteau Eickhorn et le rapport d’autopsie de Tzevan Sokow. Il nota dans son carnet le numéro du dossier d’enquête — K095443226 — ainsi que le nom du juge instructeur — Pascale Andreu — puis plaça le rapport dans son sac de voyage. Quant au couteau, il le glissa dans son dos.

Toujours personne dans les chiottes. Il enfila sa veste de costume et palpa ses poches vides. Les papiers d’identité de Mathias Freire étaient au fond du sac. S’il se faisait arrêter tout à l’heure, il pourrait toujours donner un autre nom. Dire n’importe quoi. Gagner du temps. Enfin, il plaça le bloc dans la poche intérieure de sa veste.

Devant les miroirs, il constata qu’il avait retrouvé visage humain. Il endossa son imper. Il allait chausser ses Weston quand un vigile avec son chien pénétra dans les toilettes.

L’homme vit le sac, remarqua que Janusz était en chaussettes.

— Pas de ça, ici. La gare, c’est pas un vestiaire.

Janusz faillit le rembarrer comme l’aurait fait le psychiatre Mathias Freire mais se ravisa.

— C’est pour chercher du travail, m’sieur, dit-il sur un ton modeste.

— Casse-toi.

Il acquiesça humblement. En quelques secondes, il avait sauté dans ses chaussures et attrapé son sac. Il se dirigea vers la porte. Le vigile s’écarta, le considérant avec méfiance. Janusz le salua avant de franchir le seuil.

Il s’orienta vers la sortie, où se trouvait la station de taxis.

À chaque pas, il regagnait sa dignité.

Il était de retour parmi les hommes.

61

Janusz se fit déposer rue de Breteuil, près de l’ancien tribunal. Il régla la course et cadra le bâtiment. Avec ses colonnades et son fronton conique, il ressemblait à l’Assemblée nationale parisienne, en modèle réduit. D’après le chauffeur, le tribunal de grande instance se trouvait derrière cet édifice. Son entrée, sur la gauche, donnait rue Joseph-Autran.

Il contourna le bloc et découvrit une voie piétonnière. L’entrée du TGI était au milieu, marquée par un portail en structures métalliques rouges. Il marcha dans cette direction. Son plan était simple. Attendre l’heure du déjeuner. Pénétrer dans le TGI. Monter à l’étage des juges. Trouver le bureau de Pascale Andreu. S’y glisser et piquer le dossier d’instruction concernant le meurtre d’Icare. Énoncée de cette façon, la mission avait l’air facile. En réalité, c’était mission impossible.

Il croisa le portail. Des flics montaient la garde. Il lança un coup d’œil à l’intérieur. Un sas de sécurité barrait l’entrée. Les sacs et mallettes étaient soumis aux rayons X. Chaque visiteur devait franchir le portique anti-métaux et présenter un document d’identité. On n’entrait pas dans un tribunal comme dans un moulin.

Pour se donner le temps de réfléchir, il fit le tour complet de l’immeuble. Une surprise l’attendait. À l’arrière, une seconde entrée, rue de Grignan, était destinée aux professionnels. Juges et avocats franchissaient ce seuil en toute simplicité, sans rencontrer de détecteurs, oubliant même parfois de montrer leur badge.

Cette porte était sa seule solution.

Il regarda sa montre. Midi. D’abord planquer son sac de voyage. Il s’écarta de la zone et trouva un porche qui s’ouvrait sur une cour. Il pénétra dans le patio, découvrit des cages d’escalier. Il pénétra dans l’une d’elles et cacha son fardeau sous les premières marches.

Sur le chemin du retour, il songea qu’il lui manquait en revanche un accessoire : un cartable. Il fonça dans un supermarché et choisit un modèle en plastique, pour enfants, qui ferait illusion le temps de son entrée. Il croisa ensuite une station-service qui lui donna une idée. Un détour pour trouver ce dont il avait besoin : des gants de plastique fin.

Planqué sous un porche, il reprit sa surveillance. Juges et avocats arrivaient par groupes. Quelques-uns seulement montraient leur badge. La plupart entraient en discutant, sous l’œil indifférent des vigiles dans leur cabine vitrée. Avec son costume et son imper, il pouvait se mêler à un groupe et passer incognito. Il n’avait ni froid ni peur. Il ressentait seulement une surchauffe à l’intérieur de lui-même — excitation, adrénaline, détermination…

Un trio d’hommes en costard se dirigea vers le portail. Il leur emboîta le pas. Il y eut des rires, des saluts, des frottements de tissu. Janusz ne voyait rien. N’entendait rien. Sans savoir comment, il se retrouva à l’intérieur du tribunal.

Il marcha au hasard, sans ralentir, cartable à la main. Ses jambes flottaient, ses mains partaient en petits tremblements sporadiques. Il en fourra une dans sa poche d’imperméable, crispa l’autre sur son cartable vide. Les panneaux palpitaient devant ses yeux : SALLES D’AUDIENCE. CHAMBRES CIVILES. Aucune indication de l’étage de l’instruction.

Il repéra des ascenseurs. Alors seulement, debout devant les cabines, il prit conscience des lieux. Une immense salle au sol de carrelage blanc, surplombée par des structures de métal rouge.

Les parois chromées s’ouvrirent. Un homme en chemise bleue sortit de l’ascenseur, calibre à la ceinture. Un vigile.

— Excusez-moi, fit Janusz, je cherche l’étage de l’instruction.

— Troisième.

Il plongea dans la cabine. Les portes se refermèrent. Il appuya sur le bouton. Sa main tremblait toujours, brillante de sueur. Il s’essuya les doigts sur les pans de son imper puis se recoiffa face au miroir. Il fut presque étonné que son visage soit toujours le même. Sa trouille était invisible.

Les portes s’ouvrirent. Janusz découvrit un couloir en PVC rétro-éclairé à mi-corps. L’effet était étrange : le sol de linoléum était plus lumineux que le plafond. Comme si les témoins ou suspects convoqués ne regardaient que leurs chaussures. À droite, une porte de secours sans poignée, marquée ENTRÉE INTERDITE. À gauche, quelques mètres puis un angle droit. Janusz prit cette direction.

Il tomba sur une salle d’attente vitrée où patientaient plusieurs personnes, convocation à la main. Pour pénétrer dans ce sas, il fallait traverser le « check-point » de la secrétaire et montrer patte blanche.

Pour l’instant, le bureau était vide. Janusz tenta d’ouvrir la porte de verre. Fermée. Plusieurs personnes dans la salle lui firent signe — une sonnette était fixée près de la poignée. Il suffisait de l’actionner pour appeler la secrétaire de permanence.

Janusz les remercia d’un signe de la main puis tourna les talons. Il revenait déjà vers les ascenseurs, maudissant sa naïveté et son manque d’idées. Il actionnait le bouton d’appel quand il remarqua que la porte de secours était entrouverte. Il n’en croyait pas ses yeux. La chance. Il s’approcha. Le pêne sorti empêchait la fermeture du battant. Sans hésiter, il se glissa de l’autre côté en devinant : les magistrats utilisaient cette porte pour accéder directement aux ascenseurs et éviter de faire le tour de l’étage.

Toujours les murs en PVC. Toujours les rampes rétro-éclairées. Mais maintenant des portes en série. Elles défilaient sous ses yeux comme des cartes à jouer. À la sixième, il trouva le nom qu’il cherchait : PASCALE ANDREU.

Coup d’œil à droite, coup d’œil à gauche. Personne. Il frappa. Pas de réponse. Il brûlait sur place, sueur sur la nuque, le long des reins. Il frappa encore, plus fort. Aucun bruit à l’intérieur. Il enfila les gants et, fermant les yeux, actionna la poignée. Aussi dingue que cela puisse paraître, le bureau n’était pas verrouillé.

La seconde suivante, il était à l’intérieur. Il referma la porte sans bruit. Se força à respirer avec lenteur, et inspecta la pièce. Le bureau de Pascale Andreu ressemblait à une baraque de chantier. Murs en plastique. Moquette bon marché. Mobilier en fer. Au fond, une fenêtre. À gauche, une porte, qui s’ouvrait sans doute sur l’annexe de la greffière.

Janusz s’approcha du bureau où s’entassaient quantité de documents. Il réfléchit. Peut-être la magistrate avait-elle déjà été contactée par la police de Bordeaux. Peut-être que la procédure de Tzevan Sokow avait été exhumée. Dans ce cas, le dossier serait à portée de main…

Il posa son cartable et sortit le carnet sur lequel il avait noté la cote de l’instruction SOKOW : K095443226. Il mémorisa les derniers chiffres — tous les dossiers commençaient par les mêmes — puis inspecta les gros exemplaires posés en pile. Aucun ne portait ce numéro.

À tout hasard, il poursuivit sa fouille du bureau. Des chemises. ACTES EN COURS. ORDONNANCES DE TAXES. DEMANDES DE COPIE. Des enveloppes contenant le courrier des détenus. Des notes à l’attention de différents experts et autres flics saisis des enquêtes. Rien pour lui.

Il plongea dans l’armoire à droite. Pas de 443226. Le meurtre de Tzevan Sokow datait du mois de décembre. Trop chaud pour être classé parmi des archives lointaines. Trop froid pour être dans les affaires en cours. Chez la greffière ?

Il passa dans la pièce voisine. Le même espace, doté de plusieurs armoires à volets souples, croulant sous les liasses de papier. Janusz s’attaqua à la première, sur la gauche, et lut les cotes, partant du rayon le plus haut.

Il en était au troisième quand on frappa à la porte. Il se pétrifia, le souffle coupé net. Nouveaux coups feutrés. Janusz restait figé sur la moquette. Il avait l’impression de se dissoudre en une flaque de terreur. Il tourna la tête et fixa la porte. On actionnait la poignée.

Par un nouveau miracle, la greffière, elle, avait verrouillé sa serrure. Janusz éprouva un soulagement confus puis se dit que le visiteur allait répéter le même geste avec la porte voisine. Alors ça serait cuit. Sa pensée n’était pas achevée qu’il perçut de nouveaux coups. Plus lointains.

— Madame la juge ?

La poignée couina. Des pas. À l’intérieur. Janusz ne respirait plus. De flaque, il était revenu au mode minéral. Quelques secondes encore. Il sentait la présence de l’autre côté. Le mur lui paraissait aussi fin que du papier de riz. Son cœur ne battait plus.

Alors, il perçut — ou crut percevoir — un léger claquement. Un dossier ou une enveloppe qu’on pose sur un bureau. Des pas à nouveau. Le pêne qui claque en douceur. Le visiteur était reparti.

Janusz tâtonna et trouva un siège. Il s’effondra dessus. Dans le mouvement, son dos toucha une étagère. Il fit tomber plusieurs dossiers dans un fracas qui lui parut horrible.

Quand il les ramassa, les chiffres d’un exemplaire lui sautèrent au visage. K095443226. PROCÉDURE CRIMINELLE. PLAINTE CONTRE X. TZEVAN SOKOW. Un tampon barrait la couverture en diagonale : COPIE.

Il écarta les élastiques, ouvrit le dossier, attrapa les chemises. Sans les parcourir, il passa dans l’autre bureau et les fourra dans son cartable. Ses mains virevoltaient. Les battements de son cœur étaient assourdissants. En même temps, il se sentait invincible. Il avait encore triomphé. Comme la première fois, dans le bureau d’Anaïs Chatelet. Il ne restait plus qu’à sortir du bunker plastifié.

62

Le même chemin, en sens inverse. Il appela l’ascenseur, laissant une empreinte de sueur sur l’inox. Une seconde. Deux secondes. Trois secondes… Chaque bruit lui paraissait amplifié. Toux lointaines des convoqués. Rouages du mécanisme. Claquement d’une porte vitrée… Et en même temps tout bourdonnait comme au fond de l’eau.

L’ascenseur n’arrivait pas. Il fut tenté de descendre à pied mais il ne savait pas où se trouvait la cage d’escalier. Les parois s’ouvrirent. Trois hommes en jaillirent. Janusz s’écarta, serrant malgré lui son cartable contre son torse. Les types ne lui accordèrent pas un regard. Il plongea dans la cabine et expira de toutes ses forces. Il brûlait de partout. Il retira son imper et le plia sur son avant-bras.

Rez-de-chaussée. Les armatures rouges du plafond lui parurent plus basses, plus dangereuses. Les fonctionnaires, juges, avocats, revenaient de déjeuner. La foule s’épaississait dans la salle des pas perdus. Janusz se souvint, in extremis, d’un détail : l’entrée de la rue de Grignan fonctionnait dans un seul sens. Tout le monde sortait par la rue Joseph-Autran.

Il bifurqua et se cogna à une escouade de flics. Il s’excusa d’une voix étranglée. Personne ne prêta attention à lui. Cinquante mètres à parcourir. Maintenant, la menace sourdait du sol. Il marchait sur un champ de mines. D’un instant à l’autre, la situation allait lui péter à la gueule. Les caméras de sécurité l’avaient repéré. Le tribunal était bouclé. Les flics cernaient les lieux…

Il balaya ces pensées et se força à détendre son bras afin de porter son cartable comme tout le monde, le long de sa jambe. Vingt mètres. Le brouhaha autour de lui ne cessait de s’amplifier. Dix mètres. Il allait réussir. Avec le dossier d’instruction du crime d’Icare dans son cartable. Une nouvelle fois, il triomphait. Une nouvelle fois…

Il n’eut que le temps de braquer vers la gauche. À travers les reflets du sas, Anaïs Chatelet rentrait dans le TGI, accompagnée d’une brune en tailleur — sans doute Pascale Andreu. Perdu, il repartit en sens inverse. Il marchait vers le centre de la salle quand il entendit, distinctement, sa voix :

— MATHIAS !

Malgré lui, il lança un regard par-dessus son épaule. Anaïs se précipitait, franchissant le détecteur de métaux, déclenchant la sonnerie d’alarme, brandissant en même temps sa carte de flic à l’intention des vigiles.

Janusz pivota à nouveau, s’efforçant de ne pas accélérer le pas. Son costard noir, son imper, son cartable feraient le reste. Il pouvait se noyer dans la masse. Il pouvait atteindre une autre issue…

La voix d’Anaïs s’éleva sous le treillis de fer :

— Arrêtez-le ! L’homme en noir ! Bloquez-le !

Il ne marqua aucune réaction. Tous les hommes autour de lui étaient vêtus d’un costume sombre. Tous se regardaient mutuellement, traquant des signes de panique chez l’autre. Janusz les imita afin d’être, exactement, comme eux. Loin, très loin, à la périphérie de son champ de vision, il aperçut un type en uniforme qui se précipitait, portant la main à son arme.

Anaïs hurla encore.

— L’HOMME EN NOIR ! AVEC UN IMPER SUR LE BRAS !

En un geste réflexe, Janusz plia deux fois son trench-coat et le coinça sous son bras. Tout frémissait autour de lui. Des hommes couraient, criaient. Les armatures rouges s’abaissaient. Le sol chavirait. Le brouhaha le submergeait.

— ARRÊTEZ-LE !

Les flics braquaient maintenant leur calibre au hasard. Des visiteurs, ayant aperçu les armes, se jetaient à terre, hurlant, couvrant la voix d’Anaïs. Janusz marchait toujours, lançant des coups d’œil paniqués autour de lui, comme les autres. Une issue. Il devait trouver une issue…

Malgré lui, il jeta encore un regard derrière lui. Anaïs avançait au pas de course, ses deux mains nouées sur son calibre — braqué sur lui. Il eut une pensée transversale. Absurde. Il n’avait jamais rien vu d’aussi sexy.

Une sortie de secours, juste à sa gauche.

Il se précipita.

Il appuyait sur la barre de rotation quand il l’entendit hurler, sans doute à l’intention de flics non loin de là :

— Derrière vous ! LA PORTE ! DERRIÈRE VOUS !

Janusz était déjà de l’autre côté. D’un coup de pied, il poussa une barre oblique et condamna le battant antipanique. Il ne restait plus qu’à courir. Il se trouvait dans les bâtiments secondaires du TGI. Un couloir de ciment nu éclairé par des veilleuses. Un angle. Un nouveau couloir. Sa conscience était disséminée, pulvérisée aux quatre coins de l’univers.

Son seul point de gravité était une image. Qui revenait lui cogner le crâne à contretemps de sa course. Anaïs Chatelet. Ses mains blanches serrées sur la crosse de l’automatique. Le déhanchement souple et rapide de sa taille. Une machine de guerre. Une machine qu’il désirait.

Devant lui, une autre porte coup-de-poing. Il allait l’atteindre quand il entra en collision avec un homme jailli de nulle part. Il y eut deux secondes d’hésitation puis la gueule d’une arme devant ses yeux.

— Bouge plus !

Janusz s’immobilisa, les paupières brûlées de larmes. Il vit un uniforme, un visage indistinct, des gestes confus. Son regard implora en silence : « Laissez-moi partir… je vous en supplie… »

Sa lucidité revint d’un coup. Il comprit que les gestes du vigile ne formaient pas un ensemble cohérent. Le gars était aussi stupéfait que lui. Il tentait, dans le même mouvement, de le braquer et d’utiliser sa VHF. Et il ne s’en sortait pas.

L’instant suivant, c’était son visage à lui qui suppliait. Janusz avait lâché son cartable, attrapé son Eickhorn et plaqué le flic contre le mur. Il enfonçait maintenant son couteau dans sa gorge.

— Lâche ton arme.

Le bruit du calibre sur le sol acheva sa phrase. Aucune résistance. Sans relâcher son emprise, il fouilla la ceinture du flic de la main gauche. Arracha la VHF puis la fourra dans sa poche de veste. Il se baissa et attrapa le flingue, tout en rengainant son couteau. Alors seulement, il se recula et envisagea l’ennemi — des menottes brillaient à sa ceinture, glissées dans un étui à agrafes.

— À genoux.

L’homme ne bougeait pas. Janusz changea de main et enfonça l’automatique dans la gorge du vigile. Une sorte de sixième sens lui souffla que le pistolet n’était pas armé. Il tira la culasse afin de faire monter une balle dans la chambre.

— Sur le ventre. Je te jure que je déconne pas.

L’autre s’affaissa sans un mot.

— Les mains dans le dos.

Le planton s’exécuta. Janusz attrapa les menottes de la main gauche. Il enserra un des poignets du gars et fit claquer le bracelet. Il fut surpris par la fluidité du mécanisme. Il saisit le deuxième poignet et l’entrava.

— Où sont les clés ?

— Les… quoi ?

— Les clés des menottes.

L’homme nia de la tête :

— On s’en sert jamais…

Il le gifla avec son arme. Du sang gicla. Le type se recroquevilla contre le mur et balbutia :

— Dans… dans ma poche gauche.

Janusz les récupéra. Il frappa encore le gars sur la nuque. Il espérait l’assommer mais à l’évidence, ce n’était pas si facile. Il évalua le temps de réaction de sa victime, à peine groggy. Les mains entravées dans le dos, blessé, perdu dans ce couloir bloqué, il mettrait au moins cinq bonnes minutes à trouver du secours.

Il ramassa son imper, son cartable. Sans réfléchir, il glissa l’arme dans son dos, cognant au passage son Eickhorn. Ce n’était plus une ceinture mais un arsenal. Le planton, toujours à terre, l’observait, apeuré. Janusz fit mine de le frapper encore. Le flic rentra la tête dans les épaules.

Le temps qu’il effectue ce mouvement, Janusz avait tourné les talons. Il fuyait à toutes jambes en quête d’une sortie. Il sentait la ferraille s’enfoncer dans ses vertèbres. La sensation était grisante.

Il savait maintenant qu’il sauverait sa peau.

De n’importe quelle façon.

63

À coups de petites ruelles, il se retrouva, encore une fois, sur la Canebière. Pile en face du commissariat central de Noailles. Des fourgons, des voitures sérigraphiées, des véhicules banalisés, démarraient dans un raffut d’enfer. Des flics, la main sur leur arme, couraient vers les bagnoles et plongeaient par les portières ouvertes alors que les pneus crissaient au démarrage. Les sirènes prenaient le relais. Janusz serra son cartable contre sa poitrine. Tout ce qui respirait et portait un uniforme à Marseille était désormais à ses trousses.

Il s’enfonça sous un porche. Pas question de récupérer son sac de voyage. Il avait balancé la VHF dans la première poubelle rencontrée. Il ne lui restait plus que son couteau, l’arme du vigile et son dossier. Quitter Marseille… Trouver une planque… Étudier son dossier d’instruction — au calme… En extraire une nouvelle piste. C’était le seul moyen de prouver son innocence — s’il était innocent

Le vacarme des deux-tons s’était éloigné. Les flics cernaient sans doute déjà le quartier du TGI. Les avis de recherche allaient être diffusés. Son visage, son signalement se reproduire sur tous les médias. Dans quelques minutes, il ne pourrait plus faire un pas dans la ville. Action immédiate.

Il repéra, de l’autre côté de l’avenue, un magasin de fringues bon marché. Il traversa, l’œil rivé sur ses chaussures. Une nouvelle sirène retentit. Il recula, tétanisé. Un tramway, bloc de puissance et d’acier, lui fila devant le nez. La sirène n’était qu’un coup de semonce du conducteur. Il regarda disparaître le convoi, chancelant, hébété.

Puis il se composa la tête la plus banale possible et pénétra dans la boutique. Une vendeuse vint à lui. Il prit son souffle et s’expliqua. Il partait au ski et avait besoin d’un pull, d’une doudoune, d’un bonnet. Sourire. Elle avait tout ça, et plus encore !

— Je vous fais confiance, parvint-il à ajouter.

Il plongea dans la cabine. Presque aussitôt, la jeune femme arriva les bras chargés d’anoraks, de pull-overs, de bonnets.

— Je pense que c’est votre taille.

Janusz attrapa les frusques et ferma le rideau. Il ôta sa veste et choisit les tons les plus neutres. Il enfila un pull beige, une doudoune chocolat, un bonnet noir jusqu’aux oreilles. Dans le miroir de la cabine, on aurait dit un bonhomme de glaise. En tout cas, il ne correspondait plus au signalement du fuyard du TGI. S’assurant que personne ne pouvait le voir par l’entrebâillement du rideau, il fourra son couteau et son calibre dans les poches de la parka.

— Je prends ces trois articles, fit-il en sortant de la cabine, cartable à la main.

— Vous êtes sûr pour les couleurs ?

— Certain. Je vous paye en liquide.

La vendeuse sautilla jusqu’à sa caisse.

— Vous voulez un sac pour votre veste et votre imper ?

— S’il vous plaît, merci.

Deux minutes plus tard, il marchait sur la Canebière, avec l’air du type qui cherche un télésiège. Mieux valait être ridicule que repéré. Maintenant, où aller ? En priorité, quitter l’axe de la Canebière pour des rues plus discrètes. Croisant une poubelle, il largua le sac plastique du magasin. Il avait l’impression de se délester chaque fois pour mieux s’envoler. Mais il ne décollait jamais.

Il prit le cours Saint-Louis et croisa la rue du Pavillon. Il tourna à droite et sut, d’instinct, qu’il descendait vers le Vieux-Port. Pas une bonne idée. Il hésitait quand un hurlement de freins déchira ses pensées. Des flics jaillissaient d’un fourgon et couraient vers lui.

Il tourna les talons et détala. Cette fois, c’était fini. Des mugissements de sirène s’élevaient aux quatre coins du quartier. Les VHF se passaient le message : Janusz était repéré. La ville n’était plus qu’un hurlement — qui signait son arrêt de mort.

Il trébucha contre un trottoir, évita la chute, se retrouva sur une place en longueur. Il courut à travers l’espace, serrant toujours son cartable d’écolier, convaincu que tout était foutu. À cet instant il aperçut, comme dans un conte de fées, un halo de vapeur. Il essuya la sueur de ses yeux et vit la bouche d’égout à demi ouverte, protégée par des barrières. Il sut, dans le tréfonds de son ventre, que la solution était là. Il prit cette direction en cherchant du regard les égoutiers.

Il les remarqua à trente mètres. Bottés, casqués, ils fumaient et achetaient des sandwiches en riant. Il enjamba les barrières, écarta la plaque d’un coup de talon, empoigna l’échelle en se disant que toutes ces chances étaient des signes de Dieu. Des signes qui prouvaient son innocence. Il descendit dans les ténèbres.

Pieds au sol. Il prit à droite dans le boyau, ôta son bonnet et marcha en évitant la gargouille qui s’écoulait au centre. Une nouvelle échelle. Puis une autre. Le réseau des égouts de Marseille n’était pas seulement souterrain — il était vertical.

Il tomba enfin sur un escalier, descendit encore, découvrit un vaste carré de ciment, surplombé de passerelles. Une espèce de salle des machines, éclairée par des néons, où s’alignaient citernes, canalisations, tableaux de bord. Il n’avait pas fait trois pas qu’il remarqua un homme, de dos, relevant des compteurs sur un terminal portable. Le gars semblait sourd — il n’avait pas bougé à son arrivée. Janusz s’approcha et comprit. Écouteurs dans les oreilles, le type hochait la tête sous son casque de protection.

Janusz lui planta le canon de son calibre dans la nuque. L’homme comprit aussitôt. D’un geste réflexe, il arracha ses écouteurs et leva les mains.

— Retourne-toi.

L’homme pivota. Quand il découvrit l’arme pointée vers son visage, il ne manifesta aucun signe de peur. Seulement un long silence. Englouti dans une combinaison grise, chaussé de bottes et coiffé d’un casque, il ressemblait à un scaphandrier en rupture de fonds. Il tenait encore dans ses mains un terminal portable et le stylet qui allait avec.

— Vous… vous allez me tuer ? demanda-t-il au bout de plusieurs secondes.

— Pas si tu fais ce que je dis. Y a une sortie ?

— Y en a plein. Chaque galerie s’ouvre sur plusieurs bouches d’accès. La plus proche…

— Quelle est la plus éloignée ? Celle qui nous fera sortir de Marseille ?

— Celle du grand collecteur, dans la calanque de Cortiou.

— On y va.

— C’est à six kilomètres !

— Alors, ne perdons pas de temps.

L’homme baissa lentement les bras et se dirigea vers une armoire en fer.

— Qu’est-ce que tu fous ? hurla Janusz en pointant son arme.

— Je prends du matos. Vous devez vous protéger.

Il ouvrit les portes en ferraille. Janusz l’attrapa par l’épaule et l’écarta. Il saisit lui-même un casque et le plaça sur sa tête, d’une main.

— Prenez aussi des masques, ajouta l’égoutier d’une voix calme. On va traverser des émanations acides.

Janusz hésitait face au matériel. Il y avait des bottes, des combinaisons, des systèmes respiratoires, des bouteilles en métal… Le gars s’avança.

— Je peux ?

Le technicien choisit deux modèles qui rappelaient les anciens masques à gaz de la guerre de 1914, version design. Il en tendit un à Janusz. Puis il attrapa une paire de bottes.

— Avec ça, vous serez plus à l’aise.

L’homme était toujours anormalement prévenant et sûr de lui. Janusz se prit une nouvelle suée. Cette attitude cachait-elle un piège ? Une alarme s’était-elle déclenchée à son insu ? Il balaya la question. Il était forcé de faire confiance à son guide.

Alors qu’il s’équipait, l’autre demanda :

— Qu’est-ce que vous avez fait ?

— Y a qu’une chose que tu dois savoir : j’ai plus rien à perdre. T’es relié par VHF ?

— Non. Y a juste un central ici qu’on peut utiliser pour contacter les autres équipes. Je peux aussi envoyer un message avec mon terminal portable.

— On laisse tout ça ici. Ton absence, on va la remarquer ?

— J’aimerais bien… Mais dans ces galeries, je ne suis qu’un rat parmi d’autres. Je descends, je vérifie, je remonte. Tout le monde s’en fout.

Impossible de savoir s’il bluffait. Janusz esquissa un mouvement avec son calibre :

— On y va.

Ils empruntèrent des tunnels. Chacun d’eux était la copie conforme du précédent. Janusz transpirait abondamment — il régnait dans ces boyaux une chaleur doucereuse, puante, abjecte.

Il ne mit pas longtemps à comprendre l’indifférence de l’égoutier. L’homme était monomaniaque. Son métier était son obsession. Il faisait corps avec son labyrinthe. Au fil de leur marche, il se mit à parler. Et à parler encore. Du réseau souterrain des égouts. De l’histoire de Marseille. De la peste. Du choléra…

Janusz n’écoutait pas. Il voyait les rats courir sur les tuyaux, à hauteur de leur visage. Il voyait défiler les noms des rues. Mais il n’avait pas assez sillonné Marseille pour se repérer. Il était obligé de suivre aveuglément l’homme-rat qui traînait ses bottes dans la gargouille centrale.

Il avait perdu la notion du temps et de l’espace. Il demandait parfois :

— C’est encore loin ?

L’autre répondait de manière confuse, reprenant aussitôt son discours historique. Un cinglé. Une fois, une seule fois, Janusz nota un changement parmi les boyaux. Les rats furent d’un coup plus nombreux, grouillant à leurs pieds, galopant les uns sur les autres, grimpant vers la voûte du plafond. Leurs couinements ricochaient contre les parois en un millier d’échos.

— Les Baumettes, commenta l’égoutier. La prison. Une splendide source de bouffe, de déchets, de chaleur…

Janusz traversa la meute sur la pointe des pieds. Plus loin, le tunnel s’élargit pour devenir un canal, lourd et sombre. Ils avaient de l’eau — de la boue — jusqu’aux genoux.

— Un bassin de dessablement qui permet aux matières denses de s’accumuler. Mettez votre masque. Les émanations commencent ici. Elles sont dangereuses parce que notre odorat ne les remarque pas alors qu’elles sont mortelles.

Ils pataugèrent. Janusz n’entendait plus que le bruit de sa propre respiration, amplifié par le système du masque. Il avait dans la bouche un goût de fer et de caoutchouc. Une rangée de néons projetaient leurs ombres froissées sur les murs ruisselants. Un kilomètre plus loin, le décor changea encore. Ils purent remonter sur des berges étroites alors que le bassin s’élargissait.

Le maître des lieux abaissa son masque :

— C’est bon, fit-il.

Janusz attrapa sa première goulée d’air libre comme un noyé qui revient à la vie. Il déglutit et risqua sa sempiternelle question :

— C’est encore loin ?

L’autre se contenta de tendre son index. Au bout du tunnel, une clarté inhabituelle se dessinait. Non pas ouvertement, mais en réflexion sur les eaux noires. Petits losanges disséminés à la surface comme des fragments de mica.

— Qu’est-ce que c’est ?

L’égoutier attrapa son trousseau de clés :

— Le soleil.

64

Janusz et le technicien se mirent d’accord. L’homme possédait une voiture garée sur le parking de la station d’épuration. Il le déposerait dans un village de son choix et les deux hommes s’oublieraient mutuellement.

Sans casque ni masque, l’homme révélait un teint tanné, buriné. L’arpenteur des bas-fonds devait pêcher, le week-end, à ciel ouvert. Ils se tenaient sur la falaise qui surplombe le grand collecteur de Marseille. Face à eux, sous la lumière bleue, la mer se déployait à 180 degrés. De loin en loin, les flots se déchiraient sur le dos d’îlots noirs qui provoquaient des lisérés d’écume argentée. La vision était merveilleuse, mais la puanteur infâme.

Si on se baissait vers l’à-pic, on discernait la réalité de la calanque de Cortiou : des masses de mousse jaunâtres, des courants de merde, des traînées de déchets qui se mélangeaient aux flots indigo. Des milliers de goélands tournaient au-dessus de ce bouillon, cherchant leur bonheur parmi ces tonnes de détritus rejetés nuit et jour.

— Mon Kangoo est là-bas. Je te largue et après ça, c’est adios.

Janusz sourit au passage du tutoiement. Il avait glissé le calibre dans son dos et choisi la solution paresseuse : faire confiance au scaphandrier de la fange.

— Tu conduis. (Il ajouta, pour la forme :) Et pas d’embrouille.

— Si j’avais voulu t’embrouiller, tu serais encore en train de patauger dans un déversoir.

Janusz était d’accord. Avec ce solitaire, il avait encore eu de la chance. Quelque chose de marginal, de révolté émanait du bonhomme. Un rat de la contre-culture… Ils se changèrent et montèrent dans le Kangoo qui exhalait une douce fragrance, en complète rupture avec les miasmes des égouts.

Le chauffeur prit la direction opposée à Marseille, suivant les panneaux de Cassis. Durant le premier kilomètre, Janusz scruta avec attention la route et le littoral puis il abandonna. La question n’était pas « Où ? » mais « Quoi ? ». Il ne savait ni où aller ni quel était son objectif. Cette idée lui rappela la seule voie à suivre.

Il ouvrit son cartable et attrapa les liasses portant le numéro K095443226.

— Je vais où ? demanda l’autre comme s’il s’agissait d’un plan avec des indications précises.

— Tout droit, fit Janusz.

La première chemise contenait les photos de la scène de crime. C’était le spectacle le plus incroyable qu’il ait jamais contemplé — si on exceptait les photos du Minotaure. Un cadavre noir, squelettique, dans une posture de martyr, regardait le ciel, adossé aux rochers gris de la calanque. De part et d’autre du corps, deux ailes immenses se déployaient, rongées de feu, essaimant des plumes calcinées et des débris de cire.

Il passa aux rapports des flics, reliés sous forme de bouclettes. Les Marseillais n’avaient pas fait les choses à moitié. Ils avaient retracé l’emploi du temps exact de Sokow les jours précédant sa mort. Ils avaient remonté ses origines et dressé un profil de sa personnalité. Un réfugié de l’Est, version punk à chiens. Ils avaient travaillé avec les Stups pour trouver l’origine de l’héroïne retrouvée dans ses veines. Ils n’avaient rien découvert.

Surtout, ils avaient creusé les indices indirects du meurtre. Les ailes. La cire. Les plumes. Ils avaient contacté les fabricants de deltaplanes, les revendeurs d’occasion, les « casses » spécialisées dans ce type de matériel. Dans la région de Marseille puis dans toute la France. Sans résultat. Ils avaient interrogé les producteurs de cire d’abeille du Var et des départements voisins ainsi que leurs clients. Pour rien. Ils avaient sondé les producteurs des plumes utilisées par le tueur — des plumes d’oie blanches. Ils avaient appelé les sites d’élevage ainsi que les principaux acheteurs de cette matière, à l’échelle de la France — les fabricants de literie, de vêtements, de mobilier… Ils n’avaient rien obtenu. Pas un seul client suspect. Pas une seule commande sortant de l’ordinaire durant les mois précédant le meurtre.

À croire que le tueur concoctait lui-même les produits qu’il utilisait…

Ces prouesses de discrétion le rassuraient. Il ne pouvait être celui qui avait manigancé tout ça. Et surtout pas inconsciemment.

— Okay, fit l’égoutier, on est à Cassis. Qu’est-ce que je fais ?

— Continue. Roule.

Il ouvrit la dernière chemise. Elle était consacrée au seul témoin de l’affaire, hormis les deux promeneurs qui avaient découvert le corps : Christian Buisson, surnommé « Fer-Blanc ». Une vieille connaissance. Les flics n’avaient pas été plus efficaces que Shampooing et lui-même. Ils n’avaient jamais retrouvé le cinglé, malgré un quadrillage serré du monde des clochards. Ils avaient cuisiné les SDF, le personnel des unités d’accueil, des soupes populaires, des hôpitaux — aucune trace de l’homme au cerveau de métal.

Ils avaient pourtant obtenu une information capitale que Janusz ignorait. Christian Buisson était malade. Très malade. Un cancer dévorait son foie, suite à une hépatite C contractée des années auparavant.

Les flics avaient décroché ces renseignements auprès d’un médecin bénévole, Éric Enoschsberg, venu de Nice, appartenant à l’association « Médecins des rues ». La conclusion du dernier rapport coulait de source : Christian Buisson était mort quelque part, sur un lit d’hôpital ou sous un carton d’emballage, de manière anonyme.

— Trouve-moi une cabine téléphonique, fit-il à son chauffeur.

65

— Docteur Enoschsberg ?

— C’est moi.

— Je suis commandant de police au poste central de Bordeaux.

— De quoi s’agit-il ?

Janusz avait acheté une carte de téléphone en compagnie de l’égoutier. Son « bodyguard » faisait maintenant les cent pas devant la cabine, ne manifestant aucun geste suspect ni intention de fuir. Janusz lui avait promis qu’il tirerait sans hésiter s’il déconnait.

— Je voudrais vous parler d’un de vos patients, Christian Buisson. Tout le monde l’appelle Fer-Blanc.

— J’ai déjà répondu à toutes les questions de vos collègues, en décembre dernier.

— Il y a des faits nouveaux. Le tueur a frappé une nouvelle fois. Dans notre ville.

— Et alors ?

— Je vous téléphone pour un complément d’enquête.

Un silence suivit. Janusz n’aurait pas placé Enoschsberg dans la catégorie des supporters de la police. Son numéro de portable était inscrit en tête de son PV d’audition.

— Vous avez expliqué que vous soigniez Christian Buisson l’été dernier et…

— Soigner, c’est beaucoup dire. Au stade où il en était…

— Justement. Mes collègues n’ont jamais retrouvé Fer-Blanc. Ils ont conclu que l’homme était mort sans avoir été identifié. Je me demandais si vous aviez revu ce patient dans les semaines qui ont suivi l’enquête et…

— Je l’ai revu, oui.

Janusz en eut le souffle coupé. Il avait appelé ce médecin comme un baroud d’honneur. Et voilà que le poisson mordait.

— Quand exactement ?

— Au début du mois de janvier. Une consultation à Toulon.

Nouvelle pause. Le toubib paraissait hésiter.

— Les enquêteurs m’avaient demandé de les appeler si j’avais des nouvelles mais je ne l’ai pas fait.

— Pourquoi ?

— Parce que Fer-Blanc agonisait. Je ne voulais pas que les flics, je veux dire vos collègues, l’emmerdent encore.

Janusz joua l’empathie :

— Je comprends.

— Je ne crois pas, non. Christian était non seulement mourant mais il avait peur. À l’évidence, il avait vu quelque chose qui le mettait en danger. Quelque chose que vos collègues, à l’époque, n’ont pas pris en compte.

— Vous voulez dire… le visage de l’assassin ?

— Je ne sais pas mais depuis ce jour, il se cachait. C’était terrible. Il était en train de mourir et il se terrait comme un cafard…

— Vous l’avez hospitalisé ?

— Il en était au stade des soins palliatifs.

— Il est donc mort ?

— Non.

Janusz serra le poing contre la vitre.

— Où est-il ?

— Je connaissais un lieu, à Nice. Je me suis occupé de tout. Depuis la mi-janvier, il coule des jours tranquilles. À l’abri.

— OÙ EST-IL ?

Janusz regretta aussitôt la question — et surtout la manière dont il l’avait posée : il avait hurlé. Le médecin ne répondit pas. C’était précisément ce qu’il voulait éviter : qu’un flic vienne emmerder un pauvre bougre à l’article de la mort.

Contre toute attente, l’homme capitula :

— Il est chez les Pénitents. Les Pénitents d’Arbour de Nice.

— Qu’est-ce que c’est ? Un ordre religieux ?

— Une confrérie très ancienne, qui date du XIIe siècle. Elle a pour vocation de prendre en charge les malades en fin de vie. J’ai pensé à eux pour Fer-Blanc.

— Ils ont un hôpital ?

— Des appartements de coordination thérapeutique. Des lieux qui proposent un accompagnement aux personnes précarisées…

— Où est-ce ?

Enoschsberg hésita une dernière fois. Mais il ne pouvait plus s’arrêter à mi-chemin.

— Avenue de la République, à Nice. Je ne sais pas ce que vous voulez lui demander mais j’espère que c’est important. J’espère surtout que vous allez respecter son état.

— Merci, docteur. Croyez-moi, c’est capital. Nous agirons avec le maximum de douceur et de respect.

En raccrochant, il comprit que son coup de bluff préfigurait ce qui allait réellement se passer. Les keufs de Bordeaux et de Marseille allaient réactiver l’enquête Icare. Parmi eux, il y en aurait bien un pour rappeler le docteur Éric Enoschsberg et obtenir la même information.

66

Anaïs Chatelet considérait la porte verrouillée devant elle. On l’avait amenée ici, au commissariat de l’Évêché, comme on traîne une forcenée dans un HP. Aux alentours de 15 heures, quand il était évident que Janusz leur avait une nouvelle fois échappé — l’homme, alors même qu’il avait été repéré et cerné par plusieurs patrouilles, s’était littéralement volatilisé —, Anaïs avait piqué une véritable crise de rage.

Elle s’était acharnée sur sa propre voiture, la défonçant à coups de pied, puis s’en était prise aux gars des patrouilles qui avaient localisé Janusz et l’avaient laissé filer. Elle avait balancé leur casquette à terre, arraché leur insigne, tenté de les frapper. On l’avait désarmée. On lui avait mis les pinces. On l’avait enfermée dans ce bureau, eu égard à ses fonctions — lui évitant la cage des gardés à vue.

Maintenant, elle était sous Lexomil. Elle avait pris sa dose maximum : deux comprimés sécables, qu’elle avait gobés comme des Ecstas. Ils avaient fondu sous sa langue et les effets commençaient à se faire sentir. Le calme après la tempête…

Elle se tenait les bras croisés sur le bureau, la tête en repos, en attendant de passer au tourniquet. Pourtant, la matinée avait bien commencé. Jean-Luc Crosnier, le commandant qui avait dirigé l’investigation sur le meurtre d’Icare et supervisait maintenant les recherches à propos de Janusz, l’avait accueillie avec bonne humeur. Il avait mis un bureau à sa disposition — celui qui lui servait de prison — et lui avait permis de consulter le dossier d’enquête dans son intégralité.

Elle n’y avait rien trouvé de neuf. Du bon boulot, mais du boulot qui s’était fracassé contre un mur. Le tueur mythologique savait balayer derrière lui. Les flics de Marseille n’avaient pas réussi à débusquer le moindre témoin, hormis un clochard ivrogne qu’on n’avait jamais retrouvé. Ni à mettre en évidence le moindre indice, malgré le matériel utilisé : armature de delta-plane, cire, plumes…

En revanche, aucun doute : c’était bien le même tueur. Le modus operandi, l’héroïne, la mise en scène symbolique désignaient la même folie. Anaïs n’avait noté qu’une différence : nulle part il n’était mentionné que le corps de Tzevan Sokow contenait moins de sang que la normale. Anaïs n’avait pas oublié ce détail — on avait prélevé un ou plusieurs litres d’hémoglobine sur le cadavre de Philippe —, même si elle n’était pas parvenue à l’expliquer ni à l’exploiter. Longo avait déduit ce fait grâce à la pâleur du corps. Impossible de rien constater sur le cadavre calciné d’Icare.

Aux environs de 11 heures 30, quand Anaïs s’était imprégnée des éléments de l’enquête, elle avait appelé Pascale Andreu, magistrate saisie de l’instruction, qui avait accepté de déjeuner avec elle le jour même. C’est au retour du restaurant que l’impossible était survenu. Janusz fuyant sous son nez, le dossier d’instruction sous le bras…

On pouvait difficilement imaginer pire.

Pour la deuxième fois en 48 heures, elle avait laissé filer le fugitif.

Deversat avait raison. Elle aurait dû profiter de Marseille en hiver, marcher sur les plages sans se mêler de quoi que ce soit…

Elle se redressa et s’ébroua. Le CIAT de l’Évêché était installé dans un hôtel particulier du XIXe siècle. En réalité, elle se trouvait dans le bâtiment moderne, qui jouxtait le monument classé, mais ses fenêtres donnaient sur la cathédrale de la Major. La grande église, construite en deux pierres différentes, ressemblait, avec ses tons crème et chocolat, à un gâteau italien.

Son portable sonna. Elle essuya les larmes qui inondaient ses yeux. Des larmes insouciantes. Des larmes de défoncée qui ne sait plus où elle en est. Elle devait arrêter toutes ces merdes chimiques…

— Deversat. Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? Vous aviez l’interdiction formelle de participer à cette enquête.

— J’ai bien compris.

— Il est trop tard pour comprendre. Vous êtes maintenant impliquée jusqu’au cou dans cette galère.

— Comment ça « impliquée » ?

— Il suffit que vous soyez présente pour que Janusz parvienne à se faire la malle.

Anaïs vit la pièce s’assombrir autour d’elle.

— Vous me soupçonnez ?

— Moi, non. Les gars de l’IGS vont pas s’en priver.

Sa gorge était plus sèche qu’un four à chaux.

— Une… une enquête a été ordonnée ?

— J’en sais rien. Ils viennent de m’appeler. Ils vous attendent ici, à Bordeaux.

Cette histoire allait lui coûter beaucoup plus cher qu’un simple blâme. La police des polices fouillerait sa vie. Remonterait à Orléans et à ses méthodes borderline. À sa santé psychique défaillante. À son père et son passé de tortionnaire…

La voix de Deversat revint à ses tympans. Le ton avait changé. Plus chaleureux. Presque paternaliste.

— Je vous soutiendrai, Anaïs. Ne prenez pas tout ça trop à cœur. Vous êtes encore jeune et…

— Allez vous faire foutre !

Elle raccrocha violemment. Au même instant, la serrure se déverrouilla. Crosnier. C’était un barbu costaud, à l’air plutôt placide. Il avait un sourire narquois aux lèvres, noyé dans les poils de sa barbe poivre et sel.

— Vous vous êtes bien foutu de ma gueule.

Il parlait d’une voix douce, Anaïs se méfiait : peut-être une stratégie d’attaque.

— Je n’avais pas le choix.

— Bien sûr que si. Vous auriez pu jouer franc jeu et m’expliquer la situation.

— Vous m’auriez suivie ?

— Je suis sûre que vous auriez su me convaincre.

Crosnier attrapa une chaise, la retourna et l’enfourcha, les deux bras croisés sur le dossier.

— Et maintenant ?

Il n’y avait pas la moindre ironie dans sa question. Plutôt une bienveillance épuisée.

— Rendez-moi le dossier d’Icare, ordonna-t-elle. Laissez-moi encore l’étudier cette nuit.

— Pourquoi ? Je le connais par cœur. Vous n’y trouverez rien de neuf.

— J’y trouverai ce que Janusz y cherche. Il a pris tous ces risques pour récupérer ces documents chez la juge…

— Je viens de l’avoir au téléphone. Le Parquet la menace de la dessaisir de cette instruction.

— Pourquoi ?

— Pour avoir raconté sa vie à une flic sans la moindre autorité dans cette affaire. Pour avoir laissé son bureau ouvert. Pour ne pas avoir conservé ce dossier réactivé dans une armoire verrouillée. Choisissez la raison.

Anaïs eut une brève pensée pour cette juge fantasque qui l’avait submergée de paroles durant le déjeuner. Encore une qui allait passer un sale quart d’heure.

— Donnez-moi le dossier, répéta-t-elle. Donnez-moi cette nuit.

Crosnier sourit à nouveau. Il avait un visage de gros nounours fatigué, plutôt séduisant.

— Votre gars, là, qu’est-ce qu’il peut au juste ?

— Il cherche le coupable.

— Ce n’est pas lui ?

— Depuis le début, je le crois innocent.

— Et ses empreintes à la gare de Bordeaux ? son imposture ? sa fuite ?

— Appelons ça une réaction en chaîne.

— Vous évoluez vraiment à contre-courant.

— Donnez-moi la nuit, insista-t-elle. Enfermez-moi ici, dans ce bureau. Demain matin, je saurai où est parti Freire.

— Freire ?

— Je veux dire : Janusz.

Le commandant de police sortit de sa poche un bloc Rhodia de petite taille et une liasse de photocopies. Il posa l’ensemble devant Anaïs.

— On a retrouvé un sac de voyage sous un escalier, près du TGI. Les affaires personnelles du suspect. Les documents d’identité sont au nom de Freire. Vous avez raison. Il mène une enquête.

Il tourna les photocopies vers Anaïs, dans le sens de la lecture :

— C’est le rapport d’autopsie de Tzevan Sokow. Je ne sais pas où il se l’est procuré.

Elle tendit la main vers le carnet. Crosnier abattit dessus sa grosse patte velue.

— Je vous fais envoyer le dossier complet d’Icare. Quoi que vous trouviez, quoi que vous pigiez, vous me donnez l’info aussi sec et vous rentrez chez vous. Vous n’approchez plus de cette enquête, c’est clair ? Estimez-vous déjà heureuse que j’aie arrangé le coup avec les bleus que vous avez démolis.

Elle répéta d’un ton mécanique :

— Demain matin. Je vous livre les infos et je rentre chez moi.

Crosnier ôta sa main du bloc puis se leva.

Ni l’un ni l’autre ne croyait à cette promesse de Gascon.

67

Derrière la fenêtre de sa chambre, Janusz était déçu.

Il avait quitté l’égoutier à Hyères aux environs de 17 heures. Un chauffeur de taxi avait accepté de l’emmener à Nice. Un type originaire de la Baie des Anges qui rentrait justement chez lui. Pour 400 euros, il avait couvert les 150 kilomètres qui séparent les deux villes, péage et essence compris.

Pendant le trajet, le chauffeur n’avait cessé de discourir à propos d’un seul et même événement : le carnaval de Nice, qui battait son plein en ce 19 février. Janusz allait voir ce qu’il allait voir. Des défilés de chars inouïs, des batailles de fleurs, une ville à feu et en liesse pendant 16 jours !

Janusz n’écoutait pas. Il se demandait comment utiliser cette circonstance. Il imaginait une confusion générale. La foule masquée… Des cris, des couleurs, du chaos à toute heure du jour et de la nuit… Des flics et des services d’ordre débordés par les spectacles et le public… Pas si mal de son point de vue.

Maintenant qu’il était arrivé, il comprenait que le chauffeur avait déliré. Il lui avait promis le carnaval de Rio. Il découvrait une cité en hibernation, aux rues froides et désertes. Il s’était réfugié dans un hôtel de moyenne gamme, le Modern Hôtel, sur le boulevard Victor-Hugo. Il contemplait l’artère qui dormait en contrebas, derrière ses cyprès et ses palmiers. Nice ressemblait à un immense quartier de villégiature. Les bâtiments avaient des airs de villas balnéaires, mélangeant les époques et les styles, mais l’ensemble trahissait la morte-saison.

Devant ce tableau figé, il lui revenait d’autres informations sur Nice, plus conformes à ce qu’il voyait : une ville dévouée à l’industrie du troisième âge, bardée de caméras et de milices privées. Une cité qui comprenait dans son prix, outre la mer et le soleil, sécurité verrouillée et tranquillité bourgeoise. Finalement la pire terre d’accueil pour un fugitif…

Il avait déjà appelé la Maison des Pénitents Arbour. Un répondeur donnait le numéro du portable de Jean-Michel. Il était tombé sur un homme dont la seule voix était un programme. Foi, bienveillance et charité. Pas le moment de jouer au flic en pleine enquête. Janusz avait expliqué : il était un ancien sans-abri, un compagnon de Fer-Blanc. Il venait d’apprendre qu’il finissait ses jours à la maison Arbour et il voulait le revoir, une dernière fois. Après des réticences, Jean-Michel lui avait donné rendez-vous le lendemain, à 9 heures du matin.

Il quitta la fenêtre et considéra sa piaule. Un lit, une armoire, une salle d’eau, à peine plus grande que l’armoire. Le rideau souple était ouvert : sur son reflet dans le miroir du lavabo, éclairé par le néon de l’hôtel au-dehors. Un spectre en costume noir, puant les égouts, ne possédant qu’un seul trésor : un dossier d’instruction qui n’avait donné que le nom d’un moribond…

Un spectre qui avait faim. Depuis le matin, et le petit déjeuner du Samu social, il n’avait rien mangé. Pouvait-il se risquer dehors ? Il décida que oui. Sans savoir où il allait, il prit sur la gauche, se repérant à la lueur des réverbères. L’avenue alignait de vastes demeures aux styles éclectiques, mêlant bow-windows, ornements palladiens, tours mauresques, reliefs en stuc… Malgré ces fantaisies, l’ensemble exprimait une même indifférence hautaine. On se serait cru en Italie du Nord ou en Suisse. Il nota en passant la référence : il connaissait donc ces pays…

Sur l’avenue Jean-Médecin, il trouva une sandwicherie. Il s’acheta un jambon-beurre et détala. Sans vraiment la chercher, il tomba sur la fameuse Promenade des Anglais. Le front des constructions, face à la mer, rappelait cette fois les piers de la côte anglaise. Coupoles et toitures en pains de sucre, rose kitsch et lignes victoriennes.

Il traversa le quai et gagna la plage. Invisible dans les ténèbres, le ressac roulait ses remparts d’écume, respirations sourdes, claquements bruissants, fantomatiques… Il avança sur le sable et s’assit en tailleur, loin des lumières, enveloppé de froid, mâchant son sandwich avec une obscure jouissance. Il sentait sur ses épaules le poids de la solitude. N’avait-il donc pas un ami, un allié quelque part ? Une femme vivante et non le fantôme d’une pendue ? À l’évocation de ce souvenir — le seul qui lui paraissait fiable —, il se dit qu’il tenait là une piste. Il devait tenter une recherche.

Une sirène de police, lointaine, coupa ses réflexions. Les flics étaient-ils déjà sur sa trace à Nice ? Aucune chance. La mer respirait toujours dans l’ombre. Bruit lugubre mais aussi signe de puissance. Ce rythme lui rappela son destin en forme d’éternel retour.

L’enquête qu’il menait aujourd’hui, il l’avait déjà menée. Sans doute à plusieurs reprises. Mais chaque fois, il avait perdu la mémoire. Chaque fois, il était reparti à zéro. Un Sisyphe qui courait contre la montre. Il devait découvrir la clé de l’énigme avant de subir une nouvelle crise, qui effacerait tout, comme une vague balaie une inscription sur le sable…

Il se rappela un ouvrage sur la mémoire qu’il avait étudié jadis — quand ? — signé par un philosophe et psychologue français du XIXe siècle, Jean-Marie Guyau, mort à 33 ans de phtisie. L’écrivain avait travaillé avec acharnement dès son plus jeune âge, comme s’il pressentait sa condamnation précoce. Son œuvre entière — des dizaines de volumes, des milliers de pages — portait sur le temps et la mémoire.

Guyau écrivait :

« Sous les villes englouties par le Vésuve on trouve encore, si on fouille plus avant, les traces de villes plus anciennes, précédemment englouties et disparues… La même chose s’est produite dans notre cerveau ; notre vie actuelle recouvre sans pouvoir l’effacer notre vie passée, qui lui sert de soutien et de secrète assise. Quand nous descendons en nous-mêmes, nous nous perdons au milieu de tous ces débris… »

Janusz se leva et reprit le chemin de l’hôtel. Il devait descendre dans ses propres catacombes. Pratiquer des fouilles archéologiques. Trouver les villes mortes au fond de sa mémoire.

68

Anaïs Chatelet découvrit la solution à 5 h 20 du matin. Elle obtint confirmation à 5 heures 30. À 5 h 35, elle appelait Jean-Luc Crosnier. Le flic ne dormait pas : il supervisait encore les opérations de surveillance visant à retrouver Victor Janusz dans Marseille et sa région. Il se trouvait dans un poste de Gendarmerie le long de l’autoroute A55, l’autoroute du Littoral.

— Je sais où est Janusz, fit-elle, surexcitée.

— Où ?

— À Nice.

— Pourquoi Nice ?

— Parce que Christian Buisson, alias Fer-Blanc, est en train d’y mourir.

— On a cherché Fer-Blanc pendant des mois. On n’a jamais réussi à mettre la main dessus. Il a dû claquer quelque part sur la côte, sans document d’identité sur lui.

— Fer-Blanc a d’abord fui à Toulon puis a été transféré à Nice. Il y est toujours. Il vit dans un appartement de coordination thérapeutique, où sont dispensés des soins palliatifs.

— Comment vous savez ça ?

— J’ai repris votre enquête là où vous l’avez laissée. J’ai rappelé le médecin qui avait soigné Buisson à l’époque à Marseille. Éric Enoschsberg, de « Médecins des rues ».

— C’est moi qui l’ai interrogé. Qu’est-ce qu’il vous a dit ?

— Qu’il avait revu Fer-Blanc à Toulon, en janvier, et qu’il l’avait placé dans une maison dirigée par les Pénitents d’Arbour.

Crosnier accusa le coup durant quelques secondes. À l’évidence, les noms, les dates, les lieux ne lui étaient pas inconnus.

— Pourquoi Janusz serait-il parti là-bas ?

— Parce qu’il a suivi exactement le même cheminement que moi. Il a contacté Enoschsberg hier, aux environs de 18 heures. Il s’est fait passer pour un flic. Il faut partir sur-le-champ. Janusz doit déjà être à Nice !

— Pas si vite. On a un accord vous et moi.

— Vous n’avez pas encore compris qui j’étais ?

Crosnier eut un rire goguenard :

— À la minute où vous avez franchi le seuil de mon bureau, j’ai compris qui vous étiez. Une enfant gâtée en mal de sensations fortes. Une petite bourge qui avait choisi d’entrer dans la police par défi. Une merdeuse qui se croit au-dessus des lois alors qu’elle est censée les faire respecter.

Elle encaissa la salve.

— C’est tout ?

— Non. Pour l’instant, vous n’êtes même plus flic. Juste une délinquante placée sous ma responsabilité. L’IGS m’a téléphoné. Ils vont déléguer une équipe à l’Évêché pour vous interroger.

Gorge sèche. Tempes moites. L’exécution était en marche. Mais elle restait en apesanteur : une flamme affamée d’oxygène, de combustible. Ses conclusions lui donnaient des ailes.

— Libérez-moi. Partons maintenant. On attend Janusz chez les Pénitents et on revient avec lui.

— Et puis quoi encore ?

— Vous inscrirez noir sur blanc que je vous ai aidé dans cette arrestation. Que ma probité ne peut être mise en question. Vous avez tout à gagner sur ce coup. Et moi, je peux être réhabilitée.

Un bref silence, qui ressemblait au bruit d’un barillet qu’on charge.

— Je passe vous prendre.

— Ne traînez pas.

— Je dois donner des ordres ici. Capito ?

— Il va encore nous échapper !

— Vous affolez pas, fit Crosnier. On va prévenir les Pénitents. Je les connais. Il y en a ici aussi, à Marseille. Je vais appeler les flics de Nice et…

— Ne placez personne devant la Maison Arbour ! Janusz sentirait le piège.

— Sans blague ? Nice, c’est Fort Knox. Des caméras partout. Des patrouilles à tous les coins de rues. Il est cuit, croyez-moi. Maintenant, appelez un de mes hommes. Il vous fera du café. Je viens vous prendre dans une demi-heure.

— Combien de temps pour rejoindre Nice ?

— Une heure quinze si on roule à fond. On y sera.

Le flic raccrocha. Elle suivit ses conseils. Un lieutenant la libéra et l’emmena au mess des OPJ. Elle n’était pas la bienvenue. Elle avait eu beau s’excuser, s’expliquer, s’écraser, elle demeurait la cinglée de Bordeaux qui avait agressé à mains nues leurs collègues. Elle s’installa dans un coin, ignorant les coups d’œil hostiles.

Elle avala une gorgée de café et eut l’impression de boire une coulée de ténèbres. Son excitation se dissolvait dans un épuisement cotonneux. Elle s’interrogeait. Était-ce bien ce qu’elle voulait ? Foutre Mathias Freire sous les verrous ? L’exposer à une procédure qui l’accusait dans les moindres détails ?

Cette nuit, elle n’avait pas seulement relu le dossier d’instruction d’Icare. Elle avait aussi étudié les notes de Janusz. Elles contenaient un scoop qu’elle sentait, confusément, depuis le départ. Freire, alias Janusz, n’était ni un imposteur ni un manipulateur, agissant en toute lucidité.

C’était un voyageur sans bagage, comme Patrick Bonfils.

Ses notes ne laissaient aucun doute, bien qu’elles aient été écrites pour un usage personnel. Elle avait su lire entre les lignes. Ses deux identités n’étaient que deux fugues psychiques. Sans doute parmi d’autres. Freire/Janusz menait son enquête sur les meurtres mais aussi et surtout sur lui-même. Il cherchait à remonter chacune de ses identités dans l’espoir de découvrir la première — son noyau d’origine.

Pour l’heure, il n’avait réussi à établir qu’une chronologie des derniers mois. De janvier à aujourd’hui, il avait été Mathias Freire. De fin octobre à fin décembre, Victor Janusz. Mais avant ? Il cherchait des réponses, rongé en prime par ce doute : était-il l’assassin du Minotaure ? Celui d’Icare ? Était-il un chasseur ? Une proie ? Les deux ?

L’affaire dans laquelle il était plongé le dépassait totalement. Jusqu’ici, il avait bénéficié d’une chance de débutant mais il pouvait, à tout moment, prendre une balle perdue, ou être rattrapé par les mystérieux gars en noir — ceux qu’il appelait dans ses notes « les énarques », allusion à leur allure de prédateurs politiques.

Freire évoquait aussi des zonards qui avaient tenté de le tuer à Marseille, une première fois en décembre — l’altercation pour laquelle il avait été arrêté —, et une seconde fois, dans la nuit du 18 février… Il avait secoué un des marginaux : ces gars-là avaient été payés par les tueurs en noir. Il fallait interroger ces gars du quartier de Bougainville. Elle en parlerait à Crosnier sur la route de Nice, elle…

— Anaïs…

Elle se réveilla en sursaut. Le gros flic la secouait par l’épaule. Elle s’était endormie dans le fauteuil du mess. Par la porte entrouverte, elle aperçut les bleus qui allaient et venaient. Les relèves des patrouilles de jour.

— Quelle heure est-il ?

— 7 h 20.

Elle tressaillit :

— On est à la bourre !

— On y sera dans une heure. Les Pénitents sont prévenus. Les flics sont déjà sur place.

— Je vous avais dit…

— Des gars en civil. Je les connais.

— Vous les avez prévenus que Janusz est armé ?

— J’ai vraiment l’impression que vous me prenez pour un con. Je vous attends dans la bagnole.

Anaïs remonta dans le bureau, enfila son blouson, fit un détour par les toilettes. Elle se plongea la tête sous l’eau tiède. Le sang cognait ses tempes. La nausée tourmentait ses tripes. Mais sa crève avait disparu.

Sur le seuil de l’Évêché, elle inspira l’air glacé avec plaisir. Crosnier était déjà au volant. Elle regarda autour d’elle : pas d’autre voiture. Pas de cavalerie, pas de grandes manœuvres. L’idée de cette équipe réduite lui plut.

Elle se dirigeait vers le véhicule banalisé quand son portable sonna au fond de sa poche. Elle le saisit maladroitement, le lâcha, le ramassa :

— Allô ?

— Le Coz.

Le nom lui parut jaillir d’une autre planète.

— Je t’appelle à propos de Mêtis.

— Quoi ?

Anaïs avait du mal à se concentrer. Crosnier avait démarré. Il l’attendait en faisant rugir le moteur.

— J’ai vu le dernier journaliste cette nuit, Patrick Koskas. Il a beaucoup plus fouiné que les autres.

— Sur quoi ?

— Sur Mêtis, nom de Dieu !

— Je suis vraiment pressée, fit-elle entre ses dents.

— Ce qu’il m’a raconté est hallucinant. Selon lui, Mêtis n’a jamais quitté ses accointances avec le monde militaire.

— On peut parler de ça plus tard, non ?

— Non. Selon Koskas, le groupe mènerait des recherches chimiques sur des molécules capables de briser les volontés les plus coriaces. Genre sérum de vérité.

— Si c’est pour me raconter ce genre de craques, on peut se rappeler plus tard…

— Anaïs, il y a autre chose.

Elle tressaillit. Le Coz ne l’appelait jamais Anaïs. Plutôt un signal d’alarme qu’une marque d’affection.

— Koskas a réussi à se procurer la liste des actionnaires de la société anonyme.

Crosnier manœuvrait en faisant hurler les pneus. Anaïs s’approcha au pas de course.

— On se parle de tout ça plus tard, Le Coz. On…

— Sur cette liste, il y avait un nom que je connaissais.

Elle se pétrifia, la main sur la portière :

— Qui ?

— Ton père.

69

— Je préfère vous prévenir. Il n’a plus sa tête.

Jean-Michel attendait Janusz au pied de la Maison Arbour. Le bâtiment se détachait violemment parmi les autres immeubles de l’avenue de la République. Un bâtiment moderne aux couleurs solaires. Du jaune sombre. Du jaune clair. Du jaune pétillant. Pas vraiment ce qu’il attendait pour un lieu de fin de vie. Surtout, le Pénitent lui paraissait anormalement nerveux. Se doutait-il de quelque chose ? Avait-il lu les journaux ce matin — avec sa tête en première page ? Trop tard pour reculer.

Janusz suivit l’homme dans un hall dont l’un des murs portait une large plaque blanche, frappée d’une croix rouge, indiquant : PRIER AGIR AIMER. Sans un mot, ils prirent l’escalier. Janusz avait emporté son cartable et son dossier. Il ne comptait pas retourner à l’hôtel. Montant à la suite du Pénitent, il l’observa. Il s’attendait à un vieillard en aube blanche, capuche levée, ceinturé d’une corde. Jean-Michel était un athlète en pull et jean, d’une cinquantaine d’années, cheveux en brosse et lunettes d’écaille.

Ils prirent un couloir faiblement éclairé par une lucarne. Sous leurs pieds, le linoléum gris brillait comme les eaux d’une rivière. Le silence était oppressant. Pas un panneau, pas une odeur n’indiquait la nature des lieux. On aurait pu tout aussi bien se trouver dans un bureau d’aide sociale ou un hôtel des impôts.

Jean-Michel stoppa devant une porte et se retourna, poings sur les hanches, à contre-jour. L’image avait quelque chose d’impérieux. Comme si le temps du Jugement dernier était venu pour Janusz.

— Compte tenu de son état, je vous laisse dix minutes.

Janusz s’inclina en silence. Il adoptait malgré lui des attitudes de recueillement. Jean-Michel frappa à la porte. Pas de réponse. Il manipula un trousseau de clés.

— Il doit être sur le balcon, fit-il en déverrouillant la porte. Il aime bien.

Ils pénétrèrent dans l’appartement. En réalité un studio inondé par le soleil matinal. Du parquet flottant. Des murs nus, revêtus de papier peint de couleur claire. Une kitchenette plaquée contre le mur de gauche, impeccable.

Tout était propre.

Tout étincelait.

Tout était froid comme la salle d’un laboratoire.

Jean-Michel tendit l’index vers la porte-fenêtre ouverte. Sur le balcon, un homme, de dos, était assis sur un transat. Le Pénitent ouvrit ses deux mains : dix minutes, pas une de plus. Il recula sur la pointe des pieds, abandonnant Janusz à quelques mètres de l’homme qu’il cherchait depuis deux jours.

Il s’avança, cartable à la main. Christian Buisson était orienté plein soleil, emmitouflé dans une couverture qui lui montait jusqu’au menton. Le balcon donnait sur l’avenue. Le champ de vision se limitait à l’immeuble d’en face. La bande-son aux bruits du trafic, assortis du tremblement des tramways qui passaient avec régularité.

— Salut, Fer-Blanc.

Le vieillard ne bougea pas. Janusz franchit le seuil de la fenêtre et lui fit face, s’appuyant sur la balustrade. Buisson daigna lever les yeux et ne manifesta aucune surprise. Il avait l’air aussi en forme qu’une momie empaillée.

Enfin, il demanda :

— T’es v’nu pour me tuer ?

Janusz attrapa un fauteuil plié sur le balcon, l’ouvrit puis s’installa auprès de lui, tournant toujours le dos au garde-fou.

— Pourquoi je voudrais te tuer ?

Le visage s’agita. Grimace ou sourire, impossible de préciser. L’homme avait la chair flasque, grise, exsangue. On voyait les muscles à travers la peau, tendons épuisés, mécanismes ravagés. Les yeux mornes étaient comme vissés au fond des orbites. Toute la gueule se hérissait de poils, à la manière d’un porc-épic trempé dans du mercure.

— Je suis venu te parler de la calanque de Sormiou.

— Bien sûr.

Il avait dit cela d’un air entendu. Presque rusé. À ce moment, Janusz se dit qu’il n’obtiendrait pas un mot sensé du moribond. Tout ce chemin pour ça… Un débris hors d’âge qui avait perdu la raison et qui voulait encore jouer au con au soir de sa vie. Janusz aurait voulu éprouver de la compassion pour ce grigou mais il refusait d’imaginer ce que serait sa vie, à lui, s’il sortait de cet immeuble sans de nouvelles informations.

— T’es v’nu pour me tuer ?

Janusz répéta — la scène lui donnait l’impression de tourner en boucle :

— Pourquoi je ferais ça ?

— T’as raison, ricana-t-il. Pour ce qui m’reste à tirer…

Fer-Blanc fit claquer ses lèvres et murmura :

— J’aime bien aller là-bas.

Janusz se pencha et tendit l’oreille. Il ne fallait plus bouger. Plus respirer.

— J’y vais à l’aube, quand le soleil se lève… En hiver, c’est sur le coup des 8 heures du matin.

Fer-Blanc se tut. Janusz l’encouragea :

— C’est ce que tu as fait ce jour-là ?

L’homme leva un sourcil. Janusz reconnut l’éclat avide dans son œil.

— T’as rien à picoler ?

Janusz aurait dû y penser. Le langage universel de la cloche.

— Raconte-moi et j’irai acheter du pif, mentit-il.

— Tu parles.

— Raconte-moi.

Sa bouche s’activa, produisant un bruit de cigare qu’on écrase. Il paraissait mâcher quelque chose. Peut-être les mots qu’il allait bientôt cracher…

— J’ai un super-pouvoir…, fit-il enfin. Je sens quand les gens vont mourir. Ça crée un déséquilibre magnétique dans l’air. J’le sens avec le fer que j’ai dans le cerveau. (Il pointa son index sur son crâne.) Comme les sourciers et leur baguette de bois, tu piges ?

— Je pige. Ce matin-là, un homme est mort dans la calanque.

— J’ai pris le sentier. J’suis arrivé jusqu’à la plage. Y avait plein d’algues, des trucs dégueulasses rejetés par la mer…

Fer-Blanc se tut. Se mit à mâchonner de nouveau. En plein soleil, il grelottait sous sa couverture. La rumeur du trafic s’élevait. Cette fois, la compassion envahit Janusz. Les derniers moments d’un sans-abri oublié… Au fond, ce studio n’était pas si froid. Les efforts des Pénitents n’étaient pas si vains. Il n’y avait pas que les vieux richards qui pouvaient s’éteindre sous le soleil de Nice.

— Sur la plage, qu’est-ce que tu as vu ?

— Pas sur la plage, sur les rochers…

Le clochard regardait fixement devant lui. Il contemplait de nouveau la scène. Ses yeux gris, infectés et fiévreux, séchaient comme des huîtres ouvertes au soleil.

— Il y avait l’ange… L’ange et ses ailes ouvertes. C’était beau. C’était grand. Mais l’ange avait brûlé. L’ange s’était approché trop près du soleil…

Fer-Blanc était peut-être un « fracassé du teston » mais il avait découvert la scène de crime avant tout le monde. Janusz se mit à trembler, comme Fer-Blanc, alors que le soleil lui brûlait le dos. Il se pencha et fit des efforts surhumains pour ne pas secouer le Vieux. Ce qu’il était venu chercher était là, à portée de main :

— Près de l’ange, il y avait quelqu’un d’autre ? Tu as vu un homme ?

Le zombie roula ses pupilles visqueuses et fixa Janusz.

— Y avait un homme, ouais.

— Qu’est-ce qu’il faisait ?

— Il priait.

Janusz ne s’attendait pas à cette réponse.

— Comment ça ?

— Il était à genoux, près de l’ange. Et il répétait toujours le même mot.

— Quel mot, Fer-Blanc ? Tu l’as entendu ?

— J’ai rien entendu. J’étais trop loin. Mais j’ai lu sur ses lèvres. C’est un autre pouvoir que j’ai, depuis qu’j’ai travaillé avec des sourds-muets au centre de…

— Que disait-il, nom de Dieu ?

Le cancéreux ricana et se blottit sous sa couverture, coincée sous son menton. Janusz avait l’impression d’être un poisson ferré par un hameçon. À cet instant, il prit conscience qu’une musique — un martèlement plutôt — emplissait l’avenue, à leurs pieds. Une musique fantasque, grotesque, saturée. Une musique de cauchemar. Le carnaval avait commencé, à l’autre bout de la ville.

Il s’efforça au calme et murmura à l’oreille du moribond :

— Fer-Blanc, je suis venu de loin pour avoir cette info. L’homme qui priait à côté de l’ange, qu’est-ce qu’il disait ? Quel mot répétait-il ?

— C’était du russe.

— Du russe ?

Le cancéreux sortit un doigt crochu de la couverture et se mit à battre la mesure.

— T’entends ? C’est l’carnaval.

— Quel mot c’était ?

Fer-Blanc agitait toujours son index osseux.

— QUEL MOT, FER-BLANC ?

— Il n’arrêtait pas de répéter : « matriochka »…

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

Le cancéreux lui fit un clin d’œil :

— T’es venu pour me tuer ?

Janusz l’empoigna à travers sa couverture :

— Bon Dieu, pourquoi je te tuerais ?

— Parce que l’homme qui priait, c’était toi, mon salaud.

Il lâcha l’homme et recula contre la balustrade. La musique montait derrière lui et s’amplifiait. Au point de couvrir le bruit du trafic et de faire trembler le sol du balcon.

Fer-Blanc braqua son index sur Janusz :

— C’est toi l’assassin de l’ange. Tu l’as tué et tu l’as brûlé, parce que t’es un démon ! Un émissaire de Satan !

Janusz faillit tomber à la renverse et se raccrocha au garde-fou. Alors seulement, il prit conscience que quelque chose déconnait. Un mugissement s’était insinué dans la musique du carnaval. Plus fort que le rythme du défilé… Plus fort que le grondement du trafic…

Il se retourna vers la chaussée. Les voitures de flics arrivaient de partout à la fois. Les gyrophares tournoyaient dans le soleil comme des diamants géants. Les portières s’ouvraient. Des uniformes déferlaient.

Les deux mains cramponnées à la rambarde, Janusz observait la scène, pétrifié. Chaque détail lui cinglait les yeux. Les deux-tons. Les brassards rouges. Les calibres…

La foule s’écartait.

Les tramways ralentissaient.

Les Pénitents se précipitaient à la rencontre des flics…

Tous levèrent la tête comme un seul homme. Janusz eut juste le temps de reculer. Quand il plongea de nouveau son regard vers l’artère, ce fut pour voir Anaïs Chatelet qui faisait monter une balle dans le canon de son arme.

Sans réfléchir, il rejoignit l’extrémité gauche du balcon, lança son cartable, enjamba la balustrade et attrapa la gaine de la gouttière qui se dressait à la verticale.

Entre les ricanements de Fer-Blanc et le tintamarre du carnaval, il descendit le conduit à la manière d’un singe, pieds en éclaireurs, mains cramponnées. Puis il sauta, se retournant dans le vide pour se positionner face au bitume. Le choc lui coupa le souffle et lui enfonça les os dans la chair. Il roula par terre et vit en image inversée les flics en uniforme qui fermaient toutes les issues. Il était foutu.

Il atterrit contre une vitrine et songea, avec étonnement, qu’il ne ressentait ni douleur ni panique. Les hommes s’étaient retournés et braquaient leur calibre sur lui. Dans la lumière et le tourbillon des sirènes, il pouvait voir que les gars tremblaient sous leurs casquettes et qu’ils avaient aussi peur que lui, sinon plus.

À cet instant, un tramway jaillit sur sa droite et occulta son champ de vision, remplaçant les flics en arme par des visages stupéfaits de passagers derrière des vitres lacérées de soleil. Il se releva sans réfléchir. Il ramassa son cartable et murmura « matriochka », avant de courir à fond vers la musique du carnaval.

Sa vie n’était qu’une vaste blague.

70

Il rattrapa le tramway, passa devant la voiture de tête, à l’oblique, et évita un autre convoi qui arrivait dans l’autre sens. Il courut entre les deux rames, assourdi par le raffut. Quelques secondes plus tard, il se déplaçait vers la gauche, s’éloignant des rails. Il renforça son sprint sans même jeter un regard à la Maison Arbour et aux légions de flics qui devaient s’élancer à ses trousses.

Il connaissait la suite. Il l’avait déjà vécue. Anaïs et les autres allaient ressortir de l’immeuble, se séparer et se répandre sur l’avenue de la République et parmi les rues avoisinantes. Des appels à d’autres voitures seraient lancés, des véhicules surgiraient, des sirènes hurleraient, des hommes dégaineraient, tous à l’affût d’un seul et même gibier — lui.

Il parvint sur une place où trônait la statue blanche d’un personnage historique. Un bref instant, il s’arrêta, à bout de souffle. Il vit des arbres. Une église à portique antique. Des parasols. Il vit des piétons, des voitures, des couples attablés aux terrasses des cafés. Personne ne prêtait attention à lui.

Il dut se concentrer quelques secondes, mains sur les genoux, pour capter le signal qu’il cherchait : la musique du carnaval. Elle était couverte par les mugissements des sirènes mais il parvint à identifier son orientation.

Il emprunta une grande avenue qui s’ouvrait sur la droite. Une fois dans le carnaval, il se fondrait dans la masse. Il s’y dissoudrait jusqu’à devenir invisible… Courir ne l’empêchait pas de penser. Mais ses idées n’avaient aucune cohérence. Les révélations de Fer-Blanc. Sa présence auprès d’Icare. Matriochka… Trop de questions, et jamais de réponse… Sans s’en rendre compte, il murmurait en cadence :

— Matriochka… Matriochka… Matriochka…

Qu’est-ce que ça signifiait ?

Il courait à corps perdu. Les promeneurs l’observaient maintenant, établissant un lien inconscient entre ce gars affolé et les sirènes qui déchiraient le ciel. Soudain, s’ouvrit sur sa gauche une rue minuscule, gorgée de passants et de boutiques, parallèle à la grande avenue. Il bifurqua, joua des coudes, s’enfouit parmi les badauds.

D’un coup, il était à Marseille.

Dans l’inextricable quartier du Panier.

Sans doute la Vieille Ville de Nice…

Pas le temps de se repérer, de s’orienter. Il devait suivre toujours le martèlement qui battait comme un cœur géant dans l’atmosphère. Les boutiques se déversaient sur les pavés. Des parapluies. Des sacs. Des chemises. Une nouvelle place. Un marché aux poissons. Puis une ruelle encore, plus mince, plus sombre, où l’odeur des fruits paraissait sédimenter l’ombre et la pierre.

La musique se rapprochait…

La musique allait le sauver…

Il n’avait toujours pas regardé derrière lui. Il ne savait pas si la meute des flics était sur ses talons ou s’il avait réussi à les semer. Un passage sur la droite. Un escalier qui descend. Des murs de faux marbre. Il plongea. Retour au grand jour. L’avenue, encore une fois. Les sirènes plus loin. Pas de bagnoles sérigraphiées. Seulement des tramways, sillonnant le terre-plein central, effleurant les surfaces de pelouse…

La musique l’appelait de l’autre côté de l’artère.

Il ralentit le pas et traversa l’avenue en biais, s’efforçant d’avoir l’air d’un promeneur parmi d’autres. Des nouveaux jardins, où pointaient des palmiers, des statues, des pelouses. La musique. Il reconnut le titre et le prononça à voix basse. I gotta feeling des Black Eyed Peas. Il traversa le parc, mains dans les poches, tête baissée. Des allées de gravier. Des bosquets serrés. Des familles sur les bancs. Il n’était plus qu’à quelques pas du spectacle. Qu’espérait-il au juste ? Participer à la parade ? Se cacher sous les tribunes ?

Quand il jaillit des jardins, ses espoirs s’effondrèrent. Le défilé était protégé par des parois métalliques et des gradins montés sur des échafaudages. Flics et vigiles jouaient les services d’ordre. Sans réfléchir, il se glissa parmi les piétons qui s’acheminaient vers les portes numérotées. Sa seule chance était de suivre le mouvement. Franchir le dispositif de sécurité muni d’un ticket.

La billetterie. Un panneau géant annonçait : CARNAVAL DE NICE. ROI DE LA PLANÈTE BLEUE. Peu de monde devant les guichets. Il n’entendait plus les sirènes, couvertes par la musique du carnaval.

— Un billet, s’il vous plaît.

— Promenoir ou tribune ?

— Promenoir.

— 20 euros.

Il se glissa parmi la foule, entre les hautes structures de fer soutenant les tribunes. Des policiers quittaient leur poste au pas de course, VHF à l’oreille, main sur leur calibre. L’alerte était donnée.

Janusz parvint à la porte correspondant à son numéro. Le vacarme était devenu assourdissant. Les agents de sécurité lui prirent son ticket et le firent passer. Sans lui jeter un regard. Ils observaient au contraire les flics qui partaient au galop.

Il avait réussi.

Il était dans l’enceinte.

Il mit quelques secondes à se repérer. Deux tribunes se faisaient face, croulant sous une population en liesse, ménageant un large boulevard pour les chars. La plupart des spectateurs étaient debout, frappant dans leurs mains. Des enfants aspergeaient leurs parents avec des bombes de fil collant. Des danseurs se déhanchaient entre les gradins, déguisés en grenouilles avec de longues mains palmées. Des princesses relevaient leurs jupons sur des collants à rayures.

Mais surtout, il y avait le défilé.

Une monstrueuse sirène bleue, de cinq mètres de haut, cheveux orange vif, agitait plusieurs bras. Le bleu était aveuglant, proche des toiles d’Yves Klein. Un souvenir absurde le traversa. C’était le ciel de Nice qui avait inspiré le peintre pour son « International Klein Blue. » Autour de la sirène, des méduses gonflées à l’hélium flottaient dans les airs. Deux baleines chantaient de part et d’autre de sa queue de poisson, alors que des petites filles en costume d’écailles se trémoussaient, derrière la balustrade du char.

Debout parmi les spectateurs, cartable sous le bras, Janusz frappait des mains et chantait, tout en lançant des coups d’œil autour de lui. Pour l’instant, il ne voyait aucun uniforme, aucun brassard rouge. Au lieu de ça, des danseurs, des jongleurs, des majorettes passèrent, sous des jets de serpentins et des nuées de confettis. Puis ce furent des princesses géantes, rouges, jaunes, bleues. Leurs robes hautes de plusieurs mètres dissimulaient un char roulant, qui leur donnait le pouvoir de glisser parmi les flots de pastilles de papier et les explosions de rubans.

Un bref instant, Janusz scruta leurs visages fardés, coiffés de diadèmes peints.

La seconde suivante, les flics étaient partout.

À l’entrée de chaque tribune. Parmi les gradins. Le long des promenoirs. Les uniformes avançaient en étau, parmi les grenouilles et les jongleurs. Pris d’une inspiration désespérée, il plongea dans la parade elle-même et se retrouva parmi une troupe d’acrobates qui portaient sur leur dos des baudruches en forme d’oiseaux. Il allait être arrêté au fond d’une volière.

Paniqué, halluciné, il marcha à contresens des festivaliers et découvrit le char suivant. Un trognon de pomme géant qui tournait comme un manège, soutenant sur des balancelles de monstrueuses marionnettes, mi-humaines, mi-rongeurs. Le détail hallucinant était que ces sculptures étaient à l’image d’autres hommes, réels, qui dansaient au pied du manège, eux-mêmes déguisés en rats.

Soudain, il se passa l’impossible.

Alors que les rats à tête humaine tournaient autour de leur trognon, Janusz découvrit une poupée qui avait ses traits. Des traits caricaturés, déformés, grimés à la mode « rongeur ».

Le temps qu’il cherche une réponse au prodige, une voix s’éleva :

— Hé, les gars ! Y a Narcisse. Narcisse est là !

Janusz leva les yeux vers les passagers du char. Un des hommes, dans sa combinaison de rat, le désignait de l’index tendu :

— C’est Narcisse ! Narcisse est de retour !

Les autres se mirent à scander :

— NAR-CIS-SE ! NAR-CIS-SE ! NAR-CIS-SE !

Un des cinglés lui tendit la main. Il l’attrapa et se hissa sur le char. Il chaussa la cagoule à museau pointu qu’un autre lui proposait. En quelques secondes, il était devenu un rat parmi les autres. Il se mit à danser comme un dément, recevant de plein fouet des vagues de confettis et de serpentins.

Entre deux pulsations, il tentait d’analyser la situation. Janusz savait reconnaître des déments quand il en voyait. Les hommes-rats étaient des malades mentaux. Des aliénés à qui on avait sans doute demandé de construire leur propre char pour l’édition 2010 du carnaval de Nice.

L’autre vérité : il était un des leurs. Narcisse. Malade interné quelque part à Nice. Au hasard de sa course, il venait de rencontrer son identité précédente. Et peut-être la seule… Contre toute attente, il en éprouva un profond soulagement. Il allait pouvoir s’effondrer. Se faire soigner. La fête était finie…

Pour l’instant, il frappait gaiement dans ses mains, au son de Bad romance de Lady Gaga. Les flics le cherchaient dans la foule. Ils détaillaient chaque spectateur. Personne ne songeait à regarder du côté des chars. Et certainement pas à bord de celui où des têtes de rat tournaient autour d’un trognon de pomme.

À cet instant, il vit Anaïs passer parmi les spectateurs, arme au poing, le visage défait, les yeux pleins de larmes. Il eut envie de descendre du char et de la prendre dans ses bras. Mais un des hommes-rats venait de lui saisir la main et l’invitait pour un rock endiablé. Janusz se laissa faire et partit même pour un petit pas de boxeur de son cru, alors que le char l’emportait vers son destin d’aliéné.

De toutes les solutions pour s’en sortir, il n’aurait jamais envisagé celle-ci.

Il venait d’embarquer dans la nef des fous.

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