« Écoutez, je pense que mon ami a dû aller se promener quelque part, dit-il. Il fait toujours ça, une manie chez lui, ravi de vous avoir rencontrée, faut que j’y aille…»

Mais elle s’était déjà arrêtée devant une grande porte matelassée de velours violet. On entendait des voix de l’autre côté, des voix effrayantes, le genre de voix que la simple typographie n’arrivera jamais à rendre tant qu’on n’aura pas inventé une linotype pourvue d’une chambre d’écho incorporée et, si possible, d’un œil de caractère ressemblant à l’élocution d’une limace.

Voici ce que disaient les voix :

« ÇA NE TE FERAIT RIEN DE M’EXPLIQUER ÇA ENCORE UNE FOIS ?

— Eh bien, si vous rejouez n’importe quoi sauf un atout, Sud pourra couper deux fois, en ne perdant qu’une tortue, un éléphant et un arcane majeur, ensuite…

— C’est Deuxfleurs ! souffla Rincevent. Je reconnaîtrais cette voix-là n’importe où !

— DOUCEMENT… SUD, C’EST PESTILENCE ?

— Oh, allons, Mortemar ! Il a déjà expliqué tout ça. Et si Famine avait relancé à… comment, déjà ?… à l’atout ? » C’était une voix sans attaque, moite, pour ainsi dire contagieuse en elle-même.

« Ah, alors vous ne pourriez couper qu’une tortue au lieu de deux, dit Deuxfleurs avec zèle.

— Mais si Guerre avait décidé de jouer d’abord un atout, alors le contrat aurait chuté de deux ?

— Exactement !

— LÀ, JE N’AI PAS BIEN SUIVI. PARLE-MOI ENCORE DES ANNONCES PSYCHIQUES, JE CROIS QUE JE COMMENCE À PIGER. » Celle-là, c’était une voix puissante, caverneuse, comme deux tas de plomb qui s’écrasent l’un contre l’autre.

« Ça, c’est quand vous faites une annonce surtout pour tromper vos adversaires, mais ça risque bien sûr de poser des problèmes à votre partenaire…»

La voix de Deuxfleurs continua de radoter sur le même ton enthousiaste. Rincevent regarda d’un air désemparé Ysabell tandis qu’à travers le velours lui parvenaient les mots « couleur redemandable », « double impasse » et « grand chelem ».

« Vous y comprenez quelque chose ? demanda-t-elle.

— Pas un traître mot, répondit-il.

— Ça paraît affreusement compliqué. »

De l’autre côté de la porte, la voix puissante lança : « T’AS BIEN DIT QUE LES HUMAINS JOUAIENT À ÇA POUR S’AMUSER ?

— Certains sont très forts à ce jeu, oui. Je ne suis qu’un amateur, je le crains.

— MAIS ILS NE VIVENT QUE QUATRE-VINGTS OU QUATRE-VINGT-DIX ANS !

— Tu es bien placé pour le savoir, Mortemar, fit une voix que Rincevent n’avait pas encore entendue et ne souhaitait certes pas réentendre, surtout après le crépuscule.

— Vraiment, c’est tout à fait… fascinant.

— REDISTRIBUE LES CARTES, ON VA VOIR SI J’AI PIGE.

— Vous croyez qu’on doit entrer ? » demanda Ysabell.

Une voix derrière la porte fit : « JE DEMANDE… LE VALET DE TRIONYX.

— Non, pardon, je suis sûr que vous vous trompez, voyons voir votre…»

Ysabell poussa la porte.

C’était, en fait, un cabinet de travail plutôt agréable, un peu sombre peut-être, sans doute décoré dans un de ses mauvais jours par un ensemblier affligé d’un mal de tête et de la manie de garnir la moindre surface plane de grands sabliers et d’un lot de grosses bougies jaunes, grasses et extrêmement dégoulinantes dont il cherchait à se débarrasser.

La Mort du Disque était un traditionaliste qui tirait fierté du service qu’il rendait et se laissait bien souvent aller au découragement parce qu’on n’appréciait pas ce service. Il faisait remarquer que personne ne craignait la mort en elle-même, seulement la douleur, la séparation et l’oubli, et qu’il était absurde de s’en prendre à quelqu’un uniquement à cause de ses orbites vides et de son amour sans chichis du travail bien fait. Il se servait toujours d’une faux, faisait-il observer, alors que les Morts d’autres mondes avaient depuis longtemps investi dans des moissonneuses-batteuses.

La Mort occupait un côté d’une table couverte d’un tapis noir au centre de la pièce et discutait avec la Famine, la Guerre et la Pestilence. Deuxfleurs fut le seul à lever les yeux et voir Rincevent. « Hé, t’es venu comment ? fit-il.

— Ben, il y en a qui prétendent que le Créateur a pris une poignée de… Oh, je vois, eh bien, c’est difficile à expliquer mais je…

— Tu as le Bagage ? »

Le Bagage poussa Rincevent pour aller s’accroupir devant son propriétaire, lequel souleva son couvercle, fourragea à l’intérieur et finit par ramener un petit livre relié cuir qu’il tendit à la Guerre qui martelait la table de son gantelet de fer.

« C’est le Pifinger sur les Règles du Contrat, dit-il. Pas mauvais, comme bouquin, il explique bien la double impasse et comment…»

La Mort happa le livre d’une main osseuse pour le feuilleter, oublieux de la présence des deux hommes.

« D’ACCORD, fit-il. PESTILENCE, SORS UN NOUVEAU JEU DE CARTES. JE VAIS ALLER AU FIN FOND DE CETTE HISTOIRE, MÊME SI JE DOIS EN CREVER. FAÇON DE PARLER, BIEN SUR. »

Rincevent attrapa Deuxfleurs et le tira hors de la pièce. Alors qu’ils enfilaient le corridor au petit trot, suivis du Bagage au galop, il demanda : « C’était quoi, ça ?

— Eh bien, ils ont tout leur temps et je me suis dit que ça pourrait leur plaire, haleta Deuxfleurs.

— Quoi donc ? Jouer aux cartes ?

— C’est un jeu particulier, dit Deuxfleurs. Ça s’appelle…» Il hésita. Les langues, ça n’était pas son fort. « Dans ta langue, ça porte le nom d’un truc de dentiste, je crois, conclut-il.

— Extraction ? hasarda Rincevent. Plombage ? Couronne ? Pivot ?

— Oui, peut-être. »

Ils débouchèrent dans le vestibule, où la grande horloge égrenait les secondes de toutes les vies du monde.

« Et combien de temps tu penses que ça va les tenir occupés ? »

Deuxfleurs s’arrêta. « Je ne suis pas sûr, dit-il, songeur. Probablement jusqu’au dernier atout… Quelle horloge incroyable…

— N’essaye pas de l’acheter, conseilla Rincevent. Je ne crois pas qu’on apprécierait par ici.

— C’est où, par ici, exactement ? » demanda Deuxfleurs qui fit signe d’approcher au Bagage et souleva le couvercle.

Rincevent regarda autour de lui. Le vestibule était sombre et désert, ses fenêtres hautes et étroites volutées de glace. Il baissa les yeux. La fine ligne bleue lui sortait toujours de la cheville. Il découvrit que Deuxfleurs en avait une lui aussi.

« Nous sommes comme qui dirait officieusement morts », dit-il. Il n’avait pas trouvé mieux.

« Oh. » Deuxfleurs continuait de farfouiller.

« Ça ne t’inquiète pas ?

— Bah, les choses finissent toujours par s’arranger, tu ne penses pas ? De toute façon, je crois dur comme fer à la réincarnation. Sous quelle forme tu voudrais revenir, toi ?

— Je ne veux pas partir, dit Rincevent avec fermeté. Allez, viens, allons-nous-en d’… Oh, non. Pas ça. »

Le touriste avait sorti une boîte des profondeurs du Bagage. Grosse et noire, elle avait une manette d’un côté, une petite fenêtre ronde par devant et une courroie pour qu’on puisse se la passer autour du cou. Ce que fit Deuxfleurs.

À une certaine époque, Rincevent avait bien aimé l’iconoscope. Contre toute expérience, il tenait le monde pour fondamentalement compréhensible et croyait qu’il lui suffirait de s’équiper de la boîte à outils mentale adéquate pour en dévisser l’arrière et voir comment il fonctionnait. Bien entendu, il se mettait le doigt dans l’œil. L’iconoscope ne prenait pas des images en laissant tomber de la lumière sur un papier spécialement traité, comme il l’avait présumé, mais beaucoup plus simplement en retenant prisonnier un petit démon doué pour la couleur et vif au pinceau. Pareille découverte l’avait rendu malade.

« Tu n’as pas le temps de prendre des images ! souffla-t-il.

— Ça ne sera pas long », fit d’un ton sans réplique Deuxfleurs, qui frappa un petit coup sur le côté de la boîte. Une minuscule porte s’ouvrit à la volée et un diablotin passa la tête.

« Bordel de merde, lâcha-t-il. Où c’est qu’on est ?

— Ça n’a pas d’importance, dit Deuxfleurs. D’abord l’horloge, je crois. »

Le démon loucha.

« Pas bézef de lumière, dit-il. Va me falloir trois putains d’années à f8, si tu veux mon avis. » Il claqua la porte. Une seconde plus tard parvenait le menu raclement du tabouret qu’il tirait devant son chevalet.

Rincevent grinça des dents.

« Tu n’as pas besoin de prendre des images, suffit de te rappeler ! cria-t-il.

— Ce n’est pas pareil, dit calmement Deuxfleurs.

— C’est mieux ! C’est plus réel !

— Pas vraiment. Dans quelques années, assis près du feu…

— Tu risques d’y rester éternellement, assis près du feu, si on ne part pas d’ici !

— Oh, vous ne partez pas, j’espère. »

Ils se retournèrent tous les deux. Ysabell s’encadrait dans l’entrée du passage voûté, un léger sourire aux lèvres. Elle tenait une faux à la main, une faux à la lame d’un tranchant proverbial. Rincevent s’efforça de ne pas baisser les yeux sur sa ligne de vie bleue ; une fille qui tient une faux ne devrait pas afficher un sourire aussi désagréable, entendu et légèrement détraqué.

« Papa a l’air un peu préoccupé pour l’instant, mais je suis sûre qu’il s’en voudrait de vous laisser partir comme ça, poursuivit-elle. Et puis je n’aurais personne à qui parler.

— Qui c’est, ça ? fit Deuxfleurs.

— Elle vit plus ou moins ici, marmonna Rincevent. Une espèce de fille », ajouta-t-il.

Il agrippa l’épaule de Deuxfleurs et tenta de glisser imperceptiblement vers la porte qui donnait sur le jardin sombre et froid. Sans résultat. Surtout parce que Deuxfleurs n’était pas du genre à s’intéresser aux nuances d’expression d’un visage et qu’il avait pour une quelconque raison la conviction qu’aucun événement fâcheux ne pouvait lui arriver.

« Vraiment charmé, dit-il. Très jolie maison que vous avez là. Intéressant, cet effet baroque avec les os et les crânes. »

Ysabell sourit. Rincevent songea : si jamais la Mort passe la main pour les affaires de famille, elle fera mieux que lui… Elle est frappadingue.

« Oui, mais nous devons partir, dit-il.

— Je ne veux pas en entendre parler, répliqua-t-elle. Vous allez rester et tout me raconter sur vous. Le temps est long et c’est tellement ennuyeux ici. »

Elle se précipita latéralement et abattit la faux vers les fils luisants. La lame hurla dans l’air comme un matou qu’on coupe… et s’arrêta brutalement.

Il y eut un craquement de bois. Le Bagage avait refermé son couvercle sur la lame.

Deuxfleurs leva des yeux étonnés vers Rincevent. Et le mage, avec beaucoup d’application et une certaine satisfaction, le frappa d’un poing expert au menton. Puis il rattrapa le petit homme qui tombait à la renverse, se le balança sur l’épaule et cavala.

Les branches le cinglèrent dans le jardin éclairé d’étoiles, et de petites choses velues, probablement horribles, détalèrent à mesure qu’il remontait d’un pas lourd la fine ligne de vie fantomatique qui luisait sur l’herbe gelée.

De la chaumière dans son dos parvint un cri perçant de déception et de rage. Il carambola un arbre et repartit à toute vitesse.

Quelque part, il y avait un chemin, il s’en souvenait. Mais dans ce dédale de lumière argentée et d’ombres que baignait maintenant l’éclat rouge de la nouvelle et terrible étoile dont la présence se faisait sentir jusque dans le monde inférieur, rien n’avait l’air normal. En tout cas, la ligne de vie semblait bel et bien aller dans la mauvaise direction.

Il entendit un bruit de pieds derrière lui. Rincevent respirait bruyamment et difficilement ; ce devait être le Bagage, et pour l’instant il préférait l’éviter. Il avait frappé son maître ; le Bagage risquait d’avoir mal compris son geste, et d’ordinaire il mordait les gens qu’il n’aimait pas. Rincevent n’avait jamais eu le courage de demander où ces gens-là se retrouvaient réellement quand le lourd couvercle se refermait sèchement sur eux, mais ils n’étaient incontestablement plus là quand il se rouvrait.

Il n’aurait pas dû s’inquiéter. Le Bagage le dépassa aisément, ses petites jambes gigotant en une masse confuse. Rincevent eut l’impression qu’il se concentrait très fort sur sa course, comme s’il avait une idée de ce qui arrivait derrière et que ça ne lui plaisait pas du tout.

Ne regarde pas en arrière, se rappela-t-il. La vue n’est probablement pas très jolie.

Le Bagage se jeta à travers un fourré et disparut.

Un instant plus tard, Rincevent comprit pourquoi. Le coffre avait basculé par-dessus le bord de l’affleurement et tombait vers le grand trou en dessous, dont il voyait à présent le fond légèrement éclairé de rouge. Deux lignes bleues chatoyantes partaient de Rincevent pour franchir les rochers et s’enfoncer dans le gouffre.

Il s’arrêta, incertain, quoique pas tout à fait car il était absolument sûr de plusieurs choses. Entre autres qu’il ne voulait pas sauter, qu’il tenait encore moins à attendre ce qui pouvait bien arriver dans son dos, que dans le monde des esprits Deuxfleurs pesait drôlement lourd et qu’il y avait pire que d’être mort.

« Quoi, par exemple ? » murmura-t-il, et il sauta.

Quelques secondes plus tard, les cavaliers apparurent et ne ralentirent pas en arrivant au bord du rocher ; ils poursuivirent leur course en l’air et tirèrent sur les rênes de leurs chevaux au-dessus du vide.

La Mort regarda en bas.

« ÇA M’ÉNERVE TOUJOURS, dit-il. AUTANT INSTALLER UNE PORTE À TAMBOUR.

— Je me demande ce qu’ils voulaient, fit la Pestilence.

— Aucune idée, dit la Guerre. Jeu intéressant, en tout cas.

— C’est vrai, approuva la Famine. De réflexion, je trouve.

— ON A ENCORE LE TEMPS POUR DES JUPES, dit la Mort.

— Des robs, corrigea la Guerre.

— DÉROBE QUOI ?

— On appelle ça des robs. Un rob, des robs. Ou robres, c’est pareil, expliqua la Guerre.

— C’EST ÇA, DES ROBS », fit la Mort. Il leva la tête vers la nouvelle étoile, intrigué par ce que ça pouvait bien vouloir dire. « JE CROIS QU’ON A LE TEMPS », répéta-t-il, pas très sûr de lui.


* * *

Mention a déjà été faite de la tentative d’introduire sur le Disque un semblant d’honnêteté dans les comptes rendus, comment poètes et bardes avaient interdiction, sous peine de… peines, de tartiner sur les ruisseaux babillards et autres aurores aux doigts de rose, et comment il leur fallait fournir les justificatifs certifiés du chantier naval pour dire, par exemple, qu’à cause d’un joli minois un millier de vaisseaux avaient pris la mer.

Aussi, par respect momentané pour cette tradition, il ne sera pas dit de Rincevent et Deuxfleurs qu’ils franchirent les dimensions des ténèbres dans une sinusoïde bleu glacier, ni que leur passage produisit le son d’une monstrueuse défense d’éléphant entrant en vibration, ni que leurs vies défilèrent sous leurs yeux (Rincevent avait pour sa part si souvent vu défiler la sienne qu’il était capable de s’endormir pendant les passages ennuyeux), ni que l’univers leur tomba sur le paletot comme un gros tas de gelée.

Il sera dit, car l’expérience l’a prouvé, qu’il se produisit un bruit de règle en bois violemment frappée par un diapason en do dièse, à moins que ce ne soit en si bémol, et une impression soudaine d’immobilité absolue.

C’était parce qu’ils étaient absolument immobiles et qu’il faisait absolument noir.

L’idée vint à Rincevent que quelque chose avait mal tourné.

Puis il vit le réseau bleu délavé devant lui.

Il était revenu dans l’In-Octavo. Il se demanda ce qui arriverait si quelqu’un ouvrait le livre ; Deuxfleurs et lui apparaîtraient-ils comme une planche de couleurs ?

Probablement pas, se dit-il. L’In-Octavo dans lequel ils se trouvaient n’avait pas grand-chose à voir avec ces livres ordinaires enchaînés à leur pupitre dans les profondeurs de l’Université de l’Invisible, simples représentations tridimensionnelles d’une réalité multidimensionnelle, et…

Doucement, songea-t-il. Je ne pense pas de cette façon-là. Qui donc pense pour moi ?

« Rincevent, fit une voix comme un bruissement de pages ancestrales.

— Qui ça ? Moi ?

— Évidemment, toi, sombre crétin ! »

Une petite lueur de méfiance vacilla très brièvement dans le cœur délabré de Rincevent.

« Avez vous fini par vous rappeler comment a commencé l’univers ? fit-il méchamment. Le Raclement de Gorge, non ? Ou alors l’Inspiration d’Air ? Ou bien le Grattement de Tête et J’essaye De Me Souvenir, Je L’ai Sur Le Bout De La Langue ? »

Une autre voix, sèche comme de l’amadou, siffla : « Tu aurais intérêt, toi, à te rappeler où tu es. » Il est en principe impossible de siffler une phrase sans sifflantes, mais la voix s’y essayait de son mieux.

« Me rappeler où je suis ? Me rappeler où je suis ? brailla Rincevent. Évidemment que je me rappelle où je suis. Je suis à l’intérieur d’un fichu bouquin à discuter avec tout un tas de voix invisibles, pourquoi croyez-vous que je crie ?

— Je pense que tu te poses des questions sur les raisons qui nous ont poussés à te ramener ici, dit une voix près de son oreille.

— Non.

— Non ?

— Qu’est-ce qu’il a dit ? fit une autre voix désincarnée.

— Il a dit non.

— Il a vraiment dit non ?

— Oui.

— Oh.

— Pourquoi ?

— Ce genre de truc, ça m’arrive tout le temps, dit Rincevent. Je passe par-dessus le bord du monde, le coup d’après je me retrouve à l’intérieur d’un livre, puis sur un caillou volant, puis je regarde la Mort apprendre à jouer au plombage ou à la couronne ou je ne sais quoi, alors pourquoi donc je me poserais des questions ?

— Eh bien, à notre avis tu vas te demander pourquoi nous ne voulons pas que quelqu’un nous prononce », fit la première voix, consciente de perdre l’initiative.

Rincevent hésita. La pensée lui avait traversé l’esprit, mais très vite et en regardant nerveusement de chaque côté par peur de se faire renverser.

« Pourquoi quelqu’un aurait-il envie de vous prononcer ?

— C’est à cause de l’étoile, dit le sortilège. L’étoile rouge. Des mages sont déjà à ta recherche ; quand ils te trouveront, ils voudront prononcer les Huit Sortilèges ensemble pour changer l’avenir. Ils croient que le Disque va entrer en collision avec l’étoile. »

Rincevent réfléchit. « C’est vrai ?

— Pas exactement, mais dans… C’est quoi, ça ? »

Rincevent baissa les yeux. Le Bagage émergeait à pas feutrés des ténèbres. Un long éclat de lame de faux dépassait de son couvercle.

« C’est juste le Bagage, dit-il.

— Mais nous ne l’avons pas appelé !

— Personne n’a besoin de l’appeler, dit Rincevent. Il débarque comme ça, c’est tout. Ne vous en faites pas pour lui.

— Oh. De quoi parlions-nous ?

— Cette histoire d’étoile rouge.

— C’est ça. Il est très important que tu…

— Ohé ? Ohé ? Y a quelqu’un dehors ? »

C’était une toute petite voix et elle sortait de la boîte à images toujours passée autour du cou inerte de Deuxfleurs.

Le diablotin imagier ouvrit sa trappe et leva la tête pour regarder Rincevent en plissant les yeux.

« On est où, là, patron ? fit-il.

— Je ne suis pas sûr.

— On est toujours morts ?

— Peut-être.

— Eh ben, espérons qu’on va aller quelque part où y aura pas trop besoin de noir parce que j’en ai plus. » La trappe se referma en claquant.

Rincevent eut la vision fugitive de Deuxfleurs qui montrait ses images à la ronde et faisait des commentaires du genre : « Ça, c’est moi aux prises avec un million de démons » et « Ça, c’est moi avec un couple rigolo qu’on a rencontré sur les pentes glacées du Monde Inférieur. » Rincevent n’était pas sûr de ce qui se passait une fois qu’on était vraiment mort, les experts restaient vagues sur la question ; un marin basané de la région du Bord avait déclaré qu’il ne doutait pas d’aller dans un paradis où il y aurait du fromage et des houris. Quoique pas très sûr de ce qu’étaient des houris, Rincevent concevait mal l’agrément d’un paradis où il faudrait défendre sa pitance contre les rongeurs. De toute façon, le fromage lui donnait de l’urticaire.

« Maintenant que cet incident est clos, dit une voix sèche et ferme, nous pouvons peut-être poursuivre. Il est de la plus haute importance que tu ne laisses pas les mages te reprendre le sortilège. De terribles événements se produiront si les sortilèges sont prononcés tous les huit trop tôt.

— Je veux seulement qu’on me fiche la paix, dit Rincevent.

— Bien, bien. Nous savions pouvoir compter sur toi dès le jour où tu as ouvert l’In-Octavo. »

Rincevent hésita. « Minute, fit-il. Vous voulez que je cavale pour empêcher les mages de rassembler les sortilèges ?

— Exactement.

— C’est pour ça que l’un de vous m’est entré dans la tête ?

— Précisément.

— Vous m’avez gâché la vie, vous savez ça ? fit violemment Rincevent. J’aurais vraiment pu devenir un mage si vous n’aviez pas décidé de me transformer en livre de sortilèges ambulant. Je suis incapable de retenir d’autres sortilèges, ils ont trop peur de rester dans la même tête que vous !

— Nous sommes désolés.

— Je veux seulement rentrer chez moi ! Je veux retourner là où… (une trace humide apparut au coin de l’œil de Rincevent) là où on sent des pavés sous ses pieds, où on boit de la bière pas trop mauvaise, où on peut manger un bon morceau de poisson frit le soir, avec peut-être deux ou trois gros cornichons verts, et même de la tarte aux anguilles et un plat de buccins, où on trouve toujours une écurie bien chaude quelque part pour y dormir et on se réveille le matin au même endroit que la veille au soir sans toute cette atmosphère magique autour de soi. Je veux dire, la magie, je m’en fiche, je n’ai probablement pas, et ça vous le savez, la bonne étoffe pour faire un mage, je veux seulement rentrer chez moi !…

— Mais il faut que tu…» commença l’un des sortilèges.

Trop tard. Le mal du pays, ce petit élastique dans le subconscient capable de remonter l’énergie d’un saumon pour le propulser à cinq mille kilomètres par-delà des mers étranges, ou de pousser un million de lemmings à courir joyeusement vers une terre ancestrale qui, par suite d’une légère anomalie dans la dérive des continents, ne se trouve plus à la même place, le mal du pays, donc, grandit en Rincevent comme le tarif de nuit d’un biriani aux crevettes, s’écoula le long du fil ténu reliant son âme torturée à son corps, s’ancra les talons et tira…

Les sortilèges étaient seuls dans leur In-Octavo.

Enfin, seuls si l’on excepte le Bagage.

Ils le regardèrent, non pas avec des yeux mais avec une conscience aussi ancienne que le Disque lui-même.

« Et toi aussi, tu peux foutre le camp », dirent-ils.


* * *

«… mauvais. »

Rincevent sut que c’était lui-même qui parlait, il reconnaissait sa voix. Pendant un instant, il regarda par ses yeux d’une manière anormale, comme un espion qui observerait par des trous découpés dans un masque. Puis il fut de retour.

« Cha va, Rinchevent ? demanda Cohen. T’avais pas l’air dans ton achiette, là.

— C’est vrai, vous aviez l’air un peu pâle, renchérit Bethan. Comme si vous aviez vu la mort de près.

— Euh… oui, il y a de ça », dit-il. Il leva les doigts et les compta. Apparemment, le nombre y était.

« Euh… est-ce que j’ai bougé ? fit-il.

— Vous regardiez seulement le feu comme si vous aviez vu un fantôme », répondit Bethan.

Un gémissement se fit entendre derrière eux. Deuxfleurs se redressait sur son séant, la tête dans les mains.

Ses yeux se posèrent sur eux. Ses lèvres s’agitèrent silencieusement. « J’ai fait un rêve vraiment… étrange, dit-il. On est où ? Pourquoi je suis ici ?

— Eh ben, dit Cohen, chertains digent que le Créateur de l’univers a pris une poignée d’argile et…

— Non, je veux dire ici même, fit Deuxfleurs. C’est toi, Rincevent ?

— Oui, répondit Rincevent, au bénéfice du doute.

— Il y avait le… une horloge que… et ces gens qui…» reprit Deuxfleurs. Il secoua la tête. « Pourquoi ça sent le cheval ?

— Tu as été malade, dit Rincevent. Des hallucinations.

— Oui… ça doit être ça. » Deuxfleurs baissa les yeux sur sa poitrine. « Mais alors, pourquoi j’ai…»

Rincevent bondit sur ses pieds.

« Pardon, on est à l’étroit là-dedans, faut que j’aille prendre un peu l’air », dit-il. Il ôta la courroie de la boîte à images du cou de Deuxfleurs et fonça vers le rabat de la tente.

« Je n’avais pas remarqué ça quand il est entré », dit Bethan. Cohen haussa les épaules.

Rincevent parvint à s’éloigner de quelques pas de la yourte avant que le rochet de la boîte à images ne commence à cliqueter. Tout doucement, la boîte expulsa la dernière image qu’avait prise le diablotin.

Rincevent sauta dessus.

Ce qu’elle montrait aurait paru horrible même en plein jour. À la lumière froide des étoiles, rougie des feux du nouvel astre maléfique, c’était bien pire.

« Non, souffla Rincevent. Non, ce n’était pas comme ça, il y avait une maison, la fille et…

— Tu vois ce que tu vois, et je peins ce que moi, je vois, dit le diablotin depuis son écoutille. Ce que je vois, c’est la réalité. J’ai été formé pour ça. Je ne vois que ce qui existe vraiment. »

Une forme sombre s’approcha de Rincevent en faisant craquer la couche de neige. C’était le Bagage. Rincevent, qui d’ordinaire le détestait et s’en méfiait, eut soudain l’impression de voir la chose la plus normale et réconfortante au monde.

« Je constate que tu t’en es sorti, alors », dit Rincevent. Le Bagage agita son couvercle.

« D’accord, mais qu’est-ce que toi, tu as vu ? demanda Rincevent. Tu as regardé en arrière ? »

Le Bagage ne répondit rien. Ils restèrent un moment silencieux, comme deux guerriers qui ont fui le carnage du champ de bataille et s’accordent une pause pour reprendre leur souffle et leurs esprits.

Puis Rincevent proposa : « Viens, il y a du feu à l’intérieur. » Il avança la main pour lui flatter le couvercle. Le Bagage essaya méchamment de le mordre ; il faillit lui attraper les doigts. La vie redevenait normale.


* * *

Le lendemain, l’aube se leva, claire, éclatante et froide. Le ciel dévoila son dôme bleu appliqué sur l’étendue blanche du monde et l’effet eût été aussi propre et rafraîchissant qu’une publicité de pâte dentifrice s’il n’y avait eu le point rose à l’horizon.

« Maintenant, on la voit même quand il fait jour, dit Cohen. Ch’est quoi ? »

Il regarda fixement Rincevent qui rougit. « Pourquoi tout le monde me regarde ? fit-il. Je ne sais pas ce que c’est, peut-être une comète, ou n’importe quoi.

— On va tous mourir brûlés ? dit Bethan.

— Comment je le saurais, moi ? Je n’ai encore jamais reçu de comète sur la figure. »

Ils chevauchaient à la queue leu leu sur le champ de neige étincelant. Le Peuple du Cheval, qui semblait tenir Cohen en haute estime, leur avait donné montures et instructions pour rejoindre le fleuve Smarl, où, d’après l’octogénaire, Rincevent et Deuxfleurs trouveraient un bateau qui les emmènerait jusqu’à la mer Circulaire. Il avait décidé de les accompagner à cause de ses engelures.

Bethan avait aussitôt annoncé qu’elle allait les suivre aussi, au cas où Cohen aurait besoin de se faire frictionner quelque part.

Rincevent sentait confusément qu’une sorte d’alchimie s’opérait. D’abord, Cohen avait fait l’effort de se peigner la barbe.

« Je crois que vous lui faites grosse impression », dit-il. Cohen soupira.

« Chi j’avais vingt ans de moins… répondit-il avec une tristesse rêveuse.

— Oui ?

— J’en aurais choichante-chept.

— Quel rapport ?

— Ben… comment dire ? Quand j’étais jeune, que je me taillais un nom dans le monde, eh ben… j’aimais les femmes rouches et ardentes.

— Ah.

— Et puis j’ai pris de l’âge et ma préférenche est allée vers les blondes à l’œil polichon.

— Oh ? Oui ?

— Mais j’ai encore pris de l’âge et j’ai trouvé que les femmes brunes et pachionnées ne manquaient pas de chel. »

Il marqua un temps. Rincevent attendit.

« Et alors ? fit-il. Ensuite quoi ? Qu’est-ce que vous cherchez dans une femme maintenant ? »

Cohen tourna vers lui un œil bleu unique et chassieux.

« La pachienche, dit-il.

— Je n’arrive pas à le croire ! fit une voix derrière eux. Me voici en compagnie de Cohen le Barbare ! »

C’était Deuxfleurs. Depuis le petit matin il avait tout du singe qui a trouvé la clé de la bananeraie, dès l’instant précis où il avait découvert qu’il respirait le même air que le plus grand héros de tous les temps.

« Est-che qu’il che moquerait, des fois ? fit Cohen à Rincevent.

— Non. Il est tout le temps comme ça. »

Cohen se retourna sur sa selle. Deuxfleurs lui adressa un sourire radieux et agita fièrement la main. Cohen reprit sa position et grogna.

« Il a des jyeux, non ?

— Oui, mais ils ne marchent pas comme ceux de tout le monde. Sans blague. Je veux dire… tenez, vous voyez la yourte du Peuple du Cheval, où on était hier soir ?

— Ouais.

— Vous diriez qu’elle était sombre, crasseuse et qu’elle empestait le canasson, non ?

— Très bonne dechcripchion, d’après moi.

— Lui ne serait pas d’accord. Il dirait que c’était une magnifique tente barbare, tendue des peaux des grands animaux que chassent les guerriers aux yeux étrécis d’une tribu aux confins de la civilisation, et qu’elle sentait les résines rares et étranges pillées aux caravanes qui s’aventurent sur les steppes vierges de toute piste… et j’en passe. Je n’invente rien, ajouta-t-il.

— Ch’est un fou ?

— Un genre de fou. Mais un fou qui a beaucoup d’argent.

— Ah, alors ch’est pas jun fou. J’ai pas mal roulé ma boche ; cheux qui ont beaucoup d’argent, che chont des jekchentriques. »

Le héros se retourna une fois encore sur sa selle. Deuxfleurs racontait à Bethan comment Cohen avait vaincu d’une seule main les guerriers serpents du seigneur mage de S’belinde et volé le diamant sacré à la statue géante d’Offler le Dieu Crocodile.

Un sourire mystérieux plissa davantage la face ridée de l’octogénaire.

« Je peux lui dire de se taire, si vous voulez, proposa Rincevent.

— Il le ferait ?

— Non, pas vraiment.

— Laiche-le caujer », dit Cohen. Sa main tomba sur la garde de son épée, polie par des décennies d’usage.

« En tout cas, ches jyeux me plaijent bien. Ils jarrivent à voir à chinquante ans de dichtanche. »

À une centaine de mètres derrière, par bonds plutôt maladroits dans la neige molle, suivait le Bagage. Personne ne lui demandait jamais son avis sur rien.


* * *

Au soir, ils avaient atteint la limite des hautes plaines et descendaient à travers de sombres pinèdes que la tempête de neige n’avait fait que saupoudrer légèrement. C’était un paysage de gigantesques rochers craquelés et de vallées si étroites que les jours n’y duraient que vingt minutes. Une contrée sauvage, balayée par le vent, du genre où l’on s’attend à tomber sur…

« Des trolls », fit Cohen en reniflant l’air.

Rincevent fouilla des yeux autour de lui dans la lumière rouge du soir. Les rochers qui lui avaient paru parfaitement normaux prenaient soudain des airs tout ce qu’il y avait de vivants. Des zones d’ombre auxquelles il n’aurait accordé qu’un seul regard lui semblaient maintenant horriblement habitées.

« Moi, j’aime bien les trolls, fit Deuxfleurs.

— Non, tu ne les aimes pas, dit Rincevent d’un ton sans réplique. Impossible. Trop gros, pleins de bosses, et ils mangent les gens.

— Ch’est faux, dit Cohen qui se laissa glisser peu élégamment à bas de son cheval et se massa les genoux. Une erreur courante, rien d’autre. Les trolls ont jamais mangé perchonne.

— Non ?

— Non, ils recrachent toujours les morcheaux. Les gens, ils les digèrent pas, tu comprends ? Le troll moyen, tout che qu’il demande à la vie, ch’est une bonne porchion de granité, avec peut-être une belle tranche de calcaire pour dechert. J’ai entendu dire que ch’est parche qu’ils chont en chiliche… ou en chili-chiure…» Cohen marqua une pause, se caressa la barbe. « En caillou, quoi. »

Rincevent opina. Les trolls n’étaient pas inconnus à Ankh-Morpork, évidemment, où ils trouvaient souvent des emplois de gardes du corps. Il avaient tendance à revenir cher tant qu’ils n’avaient pas appris à reconnaître une porte et à ne plus sortir des maisons en déambulant au petit bonheur à travers le premier mur venu.

Tandis qu’ils ramassaient du bois pour le feu, Cohen reprit : « Des dents de trolls, cha, ch’est du cochtaud.

— Pourquoi donc ? fit Bethan.

— Ch’est des diamants. Forchément, tu comprends. Y a que cha pour réjichter aux cailloux, et il leur en pouche quand même une nouvelle chérie tous les jans.

— À propos de dents… commença Deuxfleurs.

— Oui ?

— Je n’ai pas pu faire autrement que remarquer…

— Oui ?

— Oh, rien, fit Deuxfleurs.

— Oui ? Ah. Allumons che feu avant qu’on ait plus de lumière. Et après… (Cohen fit grise mine) j’imagine qu’il va falloir faire de la choupe.

— Rincevent sait bien la faire, dit Deuxfleurs, enthousiaste. Il s’y connaît en herbes, racines et tout ça. »

Le regard de Cohen en direction de Rincevent disait que lui, Cohen, n’en croyait rien.

« Bon, le Peuple du Cheval nous ja donné de la viande de cheval chéchée, dit-il. Chi tu pouvais nous trouver des joignons chauvages et des jherbes, cha aurait meilleur goût.

— Mais je…» commença Rincevent sans terminer sa phrase. De toute façon, songea-t-il, je sais à quoi ressemble un oignon, c’est une espèce de truc blanc et renflé avec un bout vert qui dépasse au-dessus, ça doit être facile à repérer.

« Je vais jeter un coup d’œil, alors ? fit-il.

— Oui.

— Là-bas, dans le sous-bois touffu et sombre ?

— Un très bon coin, chûrement.

— Au milieu de toutes ces ravines et de ces machins profonds, vous voulez dire ?

— L’emplachement idéal, à mon avis.

— Oui, c’est ce que je pensais », fit Rincevent avec aigreur. Il se mit en route en se demandant comment on attirait les oignons. Après tout, se dit-il, ce n’est pas parce qu’on les voit pendus en chapelets aux étals des marchés qu’ils poussent comme ça, peut-être que les paysans ou je ne sais qui se servent de chiens oignoniers, ou qu’ils chantent des chansons pour les attirer.

Les premières étoiles s’étaient levées lorsqu’il se mit à fureter au hasard dans les feuilles et dans l’herbe. Des champignons vénéneux lumineux, désagréablement organiques et à l’allure de conseillères conjugales pour gnomes, giclaient sous ses pieds. De petits bitonios volants le piquaient. D’autres, heureusement invisibles, se défilaient d’un bond ou d’un glissement sous les buissons d’où ils lui lançaient des coassements réprobateurs.

« Oignons ? chuchota Rincevent. Où êtes-vous, les oignons ?

— Il y en a un carré à côté du vieil if, fit une voix près de lui.

— Ah, dit le mage. Bien. »

Un long silence suivit, seulement troublé par le bourdonnement des moustiques aux oreilles de Rincevent.

Il restait debout, parfaitement immobile. Il n’avait même pas bougé les yeux.

Il finit par dire : « Excusez-moi.

— Oui ?

— Lequel c’est, l’if ?

— Le petit tordu qui a des aiguilles vert foncé.

— Oh, oui. Je le vois. Encore merci. »

Il resta immobile. À la longue, la voix demanda, sur le ton de la conversation : « Je peux faire autre chose pour vous ?

— Vous n’êtes pas un arbre, hein ? fit Rincevent, le regard toujours fixé droit devant lui.

— Ne soyez pas ridicule. Les arbres ne parlent pas.

— Pardon. Mais j’ai eu quelques problèmes avec des arbres ces derniers temps, vous savez ce que c’est.

— Pas vraiment. Je suis un rocher. »

La voix de Rincevent s’altéra à peine.

« Bien, bien, dit-il lentement. Bon, je vais aller chercher ces oignons, alors.

— Bon appétit. »

Il marcha devant lui d’un pas prudent et digne, repéra une touffe de choses blanches fibreuses blotties dans le sous-bois, les déterra avec précaution et se retourna.

Il y avait un rocher un peu plus loin. Mais les rochers étaient légion dans ces parages où les os du Disque affleuraient le sol.

Il observa attentivement l’if, pour savoir si c’était lui qui avait parlé. Mais l’if, plutôt solitaire, n’avait jamais entendu le nom de Rincevent le sauveur arboricole, et de toute façon il dormait.

« Si c’est toi, Deuxfleurs, je t’ai reconnu tout de suite », dit Rincevent. Sa voix lui parut soudain claire et très isolée dans le jour finissant.

Rincevent se rappela le seul détail qu’il connaissait avec certitude sur les trolls : exposés à la lumière solaire, ils se pétrifiaient, si bien que ceux qui les employaient à des taches diurnes dépensaient des fortunes en crèmes protectrices.

Mais maintenant qu’il y pensait, nulle part on ne disait ce qui leur arrivait une fois le soleil recouché…

La dernière trace de jour s’effaça du paysage. On aurait dit soudain qu’il y avait beaucoup de rochers dans le secteur.


* * *

« Il en met du temps avec ses oignons, fit Deuxfleurs. Vous ne croyez pas qu’on devrait aller voir ?

— Les chorchiers chavent che débrouiller tout cheuls, dit Cohen. Te tracache pas. » Il tressaillit. Bethan lui coupait les ongles de pieds.

« À vrai dire, il n’est pas terrible comme mage, reprit Deuxfleurs qui se rapprocha du feu. Je ne dirais pas ça devant lui, mais… (il se pencha vers Cohen) je ne l’ai jamais vraiment vu faire de la magie.

— Ça va ; à l’autre, dit Bethan.

— Ch’est bien aimable à toi.

— Vous auriez de très jolis pieds si vous en preniez soin.

— J’arrive plus à me courber comme avant, dit Cohen, l’air penaud. Et des pédicures, j’en rencontre pas chouvent dans ma profechion. Marrant, cha. J’ai croijé je ne chais combien de prêtres-cherpents, de dieux fous, de cheigneurs de guerre, mais jamais de pédicures. Je chuppoje que cha ferait mauvais jeffet : « Cohen aux mains des pédicures »…

— Ou « Cohen et les chiropracteurs de la mort » », suggéra Bethan. Cohen gloussa.

« Ou « Cohen contre les dentistes maudits » », lâcha Deuxfleurs entre deux rires.

La bouche de Cohen se referma dans un claquement. « Et tu trouves cha drôle ? demanda-t-il d’une voix dure.

— Oh… euh… ben… fit Deuxfleurs. C’est vos dents, vous voyez…

— Qu’est-che qu’elles jont, mes dents ? » le coupa Cohen.

Deuxfleurs déglutit. « J’ai cru remarquer qu’elles, euh… n’occupent pas la même position géographique que votre bouche. »

Cohen le foudroya du regard. Puis il s’affaissa et parut tout petit et très vieux.

« Ch’est vrai, bien chûr, murmura-t-il. Je t’en veux pas. Ch’est dur d’être un héros chans dents. Tu peux perdre n’importe quoi d’autre, ch’est pas grave, même chi t’as qu’un œil tu t’en chors, mais chuffit que t’egjibes une bouche pleine de genchives pour que plus perchonne te rechpecte.

— Moi, si, fit la dévouée Bethan.

— Pourquoi vous n’en avez pas d’autres ?

— Oui, ben, chi j’étais un requin ou autre choje, d’accord, je m’en laicherais poucher de nouvelles, répondit Cohen, sarcastique.

— Oh non, ça s’achète, dit Deuxfleurs. Tenez, je vais vous montrer… euh… Bethan, ça ne vous ferait rien de regarder de l’autre côté ? » Il attendit qu’elle se soit retournée puis porta la main à sa bouche.

« Qu’est-che que vous jen dites ? » fit-il.

Bethan entendit Cohen avaler de travers.

« Tu peux chortir les tiennes comme cha ?

— Egjactement. J’en ai plujieurs jeux. Ekchcujez-moi…» Il y eut un bruit de succion, puis d’une voix plus normale Deuxfleurs poursuivit : « C’est très pratique, évidemment. »

La voix de Cohen exprimait le respect et la crainte, du moins dans la mesure où le permettait sa bouche édentée, c’est-à-dire autant qu’une bouche dentée mais avec un rendu beaucoup moins impressionnant.

« Cha m’étonne pas, dit-il. Quand elles te font mal, tu les jenlèves et tu les laiches che dépatouiller entre elles, hein ? Cha leur apprend, à ches chaletés, che que ch’est que de chouffrir toutes cheules !

— Ce n’est pas tout à fait ça, dit prudemment Deuxfleurs. Ce ne sont pas les miennes, elles m’appartiennent, c’est tout.

— Tu t’es mis les dents d’un autre dans la bouche ?

— Non, on me les a faites ; des tas de gens en portent, là d’où je viens, c’est un…»

Mais l’exposé de Deuxfleurs sur les appareils dentaires tourna court car il reçut un coup sur la tête.


* * *

La petite lune du Disque effectuait sa traversée laborieuse du ciel. Elle brillait de sa lumière propre, suite aux aménagements astronomiques étriqués et plutôt inefficaces auxquels avait procédé le Créateur, et abritait une foule de déesses lunaires diverses qui, à cet instant précis, n’accordaient guère d’attention à ce qui se passait sur le Disque mais organisaient une pétition contre les Géants des Glaces.

Si elles avaient regardé vers le sol, elles auraient vu Rincevent s’adresser de manière pressante à une bande de rochers.

L’espèce troll est l’une des formes de vie les plus anciennes du multivers. Elle date des premières tentatives de mettre en branle un système vivant qui ne devrait rien à tout ce protoplasme mollasse. Les individus trolls ont une très longue existence ; ils hibernent l’été et dorment le jour car la chaleur les affecte et ralentit leurs fonctions. Ils ont une géologie fascinante. On pourrait parler de tribologie, mentionner les effets semi-conducteurs du silicium impur, ou encore évoquer les trolls géants de la préhistoire qui constituent la majeure partie des principales chaînes montagneuses du Disque et poseront de vrais problèmes s’il leur prend de se réveiller, mais une chose est sûre : sans le champ magique puissant et pénétrant du Disque, il y a belle lurette que les trolls se seraient éteints.

On n’avait pas inventé la psychiatrie sur le Disque. Personne n’avait encore fourré de tache d’encre sous le nez de Rincevent pour voir s’il avait une araignée au plafond. La seule manière pour lui de décrire la métamorphose des rochers redevenant trolls aurait été de bredouiller de vagues comparaisons avec les images qui se forment soudain quand on fixe le feu ou les nuages.

Jusqu’alors les rochers lui avaient paru parfaitement ordinaires, et quelques lézardes avaient brusquement pris l’apparence précise de bouches ou d’oreilles en pointes. L’instant suivant, et sans que rien n’ait réellement changé, des trolls se tenaient assis devant le mage et lui souriaient d’une bouche toute endiamantée.

Ils n’arriveraient pas à me digérer, se dit-il. Je les rendrais affreusement malades.

Ce n’était qu’un maigre réconfort.

« Comme ça, c’est toi Rincevent le mage », constata le plus proche. On aurait dit une galopade sur du gravier. « J’sais pas, mais je t’aurais cru plus grand.

— Peut-être qu’il s’est un peu érodé, dit un autre. La légende est drôlement vieille. »

Rincevent se tortilla d’un air gêné. Il était à peu près sûr que le rocher sur lequel il était assis se transformait, tandis qu’un tout petit troll – guère plus gros qu’un caillou – avait familièrement pris place sur son pied et l’observait avec un extrême intérêt.

« La légende ? dit-il. Quelle légende ?

— On se l’est transmise de montagne à gravier depuis le crépuscule des temps[4], dit le premier troll. « Lorsque l’étoile rouge embrasera le ciel, Rincevent le mage viendra chercher des oignons. Ne le mordez pas. Il est très important de l’aider à rester en vie. » »

Il y eut une pause.

« C’est tout ? dit Rincevent.

— Oui, dit le troll. Ça nous a toujours étonnés. La plupart de nos légendes sont autrement captivantes. C’était plus marrant d’être un rocher, dans le temps.

— Ah bon ? fit Rincevent d’une voix faible.

— Oh, oui. Une perpétuelle rigolade. Des volcans partout. Ça voulait vraiment dire quelque chose d’être un rocher à l’époque. Toutes ces absurdités sédimentaires n’existaient pas, on était ignés ou rien. Évidemment, tout ça, c’est du passé. Des tas de gens se prétendent trolls de nos jours, et des fois ils ne valent guère mieux que de l’ardoise. Ou même de la craie. J’éviterais de me donner de grands airs si on se servait de moi pour gribouiller, pas toi ?

— Si, s’empressa de répondre Rincevent. Absolument, oui. Cette… euh… légende, là… elle dit que vous ne devez pas me mordre ?

— Parfaitement ! dit le petit troll sur son pied, et c’est moi qui t’ai dit où trouver les oignons !

— On est bien contents que tu sois venu, dit le premier troll, le plus grand du coin, ne put s’empêcher de remarquer Rincevent. Cette nouvelle étoile nous inquiète un peu. Elle rime à quoi ?

— Je n’en sais rien, dit Rincevent. Tout le monde a l’air de croire que je suis au courant, mais je ne…

— Ce n’est pas de fondre qui nous gênerait, dit le grand troll. C’est comme ça que tout a commencé, n’importe comment. Mais on s’est dit que ce serait peut-être la fin de tout, et ça ne semble pas une très bonne chose.

— Elle grossit, dit un autre troll. Regarde-la. Elle est plus grosse que la nuit dernière. »

Rincevent regarda. Elle était bel et bien plus grosse que la nuit précédente.

« Alors on s’est dit que tu avais peut-être des suggestions ? fit le chef des trolls, aussi humblement que le permet une voix ressemblant à un gargarisme granitique.

— Vous pourriez sauter par-dessus le Rebord, dit Rincevent. Il y a sûrement des tas de coins dans l’univers qui auraient besoin de quelques rochers de plus.

— On a déjà entendu ça, fit le troll. On a parlé à des collègues qui avaient essayé. Ils disent qu’on flotte pendant des millions d’années, puis qu’on chauffe, qu’on se consume et qu’on finit au fond d’un grand trou dans le décor. Guère brillant. »

Il se redressa dans un bruit de boulets de charbon dévalant une glissière puis étira ses bras épais et noueux.

« Bon, on a pour tâche de t’aider, dit-il. Tu veux qu’on te fasse quelque chose ?

— J’étais censé préparer la soupe », dit Rincevent. Il agita vaguement les oignons. Ce n’était probablement pas le geste le plus héroïque ni résolu qu’on ait jamais effectué.

« De la soupe ? dit le troll. C’est tout ?

— Eh ben, peut-être aussi quelques biscuits. »

Les trolls s’entre-regardèrent en exhibant assez de joaillerie buccale pour acheter une ville de province.

Le plus grand finit par dire : « Alors allons-y pour de la soupe. » Il crissa des épaules. « C’est seulement qu’on voyait la légende… disons, un peu plus… je ne sais pas, j’avais plus ou moins cru… bah, j’imagine que ça n’a pas d’importance. » Il tendit une main comme un régime de bananes fossiles. « Je m’appelle Kwartz. Là-bas, c’est Krysoprase, puis Brèche, Jaspe et ma femme Béryl… Elle est un peu métamorphique, mais qui ne l’est pas de nos jours ? Jaspe, descends de son pied ! »

Rincevent saisit la main avec précaution et se raidit dans l’attente d’un craquement d’os broyés. Il ne vint pas. La main du troll était rêche et un peu lichénique autour des ongles.

« Excusez-moi, fit Rincevent. Je n’avais encore jamais vraiment rencontré de trolls.

— Notre espèce est en voie de disparition, dit tristement Kwartz alors que le groupe se mettait en route à la lumière des étoiles. Le petit Jaspe est le seul caillou de la tribu. On souffre de philosophie, vois-tu.

— Ah bon ? » fit Rincevent qui s’efforçait de ne pas se laisser distancer. La bande de trolls se déplaçait très vite mais sans bruit, grandes formes rondes qui traversaient la nuit tels des spectres. Seul le couic écrabouillé d’une créature nocturne qui ne les avait pas entendus venir signalait de temps en temps leur passage.

« Oh, oui. On est victimes de ça. On finit tous par y passer. Un soir, paraît-il, on se réveille en se demandant : « Pourquoi s’en faire ? » et on arrête de s’en faire. Tu vois ces gros rochers là-bas ? »

Rincevent vit de grosses masses posées dans l’herbe.

« Celui au bout, c’est ma tante. Je ne sais pas à quoi elle réfléchit, mais elle n’a pas bougé depuis deux cents ans.

— Ben mince, je suis désolé.

— Oh, ce n’est pas un problème puisqu’on est là pour veiller sur eux, dit Kwartz. Pas beaucoup d’humains dans le coin, tu vois. Je sais que ce n’est pas de votre faute, mais vous n’avez pas l’air capables de voir la différence entre un troll doué de raison et un vulgaire rocher. Mon grand-oncle s’est fait carrément tailler, tu sais.

— C’est terrible !

— Oui, en un rien de temps il est passé de l’état de troll à celui de cheminée d’agrément. »

Il s’arrêtèrent devant une paroi à l’air familier. Les restes piétinés d’un feu couvaient dans l’obscurité.

« On dirait qu’il y a eu une bagarre, fit observer Béryl.

— Ils sont tous partis ! » s’écria Rincevent. Il courut à l’autre bout de la clairière. « Les chevaux aussi ! Même le Bagage !

— L’un d’eux a une fuite, dit Kwartz en s’agenouillant. Ce liquide rouge que vous avez à l’intérieur. Regarde.

— Du sang !

— C’est comme ça que ça s’appelle ? Je n’ai jamais vraiment compris à quoi ça servait. »

Rincevent, aux cent coups, courait en tous sens, regardait derrière les buissons au cas où quelqu’un s’y serait caché. C’est ainsi qu’il trébucha sur une petite bouteille verte.

« Le liniment de Cohen ! gémit-il. Il ne s’en sépare jamais !

— Dis, reprit Kwartz, il y a un truc que vous faites, vous les humains, je veux dire, comme nous quand on se ralentit et qu’on attrape la philosophie, mais vous, vous tombez en morceaux…

— Mourir, ça s’appelle ! glapit Rincevent.

— C’est ça. Ils ne sont pas morts, parce qu’ils ne sont pas ici.

— Sauf s’ils ont été mangés ! suggéra Jaspe, tout excité.

— Hum, fit Kwartz.

— Des loups ? fit Rincevent.

— On a écrabouillé tous les loups du coin il y a des années, dit le troll. Enfin, Vieux Pépé les a écrasés.

— Il ne les aimait pas ?

— Ce n’est pas ça, il ne regardait pas où il allait, voilà tout. Hum…» Le troll étudia de nouveau le sol.

« Des traces, dit-il. Beaucoup de chevaux. » Il leva les yeux vers les collines voisines dont les escarpements à pic et les surplombs périlleux dominaient les forêts au clair de lune.

« Vieux Pépé vit là-haut », dit-il tranquillement.

À sa façon d’annoncer ça, Rincevent se dit qu’il ne chercherait jamais à rencontrer Vieux Pépé.

« Il est dangereux, hein ? hasarda-t-il.

— Il est très vieux, très gros et très méchant. Ça fait des années qu’on ne l’a pas vu, dit Kwartz.

— Des siècles, le corrigea Béryl.

— Il va tous les écrabouiller ! ajouta Jaspe qui faisait des bonds sur les orteils de Rincevent.

— Des fois, il arrive qu’un troll vraiment vieux et gros s’en aille tout seul dans les collines, et… euh… le rocher prend le dessus, si tu me comprends.

— Ah bon ? »

Kwartz soupira. « Les gens se comportent parfois comme des animaux, non ? Alors de temps en temps un troll se met à penser comme un rocher, et les rochers n’aiment pas trop les gens. »

Brèche, un troll maigriot et poli comme du grès, donna un petit coup sur l’épaule de Kwartz.

« On va les suivre, alors ? fit-il. La légende dit qu’on doit aider ce Rincevent tout mou. »

Kwartz se redressa, réfléchit un instant, puis attrapa le mage par la peau du cou et, d’un grand mouvement rocailleux, se le plaça sur les épaules.

« On y va, dit-il avec fermeté. Si on rencontre Vieux Pépé, j’essayerai d’expliquer…»


* * *

À trois kilomètres de là, une file de chevaux trottaient dans la nuit. Trois d’entre eux portaient des prisonniers, expertement liés et bâillonnés. Un quatrième tirait un travois rudimentaire sur lequel gisait le Bagage, ligoté, recouvert d’un filet et silencieux.

À voix basse, Herrena ordonna à la colonne de faire halte avant d’appeler un de ses hommes du geste.

« Tu es bien sûr ? fit-elle. Je n’entends rien.

— J’ai vu des formes de trolls », dit-il tout net.

Elle regarda autour d’elle. Les arbres se clairsemaient par ici, il y avait beaucoup d’éboulis, et en avant d’eux la piste menait à une colline rocheuse et dégarnie qui avait une allure particulièrement déplaisante à la lumière rouge de la nouvelle étoile.

Cette piste ne lui disait rien qui vaille. Elle était très ancienne, mais quelque chose l’avait tracée, et les trolls étaient durs à tuer.

Elle soupira. Il lui semblait soudain que cette carrière de secrétaire qu’elle avait refusée n’aurait peut-être pas été un si mauvais choix, tout compte fait.

Pour la nième fois, elle se dit que l’état de fine lame présentait beaucoup d’inconvénients ; et ce n’était pas le moindre que les hommes refusent de vous prendre au sérieux jusqu’à ce que vous les ayez proprement embrochés, auquel cas ça n’avait plus guère d’importance. Ensuite il y avait tout ce cuir qui lui provoquait des éruptions, mais la tradition avait la vie dure. Et puis il y avait la bière. C’était bon pour des Hrun le Barbare ou des Cimbar l’Assassin de faire ribote toute la nuit dans des bouis-bouis, mais Herrena s’y refusait tant qu’on n’y servait pas de boissons correctes dans de petits verres, de préférence avec une cerise en prime. Quant aux toilettes…

Elle était trop grande pour faire une voleuse, trop honnête pour faire une criminelle, trop intelligente pour faire une épouse et trop fière pour embrasser la seule autre profession féminine généralement offerte.

Elle était donc devenue femme d’épée, de première force d’ailleurs, et avait amassé un petit pécule qu’elle gérait soigneusement pour un avenir encore mal défini dans sa tête mais dont elle pouvait déjà dire qu’il lui apporterait un bidet.

Il y eut au loin des craquements de bois. Les trolls n’avaient jamais vu l’utilité de contourner les arbres.

Elle leva une fois encore la tête vers la colline. Deux bras de terre près du sommet s’étendaient à droite et à gauche, surmontés d’un gros affleurement – elle plissa les yeux – percé de grottes, non ?

Des grottes de trolls. Mais ça valait peut-être mieux que de tourner en rond à l’aveuglette toute la nuit. Et au lever du soleil, il n’y aurait pas de problème.

Elle se pencha vers Gancia, qui commandait la bande de mercenaires de Morpork. Elle n’était pas très satisfaite de son second. C’est vrai qu’il avait les muscles et la résistance d’un bœuf, l’ennui c’est qu’il semblait aussi en avoir le cerveau. Et le vice du furet. Comme la plupart des gars du centre de Morpork il aurait allègrement vendu sa grand-mère pour de la colle, et il l’avait probablement déjà fait.

« On va jusqu’aux grottes, on allumera un grand feu à l’entrée, dit-elle. Les trolls n’aiment pas le feu. »

Il lui lança un regard éloquent ; apparemment il avait sa propre idée sur qui aurait dû donner les ordres. Mais ses lèvres dirent : « C’est vous le patron.

— Tout juste. »

Herrena se retourna vers les trois prisonniers. C’était bien le coffre, pas de doute. Trymon en avait fait une description absolument exacte. Mais aucun des deux hommes ne ressemblait à un mage. Même pas à un mage recalé.


* * *

« Oh là là », fit Kwartz.

Les trolls s’arrêtèrent. La nuit descendait, veloutée. Une chouette hulula, lugubre… Du moins, Rincevent pensa qu’il s’agissait d’une chouette, ses notions en ornithologie restaient un peu vagues. C’était peut-être le rossignol qui hululait, ou alors la grive. Une chauve-souris voltigea au-dessus de sa tête. De ça il était à peu près sûr.

Il était aussi très fatigué et passablement meurtri.

« Pourquoi « oh là là » ? » demanda-t-il.

Il fouilla des yeux l’obscurité. Il y avait un petit point au loin dans les collines qui pouvait être un feu.

« Oh, dit-il. Vous n’aimez pas les feux, hein ? »

Kwartz fit oui de la tête. « Ça nous détruit la supraconductivité du cerveau, dit-il, mais un feu aussi petit n’aurait pas beaucoup d’effet sur Vieux Pépé. »

Rincevent regarda prudemment autour de lui, à l’écoute d’un troll solitaire. Il avait vu ce que des trolls ordinaires faisaient à une forêt. Ils n’étaient pas destructeurs par nature, ils considéraient tout bonnement les matières organiques comme une sorte de brouillard gênant.

« Espérons qu’il ne le trouve pas, alors », dit-il avec ferveur.

Kwartz soupira. « Faut pas trop compter là-dessus. C’est dans sa bouche qu’ils l’ont allumé. »


* * *

« Cha m’apprendra ! » gémit Cohen. Il tira vainement sur ses liens.

Deuxfleurs le fixa d’un œil vitreux. La fronde de Gancia lui avait laissé une belle bosse à l’arrière du crâne et il n’était plus très sûr de rien, à commencer par son nom et ainsi de suite.

« J’aurais dû rechter aux jaguets, reprit Cohen. J’aurais dû faire attenchion et pas me laicher dichtraire par toute chette dichcuchion chur tes machins, là, tes dents chiées. Je me ramollis. »

Il se redressa sur les coudes. Herrena et le reste de la bande se tenaient debout autour du feu à l’entrée de la grotte. Dans un coin, le Bagage était immobile et silencieux sous son filet.

« Il y a quelque chose de drôle dans cette grotte, dit Bethan.

— Quoi donc ? fit Cohen.

— Là, regardez. Vous en avez déjà vu, des rochers comme ça ? »

Cohen dut admettre que le demi-cercle de pierres à l’entrée de la caverne était inhabituel. Chacune était plus grande qu’un homme, très usée et bizarrement luisante. Il y avait le même demi-cercle au plafond. L’ensemble donnait l’impression d’un ordinateur de pierre conçu par un druide qui n’aurait eu qu’une vague notion de la géométrie et aucun sens de la gravité.

« Regardez aussi les parois. »

Cohen étudia du coin de l’œil la paroi près de lui. Des veines de cristal rouge la parcouraient. Il n’en était pas certain, mais il lui semblait voir des petits points lumineux clignoter en permanence au cœur de la roche.

Il y avait aussi beaucoup de courants d’air. Un vent constant sortait des profondeurs obscures de la grotte. « Je suis sûre que ça soufflait dans l’autre sens quand on est arrivés, chuchota Bethan. Vous n’avez pas l’impression, Deuxfleurs ?

— Ma foi, je ne suis pas un spécialiste des grottes, dit-il, mais j’étais en train de penser : c’est une très intéressante stalachose qui pend au plafond, là-haut. Une sorte de bulbe, non ? »

Ils la regardèrent.

« Je ne saurais dire pourquoi, reprit Deuxfleurs, mais je crois que ce serait peut-être une bonne idée de sortir d’ici.

— Oh oui, fit Cohen avec ironie, je chuppoje qu’il chuffit de demander à ches gens de nous détacher et de nous laicher partir, hein ? »

Cohen n’avait pas passé beaucoup de temps en compagnie de Deuxfleurs, sinon il n’aurait pas été surpris lorsque le petit homme hocha la tête d’un air radieux et lança, de la voix forte et posée qu’il employait pour pallier sa méconnaissance des langues : « Excusez-moi ! Pourriez-vous, s’il vous plaît, nous détacher et nous laisser partir ? Il y a beaucoup d’humidité et de courants d’air ici. Désolé. »

Bethan jeta un regard de côté à Cohen.

« C’est ça qu’il devait dire ?

— Ch’est nouveau, je t’achure. »

Trois de leurs ravisseurs abandonnèrent le groupe autour du feu pour se diriger vers eux. Ils n’avaient pas l’air de vouloir détacher qui que ce soit. Les deux hommes, à vrai dire, étaient du genre, quand ils tombaient sur des prisonniers ligotés, à jouer avec leurs couteaux, à faire des suggestions salaces et à lancer des regards mauvais dans tous les coins.

Herrena se présenta en dégainant son épée qu’elle pointa sur le cœur de Deuxfleurs.

« Lequel de vous est Rincevent le mage ? demanda-t-elle. Il y avait quatre chevaux. Il est ici ?

— Euh… je ne sais pas où il est, répondit Deuxfleurs. Il cherchait des oignons.

— Alors vous êtes ses amis et il va venir à votre recherche », dit Herrena. Elle jeta un regard à Cohen et Bethan puis étudia de près le Bagage.

Trymon avait bien insisté qu’ils ne devaient pas toucher au Bagage. La curiosité avait peut-être tué le chat trop indiscret, mais celle d’Herrena aurait exterminé une troupe entière de lions.

Elle éventra le filet et saisit le couvercle du coffre.

Deuxfleurs grimaça.

« Fermé, finit-elle par dire. Où est la clé, toi, le gros ?

— Il… il n’a pas de clé, dit Deuxfleurs.

— Il y a une serrure, fit-elle remarquer.

— Ben, oui, mais s’il veut rester fermé, il reste fermé », répliqua Deuxfleurs, mal à l’aise.

Herrena devinait le grand sourire de Gancia. Elle grogna.

« Je le veux ouvert, dit-elle. Gancia, tu t’en occupes. » Elle repartit à grands pas vers le feu.

Gancia dégaina un long couteau effilé et se baissa tout près du visage de Deuxfleurs. « Elle le veut ouvert », dit-il. Il leva la tête vers l’autre homme et sourit.

« Elle le veut ouvert, Weems.

— Ouais. »

Gancia promena lentement son couteau sous le nez de Deuxfleurs.

« Écoutez, dit Deuxfleurs d’un ton patient, je ne crois pas que vous comprenez. Personne ne peut ouvrir le Bagage si ça lui dit de rester fermé.

— Oh oui, j’avais oublié, fit Gancia, l’air songeur. Évidemment, c’est un coffre magique, pas vrai ? Avec des petites pattes, à ce qu’il paraît. Dis donc, Weems, y a des pattes de ton côté ? Non ? »

Son couteau menaça la gorge de Deuxfleurs.

« Ça me contrarie beaucoup, fit-il. Weems aussi. Il ne dit pas grand-chose, mais ce qu’il fait, lui, c’est découper les gens en morceaux. Alors ouvre – le – coffre ! »

Il se retourna et flanqua un coup de pied sur le flanc du Bagage, laissant une vilaine entaille dans le bois.

On entendit un tout petit déclic.

Gancia sourit. Le couvercle se souleva lentement, lourdement. La lumière du feu, au loin, fit miroiter de l’or, des tas d’or : assiettes, chaînes et pièces de monnaie, bien lourdes, qui luisaient dans l’ombre tremblotante.

« C’est ça », fit doucement Gancia.

Il se retourna vers les hommes indifférents autour du feu, qui avaient l’air de crier sur quelqu’un à l’extérieur de la grotte. Puis il regarda Weems d’un air songeur. Ses lèvres remuèrent silencieusement sous l’effort inhabituel du calcul mental.

Il baissa les yeux sur son couteau.

C’est alors que le sol bougea.


* * *

« J’ai entendu quelqu’un, dit l’un des hommes. Là, en bas. Au milieu des… euh… rochers. »

La voix de Rincevent monta de l’obscurité. « Dites ! fit-il.

— Quoi ? répondit Herrena.

— Vous êtes en grand danger ! brailla Rincevent. Il faut éteindre le feu !

— Non, non, fit Herrena. Vous vous trompez, c’est vous qui êtes en grand danger. Et le feu reste allumé.

— Il y a un gros et vieux troll…

— Tout le monde sait que les trolls évitent le feu », répliqua Herrena. Elle fit un signe de tête. Deux hommes tirèrent l’épée et se glissèrent dehors, dans les ténèbres.

« Tout à fait exact ! cria Rincevent désespérément. Seulement, ce troll-là, il ne peut pas, voyez-vous.

— Il ne peut pas ? » Herrena hésita. Un peu de la terreur dans la voix de Rincevent déteignait sur elle.

« Oui, parce que, vous voyez, vous l’avez allumé sur sa langue. »

C’est alors que le sol bougea.


* * *

Vieux Pépé s’éveilla très lentement de son sommeil séculaire. Il faillit ne pas s’éveiller du tout ; quelques décennies plus tard, rien de tout ceci ne serait arrivé. Quand un troll vieillit et entreprend de réfléchir sérieusement à l’univers, il trouve en général un coin tranquille où il s’attelle pour de bon à la philosophie et au bout d’un moment en vient à oublier ses extrémités physiques. Il commence à se cristalliser sur les bords jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien d’autre qu’un tout petit tremblotement de vie à l’intérieur d’une grosse colline aux couches minérales insolites.

Vieux Pépé n’en était pas encore là. Il sortit d’une méditation qui le conduisait sur une ligne de recherche prometteuse quant au sens de la vérité et découvrit un goût de cendres brûlantes dans ce qu’après un certain temps de réflexion il se rappela être sa bouche.

La colère le gagna. Des ordres filèrent le long de tubes neuraux de silicium impur. Au fond de son corps siliceux, des quartiers de roc glissèrent en douceur selon certaines lignes de fracture. Les arbres s’abattirent, le gazon se crevassa tandis que des doigts gros comme des navires se dépliaient et agrippaient le sol. En haut de sa face abrupte, deux gigantesques volets de pierre se relevèrent sur les grandes opales encroûtées des yeux.

Rincevent ne distinguait rien de tout ça, bien sûr, car ses propres yeux n’avaient été conçus que pour la lumière du jour, mais il vit le paysage sombre lentement se secouer puis entreprendre, chose invraisemblable, de se dresser sur le fond d’étoiles.


* * *

Le soleil se leva.

Mais pas le jour. Ce qui se passa, c’est que la fameuse lumière solaire du Disque – laquelle, répétons-le, franchit très lentement le puissant champ magique – se répandit doucement sur les contrées proches du Bord et engagea sa molle et silencieuse bataille contre les armées en retraite de la nuit. Elle se déversa comme de l’or fondu[5] sur le paysage endormi, limpide, éclatante et, surtout, nonchalante.


* * *

Herrena n’hésita pas. Avec une grande présence d’esprit, elle courut au bord de la lèvre inférieure de Vieux Pépé, sauta et se reçut au sol par un roulé-boulé. Les hommes la suivirent et jurèrent en atterrissant parmi les roches détritiques.

Comme un obèse qui s’essayerait à des pompes, le vieux troll se souleva.

D’où ils gisaient, les prisonniers ne s’en rendaient pas compte. Tout ce qu’ils savaient, c’est que le sol n’arrêtait pas de tanguer par en dessous et qu’ils entendaient beaucoup de bruit, la plupart du temps désagréable.

Weems saisit Gancia par le bras.

« C’est un tremblement d’éther, dit-il. Sortons d’ici !

— Pas sans l’or, dit Gancia.

— Quoi ?

— L’or, l’or. Ouais, on pourrait être aussi riches que Créosote ! »

Weems avait peut-être un Q.I. du niveau de la température ambiante, mais il savait reconnaître l’idiotie quand il la voyait. Les yeux de Gancia luisaient davantage que l’or et ils avaient l’air de fixer son oreille gauche.

Weems regarda désespérément le Bagage. Il était resté ouvert, comme une invite, ce qui était bizarre : on se serait attendu à ce que les secousses fassent retomber le couvercle.

« On n’arriverait pas à le porter, objecta-t-il. C’est trop lourd.

« Merde, on va toujours bien en emporter un peu ! gueula Gancia, et il bondit en direction du coffre au moment où le sol subissait une nouvelle secousse.

Le couvercle s’abattit dans un claquement. Gancia disparut.

Et juste au cas où Weems aurait cru à un accident, le couvercle du Bagage se rouvrit l’espace d’une seconde, et une grande langue rouge comme de l’acajou passa sur de larges dents blanches comme du sycomore. Puis il se referma à la volée.

Pour ajouter encore à l’horreur de Weems, des centaines de petites jambes jaillirent de sous le coffre. Il se souleva posément et, mettant de l’ordre dans ses membres, se tourna dans un frottement de pieds pour lui faire face. Son trou de serrure avait un air particulièrement malveillant, du genre à dire : « Allons… fais-moi plaisir…»

Weems recula et jeta un regard implorant à Deuxfleurs.

« Je pense que ce serait une bonne idée de nous détacher, suggéra le touriste. Il est très affectueux quand il connaît. »

En se léchant nerveusement les lèvres, Weems tira son couteau. Le Bagage émit un craquement d’avertissement.

Il tailla dans leurs liens et se releva vite.

« Merci, dit Deuxfleurs.

— Je crois que mon dos remet cha, se plaignit Cohen tandis que Bethan l’aidait à se relever.

— Qu’est-ce qu’on en fait, de cet homme-là ? demanda Bethan.

— On lui prend chon couteau et on lui dit de che tailler, dit Cohen. D’accord ?

— Oui, m’sieur ! Merci, m’sieur ! » s’écria Weems qui fonça vers l’entrée de la caverne. Un instant, il se découpa sur le gris du ciel annonciateur de l’aube, puis il disparut. Un cri s’éleva au loin : « Aargh. »


* * *

La lumière du soleil déferlait sur le pays dans un rugissement silencieux. De temps en temps, là où le champ magique était légèrement plus faible, des langues de matin pointaient, en avance sur le jour, et isolaient des îlots de nuit qui se rétrécissaient avant de disparaître sous l’avancée de l’océan radieux.

Les hauts plateaux autour des Plaines du Vortex se dressaient devant le flux de lumière comme un grand navire gris.


* * *

Il est possible de poignarder un troll, mais la technique requiert de la pratique et personne n’a jamais eu l’occasion de pratiquer plus d’une fois. Les hommes d’Herrena virent les trolls émerger de l’obscurité, tels des fantômes matériels. Les lames volèrent en éclats au contact des peaux de silice, il y eut un ou deux glapissements brefs, écrasés, puis rien d’autre que les cris, loin dans la forêt, des survivants qui mettaient le plus de distance possible entre eux et la terre vengeresse.

Rincevent sortit en rampant de derrière un arbre et jeta un regard circulaire. Il était seul, mais les fourrés dans son dos bruissaient de la course dévastatrice des trolls à la poursuite de la bande.

Il leva la tête.

Loin au-dessus, deux yeux cristallins se fixèrent sur lui, emplis de haine pour tout ce qui était mou, spongieux et, surtout, chaud. Rincevent, horrifié, s’aplatit contre terre quand une main de la taille d’une maison se dressa, ferma le poing et s’abattit dans sa direction.

Le jour vint dans une explosion silencieuse de lumière. L’espace d’un instant, l’immense et terrible masse de Vieux Pépé fut un brise-lames d’ombre lorsque la lumière se déversa sur elle. Il y eut un bref crissement.

Puis le silence.

Plusieurs minutes s’écoulèrent. Il ne se passait rien.

Quelques oiseaux se mirent à chanter. Un bourdon vrombit au-dessus du rocher qu’était le poing de Vieux Pépé et se posa sur un carré de thym qui avait poussé sous un ongle de pierre.

Il y eut du remue-ménage par-dessous. Rincevent s’extirpa maladroitement de l’espace étroit entre le poing et le sol comme un serpent sortant d’un terrier.

Il s’allongea sur le dos et contempla le ciel au-delà de la masse pétrifiée du troll. Mise à part son immobilité, le troll restait le même, mais la vision de Rincevent commençait déjà à lui jouer des tours. Au cours de la nuit, le mage avait observé des lézardes dans la pierre et les avait vues devenir des yeux et des bouches ; maintenant il considérait le grand visage abrupt et voyait ses traits devenir, comme par magie, de simples défauts de la roche.

« Houlà ! » fit-il.

Ce qui ne l’avança pas à grand-chose. Il se mit debout, s’épousseta et regarda autour de lui. En dehors du bourdon, il était tout seul.

Après avoir fureté un petit moment, il découvrit un rocher qui, par certains côtés, ressemblait à Béryl.

Il était perdu, seul, loin de chez lui. Il…

Il entendit un craquement au-dessus de lui ; des bris de pierre giclèrent et s’enfoncèrent dans la terre. Tout en haut, un trou s’ouvrit dans le visage de Vieux Pépé ; l’espace d’un instant apparut le postérieur du Bagage qui s’efforçait de retrouver son équilibre, puis la tête de Deuxfleurs sortit de la cavité buccale.

« Il y a quelqu’un en bas ? Dites ?

— Hé ! cria le mage. J’suis-t-y content de te voir !

— Je ne sais pas, moi. Tu l’es ? fit Deuxfleurs.

— Je suis quoi ?

— Ça alors, on a une vue splendide d’ici ! »


* * *

Il leur fallut une demi-heure pour redescendre. Heureusement, les anfractuosités de Vieux Pépé offraient maintes prises, quoique son nez aurait constitué un obstacle difficile à franchir si un chêne luxuriant n’avait eu la bonne idée de lui pousser dans une narine.

Le Bagage ne s’embarrassa pas d’autant de manières ; il sauta et descendit par bonds successifs, apparemment sans dommages.

Assis dans l’herbe, Cohen essayait de reprendre son souffle et attendait que ses idées se remettent en place. Il observait le Bagage d’un œil songeur.

« Les chevaux sont tous partis, dit Deuxfleurs.

— On les retrouvera », fit Cohen. Il ne lâchait pas du regard le Bagage qui prit un air gêné.

« Ils transportaient toutes nos provisions, dit Rincevent.

— La nourriture, cha manque pas dans les forêts.

— J’ai des biscuits nourrissants dans le Bagage, dit Deuxfleurs. Des sablés de voyage. Des amis sûrs dans les coups durs.

— Je les ai goûtés, dit Rincevent. Ç’a du mal à passer, et…»

Cohen se mit debout en grimaçant. « Ekchcujez-moi, dit-il sèchement. Il y a quelque choje que je voudrais chavoir. »

Il s’approcha du Bagage et empoigna le couvercle. Le coffre recula précipitamment, mais Cohen allongea un pied maigrelet et lui faucha la moitié des jambes. Tandis que le coffre se contorsionnait pour le mordre, l’octogénaire serra les mâchoires, souleva et retourna son adversaire qui se balança furieusement sur son couvercle bombé comme une tortue prise de folie.

« Hé, c’est mon Bagage ! dit Deuxfleurs. Pourquoi il attaque mon Bagage ?

— Je crois savoir, dit calmement Bethan. Je crois que c’est parce qu’il en a peur. »

Deuxfleurs se tourna vers Rincevent, bouche bée. Rincevent haussa les épaules.

« Que veux-tu que je te dise ? fit-il. Moi, quand j’ai peur de quelque chose, je me sauve. »

Dans un claquement de son couvercle, le Bagage bondit en l’air et retomba sur ses pattes pour courir flanquer un coup de cornière de cuivre dans le tibia de Cohen. Au moment où le coffre faisait demi-tour, le vieillard le cramponna assez longtemps pour l’envoyer galoper à fond de train dans un rocher.

« Pas mal », fit Rincevent, admiratif.

Le Bagage recula en chancelant, marqua une pause puis revint vers Cohen en agitant son couvercle d’un air menaçant. Cohen sauta et lui atterrit dessus, les mains et les pieds passés dans l’ouverture du couvercle.

Le Bagage en fut tout étonné. Il le fut encore davantage lorsque le héros prit une profonde inspiration et tira avec force ; les muscles qui saillaient sur ses bras maigres leur donnaient l’air de chaussettes remplies de noix de coco.

Ils restèrent ainsi enlacés un petit moment, tendons contre charnières. De temps en temps, l’un ou l’autre laissait échapper un craquement.

Bethan donna un coup de coude dans les côtes de Deuxfleurs.

« Faites quelque chose, dit-elle.

— Euh… fit Deuxfleurs. Oui. Bon, ça suffit, je crois. Fais-le descendre, s’il te plaît. »

Le Bagage lâcha un craquement de trahison au son de la voix de son maître. Son couvercle se souleva avec une telle violence que Cohen partit à la renverse avant de se remettre tant bien que mal sur ses pieds et de foncer à nouveau vers le coffre.

Le contenu du Bagage s’étalait au grand jour.

Cohen y plongea les mains.

Le Bagage craqua un peu mais il avait à l’évidence calculé les risques de se faire expédier tout en haut de la Grande Armoire Céleste. Lorsque Rincevent osa jeter un coup d’œil entre ses doigts, Cohen regardait à l’intérieur du coffre et jurait à voix basse.

« Du linge ? s’écria-t-il. Ch’est tout ? Du linge ? » Il tremblait de rage.

« Je crois qu’il y a aussi des biscuits, dit Deuxfleurs d’une petite voix.

— Mais jil y avait de l’or ! Et lui, je l’ai vu bouffer quelqu’un ! » Cohen lança un regard implorant à Rincevent.

Le mage soupira. « Ne me demandez rien, dit-il. Ce foutu machin n’est pas à moi.

— Je l’ai acheté dans une boutique, fit Deuxfleurs, sur la défensive. J’ai dit que je voulais une malle de voyage.

— Qui voyage toute seule, plutôt, fit Rincevent.

— Le Bagage est très dévoué, dit Deuxfleurs.

— Oh, oui, convint Rincevent. Si c’est le dévouement que tu recherches dans une valise.

— Un inchtant, fit Cohen qui s’était affaissé sur un rocher. Est-che que ch’était l’une de ches boutiques… je veux dire, je parie que tu l’avais pas remarquée avant, et quand tu es revenu, elle était plus là, ch’est cha ? »

Le visage de Deuxfleurs s’éclaira. « C’est vrai !

— Un marchand, petit, vieux et tout déchéché ? Un magajin plein de machins bijarres ?

— Exactement ! Je n’ai jamais pu la retrouver, la boutique, j’ai cru que je m’étais trompé de rue, à son emplacement il n’y avait qu’un mur de briques, je me souviens avoir pensé sur le moment que c’était plutôt…»

Cohen haussa les épaules. « Une de ches boutiques-là[6], dit-il. Cha ekchplique tout, alors. » Il se palpa le dos et grimaça. « Che crétin de cheval ch’est chauvé avec mon liniment ! »

Rincevent se rappela quelque chose et fouilla dans les profondeurs de sa robe désormais très sale et déchirée. Il en tira une bouteille verte.

« Ch’est cha ! dit Cohen. T’es une vraie perle. » Il jeta un regard en coin à Deuxfleurs.

« Je l’aurais battu, dit-il tranquillement, même chans que tu le rappelles, j’aurais fini par le battre.

— C’est vrai, approuva Bethan.

— Vous deux, vous pouvez vous rendre utiles, ajouta-t-il. Che Bagage-là a enfonché une dent de troll pour nous chortir. Ch’était du diamant. Allez donc voir chi vous trouvez les morchaux. Cha m’a donné une idée. »

Tandis que Bethan se retroussait les manches et débouchait la bouteille, Rincevent emmena Deuxfleurs à l’écart. Quand ils furent bien cachés derrière un arbuste, le mage dit : « Il est devenu maboul.

— C’est de Cohen le Barbare que tu parles ! fit Deuxfleurs, sincèrement choqué. C’est le plus grand guerrier que…

— C’était, le coupa Rincevent. Toutes ces histoires de prêtres guerriers et de zombies mangeurs d’hommes, c’était il y a longtemps. Tout ce qui lui reste maintenant, ce sont des souvenirs et tellement de cicatrices sur le corps qu’on pourrait y jouer au morpion.

— C’est vrai, je le voyais quand même moins vieux », reconnut Deuxfleurs. Il ramassa un fragment de diamant.

« Alors, on devrait les laisser là, retrouver nos chevaux et partir, dit Rincevent.

— Ce serait une sale blague, non ?

— Ça se passera bien pour eux, dit Rincevent avec chaleur. La question, c’est : te sentiras-tu tranquille en compagnie d’un type capable d’attaquer le Bagage à mains nues ?

— C’est un fait, dit Deuxfleurs.

— Ils seront probablement mieux sans nous, de toute façon.

— Tu es sûr ?

— Ma tête à couper », dit Rincevent.


Ils retrouvèrent leurs montures qui erraient dans les broussailles, prirent un petit déjeuner de charqui de cheval mal séché et partirent dans ce que Rincevent croyait la bonne direction. Quelques minutes plus tard, le Bagage émergea des fourrés et les suivit.

Le soleil monta plus haut dans le ciel mais ne parvint pas à éclipser la lumière de l’étoile.

« Elle a grossi durant la nuit, dit Deuxfleurs. Pourquoi personne ne fait rien ?

— Faire quoi ? »

Deuxfleurs réfléchit. « Quelqu’un ne pourrait-il pas dire à la Grande A’Tuin de l’éviter ? dit-il. De la contourner, quoi ?

— On a déjà cherché de ce côté-là, dit Rincevent. Des mages ont essayé de se brancher sur l’esprit de la Grande A’Tuin.

— Ça n’a pas marché ?

— Oh, si, très bien même, dit Rincevent. Seulement…»

Seulement, la lecture d’un cerveau aussi vaste que celui de la Tortue du Monde avait posé quelques problèmes imprévus, expliqua-t-il. Les mages avaient d’abord répété sur des tortues communes et des espèces marines géantes pour pénétrer la tournure d’esprit des chéloniens, mais s’ils savaient que le cerveau de la Grande A’Tuin serait vaste, ils n’avaient pas compris qu’il serait lent.

« Il y a un groupe de mages qui le lisent à tour de rôle depuis trente ans, dit Rincevent. Tout ce qu’ils ont découvert, c’est que la Grande A’Tuin attend quelque chose.

— Quoi donc ?

— Va savoir. »

Ils chevauchèrent un moment en silence dans un paysage rocailleux, suivirent une piste bordée d’immenses blocs de calcaire. Deuxfleurs finit par dire : « On devrait revenir, tu sais.

— Écoute, demain on aura atteint la Smarl, dit Rincevent. Il ne va rien leur arriver là où ils sont, je ne vois pas pourquoi…»

Il parlait tout seul. Deuxfleurs avait fait volter sa monture et repartait au trot, parfaite illustration de tout le talent équestre dont est capable un sac de pommes de terre.

Rincevent baissa les yeux. Le Bagage le regardait avec la fixité d’un hibou.

« Pourquoi tu me regardes comme ça ? fit le mage. Il peut s’en retourner si ça lui chante, qu’est-ce que j’en ai à faire ? »

Le Bagage ne répondit rien.

« Écoute, je ne suis pas responsable de lui, dit Rincevent. Soyons bien clairs là-dessus. »

Le Bagage ne répondit rien, mais plus fort cette fois.

« Vas-y… suis-le. Tu n’as rien à faire avec moi. »

Le Bagage rétracta ses petites jambes et s’installa sur la piste.

« Bon, moi, je m’en vais, dit Rincevent. Sans blague », ajouta-t-il. Il ramena la tête de son cheval vers le nouvel horizon et regarda par terre.

Le Bagage n’avait pas bougé.

« Ça ne sert à rien de me prendre par les sentiments. Tu peux rester là toute la journée, ça m’est égal. Moi, je m’en vais, d’accord ? » Il lança un regard mauvais au Bagage.

Le Bagage le lui renvoya.


* * *

« Je me disais bien que tu reviendrais, dit Deuxfleurs.

— Je ne tiens pas à en parler, dit Rincevent.

— Tu veux qu’on parle d’autre chose ?

— Ouais, eh bien, une discussion sur la façon de se débarrasser de ces cordes serait la bienvenue », dit Rincevent. Il se tortilla dans les liens qui lui serraient les poignets.

« Je ne vois pas ce que tu représentes de si important », dit Herrena. Elle était assise sur un rocher en face d’eux, l’épée sur les genoux. Le gros de la bande était allongé parmi les rochers loin au-dessus et surveillait la route. Il avait été si facile de tendre une embuscade à Rincevent et Deuxfleurs que ç’en était pathétique.

« Weems m’a raconté ce que votre coffre a fait à Gancia, ajouta-t-elle. Je ne dirais pas que c’est une grosse perte, mais j’espère que cette malle a bien compris que si elle s’approche à moins d’un kilomètre de nous, je vous tranche personnellement la gorge à tous les deux, oui ? »

Rincevent hocha frénétiquement la tête.

« Bien, dit Herrena. On te veut mort ou vif, l’un ou l’autre, je m’en fiche, mais certains de mes gars aimeraient peut-être avoir un petit entretien avec toi sur ces trolls. Si le soleil ne s’était pas levé au bon moment…»

Elle laissa la phrase en suspens et s’éloigna.

« Eh ben, nous voilà encore dans de beaux draps », dit Rincevent. Il tira une nouvelle fois sur ses liens. Il y avait un rocher derrière lui, et s’il arrivait à lever les poignets… Oui, il s’y attendait, la pierre l’écorchait et elle était en même temps trop émoussée pour mordre la corde.

« Mais pourquoi nous ? demanda Deuxfleurs. Ç’a un rapport avec cette étoile, hein ?

— Je ne sais rien de cette étoile, dit Rincevent. Je n’ai même jamais suivi de cours d’astrologie à l’Université !

— À mon avis, toute cette histoire finira bien », dit Deuxfleurs.

Rincevent le regarda. Ce genre de réflexion le déconcertait toujours.

« Tu crois vraiment ça ? fit-il. Je veux dire : vraiment ?

— Eh bien, l’issue est en général heureuse, si on réfléchit bien.

— Si tu considères qu’une vie perturbée depuis un an, c’est heureux, alors tu as peut-être raison. Je ne sais plus combien de fois j’ai failli me faire tuer…

— Vingt-sept, dit Deuxfleurs.

— Quoi ?

— Vingt-sept fois, dit obligeamment Deuxfleurs. J’ai compté. Mais tu ne l’as jamais vraiment été.

— Quoi ? Compté ? fit Rincevent qui commençait à éprouver l’impression familière que la conversation s’égarait.

— Non. Tué. Ça ne te paraît pas louche ?

— Je n’ai jamais trouvé à y redire, si c’est ce que tu penses », répliqua Rincevent. Il regarda ses pieds, furieux. Deuxfleurs avait raison, bien entendu. Le Sortilège le gardait en vie, c’était évident. Sûrement que s’il sautait d’une falaise un nuage de passage amortirait sa chute.

L’ennui avec cette théorie, se dit-il, c’est que ça marchait seulement s’il n’y croyait pas. Dès l’instant où il s’estimerait invulnérable, il mourrait.

En définitive, c’était plus sage de ne pas y penser du tout.

Tout de même, peut-être qu’il se trompait.

Il était sûr d’une chose : il sentait venir le mal de crâne. Il espéra que le Sortilège se trouvait dans le même coin et qu’il comprendrait sa douleur.

Lorsqu’ils émergèrent du creux de terrain, Rincevent et Deuxfleurs partageaient chacun la monture d’un de leurs ravisseurs. Le mage occupait une place inconfortable devant Weems qui, affligé d’une entorse à la cheville, était de mauvaise humeur. Le touriste, lui, était assis devant Herrena, ce qui lui assurait, vu sa petite taille, de garder au moins les oreilles au chaud. Elle chevauchait un couteau à la main et l’œil aux aguets du moindre coffre ambulant ; Herrena n’avait pas tout à fait compris la nature du Bagage, mais elle était assez futée pour savoir qu’il ne laisserait pas Deuxfleurs se faire tuer.

Au bout d’une dizaine de minutes, ils le virent au milieu de la route. Son couvercle ouvert invitait à s’approcher. Il était plein d’or.

« Faites le tour, dit Herrena.

— Mais…

— C’est un piège.

— C’est vrai, dit Weems, blanc comme un linge. Vous pouvez me croire. »

À contrecœur ils forcèrent leurs montures à contourner la tentation étincelante et reprirent la piste au trot. Weems jeta un regard inquiet en arrière, redoutant de voir le coffre le suivre.

Ce qu’il vit était encore pire. Il avait disparu.

Au loin, d’un côté de la piste, les hautes herbes bougèrent mystérieusement avant de reprendre leur immobilité.

Rincevent ne valait pas grand-chose comme mage et encore moins comme combattant, mais c’était un expert en couardise et il reconnaissait la peur à l’odeur. D’une voix tranquille, il lâcha : « Il va vous suivre, vous savez.

— Quoi ? » fit Weems, la tête ailleurs. Il scrutait toujours les herbes.

« Il est très patient et il n’abandonne jamais. C’est à du poirier savant que vous avez affaire. Il va vous laisser croire qu’il vous a oublié, puis un jour où vous marcherez dans une rue sombre, vous entendrez ses petits pieds derrière vous… clop, clop, qu’ils feront, alors vous vous mettrez à courir et ils vous rattraperont, clopCLOPCLOP…

— La ferme ! cria Weems.

— Probable qu’il vous a déjà reconnu, alors…

— J’ai dit : la ferme ! »

Herrena se retourna sur sa selle et les regarda d’un œil mauvais. Weems se renfrogna et tira l’oreille de Rincevent jusque devant sa bouche pour dire d’une voix rauque : « Je n’ai peur de rien, vu ? Ces trucs de mage, je crache dessus.

— C’est ce qu’ils disent tous jusqu’à ce qu’ils entendent les pieds », dit Rincevent. Il n’alla pas plus loin. La pointe d’un couteau lui chatouillait les côtes.


* * *

Rien ne se passa du reste de la journée mais, à la satisfaction de Rincevent et à la paranoïa grandissante de Weems, le Bagage se montra plusieurs fois. Ici, absurdement perché sur un rocher à pic ; là, à demi-dissimulé dans un fossé, recouvert d’une mousse qui lui poussait dessus.

En fin d’après-midi ils parvinrent au sommet d’une colline et regardèrent en contrebas la large vallée du cours supérieur de la Smarl, le plus long fleuve du Disque. Elle avait déjà près d’un kilomètre de large, lourde du limon qui faisait de la vallée inférieure la région la plus fertile du continent. Quelques traînées de brume matinale enguirlandaient ses berges.

« Clop », fit Rincevent. Il sentit Weems sursauter sur sa selle.

« Hein ?

— Rien, je me raclais la gorge », fit-il en souriant. Il avait mis beaucoup d’intention dans ce sourire. C’était le genre de sourire dont se parent ceux qui, le regard fixé sur votre oreille gauche, vous affirment avec insistance que des agents secrets de la galaxie voisine les espionnent. Ce n’était pas un sourire à inspirer confiance. On en a probablement vu de plus horribles, mais seulement chez l’espèce de sourieur orange à raies noires et longue queue qui rôde dans la jungle en quête de victimes à qui les adresser.

« Arrête ça », dit Herrena en trottant à sa hauteur.

À la jonction de la piste et de la berge du fleuve il y avait un appontement grossier et un grand gong de bronze.

« Je vais appeler le passeur, dit Herrena. En traversant ici, on coupe un grand méandre du fleuve. Peut-être même qu’on trouvera une ville avant ce soir. »

Weems avait l’air d’en douter. Le soleil grossissait et rougissait, et la brume commençait à s’épaissir.

« À moins que tu préfères passer la nuit de ce côté-ci du fleuve ? »

Weems ramassa le marteau et frappa le gong si fort que celui-ci fit un soleil complet autour de son support et tomba par terre.

Ils attendirent en silence. Puis, dans un cliquetis mouillé, une chaîne sortit de l’eau et se tendit jusqu’à un piquet de fer planté dans le sol. Enfin la forme lente et plate du bac émergea de la brume ; en son milieu, le passeur encapuchonné s’échinait sur un gros treuil pour gagner la rive.

Le fond plat du bac racla le gravier et la silhouette encapuchonnée s’appuya sur le treuil, hors d’haleine.

« Deux à la fois, murmura-t-elle. Ch’est tout. Cheulement deux, pluch les chevaux. »

Rincevent déglutit et s’efforça de ne pas regarder Deuxfleurs. Il devait probablement arborer un sourire d’idiot sur sa goule enfarinée. Il risqua un regard en coin.

Deuxfleurs, figé, avait la bouche ouverte.

« Ce n’est pas toi le passeur, d’habitude, dit Herrena. Je suis déjà venue, et c’était un grand type, une espèce de…

— Ch’est chon jour de congé.

— Bon, ça va, dit-elle sans conviction. Dans ce cas… qu’est-ce qui le fait rire ? »

Les épaules de Deuxfleurs s’agitaient, sa figure était toute rouge et il étouffait des gloussements, des reniflements. Herrena lui lança un regard mauvais puis considéra le passeur.

« Deux d’entre vous, là… emparez-vous de lui ! »

Il y eut un silence. Ensuite l’un des hommes demanda : « Qui ? Le passeur ?

— Oui !

— Pourquoi ? »

Herrena en fut comme deux ronds de flan. Une chose pareille n’était pas censée se produire. Il était d’usage, lorsqu’on criait des ordres du genre « Attrapez-le ! » ou « À la garde ! » que les hommes se précipitent pour obéir, il n’était pas prévu qu’ils restent assis à discuter.

« Parce que je l’ai dit ! » Elle ne trouva pas de meilleure réponse. Les deux hommes les plus près de la silhouette penchée se regardèrent avant de mettre chacun pied à terre et la main sur une épaule du passeur. Il faisait à peu près la moitié de leur taille.

« Comme ça ? » fit l’un d’eux. Deuxfleurs manquait d’air.

« Maintenant je veux savoir ce qu’il a sous sa robe. »

Les deux hommes échangèrent des coups d’œil.

« Je ne suis pas sûr que…» commença l’un.

Il n’alla pas plus loin parce qu’un coude noueux s’enfonça brusquement dans son estomac comme un piston. Son compagnon baissa une tête incrédule et se reçut l’autre coude dans les reins.

Cohen pesta tandis qu’il se démenait pour dépêtrer son épée de sa robe tout en sautillant en crabe vers Herrena. Rincevent grogna, serra les dents et lança brutalement la tête en arrière. Weems poussa un cri. Rincevent roula sur le côté, atterrit lourdement dans la boue, se releva en catastrophe, l’air affolé, et chercha autour de lui un trou où se cacher.

Avec un cri de victoire, Cohen parvint à dégager son épée qu’il agita triomphalement, blessant grièvement un homme qui s’approchait à pas de loup par derrière.

Herrena poussa Deuxfleurs à bas de son cheval et tâtonna pour trouver sa propre lame. Le touriste voulut se relever et fit se cabrer un autre cheval, lequel désarçonna son cavalier dont la tête vint au niveau idéal pour que Rincevent lui balance un formidable coup de pied. Le mage était le premier à se traiter de rat, mais même les rats se battent quand ils sont acculés.

Les mains de Weems s’abattirent sur son épaule et un poing de la taille d’un gros caillou s’écrasa sur sa tête.

À l’instant où il s’écroulait, il entendit Herrena annoncer calmement : « Tuez ces deux-là. Moi, je m’occupe de ce vieux fou.

— Bien ! » dit Weems qui se tourna vers Deuxfleurs, l’épée au clair.

Rincevent le vit hésiter. Il y eut un instant de silence, puis même Herrena entendit le pataugeage du Bagage qui prenait pied sur la berge, dégoulinant d’eau.

Weems le contempla avec horreur. Son épée lui tomba de la main. Il fit demi-tour et s’enfuit dans la brume à toutes jambes. La seconde suivante, le Bagage bondissait par-dessus Rincevent et prenait l’homme en chasse.

Herrena poussa une botte à Cohen qui para l’attaque et grogna à cause de l’élancement qu’il ressentit au bras. Les lames humides s’entrechoquèrent, puis Herrena fut forcée de rompre lorsque Cohen lui porta un grand coup habile de bas en haut qui faillit la désarmer.

Rincevent s’approcha en titubant de Deuxfleurs et le tira en vain.

« C’est le moment de partir, murmura-t-il.

— Ça, c’est prodigieux ! s’exclama Deuxfleurs. Tu as vu comment il…

— Oui, oui, allez, viens !

— Mais je veux… Joli, dites-moi ! »

L’épée de Herrena lui vola de la main pour aller se planter en vibrant dans la boue. Avec un grognement de satisfaction, Cohen ramena son arme, vira un instant de l’œil, poussa un petit cri de douleur et se figea sur place.

Herrena le regarda, étonnée. Elle risqua un mouvement en direction de son épée et, comme rien ne se produisait, s’en saisit, la soupesa et fixa Cohen. Seul l’œil angoissé de l’octogénaire bougeait pour la suivre tandis qu’elle tournait prudemment autour de lui.

« Il a encore le dos coincé ! chuchota Deuxfleurs. Qu’est-ce qu’on peut faire ?

— On peut essayer d’attraper les chevaux ?

— Eh bien, fit Herrena, je ne sais pas qui tu es ni ce que tu fais ici, et il n’y a rien de personnel là-dedans, tu comprends. »

Elle leva son épée à deux mains.

Il y eut un mouvement soudain dans la brume et le coup sourd d’un lourd morceau de bois sur une tête. L’espace d’une seconde Herrena prit un air étonné, puis elle s’écroula en avant.

Bethan laissa tomber la branche qu’elle tenait à la main et regarda Cohen. Elle le saisit alors par les épaules, lui mit un genou dans le creux des reins, exerça une torsion précise et le relâcha.

Une expression de béatitude passa sur la figure du héros. Il essaya de se courber, pour voir.

« Ch’est parti ! dit-il. Mon dos ! Parti ! » Deuxfleurs se tourna vers Rincevent.

« Mon père, lui, conseillait de se suspendre au chambranle d’une porte », dit-il, histoire de causer.


* * *

Weems se déplaçait avec une extrême prudence entre les arbres rabougris chargés de brume. L’atmosphère pâle et humide étouffait tous les bruits, mais il était sûr qu’il n’y avait rien à entendre depuis les dix dernières minutes. Il se retourna très lentement et se permit alors le luxe d’un long soupir non feint. Il revint sous le couvert des buissons.

Quelque chose lui donna un petit coup derrière la jambe, tout doucement. Quelque chose d’anguleux.

Il baissa la tête. Ses pieds étaient plus nombreux que d’habitude. Il y eut un claquement bref et sec.


* * *

Le feu dessinait un tout petit point de lumière dans un paysage de ténèbres. La lune ne s’était pas encore levée, mais l’étoile rougeoyante restait tapie sur l’horizon.

« On la voit bien ronde, maintenant, dit Bethan. On dirait un petit soleil. Et je suis sûre qu’il fait plus chaud.

— Ah, non ! protesta Rincevent. Comme si je n’avais pas assez de soucis !

— Che que je comprends pas, dit Cohen, qui se faisait masser le dos, ch’est comment ils vous ont pris chans qu’on entende. On ne l’aurait jamais chu chi votre Bagage n’avait pas chauté dans tous les chenchs.

— Et gémi », ajouta Bethan. Ils la regardèrent tous.

« Ben, il avait l’air de gémir, en tout cas, dit-elle. Je le trouve plutôt mignon, c’est vrai. »

Trois paires et demie d’yeux se tournèrent vers le Bagage, couché de l’autre côté du feu. Il se leva et se retira avec affectation dans l’ombre.

« Fachile à nourrir, dit Cohen.

— Difficile à perdre, renchérit Rincevent.

— Fidèle, suggéra Deuxfleurs.

— Chpachieux, dit Cohen.

— Mais je ne dirais pas mignon, dit Rincevent.

— Je chuppoje que tu veux pas le vendre ? » fit Cohen.

Deuxfleurs secoua la tête. « Je ne crois pas qu’il comprendrait, dit-il.

— Non, ch’est che qui me chemble », dit Cohen. Il se mit sur son séant et se mordit la lèvre. « Je cherche un cadeau pour Bethan, voyez-vous. On va che marier.

— On s’est dit que vous deviez être les premiers à apprendre la nouvelle », dit Bethan qui rougit.

Rincevent ne capta pas le regard de Deuxfleurs.

« Eh bien, c’est très… euh…

— Dès qu’on aura trouvé une ville avec un prêtre, dit Bethan. Je veux que ce soit fait dans les règles.

— C’est très important, dit sérieusement Deuxfleurs. S’il y avait plus de moralité, on ne se fracasserait pas contre les étoiles. »

Ils méditèrent là-dessus pendant un moment. Puis Deuxfleurs annonça gaiement : « Une nouvelle pareille, ça se fête. J’ai un peu de biscuits et d’eau, s’il vous reste du charqui.

— Oh, bonne idée », fit mollement Rincevent. D’un signe, il attira Cohen à part. Avec sa barbe rafraîchie, le vieil homme aurait pu passer pour un septuagénaire par une nuit sans lune.

« C’est, euh… sérieux ? fit-il. Vous allez vraiment l’épouser ?

— Bien chûr. Des jobjekchions ?

— Ben, non, évidemment, mais… enfin, elle a dix-sept ans, et vous… vous… comment dire, vous êtes d’un certain âge…

— Il est temps de m’achagir, tu veux dire ? »

Rincevent chercha ses mots. « Vous avez soixante-dix ans de plus qu’elle, Cohen. Vous êtes sûr que… ?

— J’ai déjà été marié, tu chais. J’ai une achez bonne mémoire, dit Cohen d’un ton de reproche.

— Non, ce que je veux dire, c’est… enfin, physiquement, il y a le problème de… vous savez, la différence d’âge et tout ça. C’est une question de santé, n’est-ce pas, et…

— Ah, fit lentement Cohen. Je comprends che que tu veux dire. La fatigue. J’avais pas vu les chojes chous chet angle.

— Non, sans doute, dit Rincevent qui se redressa. Non, enfin, c’est normal.

— Tu me donnes à réfléchir, pour cha, oui !

— J’espère que je n’ai rien bouleversé dans vos projets.

— Non, non, fit distraitement Cohen. T’ekchcuje pas. T’as eu raijon de me faire la remarque. »

Il se retourna pour regarder Bethan, qui lui fit signe de la main, puis leva la tête vers l’étoile rouge qui brillait dans la brume.

Il finit par dire : « On vit une époque dangereuje.

— C’est un fait.

— Qui peut dire che que nous réjerve l’avenir ?

— Pas moi. »

Cohen donna alors une claque sur l’épaule de Rincevent.

« Des fois, faut chavoir prendre des richques, dit-il. Chois pas vekché, mais je penche qu’on va quand même che marier et, ma foi (il regarda Bethan et soupira), echpérons qu’elle chera achez forte. »


* * *

Vers la mi-journée suivante, ils pénétrèrent dans une petite ville ceinte de murs, au milieu de champs encore verts et luxuriants. Il y avait pourtant beaucoup de circulation dans l’autre sens, semblait-il. D’immenses charrettes les croisaient en grondant. Des troupeaux de bétail cheminaient pesamment au milieu de la route. De vieilles femmes défilaient, le pas lourd, des meules de foin et les biens du ménage sur le dos.

« La peste ? » demanda Rincevent en arrêtant un homme qui poussait une charrette à bras pleine d’enfants.

Il fit non de la tête. « C’est l’étoile, l’ami, dit-il. Tu ne l’as pas vue dans le ciel ?

— Si, difficile de faire autrement.

— On dit qu’elle va nous percuter à la Veille du Porcher, que les mers vont bouillir, que les pays du Disque seront dévastés, les rois renversés et les villes comme des lacs de verre, récita l’homme. Moi, je m’en vais dans les montagnes.

— Vous serez mieux là-haut, c’est ça ? fit Rincevent, sceptique.

— Non, mais on aura une meilleure vue. »

Rincevent rejoignit les autres. « Ils s’inquiètent de l’étoile, dit-il. On dirait qu’il ne reste plus grand monde dans les villes, ils en ont tous peur.

— Je ne voudrais pas vous inquiéter, dit Bethan, mais vous ne trouvez pas qu’il fait chaud pour la saison ?

— C’est ce que je faisais remarquer hier au soir, fit Deuxfleurs. Très chaud, je me suis dit.

— J’ai idée que cha va chauffer encore beaucoup pluch, dit Cohen. Entrons dans la ville. »

Ils parcoururent des rues quasiment désertes où se répercutaient les pas de leurs chevaux. Cohen détaillait les enseignes de toutes les échoppes et finit par arrêter sa monture. « Voilà che que je cherchais. Trouvez jun temple et un prêtre, j’arrive tout de chuite.

— Un bijoutier ? s’étonna Rincevent.

— Ch’est une churprije.

— J’aurais besoin d’une nouvelle toilette aussi, dit Bethan.

— Je vais t’en voler une. »

L’atmosphère de la ville avait quelque chose d’étouffant, songea Rincevent. Il y avait aussi un détail très étrange.

Sur presque chaque porte, on avait peint une grande étoile rouge.

« Ça donne la chair de poule, fit Bethan. On dirait que les gens veulent attirer l’étoile chez eux.

— Ou l’empêcher d’approcher, dit Deuxfleurs.

— Ça ne marchera pas. Elle est trop grosse », dit Rincevent. Il vit leurs visages tournés vers lui.

« Ben, ça va de soi, non ? fit-il sans conviction.

— Non, dit Bethan.

— Les étoiles ne sont que des petites lumières dans le ciel, dit Deuxfleurs. Un jour, il y en a une qui est tombée près de chez moi… un grand machin blanc, comme une maison, elle a brillé pendant des semaines avant de s’éteindre.

— Cette étoile est différente, fit une voix. La Grande A’Tuin est arrivée à la plage de l’univers. C’est le grand océan de l’espace.

— Comment tu le sais ? demanda Deuxfleurs.

— Sais quoi ? fit Rincevent.

— Ce que tu viens de dire. Sur les plages et les océans.

— Je n’ai rien dit !

— Si, vous l’avez dit, espèce d’idiot ! hurla Bethan. On a vu vos lèvres bouger et tout ! »

Rincevent ferma les yeux. Dans son esprit, il sentit le Sortilège qui filait se cacher derrière sa conscience et qui marmonnait tout seul.

« D’accord, d’accord, dit le mage. Pas la peine de crier. Je… je ne sais pas comment je sais, mais je sais, voilà…

— Quand même, vous auriez pu nous en parler. »

Ils tournèrent au coin de la rue.

Toutes les cités au bord de la mer Circulaire avaient un quartier réservé aux dieux, dont le Disque était largement pourvu. Des quartiers d’ordinaire pleins de monde et guère intéressants du point de vue architectural. Les plus anciens dieux, évidemment, avaient eu droit à de grands et superbes temples, malheureusement les suivants avaient exigé un traitement égal et les lieux saints n’avaient pas tardé à voir fleurir appentis, annexes, greniers aménagés, seconds sous-sol et petits studios coquets, surpopulation religieuse et multipropriété transtemporelle, car aucune divinité n’aurait conçu de vivre en dehors du quartier consacré (le terme de « tiersier » aurait d’ailleurs mieux convenu que celui de quartier). On y brûlait d’ordinaire trois cents sortes d’encens et le bruit y atteignait en temps normal le seuil de la douleur à cause de tous les prêtres qui appelaient à qui mieux mieux leur contingent de fidèles à la prière.

Mais cette rue était d’un calme de mort, de ce calme particulièrement déplaisant qui se dégage lorsque des centaines de personnes effrayées et en colère attendent debout en silence.

Un homme en bordure de la foule se retourna et regarda de travers les nouveaux arrivants. Il avait une étoile rouge peinte sur le front.

« Qu’est-ce qui… ? » commença Rincevent qui se reprit car sa voix lui paraissait trop forte. «… Qu’est-ce qui se passe ?

— Vous êtes étrangers ? fit l’homme.

— En fait, on se connaît assez…» commença Deuxfleurs avant de se taire. Bethan montrait la rue du doigt.

Chaque temple arborait son étoile peinte. Il y en avait une particulièrement grosse barbouillée sur l’œil de pierre à l’extérieur du temple d’Io l’Aveugle, le chef des dieux.

« Hou-là, fit Rincevent. Io risque vraiment de se mettre en rogne quand il va voir ça. À mon avis, il ne faut pas traîner dans le coin, les amis. »

La foule faisait face à une estrade rudimentaire installée au milieu de la large rue. On avait tendu une grande bannière sur tout le devant.

« J’ai toujours entendu dire qu’Io l’Aveugle voit tout ce qui se passe partout, dit doucement Bethan. Alors pourquoi il n’a pas… ?

— Taisez-vous ! intima l’homme auprès d’eux. Dahoney parle ! »

Une silhouette était montée sur l’estrade, un homme grand et mince, coiffé comme un pissenlit. Aucune acclamation ne monta de la foule, seulement un soupir collectif. Il se mit à parler.

Rincevent écouta avec une horreur grandissante. Où étaient les dieux ? demandait l’homme. Ils étaient partis. Ils n’avaient peut-être jamais existé. Qui, d’ailleurs, se rappelait les avoir vus ? Et maintenant on leur avait envoyé l’étoile…

Et ainsi de suite, d’une voix calme et claire qui employait des mots tels que « assainir », « nettoyer », « purifier » et qui pénétrait dans le cerveau comme une épée portée au rouge. Où étaient les mages ? Où était la magie ? Avait-elle jamais fonctionné, ou tout cela n’avait-il été qu’un rêve ?

Rincevent commençait à vraiment craindre que de tels propos n’arrivent aux oreilles des dieux ; ils pourraient se mettre en colère et s’en prendre à tous ceux qui se trouvaient là pour entendre ce discours.

Mais d’une certaine façon les courroux divins auraient encore été préférables au son de cette voix. L’étoile arrivait, disait-elle en substance, et on ne pouvait éviter son terrible feu qu’en… qu’en… Rincevent n’en était pas sûr, mais il avait des visions d’épées, d’étendards et de guerriers aux yeux vides. La voix ne croyait pas aux dieux, ce qui, de l’avis de Rincevent, était tout à fait mérité, mais elle ne croyait pas non plus dans les gens.

Un grand étranger encapuchonné, à droite, bouscula Rincevent. Le mage se retourna… et leva les yeux vers un crâne grimaçant sous une capuche noire.

Les mages, comme les chats, sont habilités à voir la Mort.

Comparé au son de la voix, la Mort paraissait presque agréable. Il s’adossa contre un mur, sa faux appuyée près de lui. Il hocha la tête à l’adresse de Rincevent.

« Le spectacle vous plaît ? » murmura Rincevent. La Mort haussa les épaules.

« JE SUIS VENU VOIR L’AVENIR, dit-il.

— C’est ça, l’avenir ?

— UN AVENIR, dit la Mort.

— Il est horrible, fit Rincevent.

— C’EST AUSSI MON AVIS, dit la Mort.

— J’aurais cru que vous seriez d’accord avec tout ça !

— PAS DE CETTE FAÇON. LA MORT DU GUERRIER, DU VIEILLARD OU DU JEUNE ENFANT, ÇA, JE COMPRENDS, JE FAIS DISPARAITRE LA DOULEUR ET JE METS FIN À LA SOUFFRANCE. JE NE COMPRENDS PAS CETTE MORT-DE-L’ESPRIT.

— À qui tu parles ? » demanda Deuxfleurs. Plusieurs membres de la congrégation s’étaient retournés et regardaient Rincevent d’un œil méfiant.

« À personne, répondit Rincevent. On ne pourrait pas s’en aller ? J’ai la migraine. »

Un groupe de badauds dans les derniers rangs de la foule chuchotaient maintenant entre eux et les montraient du doigt. Rincevent attrapa les deux autres et les entraîna dans la rue transversale.

« En selle et sauvons-nous, dit-il. J’ai le mauvais pressentiment que…»

Une main lui atterrit sur l’épaule. Il fit demi-tour. Une paire d’yeux gris et troubles dans une tête ronde et chauve au-dessus d’un grand corps musculeux lui fixaient l’oreille gauche. L’homme avait une étoile peinte sur le front.

« Tu m’as l’air d’un mage, dit-il d’une voix qui laissait entendre que ce n’était pas une bonne idée et qu’elle risquait d’être fatale.

— Qui ça ? Moi ? Non, je suis… un commis. Oui. Un commis. C’est vrai », dit Rincevent. Il laissa échapper un petit rire.

L’homme se tut un instant, mais ses lèvres remuaient silencieusement, comme s’il écoutait une voix dans sa tête. Plusieurs autres « étoilés » l’avaient rejoint. L’oreille gauche de Rincevent commençait à connaître un franc succès.

« Je crois que t’es un mage, reprit l’homme.

— Écoutez, objecta Rincevent, si j’étais un mage, je serais capable de faire de la magie, non ? Je vous changerais en quelque chose. Je ne l’ai pas fait, alors je n’en suis pas un.

— On a tué tous nos mages, dit un autre. Certains se sont sauvés, mais on en a tué un bon paquet. Ils agitaient les mains et rien n’en sortait. »

Rincevent le regarda fixement.

« Et on croit que t’es un mage, toi aussi, insista l’homme qui tenait Rincevent d’une poigne de plus en plus dure. T’as le coffre à pattes et t’as l’air d’un mage. »

Rincevent se rendit compte qu’on les avait, ses deux compagnons, le Bagage et lui, séparés de leurs chevaux, et qu’ils occupaient désormais le centre d’un cercle qui se resserrait de mines sérieuses et grises.

Bethan était toute pâle. Même Deuxfleurs, dont l’aptitude à reconnaître le danger valait celle de Rincevent à voler, avait l’air inquiet.

Rincevent prit une profonde inspiration.

Il leva les mains dans la pose classique qu’on lui avait enseignée des années plus tôt et proféra d’une voix rauque : « Arrière ! Sinon je lâche ma magie sur vous !

— Il n’y a plus de magie, dit l’homme. L’étoile l’a balayée. Tous les faux mages ont débité leurs mots bizarres, mais il ne s’est rien passé, alors ils ont regardé leurs mains avec horreur et très peu, en réalité, ont eu le bon sens de se sauver.

— Attention ! » menaça Rincevent.

Il va me tuer, songeait-il. Voilà. Je n’arrive même plus à bluffer. Nul en magie, nul en bluff. Je ne suis qu’un…

Le Sortilège bougea dans son esprit. Il le sentit suinter dans son cerveau comme de l’eau gelée et rassembler ses forces. Un picotement glacé lui courut le long du bras.

Sa main se souleva d’elle-même, il sentit sa bouche s’ouvrir et se fermer, sa langue s’agiter lorsqu’une voix qui n’était pas la sienne, une voix vieille et sèche, articula des syllabes qui fusèrent dans l’air comme des nuages de vapeur.

Du feu octarine lui jaillit de sous les ongles. Il s’enroula autour de l’homme terrifié jusqu’à le faire disparaître dans un nuage glacé, crachotant, qui s’éleva au-dessus de la rue où il resta un long moment immobile avant d’exploser dans le néant.

Il ne restait même pas une petite volute de fumée grasse.

Rincevent contempla sa main avec épouvante.

Deuxfleurs et Bethan lui saisirent chacun un bras et le poussèrent à travers la foule médusée pour retrouver la rue dégagée. Il y eut un instant de flottement lorsqu’ils voulurent l’un et l’autre s’enfuir par une ruelle différente, mais bientôt ils couraient à toutes jambes en soutenant Rincevent dont les pieds touchaient à peine les pavés.

« De la magie, marmonnait-il, tout excité, ivre de puissance. J’ai fait de la magie…

— C’est vrai, dit Deuxfleurs avec douceur.

— Vous voulez que je vous fasse un sortilège ? » demanda Rincevent. Il pointa un doigt sur un chien qui passait par là et prononça : « Houiii ! » L’animal lui lança un regard offensé.

« Si vous faisiez courir vos pieds beaucoup plus vite, ce serait mieux, dit Bethan d’un air mécontent.

— Bien sûr ! bredouilla Rincevent. Pieds ! Courez plus vite ! Hé, regardez, ils courent plus vite !

— Ils sont plus malins que vous, dit Bethan. Par où, maintenant ? »

Deuxfleurs fouilla du regard le dédale de ruelles autour d’eux. On entendait beaucoup de cris à quelque distance.

Rincevent se dégagea en vacillant de leur prise et trottina d’un pas hésitant dans la ruelle la plus proche.

« Je peux le faire ! brailla-t-il comme un fou. Prenez garde, vous tous…

— Il est sous le choc, dit Deuxfleurs.

— Pourquoi ?

— Il n’avait encore jamais lancé de sortilège.

— Mais c’est un mage !

— Tout ça est un peu compliqué, convint Deuxfleurs qui s’élança derrière Rincevent. N’importe comment, je me demande s’il s’agissait vraiment de lui. En tout cas, ça n’était sûrement pas sa voix. Allez, viens, mon vieux. »

Rincevent le regarda, les yeux hagards, sans le voir.

« Toi, je vais te changer en rosier, dit-il.

— Mais oui, mais oui, excellent. Allez, viens », insista gentiment Deuxfleurs en le tirant doucement par le bras.

Plusieurs ruelles résonnèrent de bruits de pas précipités et soudain une dizaine d’adeptes étoilés s’avancèrent vers eux.

Bethan attrapa la main flasque de Rincevent et la brandit d’un geste menaçant.

« N’approchez pas ! hurla-t-elle.

— Parfaitement ! brailla Deuxfleurs. Nous avons un mage et nous n’hésiterons pas à nous en servir !

— Attention ! glapit Bethan qui fit pivoter Rincevent par le bras comme un guindeau.

— Parfaitement ! Nous sommes puissamment armés !… Quoi ? fit Deuxfleurs.

— Je disais : où est le Bagage ? » souffla Bethan dans le dos de Rincevent.

Deuxfleurs regarda autour d’eux. Le Bagage n’était plus là.

Rincevent produisait l’effet désiré sur les étoilés, en tout cas. Ils se comportaient devant sa main qui ondulait mollement comme s’il s’agissait d’une faux rotative et ils cherchaient à se cacher les uns derrière les autres.

« Alors, où il est parti ?

— Comment je le saurais ? dit Deuxfleurs.

— C’est votre Bagage !

— Ça m’arrive souvent de ne pas savoir où est mon Bagage, c’est le lot des touristes. De toute façon, il part régulièrement se promener tout seul. Il vaut probablement mieux ne pas demander pourquoi. »

La populace finit par s’apercevoir qu’il ne se passait rien et que Rincevent n’était pas en état de lancer des insultes, à plus forte raison du feu magique. Ils s’approchèrent en suivant ses mains d’un œil prudent.

Deuxfleurs et Bethan s’éloignèrent à reculons. Deuxfleurs regarda alentour.

« Bethan ?

— Quoi ? fit-elle sans cesser de fixer le groupe qui avançait.

— C’est un cul-de-sac.

— Vous êtes sûr ?

— Je pense savoir reconnaître un mur de briques quand j’en vois un, dit Deuxfleurs sur un ton de reproche.

— Alors, c’est fini, dit Bethan.

— Vous ne croyez pas que si je leur expliquais… ?

— Non.

— Oh.

— Je ne crois qu’ils soient du genre à écouter des explications », ajouta Bethan.

Deuxfleurs les observa. Il était, rappelons-le, d’ordinaire inconscient des dangers qui le menaçaient. Allant à l’encontre de l’ensemble des expériences humaines, Deuxfleurs croyait que si seulement les gens se parlaient les uns les autres, vidaient quelques verres, échangeaient les portraits de leurs petits-enfants, peut-être même visitaient une exposition ou n’importe quoi, tous les problèmes se résoudraient. Il croyait aussi que les gens étaient fondamentalement bons même s’ils avaient parfois leurs mauvais jours. Ce qui arrivait dans la rue lui faisait à peu près le même effet qu’un gorille dans une verrerie.

Un tout petit bruit se produisit dans son dos, pas tant un bruit du reste qu’un changement dans la texture de l’air.

Les visages devant lui ouvrirent des bouches toutes grandes, firent demi-tour et détalèrent rapidement dans la ruelle pour disparaître.

« Hé ? » fit Bethan qui maintenait toujours debout un Rincevent désormais sans connaissance.

Deuxfleurs s’était retourné et regardait une grande vitrine pleine d’articles bizarres, une porte doublée d’un rideau de perles et une grande enseigne chapeautant le tout, qui maintenant disait, après que tous les caractères eurent fini de gigoter pour se mettre dans le bon ordre :


Gamelle, Wang, Yrxle !yt, Gâcheraide, Cwmgars et Patelle
Maison fondée en : ça dépend
Fournisseurs

* * *

Le bijoutier tourna lentement l’or sur la minuscule enclume et donna de petits coups de marteau pour mettre en place un dernier diamant curieusement taillé.

« D’une dent de troll, vous dites ? marmonna-t-il, les yeux plissés sur sa tâche.

— Ch’est cha, dit Cohen, et je vous jachure, vous pouvez garder le rechte. » Il montrait du doigt un plateau de bagues en or.

« Très généreux », murmura le bijoutier, un nain qui savait reconnaître une bonne affaire quand il en voyait une. Il soupira.

« Pas beaucoup d’ouvrage, ches temps-chi ? » fit Cohen. Il jeta un coup d’œil par la petite vitrine et observa un groupe de gens aux regards vides qui se rassemblaient de l’autre côté de la rue étroite.

« Les temps sont durs, oui.

— Qui chont tous ches types avec une étoile chur le front ? » demanda Cohen.

Le bijoutier nain ne leva pas les yeux.

« Des fous, dit-il. D’après eux, je ne devrais pas travailler parce que l’étoile arrive. Je leur dis que les étoiles ne m’ont jamais fait de mal ; j’aimerais en dire autant des gens. »

Cohen hocha pensivement la tête lorsque six hommes se détachèrent du groupe pour s’approcher de la boutique. Ils portaient tout un assortiment d’armes et ils avaient le regard fixe.

« Bijarre, dit Cohen.

— Comme vous le voyez, je suis un nain, reprit le bijoutier. L’une des races magiques, à ce qu’on raconte. Les adorateurs de l’étoile s’imaginent qu’elle ne détruira pas le Disque si nous nous détournons de la magie. Ils vont sans doute me tabasser un peu. C’est comme ça. »

Il leva l’ouvrage qu’il venait de terminer dans une paire de brucelles. « Je n’ai jamais rien fait d’aussi curieux, dit-il, mais ça n’est pas bête, à mon avis. Comment avez-vous dit que ça s’appelait, déjà ?

— Des dents chiées », répondit Cohen. Il contempla les objets en fer à cheval qui reposaient dans la paume ridée de sa main, puis il ouvrit la bouche et produisit une série de grognements pénibles.

La porte s’ouvrit à la volée. Les hommes entrèrent à grands pas et prirent position le long des murs. Ils hésitaient, en sueur, mais leur chef écarta dédaigneusement Cohen et souleva le nain par sa chemise.

« On te l’a déjà dit hier, demi-portion, fit-il. Tu sors d’ici sur tes jambes ou les pieds devant, pour nous c’est pareil. Alors maintenant, on va vraiment…»

Cohen lui tapota l’épaule. L’homme tourna la tête, irrité.

« Qu’est-ce qu’il veut, le papi ? » gronda-t-il.

Cohen marqua un temps pour permettre à l’autre de bien le regarder, puis il sourit. D’un sourire lent, paresseux, qui dévoilait trois cents bons carats de joaillerie buccale dont l’éclat parut illuminer la pièce.

« Je vais compter jusqu’à trois, dit-il d’un ton amical. Un. Deux. » Il propulsa un genou cagneux dans l’aine de l’homme avec un bruit de viande attendrie, puis il pivota d’un demi-tour pour lui flanquer à toute force son coude dans les reins. Le meneur s’effondra et se retira dans son monde de douleur.

« Trois », lança Cohen au tas qui se tordait par terre. La théorie du combat loyal ne lui était pas étrangère mais il avait depuis belle lurette décidé de se tenir à l’écart de pareilles considérations.

Il regarda les autres hommes et fit étinceler son incroyable sourire.

Ils auraient dû se jeter sur lui. Au lieu de quoi, l’un d’entre eux, que la possession d’un sabre rendait audacieux face à un vieillard désarmé, se glissa en crabe vers lui.

« Oh, non, fit Cohen en agitant les mains. Oh, allons, mon gars, pas comme ça. »

L’homme le reluqua en biais.

« Pas comme quoi ? demanda-t-il, méfiant.

— T’as encore jamais tenu d’épée ? »

L’homme se tourna à demi vers ses collègues pour qu’ils le rassurent. « Pas beaucoup, non, dit-il. Pas souvent. » Il brandit son arme d’un geste menaçant.

Cohen haussa les épaules. « Je vais peut-être mourir, mais j’aimerais au moins me faire tuer par quelqu’un qui tient son épée comme un guerrier », dit-il.

L’homme regarda ses mains. « Ça m’a l’air correct, fit-il, hésitant.

— Écoute, fiston, je m’y connais un peu. Je veux dire, approche-toi une seconde et – ça t’ennuie pas au moins ? – voilà, ta main gauche va là, autour du pommeau, et la droite se place… c’est ça, ici… et la lame… te transperce la jambe. »

Alors que l’homme hurlait et s’attrapait le pied, Cohen lui crocheta l’autre jambe et fit face au reste du groupe.

« Ça devient agaçant, dit-il. Pourquoi vous me sautez pas dessus ?

— C’est vrai, ça », dit une voix à hauteur de sa taille. Le bijoutier exhibait une hache très grande et très sale, garantie ajouter le tétanos à la liste des horreurs de la guerre.

Les quatre hommes pesèrent leurs chances et firent retraite vers la porte.

« Et nettoyez-moi ces étoiles ridicules, fit Cohen. Dites à tout le monde que Cohen le Barbare sera très en colère s’il revoit d’autres étoiles comme ça, pigé ? »

La porte se referma en claquant. La seconde suivante, la hache s’abattit dessus avec un bruit sourd, rebondit et tailla une lamelle de cuir au bout de la sandale de Cohen.

« Pardon, fit le nain. Elle était à mon grand-père. Je m’en sers seulement pour couper du bois. »

Cohen se tâta la mâchoire, pour vérifier. Les dents sciées avaient l’air de tenir.

« À votre place, je partirais quand même », dit-il. Mais le nain courait déjà ici et là dans l’atelier pour verser des plateaux de pierres et de métal précieux dans un sac en cuir. Une trousse à outils atterrit dans une poche, un paquet de bijouterie terminée dans une autre, puis avec un grognement le nain passa les mains dans des poignées de chaque côté de sa petite forge et se la hissa à bras-le-corps sur le dos.

« Voilà, dit-il. Je suis prêt.

— Vous venez avec moi ?

— Jusqu’aux portes de la ville, si ça ne vous ennuie pas. Vous n’allez pas me le reprocher, hein ?

— Non. Mais n’emmenez pas la hache. »

Ils sortirent dans le soleil de l’après-midi et une rue déserte. Lorsque Cohen ouvrit la bouche, des petits éclats de lumière vive éclairèrent les zones d’ombre.

« J’ai des amis à récupérer tout près, dit-il avant d’ajouter : J’espère qu’ils vont bien. C’est quoi, votre nom ?

— Têtanus.

— Y aurait pas dans le coin un endroit où je pourrais… (Cohen prit plaisir à marquer un temps pour savourer les mots) où je pourrais m’offrir un steak ?

— Les adorateurs de l’étoile ont fait fermer toutes les auberges. Ils affirment que c’est mal de manger et de boire quand…

— Je sais, je sais, fit Cohen. Je crois que je commence à saisir leur tournure d’esprit. Ils n’sont donc partisans de rien ? »

Têtanus s’absorba un moment dans une profonde réflexion. « Si, de mettre le feu, finit-il par dire. Ils sont plutôt bons pour ça. Aux livres, à tout. Ils allument de grands bûchers. »

Cohen était scandalisé.

« Des bûchers de livres ?

— Oui. Horrible, hein ?

— Ça, oui. » Cohen était consterné. Quiconque menait une existence rude à la belle étoile savait la valeur d’un livre bien épais qui faisait au moins une saison de feux de camp quand on arrachait les pages à bon escient. Plus d’une vie avait dû son salut par une nuit de neige à une poignée de petit bois mouillé et un livre bien sec. Si l’on avait envie de fumer et que l’on ne trouvait pas de pipe, un livre faisait toujours l’affaire.

Cohen savait bien que des gens écrivaient dans les livres. Il avait toujours considéré que c’était gâcher du papier en frivolités.

« Si vos amis les ont rencontrés, ils risquent d’avoir des ennuis, j’en ai peur », dit sombrement Têtanus tandis qu’ils remontaient la rue.

Ils passèrent un angle et virent le brasier. On l’avait allumé au milieu de l’artère transversale. Deux fanatiques l’alimentaient avec des livres d’une maison voisine dont on avait enfoncé la porte et barbouillé les murs d’étoiles.

La nouvelle de la présence de Cohen n’avait pas encore beaucoup circulé. Les brûleurs de livres ne lui accordèrent aucune attention lorsqu’il s’avança et s’adossa au mur. Des flocons racornis de papier brûlé bondissaient dans l’air chaud et s’envolaient par-dessus les toits.

« Qu’est-ce que vous faites ? » demanda-t-il.

L’un des deux adorateurs, une adoratrice d’ailleurs, repoussa les cheveux de ses yeux d’une main noire de suie, regarda fixement l’oreille gauche de Cohen et répondit : « On délivre le Disque du mal. »

Deux hommes sortirent du bâtiment et lui jetèrent un regard mauvais, du moins à son oreille gauche.

Cohen tendit la main et saisit le gros livre que portait la femme. Sa couverture était incrustée de curieuses pierres rouges et noires qui formaient un mot, Cohen en était sûr. Il le montra à Têtanus.

« Le Nécrotélécomnicon, fit le nain. Les mages s’en servent. Ça explique comment entrer en contact avec les morts, je crois.

— C’est comme ça, les mages », dit Cohen. Il tâta une page entre le pouce et l’index ; elle était fine et assez douce. L’écriture à l’air organique, plutôt désagréable, ne le gênait pas du tout. Oui, un livre pareil ferait un véritable ami pour celui qui…

« Oui ? Vous désirez ? demanda-t-il à l’un des types étoilés qui lui avait agrippé le bras.

— Il faut brûler tous les livres de magie, dit l’homme, mais d’un ton mal assuré car quelque chose dans les dents de Cohen lui donnait une désagréable impression de bon sens.

— Pourquoi ? fit Cohen.

— Nous avons eu la révélation. » Le sourire de Cohen était à présent aussi large qu’un terrain de jeux de plein air, et sans doute plus dangereux.

« Je crois qu’on devrait y aller », fit nerveusement Têtanus. Un groupe d’adorateurs de l’étoile venait de tourner le coin de la rue derrière eux.

« Moi, je crois que j’aimerais tuer quelqu’un, dit Cohen sans cesser de sourire.

— L’étoile ordonne de purifier le Disque, fit l’homme en s’éloignant à reculons.

— Les étoiles ne parlent pas, dit Cohen qui tira son épée.

— Si vous me tuez, un millier d’autres prendront ma place, dit l’homme, désormais le dos au mur.

— Oui, fit Cohen d’une voix douce, mais le problème n’est pas là, hein ? Le problème, c’est que toi, tu seras mort. »

La pomme d’Adam de l’homme se mit à jouer au yoyo. Il loucha vers l’épée de Cohen, juste dessous.

« C’est un problème, oui, concéda-t-il. Dites… et si on éteignait le feu ?

— Bonne idée », fit Cohen.

Têtanus lui tirailla la ceinture. Les autres adorateurs de l’étoile couraient dans leur direction. Il y en avait un grand nombre, beaucoup étaient armés, et la situation menaçait de devenir un peu plus sérieuse.

Cohen les provoqua par des moulinets de son épée, fit un demi-tour et prit ses jambes à son cou. Même Têtanus avait du mal à le suivre.

« Marrant, hoqueta-t-il alors qu’ils s’engouffraient dans une autre ruelle, j’ai cru… un moment… que vous vouliez rester… pour vous battre.

— C’était… juste… une blague. »

Dès qu’ils débouchèrent dans la lumière à l’autre bout de la rue, Cohen se jeta contre le mur d’angle, dégaina son épée, attendit, la tête de côté, à l’écoute des pas qui approchaient, puis fit décrire à sa lame un mouvement circulaire parfaitement horizontal à hauteur de ventre. On entendit un bruit déplaisant et plusieurs cris, mais Cohen était déjà loin dans la rue et courait de cette foulée curieusement traînante qui ménageait les oignons de ses orteils.

Flanqué d’un Têtanus au pas lourd et à la mine sombre, il bifurqua dans une auberge peinturlurée d’étoiles rouges, bondit sur une table en ne lâchant qu’un faible gémissement de douleur, courut sur toute sa longueur – pendant que, dans une chorégraphie quasi parfaite, Têtanus courait carrément en dessous sans baisser la tête –, sauta au bout, se fraya un chemin à coups de pieds dans les cuisines et ressortit dans une autre ruelle.

Ils bifurquèrent plusieurs fois à droite et à gauche au triple galop et se collèrent dans une encoignure de porte. Accroché au mur, la respiration sifflante, Cohen attendit que s’éteignent les petites lumières bleues et violettes.

« Bon, haleta-t-il, vous nous ramenez quoi ?

— Euh, le service à condiments, dit Têtanus.

— C’est tout ?

— Dites donc, j’étais obligé de passer sous la table, non ? Vous n’avez guère fait mieux vous-même. »

Cohen regarda dédaigneusement le petit melon qu’il avait réussi à embrocher dans sa fuite.

« Sont plutôt coriaces par ici, dit-il en mordant à travers l’écorce.

— Vous voulez un peu de sel dessus ? » proposa le nain.

Cohen ne répondit pas. Il s’était immobilisé, le melon à la main, la bouche ouverte.

Têtanus inspecta les environs. Le cul-de-sac où ils se trouvaient était vide, en dehors d’un vieux coffre abandonné contre un mur.

Cohen ne le quittait pas de l’œil. Il tendit le melon au nain sans le regarder et sortit au soleil. Têtanus l’observa qui tournait furtivement autour du coffre, du moins autant que le permettaient des articulations aussi grinçantes qu’un navire filant pleine toile, et qui le piqua une ou deux fois de son épée, mais avec grande précaution, comme s’il s’attendait presque à le voir exploser.

« Ce n’est qu’une malle, lança le nain. Qu’est-ce que ça a d’extraordinaire, une malle ? »

Cohen ne répondit pas. Il s’accroupit péniblement pour examiner de près la serrure sur le couvercle.

« Qu’est-ce qu’il y a dedans ? fit Têtanus.

— Mieux vaut ne pas le savoir, dit Cohen. Aidez-moi à me relever, voulez-vous ?

— Oui, mais ce coffre…

— Ce coffre, dit Cohen, ce coffre, il est…» Il fit un geste vague des mains.

« Oblong ?

— Fantasmagorique, fit Cohen d’un ton mystérieux.

— Fantasmagorique ?

— Ouaip.

— Oh », fit le nain. Ils restèrent un moment à regarder le coffre.

« Cohen ?

— Oui ?

— Ça veut dire quoi : fantasmagorique ?

— Eh ben, fantasmagorique, c’est…» Cohen se tut et baissa la tête avec humeur. « Balancez-lui un coup de pied et vous verrez. »

Vlan ! La botte naine à bout ferré de Têtanus atterrit dans le flanc du coffre. Rien ne se produisit.

« Je vois, fit le nain. Fantasmagorique, ça veut dire en bois ?

— Non, dit Cohen. Il… il aurait pas dû faire ça.

— Je vois, répéta Têtanus qui ne voyait rien du tout et commençait à regretter que Cohen soit sorti en plein soleil. Il aurait dû partir en courant, d’après vous ?

— Oui. Ou vous mordre la jambe.

— Ah », fit le nain. Il prit Cohen doucement par la main. « Il fait bon, là-bas, à l’ombre, dit-il. Pourquoi vous ne piqueriez pas un petit…»

Cohen se dégagea d’une secousse.

« Il surveille ce mur, dit-il. Regardez, c’est pour ça qu’il fait pas attention à nous. Il fixe le mur.

— Oui, bien sûr, dit Têtanus d’un ton apaisant. C’est évident, il surveille le mur avec ses petits yeux…

— Soyez pas idiot, il a pas d’yeux, le coupa Cohen.

— Pardon, pardon, s’empressa de corriger Têtanus. Il surveille le mur sans avoir d’yeux, pardon.

— Je pense que quelque chose le chiffonne.

— Ben, il y aurait de quoi, non ? dit Têtanus. À mon avis, il veut qu’on s’en aille et qu’on le laisse tranquille.

— Je pense qu’il est perplexe, ajouta Cohen.

— Oui, certainement, il a l’air perplexe », dit le nain. Cohen lui jeta un regard mauvais.

« Qu’est-ce qui vous fait dire ça, vous ? » lança-t-il.

Il parut à Têtanus que les rôles se renversaient injustement. Son regard alla de Cohen au coffre, sa bouche s’ouvrit et se referma.

« Et vous alors, qu’est-ce que vous en savez ? » renvoya-t-il. Mais Cohen n’écoutait pas, de toute façon. Il s’assit devant le coffre – du moins il supposait que la partie percée du trou de serrure représentait l’avant – et l’observa avec attention. Têtanus prit du recul. Curieux, ça, disait son cerveau, mais ce fichu machin me regarde vraiment.

« Bon, fit Cohen, je sais que tous les deux, on partage pas les mêmes opinions, mais on essaye de retrouver quelqu’un qu’on aime bien, O. K. ?

— Je… commença Têtanus, qui comprit alors que Cohen s’adressait au coffre.

— Alors dis-moi où ils sont passés. »

Sous les yeux horrifiés de Têtanus, le Bagage étendit ses petites jambes, prit son élan et se précipita contre le mur le plus proche. Des briques d’argile et du mortier poussiéreux explosèrent sous le choc.

Cohen jeta un coup d’œil par la brèche. Il y avait une réserve crasseuse de l’autre côté. Le Bagage, au beau milieu, donnait l’impression d’une extrême confusion.


* * *

« Une boutique ! fit Deuxfleurs.

— Y a quelqu’un ? fit Bethan.

— Arrgh, fit Rincevent.

— Je crois qu’on devrait l’asseoir quelque part et lui donner un verre d’eau, dit Deuxfleurs. S’il y a ça ici.

— Il y a tout le reste », dit Bethan.

La pièce disparaissait sous les étagères et les étagères sous des tas de n’importe quoi. Ce qu’on n’avait pas pu y caser pendait en grappes du plafond sombre et indistinct ; des boîtes et des sacs de tout ce qu’on voulait se répandaient sur le sol.

Aucun son ne parvenait du dehors. Bethan regarda autour d’elle et découvrit pourquoi.

« Je n’ai jamais vu autant de marchandises, dit Deuxfleurs.

— Il y en a une dont ils sont en rupture de stock, dit Bethan d’un ton ferme.

— Comment vous le savez ?

— Suffit de regarder. Ils viennent de vendre leurs sorties. »

Deuxfleurs tourna sur lui-même. À la place de la porte et de la vitrine il y avait des étagères pleines de boîtes ; elles avaient l’air d’être là depuis longtemps.

Deuxfleurs assit Rincevent sur une chaise branlante près du comptoir et fureta en hésitant parmi les étagères. Il y avait des boîtes de clous et des brosses à cheveux. Il y avait des briques de savon, décolorées par l’âge. Il y avait des pots empilés contenant des sels de bain déliquescents, auxquels on avait apposé une affichette plutôt triste et suffisante qui proclamait, niant l’évidence, qu’ils constituaient le cadeau idéal. Il y avait aussi pas mal de poussière.

Bethan inspecta les étagères de l’autre mur et se mit à rire.

« Regardez-moi ça ! » dit-elle.

Deuxfleurs regarda. Elle tenait un… disons un petit chalet de montagne, mais tout incrusté de coquillages, sur le toit duquel l’« artiste » avait pyrogravé souvenir spécial (un toit qui s’ouvrait, bien sûr, pour ranger des cigarettes à l’intérieur, et qui jouait une petite musique).

« Vous avez déjà vu un truc pareil ? » dit-elle.

Deuxfleurs secoua la tête. Sa bouche s’ouvrit toute grande.

« Vous allez bien ? demanda Bethan.

— Je crois que je n’ai jamais rien vu d’aussi beau », dit-il.

Un ronronnement se fit entendre au-dessus d’eux. Ils levèrent la tête.

Un gros globe noir était descendu de l’obscurité du plafond. De petites lumières rouges s’allumaient et s’éteignaient brièvement à sa surface. Tandis qu’ils l’observaient, il tourna sur lui-même et les fixa d’un gros œil de verre. Il était menaçant, cet œil-là. Il donnait l’impression très nette de contempler un spectacle dégoûtant.

« Hello ? » lança Deuxfleurs.

Une tête apparut au-dessus du comptoir. Elle avait l’air en colère.

« J’espère que vous comptez le payer », fit-elle méchamment. Son expression disait qu’elle s’attendait à ce que Rincevent réponde oui mais qu’elle ne le croirait pas.

« Quoi ? Ça ? fit Bethan. Je ne voudrais pas l’acheter même si vous me donniez en plus un plein chapeau de rubis et…

— Moi, je vais l’acheter. Combien ? » s’empressa de proposer Deuxfleurs qui fouilla dans ses poches. Sa mine s’allongea.

« À vrai dire, je n’ai pas d’argent sur moi. Il est resté dans mon Bagage, mais je…»

La tête émit un grognement. Elle disparut sous le comptoir pour ressurgir derrière un présentoir de brosses à dents.

Elle appartenait à un tout petit homme qu’on ne voyait presque pas dans son tablier vert. Il avait l’air dans tous ses états.

« Pas d’argent, fit-il. Vous entrez dans ma boutique…

— On n’a pas fait exprès, dit en hâte Deuxfleurs. On n’avait pas remarqué qu’elle était là.

— Elle n’y était pas, dit Bethan, catégorique. Une boutique magique, hein ? »

Le petit boutiquier hésita.

« Oui, admit-il avec réticence. Un peu.

— Un peu ? fit Bethan. Un peu magique ?

— Un peu beaucoup, alors, concéda-t-il. Bon, d’accord, reconnut-il devant le regard toujours furibond de Bethan. Elle est magique. Je n’y peux rien. Cette foutue porte n’est quand même pas encore apparue avant de disparaître, si ?

— Si, et ce machin au plafond nous embête. »

Il leva les yeux et fronça les sourcils. Puis il s’éclipsa par un petit rideau de perles à demi dissimulé parmi les marchandises. Des cliquètements et des ronronnements se firent entendre puis le globe noir s’évanouit dans l’ombre. Le remplacèrent successivement : un bouquet de fines herbes, un mobile de réclame pour un produit dont Deuxfleurs n’avait jamais entendu parler, apparemment une boisson à prendre avant d’aller au lit, une armure complète et un crocodile empaillé à l’expression de douleur et de surprise plus vraie que nature.

Le boutiquier réapparut.

« Vous préférez ? s’enquit-il.

— Il y a du progrès, dit Deuxfleurs sans conviction. J’aimais mieux les fines herbes. »

À cet instant Rincevent poussa un gémissement. Il était sur le point de se réveiller.


* * *

On a avancé trois théories pour expliquer le phénomène des boutiques errantes ou, pour employer le nom communément admis, tabernœ vagantes.

La première pose en postulat qu’il y a des milliers et des milliers d’années s’est développée quelque part dans le multivers une race dont l’unique talent était d’acheter à bas prix et de vendre cher. Cette race aurait très vite dirigé un vaste empire galactique, l’Emporium, ainsi qu’elle le nommait, et ses chercheurs de pointe auraient découvert le moyen d’équiper leurs magasins de systèmes de propulsion uniques, capables d’abattre les murs sombres de l’espace lui-même et d’ouvrir de nouveaux marchés immenses. Les mondes de l’Emporium ont depuis longtemps péri dans la fournaise de leur univers particulier, sur une ultime et provocante vente après incendie, mais les boutiques stellaires errantes exercent toujours leur commerce et font leur chemin dans les pages de l’espace-temps comme un ver grignote un roman en trois volumes.

La seconde théorie soutient qu’elles sont l’œuvre d’un Destin obligeant dont le rôle consiste à fournir exactement le bon article au bon moment.

La troisième n’y voit qu’un moyen astucieux de contourner les lois de fermeture dominicale.

Toutes ces théories, aussi différentes soient-elles, ont néanmoins deux points communs : elles expliquent les faits observés et se trompent de bout en bout.


* * *

Rincevent ouvrit les yeux et les garda un moment fixés sur le reptile empaillé au plafond. Il aurait préféré voir autre chose après ses rêves agités…

La magie ! Voilà donc à quoi ça ressemblait ! Pas étonnant que les mages n’aient guère de goût pour le sexe !

Rincevent savait ce qu’étaient des orgasmes, bien sûr, il en avait connu quelques-uns au cours de sa vie, parfois même en compagnie, mais aucune de ses expériences n’avait ne fût-ce qu’approché cet instant intense et fantastique où chaque nerf de son corps avait charrié un feu blanc-bleu et que la magie pure lui avait jailli des doigts. Ça vous emplissait, ça vous soulevait et vous surfiez au creux de la force déferlante des éléments. Pas étonnant que les mages se battent pour s’approprier la puissance…

Et ainsi de suite. Mais c’était le Sortilège dans sa tête qui avait agi, pas Rincevent. Il commençait vraiment à le détester, celui-là. Il était sûr que si le Sortilège n’avait pas effarouché tous les autres qu’il avait essayé d’apprendre, il aurait fait un mage tout à fait honorable.

Quelque part dans l’âme meurtrie de Rincevent, le ver de la révolte montra un croc fugitif.

Parfaitement, songea-t-il. À la première occasion, tu retournes dans l’In-Octavo.

Il se redressa sur sa chaise. « Bon sang, c’est quoi, ici ? fit-il en s’étreignant la tête pour l’empêcher d’exploser.

— Une boutique, dit Deuxfleurs d’un ton lugubre.

— J’espère qu’on y vend des couteaux, parce que j’aimerais bien me couper la tête. » Quelque chose dans l’expression des deux autres en face de lui le dessoûla.

« Je blague, dit-il. Enfin, en grande partie. Qu’est-ce qu’on fait dans ce magasin ?

— On ne peut pas sortir, dit Bethan.

— La porte a disparu », ajouta Deuxfleurs, serviable.

Rincevent se mit debout, encore tremblant.

« Oh, fit-il. C’est une de ces boutiques-là ?

— C’est ça, fit le boutiquier avec irritation. Elle est magique, oui ; elle se balade, oui ; non, je ne vous dirai pas pourquoi…

— Je peux avoir un verre d’eau, s’il vous plaît ? »

Le boutiquier prit un air outré.

« D’abord pas d’argent, ensuite ils veulent un verre d’eau, jeta-t-il. Alors ça, c’est…»

Bethan grogna et traversa la pièce en direction du petit homme qui tenta de battre en retraite. Trop tard.

Elle le souleva par les bretelles de son tablier et le regarda dans les yeux d’un air mauvais. Malgré ses vêtements déchirés, malgré ses cheveux en désordre, elle symbolisa l’espace d’un instant la femme qui vient de surprendre un homme dont le pouce fait pencher la balance de la vie du mauvais côté.

« Le temps, c’est de l’argent, siffla-t-elle. Je vous donne trente secondes pour lui ramener un verre d’eau. Je pense que c’est une affaire, non ?

— Dites donc, chuchota Deuxfleurs. C’est une vraie terreur quand elle est en colère, hein ?

— Oui, fit Rincevent sans enthousiasme.

— Très bien, très bien, dit le marchand qui n’en menait visiblement pas large.

— Ensuite vous pourrez nous laisser partir, ajouta Bethan.

— D’accord ; je n’étais pas ouvert, de toute manière. Je me suis juste arrêté quelques secondes pour m’orienter et vous avez fait irruption. »

Il passa en maugréant son rideau de perles et revint avec une tasse d’eau.

« Je l’ai lavée tout spécialement », dit-il en évitant le regard de Bethan.

Rincevent jeta un coup d’œil au liquide. Il avait probablement été propre avant qu’on le verse dans la tasse ; maintenant, le boire relevait du génocide pour des milliers de germes innocents.

Il reposa délicatement la tasse.

« À présent, je vais me faire une bonne toilette ! » décréta Bethan, et elle franchit raidement le rideau.

Le commerçant eut un geste vague de la main et lança un regard suppliant à Rincevent et Deuxfleurs.

« Ce n’est pas une mauvaise fille, lui dit Deuxfleurs. Elle va se marier avec un ami à nous.

— Il est au courant ?

— Les affaires ne vont pas fort pour les boutiques stellaires ? » fit Rincevent avec toute la sympathie dont il était capable.

Le petit homme frissonna. « Vous ne le croiriez pas, fit-il. Je veux dire, on apprend à ne pas espérer se faire des mille et des cents, une vente par-ci, par-là, on gagne sa vie, quoi, vous voyez ce que je veux dire ? Mais avec les gens qu’on rencontre de nos jours, ceux qui ont une étoile peinte sur la figure, eh bien, j’ai à peine le temps d’ouvrir le magasin qu’ils me menacent d’y mettre le feu. Trop magique, qu’ils disent. Alors moi, je dis que c’est magique, évidemment, que voulez-vous que je réponde ?

— Il y en a beaucoup comme eux, alors ? dit Rincevent.

— Sur tout le Disque, l’ami. Ne me demandez pas pourquoi.

— Ils croient qu’une étoile va s’écraser sur nous, dit Rincevent.

— C’est vrai ?

— C’est ce que pensent des tas de gens.

— C’est une honte. J’ai fait de bonnes affaires ici. Trop magique, qu’ils disent ! Qu’est-ce qu’il y a de mal dans la magie ? Je voudrais bien le savoir.

— Qu’est-ce que vous allez faire ? demanda Deuxfleurs.

— Oh, m’en aller dans un autre univers, ce n’est pas ça qui manque, répondit le boutiquier d’un ton désinvolte. Merci quand même de m’avoir prévenu pour l’étoile. Je peux vous déposer quelque part ? »

Le Sortilège flanqua un coup de pied dans l’esprit de Rincevent.

« Euh… non, dit-il. Je crois qu’on ferait peut-être mieux de rester. Pour voir la fin, vous comprenez.

— Cette histoire d’étoile, ça ne vous inquiète pas, alors ?

— L’étoile, c’est la vie, pas la mort, dit Rincevent.

— Comment ça ?

— Comment quoi ?

— Tu as remis ça ! fit Deuxfleurs qui pointa un doigt accusateur. Tu dis des choses et tu oublies tout de suite que tu les as dites !

— J’ai seulement dit qu’on ferait mieux de rester, répliqua Rincevent.

— Tu as dit que l’étoile, c’était la vie, pas la mort. Tu avais de la friture dans la voix et elle était lointaine. N’est-ce pas ? » Il se tourna vers le commerçant pour confirmation.

« C’est vrai, dit le petit homme. Je crois que ses yeux louchaient un peu, aussi.

— C’est le Sortilège, alors, dit Rincevent. Il essaye de me diriger. Il sait ce qui va arriver, et je crois qu’il veut aller à Ankh-Morpork. Je veux y aller aussi, ajouta-t-il d’un air de défi. Vous pouvez nous y emmener ?

— C’est la grande ville sur l’Ankh ? Qui s’étend dans tous les sens, qui sent les fosses à purin ?

— Elle jouit d’une histoire ancienne et honorable, dit un Rincevent glacial, blessé dans son orgueil civique.

— Ce n’est pas comme ça que tu me l’as décrite, à moi, objecta Deuxfleurs. Tu m’as dit que c’était la seule ville qui commençait à tomber sérieusement en décadence. »

Rincevent parut embarrassé. « Oui, mais enfin, c’est chez moi, vous comprenez ?

— Non, fit le boutiquier, pas vraiment. Moi, je dis toujours que chez soi, c’est là où on accroche son chapeau.

— Euh… non, intervint Deuxfleurs, toujours désireux d’éclairer ses semblables. Là où on accroche son chapeau, c’est un porte-chapeaux. Chez soi, c’est…

— Je vais tout de suite m’occuper de vous ramener », dit précipitamment le boutiquier alors que revenait Bethan. Il la croisa en coup de vent.

Deuxfleurs le suivit.

De l’autre côté du rideau se trouvait une pièce meublée d’un petit lit, d’un fourneau plutôt crasseux et d’une table à trois pieds. Le boutiquier fit alors quelque chose à la table, il y eut un bruit de bouchon sortant à contrecœur d’une bouteille, et un univers emplit la pièce.

« N’ayez pas peur, dit le boutiquier tandis que défilaient les étoiles.

— Je n’ai pas peur, dit Deuxfleurs, les yeux brillants.

— Oh, fit l’autre, un peu contrarié. N’importe comment, ce ne sont que des images générées par le magasin, elles ne sont pas réelles.

— Et vous pouvez le diriger n’importe où ?

— Oh, non, dit le boutiquier, profondément choqué. Il y a toutes sortes de clauses de sécurité ; en définitive, ça ne servirait à rien d’aller quelque part où le revenu net par tête est insuffisant. Et il faut un mur adéquat, évidemment. Ah, voici votre univers. Je l’ai toujours trouvé coquet, un petit bijou. Une universette, comme qui dirait…»


* * *

Voici la nuit de l’espace. Les étoiles innombrables luisent comme de la poussière de diamant ou, diraient certains, comme de grosses boules d’hydrogène qui explosent à très grande distance. Mais il y en a qui disent n’importe quoi.

Une ombre commence à masquer le scintillement lointain, une ombre plus noire que l’espace lui-même.

D’ici, elle a l’air aussi beaucoup plus grande car l’espace ne l’est pas vraiment, grand, c’est seulement quelque part où l’on peut être grand. Les planètes sont grandes, mais c’est dans leur nature et il n’y a rien d’extraordinaire à suivre sa nature.

Cette silhouette qui occulte le ciel comme le pied de Dieu n’est pourtant pas une planète.

C’est une tortue de quinze mille kilomètres de long depuis la tête criblée de cratères jusqu’à la queue cuirassée.

Et la Grande A’Tuin, elle, est gigantesque.

D’immenses nageoires se lèvent et s’abaissent pesamment ; elles gauchissent l’espace en d’étranges configurations. Le Disque-monde glisse dans le ciel, telle une nef royale. Mais à présent, même la Grande A’Tuin doit lutter alors qu’elle quitte les profondeurs libres de l’espace pour affronter les pressions lancinantes des hauts-fonds solaires. La magie est ici plus faible, sur le littoral de la lumière. Elle va ainsi progresser pendant encore bien des jours, et le Disque-monde disparaîtra sous les pressions de la réalité.

La Grande A’Tuin le sait, mais la Grande A’Tuin se rappelle avoir déjà accompli la même chose des milliers d’années plus tôt.

Les yeux astrochéloniens ne se concentrent pas sur l’étoile naine qui les éclaire de sa lueur rouge mais sur un petit pan d’espace à côté…


* * *

« Oui, mais où sommes-nous ? » demanda Deuxfleurs. Le boutiquier, courbé sur sa table, se contenta de hausser les épaules.

« Je ne pense pas qu’on soit quelque part, dit-il. On est dans une incongruité cotangente, je crois. Je peux me tromper. Le magasin sait en général ce qu’il fait.

— Vous voulez dire que vous, vous ne savez pas ?

— J’apprends des petits bouts par-ci, par-là. » Le boutiquier se moucha. « Des fois, j’atterris sur un monde où ils comprennent ces choses-là. » Il tourna deux petits yeux tristes vers Deuxfleurs. « Vous avez une bonne tête, monsieur. Ça ne me gêne pas de vous le dire.

— De me dire quoi ?

— Ce n’est pas une vie, vous savez, de tenir le magasin. On ne reste nulle part, toujours en déplacement, jamais fermé.

— Pourquoi vous n’arrêtez pas, alors ?

— Ah, ben justement, vous voyez, monsieur… je ne peux pas. Je suis sous le coup d’une malédiction, eh oui. C’est terrible. » Il se moucha encore.

« Condamné à tenir un magasin ?

— Éternellement, monsieur, éternellement. Et à ne jamais fermer ! Pendant des centaines d’années ! C’est à cause d’un mage, vous voyez. J’ai fait une chose affreuse.

— Dans un magasin ? demanda Deuxfleurs.

— Oh, oui. Je ne me rappelle pas ce qu’il voulait, mais quand il me l’a demandé, j’ai… je lui ai répondu par bruit de bouche qu’on fait en aspirant, vous savez, comme en sifflant, mais à l’envers ? » Il fit une démonstration.

Deuxfleurs avait un air sombre, mais au fond c’était un homme indulgent, toujours prêt à pardonner.

« Je vois, fit-il lentement. Mais tout de même…

— Ce n’est pas tout !

— Oh.

— Je lui ai dit qu’il n’y avait pas de demande pour ça !

— Après lui avoir fait votre bruit de bouche ?

— Oui. J’ai aussi probablement souri.

— Oh là là. Vous ne l’avez pas appelé patron, dites-moi ?

— Ben… peut-être que si.

— Hum.

— Il y a pire.

— Tout de même pas ?

— Si, je lui ai dit que je pouvais le commander pour le lendemain.

— Ça, c’est plutôt bien, dit Deuxfleurs, la seule personne du multivers à laisser les magasins lui commander des articles et à accepter de débourser de grosses sommes d’argent pour dédommager le commerçant du dérangement que lui cause la garde d’un peu de stock en boutique souvent pendant plusieurs heures.

— C’était jour de fermeture l’après-midi, dit le boutiquier.

— Oh.

— Oui, et je l’ai entendu secouer la poignée de porte. J’avais un écriteau à l’entrée, vous savez, qui disait quelque chose comme « Fermé même pour la vente des cigarettes Nécromanciennes », enfin bref, je l’ai entendu cogner et j’ai ri.

— Vous avez ri ?

— Oui. Comme ça : humfhumfhumfblof.

— Ça n’était probablement pas malin de votre part, dit Deuxfleurs en secouant la tête.

— Je sais, je sais. Mon père me le disait tout le temps, il disait : « Ne te mêle pas des affaires de mages »… En tout cas, je l’ai entendu crier quelque chose comme quoi je ne fermerais plus jamais, puis tout un tas de mots incompréhensibles, et ensuite le magasin… le magasin… le magasin est devenu vivant.

— Et depuis, vous errez tout le temps ?

— Oui. Je me dis que je retrouverai peut-être un jour l’enchanteur et que j’aurai peut-être ce qu’il voulait en stock. En attendant, je passe d’un lieu à un autre…

— Ce n’était pas une chose à faire », dit Deuxfleurs.

Le marchand s’essuya le nez à son tablier. « Merci, dit-il.

— Mais quand même, il n’aurait pas dû vous punir aussi durement, ajouta Deuxfleurs.

— Oh. Oui, bon. » Le boutiquier remit de l’ordre dans son tablier et fit une aussi brave que brève tentative pour se ressaisir. « Enfin, ce n’est pas ça qui va vous emmener à Ankh-Morpork, hein ?

— Le plus drôle, dit Deuxfleurs, c’est que j’ai acheté mon Bagage dans une boutique toute pareille. Une autre boutique, je veux dire.

— Oh oui, nous sommes plusieurs, fit le boutiquier qui se retourna vers sa table. Ce mage n’avait aucune patience, d’après moi.

— Parcourir éternellement l’univers, rêva Deuxfleurs.

— C’est ça. Remarquez, on économise en impôts locaux.

— Impôts locaux ?

— Oui, c’est…» Le commerçant marqua une pause et plissa le front. « Je ne me rappelle pas bien, ça remonte à si loin. Impôts locaux, impôts locaux…

— Comme impôts de chambre ?

— Ça doit être ça. »


* * *

« Attendez… il réfléchit à quelque chose », dit Cohen.

Têtanus leva les yeux d’un air las. C’était bien agréable de rester assis à l’ombre. Il venait de découvrir qu’en voulant fuir une ville de foldingues, il s’en était remis entièrement à un autre aliéné. Il se demanda s’il vivrait pour le regretter.

Il le souhaita avec ferveur.

« Oh, oui, pas de doute, il réfléchit, dit-il amèrement. Ça se voit.

— Je crois qu’il les a trouvés.

— Oh, bien.

— Accrochez-vous à lui.

— Vous êtes fou ? dit Têtanus.

— Je le connais, ce machin, faites-moi confiance. À moins que vous préfériez que je vous laisse avec les adorateurs de l’étoile ? Ils aimeraient peut-être avoir une conversation avec vous. »

Cohen se glissa jusqu’au Bagage et bondit dessus à califourchon. Le Bagage n’eut aucune réaction.

« Dépêchez-vous, dit-il. Je crois qu’il va partir. »

Têtanus haussa les épaules et grimpa avec précaution derrière Cohen.

« Oh ? fit-il, et il fait comment pour p…»


* * *

Ankh-Morpork ! Perle des cités !

Cette description n’est pas tout à fait exacte, bien entendu – Ankh-Morpork n’était ni ronde ni brillante –, mais même ses pires ennemis reconnaissaient qu’au besoin, on aurait aussi bien pu la comparer à un rebut couvert des sécrétions malades d’un mollusque à l’agonie.

Il y eut de plus grandes cités. Il y en eut de plus riches. Certainement de plus belles. Mais aucune dans le multivers n’égalait Ankh-Morpork pour son odeur.

Les Anciens, qui savent tout des univers et ont respiré les arômes de Calcutta, de !Xrc-! et de Marsport Fœtidum, admettent que même ces exemples parfaits de poésie nasale ne sont que vers de mirliton auprès du bouquet épique d’Ankh-Morpork.

Discourez autant qu’il vous plaira sur l’échalote. Parlez de l’ail. Citez la France. Allez-y. Mais si vous n’avez pas senti Ankh-Morpork par grosse chaleur, vous n’avez rien senti.

Les habitants en sont fiers. Les bons jours, ils sortent leurs chaises pour en profiter. Ils gonflent les joues, se frappent la poitrine et commentent avec entrain ses différentes et subtiles nuances. Ils ont même élevé une statue pour commémorer la fois où les troupes d’un état rival avaient tenté d’investir discrètement la cité par une nuit sombre et qu’elles étaient parvenues au sommet des remparts lorsque, à leur grande horreur, les tampons qui leur bouchaient le nez avaient rendu l’âme. Les riches marchands qui vivent au loin depuis des années se font envoyer des bouteilles spécialement bouchées et cachetées de ce parfum qui leur fait monter les larmes aux yeux.

Ce genre d’effet.

Il n’existe qu’une façon de décrire l’impression que produit l’odeur d’Ankh-Morpork sur le nez de passage, c’est par l’analogie.

Prenez un tissu écossais. Saupoudrez-le de confettis. Éclairez-le au stroboscope.

Maintenant prenez un caméléon.

Posez le caméléon sur le tissu.

Observez-le attentivement.

Compris ?

Ce qui explique qu’au moment où la boutique se matérialisa enfin à Ankh-Morpork Rincevent se redressa droit comme un i pour annoncer : « On y est », que Bethan pâlit et que Deuxfleurs, dépourvu de tout odorat, demanda : « Vraiment ? Qu’est-ce que tu en sais ? »

L’après-midi avait été longue. Ils avaient réintégré l’espace réel dans un grand nombre de murs de villes diverses à cause, selon le marchand, du champ magique du Disque qui faisait des siennes et semait partout la pagaïe.

Toutes les villes étaient vides d’habitants et livrées aux bandes errantes des cinglés de l’oreille gauche.

« D’où est-ce qu’ils viennent tous ? » avait fait Deuxfleurs tandis qu’ils fuyaient une nouvelle fois devant la foule.

« Dans chaque personne saine d’esprit il y a un fou qui cherche à sortir, avait dit le boutiquier. J’ai toujours pensé ça. Personne ne devient fou aussi vite qu’une personne parfaitement saine d’esprit.

— Ça n’a pas de sens, avait dit Bethan, ou si ç’en a un, ça ne me plaît pas. »

L’étoile était plus grosse que le soleil. Il n’y aurait pas de nuit ce soir. Sur l’horizon d’en face, le petit soleil du Disque faisait de son mieux pour se coucher normalement, mais toute cette lumière rouge avait pour effet de transformer la ville, déjà pas tellement belle, en un tableau peint par un artiste fanatique défoncé au cirage.

Mais Rincevent était chez lui. Il scruta la rue dans les deux sens et se sentit presque heureux.

Au fond de son esprit le Sortilège faisait du raffut, mais il l’ignora. C’était peut-être vrai que la magie s’affaiblissait à mesure que l’étoile s’approchait, ou peut-être avait-il le Sortilège dans la tête depuis si longtemps qu’il s’était forgé une sorte d’immunité psychique, mais il s’aperçut qu’il pouvait lui résister.

« On est du côté des docks, déclara-t-il. Sentez-moi cette odeur de mer !

— Oh, fit Bethan qui s’appuya au mur, je la sens !

— C’est de l’ozone, ça, dit Rincevent. De l’air qui a du caractère, ça. » Il prit une profonde inspiration.

Deuxfleurs se tourna vers le marchand.

« Eh bien, je vous souhaite de retrouver votre enchanteur, dit-il. Navré de ne vous avoir rien acheté, mais tout mon argent est resté dans mon Bagage, voyez-vous. »

Le marchand lui fourra quelque chose dans la main.

« Un petit cadeau, dit-il. Vous en aurez besoin. »

Il réintégra en flèche son magasin, la clochette tintinnabula, la pancarte disant Repassez ce soir pour les sangsues à cent sous claqua tristement contre la porte, et la boutique disparut dans la brique comme si elle n’avait jamais existé. Deuxfleurs tendit prudemment la main et toucha le mur. Il avait du mal à y croire.

« Qu’est-ce qu’il y a dans le sac ? » demanda Rincevent.

C’était un sac de papier brun épais, muni de poignées en ficelle.

« S’il lui pousse des pattes, je ne veux pas en entendre parler », dit Bethan.

Deuxfleurs jeta un coup d’œil à l’intérieur et sortit le contenu.

« C’est tout ? fit Rincevent. Une petite maison avec des coquillages dessus ?

— C’est très utile, se défendit Deuxfleurs. On peut garder des cigarettes dedans.

— Comme si tu avais besoin de cigarettes ! fit Rincevent.

— Moi, j’aurais préféré une bouteille d’huile solaire bien efficace, dit Bethan.

— Allez, venez », lança Rincevent qui partit dans la rue. Les autres lui emboîtèrent le pas.

Deuxfleurs se dit que quelques mots de réconfort à Bethan s’imposaient, une petite discussion pleine de tact qui lui changerait les idées, selon son expression, et qui la dériderait malgré son jeune âge.

« Ne vous inquiétez pas, dit-il. Il y a encore une petite chance que Cohen soit toujours vivant.

— Oh, je suis bien sûre qu’il est en vie, répliqua-t-elle en attaquant les pavés du talon comme si elle nourrissait une rancœur personnelle contre chacun d’eux. On ne vit pas jusqu’à quatre-vingt-sept ans dans sa profession si on passe son temps à mourir. Mais il n’est pas ici.

— Ni mon Bagage, dit Deuxfleurs. Évidemment, ce n’est pas la même chose.

— Vous croyez que l’étoile va entrer en collision avec le Disque ?

— Non, répondit Deuxfleurs avec assurance.

— Pourquoi ça ?

— Parce que Rincevent ne le croit pas. »

Elle le regarda, étonnée.

« Vous voyez, poursuivit le touriste, savez-vous ce qu’on fait avec le goémon de la mer ? »

Bethan, élevée dans les plaines du Vortex, ne connaissait la mer que dans les histoires et avait décidé qu’elle ne l’aimait pas. Elle avait l’air ahurie.

« On le mange ?

— Non, on l’accroche dehors à la porte et il dit s’il va pleuvoir. »

Bethan avait appris autre chose : il n’était pas vraiment utile de chercher à comprendre ce que disait Deuxfleurs, et il n’y avait rien d’autre à faire que de suivre au plus près la conversation et d’espérer sauter en marche au prochain carrefour.

« Je vois, dit-elle.

— Rincevent est pareil, voyez-vous.

— Comme le goémon.

— Oui. S’il y avait quoi que ce soit à craindre, Rincevent aurait peur. Il n’a pas peur. L’étoile, c’est sans doute la seule chose dont je ne l’ai jamais vu avoir peur. S’il ne s’inquiète pas, alors croyez-moi, c’est qu’il n’y a pas à s’inquiéter.

— Il ne va pas pleuvoir ? fit Bethan.

— Eh bien, non. Métaphoriquement parlant.

— Oh. » Bethan décida de ne pas demander ce que « métaphoriquement » signifiait, au cas où ça aurait un rapport avec le goémon.

Rincevent se retourna.

« Allez, venez, dit-il. On n’est plus très loin maintenant.

— On va où ? demanda Deuxfleurs.

— À l’Université de l’Invisible, évidemment.

— Est-ce bien raisonnable ?

— Probablement pas, mais je vais quand même…» Rincevent s’arrêta, un masque de douleur lui couvrit la figure. Il porta la main à ses oreilles et gémit.

« Le Sortilège te fait mal ?

— Aargh.

— Essaye de chantonner. »

Rincevent grimaça. « Je vais m’en débarrasser, de ce machin, dit-il d’une voix empâtée. Il va retourner à sa place dans le livre. Je veux récupérer ma tête !

— Mais alors…» commença Deuxfleurs sans aller plus loin. Ils l’entendaient tous : une mélopée lointaine et les piétinements d’une foule nombreuse.

« Vous croyez que ce sont les adorateurs ? » fit Bethan.

C’étaient eux. Les marcheurs de tête tournèrent le coin de la rue à une centaine de mètres, derrière une bannière blanche en lambeaux ornée d’une étoile à huit branches.

« Il ne sont pas tout seuls, dit Deuxfleurs. Il y en a plein d’autres ! »

La foule les balaya sur son passage. Un instant plus tôt ils se trouvaient dans une rue déserte, et maintenant une marée humaine les emportait de force à travers la ville.


* * *

La lumière des torches tremblotait doucement sur les parois humides des tunnels tout en dessous de l’Université au passage à la queue leu leu des maîtres des huit ordres de la sorcellerie. « Au moins, il fait frais là-dessous, dit l’un.

— On ne devrait pas y être, là-dessous. » Trymon, qui menait le groupe, ne disait rien. Mais il réfléchissait dur. Il pensait au flacon d’huile passé dans sa ceinture et aux huit clés que portaient les mages, huit clés qui s’adapteraient aux huit serrures qui enchaînaient l’In-Octavo à son lutrin. Il pensait que les vieux mages qui sentent la magie s’enfuir se préoccupent surtout de leurs problèmes personnels et sont peut-être moins vigilants qu’ils ne le devraient. Il pensait que dans quelques minutes, l’In-Octavo, la plus grande concentration de magie du Disque, serait entre ses mains.

Malgré la fraîcheur du tunnel, il se mit à transpirer.

Ils arrivèrent devant une porte doublée de plomb, encastrée directement dans la pierre. Trymon prit une lourde clé – une bonne et honnête clé de fer, pas comme celles tarabiscotées et déroutantes qui allaient lui livrer l’In-Octavo –, envoya une giclée d’huile dans la serrure, introduisit la clé, la tourna. La serrure s’ouvrit dans un grincement de protestation.

« Nous sommes tous d’accord ? » demanda Trymon. Une série de grognements vaguement affirmatifs lui répondirent.

Il poussa la porte.

Un violent courant d’air épais et plus ou moins gras les enveloppa. Des pépiements aigus et désagréables emplirent l’atmosphère. De toutes petites étincelles de feu octarine flamboyèrent sur les nez, au bout des ongles, dans les barbes.

Les mages, tête baissée pour affronter la tempête de magie diffuse qui s’échappait de la salle, forcèrent le passage. Des silhouettes à demi formées ricanaient et voltigeaient autour d’eux : les créatures des dimensions de la Basse-Fosse cherchaient assidûment (à l’aide de choses qui passaient pour des doigts uniquement parce qu’au bout de leurs bras) une entrée non gardée pour pénétrer dans le cercle de lumière qu’on tenait pour l’univers de l’ordre et de la raison.

Même en cette période difficile pour tout ce qui se rapportait à la magie, même dans cette cave conçue pour en réduire toutes les vibrations, l’In-Octavo crépitait encore de puissance.

Nul besoin de torches. Il emplissait la pièce d’une lumière terne, lugubre, qui n’était pas à franchement parler de la lumière mais son inverse ; l’obscurité n’est pas l’inverse de la lumière, elle n’en est que l’absence, et ce qu’irradiait le livre, c’était la lumière qui se trouve de l’autre côté de l’obscurité, la lumière fantastique.

Elle brillait d’une couleur violette plutôt décevante.

Ainsi qu’il a déjà été dit, l’In-Octavo était enchaîné à un lutrin sculpté en forme de quelque chose de vaguement avien, légèrement reptilien et horriblement vivant. Deux yeux brillants où couvait la haine dévisageaient les mages.

« Je l’ai vu bouger, dit l’un d’eux.

— On ne risque rien tant qu’on ne touche pas au livre », répondit Trymon. Il tira un rouleau de parchemin de sa ceinture et le déroula.

« Vous, là, approchez votre torche, dit-il, et puis éteignez-moi cette cigarette ! »

Il attendit l’explosion furieuse d’orgueil outragé. Mais rien ne vint. Au lieu de quoi, le mage incriminé se retira le mégot des lèvres avec des doigts tremblants et l’écrasa par terre.

Trymon exultait. Ainsi donc, songeait-il, ils font ce que je leur dis. Pour l’instant seulement, peut-être… mais ça me suffit.

Il examina l’écriture en pattes de mouche d’un mage mort depuis longtemps.

« Bon, dit-il, voyons voir : Pour Apayser La Dycte Chose Quy Est La Gardyenne…»


* * *

La foule déferla sur l’un des ponts qui reliaient Morpork à Ankh. Le fleuve en dessous, turgide dans le meilleur des cas, n’était plus qu’un simple filet d’eau fumante de vapeur.

Le pont tremblait plus qu’il n’aurait dû sous leurs pieds. D’étranges rides parcoururent les restes boueux du fleuve. Quelques tuiles glissèrent du toit d’une maison voisine.

« C’était quoi ? » fit Deuxfleurs.

Bethan tourna la tête et hurla.

L’étoile se levait. Tandis que le soleil du Disque filait se mettre à couvert sous l’horizon, la grosse boule boursouflée de l’étoile monta lentement dans le ciel jusqu’à surplomber entièrement de plusieurs degrés le bord du monde.

Ils tirèrent Rincevent à l’abri d’une encoignure de porte. La foule les remarqua à peine et poursuivit sa course, aussi terrifiée qu’un troupeau de lemmings.

« Il y a des taches sur l’étoile, dit Deuxfleurs.

— Non, fit Rincevent. Ce sont… des machins. Qui tournent autour de l’étoile. Comme le soleil tourne autour du Disque. Mais ils sont tout près parce que… parce que…» Il s’arrêta. « Je le sais presque !

— Tu sais quoi ?

— Faut que je me débarrasse de ce sortilège !

— C’est par où, l’Université ? demanda Bethan.

— Par là ! répondit Rincevent qui tendit le doigt dans le prolongement de la rue.

— Elle doit avoir beaucoup de succès. C’est là que tout le monde se rend.

— Je me demande pourquoi, fit Deuxfleurs.

— Mon petit doigt me dit que ce n’est pas pour s’inscrire aux cours du soir, répliqua Rincevent. »

En fait, l’Université de l’Invisible était assiégée, du moins ses locaux qui débordaient dans les dimensions courantes, celles de tous les jours. La populace devant ses portes se répartissait grosso modo en deux tendances qui réclamaient soit : a) que les mages arrêtent de lambiner et se débarrassent de l’étoile ; soit – et c’était l’exigence qui avait la faveur des adorateurs de l’étoile : b) qu’ils cessent leurs activités et se suicident en bon ordre pour ainsi purifier le Disque du fléau de la magie et détourner la terrible menace qui emplissait le ciel.

Les mages de l’autre côté des murs n’avaient aucune idée sur la façon de réaliser a) ni aucune envie d’en venir au b), et nombre d’entre eux avaient en fait opté pour c), qui consistait essentiellement à s’esquiver par des petites portes dérobées et à se faire la belle sur la pointe des pieds le plus loin possible, sinon au plus vite.

Les mages avaient canalisé ce qui restait encore de magie fiable dans l’Université pour consolider les grandes portes. C’était peut-être bien beau, ils s’en rendaient compte, et spectaculaire d’avoir tout un jeu de portes fermées par la magie, mais les installateurs auraient dû penser à les équiper d’une espèce de système auxiliaire d’urgence tel que, par exemple, une paire de bons verrous de fer ordinaires, moins spectaculaires, eux.

Sur la place à l’extérieur des portes on avait allumé plusieurs grands feux, davantage pour l’effet qu’autre chose car la chaleur de l’étoile était torride.

« Mais on distingue encore les étoiles, dit Deuxfleurs, les autres étoiles, j’entends. Les petites. Dans un ciel tout noir. »

Rincevent l’ignora. Il regardait les portes. Un groupe d’adorateurs et de citoyens s’efforçaient de les abattre.

« Aucune chance, dit Bethan. On n’entrera jamais. Où vous allez ?

— Faire un tour », dit Rincevent. Il s’engageait d’un pas décidé dans une rue latérale.

Ils croisèrent un ou deux émeutiers francs-tireurs, essentiellement occupés à démolir des magasins. Rincevent n’y fit pas attention mais suivit le mur jusqu’à longer une ruelle sombre qui dégageait l’odeur habituelle autant que malheureuse de toutes les ruelles du monde.

Il entreprit ensuite d’examiner de près la maçonnerie. Le mur faisait ici six mètres de haut et son sommet se hérissait de cruelles pointes de métal.

« Il me faut un couteau, dit-il.

— Vous voulez vous creuser un passage ? fit Bethan.

— Trouvez-moi un couteau, c’est tout », répliqua Rincevent. Il se mit à taper doucement sur des pierres.

Deuxfleurs et Bethan s’entre-regardèrent et haussèrent les épaules. Quelques minutes plus tard ils ramenaient un assortiment de couteaux ; Deuxfleurs avait même réussi à dénicher une épée.

« On n’a eu qu’à se servir, dit Bethan.

— Mais on a laissé de l’argent, précisa Deuxfleurs. Enfin, on aurait laissé de l’argent si on en avait eu…

— Alors il a insisté pour écrire un billet », ajouta Bethan d’une voix lasse.

Deuxfleurs se redressa de toute sa taille, ce qui ne changeait pas grand-chose.

« Je ne vois aucune raison… commença-t-il froidement.

— Oui, oui, dit Bethan qui s’assit d’un air triste. Je le sais bien. Rincevent, tous les magasins ont été défoncés, il y avait une bande de gens de l’autre côté de la rue qui fauchaient des instruments de musique, incroyable, non ?

— Ouais, fit Rincevent qui saisit un couteau et en éprouva la lame d’un doigt songeur. Des violes à l’étalage, quoi ! »

Il enfonça la lame dans le mur, fit levier et recula au moment où une lourde pierre se détachait et tombait. Il leva la tête, comptant à voix basse, et sortit un autre moellon de sa cavité.

« Comment tu as réussi ça ? demanda Deuxfleurs.

— Fais-moi donc la courte échelle, tu veux ? » répondit Rincevent. Un instant plus tard, les pieds calés dans les trous qu’il avait dégagés, il reprenait sa manœuvre à mi-chemin du sommet.

« C’est comme ça depuis des siècles, laissa-t-il tomber. Certaines pierres n’ont pas reçu de mortier. Une entrée secrète, vous comprenez ? Gare dessous ! »

Un autre moellon alla s’écraser sur les pavés.

« Les étudiants ont combiné ça il y a longtemps, dit Rincevent. Pratique pour sortir et rentrer après l’extinction des feux.

— Ah, fit Deuxfleurs, je vois. On faisait le mur pour aller boire, chanter et réciter des vers dans des tavernes illuminées, c’est ça ?

— Presque ça, sauf que les verres, on les sifflait plutôt que de les chanter ou de les réciter. En principe, deux ou trois de ces pointes ne tiennent pas…» Il y eut un bruit de métal.

« Ce n’est pas très haut de ce côté-ci, fit sa voix au bout de quelques secondes. Alors, venez. Si ça vous dit. »


* * *

Et ainsi, Rincevent, Deuxfleurs et Bethan pénétrèrent-ils dans l’Université de l’Invisible.

Ailleurs sur le campus…

Les huit mages introduisirent leurs clés et, après maints échanges de regards inquiets, les tournèrent. Un tout petit bruit sec se fit entendre lorsque le mécanisme s’ouvrit en coulissant.

L’In-Octavo n’avait plus de chaînes. Une faible lumière octarine joua sur sa reliure.

Trymon tendit la main et s’en empara ; aucun des autres n’éleva d’objection. Il se sentit des picotements dans le bras.

Il se tourna vers la porte. « Maintenant, à la Grande Salle, mes frères, dit-il, si vous permettez que je passe devant…»

Il n’y eut pas d’objection.

Il atteignit la porte, l’In-Octavo serré sous son bras. Le livre paraissait chaud et comme hérissé d’épines.

À chaque pas Trymon s’attendait à un cri, une protestation, mais rien ne vint. Il dut faire appel à toute sa maîtrise de soi pour se retenir de rire. C’était plus facile qu’il ne l’aurait cru.

Les autres n’avaient traversé que la moitié du cul de basse-fosse claustrophobique, et Trymon atteignait déjà la porte. Ils avaient peut-être remarqué quelque chose dans le port de ses épaules, mais c’était trop tard parce qu’il avait franchi le seuil, agrippé la poignée, claqué le battant, tourné la clé, arboré le sourire.

Il repartit tranquillement par le corridor en ignorant les cris de rage des mages qui venaient de découvrir qu’il est impossible de prononcer des sortilèges dans une pièce conçue pour rester imperméable à la magie.

L’In-Octavo se tortilla, mais Trymon le tenait ferme. Il courait à présent et rejetait de son esprit les sensations horribles sous son bras à mesure que le livre se modifiait pour prendre des formes poilues, squelettiques et hérissées de piquants. Sa main s’engourdit. Les faibles pépiements qu’il entendait s’amplifièrent et il perçut d’autres sons par-derrière, polissons, aguicheurs, des sons produits par des voix appartenant à des horreurs inimaginables qu’il n’imaginait que trop bien. Alors qu’il traversait au pas de course la Grande Salle et grimpait l’escalier principal, les ombres se mirent à bouger, à se reformer, à l’envelopper, et il prit aussi conscience de quelque chose qui le suivait, quelque chose aux jambes véloces qui se déplaçait à une vitesse obscène. De la glace apparut sur les murs. Les ouvertures de portes se jetaient vers lui sur son passage en trombe. Sous ses pieds, l’escalier se mit à ressembler à une langue…

Ce n’était pas pour rien que Trymon avait passé de longues heures à l’Université dans le curieux équivalent d’un gymnase pour développer ses muscles mentaux. Il savait qu’il ne fallait pas se fier aux sens car ils peuvent être abusés. Les marches sont là, quelque part… il faut vouloir qu’elles soient là, leur ordonner d’exister pendant que tu montes et, mon garçon, mieux vaut réussir ton coup. Parce que ce n’est pas que dans ton imagination.


* * *

La Grande A’Tuin ralentit.

De ses nageoires à la taille de continents, la tortue céleste lutta contre l’attraction de l’étoile et attendit. L’attente ne serait pas très longue…


* * *

Rincevent se glissa dans la Grande Salle. Quelques torches y brûlaient et elle donnait l’impression d’avoir été préparée en vue d’une quelconque cérémonie magique. Mais on avait renversé les chandeliers rituels, les octogrammes intriqués tracés à la craie sur le sol étaient en partie effacés comme si quelque chose avait dansé dessus, et l’atmosphère dégageait une odeur désagréable, même pour les nez peu délicats d’Ankh-Morpork. Elle contenait une pointe de soufre, mais ça cachait quelque chose de pire. Ça sentait le fond d’un étang.

Un fracas s’éleva au loin, suivi de nombreux cris.

« On dirait que les portes ont cédé, commenta Rincevent.

— Sortons d’ici, fit Bethan.

— Les caves sont de ce côté, dit Rincevent qui franchit une porte voûtée.

— Là-dessous ?

— Oui. Vous préférez rester ici ? »

Il décrocha une torche de son support mural et commença de descendre l’escalier.

Après quelques volées de marches les lambris disparurent des parois et firent place à la pierre brute. Ici et là on avait maintenu de lourdes portes ouvertes par des cales.

« J’ai entendu quelque chose », dit Deuxfleurs.

Rincevent tendit l’oreille. Du bruit semblait en effet monter des profondeurs sous eux. Rien d’inquiétant. On aurait dit un tas de gens qui cognaient sur une porte et criaient : « De l’huile ! »

« Il ne s’agit pas de ces Choses des dimensions de la Basse-Fosse dont vous nous avez parlé, hein ? fit Bethan.

— Elles ne jurent pas comme ça, dit Rincevent. Venez. »

Ils se hâtèrent le long des passages humides, suivirent la direction des cris d’imprécation et des grosses toux sèches, plutôt rassurantes d’ailleurs ; quiconque respirait aussi péniblement, se dirent les trois intrus, ne pouvait représenter un danger.

Ils finirent par atteindre une porte dans un renfoncement. Elle paraissait de taille à résister à la mer. Elle avait un tout petit judas.

« Hé ! » brailla Rincevent. Ça ne servait pas à grand-chose mais il n’avait rien trouvé de mieux.

Le silence se fit soudain. Puis une voix de l’autre côté de la porte demanda, très lentement : « Qui c’est, là, dehors ? »

Rincevent reconnut la voix. Elle l’avait plus d’une fois brutalement tiré de ses rêveries pour le plonger dans la terreur durant les chauds après-midi de cours, des années auparavant. Il s’agissait de Lemuel Panter, qui s’était jadis personnellement chargé d’enfoncer de force dans la tête du jeune Rincevent les rudiments de l’invocation et de la lecture dans les boules de cristal. Il se souvenait de ses yeux en trous de vrille dans une figure porcine et de sa voix qui disait : « Et maintenant, monsieur Rincevent va venir au tableau nous dessiner le symbole en question » ; il se souvenait de son calvaire interminable pour gagner le devant de la classe qui attendait tandis qu’il s’efforçait désespérément de retrouver ce que la voix monotone avait débité cinq minutes plus tôt. Même aujourd’hui, sa gorge se desséchait de terreur et de culpabilité diffuse. Il n’y manquait que les dimensions de la Basse-Fosse.

« S’il vous plaît, m’sieur, c’est moi, m’sieur, Rincevent, m’sieur », couina-t-il. Il vit Deuxfleurs et Bethan qui le fixaient, les yeux ronds, et il toussa. « Oui, ajouta-t-il de la voix la plus grave qu’il réussit à prendre. Voilà qui c’est. Rincevent. Parfaitement. »

Il y eut un concert de murmures de l’autre côté de la porte.

« Rincevent ?

— Prince qui ?

— Je me souviens d’un gars qui n’était pas…

— Le Sortilège, vous vous rappelez ?

— Rincevent ? »

Une pause. Puis la voix : « Je suppose que la clé n’est pas dans la serrure, hein ?

— Non, fit Rincevent.

— Qu’est-ce qu’il a dit ?

— Il a dit non.

— C’est bien de lui.

— Euh… qui est à l’intérieur ? demanda Rincevent.

— Les maîtres de la Sorcellerie, dit la voix avec hauteur.

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