Le Jeu du Rat et du Dragon par Cordwainer Smith

La table de Jeu

C’était un dur métier que d’être Boute-Lumière. Furieux, Underhill referma la porte derrière lui. Cela ne servait à rien de porter un uniforme et de ressembler à un soldat si les gens ne vous savaient pas gré de ce que vous faisiez.

Il s’assit dans le fauteuil, laissa reposer sa nuque sur l’appuie-tête et abaissa le casque sur son front.

Tout en attendant que le tableau de projection s’allume, il se remémora la fille, dans le couloir. Elle l’avait regardé avec mépris. « Miaou. » Elle n’avait dit que cela. Mais ç’avait été pour lui comme la blessure d’un couteau.

Pour qui le prenait-elle ? Pour un fou, un incapable, un être inerte porteur d’uniforme ? Ne savait-elle pas que, pour chaque demi-heure de Boute-Lumière, il lui fallait passer au moins deux mois de repos dans un hôpital ?

À présent, le tableau s’allumait. Autour de lui, il perçut les profondeurs de l’espace et l’immensité de la cage cubique, pleine de néant, où il se trouvait. Au sein de ce néant, il pouvait sentir l’horreur insondable de l’espace et découvrir cette terrible anxiété qui envahissait son esprit, quand il rencontrait la plus infime trace de poussière inerte.

Comme il se détendait, la solidité rassurante du Soleil, la ronde familière des planètes et de la Lune résonnèrent en lui. Notre système solaire était aussi simple et charmant qu’une ancienne pendule à coucou pleine de cliquetis et de bruits rassurants. Les étranges petites lunes de Mars tournaient autour de la planète comme des souris affolées et, pourtant, la régularité de leur mouvement était l’assurance du bon fonctionnement de toutes choses. Loin au-dessus du plan de l’écliptique, il pouvait déceler la présence d’une demi-tonne de poussière qui dérivait hors des voies de passage humaines.

Là, il n’y avait rien à combattre, l’esprit ne devait rien affronter. L’âme ne risquait pas d’être arrachée au corps, ses racines perdant un effluve aussi tangible que du sang.

Rien ne changeait jamais dans le système solaire. Il aurait pu manœuvrer sans cesse le tableau sans être rien de plus qu’un astronome télépathe, un homme capable de percevoir la douce protection du Soleil dont la chaleur pénétrait son esprit.


Woodley entra.

— « Toujours ce même tic-tac régulier du monde, » dit Underhill. « Rien à signaler. Ce n’est pas étonnant que le tableau de projection n’ait pas été mis au point avant le planoforme. Ici, avec la chaleur du soleil autour de soi, on se sent bien, en sûreté. On peut sentir tourner chaque chose. C’est beau, élégant, solide. Comme lorsqu’on se repose devant sa maison. »

Woodley eut un grognement. Il n’appréciait guère les envolées de l’imagination.

Imperturbable, Underhill poursuivit : « Il devait faire bon être un Homme Ancien. Je me demande pourquoi ils ont calciné leur monde avec cette guerre. Ils n’avaient pas besoin de planoformer. Ils n’avaient pas besoin d’aller gagner leur vie entre les étoiles. Ils n’avaient pas besoin de traquer les Rats ni de participer au Jeu. Ils n’avaient pas inventé le Boute-Lumière car ils n’en avaient pas besoin. N’est-ce pas, Woodley ? »

Woodley grogna : « Honhon. » Woodley avait vingt-six ans et il se retirerait dans un an. Il possédait déjà sa ferme. Il avait passé dix ans à ce dur travail de Boute-Lumière avec les meilleurs d’entre eux. Il avait gardé l’esprit sain en ne pensant pas trop à son métier, en affrontant le choc là où il devait l’affronter, sans trop réfléchir à ses devoirs entre deux alertes.

Woodley ne s’était jamais soucié d’être populaire au sein des Partenaires. Nul d’entre eux ne l’aimait vraiment. Certains, même, le détestaient. On le soupçonnait d’avoir eu, à l’occasion, de vilaines pensées envers ses Partenaires mais, puisque aucun d’eux n’avait jamais formulé clairement de plainte à son égard, les Boute-Lumière et les Chefs des Instruments le laissaient en paix.

Underhill était encore enthousiasmé par leur tâche. Il poursuivit gaiement : « Que se passe-t-il lorsque nous planoformons ? Penses-tu que cela ressemble à la mort ? As-tu déjà vu quelqu’un dont l’âme avait été arrachée ? »

— « Âme arrachée n’est qu’une façon de parler, » dit Woodley. « Après tant d’années, nul ne peut dire si nous avons une âme. »

— « Mais j’ai vu quelqu’un à qui c’était arrivé. J’ai vu à quoi ressemblait Dogwood lorsqu’il s’est scindé. C’était bizarre. Il semblait humide et visqueux, comme s’il saignait. Cela suintait. Et sais-tu ce qu’ils lui ont fait, à Dogwood ? Ils l’ont emmené dans cette partie de l’hôpital où nous n’allons jamais, toi et moi. Tout en haut, là où sont les autres, ceux qui vivent encore après que les Rats et le Grand Extérieur se sont emparé d’eux. »

Woodley s’assit et alluma une vieille pipe. Il y brûlait quelque chose que l’on appelait tabac. C’était une manie assez dégoûtante qui lui conférait pourtant une allure élégante et audacieuse.

— « Écoute, jeunot. Ne t’en fais pas pour tout cela. Le Boute-Lumière s’améliore sans cesse. Les Partenaires aussi s’améliorent. Je les ai vus bouter la lumière en une milliseconde et demie sur deux Rats séparés par soixante millions de kilomètres. Tant que les gens devaient diriger eux-mêmes les tableaux de projection, il restait un risque pour que, avec une marge de quatre cents millisecondes, l’esprit humain ne pût réussir à bouter une lumière et à chasser les Rats assez vite pour sauver les vaisseaux en train de planoformer. Mais les Partenaires ont changé tout cela. Lorsqu’ils interviennent, ils sont plus rapides que les Rats. Et ils le seront toujours. Je sais bien qu’il n’est pas facile de laisser un Partenaire partager votre esprit…»

— « Ce n’est pas plus facile pour eux, » dit Underhill.

— « Ne te fais pas de souci pour eux. Ils ne sont pas humains. Laisse-les s’occuper d’eux-mêmes. J’ai vu plus de Boute-Lumière devenus fous à cause des Partenaires qu’à cause des Rats. Combien ont été pris par les Rats, selon toi ? »


Underhill regarda ses doigts. Ils brillaient, verts et pourpres dans la clarté crue du tableau. Il compta. Le pouce pour l’Andromède, perdu avec son équipage et tous ses passagers ; l’index et le majeur pour les vaisseaux de secours 43 et 56, retrouvés avec leurs tableaux grillés et chaque homme, femme ou enfant du bord mort ou dément ; l’annulaire, le petit doigt et le pouce de la seconde main pour les trois premiers navires de guerre détruits par les Rats, perdus tandis que les gens réalisaient qu’il y avait quelque chose, là-bas, dans l’inter-espace, quelque chose de vivant, capricieux et méchant.

Le planoforme était étrange. C’était comme…

Comme rien.

Comme la secousse d’un faible courant électrique.

Comme le premier élancement d’une dent malade.

Comme la douleur légère d’un éclair dans les yeux.

Pourtant, en ce laps de temps, un vaisseau de quarante mille tonnes quittait la Terre, passait de quelque façon dans un univers à deux dimensions, puis réapparaissait à une demi-année-lumière de distance, ou à cinquante.

Et lui, à un moment donné, était installé dans la Salle de Combat, le tableau prêt, avec tout le système solaire si familier qui cliquetait dans sa tête. Pendant une seconde ou une année (il n’avait jamais pu dire combien cela durait, subjectivement) l’étonnant petit éclair le traversait et il se retrouvait dans le Grand Extérieur. L’espace terrible ouvert entre les étoiles, où les étoiles elles-mêmes étaient comme autant de boutons dans son esprit télépathe et les planètes trop lointaines pour qu’il pût les sentir ou les déceler.

Et quelque part dans cet espace, une mort hideuse guettait, une mort et une horreur telles que l’Homme n’en avait jamais rencontré avant de s’élancer dans le voyage interstellaire. Car il semblait que la clarté des soleils tenait les Dragons à distance.

Les Dragons. C’était ainsi que les appelaient les gens. Mais pour eux, il ne pouvait rien y avoir de plus que le frisson du planoforme, le coup de marteau de la mort soudaine ou la note sombre de la démence se glissant dans leur esprit.

Tandis que, pour les télépathes, il y avait les Dragons.

Dans la fraction de seconde séparant la sensation télépathique d’une présence hostile, dans le vide noir de l’espace, et l’assaut psychique féroce et destructeur contre tous les occupants du vaisseau, les télépathes avaient décelé des entités pareilles aux Dragons du vieux folklore humain. Des bêtes plus rusées que les bêtes, des démons plus tangibles que les démons, tourbillons voraces de haine et de vie surgis mystérieusement de la matière ténue qui existait entre les étoiles.

Un vaisseau rescapé avait ramené le premier la nouvelle. Un vaisseau à bord duquel, par chance, il s’était trouvé un télépathe muni d’un projecteur lumineux qu’il avait braqué sur l’innocente poussière. Et, dans son esprit, il avait vu les Dragons se résorber. Les autres passagers, non-télépathes, avaient poursuivi leur voyage sans savoir qu’ils venaient d’éviter la mort.

À partir de là, ç’avait été facile… ou presque.


Les vaisseaux qui planoformaient emmenaient toujours des télépathes. La sensibilité de ceux-ci était accrue dans une énorme proportion par les tableaux de projection, qui étaient des amplificateurs télépathiques adaptés à l’esprit des mammifères. Ces tableaux, à leur tour, étaient reliés électroniquement à de petites bombes lumineuses dirigeables. C’était la lumière qui agissait. Elle repoussait les Dragons et permettait aux vaisseaux de regagner les trois dimensions, sautant d’une étoile à l’autre.

Les chances, qui avaient été de cent contre une au détriment de l’humanité, passèrent soudain à soixante contre quarante en sa faveur.

Ce n’était pas assez. Les télépathes furent entraînés jusqu’à devenir hypersensibles afin de déceler les Dragons en moins d’une milliseconde.

Mais on s’aperçut alors que les Dragons pouvaient parcourir un million de kilomètres en deux millisecondes, intervalle qui ne permettait pas à un esprit humain d’activer les projecteurs lumineux.

On avait tenté de munir les vaisseaux d’une défense lumineuse permanente. Ce moyen se révéla impuissant.

L’humanité étudiait les Dragons mais ceux-ci, apparemment, étudiaient l’humanité de leur côté. Ils parvinrent de quelque façon à réduire leur volume et s’aplatirent sur des trajectoires extrêmement rapides.

Il fallait une lumière intense, de type solaire, pour les repousser ; seules les bombes pouvaient la fournir. Le Boute-Lumière fut donc mis au point.

Il consistait en la détonation de bombes photonucléaires miniature très puissantes, qui convertissaient quelques grammes d’un isotope du magnésium en pur rayonnement.

Les chances augmentèrent encore en faveur de l’humanité, et pourtant des vaisseaux continuaient de se perdre.

La situation devint si grave que les gens refusèrent d’aller à la recherche des vaisseaux perdus, car ils savaient ce qu’ils allaient y trouver. Il était terrible de ramener sur Terre trois cents corps à enterrer et deux ou trois cents fous incurables que l’on devrait réveiller, nourrir, laver, faire dormir, éveiller et nourrir à nouveau jusqu’à la fin de leurs jours.

Les télépathes essayèrent de pénétrer l’esprit des malades mentaux qui avaient été touchés par les Dragons. Ils ne trouvèrent rien au-delà des colonnes d’ardente terreur surgies de la conscience primaire, source volcanique de la vie.

Vinrent alors les Partenaires.

L’Homme et son Partenaire pouvaient accomplir ensemble ce dont l’Homme seul était incapable. Les Hommes avaient l’intellect. Les Partenaires possédaient la vitesse.

Les Partenaires manœuvraient leurs petits engins, guère plus grands que des ballons, autour des vaisseaux. Ils planoformaient avec ceux-ci. Ils voyageaient avec eux, dans leurs appareils de trois kilos, prêts à l’attaque.

Les petits vaisseaux des Partenaires étaient rapides. Chacun d’eux emportait une douzaine de bombes boute-lumière qui n’étaient pas plus grosses qu’un dé à coudre.

Les Boute-Lumière projetaient les Partenaires – les projetaient littéralement – par relais psychique, droit sur les Dragons.

Ce qui apparaissait sous la forme d’un Dragon pour l’esprit humain prenait, pour les Partenaires, celle d’un Rat gigantesque.

Dans le néant impitoyable de l’espace, les esprits des Partenaires réagissaient à un instinct vieux comme la vie. Ils attaquaient et frappaient plus vite que l’Homme, renouvelant leurs attaques jusqu’à la destruction des Rats ou jusqu’à leur mort. Presque tout le temps, les Partenaires triomphaient.

Avec la sécurité nouvelle des voyages interstellaires, le commerce s’accrut dans des proportions immenses ; la population des colonies augmenta, ainsi que la demande en Partenaires entraînés.

Underhill et Woodley faisaient partie de la troisième génération de Boute-Lumière, et pourtant il leur semblait que leur tâche avait toujours existé.

Gagner l’espace par l’esprit grâce au tableau de projection, s’adjoindre l’esprit du Partenaire et se préparer à la tension du combat dont tout dépendait : l’organisme humain ne pouvait supporter longtemps cette tension. C’est pourquoi Underhill avait besoin de deux mois de repos après une demi-heure de combat. Pourquoi Woodley prenait sa retraite après dix ans de service. Ils étaient jeunes. Ils étaient forts. Mais ils avaient leurs limites.

Tant de choses dépendaient du choix des Partenaires, du rapport entre celui qui était aux commandes et celui qui était dirigé.

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