XIV TIMOTHY

Nous sommes une drôle d’équipe, tous les quatre. Comment avons-nous fait pour faire bande ensemble ? Quel enchevêtrement de lignes de vie nous a tous fait échouer dans le même dortoir ?

Au début, il y avait juste Oliver et moi, deux nouveaux affectés par ordinateur dans une chambre à deux lits dominant la cour de l’université. Je sortais à peine d’Andover, et j’étais tout plein de ma propre importance. Je ne veux pas dire que j’étais impressionné par l’argent familial. J’avais toujours considéré cela comme acquis. Tous les gens que je fréquentais étaient riches, aussi je ne pouvais pas avoir la notion exacte de notre richesse. De toute façon, je n’avais rien fait pour gagner cet argent (ni mon père, ni le père de mon père, ni le père du père de mon père, et cætera et cætera), aussi pourquoi me gonfler ? Mais ce qui me tournait la tête, c’était le sens des ancêtres, le fait de savoir que j’avais en moi le sang de héros de la Guerre d’Indépendance, de sénateurs, de membres du Congrès, de diplomates et de grands financiers du XIXe siècle. J’étais un résumé d’histoire ambulant. Et je me réjouissais d’être grand, fort et en bonne santé — un esprit sain dans un corps sain : gâté par la nature. De l’autre côté du campus était un monde plein de Noirs et de Juifs, de névrosés, d’homosexuels et autres inadaptés, mais moi j’avais aligné trois cerises sur la grande machine à sous de la vie, et j’étais fier de ma chance. J’avais aussi cent dollars d’argent de poche par semaine, ce qui était bien pratique, et je ne sais pas si je me rendais bien compte que la plupart des autres garçons de dix-huit ans devaient se contenter de beaucoup moins. Puis il y a eu Oliver. Je me disais que l’ordinateur avait eu la main heureuse, car j’aurais pu tomber sur quelqu’un de difforme, quelqu’un de bizarre, quelqu’un à l’âme mesquine et envieuse, alors qu’Oliver semblait parfaitement normal. Le bon paysan gorgé de céréales des solitudes du Kansas. Il avait la même taille que moi — un ou deux centimètres de plus, en fait — et c’était bath : je me sens mal à l’aise avec les types petits. Oliver avait un abord peu compliqué. N’importe quoi ou presque le faisait sourire. Le type facile à vivre. Ses parents étaient morts. Il avait une bourse à 100 pour 100. Je réalisai tout de suite qu’il n’avait pas d’argent, et j’eus peur au début que cela ne soit une source de ressentiment entre nous. Mais non, il prenait ça très froidement. Le fric ne semblait pas l’intéresser particulièrement du moment qu’il en avait assez pour s’acheter de quoi manger et de quoi s’habiller. Et puis, il avait un petit héritage, provenant de la vente de la ferme paternelle. Il était amusé, et non pas offensé, par l’impressionnant rouleau de banknotes que j’avais toujours sur moi. Il m’annonça le premier jour qu’il avait l’intention de s’inscrire dans l’équipe de basket, et j’en conclus qu’il avait une bourse de sports, mais je me trompais : il aimait le basket, il s’en occupait sérieusement, mais il était là pour apprendre. C’était là la vraie différence entre nous, pas le Kansas, ni l’argent, mais ce désir d’arriver quelque part.

Je fréquentais l’université parce que tous les hommes de ma famille le faisaient avant d’entrer dans l’âge adulte. Oliver était là pour se transformer en une féroce machine intellectuelle. Il avait — et il a toujours — une force intérieure incroyable, extraordinaire, écrasante. Parfois, pendant les premières semaines, il m’arrivait de le surprendre sans masque. Le sourire béat du garçon de ferme radieux disparaissait et son visage devenait rigide, ses maxillaires étaient crispés, ses yeux lançaient un éclat froid. Une telle intensité pouvait être effrayante. Il fallait qu’il soit parfait en tout. Il avait A presque partout, sa moyenne était proche du maximum absolu. Il avait réussi à se qualifier pour l’équipe de basket et pulvérisa les records de score personnel au match d’ouverture. Il veillait la moitié de la nuit pour étudier, il ne dormait presque pas. Pourtant, il s’arrangeait pour être humain quand même. Il buvait beaucoup de bière, il baisait avec un grand nombre de filles (nous avions l’habitude d’échanger) et il jouait honorablement de la guitare. Le seul cas où il laissait entrevoir le second Oliver, l’Oliver inhumain, c’était sur la question des drogues. Quinze jours après mon arrivée au campus, j’avais réussi à me procurer une petite provision de hasch extra du Maroc, et il avait absolument refusé d’y toucher. Il avait passé, disait-il, dix-sept ans et demi de sa vie à se calibrer correctement l’esprit, et il ne voulait pas tout gâcher maintenant. Je ne l’ai pas vu non plus fumer un seul clope de marihuana depuis quatre ans que je le connais. Il veut bien nous regarder fumer, mais ce n’est pas pour lui.

Au printemps de notre seconde année, Ned se joignit à nous. Oliver et moi avions demandé à rester dans la même chambre. Ned assistait à deux des cours d’Oliver : la physique, dont Ned avait besoin pour remplir son unité de valeur scientifique obligatoire, et la littérature comparée, dont Oliver avait besoin pour remplir son unité de valeur littéraire obligatoire. Oliver avait un peu de fil à retordre avec Yeats et Joyce, et Ned avait du mal à piger la théorie des quanta et la thermodynamique, aussi ils avaient conclu un accord d’assistance mutuelle. C’était l’attirance des extrêmes, ces deux-là. Ned était maigre, petit, il parlait doucement, avait de grands yeux tranquilles et la démarche délicate. Irlandais de Boston, antécédents fortement catholiques, il avait fréquenté les écoles paroissiales. Il portait encore un crucifix quand nous étions en deuxième année, et parfois il se rendait même à la messe. Il voulait être poète ou écrivain. Ou plutôt, « voulait » n’est pas le terme exact, comme Ned lui-même nous l’avait expliqué un jour. Les gens qui ont le talent nécessaire ne veulent pas être écrivains. Ou bien on l’a, ou bien on ne l’a pas. Ceux qui l’ont écrivent, et ceux qui ne l’ont pas disent qu’ils veulent écrire. Ned écrivait tout le temps. Encore maintenant. Il a un carnet à reliure spirale. Il note tout ce qu’il entend. En fait, mon opinion c’est que ses nouvelles ne valent rien et que sa poésie n’a aucun sens, mais je reconnais que c’est plutôt mon goût qui est déficient, et non son talent, car j’éprouve la même chose pour des tas d’auteurs bien plus célèbres que Ned. Au moins, il travaille son art.

Il devint pour nous une sorte de mascotte. Il était toujours beaucoup plus proche d’Oliver que de moi, mais j’étais habitué à sa présence. C’était quelqu’un de différent, quelqu’un qui avait un point de vue entièrement autre de la vie. Sa voix enrouée, ses yeux de chien battu, ses habits de hippy (il portait beaucoup la robe, histoire je suppose de faire croire qu’il était quand même un peu prêtre), sa poésie, sa manière particulière de manier le sarcasme, son esprit compliqué (il prenait toujours deux ou trois partis dans chaque discussion et s’arrangeait pour croire à tout et à rien simultanément) — tout cela me fascinait. Nous devions être aussi différents à ses yeux qu’il l’était aux nôtres. Il passait une si grande partie de son temps chez nous qu’au début de notre troisième année nous l’invitâmes à loger avec nous. Je ne me rappelle plus de qui était l’idée, d’Oliver ou de moi. (Ou de Ned ?)

Je ne savais pas qu’il était pédé à l’époque. Le problème, quand on mène sa petite vie protégée de Blanc anglo-saxon, c’est qu’on voit l’humanité avec des œillères et qu’on ne s’attend jamais à rencontrer l’inattendu. Je savais qu’il existait des tantouzes, naturellement. Nous en avions à Andover. Elles marchaient avec les coudes levés et prenaient grand soin de leur chevelure et parlaient avec cet accent spécial, l’accent universel des tantes qu’on entend de l’État du Maine à celui de Californie. Elles lisaient Proust et Gide, et certaines portaient un soutien-gorge sous leur chemise. Mais Ned n’était pas particulièrement efféminé d’aspect. Et je n’étais pas de ces conards pour qui un type qui écrit (ou qui lit !) de la poésie est automatiquement un pédé. Il était artiste, oui, il était dans le vent, pas mâle pour un sou, mais on ne peut pas demander à un type qui pèse dans les cinquante-cinq kilos d’être un champion de rugby. (Il allait à la piscine presque tous les jours, cependant. Nous nagions le cul nu à l’université, naturellement, aussi c’était pour Ned une occasion gratuite de se rincer l’œil, mais à l’époque je n’y avais pas pensé.) La seule chose, c’est qu’il ne sortait à ma connaissance avec aucune fille, mais ce n’est pas en soi une condamnation. La semaine qui précéda nos examens finaux, il y a deux ans, nous avions organisé avec Oliver et quelques autres types ce qu’on pourrait appeler une orgie dans notre chambre, et Ned était présent, et il ne semblait pas dégoûté par cette perspective. Je l’ai vu baiser une nana, une petite serveuse boutonneuse qui travaillait dans un bar de la ville. Mais ce n’est que longtemps après que j’ai compris : primo, qu’une orgie pouvait fournir à Ned des matériaux utiles pour son métier d’écrivain, et, secundo, qu’il ne méprise pas véritablement la chatte ; simplement, pour lui, ça ne vaut pas un garçon.

C’est Ned qui nous a amené Eli. Non, ils n’étaient pas ensemble, simplement copains. C’est pratiquement la première chose qu’Eli a tenu à me dire :

— Au cas où tu aurais des doutes, je suis hétéro. Je ne corresponds pas au type de Ned, et il ne correspond pas au mien.

Je n’oublierai jamais cela. C’était la première fois que quelqu’un faisait allusion à la condition de Ned, et je ne crois pas qu’Oliver non plus s’en était rendu compte, bien qu’on ne puisse jamais savoir ce qui se passe réellement dans la tête d’un type comme Oliver. Eli avait tout de suite pigé, bien sûr. Un type de la ville, un intellectuel de Manhattan. D’un seul coup d’œil, il situait n’importe qui. Il n’aimait pas le type avec qui il partageait sa chambre, et comme nous avions un grand appartement, il en a parlé à Ned, et Ned nous a demandé s’il pouvait venir chez nous, en novembre de notre troisième année. Mon premier Juif. Je ne savais pas ça, non plus — oh ! Winchester, pauvre con de naïf ! Eli Steinfeld, de la 83e Rue Ouest, et tu n’es pas foutu de deviner que c’est un youpin ! Honnêtement, je croyais que c’était juste un nom allemand : les Juifs s’appellent Cohen, ou Katz, ou Goldberg. Je n’étais pas particulièrement captivé par la personnalité d’Eli, si vous voulez, mais, quand j’ai su qu’il était juif, j’ai senti que je devais le laisser venir habiter avec nous. Pour m’élargir l’esprit dans la diversité, oui, et aussi parce que mon éducation m’avait appris à détester les Juifs et qu’il fallait que je me révolte contre ça. Mon grand-père paternel avait eu quelques déboires avec des Juifs malins aux environs de 1923 : quelques spéculateurs de Wall Street au nez crochu l’avaient persuadé d’investir une forte somme dans une compagnie radiophonique qu’ils étaient en train de monter, et il s’est trouvé que c’étaient des escrocs et qu’il a perdu cinq millions de dollars, aussi c’est devenu une tradition dans la famille de se méfier des Juifs. Ils vont vulgaires, sournois, collants, et cætera et cætera, toujours en train d’essayer de déposséder les honnêtes millionnaires protestants de leur héritage durement gagné, et cætera et cætera. En fait, mon oncle Clark m’a un jour avoué que grand-père aurait doublé son fric s’il avait vendu huit mois plus tard, comme ses associés juifs l’avaient fait secrètement ; mais non, il avait préféré attendre dans l’espoir d’un gain plus élevé, et il s’était fait flouer. Quoi qu’il en soit, je ne perpétue pas toutes les traditions familiales. Eli est venu s’installer. Petit, le teint mat, poilu, les yeux vifs et brillants, le nez volumineux. Un esprit brillant. Spécialiste des langues médiévales ; déjà reconnu comme un chercheur important dans sa branche, et il étudie encore. Le revers de la médaille : il est complexé, névrosé, hypertendu, tracassé par sa masculinité. Tout le temps en train de rôder autour d’une fille, sans généralement arriver à rien. Et quelles filles : pas les grosses dondons que Ned affecte de préférer, Dieu sait pourquoi. C’est une autre sorte de mochetés qu’Eli affectionne : timides, maigrichonnes, grosses lunettes, poitrine comme une planche à pain, vous voyez facilement le genre. Naturellement, elles sont aussi complexées que lui, aussi terrifiées par le sexe, et elles ont du mal à venir à lui, ce qui ne fait qu’aggraver son problème. Il semble absolument incapable d’aborder une minette normale, jolie, sensuelle. Un jour de l’automne dernier, par pure charité chrétienne, j’avais voulu lui prêter ma Margo. Il a réagi comme le dernier des couillons.

Nous formions un quatuor unique. Je ne crois pas que j’oublierai jamais la première (et probablement unique) fois où nos parents se sont rencontrés, au printemps de notre troisième année, à l’occasion du Grand Carnaval. Jusqu’à ce moment-là, je ne crois pas que les parents d’aucun d’entre nous s’étaient fait une idée même approximative des compagnons de chambre de leur fils. J’avais invité une ou deux fois Oliver à la maison pour Noël, mais jamais Ned ou Eli, et je n’avais jamais rencontré leurs parents non plus. Et là, ils étaient tous réunis. Sauf Oliver, qui n’avait pas de famille, bien sûr. Et Ned avait perdu son père. Sa mère était osseuse, le visage décharné et les yeux enfoncés. Elle faisait presque un mètre quatre-vingts, était vêtue de noir avec un accent irlandais. Je n’arrivais pas à faire liaison avec Ned. La mère d’Eli était petite, boulotte, dandinante, guindée dans des habits trop voyants. Son père était presque invisible, par contre : le visage triste et effacé, il soupirait tout le temps. Ils paraissaient très vieux pour être les parents d’Eli : ils avaient dû l’avoir sur le tard. Et puis, il y avait mon père, qui ressemble à ce que j’imagine que je serai dans vingt-cinq ans : joues roses et lisses, cheveux épais virant du blond au gris, le regard nanti. Un homme important, séduisant, un P.-D.G. Il était accompagné de sa femme, Saybrook, qui doit avoir trente-huit ans et qui paraît dix ans de moins : grande, soignée de sa personne, longs cheveux blonds tombant sur ses épaules, corps musclé et bien charpenté. Tout à fait le genre chasse à courre. Imaginez ce groupe attablé sous un parasol dans la cour de l’université, essayant de faire la conversation. Mrs. Steinfeld prenant Oliver sous son aile, le pauvre petit orphelin. Mr. Steinfeld reluquant avec épouvante le costume à quatre cent cinquante dollars de mon père en pure soie italienne. La mère de Ned complètement hors du coup, ne comprenant ni son fils, ni les amis de son fils, ni leurs parents, ni aucun autre aspect du XXe siècle. Saybrook se lançant droit devant elle avec son aisance suprême de femme du monde, parlant avec entrain de ses thés de charité et du début imminent de sa belle-fille. (— C’est une actrice ? demanda Mrs. Steinfeld, intriguée. — Je voulais dire son début dans le monde, répliqua Saybrook, tout aussi étonnée.) Mon père contemplant le bout de ses ongles, dévisageant les Steinfeld et Eli, refusant d’en croire ses yeux. Mr. Steinfeld essayant de faire la conversation, parlant de la Bourse à mon père. Mr. Steinfeld ne joue pas à la Bourse, mais il épluche soigneusement le Times. Mon père ne sait rien de l’état des cours. Tant que les dividendes arrivent régulièrement, ça suffit pour le rendre heureux ; de plus, ça fait partie de sa religion de ne jamais parler d’argent. Il lance un signal à Saybrook, qui dévie adroitement la conversation en nous racontant comment elle préside un comité chargé de recueillir des fonds en faveur des réfugiés palestiniens.

« Vous savez », explique-t-elle, « ceux qui ont été chassés de leur pays par les Juifs à la naissance de l’État d’Israël ». Mrs. Steinfeld est interloquée. Dire une chose pareille devant un membre de la Hadassah ! Mon père montre alors du doigt de l’autre côté de la cour un étudiant aux cheveux particulièrement longs qui est en train de passer : « J’aurais juré que c’était une fille jusqu’à ce qu’il tourne la tête », déclare-t-il. Et Oliver, qui a laissé pousser les siens jusqu’aux épaules, sans doute pour montrer ce qu’il pense du Kansas, lui lance son regard le plus glacial. Indifférent, ou inconscient, mon père continue : « Je me trompe peut-être, mais je ne peux pas m’empêcher de penser qu’un bon nombre de ces jeunes gens aux boucles flottantes ont, vous savez, des tendances homosexuelles. » Ned fait entendre un rire bruyant. La mère de Ned toussote en rougissant — pas parce qu’elle sait que son fils est pédé (l’idée lui paraîtrait incroyable), mais parce que Mr. Winchester qui avait l’air si bien a dit un mot grossier à table. Les Steinfeld, qui ne sont pas durs à comprendre, regardent Ned, puis Eli, puis se regardent l’un l’autre. Réaction très complexe. Leur garçon est-il en sécurité avec un tel camarade de chambre ? Mon père ne comprend pas ce que sa remarque innocente a déclenché. Il voudrait bien s’excuser, mais il ne sait pas de quoi ni à qui. Il fronce les sourcils, et Saybrook lui chuchote quelque chose à l’oreille — tss ! Saybrook ! chuchoter en public, que dirait Emily Post ? — et il répond en rougissant jusque dans l’infrarouge :

— Peut-être pourrions-nous commander du vin ?

Il le dit tout haut pour cacher sa confusion, et il appelle impérieusement un garçon-étudiant :

— Avez-vous du Chassagne-Montrachet 1969 ?

— Monsieur ? répond le garçon avec un visage sans expression.

On amène un seau à glace contenant une bouteille de Liebfraumilch à trois dollars, ce qu’ils ont de mieux à offrir, et mon père paye avec un billet de cinquante tout neuf. La mère de Ned ouvre de grands yeux en voyant le billet. Les Steinfeld froncent les sourcils, pensant qu’il est en train de les snober. Un épisode merveilleux, merveilleux. Un peu plus tard, Saybrook me prend à part et me dit :

— Ton père est très gêné. S’il avait su qu’Eli est, euh !… attiré par les garçons, il n’aurait pas fait cette remarque.

— Pas Eli, Eli est mono. C’est Ned.

Saybrook ne sait plus que penser. Elle croit que je me fiche d’elle. Elle voudrait me dire que mon père et elle espèrent bien que je ne baise pas avec eux, peu importe lequel, mais elle est trop bien élevée pour savoir comment exprimer cela. Elle se contente des trois minutes de conversation réglementaire, prend congé avec grâce et retourne expliquer à mon père le tout dernier twist. J’aperçois les Steinfeld en train de conférer, angoissés, avec Eli, sans doute en train de lui faire la leçon parce qu’il partage l’appartement d’un morveux de gentil, et de l’avertir sérieusement de ne pas fréquenter ce petit faygeleh non plus, si ce n’est pas (oy ! veh !) trop tard. Ned et sa mère ont également des problèmes de fossé entre les générations, un peu plus loin. Je capte quelques mots épars :

— Les sœurs ont prié pour toi… devant la Sainte Croix… neuvaine… rosaire… ton père qui est au ciel… noviciat… jésuite… jésuite… jésuite…

À l’écart, il y a Oliver. Tout seul. Il regarde. Il sourit, de son sourire vénusien. Un visiteur sur la Terre, notre Oliver. L’homme des soucoupes volantes.

Je donnerais Oliver comme l’esprit le plus profond du groupe. Il n’en sait pas autant qu’Eli, il n’a pas la même apparence brillante, mais son intelligence est plus puissante, j’en suis convaincu. C’est aussi le plus étrange d’entre nous, parce qu’en surface il paraît si sain et si normal, et qu’en réalité il ne l’est pas du tout. Eli est celui de nous qui a l’esprit le plus vif, et c’est aussi le plus complexé, le plus tourmenté. Ned joue au faible, au délicat, mais ne le sous-estimez surtout pas : il sait parfaitement ce qu’il veut, et il s’arrange toujours pour l’obtenir. Et moi ? Qu’y a-t-il de particulier à dire sur moi ? Le bon vieux fils à papa. La famille, les relations, les clubs. En juin, je passe mes examens ; et, après ça, à moi la belle vie ! Appelé dans l’U.S. Air Force pour faire mon service, oui, mais pas d’opérations de combat — tout est déjà arrangé, nos gènes sont trop précieux pour être gaspillés — et, après ça, je me dégote une débutante épiscopalienne certifiée vierge et appartenant à l’une des Cent Familles, et je m’établis en gentleman respectable. Jésus ! Heureusement que le Livre des Crânes d’Eli n’est qu’un ramassis de conneries superstitieuses, parce que je finirais par m’emmerder à mort au bout de vingt ans.

Загрузка...