— Qu’est-ce que vous faites là ? »

Une nouvelle pause, puis une conférence de chuchotements embarrassés.

« Nous… euh… avons été enfermés, dit la voix avec réticence.

— Comment ça ? Avec l’In-Octavo ? »

Chuchotis, chuchotas.

« L’In-Octavo, à vrai dire, n’est plus ici, à vrai dire, reprit lentement la voix.

— Oh. Mais vous, vous y êtes ? fit Rincevent aussi poliment que possible tout en souriant comme un nécrophile dans une morgue.

— Il semble que ce soit le cas.

— On peut faire quelque chose pour vous ? demanda Deuxfleurs d’une voix anxieuse.

— Vous pourriez essayer de nous faire sortir.

— Est-ce qu’on peut crocheter la serrure ? demanda Bethan.

— Pas la peine, dit Rincevent. Parfaitement inviolable.

— Je pense que Cohen y serait arrivé, dit Bethan, sincère. Où qu’il soit.

— Le Bagage aurait tôt fait de la défoncer, renchérit Deuxfleurs.

— Enfin, c’est comme ça, dit Bethan. Sortons respirer l’air frais. Plus frais en tout cas. » Elle fit volte-face pour s’en aller.

« Attendez, attendez, fit Rincevent. C’est toujours pareil, hein ? Ce vieux Rincevent est incapable de la moindre idée, pas vrai ? Oh, non, ce n’est qu’un bouche-trou, voilà. Flanquez-lui donc un coup de pied au passage. Ne comptez pas sur lui, c’est…

— D’accord, fit Bethan. On vous écoute, alors.

— … une nullité, un raté, rien qu’un… quoi ?

— Comment allez-vous ouvrir la porte ? » demanda Bethan.

Rincevent la regarda, bouche bée. Puis il regarda la porte. Elle était vraiment très solide et la serrure se donnait un air supérieur.

Mais il était déjà entré, une fois, il y avait longtemps. L’étudiant Rincevent avait poussé la porte qui s’était ouverte, et un instant plus tard le Sortilège lui avait sauté dans la tête et gâché l’existence.

« Écoute, fit une voix de l’autre côté de la porte, aussi aimablement que possible. Tu vas nous chercher un mage, tu es un brave garçon. »

Rincevent prit une profonde inspiration.

« Reculez, grinça-t-il.

— Quoi ?

— Trouvez quelque chose pour vous cacher derrière, aboya-t-il d’une voix à peine tremblante. Vous aussi, dit-il à Bethan et Deuxfleurs.

— Mais vous ne pouvez pas…

— Je ne rigole pas !

— Il ne rigole pas, confirma Deuxfleurs. Cette petite veine sur le côté de son front, vous savez, quand elle bat comme ça, eh bien…

— La ferme ! »

Rincevent leva un bras mal assuré et le tendit vers la porte.

Le silence était total.

Oh dieux, songea-t-il, qu’est-ce qui se passe, maintenant ?

Dans les ténèbres au fond de son esprit, le Sortilège remua, inquiet.

Rincevent essaya de se mettre au diapason, un truc comme ça, avec le métal de la serrure. S’il pouvait semer la zizanie dans ses atomes et qu’ils se désolidarisent…

Rien ne se produisit.

Il déglutit péniblement et dirigea son attention vers le bois : vieux et presque fossilisé ; il ne brûlerait probablement pas, même imbibé d’huile et jeté dans un fourneau. Il essaya malgré tout et tenta d’expliquer aux vieilles molécules qu’elles devaient s’efforcer de sautiller pour se réchauffer…

Dans le silence tendu de son esprit, il regarda méchamment le Sortilège qui prit un air penaud.

Il considéra l’espace qui entourait le battant, se demanda s’il ne pourrait pas le modifier, lui donner des formes bizarres pour expédier la porte carrément dans un autre ensemble de dimensions.

La porte ne bougea pas, solide et provocante.

Il était en nage et recommençait en esprit le parcours interminable vers le tableau devant la classe rigolarde. Il se tourna à nouveau désespérément vers la serrure. Elle devait être faite de petits bouts de métal, pas très lourds…

Par le judas lui parvinrent de très légers bruits : ceux de mages qui se décrispaient et secouaient la tête.

Quelqu’un chuchota : « Je vous avais dit…»

Un faible grincement se fit entendre, suivi d’un cliquetis.

Le visage de Rincevent était un masque. La sueur lui dégoulinait du menton.

Un autre cliquetis, puis le grincement de broches récalcitrantes. Trymon avait huilé la serrure, mais la rouille et la poussière séculaire avaient bu l’huile, et le seul moyen pour un mage de déplacer quelque chose par magie, à moins de s’aider d’une force annexe, c’est d’utiliser le levier de son propre esprit.

Rincevent faisait de gros efforts pour empêcher son cerveau de lui ressortir par les oreilles.

La serrure ferrailla. Des tiges de métal fléchirent dans des cannelures rongées, cédèrent, poussèrent des leviers.

Les leviers cliquetèrent, des crans s’enclenchèrent. Un long grincement s’échappa qui laissa Rincevent sur les genoux.

La porte s’ouvrit sur des gonds à la peine. Les mages se glissèrent prudemment hors de la cave. Deuxfleurs et Bethan aidèrent Rincevent à se remettre debout. Il chancelait, le teint blême.

« Pas mal, fit l’un des maîtres en examinant la serrure. Un peu lent, peut-être.

— Laissez tomber ! jeta Jiglad Wert. Vous trois, là, vous avez croisé quelqu’un en descendant ?

— Non, répondit Deuxfleurs.

— On a volé l’In-Octavo. »

Rincevent redressa brusquement la tête. Ses yeux accommodèrent. « Qui ça ?

— Trymon…»

Rincevent déglutit. « Grand ? fit-il. Blond, un peu l’air d’un furet ?

— Maintenant que vous m’y faites penser…

— Il était dans ma classe, le coupa Rincevent. Tout le monde disait qu’il irait loin.

— Il ira beaucoup plus loin s’il ouvre le livre, dit un des mages qui se roulait vite fait une cigarette entre des doigts tremblants.

— Pourquoi donc ? demanda Deuxfleurs. Qu’est-ce qui va se passer ? »

Les mages se regardèrent les uns les autres.

« C’est un ancien secret, transmis de mage à mage, on ne peut pas le divulguer aux non-initiés, dit Wert.

— Oh, allez, fit Deuxfleurs.

— Ah, bah, ça n’a probablement plus d’importance. Un seul esprit ne peut contenir tous les sortilèges. Il va se détraquer et laisser un trou.

— Quoi ? Dans sa tête ?

— Hem. Non. Dans la structure de l’univers, dit Wert. Trymon se croit peut-être capable de maîtriser tout seul…»

Ils sentirent le bruit avant de l’entendre. Il prit naissance dans la pierre par une lente vibration, puis monta soudain en une plainte acérée qui franchissait les tympans pour s’enfoncer directement dans le cerveau. Il ressemblait à une voix humaine qui chantait, ou qui psalmodiait, ou qui criait, mais qui recelait des harmoniques plus profondes et plus horribles.

Les mages pâlirent. Puis, comme un seul homme, ils se retournèrent et se précipitèrent à l’assaut des marches.

Il y avait foule à l’extérieur du bâtiment. Des gens tenaient des torches, d’autres avaient cessé d’entasser du petit bois autour des murs. Mais tout le monde avait les yeux levés vers la Tour de l’Art.

Les mages se frayèrent un chemin au travers des corps indifférents et firent volte-face pour regarder en l’air.

Le ciel était plein de lunes. Chacune trois fois plus grande que celle du Disque, et chacune dans l’ombre à l’exception d’un croissant rose qui captait la lumière de l’étoile.

Mais au premier plan le sommet de la Tour de l’Art était le théâtre d’une furieuse agitation. On apercevait fugitivement des formes à l’intérieur, des formes qui n’avaient rien de rassurant. Le son s’était à présent changé en un bourdonnement de guêpe, amplifié un million de fois.

Certains mages se laissèrent tomber à genoux.

« Il a réussi, dit Wert en secouant la tête. Il a ouvert une brèche.

— Ces choses, là, ce sont des démons ? demanda Deuxfleurs.

— Oh, des démons ! fit Wert. Ce serait une partie de plaisir comparé à ce qui va tenter de passer par la brèche.

— Pire que tout ce qu’on peut imaginer, dit Panter.

— Je suis capable d’imaginer des horreurs, dit Rincevent.

— Celles-là sont pires.

— Oh.

— Et qu’est-ce que vous proposez comme solution ? » lança une voix claire.

Ils se retournèrent. Bethan les fustigeait du regard, bras croisés.

« Pardon ? fit Wert.

— Vous êtes des mages, non ? Alors, au boulot.

— Quoi ? S’attaquer à ça ? fit Rincevent.

— Vous voyez quelqu’un d’autre ? »

Wert s’avança. « Madame, je n’ai pas l’impression que vous compreniez vraiment…

— Les dimensions de la Basse-Fosse vont se déverser dans notre univers, c’est ça ? interrogea Bethan.

— Eh bien, oui…

— On se fera tous bouffer par des machins qui ont des tentacules à la place de la figure, c’est ça ?

— Rien d’aussi agréable, mais…

— Et vous allez laisser faire ?

— Écoutez, dit Rincevent. Tout est fini, vous voyez ? On ne peut pas replacer les sortilèges dans le livre, on ne peut pas rattraper ce qui a été dit, on ne peut pas…

— On peut toujours essayer ! »

Rincevent soupira et se tourna vers Deuxfleurs.

Il n’était pas là. Les yeux de Rincevent se portèrent inévitablement vers le pied de la Tour de l’Art, juste à temps pour voir disparaître par une porte la silhouette rondouillarde du touriste tenant l’épée d’une main inexperte.

Les pieds de Rincevent décidèrent pour lui ; du point de vue de sa tête, ils faisaient fausse route.

Les autres mages le regardèrent partir.

« Alors ? fit Bethan. Il y va, lui. »

Chacun s’efforça de ne pas croiser le regard des collègues.

Wert finit par dire : « On pourrait essayer, j’imagine. Ça n’a pas l’air de s’étendre.

— Mais il ne nous reste pour ainsi dire plus de magie, objecta l’un des mages.

— Vous avez une meilleure idée, alors ? »

Un par un, leurs robes de cérémonie scintillant dans l’étrange lumière, les mages pivotèrent et s’acheminèrent vers la tour.

Le bâtiment était creux à l’intérieur, les girons de pierre de son escalier en spirale suivaient les parois, fixés par du mortier. Deuxfleurs avait déjà gravi plusieurs pas d’hélice lorsque Rincevent le rattrapa.

« Attends, lui dit-il aussi allègrement qu’il le put. Ce genre de travail, c’est pour des hommes comme Cohen, pas pour toi. Sans vouloir t’offenser.

— Il arriverait à quelque chose ? »

Rincevent leva les yeux vers la lumière actinique qui piquait vers eux depuis le trou tout en haut des marches.

« Non, reconnut-il.

— Alors, je peux faire aussi bien que lui, non ? » dit Deuxfleurs qui brandit l’épée qu’il avait chapardée.

Rincevent le suivit par petits bonds, en se tenant au plus près du mur. « Tu ne comprends pas ! cria-t-il. Il y a des horreurs inimaginables là-haut !

— Tu as toujours dit que je n’avais pas d’imagination.

— C’est un fait, oui, admit Rincevent, mais…»

Deuxfleurs s’assit. « Écoute, dit-il. J’attends ça depuis mon arrivée ici. Je veux dire : c’est une aventure, non ? Seul contre les dieux, tu vois le genre ? »

Rincevent ouvrit et referma la bouche quelques secondes avant de pouvoir articuler le premier mot.

« Tu sais te servir d’une épée ? fit-il d’une voix faible.

— Aucune idée. Je n’ai jamais essayé.

— Tu es fou ! »

Deuxfleurs le considéra, la tête penchée. « Tu peux parler, dit-il. Je suis ici parce que je ne sais pas quoi faire, mais tu t’es regardé ? » Il tendit le doigt vers les autres mages, en dessous, qui gravissaient péniblement les marches. « Et eux ? »

De la lumière bleue tombant d’en haut perfora l’intérieur de la tour. Le tonnerre gronda.

Les mages parvinrent à leur niveau, toussant horriblement et cherchant désespérément leur respiration.

« C’est quoi, le plan ? demanda Rincevent.

— Il n’y en a pas, répondit Wert.

— Bien. Parfait, fit Rincevent. Je vais vous laisser vous en occuper, alors.

— Tu viens avec nous, dit Panter.

— Mais je ne suis même pas un vrai mage. Vous m’avez fichu à la porte, vous vous rappelez ?

— Je n’ai jamais connu d’étudiant aussi nul, dit le vieux mage, mais tu es là et tu n’as pas besoin d’autre qualification. Viens. »

La lumière vacilla et s’éteignit. Les bruits horribles moururent, comme étranglés.

Le silence envahit la tour ; un de ces silences lourds, oppressants.

« Ça s’est arrêté », dit Deuxfleurs.

Quelque chose bougea, là-haut, sur le cercle de ciel rouge. Un objet qui tombait lentement, qui tournait sur lui-même et se déportait d’un côté à l’autre. Il atterrit sur les marches un tour d’hélice au-dessus du groupe.

Rincevent le rejoignit le premier.

C’était l’In-Octavo. Mais il gisait sur la pierre aussi mou, aussi inerte que n’importe quel autre livre ; ses pages voletaient dans le fort courant d’air ascensionnel de l’édifice.

Deuxfleurs arriva en soufflant derrière Rincevent et baissa les yeux. « Blanches, dit-il. Toutes les pages sont complètement blanches.

— Alors il l’a fait, dit Wert. Il a prononcé les sortilèges. Et il a réussi. Je n’aurais pas cru.

— Tout ce vacarme, objecta Rincevent. Et puis la lumière. Les formes. Moi, je n’ai pas l’impression qu’il ait si bien réussi que ça.

— Oh, on obtient toujours un certain nombre d’effets secondaires extradimensionnels, au cours d’une opération magique d’importance, coupa court Panter. Ça impressionne les gens, rien de plus.

— Ça ressemblait à des monstres, là-haut, dit Deuxfleurs qui se rapprocha de Rincevent.

— Des monstres ? Montrez-moi des monstres ! » fit Wert.

Instinctivement, ils levèrent la tête. Il n’y avait aucun bruit.

Rien ne bougeait sur le cercle de lumière.

« Je crois que nous devrions monter et… euh… le féliciter, proposa Wert.

— Le féliciter ? explosa Rincevent. Il a volé l’In-Octavo ! Il vous a bouclés ! »

Les mages échangèrent des regards entendus.

« Oui, bon, fit l’un d’eux. Quand tu auras progressé dans le métier, mon garçon, tu sauras qu’il y a des circonstances où l’important, c’est la réussite.

— C’est le résultat qui compte, lâcha Wert brutalement. Pas la façon d’y arriver. »

Les mages reprirent leur ascension de l’escalier en spirale.

Rincevent s’assit et fixa les ténèbres d’un œil mauvais.

Il sentit une main sur son épaule. C’était Deuxfleurs, qui tenait l’In-Octavo.

« Ce ne sont pas des manières de traiter un livre, dit-il. Regarde, il a carrément retourné et cassé le dos. Les gens font toujours ça, ils ne savent pas prendre soin des livres.

— Ouais, répondit vaguement Rincevent.

— Ne t’en fais pas, dit Deuxfleurs.

— Je ne m’en fais pas, je suis seulement en colère, fit sèchement Rincevent. Passe-moi ce foutu bouquin ! »

Il se saisit du livre et l’ouvrit rageusement d’un geste brusque.

Il farfouilla au fond de sa tête, là où nichait le Sortilège.

« Bon, gronda-t-il. Tu t’es bien amusé, tu m’as gâché la vie, alors maintenant retourne d’où tu viens !

— Mais je… protesta Deuxfleurs.

— Le Sortilège, c’est au Sortilège que je parle, dit Rincevent. Allez, retourne sur la page ! »

Il jeta à l’antique parchemin un regard furieux qui finit par le faire loucher.

« Alors je vais te prononcer ! cria-t-il, et sa voix se répercuta en écho jusqu’en haut de la tour. Rejoins donc les autres, et grand bien te fasse ! »

Il refourra le livre entre les bras de Deuxfleurs et monta l’escalier d’un pas mal assuré.

Les mages avaient atteint le sommet et disparu hors de vue. Rincevent grimpait à leur suite.

« « Mon garçon », hein ? marmonnait-il. Quand j’aurai « progressé dans le métier », hein ? J’ai quand même réussi à me balader pendant des années avec l’un des Grands Sortilèges dans le ciboulot sans devenir complètement fou, non ? » Il étudia ce dernier point sous tous les angles. « Oui, c’est bien vrai, se rassura-t-il. Tu ne t’es pas mis à parler aux arbres, même quand ce sont les arbres qui se sont mis à te parler, à toi. »

Sa tête émergea dans l’air lourd, au sommet de la tour.

Il s’était attendu à voir des pierres noircies par le feu, sillonnées de traces de griffes, voire pire encore.

Au lieu de cela, il vit les sept vieux mages debout près d’un Trymon parfaitement indemne. Trymon se retourna et sourit aimablement à Rincevent.

« Ah, Rincevent. Joins-toi à nous, tu veux ? »

Alors voilà, se dit Rincevent. Toute cette histoire pour rien. Peut-être que je ne suis vraiment pas doué pour être mage, peut-être que…

Il leva les yeux pour les plonger dans ceux de Trymon.

C’était peut-être le Sortilège qui, à force de vivre des années durant dans la tête de Rincevent, lui avait modifié la vue. Peut-être le temps passé en compagnie de Deuxfleurs, qui voyait seulement les choses telles qu’elles devaient être, lui avait-il appris à les voir telles qu’elles sont.

Mais Rincevent n’avait assurément jamais rien accompli d’aussi difficile, et de loin, dans toute son existence que de regarder Trymon sans se sentir horriblement malade ni céder à la panique et prendre ses jambes à son cou.

Les autres paraissaient n’avoir rien remarqué.

Ils paraissaient également figés sur place.

Trymon avait essayé de contenir les sept Sortilèges dans son esprit qui avait cédé, du coup les dimensions de la Basse-Fosse l’avaient trouvée, leur brèche. Fallait être bête pour s’imaginer que les Choses allaient débarquer au pas cadencé par une sorte de déchirure dans le ciel, mandibules et tentacules au vent. C’était dépassé, ces histoires-là, bien trop risqué. Même les horreurs sans nom apprenaient à vivre avec leur temps.

Tout ce dont elles avaient besoin, c’était une tête où pénétrer.

Les yeux de Trymon n’étaient que deux trous vides.

La révélation transperça l’esprit de Rincevent comme un poignard de glace. Les dimensions de la Basse-Fosse tenaient de la garderie d’enfants en regard de ce que les Choses étaient capables de commettre dans un univers ordonné. Les gens avaient soif d’ordre, eh bien, ils allaient en avoir, de l’ordre : celui du tour de vis, la loi immuable des lignes droites et des chiffres. Ils allaient en baver…

Trymon le regardait. Quelque chose le regardait. Et les autres n’avaient toujours rien remarqué. Saurait-il seulement expliquer ? Trymon semblait le même qu’avant, en dehors des yeux et d’une peau légèrement luisante.

Rincevent le fixait et savait qu’il y avait bien pire que le Mal. Tous les démons de l’Enfer torturent les âmes, mais c’est parce qu’ils en font grand cas, justement ; si le Mal essaye sans cesse de s’approprier l’univers, au moins il estime qu’il en vaut la peine. Mais le monde gris derrière ces yeux vides piétinerait et détruirait sans même accorder à ses victimes la dignité de la haine. Il ne leur prêterait pas la moindre attention.

Trymon tendit la main.

« Le Huitième Sortilège, dit-il. Donne-le moi. »

Rincevent recula.

« C’est de la désobéissance, Rincevent. Je suis ton supérieur, après tout. J’ai même été élu chef suprême de tous les ordres.

— Vraiment ? » fit Rincevent d’une voix rauque. Il jeta un coup d’œil aux autres mages. Immobiles, de vraies statues.

« Oh, oui, dit Trymon d’un ton enjoué. Je n’ai pas eu beaucoup à les pousser, d’ailleurs. Très démocratique.

— Moi, j’aime mieux la tradition, répliqua Rincevent. Même les morts ont des voix.

— Tu vas me donner le Sortilège de ton plein gré, dit Trymon. Tu veux que je te montre ce que je ferai, sinon ? Et tu finiras quand même par le donner. Tu hurleras pour que je l’accepte. »

Si toute cette aventure doit se terminer, c’est maintenant, songea Rincevent.

« Faudra venir le prendre, dit-il. Je ne vous le donnerai pas.

— Je me souviens de toi, reprit Trymon. Pas terrible comme étudiant, si je me rappelle bien. Tu ne faisais jamais vraiment confiance à la magie, tu n’arrêtais pas de dire qu’il devait exister une meilleure façon de faire marcher un univers. Eh bien, tu vas voir. J’ai des projets. Ensemble, nous allons pouvoir…

— Pas ensemble, le coupa Rincevent d’un ton ferme.

— Donne-moi le Sortilège !

— Essayez donc de le prendre, dit Rincevent qui recula. Je ne crois pas que vous y arriverez.

— Oh ? »

Rincevent sauta de côté lorsque du feu octarine fusa des doigts de Trymon et laissa sur les pierres une flaque de roche bouillonnante.

Il sentit le Sortilège se tapir au fond de son esprit. Il sentit sa peur.

Dans les cavernes silencieuses de son cerveau, il alla le chercher. Le Sortilège, surpris, battit en retraite, comme un chien devant un mouton enragé. Rincevent le poursuivit, trépignant de fureur, à travers les quartiers désaffectés et les secteurs sinistrés des quartiers déshérités de son subconscient, et finit par le découvrir recroquevillé derrière un tas de souvenirs réformés. Le Sortilège poussa un rugissement silencieux de défi, mais ça ne prenait pas avec Rincevent.

Alors c’est comme ça ? lui cria-t-il. Au moment de l’épreuve de force, tu vas te cacher ? Tu as la trouille ?

Le Sortilège répondit : c’est absurde, tu ne peux pas croire ça, je suis l’un des Huit Sortilèges. Mais Rincevent s’avança, en colère, et lui brailla : peut-être, mais le fait est que je le crois et tu ferais mieux de te rappeler dans quelle tête tu habites, vu ? Je suis libre de croire tout ce que je veux là-dedans !

Rincevent effectua un nouveau bond de côté pour éviter une seconde giclée de feu qui transperça la chaleur de la nuit. Trymon sourit et fit un autre mouvement compliqué des mains.

Une pression s’exerça sur Rincevent. Il lui semblait qu’on prenait chaque centimètre de sa peau pour une enclume. Il s’effondra sur les genoux.

« Je peux faire bien pire, dit aimablement Trymon. Je peux te faire brûler la chair sur les os ou te remplir le corps de fourmis. J’ai le pouvoir de…

— Moi, j’ai une épée, vous savez. »

La voix grinçait de défi.

Rincevent redressa la tête. À travers un brouillard violet de douleur il vit, debout derrière Trymon, Deuxfleurs qui tenait son épée à l’envers.

Trymon éclata de rire et plia les doigts. Son attention fut un instant détournée.

Rincevent était en colère. En colère à cause du Sortilège, à cause du monde et de son injustice, à cause du fait qu’il n’avait pas beaucoup dormi ces derniers temps et qu’il n’arrivait pas à penser correctement. Mais il était surtout en colère contre ce Trymon qui possédait toute la magie que lui, Rincevent, avait toujours voulu acquérir sans jamais y parvenir, et qui n’en tirait rien de bon.

Il bondit, donna de la tête dans l’estomac du mage et le ceignit de ses bras dans un geste désespéré. Deuxfleurs fut éjecté de côté lorsqu’ils glissèrent sur les pierres.

Trymon gronda et prononça la première syllabe d’un charme, mais Rincevent le frappa sauvagement d’un coup de coude à la volée dans le cou. Un jet de magie libérée lui roussit les cheveux.

Rincevent se battait comme il l’avait toujours fait, sans technique, ni règles ni tactique mais en brassant beaucoup d’air. La stratégie consistait à empêcher l’adversaire de s’apercevoir trop vite qu’il n’était pas un bon bagarreur et qu’il manquait de force ; ça marchait souvent.

Pour l’heure ça marchait parce que Trymon avait passé trop de temps à lire les manuscrits anciens et pas assez pris d’exercice physique ni de vitamines. Il réussit à porter quelques coups que Rincevent, tout à sa fureur, ne remarqua même pas, mais il ne se servait que de ses mains alors que l’autre recourait aussi aux genoux, aux pieds et aux dents.

Pour tout dire, Rincevent gagnait.

Ça lui fit un choc.

Le choc fut encore plus grand lorsqu’il s’agenouilla sur la poitrine de son adversaire pour le cogner à coups redoublés sur la tête et que la figure de Trymon se transforma. La peau frissonna et ondoya comme s’il la voyait à travers une brume de chaleur, et Trymon parla.

« Aide-moi ! »

Un court instant, Rincevent lut dans les yeux levés vers lui la peur, la souffrance et la supplication. Puis ce ne furent plus des yeux mais des choses à facettes multiples sur une tête qu’on ne pouvait qualifier ainsi qu’en étendant la définition à son extrême limite. Des tentacules, des pattes et des serres en dents de scie se déplièrent pour arracher la maigre chair des os de Rincevent.

Deuxfleurs, la tour et le ciel rouge, tout disparut. Le temps ralentit sa course et s’arrêta.

Rincevent mordit violemment un tentacule qui cherchait à lui déchirer le visage. Comme l’appendice se tordait de douleur, il avança la main et la sentit briser quelque chose de chaud et de spongieux.

On l’observait. Il tourna la tête et vit qu’il se battait à présent dans l’arène d’un gigantesque amphithéâtre. De chaque côté, des rangées entières de créatures avaient les yeux baissés vers lui, des créatures dont les corps et les têtes semblaient tout droit issus d’hybridations cauchemardesques. Il eut la vision fugitive d’horreurs encore plus grandes derrière lui, d’ombres immenses qui s’étendaient jusqu’au ciel couvert. Ensuite le monstre-Trymon lui décocha un coup de dard barbelé de la taille d’une lance.

Rincevent esquiva puis pivota, les deux mains serrées en un seul poing qui frappa la chose dans le ventre, à moins que ce ne fût le thorax. Le coup rendit un son réjouissant de chitine écrasée.

Il plongea en avant, poussé désormais par la terreur de ce qui arriverait s’il arrêtait de se battre. L’arène fantomatique résonnait des pépiements des créatures de la Basse-Fosse, comme un mur de bruissements qui lui martelaient les oreilles pendant qu’il bataillait. Il imagina ce bruit qui envahissait le Disque et il balança coup après coup pour sauver le monde des hommes, pour préserver le petit cercle de lumière dans la nuit du chaos et refermer la brèche par où s’introduisait le cauchemar. Mais il frappait surtout son adversaire pour l’empêcher de riposter.

Des griffes ou des serres lui tracèrent des sillons chauffés à blanc dans le dos et quelque chose lui mordit l’épaule, mais il trouva une poignée de tubes mous au milieu de tous les poils et écailles et il les pressa violemment.

Un bras hérissé de piquants l’envoya rouler au loin dans la poussière noire et cendreuse.

Instinctivement, il se mit en boule, mais rien ne se produisit. La charge furieuse qu’il attendait ne vint pas, et lorsqu’il ouvrit les yeux, il vit la créature s’éloigner clopin-clopant en perdant divers liquides en cours de route.

C’était la première fois qu’on fuyait devant Rincevent.

Il fonça derrière elle, attrapa une patte écailleuse et tordit. La créature pépia vers lui et battit désespérément de ses appendices encore en état de marche, mais la prise de Rincevent tenait bon. Le mage se redressa et flanqua un dernier et solide coup de poing dans l’œil qui restait à la chose. Elle hurla et voulut s’échapper. Et elle n’avait qu’un seul endroit où s’échapper.

La tour et le ciel rouge revinrent dans un déclic de temps rétabli.

Sitôt qu’il sentit les dalles solides sous ses pieds, Rincevent jeta son poids de côté et roula sur le dos, à une longueur de bras de la créature forcenée. « Maintenant ! hurla-t-il.

— Quoi, maintenant ? fit Deuxfleurs. Oh. Oui. D’accord ! »

Il abattit l’épée maladroitement mais avec une certaine force ; la lame manqua Rincevent de quelques centimètres et s’enfonça profondément dans la Chose. Elle émit un bourdonnement strident, comme si Deuxfleurs avait éventré un nid de guêpes, et la mêlée de bras, de jambes et de tentacules se convulsèrent dans les affres de l’agonie. La créature roula à nouveau sur elle-même, sans cesser de hurler et de frapper les dalles de pierre ; puis elle ne frappa plus rien du tout parce qu’elle bascula par-dessus le bord de l’escalier en entraînant Rincevent avec elle.

Des craquements spongieux montèrent du trou tandis qu’elle rebondissait sur quelques marches, puis un cri lointain et décroissant quand elle chuta sur toute la hauteur de la tour.

Il y eut enfin une explosion sourde et un éclair de lumière octarine.

Deuxfleurs se retrouva alors tout seul au sommet de la tour… tout seul, à l’exception des sept mages qui semblaient toujours figés sur place.

Il était là, ahuri, lorsque sept boules de feu montèrent de l’obscurité et plongèrent dans l’In-Octavo abandonné qui parut soudain beaucoup plus intéressant, comme s’il redevenait lui-même.

« Oh là là, fit-il. Ce sont les Sortilèges, sûrement.

— Deuxfleurs. » La voix était caverneuse, comme en écho, mais on reconnaissait bien Rincevent.

Deuxfleurs suspendit son geste vers le livre.

« Oui ? fit-il. C’est… c’est toi, Rincevent ?

— Oui, répondit la voix aux accents de tombeau. Et il y a quelque chose de très important que je veux que tu fasses pour moi, Deuxfleurs. »

Deuxfleurs regarda autour de lui. Il se ressaisit. Ainsi le sort du Disque allait dépendre de lui, en fin de compte ?

« Je suis prêt, dit-il, la voix vibrante de fierté. Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?

— D’abord, je veux que tu écoutes avec une grande attention, dit patiemment la voix désincarnée de Rincevent.

— J’écoute.

— Il est très important qu’au moment où je vais t’expliquer que faire tu ne me demandes pas : « Qu’est-ce que tu veux dire ? » ni que tu discutes, ni rien, compris ? »

Deuxfleurs se mit au garde-à-vous. Du moins son esprit car son corps en était vraiment incapable. Il fit saillir plusieurs de ses mentons.

« Je suis prêt, dit-il.

— Bien. À présent, ce que je veux que tu fasses, c’est…

— Oui ? »

La voix de Rincevent monta des profondeurs de l’escalier.

« Je veux que tu viennes m’aider à remonter avant que mes doigts ne glissent de cette pierre », dit-il.

Deuxfleurs ouvrit la bouche puis la referma aussitôt. Il courut au trou carré et scruta le vide. À la lumière rouge de l’étoile il parvint à distinguer les yeux du mage levés vers lui.

Il s’allongea sur le ventre et tendit la main. Celle de Rincevent lui agrippa le poignet d’une étreinte qui faisait comprendre au touriste que si le mage n’était pas remonté, rien ne lui ferait lâcher prise.

« Je suis content que tu sois en vie, dit-il.

— Parfait. Moi de même », dit Rincevent.

Il attendit un moment dans le noir. Après les instants qu’il venait de vivre, c’était presque agréable, mais presque seulement.

« Alors, tu me remontes ? suggéra-t-il.

— Je crois que ça risque d’être difficile, grommela Deuxfleurs. Je n’ai pas vraiment l’impression de pouvoir y arriver, en fait.

— À quoi tu te tiens, alors ?

— À toi.

— Je veux dire : en dehors de moi ?

— Comment ça : en dehors de toi ? » fit Deuxfleurs.

Rincevent lâcha un vilain mot.

« Bon, écoute, dit Deuxfleurs. L’escalier est en spirale, d’accord ? Si j’arrive à te balancer et qu’ensuite tu te laisses…

— Si c’est pour me proposer de me laisser tomber sur cinq, six mètres du haut d’une tour noire comme un four dans l’espoir de me cogner contre deux ou trois petites marches glissantes qui ne sont peut-être même plus là, ce n’est pas la peine, dit sèchement Rincevent.

— Alors il y a une autre solution.

— Accouche, mon vieux.

— Tu te laisses tomber sur cinquante, soixante mètres du haut d’une tour noire comme un four et tu te cognes contre des pierres qui sont certainement là », dit Deuxfleurs.

Un silence de mort lui parvint d’en dessous. Puis Rincevent lança d’un ton accusateur : « C’était un sarcasme.

— Je n’ai fait qu’énoncer l’évidence, il me semble. »

Rincevent grogna.

« Je suppose que tu ne pourrais pas faire un brin de magie… commença Deuxfleurs.

— Non.

— C’était juste une idée. »

Une lumière vacilla tout en bas, des cris confus s’élevèrent, puis davantage de lumières, davantage de cris, et un chapelet de torches entreprit l’ascension de la longue spirale.

« Voilà des gens qui montent l’escalier, dit Deuxfleurs, toujours prêt à renseigner.

— J’espère qu’ils courent, dit Rincevent. Je ne sens plus mon bras.

— Tu as de la chance, fit Deuxfleurs. Moi, je sens le mien. »

La torche de tête s’arrêta dans sa montée et une voix retentit, qui remplit la tour creuse d’échos inintelligibles.

« Je crois, fit Deuxfleurs, conscient de lentement glisser plus avant dans le trou, qu’on nous disait de tenir bon. »

Rincevent lâcha un autre vilain mot.

Puis, d’une voix plus basse et plus pressante : « Pour tout dire, je ne crois pas pouvoir tenir plus longtemps.

— Essaye.

— Pas la peine, ma main glisse, je le sens ! »

Deuxfleurs soupira. L’heure était aux mesures énergiques.

« Alors, d’accord, dit-il. Dégringole donc. Pour ce que j’en ai à faire.

— Quoi ? fit Rincevent, si surpris qu’il en oublia de lâcher prise.

— Vas-y, meurs. Choisis la solution de facilité.

— Facilité ?

— Tout ce que tu as à faire, c’est te laisser tomber à pic dans le vide en hurlant et de te fracasser tous les os, dit Deuxfleurs. N’importe qui peut y arriver. Vas-y. Ne t’imagine surtout pas que tu doives rester en vie parce qu’on a besoin de toi pour prononcer les Sortilèges et sauver le Disque. Oh, non. Qui ça intéresse, qu’on meure tous grillés ? Allez, pense d’abord à toi ! Lâche donc ! »

Il y eut un long silence embarrassé.

« Je ne sais pas pourquoi, finit par dire Rincevent d’une voix plus forte qu’il n’était nécessaire, mais depuis que je te connais j’ai l’impression d’avoir passé mon temps suspendu, à deux doigts de tomber.

— La tombe, corrigea Deuxfleurs.

— Quoi, « la tombe » ?

— De la tombe, dit obligeamment Deuxfleurs qui tâcha d’ignorer le glissement lent mais inexorable de son ventre sur les dalles. À deux doigts de la tombe. Tu n’aimes pas l’altitude.

— L’altitude, ça m’est bien égal, fit la voix de Rincevent dans les ténèbres. Je m’en accommode, de l’altitude. C’est le vide qui me préoccupe pour le moment. Tu sais ce que je vais faire quand on sera sortis de là ?

— Non, répondit Deuxfleurs qui se coinça les orteils dans une fissure des dalles et tenta de s’immobiliser par la seule force de sa volonté.

— Je vais me bâtir une maison dans le pays le plus plat que je pourrai trouver, elle n’aura qu’un rez-de-chaussée et j’éviterai même de porter des sandales à semelle compensée…»

La torche de tête parvint au dernier tour de la spirale et le regard de Deuxfleurs tomba sur la figure hilare de Cohen. Derrière lui, il distingua la masse rassurante du Bagage qui continuait de gravir les marches à petits bonds maladroits.

« Tout va bien ? lança Cohen. Je peux faire quelque chose ? »

Rincevent prit une profonde inspiration.

Deuxfleurs reconnut les symptômes. Rincevent s’apprêtait à donner une réponse du genre : « Oui, ça me démange derrière le cou, alors si vous pouviez me gratter, hein, en passant ? » ou : « Non, ça m’amuse de pendouiller au-dessus de précipices insondables. » Deuxfleurs se dit qu’il ne le supporterait pas. Il répondit aussitôt.

« Ramenez Rincevent sur les marches », ordonna-t-il sèchement. Les poumons de Rincevent se vidèrent dans un grognement.

Cohen l’attrapa autour de la taille et le propulsa sans cérémonie sur les pierres.

« Il y a une infâme bouillie étalée par terre, en bas, dit-il, histoire de causer. C’était qui ?

— Est-ce que… (Rincevent déglutit) est-ce que ça avait… vous savez… des tentacules et tout ?

— Non, répondit Cohen. Rien que des morceaux ordinaires. Un peu dispersés, évidemment. »

Rincevent regarda Deuxfleurs qui secoua la tête.

« Un mage dépassé par les événements, voilà tout », dit-il.

La démarche chancelante, les bras lui criant leurs reproches, Rincevent se laissa aider à remonter sur le toit de la tour.

« Comment vous êtes arrivé ici ? » demanda-t-il.

Cohen désigna le Bagage qui avait rejoint Deuxfleurs en courant et ouvert son couvercle comme un chien qui sait qu’il n’a pas été sage et espère qu’une prompte démonstration d’affection lui évitera le journal roulé de l’autorité.

« Plein de bosses mais rapide, dit le héros. Je vais te dire, quand t’es là-dessus, personne essaye de t’arrêter. »

Rincevent leva les yeux vers le ciel. Il était rempli de lunes, immenses galettes grêlées de cratères, à présent dix fois plus grosses que celle, toute petite, du Disque. Il les considéra sans grand intérêt. Il se sentait moulu, distendu bien au-delà du point de rupture, aussi fragile qu’un vieil élastique.

Il remarqua que Deuxfleurs essayait d’armer sa boîte à images.

Cohen regardait les sept anciens mages.

« Drôle d’endroit pour exposer des statues, dit-il. Pour quel public ? Remarque, ça vaut pas grand-chose, je dois dire. Pas fameux, comme travail. »

Rincevent tituba jusqu’à Wert et lui tapota légèrement la poitrine. C’était de la bonne pierre bien dure.

Et voilà, songea-t-il. Je veux rentrer chez moi.

Attends, je suis chez moi. À quelque chose près. Alors, ce que je veux, c’est une bonne nuit de sommeil, et peut-être que tout ira mieux demain matin.

Ses yeux tombèrent sur l’In-Octavo ; de menus éclairs de feu octarine en dessinaient les contours. Ah, oui, se dit-il.

Il le ramassa et feuilleta négligemment les pages. Elles étaient épaisses et couvertes d’une graphie alambiquée qui changeait et se reformait alors même qu’il l’examinait. Elle avait l’air de ne pas savoir quelle tournure se donner ; tantôt c’étaient des caractères d’imprimerie ordonnés tout bêtes, tantôt une suite de runes anguleuses. Puis la sorcellographie contournée kythienne. Puis les pictogrammes d’une écriture ancienne, maléfique et oubliée, apparemment composée exclusivement d’êtres reptiliens dégoûtants qui se faisaient mutuellement des choses compliquées et douloureuses…

La dernière page était vierge. Rincevent soupira et lança un regard dans le fond de son esprit. Le Sortilège le lui retourna.

Il en avait rêvé, de cet instant, celui où il expulserait enfin l’intrus, recouvrerait la libre jouissance de sa tête et apprendrait tous ces sorts secondaires qui avaient jusqu’alors eu trop peur de rester en lui. Il ne savait pas pourquoi, mais il s’était attendu à quelque chose de plus excitant.

Exténué qu’il était et d’humeur à ne supporter aucune discussion, il se contenta de fixer froidement le Sortilège et d’agiter en pensée un pouce par-dessus son épaule.

Toi, là. Ouste !

Le Sortilège donna un instant l’impression de vouloir protester, mais il eut la sagesse de n’en rien faire.

Des picotements, un éclair bleu derrière les yeux, puis une impression de vide.

Lorsque Rincevent posa le regard sur la page, elle était couverte de mots. À nouveau des runes. Il s’en réjouissait, les pictogrammes reptiliens n’étaient pas seulement innommables mais probablement imprononçables aussi, et ils éveillaient chez lui des souvenirs qu’il aurait beaucoup de mal à oublier.

Il contemplait le livre d’un air bête tandis que Deuxfleurs s’affairait autour de lui sans qu’il s’en rende compte et que Cohen s’efforçait vainement de retirer leurs bagues aux mages pétrifiés.

Il avait quelque chose à faire, se rappela-t-il. C’était quoi, au juste ?

Il ouvrit le livre à la première page et commença de lire ; ses lèvres bougeaient pendant que son doigt suivait le tracé des lettres. Chaque mot qu’il marmonnait apparaissait silencieusement dans l’air auprès de lui, en couleurs vives qui se diffusaient au gré du vent nocturne.

Il tourna la page.

D’autres visiteurs montaient l’escalier à présent : des adorateurs de l’étoile, des citadins et même quelques membres de la garde personnelle du Patricien. Deux adorateurs de l’étoile tentèrent sans conviction de s’approcher de Rincevent désormais entouré d’un arc-en-ciel tourbillonnant de lettres et qui ne leur prêtait aucune attention, mais Cohen dégaina son épée et les considéra nonchalamment. Aussi se ravisèrent-ils.

Depuis la forme courbée de Rincevent, le silence se propagea comme des rides à la surface d’une flaque. Il tomba en cascade de la tour pour se répandre dans la multitude grouillante en dessous, submergea les murs, inonda la cité de son flot sombre et bouillonnant et engloutit les terres au-delà.

La masse muette de l’étoile surplombait le Disque. Dans le ciel environnant, les nouvelles lunes tournaient lentement, sans un bruit.

Il n’y avait d’autre son que le chuchotement rauque de Rincevent tandis qu’il tournait une à une les pages.

« Ça, c’est passionnant ! » dit Deuxfleurs. Cohen, qui se roulait les restes goudronneux de plusieurs cigarettes pour s’en faire une nouvelle, lui jeta un regard ahuri, le papier à mi-chemin des lèvres.

« Qu’est-ce qu’est passionnant ?

— Toute cette magie !

— Des lumières, c’est tout, chicana-t-il. Il a même pas sorti des colombes de ses manches.

— Oui, mais vous ne sentez pas la puissance surnaturelle ? » fit Deuxfleurs.

Cohen ramena une allumette d’un recoin de sa blague à tabac, regarda Wert un instant et, posément, la gratta sur son nez fossilisé. « Écoute, dit-il à Deuxfleurs aussi aimablement que possible. Tu te figures quoi ? J’ai pas mal bourlingué, j’en ai vu, de la magie, et je peux te dire que si tu te promènes tout le temps la mâchoire pendante ça donne envie de taper dessus. De toute façon, les mages meurent comme tout le monde quand on leur plante un…»

Rincevent referma le livre dans un claquement sonore. Il se releva et regarda alentour.

Voici ce qui se produisit alors :

Rien.

Les gens mirent un certain temps à s’en apercevoir. Ils s’étaient tous baissés instinctivement, dans l’attente d’une explosion de lumière blanche, d’une boule de feu étincelante ou, dans le cas de Cohen qui n’escomptait jamais grand-chose, de quelques pigeons blancs voire d’un lapin un peu fripé.

Ce n’était même pas un rien intéressant. Parfois les choses se produisent sans gros effets spectaculaires, mais pour ce qui était des non-événements, celui-là ne valait pas tripette.

« C’est tout ? » fit Cohen. Un murmure général montait dans la foule et plusieurs adorateurs de l’étoile guignaient Rincevent d’un sale œil.

Le mage posa sur Cohen un regard larmoyant.

« J’en ai l’impression, dit-il.

— Mais il s’est rien passé. »

Rincevent considéra l’In-Octavo, l’air déconcerté.

« Peut-être que l’effet est subtil ? dit-il d’un ton optimiste. Après tout, on ignore ce qui est censé se produire.

— On le savait ! s’écria l’un des adorateurs de l’étoile. La magie, ça ne marche pas ! Tout ça, c’est de l’illusion ! »

Un caillou décrivit un arc de cercle au-dessus du toit et atteignit Rincevent à l’épaule.

« Ouais, fit un autre étoilé. Attrapons-le !

— Balançons-le de la tour !

— Ouais, attrapons-le et balançons-le de la tour ! »

La foule se lança en avant. Deuxfleurs leva les mains.

« Je suis sûr qu’il doit y avoir une petite erreur… commença-t-il avant de se faire faucher les jambes.

— Oh merde », fit Cohen qui laissa tomber son mégot avant de l’écraser sous sa sandale. Il tira l’épée et chercha du regard le Bagage.

Le coffre ne s’était pas précipité au secours de Deuxfleurs. Il se tenait devant Rincevent qui serrait l’In-Octavo sur sa poitrine comme une bouillotte et avait l’air dans tous ses états.

Un étoilé lui allongea un coup. Le Bagage ouvrit un couvercle menaçant.

« Je sais pourquoi ça n’a pas marché », fit une voix derrière la cohue. C’était Bethan.

« Ah ouais ? dit le plus proche citadin. Et en quel honneur on devrait t’écouter ? »

Dans la fraction de seconde qui suivit, l’épée de Cohen se pressait contre sa gorge.

« D’un autre côté, reprit l’homme d’un ton égal, on devrait peut-être écouter quand même ce que cette jeune dame veut bien nous dire. »

Tandis que Cohen se retournait lentement, l’épée pointée, Bethan s’avança et désigna les formes tourbillonnantes des Sortilèges toujours suspendues en l’air autour de Rincevent.

« Celui-là n’est sûrement pas bon, dit-elle en montrant une tache marron sale au milieu des feux qui palpitaient de couleurs éclatantes. Vous avez dû mal prononcer un mot. Faites voir. »

Rincevent lui passa l’In-Octavo sans rien dire.

Elle l’ouvrit et parcourut les pages.

« Quelle drôle d’écriture, dit-elle. Ça change tout le temps. Qu’est-ce que cette espèce de crocodile fait à la pieuvre ? »

Rincevent regarda par-dessus son épaule et, sans réfléchir, le lui dit. Elle resta silencieuse un moment.

« Oh, fit-elle d’une voix calme, je ne savais pas que les crocodiles faisaient ça.

— C’est une ancienne écriture à partir d’images, s’empressa d’expliquer Rincevent. Une autre va la remplacer si vous attendez. Les Sortilèges apparaissent dans toutes les langues connues.

— Vous vous souvenez de ce que vous disiez quand la mauvaise couleur est arrivée ? »

Rincevent fit courir un doigt sur la page.

« Là, je crois. Où le lézard à deux têtes fait… je ne sais pas trop quoi. »

Deuxfleurs surgit à son autre épaule. L’écriture du Sortilège se métamorphosa.

« Je n’arrive même pas à le prononcer, dit Bethan. Gribouillis, gribouillis, point, trait.

— Des runes nivales cupumuguk, expliqua Rincevent. Je crois que ça se prononce « zph ».

— Mais ça n’a pas marché. Et si c’était « sph » ? »

Ils regardèrent le mot. Il gardait obstinément sa couleur douteuse.

« Ou « sff », proposa Bethan.

— Ça pourrait être « tsff », fit Rincevent sans conviction. La couleur prit peut-être une nuance de marron encore plus sale.

« Que diriez-vous de « zsff » ? fit Deuxfleurs.

— Ne sois pas ridicule, répondit Rincevent. Avec les runes nivales, le…»

Bethan lui flanqua un coup de coude dans le ventre et tendit le doigt.

La forme marron suspendue en l’air était maintenant d’un rouge vif.

Le livre trembla dans ses mains. Rincevent prit la vierge par la taille, empoigna Deuxfleurs par le col et sauta en arrière.

Bethan lâcha l’In-Octavo qui tomba vers les dalles. Et ne les atteignit pas.


* * *

L’espace autour du livre se mit à rougeoyer et il s’éleva lentement, battant de ses pages comme s’il s’agissait d’ailes.

Un son doux et plaintif de corde pincée se fit entendre et l’In-Octavo parut exploser en une fleur de lumière silencieuse et tourmentée qui s’épanouit en un instant, se flétrit et disparut.

Mais quelque chose se passait beaucoup plus haut dans le ciel…


* * *

Dans les profondeurs géologiques du gigantesque cerveau de la Grande A’Tuin, de nouvelles pensées filèrent le long de tubes neuraux de la largeur de routes à grande circulation. Il était impossible pour une tortue céleste de changer d’expression mais, d’une manière indéfinissable, sa face squameuse, vérolée par les météores, avait l’air dans l’attente d’un événement.

Elle fixait les huit sphères qui orbitaient inlassablement autour de l’étoile, sur les plages de l’espace.

Les sphères se craquelaient.

De formidables segments rocheux se détachèrent et entamèrent une longue descente en spirale vers l’étoile. Le ciel s’emplit de tessons étincelants.

Des débris d’une coquille creuse sortit une toute petite tortue céleste qui se lança dans la lumière rouge à coups de nageoires. Elle était à peine plus grosse qu’un astéroïde et sa carapace luisait encore de jaune d’œuf fondu.

Elle supportait, elle aussi, quatre petits éléphanteaux. Sur leur dos reposait un disque-monde, encore minuscule, couvert de fumée et de volcans.

La Grande A’Tuin attendit que les huit bébés tortues se soient tous libérés de leurs coquilles et aventurés dans l’espace, l’air perplexe. Puis, doucement, comme pour ne rien déranger, la vieille tortue fit demi-tour et, avec un grand soulagement, reprit sa longue nage vers la bienheureuse fraîcheur des abîmes insondables de l’espace.

Les jeunes tortues suivirent leur mère, orbitant autour d’elle.


* * *

Deuxfleurs, émerveillé, contemplait le spectacle au-dessus de sa tête. Il jouissait probablement d’un meilleur point de vue que n’importe qui sur le Disque.

Puis il lui vint une pensée horrible. « Où est la boîte à images ? demanda-t-il d’une voix pressante.

— Quoi ? fit Rincevent, les yeux rivés au ciel.

— La boîte à images, dit Deuxfleurs. Il faut que je prenne ça !

— Vous ne pouvez pas vous contenter du souvenir ? fit Bethan sans le regarder.

— Je pourrais oublier.

— Moi, je n’oublierai jamais, dit-elle. Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau.

— Bien plus fort que des pigeons et des boules de billard, renchérit Cohen. Je te l’accorde, Rincevent. Comment tu fais ça ?

— Chais pas, répondit le mage.

— L’étoile rapetisse », observa Bethan.

Rincevent avait vaguement conscience de la voix de Deuxfleurs en train de se chamailler avec le démon qui logeait dans la boîte et peignait les images. La dispute portait sur des questions plutôt techniques de profondeur de champ et sur le fait que le diablotin risquait de manquer de rouge.

Il est à noter que la Grande A’Tuin nageait pour l’heure dans le bonheur et la félicité, et de tels sentiments dans un cerveau de la taille de plusieurs grandes métropoles ont de fortes chances de rayonner alentour. De fait, la plupart des gens sur le Disque se sentaient présentement dans un état d’esprit que ne permet en temps normal qu’une vie de méditation consciencieuse ou une trentaine de secondes d’herbes illicites.

Ce sacré Deuxfleurs, songeait Rincevent. Ce n’est pas que la beauté le laisse indifférent, mais il ne l’apprécie qu’à sa manière. Dame, quand un poète voit une jonquille, il la contemple et il en écrit un long poème ; Deuxfleurs, lui, part en quête d’un livre sur la botanique. Et il écrase la jonquille au passage. C’est vrai, ce que disait Cohen. Il regarde les choses, mais elles ne sont plus jamais pareilles après. Moi y compris, j’ai l’impression.

Le soleil du Disque se leva. L’étoile décroissait déjà et n’était plus vraiment de taille à lutter. La bonne vieille lumière fidèle du Disque se répandit à flots sur le paysage ravi, comme une marée d’or.

Ou, de l’avis d’observateurs plus sérieux, comme de la mélasse.


* * *

Voilà une belle fin, bien spectaculaire, mais la vie ne fonctionne pas ainsi, et tout n’avait pas été dit.

Tenez, l’In-Octavo, par exemple.

Dès que la lumière du soleil le toucha, le livre se referma sèchement et retomba vers la tour. Et pour nombre de témoins, qu’on puisse leur tomber dans les bras constituait le plus grand tour de magie sur le Disque-monde.

Le sentiment de béatitude et de fraternité s’évapora en même temps que la rosée du matin. Rincevent et Deuxfleurs furent écartés à coups de coudes lorsque la foule se rua en avant, batailla et se grimpa dessus, mains tendues.

L’In-Octavo s’abattit au milieu de la mêlée hurlante. Il y eut un claquement. Un claquement définitif, le claquement que produit un couvercle qui n’entend pas se rouvrir de sitôt.

Rincevent s’adressa à Deuxfleurs entre les jambes de quelqu’un.

« Tu sais ce qui va se passer, d’après moi ? dit-il en souriant.

— Quoi donc ?

— D’après moi, quand tu vas ouvrir le Bagage il n’y aura que ton linge à l’intérieur, voilà.

— Oh là là.

— D’après moi, l’In-Octavo sait se prendre en charge tout seul. Sera très bien là où il est, vraiment.

— Je crois que oui. Tu vois, j’ai des fois l’impression que le Bagage sait parfaitement ce qu’il fait.

— Je vois ce que tu veux dire. »

Ils s’extirpèrent à quatre pattes de la mêlée grouillante, se relevèrent, s’époussetèrent et se dirigèrent vers l’escalier. Personne ne s’intéressa à eux.

« Ils font quoi, maintenant ? demanda Deuxfleurs qui essayait de voir par-dessus les têtes de la multitude.

— On dirait qu’ils essayent de le forcer », répondit Rincevent.

Il y eut un claquement et un cri.

« Je crois que le Bagage apprécie qu’on s’occupe de lui, dit Deuxfleurs alors qu’ils entamaient prudemment leur descente.

— Oui, ça lui fait probablement du bien de sortir un peu et de rencontrer des gens, dit Rincevent. Et maintenant, je crois que j’aimerais aller dans une taverne passer commande de deux verres.

— Bonne idée, fit Deuxfleurs. J’en prendrai deux moi aussi. »


* * *

Il était presque midi lorsque Deuxfleurs s’éveilla. Il ne se rappelait pas ce qu’il faisait dans un fenil, ni pourquoi il portait le manteau d’un autre, mais une idée l’obsédait.

Il jugea qu’il était d’une importance vitale d’en parler à Rincevent.

Il dégringola du foin et atterrit sur le Bagage.

« Ah, tu es là, hein ? fit-il. J’espère que tu as honte de toi. »

Le Bagage parut désorienté.

« En tout cas, je veux me peigner. Ouvre-toi ! » ordonna Deuxfleurs.

D’une secousse, le Bagage ouvrit obligeamment son couvercle. Deuxfleurs fourragea parmi les sacs et les boîtes et finit par trouver un peigne et un miroir grâce auxquels il répara les dommages de la nuit. Il fixa ensuite le Bagage.

« Je suppose que tu n’as pas envie de me dire ce que tu as fait de l’In-Octavo ? »

L’expression du Bagage resta de bois, pourrait-on dire.

« D’accord. Allez, viens. »

Deuxfleurs sortit en plein soleil, dont la lumière était un peu trop forte à son goût, et déambula dans les rues. Tout paraissait neuf et frais, même les odeurs, mais apparemment il n’y avait pas encore beaucoup de monde levé. La nuit avait été longue.

Il trouva Rincevent au pied de la Tour de l’Art ; il dirigeait une équipe d’ouvriers qui avaient fixé une espèce de portique sur le toit et descendaient les mages pétrifiés au sol. Un singe avait l’air de le seconder, mais Deuxfleurs n’avait pas la tête à se laisser surprendre par quoi que ce soit.

« On pourra les dépétrifier ? » demanda-t-il.

Rincevent regarda autour de lui. « Quoi ? Oh, c’est toi. Non, ça m’étonnerait. De toute façon, ils ont laissé tomber ce pauvre vieux Wert, j’en ai peur. Une chute de cent cinquante mètres sur les pavés.

— Tu pourras faire quelque chose ?

— De la bonne rocaille. » Rincevent se retourna et fit des signes aux ouvriers.

« Tu es d’excellente humeur, fit Deuxfleurs avec une nuance de reproche dans la voix. Tu n’es pas allé te coucher ?

— C’est drôle, je n’arrivais pas à dormir, dit Rincevent. Je suis sorti respirer l’air frais, et personne n’avait l’air de savoir quoi faire, alors j’ai comme qui dirait rassemblé des gens (il montra le bibliothécaire qui tenta de lui saisir les doigts) et j’ai pris les choses en main. Belle journée, hein ? L’air, on dirait du vin.

— Rincevent, j’ai décidé de…

— Tu sais, je crois que je pourrais me réinscrire, reprit-il joyeusement. Je crois que j’y arriverais, cette fois. Je me vois bien me lancer dans la magie et réussir mes examens. On dit qu’avec une mention très bien on n’a plus de souci à se faire pour l’avenir…

— Parfait, parce que…

— Surtout que ce ne sont pas les places qui manquent au sommet, maintenant que tous les gros bonnets vont servir de butoirs de portes, et…

— Je rentre chez moi.

— … un gars malin qui a déjà vécu pourrait… Quoi ?

— Oook ?

— J’ai dit que je rentre chez moi, répéta Deuxfleurs tout en cherchant poliment à se débarrasser du bibliothécaire qui insistait pour l’épouiller.

— Où ça, chez toi ? demanda Rincevent, étonné.

— Le chez moi qui est chez moi. Mon chez moi à moi. Là où j’habite, expliqua Deuxfleurs, penaud. De l’autre côté de la mer. Tu sais bien. Là d’où je viens. Voulez-vous bien cesser, je vous prie ?

— Oh.

— Oook ? »

Il y eut une pause. Puis Deuxfleurs reprit :

« Tu vois, la nuit dernière, l’idée m’est venue, j’ai réfléchi, disons… voyager et voir des choses, c’est bien, mais il y a encore moyen de beaucoup s’amuser une fois que c’est fait. Tu sais, ranger toutes les images dans un livre et retrouver des souvenirs.

— Non ?

— Oook ?

— Oh, si. L’important, quand on a beaucoup de choses à retenir, c’est qu’il faut ensuite s’installer quelque part où se les rappeler, tu vois ? Il faut s’arrêter. On n’a jamais vraiment voyagé tant qu’on n’est pas rentré chez soi. Je crois que c’est ça que je veux dire. »

Rincevent se repassa la phrase dans la tête. Ça n’avait pas l’air plus clair la seconde fois que la première.

« Oh, refit-il. Bon, très bien. Si tu le sens comme ça. Tu pars quand, alors ?

— Aujourd’hui, je pense. Il doit bien y avoir un bateau qui va dans ma direction.

— Sûrement », dit gauchement Rincevent. Il se regarda les pieds. Il regarda en l’air. Il se racla la gorge.

« On en a vu de rudes ensemble, hein ? fit Deuxfleurs qui lui donna un coup de coude dans les côtes.

— Ouais, dit Rincevent en grimaçant ce qui ressemblait à un sourire.

— Tu n’es pas fâché, n’est-ce pas ?

— Qui ça ? moi ? Bon sang, non. J’ai mille choses à faire.

— Tout est bien, alors. Écoute, on va prendre un petit déjeuner et après on descendra sur les quais. »

Rincevent approuva d’une tête sinistre, se tourna vers son assistant et tira une banane de sa poche.

« Tu as compris maintenant, tu prends le relais, marmonna-t-il.

— Oook. »


* * *

En vérité, pas un seul bâtiment n’appareillait pour une quelconque destination proche de l’Empire agatéen, mais c’était un détail secondaire car Deuxfleurs compta tout bonnement des pièces d’or dans la main du premier capitaine de bateau à peu près potable jusqu’à ce que l’homme vît soudain tous les avantages d’un changement de programme.

Rincevent attendit sur le quai que Deuxfleurs ait fini de verser au capitaine une bonne quarantaine de fois la valeur de son navire.

« Ça y est, c’est arrangé, dit le touriste. Il va me débarquer aux îles Brunes, et de là je trouverai facilement un bateau.

— Merveilleux », fit Rincevent.

Deuxfleurs parut réfléchir un moment. Puis il ouvrit le Bagage et sortit un sac d’or.

« Tu as vu Cohen et Bethan ? demanda-t-il.

— Je crois qu’ils sont partis se marier, répondit le mage. J’ai entendu Bethan dire que c’était maintenant ou jamais.

— Bon, quand tu les verras, donne-leur ça, dit Deuxfleurs en lui tendant le sac. Je sais que ça coûte cher de s’installer, au début. »

Deuxfleurs n’avait jamais compris grand-chose aux écarts incommensurables entre les cours du change. Le sac aurait facilement permis à Cohen de s’installer à la tête d’un petit royaume.

« Je le remettrai à la première occasion, dit-il, et à sa surprise il s’aperçut qu’il le pensait.

— Bon. J’ai eu l’idée de t’offrir quelque chose, à toi aussi.

— Oh, ce n’est pas…»

Deuxfleurs farfouilla dans le Bagage et tira un grand sac. Il se mit à y entasser ses vêtements, son argent et sa boîte à images, jusqu’à ce que le coffre fût vide. La dernière chose qu’il mit dans son sac, ce fut sa boîte-souvenir à cigarettes musicale, au couvercle incrusté de coquillages, soigneusement enveloppée dans du papier de soie.

« Il est à toi, dit-il en refermant le Bagage. Je n’en aurai plus vraiment besoin, et de toute façon il ne logera pas sur mon armoire.

— Quoi ?

— Tu n’en veux pas ?

— Ben, je… évidemment, mais… il est à toi. C’est toi qu’il suit, pas moi.

— Bagage, dit Deuxfleurs, ça, c’est Rincevent. Tu es à lui, compris ? »

Le Bagage étendit lentement les jambes, se retourna très posément et regarda Rincevent.

« Je crois qu’il n’appartient à personne d’autre qu’à lui-même, en réalité, dit Deuxfleurs.

— Oui, fit Rincevent d’une voix hésitante.

— Bon, alors voilà », dit Deuxfleurs. Il tendit la main. « Au revoir, Rincevent. Je t’enverrai une carte postale une fois rentré. Enfin, quelque chose.

— Oui. Si jamais tu repasses par ici, on saura toujours où me trouver.

— Oui. Bon. Alors voilà.

— Voilà, c’est ça.

— C’est ça.

— Ouaip. »

Deuxfleurs gravit la planche d’embarquement, que l’équipage impatient hissa à bord derrière lui.

Le tambour de nage donna la cadence et le bateau gagna lentement les eaux turbides de l’Ankh, qui avaient retrouvé leur ancien niveau, puis il prit la marée et vira vers le large.

Rincevent garda les yeux sur lui jusqu’à ce qu’il ne fût plus qu’un point. Puis il les baissa sur le Bagage. Le Bagage le fixa à son tour.

« Écoute, dit-il. Va-t-en. Je te rends la liberté, tu comprends ? »

Il lui tourna le dos et s’éloigna à grandes enjambées. Au bout de quelques secondes il eut conscience de pas menus derrière lui. Il pivota d’un bloc.

« J’ai dit que je ne voulais pas de toi ! » le rembarra-t-il sèchement, et il lui flanqua un coup de pied.

Le Bagage courba l’échine. Rincevent se remit en marche.

Quelques mètres plus loin, il s’arrêta pour écouter. Aucun bruit. Lorsqu’il se retourna, le Bagage était là où il l’avait laissé. Il paraissait replié sur lui-même. Rincevent réfléchit un instant.

« Bon, ça va, dit-il. Viens. »

Il lui tourna à nouveau le dos et repartit de son allure décidée vers l’Université. Au bout de quelques minutes, le Bagage eut l’air de prendre une décision, étendit une fois encore les jambes et le suivit à pas feutrés. Il n’avait sans doute guère le choix.

Ils longèrent le quai et entrèrent dans la ville, deux points dans un décor de plus en plus petit à mesure que le champ s’élargissait pour englober un minuscule navire engagé dans une vaste mer verte qui n’était qu’une partie d’un éclatant océan circulaire bordant un disque environné de tourbillons de nuages, disque posé sur le dos de quatre éléphants géants debout sur la carapace d’une gigantesque tortue.

Qui bientôt ne fut plus qu’une lueur parmi les étoiles et disparut.


AINSI PREND FIN
LE HUITIÈME SORTILÈGE,
SECOND LIVRE DES
ANNALES DU DISQUE-MONDE
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