XXII ELI

ET s’il n’y avait pas eu de monastère ? Si nous étions arrivés au bout du chemin pour ne trouver qu’un mur impénétrable d’épines et de cactus ? J’avoue que je m’attendais un peu à ça. Toute l’expédition un échec, un fiasco de plus à porter au compte d’Eli, le schmeggege. Le crâne au bord du chemin, un faux indice ; le manuscrit, une fable insensée ; l’article dans le journal, un canular ; la croix sur notre carte, une bonne farce. Rien d’autre devant nous que des cactus et des mesquites, un désert tourmenté, une fosse où même les cochons ne daignent pas chier, qu’est-ce que j’aurais fait, alors ? Je me serais tourné avec beaucoup de dignité vers mes trois compagnons fatigués, et je leur aurais dit : « Messieurs, je me suis trompé, et vous avez été induits en erreur. Nous avons pourchassé une chimère. » Avec un demi-sourire d’excuse au coin des lèvres. Et ils se saisissent de moi tranquillement, sans méchanceté, ayant su depuis le début que ça devait inévitablement finir comme ça, et ils me déshabillent et m’enfoncent l’épieu de bois dans le cœur, ils me clouent à un saguaro géant, ils m’écrasent entre deux rochers plats, ils m’enfoncent des chollas dans les yeux, ils me font brûler vivant, ils m’enterrent jusqu’aux épaules dans une fourmilière, ils me châtrent avec leurs ongles, tout en murmurant solennellement : Schmeggege, schlemihl, schlemazel, schmendrick, schlep ! Patiemment, j’accepte mon châtiment mérité. L’humiliation, ça me connaît. Le désastre ne me surprend jamais.

L’humiliation ? Le désastre ? Comme pour le fiasco de Margo, ma plus récente débâcle. Ça me cuit encore. Octobre dernier, le début du semestre. Un soir de pluie, de brouillard. Nous avions du hasch de première, du soi-disant Panama Red que Ned avait eu par une prétendue filière homosexuelle underground, et nous faisions tourner la pipe, Timothy, Ned et moi, tandis qu’Oliver, comme toujours, s’abstenait et sirotait pieusement un quelconque vin rouge à bon marché. Un des quartettes de Rasoumovsky se faisait entendre à l’arrière-plan, s’élevant éloquemment au-dessus du tambourinement de la pluie ; nous planions de plus en plus haut, et Beethoven nous donnait un support mystique avec un second violoncelliste qui semblait s’être inexplicablement joint au groupe, et même un hautbois à des moments bizarres, ou un basson transcendantal derrière les cordes. Ned ne nous avait pas roulés : la came était superbe. Peu à peu, je dérivai, dérivai dans un voyage conversationnel, confessionnel, me libérant de tout ce que j’avais sur le cœur, disant soudain à Timothy que ce que je regrettais le plus c’était de n’être jamais allé de ma vie avec ce que j’appellerais une fille vraiment belle.

Timothy, compatissant, me demande de citer un exemple de ce que j’appelle une fille vraiment belle. Je réfléchis, examinant mes options. Ned suggère Raquel Welch, Catherine Deneuve, Lainie Kazan. Finalement, avec une merveilleuse ingénuité, je lâche : « Je considère que Margo est une fille vraiment belle. » La Margo de Timothy. La déesse goyishe de Timothy, sa shikse aux cheveux d’or. Ayant dit cela, je sentais une série de dialogues hâtivement esquissés résonner dans mon esprit imbibé de cannabis, un lent passage de mots, puis le temps, comme il arrive souvent quand on est sous l’influence de la marihuana, s’inversa, de sorte que j’entendis jouer mon scénario tout entier, chaque réplique arrivant strictement en son temps. Timothy me demandait, le plus sérieusement du monde, si Margo m’excitait. Je lui répondais, non moins sérieusement, que oui. Il voulait savoir, alors, si je me sentirais moins inadéquat, plus épanoui, après être allé avec elle. Hésitant maintenant, me demandant à quel jeu il jouait, je répondais en vagues circonlocutions, pour l’entendre avec stupeur déclarer qu’il allait arranger tout ça pour demain soir. « Arranger quoi ? » demandai-je.

— Margo, disait-il. Il me prêterait Margo par charité chrétienne.

— Et elle voudra…

— Bien sûr qu’elle voudra. Elle te trouve formidable.

— On te trouve tous formidable, Eli. — Ça, c’était Ned.

— Mais je ne peux pas… elle ne… comment…

— Je te la confie, dit Timothy magnifiquement. Avec un geste de grand seigneur. — Je ne peux pas laisser mes amis dans un état de frustration et de désirs non assouvis. Demain soir huit heures, dans sa piaule. Je lui dirai de t’attendre.

— Ce serait tricher, fis-je, devenant morose. Trop facile, trop irréel.

— Ne sois pas idiot. Accepte ça comme une expérience indirecte. Comme d’aller au cinéma, en plus intime.

— Et plus tactile, ajouta Ned.

— Tu me fais marcher, dis-je à Timothy.

— Parole de scout ! Elle est à toi.

Il se mit à décrire les préférences de Margo au lit, ses zones érogènes spéciales, les petits signes qu’ils utilisaient. Je saisissais l’esprit de la chose, je planais de plus en plus, je me lançais dans un trip de rigolade, je complétais les descriptions explicites de Timothy par des fantaisies scabreuses de mon cru. Naturellement, quand je redescendis une ou deux heures plus tard, j’étais persuadé qu’il m’avait fait marcher, et cela me précipita dans un abîme de morosité. Car j’étais depuis toujours convaincu que les Margo de ce monde ne sont pas pour moi. Les Timothy pouvaient baiser des cohortes entières de Margo, mais moi je n’en aurais jamais une seule. En vérité, je la vénérais à distance. Le prototype de la shikse, la fleur de la féminité aryenne, mince, les jambes longues, cinq centimètres de plus que moi (qui paraissent tellement plus quand une fille est à côté de vous !), les cheveux blonds et soyeux, les yeux bleus, le nez retroussé, les lèvres larges et agiles. Une fille vive, athlétique, une championne de basket (même Oliver respectait ses capacités sur le terrain, une étudiante brillante, un esprit souple et mordant). En fait, elle était d’une perfection étourdissante, épouvantable : une de ces créatures sans défaut que notre aristocratie produit de temps à autre au milieu de la multitude, faite pour régner sereinement sur des propriétés agrestes ou pour promener majestueusement des caniches dans la IIe Avenue. Margo, à moi ? Mon corps poilu et transpirant contre le sien ? Ma joue rugueuse contre sa peau de satin ? La grenouille s’accouplant avec une comète. Aux yeux de Margo, je devais être quelque chose de vil et de répugnant, le représentant pathétique d’une espèce inférieure. Tout commerce entre nous ne pouvait être que contraire à la nature, l’alliage de l’argent avec le cuivre, le mélange de l’albâtre avec le charbon. Je m’efforçai de ne plus y penser. Mais, à midi, Timothy me rappela mon rendez-vous. « C’est impossible », dis-je en inventant trente-six excuses : des études, un devoir à rendre, une traduction difficile, et ainsi de suite. Il écarta d’un geste mes faibles prétextes.

— Trouve-toi chez elle à huit heures, dit-il.

Une vague de terreur s’empara de moi :

— Je ne peux pas, insistai-je. Tu la prostitues, Timothy. Que suis-je censé faire ? Entrer, déboutonner ma braguette, lui sauter dessus ? Ça ne peut pas marcher. Tu ne peux pas rendre un rêve réel rien qu’en agitant ta baguette magique.

Timothy haussa les épaules.

Je supposai que c’était terminé avec cette histoire. Oliver avait un entraînement de basket ce soir-là. Ned sortit pour aller au cinéma. Vers sept heures et demie, Timothy s’excusa. « Du travail à la bibliothèque, dit-il. Je serai de retour à dix heures. » Je restai seul dans l’appartement que nous partagions. Sans rien soupçonner. Je commençai à travailler. À huit heures, un bruit de clé dans la serrure ; Margo entre. Sourire éblouissant, or fondu. Chez moi, panique, consternation.

— Timothy est là ? demande-t-elle, en refermant négligemment la porte à clé derrière elle. Coup de tonnerre dans ma poitrine.

— À la bibliothèque, dis-je. De retour à dix heures.

Aucun endroit où me cacher. Margo fait une moue chagrinée :

— J’étais sûre de le trouver ici. Enfin, tant pis pour lui. Tu es très occupé, Eli ? — Un clin d’œil étincelant. Elle s’allonge sereinement sur le canapé.

— Je prépare un devoir, dis-je. Sur les formes irrégulières du verbe…

— Comme c’est fascinant ! Tu fumes ?

Je compris tout. Ils avaient tout combiné. Un traquenard pour me rendre heureux, que ça me plaise ou non. Je me sentais roulé, utilisé, paternalisé. Devais-je lui demander de sortir ? Non, schmendrick, ne fais pas l’idiot. Elle est à toi pendant deux heures. Au diable la délicatesse. La fin justifie les moyens. Ta chance est là. Tu n’en auras pas d’autre. Je marchai en crânant vers le canapé. Eli, crânant, oui ! Elle avait deux gros clopes, professionnellement roulés. Calmement, elle en alluma un, inhala profondément et me le passa. Mon poignet tremblait, je faillis faire tomber le bout embrasé du clope sur son bras tellement le mien était secoué. C’était fort ; je toussai. Elle me donna des tapes dans le dos. Schlemihl. Schlep. Elle reprit le clope, aspira et écarta les sourcils dans un « mmm ! » langoureux. Le hasch n’avait aucun effet sur moi ; j’étais trop tendu, et l’adrénaline neutralisait les effets au fur et à mesure. J’étais conscient de l’odeur aigre de ma transpiration. Rapidement, le clope ne fut plus qu’un mégot. Margo, déjà apparemment en pleine vape, proposa d’allumer le second clope. Je secouai la tête : « Plus tard », dis-je.

Elle se leva et se mit à marcher dans la pièce.

— Il fait horriblement chaud ici, tu ne trouves pas ?

Le truc éculé ! Une fille habile comme Margo aurait dû être capable de trouver mieux. Elle s’étira. Bâilla. Elle portait une courte jupe serrée et un minuscule corsage qui laissaient nu son ventre doré. Ni soutien-gorge ni culotte, c’était visible. Les petites protubérances des bouts de ses seins étaient apparentes, et la jupe, étroitement collée à ses fesses rondes, ne laissait voir aucun pli révélateur. Ah ! Eli ! démon observateur, manipulateur suave et habile de chair féminine !

— Comme il fait chaud ! murmura-t-elle, perdue dans sa vape.

Elle ôte son corsage. En me lançant un sourire innocent, comme pour dire : nous sommes de vieux amis, nous n’avons pas besoin de nous embarrasser de tabous imbéciles, pourquoi les nénés seraient-ils plus sacrés que le coude ? Ses seins étaient moyennement gros, hauts, épanouis, merveilleusement fermes. Probablement la poitrine la plus réussie qu’il m’ait été donné de contempler. Je cherchais une manière de les regarder sans en avoir l’air. Au cinéma, c’est plus facile : il n’y a pas de relation toi-moi avec ce qui se passe sur l’écran. Elle commença un truc d’astrologie, histoire de me mettre à l’aise, je suppose. Des tas de choses sur la conjonction des planètes dans la maison de je ne sais pas quoi. Je ne pouvais que bredouiller des réponses. Puis elle se mit à me lire les lignes de la main. C’était sa nouvelle marotte, le mystère des plis.

— Les diseuses de bonne aventure se moquent du public, déclara-t-elle sérieusement, mais ça ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de substance à la base. Vois-tu, tout ton avenir est programmé dans les molécules d’A.D.N., et ce sont elles qui gouvernent la configuration des lignes de ta main. Attends, laisse-moi regarder.

Prenant ma main, elle m’attira près d’elle sur le canapé. Je me sentais idiotement puceau dans mon attitude, sinon dans mon expérience réelle. Elle se pencha sur la paume de ma main. Elle me chatouillait.

— Ça, tu vois, c’est ta ligne de vie — oh ! comme elle est longue ! Très très longue !

Je lançais des regards en coulisse à ses nichons tandis qu’elle faisait son numéro de chiromancienne.

— Et ça, c’est le mont de Vénus. Tu vois cette petite ligne qui part d’ici ? Elle indique que tu as de très fortes passions, mais que tu les restreins, tu les réprimes énormément. C’est vrai ?

D’accord, Margo, je vais jouer le jeu. Mon bras soudain se lance autour de ses épaules, ma main part à la recherche de ses seins.

— Oh ! oui, Eli, oui, oui !

Elle en fait trop. Elle m’étreint. Un baiser malhabile. Ses lèvres étaient entrouvertes. Je fis ce qu’il fallait. Mais je ne ressentais aucune passion, ni forte ni autre. Tout ça me paraissait formel, comme un menuet programmé de l’extérieur. Je ne pouvais pas assumer l’idée de faire ça avec Margo. Irréel, irréel, irréel. Même quand elle se dégagea souplement et fit glisser sa jupe, révélant ses hanches pointues, ses fesses fermes de garçon, sa toison drue couleur de chaume, je ne ressentis aucun désir. Elle me fit un geste, un sourire invitant. Pour elle, tout ça n’était pas plus apocalyptique qu’une poignée de main, un bécot sur la joue. Pour moi, les galaxies se soulevaient. Comme cela aurait dû être facile, pourtant. Baisser le pantalon, grimper sur elle, dans elle, le jeu de hanches, oh ! Ah ! Oh ! Ah ! Youpee ! Mais je souffrais de la maladie du sexe dans la tête ; j’étais trop préoccupé par l’idée de Margo en tant que symbole inaccessible de la perfection pour réaliser que Margo était parfaitement accessible, et pas si parfaite que ça — pâle cicatrice d’appendicite, légers plis aux hanches, vestiges d’une pré-adolescence beaucoup plus boulotte ; cuisses un peu trop maigres.

Ainsi, je foirai. Oui, je me déshabillai ; oui, je me fourrai dans le lit avec elle ; oui, je ne pouvais pas me dresser, et Margo dut me venir en aide, et à la fin la libido prit le dessus sur la mortification et je devins suffisamment raide et vibrant et, taureau des pampas, je me jetai sur elle, agrippant, griffant, l’effrayant de férocité, la violant pratiquement, tout cela pour mollir soudain au moment critique de l’insertion, puis — oh ! oui, gaffe sur gaffe, gaucherie sur gaucherie, Margo alternativement terrifiée, amusée et emplie de sollicitude, jusqu’à ce qu’enfin survienne la consommation, suivie presque instantanément par l’éruption, suivie par des gouffres d’auto-mépris, suivis par des cratères de révulsion. Je ne pouvais plus la regarder. Je me dégageai, me cachai sous l’oreiller, me vitupérai, vitupérai Timothy, vitupérai D.H. Lawrence.

— Je peux t’aider ? demanda Margo en caressant mon dos mouillé de transpiration.

— S’il te plaît, va-t’en, dis-je, et n’en parle à personne.

Mais elle en parla, bien sûr. Tout le monde sut. Ma balourdise, mon incompétence absurde, mes sept variétés d’ambiguïtés culminant finalement en sept variétés d’impuissance. Eli le schmeggege, loupant sa plus grande chance avec la fille la plus sensationnelle qu’il aura jamais l’occasion de toucher. Encore un autre fiasco dans une série collectionnée avec amour. Et nous aurions pu en connaître un pire ici même, au milieu des cactus, et les trois autres auraient dit : « Il fallait s’y attendre, de la part d’un type comme Eli. »

Mais le monastère était bien là.

Le sentier se mit à monter légèrement parmi des touffes de chollas et de mesquites de plus en plus denses, jusqu’à ce que nous débouchions, abruptement, sur un large espace sablonneux. Alignés de droite à gauche, il y avait une série de crânes de basalte semblables à celui que nous avions trouvé plus bas, mais beaucoup plus petits, la taille d’un ballon de basket, posés dans le sable à intervalles de cinquante centimètres environ. De l’autre côté de la rangée de crânes, une soixantaine de mètres plus loin, se trouvait le monastère des Crânes, tel un sphinx accroupi dans le désert : un bâtiment sans étage, relativement grand, surmonté d’une terrasse, aux murs de stuc jaune-brun. Sept piliers de pierre blanche décoraient sa façade aveugle. L’effet produit était d’une simplicité remarquable, rompue seulement par la frise qui courait le long du fronton : des crânes en bas-relief, présentant leur profil gauche. Des joues enfoncées, des narines creuses, des orbites démesurées. Les bouches béaient en des sourires sinistres. Les longues dents pointues, soigneusement profilées, semblaient prêtes à se refermer en un claquement féroce. Et les langues — quelle touche sinistre, des crânes avec des langues ! — les langues étaient tordues en d’horribles et élégantes courbes en forme d’S, et pointaient juste au-delà des dents comme le dard fourchu d’un serpent. Il y avait des douzaines de crânes, identiques à un point qui confinait à l’obsession, figés dans une attitude grotesque, l’un à côté de l’autre, jusqu’aux coins visibles du bâtiment. Ils avaient cette allure de cauchemar que je décèle dans la plus grande partie de l’art mexicain précolombien. Ils auraient été plus à leur place, pensais-je, en bordure de quelque autel sacrificiel où des couteaux d’obsidienne découpent à vif le cœur d’animaux pantelants.

Le bâtiment était apparemment en forme d’S, avec deux longues ailes annexes rattachées à la section principale. Je n’apercevais aucune porte. Mais, à une quinzaine de mètres de la façade, s’ouvrait la voûte d’accès d’un souterrain, isolée au milieu d’un espace libre. Elle béait, sombre et mystérieuse, comme l’entrée d’un autre monde. Je réalisai immédiatement que ce devait être un passage conduisant au monastère. Je me dirigeai vers la voûte et passai la tête à l’intérieur. L’obscurité était complète. Oserions-nous entrer ? Fallait-il attendre que quelqu’un se montre et nous appelle ? Mais personne ne se montra ; et la chaleur était insupportable. Je sentais la peau de mon nez et de mes joues s’étirer et se boursoufler, devenir rouge et brillante après une exposition d’une demi-journée au soleil du désert. Nous nous dévisageâmes. Le Neuvième Mystère embrasait mon esprit, et probablement le leur. Nous allions peut-être entrer là pour ne plus jamais ressortir. Qui doit mourir, et qui doit vivre ? Malgré moi, je me surprenais à supputer les candidats à l’annihilation, mettant tour à tour mes amis dans la balance, livrant Timothy et Oliver à la mort, puis reconsidérant mon jugement trop hâtif, mettant Ned à la place d’Oliver, Oliver à la place de Timothy, Timothy à la place de Ned, moi-même à la place de Timothy, et ainsi de suite, sans fin, tournant en rond. Ma foi dans la véracité du Livre des Crânes n’avait jamais été plus intense. L’impression que j’avais de me trouver au bord de l’infini n’avait jamais été plus forte ni plus terrifiante.

— Allons-y, fis-je d’une voix rauque en faisant quelques pas hésitants en avant. Un escalier de pierre conduisait dans les profondeurs du souterrain. Je descendis un ou deux mètres, et je me retrouvai dans un tunnel obscur, assez large mais bas, au plus un mètre cinquante de plafond. Il y faisait frais. Lorsque mes yeux se furent un peu habitués à l’obscurité, je distinguai des fragments de décorations sur les murs ; des crânes, des crânes, rien que des crânes. Pas un brin d’imagerie chrétienne visible dans ce soi-disant monastère, mais le symbole de la mort était partout. D’en haut, Ned cria :

— Tu vois quelque chose ?

Je leur décrivis le tunnel et leur demandai de me suivre. Ils arrivèrent, hésitants, incertains : Ned, Timothy, Oliver. Tête courbée. Je continuai d’avancer. L’air devint plus frais. On ne voyait rien d’autre que la faible clarté mauve de l’entrée. J’essayais de compter mes pas. Dix, douze, quinze. Nous devrions déjà être sous le bâtiment. Brusquement, je me trouvai devant une barrière de pierre polie, un bloc unique qui obstruait totalement le tunnel. Je me rendis compte de sa présence au tout dernier moment, grâce à un reflet glacé dans l’obscurité quasi totale, et je m’arrêtai juste avant de me cogner dedans. Un cul-de-sac ? Oui, évidemment, et dans quelques secondes nous entendrions le fracas d’un bloc de vingt tonnes s’écroulant à l’entrée du tunnel, où nous serions pris au piège, murés, condamnés à périr de faim ou d’asphyxie tandis que des éclats de rire monstrueux résonneraient à nos oreilles. Mais rien de si mélodramatique ne se produisit. J’essayai de presser la paume de ma main sur le bloc de pierre froide qui nous barrait la route, et — miracle digne d’Ali Baba — la dalle pivota avec douceur. Elle était parfaitement équilibrée, une simple pression suffisait à l’ouvrir. Ça cadre tout à fait, me dis-je, que nous entrions dans le monastère des Crânes de cette manière théâtrale. Je m’attendais à un chœur mélancolique de trombones et de cors de bassets, accompagnés de voix de basses entonnant le Requiem à l’envers : Pietatis fons, me salva, gratis salvas salvandos qui, majestatis tremendae rex.

Une issue brillait plus haut. Les genoux ployés, nous nous dirigeâmes vers elle. Encore des marches. Vers le haut. Nous émergeons, un par un, dans une énorme pièce carrée aux murs de grès rugueux et pâles, sans plafond, seulement une douzaine de poutres épaisses espacées d’un mètre environ l’une de l’autre, laissant passer la lumière du jour et la chaleur écrasante. Le sol était en ardoise violette, de texture lisse et brillante. Au milieu de cette sorte de cour se dressait une fontaine de jade vert surmontée par une silhouette humaine d’un mètre de haut environ. La tête de la statue était une tête de mort, et un mince filet d’eau dégoulinait de la mâchoire pour tomber dans le bassin au-dessous. Aux quatre coins de la cour, il y avait des statuettes de pierre de style maya ou aztèque, représentant des personnages au nez anguleux et busqué, aux lèvres fines et cruelles et aux boucles d’oreilles immenses. Une porte s’ouvrait dans le mur opposé à la sortie du souterrain, et dans l’encadrement de cette porte se tenait un homme, si immobile que je le pris tout d’abord pour une statue également. Quand nous fûmes tous les quatre dans la cour, il nous dit d’une voix profonde et résonnante :

— Bonjour. Je m’appelle frater Antony.

C’était un homme trapu et court, pas plus d’un mètre soixante, qui ne portait qu’une paire de blue-jeans délavés et coupés à mi-cuisses. Il avait une peau cuivrée, presque acajou, qui semblait avoir la texture du cuir très fin. Son crâne large, en coupole, était complètement dégarni, sans même une frange de cheveux sur la nuque. Son cou était épais et court, ses épaules larges et puissantes, sa poitrine profonde, ses bras et ses jambes musclés. Il donnait une impression de force et de vitalité écrasante. Son aspect général et ses vibrations de puissance et de compétence me rappelaient d’une manière extraordinaire Picasso : un petit homme solide, hors du temps, capable d’endurer n’importe quoi. Je n’avais aucune idée de l’âge qu’il pouvait avoir. Pas jeune, certainement, mais loin d’être décrépit. Cinquante ? Soixante ? Soixante-dix bien conservés ? L’impossibilité de lui attribuer un âge était ce qu’il y avait de plus déconcertant chez lui. Il semblait intouché par le temps, totalement épargné. C’était bien là l’idée que je me faisais d’un immortel.

Il sourit chaleureusement, révélant une large denture sans défaut, et déclara :

— Je suis seul ici pour vous souhaiter la bienvenue. Nous avons très peu de visites, et nous n’en attendons aucune. Les autres fraters sont aux champs et ne reviendront pas avant les dévotions du soir.

Il parlait un anglais parfait, d’une espèce particulièrement dépourvue de vie et d’intonation : un accent I.B.M. pour ainsi dire. Sa voix était monotone et musicale, son phrasé assuré et sans précipitation.

— Veuillez vous considérer comme les bienvenus pour autant de temps qu’il vous plaira de rester. Nous disposons d’installations pour nos invités, et nous vous prions de partager notre retraite. Resterez-vous plus d’un après-midi ?

Oliver se tourna vers moi. Puis Timothy, puis Ned. C’était à moi de faire le porte-parole, donc. J’avais un goût d’airain dans la gorge. L’absurdité, l’irrationalité de ce que j’avais à dire me scella les lèvres. Je sentis mes joues bronzées embrasées de honte. « Retourne-toi et fuis, retourne-toi et fuis », me criait une voix intérieure. « Plonge sous terre et cours, cours, tant qu’il en est encore temps. » Je réussis à émettre une seule syllabe grinçante :

— Oui.

— Dans ce cas, je vais vous montrer vos chambres. Voulez-vous me suivre, s’il vous plaît ?

Il s’apprêta à quitter la cour. Oliver me lança un regard furieux.

— Dis-lui ! chuchota-t-il d’un ton sifflant.

Dis-lui. Dis-lui. Dis-lui ! Allez, vas-y ! Qu’est-ce qui peut t’arriver ? Au pire, on te rira au nez. Ce ne sera pas nouveau, n’est-ce pas ? Alors, dis-lui. Tout converge vers cet instant, toute ta rhétorique, toutes tes hyperboles autopersuasives, tous tes débats philosophiques, tous les doutes et les contre-doutes. Tu es ici. Tu crois que c’est le bon endroit. Alors, dis-lui, dis-lui, dis-lui !

Frater Antony, entendant le chuchotement d’Oliver, s’arrêta et se retourna vers nous :

— Oui ? dit-il d’une voix douce.

Je cherchai confusément mes mots, et finis par trouver les bons :

— Frater Antony, il faut que vous sachiez… que nous avons tous lu le Livre des Crânes…

Voilà !

Le masque d’équanimité inébranlable de frater Antony glissa l’espace d’un bref instant. Dans ses yeux sombres et énigmatiques, j’entrevis un éclair de… Était-ce de la surprise, de l’étonnement, de la confusion ? Je ne sais… Mais il se reprit rapidement.

— Vraiment ? fit-il d’une voix aussi ferme que précédemment. Le Livre des Crânes ? Quel étrange nom. Je me demande ce que c’est que ce Livre des Crânes ?

La question était purement rhétorique. Il m’adressa un sourire brillant et fugace, comme le pinceau d’un phare coupant momentanément un brouillard épais. Mais, à la manière d’un Pilate enjoué, il ne voulut pas rester pour entendre la réponse. Calmement, il sortit, indiquant d’un geste du doigt que nous devions le suivre.

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