Terry Pratchett Le huitième sortilège

Le soleil se leva lentement, comme s’il doutait de l’utilité de cet effort.

Un nouveau jour naquit sur le Disque, mais très graduellement, et voici pourquoi :

Lorsque la lumière entre en contact avec un puissant champ de magie, elle perd toute notion d’urgence. Elle réduit carrément sa vitesse. Et sur le Disque-monde la magie était fâcheusement puissante, autant dire que la douce lumière jaune de l’aube se répandait sur le paysage endormi telle la caresse d’un amant attentionné ou, selon certains, comme de la mélasse. Elle marquait une pause pour emplir les vallées. Elle s’amoncelait au pied des chaînes de montagnes. Quand elle atteignait Cori Celesti, l’aiguille de pierre grise et de glace verte haute de vingt kilomètres qui formait le moyeu du Disque, résidence des dieux, elle s’accumulait jusqu’à finir par déferler en un gigantesque tsunami paresseux, dans un silence de velours, sur les terres enténébrées au-delà.

Un spectacle qu’on ne voyait sur aucun autre monde. Évidemment, aucun autre monde ne se faisait véhiculer dans l’infini étoilé à dos de quatre éléphants géants, eux-mêmes juchés sur la carapace d’une tortue plus gigantesque encore. Le nom qu’elle – ou il, selon une autre école de pensée – portait, cette tortue, c’était la Grande A’Tuin ; elle – à moins que ce ne soit « il » – ne joue aucun rôle de premier plan dans ce qui suit, mais il demeure vital pour une bonne compréhension du Disque qu’elle – ou il – soit présente – présent – par-dessous les mines, la vase marine et les faux os fossiles déposés là par un Créateur qui n’avait rien de mieux à faire que de contrarier les archéologues et leur inspirer des idées abracadabrantes.

La Grande A’Tuin, la tortue stellaire aux écailles nappées de givre de méthane, grêlées de cratères météoriques, récurées à la poussière d’astéroïdes. La Grande A’Tuin aux yeux comme des océans antiques, au cerveau de la dimension d’un continent, dans lequel les pensées font leur chemin comme de petits glaciers miroitants. La Grande A’Tuin aux immenses nageoires lentes, indolentes, à la carapace lustrée par les astres, qui peine dans la nuit galactique sous le poids du Disque. Aussi colossale que des mondes. Aussi vieille que le Temps. Aussi patiente qu’une brique.

À la vérité, les philosophes se fourvoient complètement. La Grande A’Tuin prend en réalité du bon temps.

La Grande A’Tuin est la seule créature de tout l’univers à savoir précisément où elle va.

Bien entendu, les philosophes débattent depuis des années sur la destination de la Grande A’Tuin et ils ont souvent avoué leur inquiétude quant à l’aboutissement de leur recherche.

Ils ont à peu près deux mois pour la découvrir, cette destination. Après quoi, ils auront vraiment du mouron à se faire…

Un autre sujet préoccupe depuis longtemps les philosophes les plus imaginatifs du Disque : le sexe de la Grande A’Tuin. Et il leur en a coûté beaucoup de temps et de contretemps pour tenter de l’établir une fois pour toutes.

En fait, tandis que la formidable forme sombre défile nonchalamment comme une interminable brosse à cheveux en écaille de tortue, les résultats de la dernière tentative en date arrivent en vue.

En chute libre, hors de tout contrôle, voici la coque de bronze de l’Intrépide, une espèce de vaisseau spatial néolithique construit et poussé par-dessus le Rebord par les prêtres-astronomes de Krull, pays commodément situé à l’extrême bord du monde, ce qui prouve, quoi qu’on en dise, qu’un lancement du Disque ne relève pas forcément du sport.

À l’intérieur du vaisseau : Deuxfleurs, le premier touriste du Disque. Il vient de passer quelques mois à l’explorer et présentement il le quitte à grande vitesse pour des raisons un brin compliquées mais afférentes à une tentative d’évasion de Krull.

Cette tentative a réussi à mille pour cent.

Bien que tout le désigne aussi comme le dernier touriste du Disque, il admire le panorama.

En piqué, à quelque trois kilomètres au-dessus de lui, voici Rincevent le mage, accoutré de ce qui passe sur le Disque pour une tenue spatiale. Imaginez un scaphandre conçu par des gens qui n’auraient jamais vu la mer. Six mois plus tôt, c’était un mage recalé parfaitement ordinaire. Puis il avait rencontré Deuxfleurs, lequel l’avait engagé comme guide à un salaire exorbitant, à la suite de quoi il n’avait pour ainsi dire pas cessé de se faire terroriser, pourchasser, tirer dessus, de s’accrocher à des hauteurs vertigineuses sans espoir de salut, voire, comme dans le cas qui nous occupe, de dévisser de hauteurs vertigineuses.

Il n’admire pas le panorama, le mage, parce que sa vie passée n’arrête pas de lui défiler sous les yeux et qu’elle lui bouche la vue. Il apprend par la même occasion pourquoi, lorsqu’on enfile une tenue spatiale, il est d’importance vitale de ne pas oublier le casque.

On pourrait en rajouter à l’envi pour expliquer ce qui a conduit notre duo à passer par-dessus le bord du monde, et pourquoi le Bagage de Deuxfleurs, qui aux dernières nouvelles cherchait désespérément à le suivre sur ses centaines de petites pattes, n’est pas un coffre ordinaire, mais de telles questions demandent du temps et le jeu n’en vaut pas la chandelle. Pour vous citer un exemple, on raconte qu’au cours d’une soirée quelqu’un avait demandé au célèbre philosophe Ly Tin Weedle : « Qu’est-ce que vous faites ici ? » et que la réponse avait pris trois ans.

Autrement important est l’événement qui se prépare loin au-dessus, beaucoup plus haut qu’A’Tuin, les éléphants et le mage en voie rapide d’extinction. Le tissu même du temps et de l’espace est sur le point de passer dans l’essoreuse.


* * *

L’air était gras de magie – une impression caractéristique – et âcre de la fumée des bougies en cire noire dont personne d’avisé ne se serait risqué à chercher l’origine précise.

Quelque chose d’étrange émanait de cette pièce située au fond des caves de l’Université de l’Invisible, premier institut de magie du Disque. En particulier, elle présentait un excédent de dimensions, pas exactement perceptibles mais qui glissaient hors de portée de la vue. Les murs étaient couverts de symboles occultes et la majeure partie du sol disparaissait sous le Sceau de Stase Octuple auquel, dans les cercles de magie, on attribuait le pouvoir d’arrêt d’une demi-brique lancée d’une main sûre.

Pour tout ameublement la pièce renfermait un lutrin de bois sombre, sculpté à la forme d’un oiseau – enfin, pour être franc, à la forme d’un truc à plumes qu’il vaut probablement mieux ne pas examiner de trop près –, et sur ledit lutrin, retenu par une lourde chaîne bardée de cadenas, reposait un livre.

Un gros livre, quoique pas particulièrement impressionnant. D’autres ouvrages, dans les salles de lecture de l’Université, s’ornaient de couvertures serties de pierres et marqueteries précieuses, ou de reliures en peau de dragon. Celui-ci était simplement recouvert de cuir fatigué. Il offrait l’aspect de ces livres qualifiés de « légèrement défraîchis » dans les catalogues des bibliothèques, bien qu’il eût été plus honnête de reconnaître qu’il avait plutôt l’air avachi, voire achevali.

Des fermoirs le fermaient, comme de bien entendu. Ils n’étaient pas décorés, seulement très lourds – comme la chaîne qui servait moins d’attache classique de lutrin que de longe pour prévenir toute escapade.

On aurait dit l’œuvre de quelqu’un qui avait en tête un but bien défini et qui avait passé la majeure partie de sa vie à confectionner des harnais de dressage pour éléphants.

L’air s’épaissit et tourbillonna. Les pages du livre se mirent à se froisser, d’une manière horrible, intentionnelle, et de la lumière bleue filtra d’entre elles. Le silence de la pièce se replia sur lui-même comme un poing qui se serre tout doucement.

Une demi-douzaine de mages en chemises de nuit jetaient à tour de rôle un coup d’œil à l’intérieur par le petit judas de la porte. Aucun mage n’arrivait à dormir avec ce qui se passait ; une marée de magie brute accumulée montait dans toute l’université.

« Bon, fit une voix. Qu’est-ce qui se passe ? Et pourquoi ne m’a-t-on pas prévenu ? »

Galder Ciredutemps, Grand Conjureur Suprême de l’Ordre de l’Etoile d’Argent, Seigneur Impérial du Bourdon Sacré, Ipsissimus de Huitième Niveau et trois cent quatrième Chancelier de l’Université de l’Invisible, en imposait vraiment, malgré sa chemise de nuit rouge brodée à la main de runes cabalistiques, malgré son long bonnet à pompon, malgré le bougeoir Colas-mon-p’tit-frère qu’il tenait à la main. Même chaussé de mules à poils longs et fanfreluches.

Six figures craintives se tournèrent vers lui.

« Euh… on vous a prévenu, seigneur, fit un des sous-mages. C’est pour ça que vous êtes ici, eut-il la bonne idée d’ajouter.

— Je veux dire : pourquoi ne m’a-t-on pas prévenu avant ? jeta Galder, qui se fraya un chemin jusqu’au judas.

— Euh… avant qui, seigneur ? » demanda le mage.

Galder lui lança un regard furibond et en risqua un autre, bref, par le judas.

L’atmosphère de la pièce pétillait à présent des minuscules étincelles que produisent les atomes de poussière carbonisés dans le flux de magie pure. Le Sceau de Stase commençait à se cloquer et se racornir sur les bords.

On appelait le livre en question l’In-Octavo et, de toute évidence, ce n’était pas un livre ordinaire.

Il existe bien entendu nombre d’ouvrages célèbres de magie. On pourrait citer le Necrotelicomnicon, aux pages en peau d’un lézard disparu ; on pourrait mentionner le Livre des Émergeants d’Onze Heures, écrit par une mystérieuse et paresseuse secte lamaïste ; on pourrait rappeler que le Grimoire de la Grande Marrade contient censément la seule blague originale de l’univers. Mais ils font figure de vulgaires pamphlets auprès de l’In-Octavo que, dit la rumeur, le Créateur de l’univers aurait oublié, tête en l’air, peu après avoir achevé son grand œuvre.

Les huit sortilèges emprisonnés dans ses pages menaient leur vie propre, secrète et embrouillée, et il était généralement admis que…

Galder plissa le front en observant la pièce en effervescence. Évidemment, il ne restait plus que sept sortilèges désormais. Un jeune crétin d’étudiant avait un jour jeté un coup d’œil en douce dans le livre, et l’un des sortilèges s’était échappé pour élire domicile dans son esprit. Personne n’avait jamais réussi à comprendre comment le phénomène s’était produit. C’était quoi, son nom, déjà ? Grincedent ?

Des étincelles octarines et violettes scintillèrent sur le dos du livre. Une fine volute de fumée montait à présent du lutrin, et les lourds fermoirs de métal de l’ouvrage avaient manifestement l’air de souffrir.

« Pourquoi les sortilèges s’agitent-ils autant ? » demanda un jeune mage.

Galder haussa les épaules. Il n’allait pas le montrer, bien sûr, mais il commençait sérieusement à s’inquiéter. En tant que mage confirmé de huitième niveau il distinguait les formes à demi imaginaires qui apparaissaient fugitivement dans l’air frémissant, des formes enjôleuses qui l’invitaient du geste. De la même façon que des moucherons surgissent avant un orage, les fortes concentrations de magie attiraient toujours des choses des dimensions de la Basse-Fosse, en proie au chaos – des choses dégoûtantes, baveuses, aux organes sens dessus dessous, perpétuellement en quête d’une brèche par où se faufiler dans le monde des hommes[1].

Il fallait arrêter ça.

« J’ai besoin d’un volontaire », annonça-t-il d’une voix ferme.

Il y eut un brusque silence. Le seul bruit provenait de derrière la porte, un petit bruit désagréable de métal cédant sous la contrainte.

« Bon, très bien, dit-il. Dans ce cas je vais avoir besoin d’une paire de pinces à épiler en argent, d’à peu près un litre de sang de chat, d’un petit fouet et d’une chaise…»

On prétend que le contraire du bruit, c’est le silence. C’est faux. Le silence n’est que l’absence de bruit. Le silence aurait passé pour un vacarme effroyable auprès de la soudaine implosion feutrée de non-bruit qui frappa les mages avec la force explosive d’une aigrette de pissenlit.

Une épaisse colonne de lumière crachouillante s’éleva du livre, heurta le plafond dans un éclaboussement de flammes et disparut.

Galder gardait les yeux rivés sur le trou, sans se soucier du feu qui lui couvait ici et là dans la barbe. Il pointa un doigt dramatique.

« Aux caves supérieures ! » s’écria-t-il, puis il bondit à l’assaut des marches de pierre. Dans un crépitement de mules et une envolée de chemises de nuit, les autres mages le suivirent et s’affalèrent les uns sur les autres dans leur empressement à passer en dernier.

Ils arrivèrent néanmoins tous à temps pour voir la boule de feu à charge occulte disparaître dans le plafond à l’étage au-dessus.

« Argh », fit le plus jeune mage qui désigna le sol.

La pièce avait fait partie de la bibliothèque jusqu’à ce que la magie l’envahisse et mélange brutalement les particules potentielles de tout ce qu’elle croisait sur sa route. Il était donc raisonnable de penser que les petits tritons cramoisis avaient appartenu au plancher et que la crème à l’ananas avait autrefois été des livres. Et plusieurs mages jurèrent par la suite que le petit orang-outan tristounet assis au milieu ressemblait furieusement au bibliothécaire en chef.

Galder regardait fixement le plafond. « À la cuisine ! » beugla-t-il avant de patauger dans la crème jusqu’à l’escalier suivant.

Personne ne découvrit jamais en quoi s’était transformé le grand fourneau de cuisine en fonte, parce qu’il avait défoncé le mur et réussi son évasion avant que le groupe débraillé de mages hallucinés ne fasse irruption. On retrouva bien plus tard le chef préposé aux légumes dans le chaudron de soupe ; il bredouillait des phrases incohérentes, du genre : « Les jambonneaux ! Les horribles jambonneaux ! »

Les derniers lambeaux de magie, désormais ralentis, disparaissaient dans le plafond.

« À la Grande Salle ! »

L’escalier était beaucoup plus large à présent, et mieux éclairé. Hors d’haleine et fleurant l’ananas, les plus valides des mages arrivèrent en haut des marches alors que la boule de feu avait déjà atteint le centre de l’immense hall balayé de courants d’air qu’était la salle principale de l’Université. La boule restait suspendue, immobile en dehors d’une petite protubérance qui gonflait et crépitait de temps à autre à sa surface.

Les mages fument, chacun le sait. Ce qui explique sans doute le concert de toux caverneuses et de sifflements en dents de scie qui s’éleva derrière Galder tandis qu’il évaluait la situation et se demandait s’il allait oser chercher un coin où se cacher. Il empoigna un étudiant effrayé. « Trouvez-moi voyants, visionnaires, divinateurs, extralucides ! aboya-t-il. Je veux qu’on étudie ça ! »

Quelque chose se dessinait à l’intérieur de la boule de feu. Galder se protégea les yeux et scruta la forme qui se créait devant lui. Pas d’erreur. Il s’agissait de l’univers.

Il en était sûr parce qu’il en possédait un modèle réduit dans son cabinet de travail et on s’accordait à le trouver beaucoup plus impressionnant que l’original. Devant les possibilités qu’offraient les semences de perles et le filigrane d’argent, le Créateur s’était senti bien embarrassé.

Mais l’univers miniature à l’intérieur de la boule de feu était affreusement… réel, quoi. Il ne lui manquait qu’une chose : la couleur. Il était d’un blanc brumeux et translucide.

On y voyait la Grande A’Tuin, les quatre éléphants et le Disque lui-même. D’où il était, Galder distinguait mal la surface, mais il avait l’absolue conviction qu’elle serait la copie conforme de la réalité. Il reconnut cependant la réplique miniature de Cori Celesti, au faîte duquel les dieux du monde, querelleurs et quelque peu embourgeoisés, vivaient dans un palais d’appartements trois-pièces de marbre, d’albâtre et de moquette brute qu’ils avaient choisi d’appeler Dunmanifestine. C’était toujours extrêmement contrariant pour les citoyens du Disque épris de culture que de se savoir régis par des dieux pour qui le fin du fin en matière artistique consistait en un carillon de porte musical.

Le petit univers embryonnaire commença lentement à se déplacer, de guingois…

Galder essaya de crier, mais sa voix refusa de sortir.

Doucement mais avec la force irrésistible d’une explosion, la forme se dilata.

Il la vit, horrifié, puis étonné, passer à travers lui avec la légèreté d’une pensée. Il tendit une main et regarda les spectres blêmes de strates rocheuses lui couler entre les doigts dans un silence agité.

La Grande A’Tuin, plus vaste qu’une maison, avait déjà tranquillement sombré sous le niveau du sol.

Les mages derrière Galder baignaient jusqu’à la taille dans des océans. Un bateau pas plus grand qu’un dé à coudre attira un instant le regard de Galder avant que le courant rapide ne l’entraîne à travers les murs, hors de vue.

« Au toit ! » parvint-il à crier, tendant un doigt tremblant vers le ciel.

Les mages auxquels il restait assez de tête pour penser et assez de souffle pour courir le suivirent à toutes jambes à travers des continents qui se dissolvaient en douceur pour franchir la consistance de la pierre.


* * *

La nuit était tranquille, teintée de la promesse de l’aube. Un croissant de lune se couchait. Ankh-Morpork, la plus importante cité des terres en bordure de la mer Circulaire, dormait.

Cette affirmation n’est pas tout à fait vraie.

D’une part, les secteurs de la ville habituellement dévolus, disons, à vendre des légumes, ferrer les chevaux, ciseler de délicats petits bibelots de jade, changer de l’argent et fabriquer des tables, dans leur ensemble donc, ces secteurs dormaient. À moins d’insomnies. Ou de levers inopinés au cours de la nuit, comme cela arrive, pour une visite aux toilettes. D’autre part, nombre de citoyens moins respectueux des lois étaient parfaitement éveillés et, par exemple, s’introduisaient par des fenêtres qui ne leur appartenaient pas, tranchaient des gorges, s’agressaient entre eux, écoutaient de la musique tonitruante dans des caves enfumées et en général s’amusaient beaucoup plus. Mais la plupart des animaux étaient endormis, en dehors des rats. Et aussi des chauves-souris, ça va de soi. Pour ce qui est des insectes…

Le fait est qu’une description reste très rarement précise de bout en bout, et durant le patriciat d’Olaf Quimby II une loi fut votée dans une tentative énergique de mettre un terme à cet état de choses et d’introduire une certaine honnêteté dans les comptes rendus. Ainsi, quand une légende prétendait à propos d’un héros glorieux que « tout le monde vantait ses prouesses », tout barde qui tenait à la vie se hâtait d’ajouter : « à l’exception de deux ou trois personnes de son village qui le tenaient pour un menteur et d’un tas d’autres qui n’avaient jamais vraiment entendu parler de lui ». Les métaphores poétiques se limitaient strictement aux énoncés du genre : « son puissant coursier filait comme le vent par une journée relativement calme, disons de force trois », et toute vantardise sur un être aimé doté d’un minois à lancer un millier de navires, telle cette héroïne antique à nom de poire, devait s’accompagner de la preuve que l’objet du désir avait effectivement la contenance d’une bouteille de champagne.

Ainsi Quimby périt-il sous les coups d’un poète mécontent au cours d’une expérience menée dans l’enceinte du palais pour prouver la justesse controversée du proverbe : « La plume est plus forte que l’épée », lequel proverbe on rectifia en sa mémoire par l’ajout de la phrase : « Seulement si l’épée est très courte et la plume très pointue. »

Bref. En gros soixante-sept, peut-être soixante-huit pour cent de la cité dormaient. Les autres citoyens, qui vaquaient furtivement à leurs occupations généralement illégales, ne remarquèrent pas pour autant le flux blafard qui s’écoulait dans les rues. Seuls les mages, habitués à distinguer l’invisible, le virent moutonner tout là-bas dans les champs.

Le Disque, de par sa platitude, n’a pas d’horizon réel. Tous les hardis navigateurs à qui l’observation prolongée d’œufs et d’oranges donnait de drôles d’idées et qui s’embarquaient pour les antipodes avaient tôt fait d’apprendre que si les navires semblaient parfois disparaître au loin par-dessus le rebord du monde, c’était parce qu’ils disparaissaient bel et bien par-dessus le rebord du monde.

Il y avait cependant une limite, même à la vision de Galder, dans l’air tourbillonnant de brume et de poussière. Il leva les yeux. Surplombant de toute sa hauteur l’Université se dressait la vieille et sinistre Tour de l’Art, prétendument le plus ancien bâtiment du Disque, au célèbre escalier en spirale de huit mille huit cent quatre-vingt-huit marches. De son toit crénelé, repaire de corbeaux et de gargouilles étonnamment vigilantes, un mage serait en mesure de voir jusqu’au rebord même du Disque. Au bout d’une dizaine de minutes passées à cracher ses poumons, bien entendu.

« Bordel de merde, marmonna-t-il. À quoi bon être mage, alors ? Avyento, thessaleux ! Je vais voler ! À moi, esprits de l’air et des ténèbres ! »

Il tendit une main déformée en direction d’une partie éboulée du parapet. Du feu octarine jaillit de sous ses ongles tachés de nicotine et s’écrasa contre la pierre en décomposition loin au-dessus.

Elle tomba. Par un échange finement calculé de vélocités, Galder s’éleva, dans un battement de chemise de nuit autour de ses jambes osseuses. Plus haut, toujours plus haut, il monta, s’élançant dans la lumière pâle comme un… comme un… d’accord, comme un vieux mais puissant mage projeté en l’air d’un coup de pouce adroitement pesé sur la balance de l’univers.

Il atterrit parmi les détritus d’anciens nids, assura son équilibre et contempla en bas le spectacle vertigineux d’une aube discale.

À cette époque de la longue année, la mer Circulaire était presque au couchant de Cori Celesti et, tandis que la lumière du jour se répandait sur les terres entourant Ankh-Morpork, l’ombre de la montagne fauchait la contrée tel le gnomon du cadran solaire divin. Mais du côté de la nuit, luttant de vitesse avec la lumière alanguie en direction du rebord du monde, une ligne de brume blanche déferla.

Il y eut un craquement de brindilles derrière Galder. Il se retourna pour voir Ymper Trymon, le second dans la hiérarchie de l’Ordre, le seul autre mage qui avait pu le suivre.

Galder l’ignora pour l’instant, il ne se soucia que de garder une prise solide sur la maçonnerie et de renforcer ses sortilèges personnels de protection. La promotion était lente dans une profession traditionnellement synonyme de longévité, et l’on acceptait que les jeunes mages cherchent régulièrement leur avancement en s’installant dans les chaussures bouclées des morts, après les avoir préalablement vidées de leurs occupants. En outre, il y avait quelque chose d’inquiétant chez le jeune Trymon. Il ne fumait pas, il ne buvait que de l’eau bouillie, et Galder éprouvait le désagréable soupçon qu’il était habile. Il ne souriait pas assez souvent et il aimait les chiffres et les organigrammes qui représentaient des tas de carrés d’où partaient des flèches pointées vers d’autres carrés. En bref, le genre d’homme capable d’employer l’expression « gestion du personnel » avec un grand sérieux.

L’ensemble du Disque visible était à présent recouvert d’une peau blanche chatoyante qui l’épousait parfaitement.

Galder baissa les yeux sur ses mains et les vit gantées d’un pâle réseau de fils brillants qui suivaient chaque mouvement.

Il reconnut le type de sortilège. Il en avait utilisé de semblables lui-même. Mais les siens étaient plus faibles… beaucoup plus faibles.

« C’est un sortilège de Changement, fit Trymon. Le monde est en train de changer. »

J’en connais, songea Galder, lugubre, qui auraient eu la décence de mettre un point d’exclamation à la fin d’une constatation pareille.

Il y eut un son lointain d’une grande pureté, aigu et perçant, comme un cœur de souris qui se brise.

« C’était quoi ? » demanda-t-il.

Trymon pencha la tête.

« Do dièse, je pense », fit-il.

Galder se tut. La lueur blanche avait disparu, et les premières rumeurs de la cité qui se réveillait commencèrent à monter jusqu’aux deux mages. Tout avait l’air exactement comme avant. Pareil tintouin pour ne rien changer ?

Il tapota distraitement les poches de sa chemise de nuit et finit par trouver ce qu’il cherchait niché derrière son oreille. Il se colla le mégot détrempé dans la bouche, fit jaillir le feu magique d’entre ses doigts et tira comme un forcené sur sa cousue main jusqu’à ce que des petites lumières bleues lui éclatent devant les yeux. Il toussa une ou deux fois.

Il réfléchissait dur, très dur.

Il s’efforçait de se rappeler si des dieux ne lui devaient pas quelques faveurs.


* * *

Les dieux en vérité étaient aussi perplexes que les mages, mais ils n’y pouvaient rien, et n’importe comment ils étaient engagés depuis une éternité dans une bataille contre les Géants des Glaces qui refusaient de leur rendre la tondeuse à gazon.

On aurait cependant obtenu quelque indice sur ce qui s’était réellement passé dans le fait que Rincevent, dont la vie avait pris un tour intéressant à l’âge de quinze ans, se retrouva soudain non pas au seuil de la mort, en fin de compte, mais pendu la tête en bas dans un pin.

Il redescendit sans peine en dégringolant irrésistiblement de branche en branche pour atterrir sur le crâne dans un tas d’aiguilles de pin, où il resta étendu, hors d’haleine et au regret de ne pas avoir été à la hauteur, au sens figuré du moins.

Il devait exister quelque part, il le savait, une relation parfaitement logique. On est sur le point de trépasser pour avoir dévissé du rebord du monde, et l’instant suivant on pend par les pieds à un arbre.

Comme toujours en pareil cas, le Sortilège refit surface dans son esprit.

Ses précepteurs avaient reconnu en Rincevent un mage aussi naturel que les poissons sont des montagnards-nés. Il se serait de toute manière probablement fait virer de l’Université – il n’arrivait pas à se rappeler les sortilèges et se sentait malade dès qu’il fumait – mais la vraie cause de tous ses ennuis, c’était cette stupide histoire, quand il s’était introduit en douce dans la pièce où l’In-Octavo reposait enchaîné et qu’il l’avait ouvert.

Et ce qui aggravait encore la situation déjà inquiétante, c’est que personne ne comprenait pourquoi les fermoirs s’étaient momentanément ouverts.

Le sortilège n’était pas un locataire exigeant. Il ne bougeait pas, comme un vieux crapaud au fond de sa mare. Mais chaque fois que Rincevent ressentait un grand coup de fatigue ou une grosse frayeur, il essayait de se faire prononcer. Nul ne savait ce qu’il adviendrait si l’un des Huit Grands Sortilèges se lançait tout seul. De l’avis unanime, le meilleur poste pour en observer les effets se trouvait sûrement dans l’univers d’à côté.

Une idée bizarre quand on git sur son tas d’aiguilles de pin suite à une chute du rebord du monde, mais Rincevent avait l’impression que le Sortilège tenait à le garder en vie.

« Ça me va », songea-t-il.

Il s’assit et regarda les arbres. Rincevent était un mage de la ville et, quoique averti des nombreuses différences dans une même espèce d’arbres qui leur permettaient entre voisins et membres de la famille de se distinguer, la seule certitude qu’il avait, c’était que l’extrémité dépourvue de feuilles s’emboîtait dans le sol. Ils étaient beaucoup trop nombreux, rangés en dépit du bon sens. On n’avait pas balayé le coin depuis des lustres.

Il se souvint vaguement qu’on arrivait à s’orienter en observant de quel côté d’un arbre poussait la mousse. Ces arbres-là avaient de la mousse partout, ainsi que des excroissances et de vieilles branches rabougries ; si les arbres étaient des gens, ceux-là seraient bons pour le fauteuil roulant.

Rincevent flanqua un coup de pied au plus proche. D’un tir précis, l’arbre lui lâcha un gland sur la tête.

Le mage fit : « Ouille. »

D’une voix rappelant l’ouverture d’une porte décrépite, l’arbre répliqua : « Bien fait ! »

Un long silence s’ensuivit.

Puis Rincevent demanda : « C’est toi qui as dit ça ?

— Oui.

— Et ça aussi ?

— Oui.

— Oh. » Il réfléchit un instant. Puis il tenta : « Je suppose que tu ne sais pas, à tout hasard, comment sortir de la forêt, à moins que si, avec un peu de chance ?

— Non. Je ne me déplace guère, fit l’arbre.

— Plutôt sciant, comme existence, j’imagine, fit Rincevent.

— Comment savoir ? Je n’ai jamais rien connu d’autre », fit l’arbre.

Rincevent l’examina de plus près. Il ressemblait beaucoup à tous les autres arbres qu’il avait vus.

« Tu es magique ? demanda-t-il.

— Personne ne me l’a jamais dit, répliqua l’arbre. Je crois que oui. »

Rincevent songeait : Je ne parle tout de même pas à un arbre. Pour parler à un arbre, faudrait que je sois fou, or je ne suis pas fou, alors les arbres ne parlent pas.

« Au revoir, dit-il avec fermeté.

— Hé, ne partez pas ! » commença l’arbre qui se rendit aussitôt compte de l’inutilité de sa requête. Il regarda le mage s’éloigner à travers les fourrés d’une démarche titubante et s’abandonna à la chaleur de l’astre du jour sur ses feuilles, aux glouglous et borborygmes de l’eau dans ses racines, au flux et au reflux de sa sève en réaction à l’attraction naturelle du soleil et de la lune. Sciant, songeait-il. Quelle drôle de réflexion. Les arbres peuvent se faire scier, évidemment, suffit d’une égoïne avec de bonnes dents, mais à mon avis ce n’était pas ce qu’il voulait dire. Et : peut-on vraiment connaître autre chose ?

En fait, Rincevent ne refit jamais causette à cet arbre précis, mais leur brève conversation jeta les bases de la première religion arboricole qui, par la suite, envahit les forêts du monde. Tel était son article de foi : tout arbre bon, qui mène une existence sans tache, décente et honnête, est assuré d’une vie après la mort. S’il est vraiment très bon, il finira par se réincarner dans cinq mille rouleaux de papier hygiénique.


* * *

Quelques kilomètres plus loin, Deuxfleurs se remettait lui aussi de sa surprise de se retrouver à nouveau sur le Disque. Il se tenait assis sur la coque de l’Intrépide qui s’enfonçait en gargouillant sous les eaux sombres d’un immense lac entouré d’arbres.

Bizarrement, il ne s’inquiétait pas trop. Deuxfleurs était un touriste, le premier de l’espèce à évoluer sur le Disque, et son existence même reposait sur la croyance dure comme fer que rien de mal ne pouvait vraiment lui arriver parce qu’il n’était pas concerné ; il croyait aussi que tout le monde arrivait à comprendre ce qu’il disait à condition qu’il parle fort et lentement, que les gens étaient fondamentalement dignes de confiance et qu’on pouvait toujours s’arranger entre hommes de bonne volonté dès lors qu’on en appelait à la raison.

Au vu de tout ça, il avait presque autant de chances de survivre que, disons, une sardine en savon, mais au grand étonnement de Rincevent ça semblait efficace, et la totale inconscience du petit homme devant toutes formes de dangers décourageait tellement les dangers en question qu’ils laissaient tomber pour aller voir ailleurs.

Menacé d’une simple noyade, Deuxfleurs n’avait rien à craindre. Il était à peu près sûr qu’une société bien policée ne permettait pas que les gens s’amusent à se noyer.

Il se faisait cependant un peu de souci quant au sort de son Bagage. Mais il se rassura en se rappelant qu’il était fait de bois de poirier savant et qu’il devait être assez intelligent pour prendre soin de lui tout seul…


* * *

Dans un autre secteur encore de la forêt, un jeune shaman passait par une épreuve essentielle de son apprentissage. Il avait mangé du champignon vénéneux sacré, fumé le rhizome divin, soigneusement pulvérisé et introduit dans divers orifices naturels le cryptogame magique, et maintenant, assis en tailleur sous un pin, il se concentrait pour établir le contact avec les secrets étranges et merveilleux au cœur de l’Être, mais surtout pour empêcher le sommet de son crâne de se dévisser et de s’envoler.

Des triangles bleus à quatre côtés traversaient son champ visuel en faisant des soleils. De temps à autre il souriait d’un air entendu à pas grand-chose et lâchait des « super » et des « argh ».

Il y eut un mouvement dans l’air puis ce qu’il décrivit par la suite ainsi : « comme qui dirait une espèce d’explosion, mais à l’envers, tu vois ? », et soudain surgit du néant un grand coffre de bois esquinté.

Il atterrit lourdement sur l’humus, étira des dizaines de petites jambes et se retourna pesamment pour dévisager le shaman. C’est-à-dire… il n’avait pas de figure, mais même à travers son brouillard mycologique le shaman avait l’horrible certitude que le coffre le regardait. Et pas d’un air aimable, d’ailleurs. C’était étonnant comme un trou de serrure et deux ou trois autres laissés par les nœuds du bois arrivaient à faire peur.

À son immense soulagement, le coffre, sur une espèce de haussement d’épaules raide, s’en fut entre les arbres au petit trot.

Au prix d’un effort surhumain, le shaman retrouva la série convenable des mouvements à enchaîner pour se remettre debout ; il réussit même à effectuer quelques pas avant de baisser les yeux et de renoncer, vu qu’il manquait de jambes.

Pendant ce temps, Rincevent avait découvert un sentier. Il dessinait pas mal de détours ; le mage l’aurait préféré pavé, mais ça l’occupait de le suivre.

Plusieurs arbres tentèrent d’engager la conversation mais Rincevent les ignora, quasi certain que ce n’étaient pas des façons normales pour des arbres.

La journée s’étira en longueur. Il n’y avait d’autre bruit que le murmure de petits insectes à la piqûre déplaisante, le craquement occasionnel d’une branche qui tombait, les chuchotements des arbres qui discutaient entre eux religion et soucis avec les écureuils. Rincevent commençait à se sentir très seul. Il s’imagina vivre dans les bois pour toujours, dormir sur des feuilles et manger… et manger… ce qu’il y avait à se mettre sous la dent en forêt. Des arbres, supposa-t-il, des noix et des baies. Il faudrait…

« Rincevent ! »

Là-bas, remontant le sentier, arrivait Deuxfleurs, trempé comme une soupe mais la mine rayonnante. Le Bagage lui trottinait sur les talons (tout ce qui était fait de ce bois suivait son propriétaire partout, et on l’employait souvent dans la fabrication de bagages pour les objets funéraires des rois défunts très riches qui voulaient être certains de démarrer une nouvelle existence dans l’autre monde pourvus de sous-vêtements propres).

Rincevent soupira. Jusqu’à cet instant, il n’avait pas cru que la journée pouvait être pire.


* * *

Il se mit à pleuvoir, une pluie particulièrement humide et froide. Rincevent et Deuxfleurs s’assirent sous un arbre pour la regarder tomber.

« Rincevent ?

— Hein ?

— Pourquoi on est ici ?

— Eh bien, certains disent que le Créateur de l’univers a créé le Disque et tout ce qui se trouve dessus, d’autres évoquent une histoire très compliquée mettant en jeu les testicules du Dieu du Ciel et le lait de la Vache Céleste, et il y en a même qui soutiennent que nous résultons d’une simple accumulation parfaitement aléatoire de particules de probabilité. Mais si tu veux savoir pourquoi nous sommes ici au lieu de tomber du Disque, je n’en ai pas la moindre idée. Tout ça n’est sans doute qu’une épouvantable erreur.

— Oh. Tu crois qu’il y a quelque chose à manger dans cette forêt ?

— Oui, répondit amèrement le mage, nous.

— J’ai des glands, si vous voulez », proposa l’arbre, obligeant.

Ils restèrent un moment assis dans un silence moite.

« Rincevent, reprit l’arbre…

— Les arbres ne parlent pas, le coupa Rincevent. Il est très important de se souvenir de ça.

— Mais vous venez bien de m’entendre…»

Rincevent soupira. « Écoute, dit-il. C’est une simple question de biologie, non ? Pour parler, il te faut le bon équipement : des poumons, des lèvres, des… des…

— Des cordes vocales, fit l’arbre.

— Voilà, c’est ça », dit Rincevent. Il se tut et fixa la pluie d’un œil morne.

« Moi, je croyais que les mages savaient tout sur les arbres, les fruits de la terre et le reste », fit Deuxfleurs d’un ton de reproche. C’était très rare de sentir dans sa voix qu’il tenait Rincevent pour autre chose qu’un merveilleux enchanteur, et sa réflexion piqua le mage au vif.

« C’est vrai, c’est vrai, lâcha-t-il.

— Alors, cet arbre-là, c’est quoi ? » demanda le touriste. Rincevent leva la tête.

« Hêtre, dit-il avec assurance.

— À la vérité…» commença l’arbre qui n’alla pas plus loin. Il avait saisi le regard de Rincevent.

« Ces trucs là-haut, ça ressemble à des glands, objecta Deuxfleurs.

— Oui, eh ben, c’est une variété sessilifoliée ou heptocarpique, répliqua Rincevent. Les fruits ressemblent beaucoup aux glands. Tout le monde s’y trompe, quasiment.

— Mince alors ! » fit Deuxfleurs. Puis : « Et ce buisson là-bas, c’est quoi, alors ?

— Du gui.

— Mais il a des épines et des baies rouges !

— Ben quoi ? » fit brutalement Rincevent qui le fixa d’un œil dur. Deuxfleurs céda le premier.

« Rien, dit-il humblement. On a dû mal me renseigner.

— C’est ça.

— Mais il y a de gros champignons par en dessous. Ils sont comestibles ? »

Rincevent les regarda avec prudence. Ils étaient vraiment très gros, surmontés d’un chapeau rouge et blanc à pois. Il s’agissait en fait d’une variété que le shaman local (qui à cet instant se liait d’amitié avec un rocher quelques kilomètres plus loin) ne consommait qu’après s’être préalablement attaché une grosse pierre à la jambe à l’aide d’une ficelle. Il ne restait qu’à sortir sous la pluie afin d’aller les examiner.

Rincevent s’agenouilla dans l’humus pour étudier le dessous du chapeau. Au bout d’un moment il annonça mollement : « Non, ils ne sont pas du tout bons à manger.

— Pourquoi ? cria Deuxfleurs. Parce que les lamelles ne sont pas du bon jaune ?

— Non, pas vraiment…

— J’imagine que les pieds n’ont pas les bonnes cannelures, alors ?

— Elles m’ont l’air correctes.

— Le chapeau, alors, j’imagine que le chapeau est de la mauvaise couleur, dit Deuxfleurs.

— Je n’en suis pas sûr.

— Eh bien alors, pourquoi tu ne peux pas les manger ? » Rincevent toussa. « À cause des petites portes et des petites fenêtres, dit-il d’une voix pitoyable, ça ne trompe pas : il est mortel. »


* * *

Le tonnerre gronda sur l’Université de l’Invisible. La pluie s’abattit sur les toits et rejaillit bruyamment par les gargouilles, dont une ou deux des plus futées avaient filé se mettre à couvert dans le dédale des tuiles.

Beaucoup plus bas, dans la Grande Salle, les huit mages les plus puissants du Disque-monde se plaçaient aux angles d’un octogramme de cérémonie. Ils n’étaient probablement pas les plus puissants, à vrai dire, mais disposaient certainement de grands pouvoirs de survie, ce qui, dans un monde de magie livré à une compétition acharnée, revenait presque au même. Derrière chaque mage de huitième niveau se pressaient une demi-douzaine de mages de septième niveau qui cherchaient à le liquider, et les mages de grade supérieur devaient prendre l’habitude de vérifier si, par exemple, des scorpions ne traînaient pas dans leur lit. Un vieux proverbe résumait : quand un mage se lasse de chercher des bouts de verre dans son déjeuner, qu’il disait, le proverbe, c’est qu’il se lasse de la vie.

Le plus vieux mage, Greyhald Spold des Anciens Sages Garantis d’Origine du Cercle Continu, s’appuya lourdement sur son bourdon sculpté et s’exprima en ces termes :

« Allez, Ciredutemps, mes pieds me font souffrir. »

Galder, qui n’avait marqué une pause que par souci de produire un effet, lui lança un regard furibond.

« Bon, dans ce cas, je serai bref…

— Bonne nouvelle.

— Nous avons tous cherché des informations sur les événements de ce matin. Y en a-t-il un parmi nous qui puisse dire qu’il en a obtenu ? »

Les mages se jetèrent des regards en coin. Nulle part en dehors d’un congrès fraternel de bienfaisance syndicaliste on ne trouve autant de méfiance mutuelle et de soupçons que dans une réunion de vieux enchanteurs. Mais le fait était que la journée n’avait pas été bonne du tout. Les démons indicateurs habituels, convoqués sans cérémonie des dimensions de la Basse-Fosse, avaient affiché un air penaud avant de s’éclipser lorsqu’on les avait questionnés. Les miroirs magiques s’étaient fêlés. Les tarots étaient mystérieusement devenus blancs. Les boules de cristal s’étaient toutes voilées. Même les feuilles de thé, que les mages dédaignaient d’ordinaire car jugées frivoles et déshonorantes, s’étaient agglomérées au fond des tasses et avaient refusé de bouger.

Bref, les mages présents étaient bien embarrassés. Il y eut un murmure unanime.

« Et je propose donc que nous accomplissions le Rite d’AshkEnte », reprit Galder d’une voix dramatique.

Il devait reconnaître qu’il avait espéré une meilleure réaction, quelque chose du style : « Non, pas le Rite d’AshkEnte ! L’homme n’est pas fait pour se mêler de ces affaires-là ! »

En réalité, il y eut un marmonnement général d’assentiment.

« Bonne idée.

— Ça paraît raisonnable.

— Au travail, alors. »

Un peu déconcerté, Galder fit défiler une procession de mages subalternes qui apportèrent divers ustensiles magiques dans la salle.

On a déjà donné à entendre que vers cette époque un désaccord divisait la fraternité des mages sur la façon de pratiquer la magie.

Les jeunes, en particulier, affirmaient que le moment était venu de moderniser l’image de la magie, qu’il fallait cesser de perdre son temps avec des bouts de cire et d’os et tout réorganiser à la base, prévoir des programmes de recherches et des conventions de trois jours dans de bons hôtels où on lirait des journaux aux titres du genre : Où va la géomancie ? et le Rôle des Bottes de Sept Lieues dans une société humanitaire.

Trymon, par exemple, ne s’occupait guère de magie ces temps-ci mais administrait l’Ordre avec une efficacité de sablier, rédigeait nombre de circulaires et arborait un grand graphique sur le mur de son bureau, couvert de taches, drapeaux et lignes de couleur que personne en dehors de lui ne comprenait. Très impressionnant.

Un autre type de mage pensait que tout ça n’était que du gaz de marais et ne voulait rien savoir d’aucune image qui ne serait faite de cire ni perforée d’aiguilles.

Les chefs des huit ordres appartenaient tous à cette catégorie des traditionalistes de la magie, et les ustensiles entassés autour de l’octogramme avaient un air absolument, indubitablement occulte. Cornes de béliers, crânes, ferronneries baroques et grosses bougies se détachaient du lot, malgré la découverte par de jeunes mages qu’on pouvait parfaitement accomplir le Rite d’AshkEnte à l’aide de trois petits bouts de bois et de quatre centimètres cubes de sang de souris.

Les préparatifs prenaient habituellement plusieurs heures, mais les pouvoirs conjugués des anciens mages les abrégèrent considérablement et, au bout de quarante malheureuses minutes, Galder psalmodiait les dernières paroles du sortilège. Elles restèrent un instant suspendues devant lui avant de se dissiper.

L’air au centre de l’octogramme miroita, s’épaissit, et soudain apparut une haute silhouette sombre. Une robe et un capuchon noirs la dissimulaient en grande partie, ce qui était probablement aussi bien. Elle serrait une longue faux à la main et l’on ne pouvait manquer de remarquer que pour tous doigts elle n’avait que des os blancs.

L’autre main squelettique tenait des petits cubes de fromage et d’ananas enfilés sur un bâtonnet.

« QUOI ? » fit la Mort. Sa voix avait la chaleur et la couleur d’un iceberg. Il[2] surprit l’œil étonné des mages et glissa un regard vers son bâtonnet.

« J’ÉTAIS À UNE SOIRÉE, ajouta-t-il avec une nuance de reproche.

— Ô Créature de la Terre et des Ténèbres, nous te sommons de t’abstenir de…» commença Galder d’une voix ferme et autoritaire. La Mort hocha la tête.

« OUI, OUI, JE CONNAIS TOUT ÇA, dit-il. POURQUOI M’AS-TU INVOQUE ?

— On raconte que vous voyez à la fois le passé et l’avenir », répondit Galder, un peu boudeur parce que le grand discours de contrainte et de conjuration était l’un de ses préférés et qu’il le faisait drôlement bien, à ce qu’on disait.

« C’EST TOUT À FAIT VRAI.

— Alors peut-être pouvez-vous nous informer sur ce qui s’est passé ce matin ? » Galder se ressaisit et ajouta d’une voix forte : « Je te l’ordonne par Azimrothe, par T’chikel, par…

— D’ACCORD, TU M’AS CONVAINCU, dit la Mort. QU’EST-CE QUE TU VEUX SAVOIR, PRÉCISÉMENT ? IL S’EST PASSE DES TAS DE CHOSES CE MATIN, DES GENS SONT NÉS, D’AUTRES SONT MORTS, LES ARBRES ONT UN PEU GRANDI, LES VAGUES ONT DESSINE DE RAVISSANTS MOTIFS SUR LA MER…

— Je veux dire au sujet de l’In-Octavo, fit froidement Galder.

— ÇA ? OH, IL S’AGISSAIT SEULEMENT D’UN RÉAJUSTEMENT DU RÉEL. À CE QUE J’AI COMPRIS, L’IN-OCTAVO NE TENAIT PAS À PERDRE LE HUITIÈME SORTILÈGE. IL TOMBAIT DU DISQUE, APPAREMMENT.

— Attendez ! Attendez ! » fit Galder. Il se gratta le menton. « On parle bien de celui qui se trouve dans la tête de Rincevent ? Un grand type mince, plutôt décharné ? Celui…

— QU’IL TRANSPORTE AVEC LUI DEPUIS DES ANNÉES, OUI. » Galder se renfrogna. Ça ne présageait rien de bon. Personne n’ignorait que lorsqu’un mage mourait, tous les sortilèges s’échappaient de sa tête, alors pourquoi s’embêter à sauver Rincevent ? Le sortilège finirait bien par revenir.

« Pourquoi, à votre avis ? dit-il sans réfléchir, avant de réagir à temps et d’ajouter à la hâte : Par Yrriph et Kcharla, je t’abjure et…

— J’AIMERAIS QUE TU ARRÊTES ÇA, dit la mort. JE NE SAIS QU’UNE CHOSE : TOUS LES SORTILÈGES DOIVENT ÊTRE PRONONCES ENSEMBLE À LA PROCHAINE VEILLE DU PORCHER, SINON LE DISQUE SERA DÉTRUIT.

— Parlez plus fort ! exigea Greyhald Spold.

— La ferme ! fit Galder.

— Moi ?

— Non, lui. Vieux fêlé de…

— J’ai entendu ! le coupa Spold. Vous autres, les jeunes…» Il se tut. La Mort le regardait d’un air songeur, comme s’il essayait de se rappeler son visage.

« Écoutez, reprit Galder, répétez la fin de votre phrase, vous voulez bien ? Le Disque sera quoi ?

— DÉTRUIT, dit la Mort. JE PEUX M’EN ALLER MAINTENANT ? J’AI LAISSE MON VERRE.

— Attendez, fit Galder précipitamment. Par Cheliliki, Orizone et ainsi de suite, qu’est-ce que vous entendez par : détruit ?

— IL S’AGIT D’UNE ANCIENNE PROPHÉTIE ÉCRITE SUR LES MURS INTÉRIEURS DE LA GRANDE PYRAMIDE DE TSORT. LE MOT « DÉTRUIT » ME SEMBLE S’EXPLIQUER DE LUI-MÊME.

— C’est tout ce que vous pouvez nous dire ?

— OUI.

— Mais la Veille du Porcher, ce n’est que dans deux mois !

— OUI.

— Vous pouvez au moins nous dire où se trouve en ce moment Rincevent ! »

La Mort haussa les épaules. Un mouvement parfaitement adapté à sa morphologie.

« LA FORET DE SKUND, VERSANT REBORD DES MONTAGNES DU BÉLIER.

— Qu’est-ce qu’il fiche là-bas ?

— IL S’APITOIE SUR SON SORT.

— Oh.

— JE PEUX Y ALLER, MAINTENANT ? »

Galder approuva d’un chef distrait. Il songeait avec mélancolie au rituel de bannissement, qui commençait par « Hors d’ici, ombre abjecte » et renfermait quelques passages particulièrement impressionnants qu’il avait répétés, mais il manquait décidément d’enthousiasme.

« Oh, oui, fit-il. Merci, oui. » Et alors, parce qu’il vaut mieux éviter de se faire des ennemis même parmi les créatures de la nuit, il ajouta poliment : « J’espère que vous passez une bonne soirée. »

La Mort ne répondit pas. Il regardait Spold à la façon d’un chien qui lorgne un os, sauf que dans le cas présent c’étaient plutôt les os qui lorgnaient le chien.

« J’ai dit : j’espère que c’est une bonne soirée, répéta Galder en élevant la voix.

— POUR LE MOMENT, OUI, dit la Mort d’un ton égal. À MON AVIS L’AMBIANCE VA VITE RETOMBER À MINUIT.

— Pourquoi ?

— PARCE QU’ILS S’IMAGINENT QU’A CETTE HEURE-LA JE VAIS RETIRER MON MASQUE. »

Il disparut, abandonnant derrière lui un bâtonnet à cocktail et un petit serpentin en papier.


* * *

La scène avait eu un spectateur invisible. C’était bien entendu absolument contre les règles, mais Trymon savait tout des règles, qu’il estimait depuis toujours bonnes à édicter, non pas à observer. Les huit mages n’avaient pas encore entamé leur discussion houleuse sur le sens de l’apparition qu’il était descendu dans les niveaux principaux de la bibliothèque universitaire.

Les lieux inspiraient une sainte terreur. Un grand nombre de livres étaient magiques, et la chose importante à retenir sur les grimoires, c’est qu’ils représentent un danger mortel entre les mains d’un bibliothécaire soucieux de l’ordre, parce qu’immanquablement il va tous les aligner sur la même étagère. Mauvaise idée quand il s’agit d’ouvrages sujets à des fuites de magie, car dès qu’ils se trouvent à plus de deux ou trois ensemble, ils forment une masse noire critique. Pour couronner le tout, beaucoup de petits sortilèges sont très exigeants sur leurs fréquentations et ont tendance à exprimer leurs objections en propulsant méchamment leurs livres à travers la pièce. Et, comme il se doit, on y sent toujours la présence des Choses des dimensions de la Basse-Fosse, qui s’agglutinent autour de la déperdition de magie et sondent en permanence les parois de la réalité.

Le bibliothécaire de magie, appelé à passer ses journées de travail dans cette espèce d’atmosphère saturée, exerce un métier à haut risque.

Le bibliothécaire en chef, assis sur son bureau, absorbé par l’épluchage d’une orange, en était bien conscient.

Il leva les yeux lorsque Trymon fit irruption.

« Je cherche tout ce que nous avons sur la pyramide de Tshut », fit Trymon. Il n’était pas venu les mains vides : il tira une banane de sa poche.

Le fonctionnaire la regarda mélancoliquement puis se laissa tomber lourdement sur le sol. Trymon sentit une main molle se fourrer doucement dans la sienne et suivit le dandinement morose du bibliothécaire qui l’entraîna entre les rayonnages. Il avait l’impression de tenir un petit gant de cuir.

Autour d’eux, les livres grésillaient et brasillaient ; de temps à autre une décharge de magie fulgurait sans but précis jusqu’aux tiges de mise à la terre judicieusement placées et clouées aux étagères. On percevait une odeur bleue d’étain et, à l’extrême limite de l’audible, l’horrible pépiement des créatures de la Basse-Fosse.

Comme beaucoup d’autres sections de l’Université de l’Invisible, la bibliothèque occupait plus de place que ses dimensions extérieures ne le laissaient supposer, parce que la magie distord l’espace d’étranges manières et que c’était probablement la seule bibliothèque de l’univers pourvue d’étagères de Möbius. Mais le catalogue mental du bibliothécaire fonctionnait parfaitement, quoique au ralenti. Il s’arrêta près d’une pile élancée de livres moisis et se hissa dans l’obscurité. Il y eut un froissement de papier, et un nuage de poussière s’abattit sur Trymon. Puis le bibliothécaire revint, un mince volume dans les mains.

« Oook », fit-il.

Trymon s’en saisit délicatement.

La couverture était éraflée et cornée de partout, l’or du titre s’était depuis longtemps recroquevillé avant de disparaître, mais il parvint à déchiffrer, dans l’ancienne langue magique de la vallée Tsort, les mots : Ly Gryand Teymple dy Tsort, yne hyistoyre myistiquye.

« Oook ? » questionna le bibliothécaire, anxieux.

Trymon tourna les pages avec précaution. Il n’était pas très doué dans les langues, il avait toujours vu en elles un moyen de communication inefficace qu’on aurait dû en toute justice remplacer par une sorte de système numérique facile à comprendre, mais le livre semblait exactement ce qu’il cherchait. Des pages entières étaient couvertes d’hiéroglyphes éloquents.

« C’est le seul livre que vous avez sur la pyramide de Tsort ? demanda-t-il lentement.

— Oook.

— Vous êtes sûr ?

— Oook. »

Trymon écouta. Il entendait au loin des bruits de pas et de discussions qui approchaient. Mais pour ça non plus, il n’était pas venu les mains vides.

Il fouilla dans sa poche.

« Une autre banane ? » proposa-t-il.


* * *

La forêt de Skund était véritablement enchantée, ce qui n’avait rien d’inhabituel sur le Disque, et la seule de tout l’univers qu’on appelait – dans l’idiome local : « Ton-Doigt, Crétin », traduction littérale du mot « Skund ».

La raison en est d’une navrante banalité. Lorsque les premiers explorateurs des pays chauds riverains de la mer Circulaire s’aventurèrent dans le froid de l’arrière-pays pour compléter les espaces blancs de leurs cartes, ils sautaient sur le premier indigène venu, désignaient au loin un point de repère, demandaient ce que c’était d’une voix forte et claire et notaient ce que leur répondait l’homme stupéfait. Ainsi restèrent immortalisés dans des générations d’atlas des bizarreries géographiques telles que « Rien-qu’une-Montagne », « Je-Sais-Pas », « Quoi ? » et bien entendu « Ton-Doigt, Crétin ».

Des nuages de pluie se rassemblaient autour des hauteurs dénudées du mont Oolskunrahod (Quel-est-ce-Crétin-Incapable-de-Reconnaître-une-Montagne), et le Bagage s’installa plus commodément sous un arbre dégouttant d’eau qui tenta en vain d’engager la conversation.

Deuxfleurs et Rincevent se disputaient. Le motif de leur dispute se tenait assis sur son champignon et les observait avec intérêt. Il avait l’air de quelqu’un qui sentait comme quelqu’un qui vivait dans un champignon, et ça tracassait Deuxfleurs.

« Dis, pourquoi il n’a pas de chapeau rouge ? »

Rincevent hésita, cherchant désespérément à deviner où Deuxfleurs voulait en venir.

« Quoi ? renonça-t-il.

— Il devrait porter un chapeau rouge, dit Deuxfleurs. Il devrait sûrement aussi être plus propre et bien plus joyeux drille que ça. Pour moi, il ne ressemble à aucune espèce de gnome.

— Qu’est-ce que tu me chantes ?

— Regarde-moi cette barbe, dit Deuxfleurs, bourru. J’en ai vu de plus belles sur des morceaux de fromage.

— Écoute, il fait quinze centimètres de haut et vit dans un champignon, grogna Rincevent. Évidemment que c’est un foutu gnome.

— On n’a que sa parole. »

Rincevent baissa les yeux sur le gnome.

« Excusez-moi », dit-il. Il entraîna Deuxfleurs de l’autre côté de la clairière.

« Écoute, fit-il entre ses dents. S’il faisait quatre mètres cinquante de haut et se disait géant, on n’aurait aussi que sa parole, non ?

— C’est peut-être un gobelin », répondit Deuxfleurs d’un air de défi.

Rincevent se retourna vers la petite silhouette qui se curait le nez avec application.

« Ben quoi ? fit-il. Et après ? Gnome, gobelin, lutin… et après ?

— Pas un lutin, dit Deuxfleurs avec assurance. Les lutins, ils portent des espèces de combinaisons vertes, ils ont des chapeaux pointus et des petits machins comme des antennes pleines de bosses qui leur sortent de la tête. J’ai vu des images.

— Où ça ? »

Deuxfleurs hésita et regarda ses pieds. « Je crois que ça s’appelait le mmmlle, mmmlle, mmmlle.

— Le quoi ? Ça s’appelait le quoi ? »

Le petit homme se prit d’un soudain intérêt pour le dos de ses mains.

« Le Livre des Fées des Fleurs pour les Tout-Petits », grommela-t-il.

Rincevent avait l’air ahuri.

« C’est un livre pour apprendre à les éviter ? demanda-t-il.

— Oh, non, répondit précipitamment Deuxfleurs. Il apprend où les chercher. Je me souviens des illustrations, maintenant. » Une expression rêveuse passa sur son visage, et Rincevent grogna intérieurement. « Il y avait même une fée spéciale qui venait enlever les dents.

— Quoi ? Elle venait arracher les vraies dents… ?

— Non, non, tu te trompes, je veux dire : une fois qu’elles étaient tombées, on les mettait sous l’oreiller, la fée venait, les prenait et laissait un rhinu par dent.

— Pourquoi ?

— Pourquoi quoi ?

— Pourquoi elle collectionnait les dents ?

— C’était comme ça. »

Rincevent s’imagina une étrange entité habitant un château fait de dents. Le genre d’image mentale qu’on s’empresse d’oublier. Vainement.

« Aargh », fit-il.

Des chapeaux rouges ! Il se demanda s’il devait ouvrir les yeux du touriste sur ce qu’était vraiment la vie quand une grenouille représente un bon repas, un trou de lapin un refuge commode pour s’abriter de la pluie et une chouette une horreur silencieuse planant dans la nuit. Des pantalons en peau de taupe prêtent à sourire, à moins de les avoir personnellement retirés à leur propriétaire légitime, quand cette petite saleté malfaisante se trouve acculée dans son terrier. Quant aux chapeaux rouges, quiconque se promène en forêt accoutré de couleurs vives et voyantes a tôt fait de le regretter.

Il voulut dire : « Écoute, la vie des gnomes et des gobelins est désagréable, bestiale et brève. C’est comme ça. »

Voilà ce qu’il voulut dire, mais il en fut incapable. Pour quelqu’un que ça démangeait de tout voir de l’infini, Deuxfleurs ne sortait jamais vraiment de son monde intérieur. Lui apprendre la vérité équivaudrait à flanquer un coup de pied à un épagneul.

« Soui houi ouidel quouit », fit une voix à ses pieds. Il baissa les yeux. Le gnome, qui s’était présenté sous le nom de Swires, leva les siens. Rincevent jouissait d’une excellente oreille pour les langues. Le gnome venait de dire : « J’ai un reste d’hier de sorbet à la salamandre.

— Ça m’a l’air appétissant », fit Rincevent.

Swires lui tapota pour la deuxième fois la cheville.

« L’autre grand, là, il va bien ? demanda-t-il, plein de sollicitude.

— La réalité lui cause un choc, c’est tout, dit Rincevent. Vous n’auriez pas de chapeau rouge, par hasard ?

— Quouit ?

— Une idée.

— Je sais où trouver à manger pour les grands, dit le gnome, et aussi où s’abriter. Ce n’est pas loin. »

Rincevent regarda le ciel, de plus en plus bas. Le jour s’enfuyait du paysage ; on aurait dit que les nuages avaient entendu parler de neige et que ça leur donnait des idées. Évidemment, on ne doit pas faire nécessairement confiance à des gens qui vivent dans des champignons, mais pour l’heure le mage aurait tambouriné à la porte de n’importe quel piège appâté avec un repas chaud et des draps propres.

Ils se mirent en route. Au bout de quelques secondes, le Bagage se releva avec précaution sur ses jambes et leur emboîta le train.

« Psst ! »

Il se retourna prudemment en déplaçant ses petits membres dans un ordre compliqué et donna l’impression de regarder en l’air.

« C’est bien d’être menuisé ? s’inquiéta l’arbre. Ça fait mal ? »

Le Bagage parut réfléchir. Chaque poignée de cuivre, chaque trou du bois rayonnaient d’une intense concentration.

Puis il haussa le couvercle et repartit en se dandinant.

L’arbre soupira et se secoua les ramilles pour évacuer quelques feuilles mortes.


* * *

La maisonnette était petite, délabrée et aussi tarabiscotée qu’un napperon. Rincevent se dit qu’un ébéniste fou avait dû y travailler et causer d’incroyables dégâts avant qu’on l’en retire de force. La moindre porte, le moindre volet avait ses grappes de raisins et de demi-lunes découpées dans le bois, et les murs étaient couverts de pommes de pin chantournées. Il s’attendait presque à voir surgir un coucou géant d’une fenêtre du premier.

Ce qu’il nota aussi, ce fut l’impression gluante caractéristique que laissait l’atmosphère. De toutes petites étincelles vertes et mauves jaillirent de ses ongles.

« Un puissant champ de magie, murmura-t-il. Cent milli-thaums au moins[3].

— Il y a de la magie dans tout le coin, dit Swires. Une vieille sorcière vivait par ici. Ça fait longtemps qu’elle est partie mais la magie continue de faire marcher la maison.

— Tiens, cette porte a quelque chose de bizarre, fit Deuxfleurs.

— Pourquoi une maison aurait-elle besoin de magie pour continuer d’exister ? » voulut savoir Rincevent. Deuxfleurs toucha un mur avec précaution.

« C’est tout collant !

— Du nougat, fit Swires.

— Crénom ! Une vraie maisonnette en pain d’épice ! Rincevent, une vraie maisonnette…»

Rincevent hocha une tête maussade. « Ouais, l’École confiseuse d’Architecture, dit-il. Ça n’a jamais marché. »

Il regarda d’un œil soupçonneux le heurtoir en réglisse.

« Elle se régénère, comme qui dirait, fit Swires. Merveilleux, vraiment. On ne trouve plus de maisons comme ça, de nos jours, on ne trouve déjà pas de pain d’épice.

— Vraiment ? fit Rincevent, l’air sombre.

— Entrez donc, dit le gnome, mais faites attention au paillasson.

— Pourquoi ?

— Barbe à papa. »


* * *

Le grand Disque tournait lentement sous un soleil à la peine. La lumière du jour se réduisit à des flaques dans les creux puis s’évanouit à mesure que tombait la nuit.

Dans sa chambre frisquette de l’Université de l’Invisible, Trymon gardait le nez plongé dans le livre ; ses lèvres bougeaient en même temps qu’il suivait du doigt l’ancienne et insolite écriture.

Il lut que la grande pyramide de Tsort, depuis longtemps disparue, était bâtie d’un million trois mille dix blocs de calcaire. Il lut que dix mille esclaves avaient travaillé jusqu’à la mort à l’édifier. Il apprit qu’elle recelait un dédale de passages secrets dont des extraits de la sagesse de l’ancien Tsort décoraient les parois, à ce qu’on disait. Il lut que sa hauteur additionnée de sa longueur divisée par la moitié de sa largeur égalait exactement 1,67563, ou précisément 1237,98712567 fois la différence entre la distance au soleil et le poids d’une petite orange. Il apprit qu’on avait consacré soixante années entières à sa construction.

C’était, songea-t-il, se donner beaucoup de mal rien que pour affûter une lame de rasoir.

Dans la forêt de Skund, Deuxfleurs et Rincevent attaquaient leur repas par un manteau de cheminée en pain d’épice et rêvaient d’oignons au vinaigre.

Et très loin, mais comme placé sur une trajectoire menant à la collision inévitable, le plus grand héros que le Disque ait jamais produit se roulait une cigarette, parfaitement inconscient du rôle qui lui était réservé.

C’était un travail de confection intéressant qu’exécutaient ses doigts experts parce que, comme nombre de mages errants auprès desquels il avait appris le procédé, il avait l’habitude de garder les mégots dans une bourse de cuir pour se roulotter de nouvelles sèches. Selon la loi implacable des moyennes, il avait déjà fumé et refumé une partie de ce tabac depuis des années. Le machin qu’il essayait vainement d’allumer valait… bah, disons qu’il aurait fait un bon revêtement de route.

Si grande était la réputation de cet homme qu’un groupe de cavaliers barbares nomades l’avait respectueusement invité à s’asseoir en leur compagnie autour d’un feu de crottin de cheval. Les nomades des régions du Centre migraient d’ordinaire vers le Bord pour l’hiver ; ceux-ci appartenaient à une tribu qui avait dressé ses tentes de feutre dans une vague de chaleur étouffante de moins 20 degrés et arboraient des nez pelés en se plaignant de la canicule.

Le chef barbare prit la parole : « Qu’y a-t-il de plus grand qu’un homme puisse trouver dans la vie ? » Le genre de question à laquelle on est censé répondre pour garder son crédit steppique dans les cercles barbares.

L’homme à sa droite but pensivement son cocktail – lait de jument et sang de chat des neiges – et parla ainsi : « L’horizon tremblé de la steppe, le vent dans les cheveux, un cheval frais entre les jambes. »

L’homme à sa gauche dit : « Le cri de l’aigle blanc dans les cieux, la neige qui tombe dans la forêt, la flèche qui vole droit au but. »

Le chef opina et renchérit : « C’est assurément la vue de l’ennemi mort, l’humiliation de sa tribu et les lamentations de ses femmes. »

Cette succession d’atrocités suscita un murmure général d’approbations velues. Le chef se tourna ensuite respectueusement vers la petite silhouette de son invité, qui réchauffait prudemment ses engelures devant le feu, et dit : « Mais notre invité au nom légendaire doit nous répondre franchement : qu’y a-t-il de plus grand pour un homme dans la vie ? »

L’invité s’interrompit au milieu d’une nouvelle et vaine tentative pour allumer sa cigarette.

« Qu’èche vous dites ? fit-il d’une bouche édentée.

— J’ai dit : quelles sont les plus grandes choses pour un homme dans la vie ? »

Les guerriers se penchèrent plus près. Ça devait valoir le coup d’entendre la réponse.

L’invité réfléchit dur, longtemps, et répondit posément : « De l’eau chaude, une bonne dentichterie et du papier hygiénique double épaicheur. »


* * *

Une vive lueur octarine flamboya dans la forge. Galder Cire-du-temps, torse nu, le visage dissimulé sous un masque de verre fumé, loucha dans la fournaise et abattit son marteau avec une précision chirurgicale. La magie piailla et se tordit entre les pinces, mais il continua de la travailler, de l’étirer en une ligne de feu supplicié.

Une lame de plancher craqua. Galder avait passé beaucoup d’heures à les accorder, une sage précaution quand on avait affaire à un assistant qui se déplaçait comme un chat.

Ré bémol. Ça voulait dire qu’il se trouvait à droite de la porte.

« Ah, Trymon, dit-il sans se retourner, notant avec satisfaction la légère inspiration dans son dos. C’est bien que vous soyez venu. Fermez la porte, voulez-vous ? »

Trymon repoussa le lourd battant, le visage inexpressif. Sur la haute étagère au-dessus de lui, diverses impossibilités en conserve se lovèrent dans leurs bocaux de vinaigre et l’observèrent avec intérêt.

Comme dans toute bonne officine de mage, on aurait dit qu’un taxidermiste avait jeté son stock dans la fonderie puis s’était battu avec un souffleur de verre pris de folie, en défonçant le crâne d’un crocodile en cours de route (lequel pendait au plafond et dégageait une forte odeur de camphre). Il y avait des lampes et des anneaux que Trymon mourait d’envie de frotter, des miroirs qui méritaient qu’on y regarde à deux fois. Une paire de bottes de sept lieues s’agitait nerveusement dans une cage.

Une pleine bibliothèque de grimoires, bien sûr moins puissants que l’In-Octavo mais cependant lourds de sortilèges, firent crisser et cliqueter leurs chaînes lorsqu’ils sentirent le regard de convoitise que le mage posa sur eux. Cette énergie brute le troublait plus que toute autre chose, mais il déplorait le laisser-aller et le goût de Galder pour le théâtre.

Par exemple, il se trouvait savoir – parce qu’il avait soudoyé un serviteur – que le liquide vert qui bouillonnait mystérieusement dans un labyrinthe de tuyauteries tourmentées sur l’un des établis n’était que de la teinture additionnée de savon.

Un jour, se dit-il, tout ça disparaîtra. À commencer par cette saleté d’alligator. Les articulations de ses doigts blanchirent…

« Bien, fit un Galder enjoué qui accrocha son tablier avant de s’asseoir dans son fauteuil aux bras en pattes de lion et aux pieds de canard, vous m’avez fait parvenir ce mémomachin. »

Trymon haussa les épaules. « Mémorandum. Je signalais seulement, seigneur, que les autres ordres ont tous envoyé des agents dans la forêt de Skund pour récupérer le sortilège, pendant que vous, vous ne faites rien. Mais vous en donnerez sûrement vos raisons en temps opportun.

— Votre confiance m’emplit de honte, dit Galder.

— Le mage qui reprendra le sortilège se couvrira de gloire ainsi que son ordre, dit Trymon. Les autres ont utilisé des bottes et toutes sortes de sortilèges étrangers. Qu’est-ce que vous, vous comptez utiliser, maître ?

— Ai-je senti une pointe de sarcasme dans vos paroles ?

— Absolument pas, maître.

— Pas même un soupçon ?

— Pas même l’ombre d’un soupçon, maître.

— Bien. Parce que je n’ai pas l’intention d’aller le chercher. » Galder baissa la main et ramassa un livre ancien. Il marmonna un ordre et le livre s’ouvrit en grinçant ; un signet qui ressemblait étrangement à une langue réintégra prestement la reliure.

Il farfouilla près de son coussin et ramena une petite blague de tabac en cuir et une pipe de la taille d’un incinérateur. Avec toute l’adresse d’un nicotinomane en phase terminale il roula une noix de tabac entre ses mains et la tassa dans le fourneau. Il claqua des doigts et le feu jaillit. Il aspira profondément, soupira d’aise…

… leva les yeux.

« Pas parti, Trymon ?

— Vous m’avez mandé, maître », dit Trymon d’un ton uni. Ce que dit son gosier, du moins. Au fond de ses yeux gris une faible lueur indiquait qu’il tenait la liste du moindre affront, du moindre pétillement condescendant du regard, du moindre reproche léger, du moindre coup d’œil entendu, et pour chacun d’eux le cerveau vivant de Galder passerait une année dans l’acide.

« Oh, oui, c’est juste. Pardonnez aux déficiences d’un vieillard », dit Galder sur le ton de la plaisanterie. Il leva le livre qu’il lisait.

« Je désapprouve toute cette agitation, reprit-il. C’est très spectaculaire de faire l’andouille avec des tapis volants et autres, mais pour moi ce n’est pas de la vraie magie. Tenez, prenez les bottes de sept lieues. Si les hommes avaient dû couvrir vingt-huit kilomètres à chaque pas, je suis certain que Dieu les aurait pourvus de plus longues jambes… Où en étais-je ?

— Je n’en suis pas sûr, fit Trymon avec froideur.

— Ah, oui. Bizarre que nous n’ayons rien trouvé sur la pyramide de Tsort dans la bibliothèque, vous auriez cru le contraire, non ?

— Le bibliothécaire sera châtié, bien entendu. »

Galder lui lança un regard en biais. « Rien de sévère, dit-il. Le priver de bananes, peut-être. »

Ils s’observèrent un moment.

Galder céda le premier – fixer Trymon le troublait toujours. Ça lui faisait le même effet gênant que de se contempler dans un miroir et de n’y voir personne.

« Quoi qu’il en soit, et c’est plutôt bizarre, dit-il, j’ai trouvé de l’aide ailleurs. Sur mes propres et modestes rayonnages, en fait. Le journal de Skrelt Changepanier, le fondateur de notre ordre. Vous, mon bouillant jeune homme prêt à s’élancer sur l’heure, savez-vous ce qui se passe lorsqu’un mage meurt ?

— Les sortilèges qu’il garde en mémoire se prononcent tout seuls, répondit Trymon. C’est l’une des premières choses que nous apprenons.

— En réalité, ce n’est pas vrai des Huit Grands Sortilèges originaux. À force d’étude minutieuse, Skrelt a découvert qu’un Grand Sortilège s’abritera tout simplement dans l’esprit le plus proche ouvert et prêt à le recevoir. Poussez donc le grand miroir par ici, voulez-vous ? »

Galder se leva de son siège et se dirigea d’un pas traînant vers la forge, à présent froide. Le fil de magie se tortillait toujours, cependant, à la fois présent et absent, comme une fissure ouverte dans un autre univers inondé de lumière bleue ardente. Il s’en saisit tranquillement, décrocha un arc d’un râtelier, prononça un mot cabalistique et regarda avec satisfaction la magie en saisir les extrémités et le bander jusqu’à faire gémir le bois. Il choisit ensuite une flèche.

Trymon avait tiré un lourd miroir grandeur d’homme au milieu de la pièce. Quand je serai à la tête de l’ordre, se disait-il, je ne traînerai sûrement pas mes pieds dans des pantoufles.

Trymon, comme il a été dit plus haut, avait le sentiment qu’un sang neuf ferait le plus grand bien si seulement on pouvait se débarrasser du bois mort… Mais pour l’instant il était sincèrement impatient de voir où voulait en venir le vieux fou.

Ça lui aurait peut-être fait plaisir de savoir que Galder et Skrelt Changepanier se mettaient tous les deux le doigt dans l’œil jusqu’au coude.

Galder effectua quelques passes devant la glace qui se ternit avant de s’éclaircir pour offrir une vue aérienne de la forêt de Skund. Il la regarda fixement, tout en tenant à la main l’arc et la flèche vaguement pointée sur le plafond. Il marmonna quelques mots comme : « Tiens compte d’un vent de, mettons… trois nœuds » et « Règle-toi par rapport à la température », puis, d’un geste plutôt décevant, il lâcha le trait.

Si les lois d’action et de réaction avaient eu leur mot à dire, la flèche aurait dû retomber mollement à quelques pas de distance. Mais personne ne s’intéressait à elles.

Dans un bruit qui défie toute description mais que, par souci de la perfection, on pourrait assimiler fondamentalement à spang ! plus trois jours de travail intensif dans un studio d’enregistrement décemment équipé, la flèche disparut.

Galder rejeta l’arc et sourit.

« Évidemment, il va lui falloir à peu près une heure pour arriver là-bas, dit-il. Ensuite le sortilège n’aura plus qu’à suivre le chemin ionisé pour revenir ici. Jusqu’à moi.

— Remarquable », fit Trymon, mais le premier télépathe qui serait passé par là aurait lu en lettres de dix mètres de haut : pourquoi toi et pas moi ? Il baissa les yeux sur l’établi en désordre, lorsqu’un long couteau très affilé lui parut idéal pour ce qu’il avait soudain en tête.

La violence, il n’aimait pas s’y livrer, sauf à distance. Mais la pyramide de Tsort avait été parfaitement claire quant aux récompenses offertes à quiconque réunirait les huit sortilèges au moment opportun, et Trymon n’allait pas gâcher des années de travail assidu parce qu’un vieux fou avait une idée lumineuse.

« Voulez-vous un peu de cacao pendant que nous attendons ? proposa Galder qui clopina à travers la pièce pour sonner le serviteur.

— Volontiers », répondit Trymon. Il saisit le couteau, le soupesa et l’équilibra pour un lancer précis. « Je dois vous féliciter, maître. À ce que je vois, il nous faudra tous nous lever de bonne heure pour vous damer le pion. »

Galder éclata de rire. Et le couteau fusa de la main de Trymon à une telle vitesse qu’il se déforma (de par la nature plutôt amorphe de la lumière du Disque), qu’il perdit un peu en longueur et gagna légèrement en épaisseur au fil de sa course infaillible vers le cou de Galder.

Il ne l’atteignit pas. Il dévia d’un côté pour entamer une orbite rapide, si rapide que Galder parut soudain porter un collier de métal. Galder se retourna ; Trymon le trouva brusquement plus grand de plusieurs dizaines de centimètres et beaucoup plus puissant.

Le couteau termina sa trajectoire en vibrant dans la porte à un cheveu de l’oreille de Trymon.

« Vous lever de bonne heure ? fit Galder, amène. Mon cher petit, il ne faudra pas vous coucher du tout. »


* * *

« Encore un peu de table ? offrit Rincevent.

— Non, merci. Je n’aime pas la pâte d’amandes, dit Deuxfleurs. De toute façon, je suis sûr que ce n’est pas bien de manger le mobilier des gens.

— Ne vous inquiétez pas, dit Swires. Ça fait des années qu’on n’a pas vu la vieille sorcière. On raconte que deux voyous, des gamins, lui ont proprement mis la tête au carré.

— Les jeunes d’aujourd’hui… commenta Rincevent.

— Pour moi, ce sont les parents les responsables », dit Deuxfleurs.

Une fois effectuées les adaptations mentales nécessaires, la maisonnette en pain d’épice ne manquait pas d’agrément. Un reste de magie la maintenait debout, et les animaux sauvages du secteur qui avaient survécu aux caries dentaires du dernier degré la fuyaient comme la peste. Un feu vif de bûches de réglisse brûlait plutôt salement dans l’âtre ; Rincevent voulait ramasser du bois dehors mais il avait renoncé. C’est dur de brûler du bois qui vous parle.

Il rota.

« Ce n’est pas très sain, fit-il. Je veux dire, pourquoi des sucreries ? Pourquoi pas des biscottes et du fromage ? Ou du salami, tiens… je me contenterais bien d’un bon sofa de salami.

— Mystère et boule de gomme, dit Swires. La vieille Mamie Panaris ne faisait que des sucreries. Vous auriez dû voir ses meringues…

— Je les ai vues, dit Rincevent. J’ai jeté un coup d’œil aux matelas…

— Le pain d’épice est plus traditionnel, fit Deuxfleurs.

— Quoi ? Pour les matelas ?

— Ne sois pas bête, le raisonna Deuxfleurs. Tu imagines des matelas en pain d’épice ? »

Rincevent grogna. Il rêvait de nourriture – plus exactement de bombances à Ankh-Morpork. Marrant comme cette bonne vieille ville lui paraissait plus attirante à mesure qu’il s’en éloignait. Il lui suffisait de fermer les yeux pour visualiser, avec un luxe de détails à faire baver, les éventaires de victuailles d’une centaine de cultures différentes sur les places de marché. On pouvait manger du spongi ou de la soupe d’aileron de requin si fraîche que les nageurs évitaient de s’en approcher et…

« Tu crois que je pourrais l’acheter, cette maison ? » demanda Deuxfleurs. Rincevent hésita. Il avait découvert que ça payait toujours de réfléchir longuement avant de répondre aux questions les plus saugrenues du touriste.

« Pourquoi donc ? fit-il, circonspect.

— Eh bien, je sens ici une forte ambiance qui se dégage…

— Oh.

— C’est quoi, une ambiance ? demanda Swires, qui renifla prudemment, avec la mine innocente de celui qui veut faire comprendre que ce n’est pas lui le responsable, quoi qu’il ait pu se passer.

— Une espèce de carriole pour transporter les malades, je crois, dit Rincevent. N’importe comment, tu ne peux pas acheter cette maison parce qu’il n’y a personne à qui l’acheter…

— Je pense que je pourrais sans doute arranger ça, au nom du conseil de la forêt, évidemment, le coupa Swires en s’efforçant d’éviter son regard courroucé.

«… et de toute manière, tu ne pourrais pas l’emmener ; je veux dire : tu aurais du mal à la caser dans le Bagage, pas vrai ? » Rincevent désigna le coffre couché près du feu qui s’arrangeait – allez savoir comment ? – pour ressembler à un tigre satisfait mais sur le qui-vive ; puis il regarda à nouveau Deuxfleurs. Sa figure s’était allongée.

« Pas vrai ? » répéta-t-il.

Il n’avait jamais vraiment accepté le fait que l’intérieur du Bagage n’occupait pas tout à fait le même monde que l’extérieur. Simple effet secondaire de son originalité fondamentale, il était pourtant déconcertant de voir Deuxfleurs le remplir de chemises sales et de vieilles chaussettes puis rouvrir le couvercle sur une pile de linge tout frais, fleurant légèrement la lavande. Deuxfleurs achetait aussi des tas d’articles indigènes incroyables – de la camelote, de l’avis de Rincevent –, et même un bâton chatouille-cochons de cérémonie de deux mètres paraissait y loger à l’aise sans dépasser nulle part.

« Je ne sais pas, fit Deuxfleurs. Tu es mage, tu connais ces choses-là, toi.

— Oui, euh, bien entendu, mais la magie bagagière est une discipline hautement spécialisée. De toute façon, je suis sûr que les gnomes ne tiendraient pas vraiment à la vendre, c’est… c’est… (il chercha au hasard dans ce qu’il connaissait du vocabulaire abracadabrant de Deuxfleurs) c’est une attraction touristique.

— C’est quoi ? demanda Swires, intéressé.

— Ça veut dire que des tas de gens comme lui vont venir la visiter, dit Rincevent.

— Pourquoi ?

— Parce que… (Rincevent chercha à nouveau ses mots) c’est une curiosité. Hum, c’est vieillot. Folkloresque. Euh… un charmant exemple d’un art populaire aujourd’hui disparu, imprégné de traditions d’un âge révolu.

— Non ? fit Swires qui posa sur la maisonnette un regard ahuri.

— Si.

— Tout ça ?

— Tas oui.

— Je vous aide à faire vos bagages. »

Et la nuit s’avance, sous une couverture de nuages bas qui s’étendent sur la majeure partie du Disque – une chance, car lorsque le temps s’éclaircira et que les astrologues auront une vue dégagée du ciel, ils vont piquer une colère et se mettre dans des états…

Ici et là dans la forêt, des bandes de mages s’égarent, tournent en rond, se cachent les uns des autres, embarrassés à chaque fois qu’ils butent dans un arbre qui leur présente des excuses. Mais, vaille que vaille, nombre d’entre eux se rapprochent de la maisonnette…

Le moment est bien choisi pour regagner les bâtiments aux mille recoins de l’Université de l’Invisible, en particulier les appartements de Greyhald Spold, présentement le plus vieux mage du Disque et qui tient à le rester.

Il vient d’éprouver une grande surprise et une vive émotion.

Ces dernières heures l’ont vu très occupé. Il est peut-être sourd et un peu lent d’esprit, mais les mages d’âge avancé jouissent d’instincts de survie extrêmement développés et savent que lorsqu’une grande silhouette en robe noire armée d’un outil aratoire dernier cri commence à vous couver d’un œil songeur, il faut agir vite. Les serviteurs ont été renvoyés. Les portes scellées à la pâte d’éphémères pulvérisées et des octogrammes de protection dessinés aux fenêtres. Des huiles rares et odorantes répandues sur le sol selon des tracés tarabiscotés, en motifs qui blessent les yeux et donnent à penser que leur auteur était ivre ou bien d’une autre dimension, voire les deux. L’octuple octogramme de Gardesprit occupe le centre exact de la pièce, entouré de bougies rouges et vertes. En son milieu repose une boîte en bois de pin frisofilicine, qui vit très vieux, tapissée de soie rouge et encore d’amulettes protectrices. Car Greyhald Spold sait que la Mort le cherche et il a passé de nombreuses années à concevoir cette cache inexpugnable.

Il a remonté le mécanisme d’horlogerie compliqué de la serrure et refermé le couvercle sur son corps étendu, certain d’avoir enfin trouvé, dans sa boîte, la protection parfaite contre l’ennemi ultime entre tous, bien qu’il n’ait pas réfléchi jusque-là au rôle important des trous d’aération dans ce genre d’entreprise.

Et tout près de lui, contre son oreille, une voix vient de constater : « FAIT NOIR LÀ-DEDANS, HEIN ? »


* * *

Il se mit à neiger. Les fenêtres en sucre d’orge chatoyèrent joyeusement dans les ténèbres.

D’un côté de la clairière, trois petits points rouges brasillèrent brièvement, puis une toux de poitrine se fit entendre, brusquement réduite au silence.

« La ferme ! siffla un mage de troisième rang. Ils vont nous entendre !

— Qui ça ? On a faussé compagnie dans le marais aux gars de la Confrérie de la Poudre-aux-yeux, et ces idiots du Conseil Vénérable des Voyants sont de toute façon partis dans la mauvaise direction.

— Ouais, fit le benjamin, mais qui c’est qui nous parle sans arrêt ? On raconte que ce bois est magique, plein de gobelins, de loups, de…

— D’arbres », laissa tomber une voix dans l’obscurité, loin au-dessus. Une voix aux cordes de bois, pourrait-on dire.

« Ouais », fit le jeunot. Il tira sur son mégot et frissonna.

Le chef du groupe jeta un coup d’œil par-dessus le rocher en direction de la maisonnette.

« Bon, dit-il en tapotant sa pipe sur le talon de sa botte de sept lieues qui lâcha un couinement de protestation. On fonce à l’intérieur, on les cueille, on se casse. D’ac’ ?

— T’es sûr que ce ne sont que des gens ? demanda le jeune mage, nerveux.

— Évidemment que j’en suis sûr, grogna le chef. Tu t’attends à trouver quoi ? Trois ours ?

— Il pourrait y avoir des monstres. C’est le genre de bois qu’a des monstres.

— Et des arbres, ajouta une voix amicale tombant des branches.

— Ouais », fit le chef, prudent.


* * *

Rincevent examina soigneusement le lit. Un joli petit lit fait dans une sorte de caramel dur, au beurre, incrusté de caramel nature, mais il aurait préféré le manger que dormir dedans ; d’ailleurs il semblait qu’on y avait déjà goûté.

« Quelqu’un a mangé mon lit, dit-il.

— J’aime bien le caramel au beurre, fit Deuxfleurs, sur la défensive.

— Si tu ne fais pas attention, la fée va venir te prendre toutes tes dents, dit Rincevent.

— Non, ça, ce sont les elfes, dit Swires depuis la coiffeuse. Ils font ça, les elfes. Les ongles de doigts de pieds, aussi. Des fois ils sont très susceptibles, ces elfes-là. »

Deuxfleurs s’assit lourdement sur son lit.

« Vous avez tort, dit-il. Les elfes sont beaux, magnanimes, sages et justes ; je suis sûr d’avoir lu ça quelque part. » Swires et la rotule de Rincevent échangèrent un regard.

« Je crois que vous évoquez des elfes différents, dit lentement le gnome. Nous, on a l’autre sorte, par ici. Non pas qu’ils soient soupe au lait, n’allez pas croire ça, ajouta-t-il hâtivement. Sauf si vous tenez à remporter vos dents dans votre chapeau, en tout cas. »

Il y eut le bruit ténu mais reconnaissable entre tous d’une porte en nougat qui s’ouvre. En même temps, depuis l’autre côté de la maisonnette, parvint un très léger tintement, comme un caillou qui casserait les carreaux d’une fenêtre en sucre d’orge le plus délicatement possible.

« C’était quoi, ce bruit ? demanda Deuxfleurs.

— Lequel ? » fit Rincevent.

Ils entendirent le clong d’une lourde branche qui heurta violemment l’appui de la fenêtre. Au cri de « Les elfes ! » Swires détala à ras de plancher vers un trou de souris et disparut.

« Qu’est-ce qu’on va faire ? dit Deuxfleurs.

— Paniquer ? » proposa Rincevent avec espoir. Il avait toujours tenu la panique pour la meilleure technique de survie ; dans le temps, selon sa théorie, les gens qui tombaient nez à nez avec un tigre à dents de sabre se répartissaient tout bonnement en deux catégories : ceux qui paniquaient et ceux qui restaient sur place pour lui adresser des « oh, la belle bête ! » ou des « minou, minou ! »

« Là, un placard », dit Deuxfleurs qui désigna une porte étroite coincée entre le mur et le manteau de la cheminée. Ils se précipitèrent dans une obscurité à l’odeur douceâtre de renfermé.

Un grincement de lame de parquet en chocolat à l’extérieur. Quelqu’un dit : « J’ai entendu des voix. »

Quelqu’un d’autre répondit : « Ouais, en bas. Je crois que ce sont les Poudre-aux-yeux.

— Tu as dit qu’on leur avait faussé compagnie, il me semble !

— Hé, vous deux, on peut tout manger ici ! Tenez, regardez, on peut…

— La ferme ! »

Il y eut encore d’autres grincements ; un cri étouffé monta du rez-de-chaussée, où un Voyant Vénérable qui avançait à pas de loup dans le noir depuis la fenêtre défoncée avait marché sur les doigts d’un Poudre-aux-yeux caché sous la table. Un chuintement ; un sifflement de magie se fit brusquement entendre.

« Quel couillon ! fit une voix. Ils l’ont eu ! Taillons-nous ! »

Encore des grincements, puis le silence. Au bout d’un moment, Deuxfleurs déclara : « Rincevent, je crois qu’il y a un balai dans ce placard.

— Et alors, qu’est-ce que ça a de drôle ?

— Celui-là, il a un guidon. »

Un cri perçant monta d’en dessous. Dans l’obscurité, un mage avait voulu ouvrir le couvercle du Bagage. Un fracas dans l’arrière-cuisine annonça l’irruption soudaine d’une bande de Mages Illuminés du Cercle Continu.

« Après quoi ils en ont, à ton avis ? chuchota Deuxfleurs.

— Aucune idée, mais je crois qu’il vaut sans doute mieux ne pas le savoir, répondit Rincevent, songeur.

— Tu as peut-être raison. »

Rincevent poussa tout doucement sur la porte pour l’ouvrir. La pièce était vide. Il gagna la fenêtre sur la pointe des pieds et regarda en bas les visages levés dans sa direction de trois Frères de l’Ordre de Minuit.

« C’est lui ! »

Il se retira précipitamment et se rua vers l’escalier.

Le spectacle au rez-de-chaussée était indescriptible, mais vu qu’une telle affirmation coûtait la peine de mort sous le règne d’Olaf Quimby II, essayons quand même. Tout d’abord, la plupart des mages aux prises essayaient d’éclairer le théâtre des opérations à l’aide de flammes, boules de feu et lueurs magiques en tous genres, si bien que l’ensemble donnait l’impression d’une soirée disco dans une usine de stroboscopes ; chacun s’efforçait de trouver une position qui lui aurait permis d’embrasser le décor sans se faire attaquer lui-même, et tout le monde sans exception s’efforçait de s’écarter du chemin du Bagage, qui avait coincé deux Voyants Vénérables dans un angle et claquait des dents à la moindre approche. Mais l’un des mages leva par hasard les yeux.

« C’est lui ! »

Rincevent se rejeta en arrière et quelque chose le heurta. Il lança alentour un regard affolé qui se figea à la vue de Deuxfleurs assis sur le balai, lequel flottait dans les airs.

« La sorcière a dû l’oublier ! fit le touriste. Un vrai balai magique ! »

Rincevent hésita. Des étincelles octarines fusaient des poils de l’engin et il avait une sainte horreur de l’altitude, mais ce qu’il détestait vraiment plus que tout, c’était une douzaine de mages teigneux en colère escaladant quatre à quatre un escalier pour l’attraper, et le cas se produisait, justement.

« D’accord, dit-il, mais c’est moi qui conduis. »

Il balança un coup de botte à un mage sur le point d’achever un sortilège de Ligature et sauta sur le balai, lequel piqua du nez pour plonger dans la cage d’escalier avant de se retourner sens dessus dessous, au grand dam d’un Rincevent horrifié qui se retrouva les yeux dans les yeux avec un Frère de Minuit.

Il glapit et d’un coup de poignet convulsif imprima un mouvement de torsion au guidon.

Plusieurs choses se passèrent en même temps. Le balai bondit en avant et traversa le mur dans une pluie de miettes ; le Bagage se précipita et mordit le Frère à la jambe ; et dans un drôle de sifflement, une flèche surgit de nulle part et manqua Rincevent de quelques centimètres pour venir se ficher avec un claquement sourd dans le couvercle massif du Bagage. Le Bagage disparut.


* * *

Dans un petit village au fin fond de la forêt, un vieux shaman jeta quelques brindilles pour entretenir son feu et considéra à travers la fumée la mine penaude de son apprenti.

« Une boîte avec des jambes ? fit-il.

— Oui, maître. Elle est sortie du ciel et m’a regardé, dit l’apprenti.

— Elle avait des yeux, alors, cette boîte ?

— N…» commença l’apprenti qui s’arrêta, gêné. Le vieillard fronça les sourcils.

« Beaucoup ont vu Topaxci, dieu du Champignon Rouge, ce qui leur vaut d’être appelés shamans, dit-il. Certains ont vu Skelde, esprit de la fumée, et on les qualifie de mages. Quelques-uns ont eu le privilège de voir Umcherrel, l’âme de la forêt, et on les désigne sous le nom de maîtres de l’esprit. Mais aucun n’a vu de boîte avec des centaines de jambes qui regardait sans avoir d’yeux ; ceux-là, on les aurait traités d’id…»

L’interruption avait pour cause un brusque hurlement strident accompagné d’une rafale de neige et d’étincelles qui dispersa le feu à travers la hutte sombre ; le temps d’une brève vision floue, puis le mur d’en face vola en éclats et l’apparition s’évanouit.

Il y eut un long silence. Suivi d’un autre légèrement plus court. Le vieux shaman hasarda alors : « Tu n’as pas vu passer deux hommes la tête en bas sur un balai, qui braillaient et se criaient dessus, n’est-ce pas ? »

Le jeune garçon le regarda avec assurance. « Sûrement pas. »

Le vieillard poussa un soupir de soulagement. « Dieu soit loué, dit-il. Moi non plus. »


* * *

La maisonnette était en pleine pagaïe, parce que les mages voulaient à la fois poursuivre le balai et empêcher les concurrents de le faire, ce qui provoqua plusieurs incidents regrettables. Le plus spectaculaire et à coup sûr le plus tragique se produisit lorsqu’un Voyant tenta d’utiliser ses bottes de sept lieues sans respecter le bon ordre des sortilèges et des préparatifs. Les bottes de sept lieues, la chose a déjà été évoquée, sont dans le meilleur des cas une forme de magie délicate, et le mage se souvint trop tard qu’il convient de prendre les plus grandes précautions dans l’emploi d’un moyen de transport dont l’efficacité dépend en définitive de la manière adéquate de poser un pied trente kilomètres devant l’autre.


* * *

Les premières tempêtes de neige d’hiver faisaient rage ; une couche de nuages bizarrement épaisse couvrait une grande partie du Disque. Et cependant, vu de l’espace à la lumière argentée de la lune minuscule, le Disque-monde offrait l’un des plus beaux spectacles du multivers.

De grands serpentins brumeux, sur des centaines de kilomètres, tourbillonnaient de la cataracte du Bord aux montagnes du Moyeu. Dans le froid silence de cristal, l’immense spirale blanche glacée scintillait sous les étoiles en tournant imperceptiblement, comme si Dieu venait de remuer son café avant d’y verser la crème.

Rien ne troublait cet admirable panorama qui…

Au loin, quelque chose de petit creva la couche nuageuse, des lambeaux de vapeur dans son sillage. Dans le calme stratosphérique, les éclats d’une querelle fusèrent, haut et clair.

« Tu disais que tu savais piloter ces engins-là !

— Non, je n’ai pas dit ça ; j’ai seulement dit que toi, tu ne savais pas.

— Mais je ne suis encore jamais monté là-dessus !

— Quelle coïncidence !

— En tout cas, tu as dit… Regarde le ciel !

— Non, je n’ai pas dit ça !

— Qu’est-ce qui est arrivé aux étoiles ? »

Et c’est ainsi que Rincevent et Deuxfleurs furent les deux premières personnes du Disque à voir ce que réservait l’avenir.

À mille cinq cents kilomètres derrière eux, la montagne du Moyeu, Cori Celesti, poignardait le ciel et projetait une ombre luisante comme une lame de couteau sur les nuages bouillonnants ; les dieux auraient donc dû remarquer quelque chose eux aussi, mais il n’est pas dans leurs habitudes d’observer le firmament et de toute façon ils étaient en procès avec les Géants des Glaces, qui avaient refusé de baisser la radio.

Vers le Bord, dans le sens de la progression de la Grande A’Tuin, les étoiles avaient disparu du ciel.

Dans ce cercle de ténèbres, il n’en restait qu’une, rouge et sinistre, une étoile qui rappelait l’étincelle de haine dans l’orbite d’un vison enragé. Petite, terrible, impitoyable. Et le Disque se dirigeait droit sur elle.

Rincevent savait exactement que faire en pareille circonstance. Il se mit à hurler et lança le manche à balai en piqué.


* * *

Galder Ciredutemps, debout au centre de l’octogramme, leva les mains.

« Urshalo, dileptor, c’hula, que mes ordres soient exécutés ! »

Un halo de brume se forma au-dessus de sa tête. Il jeta un coup d’œil en coin à Trymon, qui boudait à la limite du cercle magique.

« Ce qui va suivre est très impressionnant, dit-il. Regardez ! Kot-b’hai ! Kot-sham ! Venez à moi, ô esprits des petits cailloux isolés et des souris soucieuses de six centimètres minimum !

— Quoi ? fit Trymon.

— Cette partie-là m’a demandé beaucoup de recherches, convint Galder, surtout les souris. Bon, où en étais-je ? Ah, oui…»

Il leva à nouveau les bras. Trymon l’observa et se passa une langue affolée sur les lèvres. Le vieil imbécile se concentrait vraiment, consacrait tout son esprit au sortilège et ne lui prêtait plus guère attention.

Des paroles magiques roulaient tout autour de la pièce, rebondissaient sur les murs et filaient hors de vue derrière des étagères et des bocaux. Trymon hésitait.

Galder ferma un instant les yeux ; un masque d’extase se peignit sur son visage lorsqu’il prononça le mot ultime.

Trymon se tendit, ses doigts se crispèrent encore sur le couteau. Et Galder ouvrit un œil, branla du chef dans sa direction et expédia une décharge magique latérale qui souleva son cadet pour le projeter les quatre fers en l’air contre le mur.

Galder lui adressa un clin d’œil et leva une fois de plus les bras.

« Venez à moi, ô esprits de…»

Il y eut un coup de tonnerre, une implosion de lumière et un instant de complète incertitude physique durant lequel même les murs parurent se retourner par en-dedans. Trymon entendit une brève inspiration puis le choc sourd d’un objet dur.

Le silence tomba soudain dans la pièce.

Au bout de quelques minutes, Trymon sortit en rampant de derrière un fauteuil et s’épousseta. Il sifflota quelques mesures de pas grand-chose et prit la direction de la porte avec un luxe de précautions, les yeux au plafond comme s’il le voyait pour la première fois. À sa façon d’avancer, on aurait dit qu’il s’attaquait au record du monde de vitesse, catégorie marche nonchalante.

Le Bagage, ramassé au centre du cercle, ouvrit son couvercle.

Trymon s’arrêta. Il se retourna très, très lentement, redoutant ce qu’il risquait de voir.

Le Bagage contenait apparemment du linge propre qui sentait légèrement la lavande. D’une certaine manière, c’était la vision la plus terrifiante que le mage ait jamais connue.

« Ben, euh… fit-il. Vous, hum… n’auriez pas vu un autre mage dans les parages, des fois ? »

Le Bagage trouva moyen de se donner un air encore plus menaçant.

« Ah, fit Trymon. Bon, très bien. Aucune importance. »

Il tira distraitement sur l’ourlet de sa robe et se prit d’un subit intérêt pour le détail de sa couture. Quand il releva les yeux, l’horrible coffre était toujours là.

« Au revoir », et il courut. Il réussit à passer la porte juste à temps.


* * *

« Rincevent ? » Rincevent ouvrit les yeux. Ça ne l’avançait guère, en fait : au lieu de ne voir que du noir, il ne voyait que du blanc, ce qui, étrangement, était pire. « Tu vas bien ?

— Non.

— Ah. »

Rincevent se mit sur son séant. Il se trouvait apparemment sur un rocher moucheté de neige, mais qui ne respectait pas toutes les caractéristiques des rochers. Par exemple, il n’aurait pas dû bouger.

La neige tourbillonnait autour de lui. Deuxfleurs se tenait à quelques pas de là, la mine franchement soucieuse.

Rincevent grogna. Ses os lui en voulaient du traitement auquel il les avait récemment soumis et ils faisaient la queue pour se plaindre.

« Quoi encore ? jeta-t-il.

— Tu sais, quand on volait, que j’avais peur d’entrer en collision avec quelque chose dans la tempête et que tu m’as dit que le seul danger de ce genre à cette hauteur, c’était un nuage bourré de cailloux ?

— Oui, et alors ?

— Comment tu étais au courant ? »

Rincevent regarda autour de lui, mais question variété et intérêt du paysage, ils auraient aussi bien pu se retrouver dans une balle de ping-pong.

Le rocher en dessous de lui, eh bien… il remuait. Il fit courir ses mains à la surface et sentit des marques de burins. Lorsqu’il appliqua une oreille sur la pierre humide et froide, il s’imagina entendre un cognement sourd et lent, comme un battement de cœur. Il rampa pour s’approcher d’un bord et scruta très prudemment le vide.

À cet instant, le rocher dut survoler une trouée dans les nuages parce qu’il eut la vision indistincte mais horriblement distante de pics montagneux en dents de scie. Loin en dessous.

Il gargouilla de façon incohérente et recula centimètre par centimètre.

« C’est ridicule, dit-il à Deuxfleurs. Les rochers ne volent pas. Ils sont connus pour ça.

— Peut-être qu’ils voleraient s’ils en avaient les moyens, dit Deuxfleurs. Si ça se trouve, celui-ci a trouvé comment faire.

— Alors espérons qu’il ne va pas oublier en cours de route », répliqua Rincevent. Il se pelotonna dans sa robe trempée et contempla d’un œil morne le nuage autour de lui. Il y avait sans doute quelque part des gens maîtres de leur propre existence ; ils se levaient le matin et se couchaient le soir avec la quasi-certitude de ne pas passer par-dessus le bord du monde, de ne pas se faire agresser par des fous et de ne pas se réveiller sur un rocher bouffi d’idées de grandeur. Il se souvenait vaguement avoir jadis mené ce genre de vie.

Il renifla. Ce rocher sentait la friture. L’odeur semblait venir de l’avant et titilla d’emblée son estomac.

« Tu ne sens rien ? demanda-t-il.

— On dirait du bacon, dit Deuxfleurs.

— J’espère que ç’en est, fit Rincevent, parce que je vais le manger. » Il se mit debout sur la pierre tremblante et s’en fut d’un pied chancelant dans les nuages, fouillant des yeux l’obscurité humide.

Au bord, ou à la proue du rocher, un petit druide était assis en tailleur devant un maigre feu. Un carré de toile cirée lui protégeait la tête, noué sous le menton. Il tisonnait une poêlée de bacon à l’aide d’une faucille d’apparat.

« Hem », fit Rincevent. Le druide leva les yeux et lâcha la poêle dans le feu. Il bondit sur ses pieds et agrippa sa faucille d’un air agressif, pour autant qu’on puisse se donner un air agressif en longue chemise de nuit blanche mouillée et fichu dégoulinant.

« Je vous préviens, les pirates de l’air auront du fil à retordre avec moi, dit-il, et il éternua violemment.

— On vous donnera un coup de main », rétorqua Rincevent qui couvait des yeux le bacon en train de brûler. La réponse parut intriguer le druide ; Rincevent, un peu surpris, le trouva plutôt jeune, mais en théorie rien ne s’opposait à l’existence de jeunes druides, c’était seulement qu’il n’y avait jamais pensé.

« Vous n’essayez pas de détourner le rocher ? demanda le druide qui descendit sa faucille d’un poil.

— Je ne savais même pas qu’on pouvait détourner des rochers, fit Rincevent d’une voix lasse.

— Excusez-moi, dit poliment Deuxfleurs. Je crois que votre petit déjeuner prend feu. »

Le druide baissa les yeux et battit vainement des bras en direction des flammes. Rincevent se précipita pour l’aider, il s’ensuivit beaucoup de fumée, de cendres et de confusion, et le triomphe commun d’avoir réussi à sauver quelques morceaux de bacon calciné fit mieux que tout un traité de diplomatie.

« Au fait, comment êtes-vous arrivés ici ? demanda le druide. On est à cent cinquante mètres du sol, à moins que je ne me sois encore planté dans les runes. »

Rincevent s’efforça de ne pas penser à l’altitude. « On a comme qui dirait fait un saut en passant.

— On se rendait à terre, précisa Deuxfleurs.

— Seulement, votre rocher a stoppé notre chute », dit Rincevent. Son dos se plaignit. « Merci, ajouta-t-il.

— Il me semblait bien avoir traversé une turbulence il y a un moment, dit le druide qui se trouvait porter le nom de Belafon. C’était sûrement vous. » Il frissonna. « Ce doit être le matin, à présent. Et merde pour le règlement ! je grimpe. Cramponnez-vous !

— À quoi ? fit Rincevent.

— Ben, faites comprendre que vous ne voulez pas tomber, voilà tout », dit Belafon. Il sortit un grand pendule de fer de sa robe et lui fit décrire une série de mouvements circulaires déconcertants au-dessus du feu.

Les nuages défilèrent à toute allure autour des trois hommes, une horrible impression de pesanteur se fit sentir, et le rocher jaillit soudain à la lumière du soleil.

Il se stabilisa à quelques mètres au-dessus des nuages, dans un ciel froid mais d’un bleu éclatant. Les nuages, à l’air glacialement distants la veille au soir et affreusement collants ce matin, formaient désormais un blanc tapis floconneux qui s’étendait dans toutes les directions ; quelques pics montagneux émergeaient, telles des îles. Derrière le rocher, le souffle de son passage sculptait les nuages en tourbillons éphémères. Le rocher…

Il faisait grosso modo dix mètres de long sur trois de large et avait une couleur bleutée.

« Quel panorama étonnant ! s’écria Deuxfleurs, les yeux brillants.

— Euh… qu’est-ce qui nous maintient en l’air ? demanda Rincevent.

— La conviction, dit Belafon tout en essorant le bord de sa robe.

— Ah, fit Rincevent d’un ton doctoral.

— Les maintenir en l’air, c’est facile, ajouta le druide qui leva un pouce et loucha le long de son bras vers une montagne au loin. Le plus dur, c’est d’atterrir.

— On ne le dirait pas, hein ? lança Deuxfleurs.

— La conviction, voilà ce qui fait tenir l’ensemble de l’univers, dit Belafon. Ça ne vaut rien de tout ramener à la magie. »

Le regard de Rincevent tomba par hasard, à travers une éclaircie de nuages, sur un paysage enneigé très, très loin en dessous. Il se savait en présence d’un fou mais il en avait l’habitude ; s’il fallait écouter ce dément pour se maintenir en l’air, alors il était tout ouïe.

Belafon s’assit, les pieds pendouillant au bord du rocher.

« Vous savez, évitez de vous faire du souci, dit-il. Si vous continuez de penser que le rocher ne devrait pas voler, il risque de vous entendre, de s’en convaincre, et vous allez finir par avoir raison, O. K. ? Manifestement, les idées modernes, ça n’est pas votre truc.

— Ça m’en a tout l’air », fit Rincevent d’une voix faible. Il s’efforçait de ne pas penser à des rochers au sol. Il s’efforçait de penser à des rochers qui fondaient en piqué comme des hirondelles, rebondissaient à travers le paysage dans l’allégresse de leur légèreté, remontaient en chandelle vers le ciel dans…

Il avait l’horrible sentiment de ne pas être à la hauteur.


* * *

Les druides du Disque tiraient fierté de leur ouverture d’esprit quand il s’agissait d’aborder les mystères de l’univers. Bien entendu, à l’instar des druides de partout, ils croyaient à l’unité indispensable de la vie, au pouvoir de guérison des plantes, au rythme naturel des saisons et au bûcher pour quiconque professait des opinions différentes, mais ils avaient aussi réfléchi longuement, intensément sur le principe même de la création et formulé la théorie suivante :

L’univers, à leur point de vue, dépendait pour sa bonne marche de l’équilibre de quatre forces, dans lesquelles ils reconnaissaient le charme, la conviction, le doute et l’envie d’emmerder le monde.

Par exemple, le soleil et la lune tournaient autour du Disque parce qu’ils étaient convaincus de ne pas tomber, mais ne s’en éloignaient pas à cause du doute. Le charme permettait aux arbres de pousser, l’envie d’emmerder le monde les maintenait debout, et ainsi de suite.

Certains druides insinuaient que cette théorie présentait des lacunes, mais leurs aînés expliquaient avec force sous-entendus qu’il y avait assurément matière à une discussion s’appuyant sur des faits, aux passes d’armes d’un débat scientifique passionnant, lequel débat se tiendrait au sommet du prochain bûcher de solstice.


* * *

« Alors vous êtes astronome ? fit Deuxfleurs.

— Oh, non, dit Belafon, tandis que le rocher négociait en douceur la courbe d’une montagne. Je suis expert-conseil en matériel informatique.

— C’est quoi, du matériel informatique ?

— Eh ben, ça, c’en est, fit le druide qui tapa le rocher de sa sandale. Un élément, en tout cas. C’est une pièce de rechange. Je la livre. Ils ont des problèmes avec les grands cercles dans les Plaines du Vortex. C’est ce qu’ils disent, toujours bien ; j’aimerais qu’on me donne un torque de bronze par utilisateur qui n’a pas lu le manuel. » Il haussa les épaules.

« Alors, ça sert à quoi, exactement ? » demanda Rincevent. Tout était bon pour ne pas penser à la chute.

« On peut s’en servir pour… pour savoir à quelle période de l’année on est, dit Belafon.

— Ah. Vous voulez dire que s’il est recouvert de neige, alors on doit être en hiver ?

— Oui. Enfin, non. Je veux dire, supposons que vous ayez envie de savoir à quel moment certaine étoile va se lever…

— Pour quoi faire ? lâcha Deuxfleurs, montrant un intérêt poli.

— Eh ben, vous avez peut-être envie de savoir quand planter vos cultures, dit Belafon qui transpirait un peu, ou bien…

— Je peux vous prêter mon almanach, si vous voulez, proposa Deuxfleurs.

— Almanach ?

— Un livre qui dit quel jour on est, expliqua Rincevent d’un ton las. Vous devriez pourtant connaître ça, c’est comme qui dirait du dolmen public. »

Belafon se raidit. « Un livre ? Comment ça ? Avec du papier ?

— Oui.

— À moi, ça ne me paraît pas très fiable, jeta fielleusement le druide. Comment un livre peut-il savoir quel jour on est ? Le papier, ça ne sait pas compter. »

Il gagna en frappant du pied l’avant du rocher qui tangua d’une manière alarmante. Rincevent déglutit avec peine et fit signe à Deuxfleurs de s’approcher.

« As-tu déjà entendu parler de choc culturel ? siffla-t-il.

— C’est quoi ?

— C’est ce qui arrive quand des gens passent cinq cents ans à essayer de faire correctement marcher un cercle de pierre et que débarque un type en possession d’un petit bouquin dont chaque page est consacrée à un jour et délivre des boniments ridicules du genre : « Le moment est venu de planter des fèves », ou « Se coucher tôt, se lever à l’aurore assure santé, richesse et mort », et sais-tu ce que le plus important à retenir sur le choc culturel… (Rincevent marqua une pause afin de reprendre son souffle puis remua les lèvres en silence pour retrouver la fin de sa phrase) c’est ? conclut-il.

— Quoi donc ?

— N’engueule pas le gars qu’est aux commandes d’un rocher de mille tonnes. »


* * *

« Il est parti ? »

Trymon jeta un coup d’œil prudent par-dessus les créneaux de la Tour de l’Art, la grande flèche à la maçonnerie effritée qui surplombait l’Université de l’Invisible. Le paquet d’étudiants et de professeurs, en bas, opina d’une seule tête.

« Vous êtes sûrs ? »

L’économe mit ses mains en porte-voix et brailla : « Il a défoncé la porte du Centre et s’est échappé il y a une heure, monsieur.

— Erreur, dit Trymon. Lui est parti, nous nous sommes échappés. Bon, je vais descendre, alors. Il a eu quelqu’un ? »

L’économe déglutit. Ce n’était pas un mage, rien qu’un brave bonhomme qui aurait mieux fait de ne pas tomber sur le spectacle dont il avait été témoin une heure plus tôt. Bien sûr, il n’était pas rare de voir de petits démons, des lumières de couleur et divers produits semi-matérialisés de l’imagination déambuler sur le campus, mais quelque chose dans la charge implacable du Bagage l’avait démoralisé. Vouloir arrêter le coffre, ç’aurait été comme essayer de se colleter avec un glacier.

« Il a avalé le doyen du Programme d’Études générales, monsieur », hurla-t-il.

Le visage de Trymon s’éclaira. « Le malheur des uns…» murmura-t-il.

Il entama la longue descente de l’escalier en spirale. Au bout d’un moment, ses lèvres s’étrécirent en un mince sourire. Pas de doute, la journée virait à l’embellie.

Un gros travail d’organisation l’attendait. Et s’il y avait quelque chose dont raffolait Trymon, c’était organiser.


* * *

Le rocher franchit en piqué les hautes plaines, fit voler la neige des congères qu’il rasa de quelques décimètres seulement. Belafon se précipitait de droite et de gauche, barbouillait de la pommade de gui par-ci, traçait à la craie une rune par-là ; Rincevent se recroquevillait de terreur et d’épuisement pendant que Deuxfleurs s’inquiétait pour son Bagage.

« Là ! Devant ! cria le druide par-dessus le bruit des remous d’air. Regardez ! Le grand ordinateur des cieux ! »

Rincevent risqua un œil entre ses doigts. Sur la lointaine ligne d’horizon se dressait un immense ensemble de blocs gris et noirs disposés en cercles concentriques et avenues mystiques, lugubres et menaçants sur le fond de neige. Les hommes n’avaient sûrement pas pu déplacer ces montagnes à l’état naissant… il devait s’agir d’une troupe de géants pétrifiés par quelque…

« On dirait un tas de cailloux », lâcha Deuxfleurs.

Belafon hésita au milieu de son geste.

« Quoi ? fit-il.

— C’est très joli », s’empressa d’ajouter le touriste. Il chercha un mot. « Ethnique », se décida-t-il.

Le druide se raidit. « Joli ? dit-il. Un triomphe de la mouche informatique, un miracle de la technologie maçonnique moderne… joli ?

— Oh, oui, fit Deuxfleurs, pour qui sarcasme n’était qu’un mot de huit lettres commençant par s.

— Qu’est-ce que ça veut dire : ethnique ? demanda le druide.

— Ça veut dire terriblement impressionnant, jeta hâtivement Rincevent, et l’atterrissage risque d’être périlleux, si je puis me permettre…»

Belafon se retourna, un peu calmé mais sans plus. Il leva les bras, largement écartés, et hurla une suite de mots intraduisibles avant de murmurer « joli ! » l’air vexé.

Le rocher ralentit, se laissa dériver en crabe dans une vague de neige et plana au-dessus du cercle. À terre, un druide agita deux bouquets de gui selon des motifs compliqués, et Belafon amena adroitement le bloc massif à se poser en travers de deux montants géants dans un claquement sec à peine perceptible.

Rincevent expulsa l’air de ses poumons dans un long soupir qui fila se cacher quelque part.

Une échelle cogna contre le flanc du bloc et la tête d’un vieux druide apparut au-dessus du bord. Il lança aux deux passagers un regard étonné puis leva les yeux vers Belafon.

« Pas trop tôt, bordel ! dit-il. On est à sept semaines de la Veille du Porcher, et c’est encore tombé en rade.

— Salut, Zakriah, dit Belafon. Qu’est-ce qui se passe cette fois ?

— Tout est foutu. Aujourd’hui il a prédit le lever du soleil trois minutes trop tôt. Tu parles d’un branque, alors ! »

Belafon passa sur l’échelle et disparut de la vue des passagers qui se regardèrent, puis contemplèrent en contrebas le vaste espace dégagé compris dans le cercle de pierres intérieur.

« On fait quoi, maintenant ? demanda Deuxfleurs.

— On pourrait aller dormir ? » suggéra Rincevent.

Deuxfleurs l’ignora et descendit l’échelle.

Autour du cercle, des druides tapaient sur les mégalithes à l’aide de petits marteaux et écoutaient attentivement. Plusieurs des formidables cailloux gisaient sur le flanc, chacun entouré de son groupe de druides qui l’examinaient soigneusement et discutaient entre eux. Des bouts de phrases mystérieux parvenaient à Rincevent, assis sur son rocher :

« Ça ne peut pas être une incompatibilité de logiciel… Le Chant de la Spirale Battue a été conçu pour des anneaux concentriques, crétin…

— Moi, je dis qu’il faut le rallumer et tenter une cérémonie à la lune toute bête…

— … d’accord, d’accord, rien ne cloche dans les pierres, c’est l’univers qui s’est détraqué, c’est ça ? »

À travers les brumes de son esprit harassé, Rincevent se rappela l’horrible étoile qu’ils avaient vue dans le ciel. Quelque chose s’était bel et bien détraqué dans l’univers la nuit dernière.

Comment avait-il pu revenir sur le Disque ? Il avait le sentiment que les réponses se trouvaient quelque part dans sa tête. Et une impression encore plus désagréable lui vint : autre chose suivait la scène en contrebas… qui observait de derrière ses yeux.

Le Sortilège s’était glissé hors de sa tanière, par les chemins de terre inexplorés de son esprit, pour s’installer sans se gêner au premier rang de son cerveau, assister à la scène en cours et accomplir l’acte mental qui équivalait à manger du popcorn.

Il voulut le repousser… et le monde disparut.

Il était dans l’obscurité ; une obscurité chaude aux relents de moisi, l’obscurité de la tombe, le noir velouté du sarcophage.

Une forte odeur de cuir fatigué lui frappa les narines, puis l’aigreur du vieux papier. Le papier bruissa.

Il sentait l’obscurité pleine d’horreurs inimaginables… et l’ennui avec les horreurs inimaginables, c’est qu’on ne les imagine que trop facilement…

« Rincevent », dit une voix. Rincevent n’avait jamais entendu de lézard parler, mais s’il s’en était trouvé un pour le faire, il aurait eu cette voix-là.

« Euh… dit-il. Oui ? »

La voix gloussa. Un bruit curieux, qui rappelait le parchemin.

« Tu devrais dire : « Où suis-je ? » fit-elle.

— Est-ce que j’apprécierais de le savoir ? » répondit Rincevent. Il écarquilla les yeux dans l’obscurité. Maintenant qu’il avait accommodé, il distinguait quelque chose. Quelque chose de vague, à peine assez clair pour qu’il n’y ait pas erreur, de simples entrelacs dans l’air. Quelque chose d’étrangement familier.

« D’accord, dit-il. Où suis-je ?

— Tu rêves.

— Je peux me réveiller maintenant, s’il vous plaît ?

— Non, fit une autre voix, aussi vieille et sèche que la première mais pourtant légèrement différente.

— Nous avons quelque chose de très important à te dire », fit une troisième, si possible encore plus désincarnée que les autres. Rincevent hocha stupidement la tête. Dans un recoin de son esprit, le Sortilège se tapit et jeta un coup d’œil prudent par-dessus son épaule mentale.

« Tu nous as causé beaucoup de soucis, jeune Rincevent, poursuivit la voix. Cette idée de passer par-dessus le bord du monde sans une pensée pour les autres ! Il nous a fallu sérieusement distordre la réalité, tu sais.

— Ben mince !

— Et maintenant une tâche très importante t’attend.

— Oh. Bien.

— Il y a longtemps, nous nous sommes arrangés pour que l’un des nôtres se cache dans ta tête, car nous savions que viendrait un temps où il te faudrait jouer un rôle de premier plan.

— Moi ? Pourquoi ?

— Tu fuis beaucoup, dit l’une des voix. C’est bien. Tu es apte à la survie.

— Apte à la survie ? J’ai failli me faire tuer des dizaines de fois.

— Précisément.

— Oh.

— Mais évite de tomber encore du Disque. Nous ne pouvons vraiment pas nous le permettre.

— Qui c’est, « nous », exactement ? » demanda Rincevent.

Il y eut un bruissement de papier dans l’obscurité.

« Au début était le Verbe, dit une voix sèche juste derrière lui.

— C’était l’Œuf, corrigea une autre voix. Je m’en souviens parfaitement. Le Grand Œuf de l’Univers. Un peu caoutchouteux.

— Vous vous trompez tous les deux, en réalité. Je suis sûr que c’était le Limon originel. »

Une voix près du genou de Rincevent dit : « Non, ça, c’était après. Il y a d’abord eu le Firmament. Plutôt collant, comme de la barbe à papa. Très sirupeux, en fait…

— Au cas où ça intéresserait quelqu’un, graillonna une voix à gauche de Rincevent, vous avez tous tort. Au début était le Raclement de la Gorge…

— … puis le Verbe…

— Je vous demande pardon, le Limon…

— Nettement caoutchouteux, me semblait-il…»

Il y eut une pause. Puis une voix dit d’un ton prudent : « En tout cas, quoi que ce fût, nous nous en souvenons parfaitement.

— Tout à fait.

— Absolument.

— Et notre tâche est de veiller à ce que rien de terrible ne lui arrive, Rincevent. »

Rincevent loucha dans les ténèbres. « Auriez-vous la gentillesse de m’expliquer de quoi vous parlez ? »

Il entendit un soupir parcheminé. « Tant pis pour les métaphores, fit l’une des voix. Écoute, il est très important que tu gardes le Sortilège à l’abri dans ta tête et que tu nous le ramènes au bon moment, tu comprends, pour qu’à l’heure dite nous puissions être prononcés. Tu saisis ? »

Rincevent songea : «… nous puissions être prononcés » ?

Et il comprit alors ce qu’était cet entrelacs au-dessus de lui. C’était de l’écriture sur une page, vue par en dessous.

« Je suis à l’intérieur de l’In-Octavo ? demanda-t-il.

— Par certains côtés métaphysiques », répondit l’une des voix avec désinvolture. Elle se rapprocha. Il sentit le bruissement sec juste sous son nez…

Il prit la fuite.


* * *

Le point rouge solitaire luisait dans son pan de ciel tout noir. Toujours vêtu des robes de cérémonie qu’il avait passées pour son intronisation de maître de l’Ordre, Trymon ne pouvait se départir de l’impression qu’il avait sensiblement grossi depuis qu’il le regardait. Il quitta la fenêtre sur un frisson.

« Alors ? fit-il.

— C’est une étoile, dit le professeur d’astrologie. Je crois.

— Vous croyez ? »

L’astrologue tressaillit. Ils se tenaient dans l’observatoire de l’Université, et la minuscule tête d’épingle rubis à l’horizon avait l’air moins menaçant que le nouveau maître de l’Ordre.

« Ben, vous voyez, le fait est que nous avons toujours cru les étoiles grosso modo semblables à notre soleil…

— Vous voulez dire des boules de feu d’un à deux kilomètres de diamètre ?

— Oui. Mais cette nouvelle, là, elle est… euh… grosse.

— Plus grosse que le soleil ? » fit Trymon. Il avait toujours trouvé impressionnante une boule de feu d’un kilomètre et demi de diamètre, même s’il désapprouvait les étoiles par principe. Elles mettaient la pagaïe dans le ciel.

« Beaucoup plus grosse, dit lentement l’astrologue.

— Plus grosse que la tête de la Grande A’Tuin, peut-être ? »

L’astrologue avait l’air malheureux.

« Plus grosse que la Grande A’Tuin et le Disque réunis, dit-il. Nous avons vérifié, s’empressa-t-il d’ajouter, et nous en sommes à peu près sûrs.

— Ça fait gros, convint Trymon. L’adjectif « énorme » vient à l’esprit.

— Massive, se hâta de confirmer l’astrologue.

— Hmm. »

Trymon arpenta le vaste sol de mosaïque de l’observatoire incrusté des signes du zodiaque discal. Il y en avait soixante-quatre, allant de Wezen le Kangourou Bicéphale à Gahoolie, le Vase de Tulipes (constellation d’une grande portée religieuse dont le sens, hélas, était désormais perdu).

Il s’arrêta sur les carreaux bleu et or de Mubbo la Hyène et se retourna soudain.

« Nous allons entrer en collision avec elle ? demanda-t-il.

— J’en ai peur, monsieur, dit l’astrologue.

— Hmm. » Trymon fit quelques pas en se caressant la barbe d’un air songeur. Il s’arrêta à nouveau sur la pointe d’Okjock le Marchand et le Panais Céleste.

« Je ne suis pas expert en la matière, dit-il, mais j’imagine que ça n’amènera rien de bon, hein ?

— Non, monsieur.

— C’est très chaud, les étoiles ? »

L’astrologue déglutit. « Oui, monsieur.

— Nous serons réduits en cendres ?

— Pour finir. Évidemment, nous aurons d’abord droit à des tremblements de disque, des raz-de-marée, des perturbations gravitationnelles et probablement une perte d’atmosphère.

— Ah. En un mot, une désorganisation indécente. »

L’astrologue hésita avant de concéder : « Comme vous dites, monsieur.

— Les gens paniqueront ?

— Pas très longtemps, je le crains.

— Hmm », fit Trymon qui passait à ce moment sur la Porte du Peut-Être pour virer en douceur vers la Vache du Ciel. Il leva la tête et loucha une fois encore vers la lueur rouge à l’horizon. Apparemment, il prenait une décision.

« On ne retrouve pas Rincevent, dit-il, et si on ne le retrouve pas, on ne retrouve pas non plus le Huitième Sortilège de l’In-Octavo. Pourtant, il nous faut lire l’In-Octavo pour éviter la catastrophe, telle est notre conviction… sinon pourquoi le Créateur nous l’aurait-il laissé ?

— Peut-être qu’il était distrait », suggéra l’astrologue.

Trymon lui lança un regard noir.

« Les autres ordres fouillent tout le pays jusqu’au Moyeu, poursuivit-il en comptant ses arguments sur ses doigts, parce qu’il paraît insensé qu’un homme vole dans un nuage et n’en ressorte pas…

— À moins d’un nuage bourré de cailloux, dit l’astrologue dans un effort pitoyable et en définitive parfaitement infructueux pour détendre l’atmosphère.

— Mais il faut bien qu’il redescende… quelque part. Où ? nous demandons-nous.

— Où ? demanda l’astrologue, fidèle.

— Et aussitôt une ligne de conduite s’offre à nous.

— Ah, fit l’astrologue en courant pour essayer de rester à la hauteur du mage qui franchissait à grands pas les Deux Cousins Obèses.

— Et cette ligne de conduite, c’est… ? »

L’astrologue plongea le regard dans deux yeux aussi gris et froids que l’acier.

« Euh… on arrête de chercher ? risqua-t-il.

— Exactement. On se sert des dons que nous a accordés le Créateur, à savoir on regarde par terre, et qu’est-ce qu’on voit ? »

L’astrologue gémit intérieurement. Il regarda par terre.

« Des carreaux ? hasarda-t-il.

— Des carreaux, oui, qui ensemble forment le… ? » Trymon avait l’air d’attendre.

« Zodiaque ? tenta l’astrologue, au désespoir.

— Tout juste ! Donc, tout ce qu’il nous faut, c’est tirer l’horoscope précis de Rincevent, et nous saurons exactement où il se trouve ! »

L’astrologue se fendit du sourire du danseur qui après un numéro de claquettes sur des sables mouvants sent la résistance du rocher sous ses pieds.

« J’aurai besoin de savoir le lieu et l’heure précis de sa naissance, dit-il.

— Facile. Je les ai recopiés des archives de l’Université avant de monter. »

L’astrologue regarda les notes, et son front se plissa. Il traversa la salle et ouvrit un grand tiroir rempli de cartes. Il relut les notes. Il prit un compas tarabiscoté pour effectuer quelques passes sur les cartes. Il saisit un petit astrolabe de cuivre et le manœuvra prudemment. Il siffla entre ses dents. Il prit un morceau de craie et gribouilla quelques chiffres sur un tableau noir.

Trymon, pendant ce temps, contemplait la nouvelle étoile. Il songeait : d’après la légende de la pyramide de Tsort, quiconque dit les Huit Sortilèges à la file quand le Disque est en danger obtiendra tout ce qu’il désire. Et c’est pour bientôt !

Il songeait aussi : je me souviens de Rincevent ; n’était-ce pas ce type négligé, toujours le dernier de la classe durant nos exercices ? Pas un poil de magie chez ce mec-là. Qu’on me l’amène devant moi, et on verra bien si on ne peut pas réunir les Huit…

L’astrologue lâcha à mi-voix : « Crénom ! » Trymon pivota.

« Alors ?

— Une carte passionnante », fit l’astrologue, haletant. Son front se plissa. « Plutôt curieux, en vérité.

— Comment ça, curieux ?

— Il est né sous le signe du Petit Groupe Rasoir d’Etoiles Faibles qui, vous le savez, se situe entre l’Orignal Volant et la Corde à Nœuds. On prétend que même les anciens ne trouvaient rien d’intéressant à dire sur ce signe qui…

— Oui, oui, allez, fit Trymon avec irritation.

— C’est le signe traditionnellement associé aux fabricants d’échiquiers, aux marchands d’oignons, aux façonniers d’images en plâtre sans grand intérêt religieux, et aux allergiques à l’étain. Aucunement un signe de mage. Et à l’heure de sa naissance, l’ombre de Cori Celesti…

— Je ne tiens pas à connaître tous les détails mécaniques, gronda Trymon. Contentez-vous de me donner son horoscope. »

L’astrologue, qui commençait à s’amuser un peu, soupira et fit quelques calculs supplémentaires.

« Très bien, annonça-t-il. Voilà ce qu’il dit : « Journée propice à de nouvelles amitiés. Une bonne action peut avoir des conséquences imprévisibles. Ne fâchez aucun druide. Vous entreprendrez bientôt un voyage hors du commun. Nourriture de chance : les concombres nains. Ceux qui pointent des couteaux sur vous mijotent probablement quelque chose. P.-S. : Pour les druides, ça n’est pas de la rigolade. »

— Druides ? répéta Trymon. Je me demande…»


* * *

« Ça va ? » s’enquit Deuxfleurs.

Rincevent ouvrit les yeux.

Le mage se mit vite sur son séant et agrippa le touriste par la chemise.

« Je veux m’en aller ! lâcha-t-il d’un trait. Tout de suite !

— Mais il va y avoir une cérémonie traditionnelle, une cérémonie ancienne !

— Je me fiche qu’elle soit ancienne ! Je veux sentir d’honnêtes pavés sous mes pieds, je veux respirer l’odeur des fosses à purin, je veux aller là où il y a plein de gens, du feu, des toits, des murs et des tas de bonnes choses comme ça ! Je veux retourner chez moi ! »

Il se découvrait une envie soudaine et terrible pour les rues enfumées d’Ankh-Morpork, toujours à son avantage au printemps, quand une iridescence particulière jouait à la surface visqueuse des eaux bourbeuses de l’Ankh et que les gouttières retentissaient du chant des oiseaux, du moins de ceux qui toussaient en mesure.

Une larme lui embua l’œil au souvenir des effets subtils de la lumière sur le Temple des Petits Dieux, point de repère notoire, et une boule se forma dans sa gorge quand il se rappela l’éventaire de poisson frit à l’angle de la rue du Lisier et de celle des Artisans-Ingénieux. Il songea aux cornichons qu’on y vendait, de grands trucs verts vautrés au fond de leurs bocaux comme des baleines noyées. Ils appelaient Rincevent par-delà les kilomètres, lui promettaient de le présenter aux œufs dans le vinaigre du bocal voisin.

Il songea aux douillets fenils et chaudes claires-voies des écuries où il passait ses nuits. Bêtement, il avait parfois renâclé sur ce mode de vie chevalin. Ça paraissait incroyable aujourd’hui, mais il l’avait trouvé harassant.

Maintenant, il en avait assez. Il rentrait chez lui. Cornichons au vinaigre, je vous entends qui m’appelez…

Il repoussa Deuxfleurs, rassembla sa robe en loques autour de lui avec une grande dignité, tourna le visage vers la zone de l’horizon où il situait sa ville natale et, d’un pas aussi décidé que distrait, franchit le bord d’un trilithe de neuf mètres.

Quelque dix minutes plus tard, lorsqu’un Deuxfleurs inquiet et plutôt contrit le dégagea du gros congère au pied des mégalithes, son expression n’avait pas changé. Le touriste le dévisagea d’un air interrogateur.

« Ça va ? demanda-t-il. Combien de doigts j’ai là ?

— Je veux retourner chez moi !

— D’accord.

— Non, n’essaye pas de m’en dissuader, j’en ai assez, j’aimerais dire que je me suis bien amusé, mais impossible, et… quoi ?

— J’ai dit d’accord, répéta Deuxfleurs. Ça me plairait bien de revoir Ankh-Morpork. J’espère qu’ils en ont reconstruit une bonne partie maintenant. »

La dernière fois que les deux hommes avaient vu la cité, la chose est à signaler, elle brûlait joyeusement, catastrophe à laquelle n’était pas étranger Deuxfleurs qui avait introduit le concept d’assurance-incendie auprès d’une populace aussi vénale qu’ignorante. Mais les dégâts par le feu faisaient partie de la vie morporkienne, et on avait toujours allègrement et méticuleusement rebâti la ville en se servant des matériaux locaux traditionnels : bois sec comme de l’amadou et chaume imperméabilisé au goudron.

« Oh, fit Rincevent, qui se tassa légèrement. Oh, c’est vrai. Très juste. Bon. On ferait peut-être mieux de partir, alors. »

Il s’extirpa péniblement de la neige et s’épousseta.

« Seulement, je crois qu’il vaudrait mieux attendre demain, ajouta Deuxfleurs.

— Pourquoi ?

— Eh bien, parce qu’on se gèle, on ne sait pas vraiment où on est, le Bagage a disparu, il commence à faire noir…»

Rincevent s’arrêta. Dans les canons encaissés de son esprit, il crut entendre un lointain bruissement de vieux papier. Il eut l’horrible impression que ses rêves allaient souvent se répéter désormais, et il avait bien mieux à faire que d’écouter les cours d’une bande de vieux sortilèges même pas capables de se mettre d’accord sur les origines de l’univers…

Une toute petite voix au fin fond de son cerveau demanda : « Quoi de mieux à faire ?

— Oh, la ferme ! répondit-il.

— J’ai seulement dit qu’on se gelait et… commença Deuxfleurs.

— Je ne parlais pas pour toi. Je parlais pour moi.

— Comment ?

— Oh, la ferme ! répéta Rincevent d’un ton las. Il n’y a rien à manger par ici, j’imagine ? »

Les pierres géantes se dressaient, noires et menaçantes dans la lumière verte déclinante du crépuscule. Le cercle intérieur grouillait de druides qui cavalaient à la lueur de plusieurs brasiers et faisaient la mise au point des périphériques nécessaires à tout ordinateur de pierre, tels que crânes de bélier coiffés de gui sur des mâts, bannières brodées de serpents entrelacés et ainsi de suite. Au-delà des cercles de lumière des feux, un grand nombre d’habitants des plaines s’étaient rassemblés ; les festivals druidiques étaient toujours populaires, surtout quand ça allait de travers.

Rincevent les regarda.

« Qu’est-ce qui se passe ?

— Oh, eh bien, fit Deuxfleurs avec enthousiasme, on dirait qu’il va se dérouler une cérémonie qui remonte à des milliers d’années pour célébrer… euh… la renaissance de la lune, ou peut-être du soleil. Non, je suis à peu près sûr que c’est de la lune. Ç’a l’air très solennel, très beau et emprunt d’une dignité très simple. »

Rincevent frissonna. Il commençait toujours à s’inquiéter quand Deuxfleurs se mettait à parler comme ça. Au moins, il n’avait pas encore prononcé « pittoresque » ni « archaïque » ; Rincevent n’avait jamais trouvé de traduction satisfaisante pour ces mots-là, mais le plus proche auquel il était parvenu, c’était « pépins ».

« J’aimerais que le Bagage soit là, regretta le touriste. Je pourrais me servir de ma boîte à images. Ça m’a l’air très archaïque et pittoresque. »

La foule qui attendait s’agita. La cérémonie allait bientôt commencer, semblait-il.

« Écoute, se dépêcha de dire Rincevent. Les druides sont des prêtres. Tu ne dois pas l’oublier. Ne fais rien qui pourrait les fâcher.

— Mais…

— Ne leur propose pas d’acheter les pierres.

— Mais je…

— Ne te mets pas à parler de leurs coutumes locales archaïques.

— Je pensais…

— Ne cherche surtout pas à leur placer une assurance, ça, ça les fâche toujours.

— Mais ce sont des prêtres ! » gémit Deuxfleurs. Rincevent marqua une pause.

« Oui, dit-il. Justement, non ? »

De l’autre côté du cercle extérieur, une espèce de procession se formait.

« Mais les prêtres sont de braves gens, dit Deuxfleurs. Chez moi, on les voit passer avec leurs sébiles. C’est leur seul bien, ajouta-t-il.

— Ah, fit Rincevent, pas certain de comprendre. C’est pour recueillir le sang, c’est ça ?

— Le sang ?

— Oui, celui des sacrifices. » Rincevent songeait aux prêtres qu’il avait connus chez lui. Soucieux, bien entendu, de ne pas s’attirer l’inimitié d’un quelconque dieu, il avait assisté à bon nombre de réunions dans des temples et, à tout prendre, il concevait ainsi la définition la plus appropriée d’un prêtre des régions de la mer Circulaire : quelqu’un qui baignait la plupart du temps dans le sang jusqu’au cou.

Deuxfleurs prit un air horrifié.

« Oh, non ! dit-il. Là d’où je viens, les prêtres sont de saints hommes qui consacrent leur vie à la pauvreté, aux bonnes œuvres et à l’étude de la nature de Dieu. »

Rincevent considéra cette proposition originale.

« Pas de sacrifices ? fit-il.

— Absolument aucun. »

Rincevent décrocha. « En tout cas, dit-il, à moi, ils ne m’ont pas l’air très saints. »

Un bruit tonipétant fusa d’un ensemble de trompettes de bronze. Rincevent contempla le spectacle. Une file de druides aux longues faucilles décorées de rameaux de gui passait lentement au pas. Divers jeunes prêtres et apprentis les suivaient en jouant une variété d’instruments de percussion traditionnellement censés chasser les esprits malins, et vraisemblablement efficaces.

La lumière des torches créait des formes follement impressionnantes sur les pierres qui se détachaient, lugubres, sur le fond de ciel verdâtre. Vers le Moyeu, les voiles chatoyants de l’aurore coriale se mirent à clignoter et papilloter parmi les étoiles tandis qu’un million de cristaux de glace dansaient dans le champ magique du Disque.

« Belafon m’a tout expliqué, chuchota Deuxfleurs. Nous allons voir une cérémonie consacrée qui célèbre l’Unité de l’Homme avec l’Univers, c’est ce qu’il a dit. »

Rincevent, la mine renfrognée, suivait la procession du regard. Alors que les druides se dispersaient autour d’une grande pierre plate qui dominait le centre du cercle, il ne put s’empêcher de remarquer la jolie mais pâle jeune femme au milieu d’eux. Elle portait une longue robe blanche, un torque d’or autour du cou, et son visage exprimait une vague appréhension.

« Une druidesse ? demanda Deuxfleurs.

— Je ne crois pas », répondit lentement Rincevent.

Les druides se mirent à chanter. C’était, de l’avis de Rincevent, une mélopée particulièrement déplaisante et plutôt ennuyeuse qui donnait l’impression de préparer un brutal crescendo. La vue de la jeune femme allongée sur la grande pierre ne détourna pas le cours des pensées du mage.

« Je veux rester, dit Deuxfleurs. Je crois qu’on revient, dans ce genre de cérémonie, à une simplicité primitive qui…

— Oui, oui, fit Rincevent, mais ils vont la sacrifier, si tu veux savoir. »

Deuxfleurs le regarda avec étonnement.

« Quoi ? La tuer ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Ne me le demande pas. Pour faire pousser les cultures, ou lever la lune, n’importe quoi. Ou peut-être que ça leur plaît de tuer les gens. C’est ça, la religion. »

Il prit conscience d’un faible bourdonnement qu’il sentait plus qu’il n’entendait. Il semblait provenir de la pierre voisine. De petits points de lumière tremblotaient sous sa surface, comme des grains de mica.

Deuxfleurs ouvrait et fermait la bouche.

« Ils ne pourraient pas se contenter de fleurs, de fruits, des trucs comme ça ? fit-il. Quelque chose de symbolique ?

— Nan.

— Quelqu’un a déjà essayé ? »

Rincevent soupira. « Écoute, dit-il. Aucun grand prêtre qui se respecte ne va participer à tout ce cirque avec trompettes, procession, bannières et le reste pour ensuite planter son couteau dans une jonquille et deux ou trois prunes. Il faut te rendre à l’évidence, toutes ces histoires de rameaux d’or, de cycles de la nature et de je ne sais quoi ne se résument qu’au sexe et à la violence, généralement en même temps. »

À sa surprise, la lèvre de Deuxfleurs tremblait. Le touriste ne regardait pas seulement le monde à travers des lunettes roses, Rincevent le savait… il le regardait aussi à travers un cerveau rose et l’écoutait par des oreilles roses.

La mélopée annonçait un crescendo inéluctable. Le premier druide éprouvait le fil de sa faucille, et tous les yeux étaient tournés vers le doigt de pierre sur les collines enneigées au-delà du cercle, où la lune devait jouer la vedette surprise. « Pas la peine que tu…» Mais Rincevent parlait dans le vide.


* * *

Le paysage glacial en dehors du cercle n’était cependant pas totalement dénué de vie. D’une part, un groupe de mages, avertis par Trymon, s’approchait au même instant.

D’autre part, une silhouette courtaude et solitaire épiait elle aussi depuis l’abri d’une pierre providentiellement tombée. L’une des plus grandes légendes du Disque suivait avec beaucoup d’intérêt les événements qui se déroulaient dans le cercle de pierres.

Elle vit les druides se mettre en rond et chanter, vit le druide en chef lever sa faucille…

Entendit la voix.

« Dites ! Excusez-moi ! Je peux placer un mot ? »


* * *

Rincevent chercha désespérément autour de lui un moyen de s’échapper. Rien.

Deuxfleurs se tenait près de l’autel de pierre, un doigt en l’air, dans une attitude polie mais décidée.

Le mage se rappelait le jour où son compagnon avait estimé qu’un conducteur de bestiaux qui passait par là battait trop fort son bétail ; sa plaidoirie contre le mauvais traitement des animaux avait valu à Rincevent de se faire généreusement piétiner et légèrement encorner.

Les druides regardaient Deuxfleurs ; on les aurait dits en présence d’une brebis malade ou d’une pluie soudaine de grenouilles. Rincevent n’entendait pas bien ce que racontait le touriste, mais des bouts de phrases comme « coutumes ethniques », « des noisettes et des fleurs », lui parvenaient par-dessus le cercle silencieux.

Puis des doigts comme des allumettes au fromage se refermèrent sur la bouche du mage, une lame extrêmement effilée lui éplucha la pomme d’Adam et une voix étouffée lui souffla dans l’oreille :

« Paj un chon, chinon t’es un homme mort. »

Les yeux de Rincevent roulèrent dans leurs orbites comme s’ils cherchaient à sortir.

« Si vous ne voulez pas que je parle, comment saurez-vous que j’ai compris ce que vous venez de dire ? siffla-t-il.

— La ferme et dis-moi che que l’autre imbéchile est en train de faire !

— Non, mais écoutez, si je dois la fermer, comment puis-je…» Le couteau sur sa gorge se mua en trait de douleur, et Rincevent décida d’oublier la logique.

« Son nom, c’est Deuxfleurs. Il n’est pas du pays.

— Cha m’en a tout l’air. Un de tes jamis ?

— Nous entretenons ce type de relation haine-haine, oui. »

Rincevent ne voyait pas son ravisseur, mais d’après ce qu’il en sentait, l’autre devait avoir un corps tout en cintres. Il répandait aussi une forte odeur de menthe poivrée.

« L’en a dans les tripes, cha, j’reconnais. Fais jegjactement che que j’te dis, et peut-être que les tripes en quechtion serviront pas à l’attacher autour d’une de ches pierres.

— Brrr !

— Ils chont pas très joecuméniques dans l’checteur, tu vois. »

La lune, conformément aux lois de la conviction, choisit ce moment pour se lever, mais par égard pour celles de l’informatique le fit ailleurs qu’à l’endroit prévu par les pierres.

Ce qui apparut à sa place à travers les lambeaux de nuages, ce fut une étoile rouge éblouissante. Exactement à l’aplomb de la pierre la plus sacrée du cercle, elle étincelait comme la lueur qui hante les orbites vides de la Mort. Elle était menaçante, effrayante et, Rincevent ne manqua pas de le remarquer, un tout petit peu plus grosse que la nuit précédente.

Un cri d’horreur monta de l’assemblée des prêtres. La foule des talus alentour se pressa en avant ; ça promettait.

Rincevent sentit qu’on lui glissait le manche d’un couteau dans la main, et la voix chuintante derrière lui souffla : « T’as déjà fait che genre de choje ?

— Quel genre de chose ?

— Foncher dans jun temple, jigouiller les prêtres, rafler l’or et récupérer la fille chaine et chauve ?

— Non, pas précisément.

— Tu fais comme cha. »

À quelques centimètres de la tête de Rincevent, une voix lança le cri du babouin qui vient de se faire prendre la patte dans un canon à écho, puis une petite silhouette sèche et nerveuse le dépassa à toute allure.

À la lueur des torches il s’aperçut qu’il s’agissait d’un très vieil homme, de la variété maigrelette qu’on qualifie généralement d’« ingambe », complètement chauve, barbu presque jusqu’aux genoux, monté sur deux jambes-allumettes dont les varices dessinaient le plan des rues d’une grande ville. Malgré la neige, il ne portait rien de plus qu’un fourre-tout de cuir clouté et une paire de bottes qui auraient facilement hébergé une seconde paire de pieds.

Les deux druides les plus proches échangèrent un regard et soupesèrent leurs faucilles. Il y eut un bref mouvement indistinct, et ils s’écroulèrent en tas, râlant à l’agonie.

Dans l’agitation qui s’ensuivit, Rincevent se glissa en crabe vers la pierre d’autel en tenant son couteau du bout des doigts afin de ne pas s’attirer de réflexions désobligeantes. En fait, personne ne lui accorda grande attention ; les druides qui n’avaient pas fui le cercle, essentiellement les plus jeunes et les plus musclés, s’étaient rassemblés autour du petit vieux pour débattre de la question du sacrilège propre aux cercles de pierres, mais à en juger par les ricanements et grincements de cartilage, c’était lui qui menait la discussion.

Deuxfleurs suivait le combat avec intérêt. Rincevent l’attrapa par l’épaule.

« Allons-nous-en, dit-il.

— On ne pourrait pas lui donner un coup de main ?

— Je suis sûr qu’on ne ferait que le gêner, s’empressa de répliquer Rincevent. Tu sais ce que c’est que d’avoir des gens qui regardent par-dessus ton épaule quand tu es occupé.

— Au moins, on devrait secourir la jeune dame, reprit Deuxfleurs avec fermeté.

— D’accord, mais grouille-toi ! »

Deuxfleurs prit le couteau et se dépêcha de gagner la pierre d’autel. Après plusieurs essais ridicules, il parvint à trancher les liens de la fille qui s’assit pour éclater en sanglots.

« Tout va bien… commença-t-il.

— Ah, merde non, alors ! le coupa-t-elle en le foudroyant de deux yeux rougis. Pourquoi faut-il toujours des gens pour tout gâcher ? » Elle se moucha avec colère dans le bord de sa robe.

Deuxfleurs, embarrassé, leva la tête vers Rincevent.

« Euh… je crois que vous me comprenez mal, dit-il. Voyez-vous, nous venons de vous sauver d’une mort absolument certaine.

— Ce n’est pas facile par ici, fit-elle. Je veux dire, pour garder sa…» Elle rougit et tordit pitoyablement l’ourlet de sa robe. « Enfin, pour rester… pour ne pas se laisser… ne pas perdre ses qualifications…

— Qualifications ? » répéta Deuxfleurs qui gagna la Coupe Rincevent décernée à l’esprit le plus lent de tout le multivers. Les yeux de la fille s’étrécirent.

« Dire que je serais là-haut à l’heure qu’il est, auprès de la déesse de la Lune, à boire de l’hydromel dans une coupe d’argent, dit-elle avec humeur. Huit ans à rester à la maison le samedi soir fichus en l’air ! »

Elle regarda Rincevent et fit la grimace.

Il perçut alors quelque chose. Peut-être un bruit de pas à peine audible derrière lui, ou un mouvement réfléchi dans les yeux de la fille, en tout cas il se baissa.

Un objet passa en sifflant là où s’était trouvé son cou et ricocha sur le crâne chauve de Deuxfleurs. Rincevent pivota et vit l’archidruide qui armait son bras pour un nouveau coup de faucille ; à défaut de pouvoir s’échapper, il lança le pied.

Il atteignit le prêtre carrément sur la rotule. Tandis que l’homme hurlait et lâchait son arme, il se produisit un léger choc désagréable de chair et l’homme s’abattit en avant. Derrière lui, le petit vieux à longue barbe dégagea son épée du cadavre, l’essuya avec une poignée de neige et déclara : « Mon nerf chiatique me fait un mal de chien. Tu porteras le tréjor.

— Le trésor ? fit Rincevent d’une voix faible.

— Tous leurs chautoirs et le rechte. Tous leurs colliers en or. Ils jen ont des tas. Ch’est comme cha, les prêtres, crachouilla le vieillard. Des torques, des torques et encore des torques. Qui ch’est, la fille ?

— Elle ne veut pas qu’on la sauve », dit Rincevent. La fille regarda le petit vieux d’un air de défi à travers le barbouillage de son fard à paupières.

« Ben merde, alors », fit-il, et dans la foulée il la souleva, chancela un peu, pesta contre son arthrite et s’écroula par terre.

Au bout d’un moment, toujours étalé face contre terre, il lança : « Rechte pas là, echpèche de chalope de dingue… aide-moi à me relever. » À la surprise de Rincevent, et certainement à celle de la fille aussi, elle obéit.

Le mage, pendant ce temps, essayait de ranimer Deuxfleurs. Le touriste portait au tympan une éraflure apparemment peu profonde, mais il restait inconscient, la figure figée dans un sourire vaguement soucieux. Il avait la respiration faible et… bizarre.

Et il semblait léger. Pas simplement en dessous du poids normal, mais dépourvu de poids. Le mage aurait aussi bien pu tenir une ombre.

Rincevent se rappela ce qu’on racontait sur les druides, qu’ils se servaient de poisons étranges et terribles. Évidemment, on racontait aussi – c’étaient souvent les mêmes gens – que les escrocs avaient toujours les yeux rapprochés, que la foudre ne frappait jamais deux fois au même endroit et que si les dieux avaient voulu voir les hommes voler, ils leur auraient donné un billet d’avion. Mais quelque chose dans la légèreté de Deuxfleurs effraya Rincevent. L’effraya horriblement.

Il leva la tête pour regarder la fille. Elle avait jeté le vieux sur son épaule et elle adressa au mage un vague sourire d’excuse. De quelque part dans le creux de ses reins une voix lança : « On oublie rien ? Alors tirons-nous d’ichi avant qu’ils reviennent ! » Rincevent se coinça Deuxfleurs sous le bras et les suivit au petit trot. Ça paraissait la seule chose à faire.


* * *

Le petit vieux avait un gros cheval blanc attaché à un arbre desséché, dans une ravine envahie par la neige à quelque distance des cercles. L’animal arborait un beau poil luisant et son image de magnifique cheval de bataille n’était qu’à peine ternie par le rond de siège pour hémorroïdes accroché à la selle.

« O. K., dépoje-moi. Y a une bouteille d’une chorte de Uniment dans la chacoche de chelle, alors chi cha t’ennuie pas…»

Rincevent cala Deuxfleurs du mieux possible contre l’arbre et, au clair de lune – ainsi qu’à la faible lueur rouge de la nouvelle étoile lourde de menace, s’aperçut-il –, il détailla vraiment pour la première fois son sauveur.

L’homme n’avait qu’un œil ; un cache noir masquait l’autre. Un réseau de cicatrices couvrait son corps maigre pour l’heure contracté et enflammé par une tendinite. Ses dents avaient à l’évidence depuis longtemps décidé de prendre le large.

« Qui êtes-vous ? demanda le mage.

— Bethan », répondit la fille en étalant une pleine main d’onguent vert nauséabond dans le dos du vieillard. Si on lui avait demandé d’imaginer à quoi elle allait se consacrer une fois sauvée d’un sacrifice de vierge par un héros au blanc destrier, elle n’aurait probablement pas songé au Uniment, mais puisque Uniment il y avait, elle s’acquittait de sa tâche avec conscience. C’était l’impression qu’elle donnait.

« Pas toi, lui », dit Rincevent.

Un œil luisant comme une étoile se leva vers le mage.

« Mon nom, ch’est Cohen, mon gars. » Les mains de Bethan arrêtèrent leur va-et-vient.

« Le sieur Cohen ? fit-elle. Cohen le Barbare ?

— Le chieur Cohen lui-même.

— Holà, holà, fit Rincevent. Cohen, c’est un grand costaud… un cou de taureau, des pectoraux comme un sac rempli de ballons. Enfin quoi, c’est le plus grand guerrier du Disque, une légende de son vivant. Je me souviens de mon grand-père qui me racontait l’avoir vu… qui me racontait… qui me…»

Il hésita sous le regard perçant qui le fixait.

« Oh, dit-il. Oh. Bien sûr. Désolé.

— Oui, dit Cohen qui soupira. Ch’est cha, mon gars. Je chuis un vivant dans ma légende.

— Mince alors, fit Rincevent. Quel âge vous avez, exactement ?

— Quatre-vingt-chept.

— Mais vous avez été le plus grand ! dit Bethan. Les bardes chantent encore vos exploits. »

Cohen haussa les épaules et lâcha un petit glapissement de douleur.

« J’ai jamais touché de droits d’auteur », dit-il. Il contempla la neige d’un air chagrin. « Ch’est la chaga de ma vie. Quatre-vingts j’ans de métier, et tout cha pour quoi ? Des douleurs dans le dos, des j’hémorroïdes, une mauvaise digechtion et une chentaine de rechettes de choupe différentes. De la choupe ! Je détechte la choupe ! »

Le front de Bethan se plissa. « De la choupe ?

— De la soupe », expliqua Rincevent.

— Ouais, de la choupe, reprit Cohen, malheureux. Ch’est mes dents, vous comprenez. Perchonne vous prend au chérieux quand vous javez plus de dents ; ils dijent : « Va donc nous chier quelques rondins pour le feu, grand-père, et viens prendre un bol de choupe…» Cohen dirigea soudain son œil pénétrant sur Rincevent. « Ch’est une mauvaije toux que t’as là, mon gars. »

Rincevent détourna la tête, incapable de regarder Cohen en face. Puis son cœur chavira. Deuxfleurs était toujours adossé à l’arbre, inconscient, l’air calme et aussi réprobateur que possible en de telles circonstances.

Cohen parut se souvenir à son tour de lui. Il se remit debout sur des jambes chancelantes et se traîna jusqu’au touriste. Du pouce il lui ouvrit les deux yeux, puis examina l’éraflure, lui prit le pouls.

« Il est parti, dit-il.

— Mort ? » fit Rincevent. Au parlement de son esprit une douzaine d’émotions se dressèrent et se mirent à vociférer. Soulagement était en pleine logorrhée lorsque Commotion intervint pour un rappel à l’ordre, à la suite de quoi Ahurissement, Terreur et Perte en vinrent aux mains et ne se séparèrent qu’au moment où Honte entra timidement par la porte d’à côté pour connaître la raison de tout ce raffut.

« Non, répondit Cohen, songeur. Pas vraiment. Juchte… parti.

— Parti où ?

— Chais pas, dit Cohen, mais je crois connaître quelqu’un qui aurait peut-être une carte. »


* * *

Ailleurs sur le champ de neige, une demi-douzaine de minuscules points rouges luisaient dans l’ombre.

« Il n’est pas loin », dit le chef du groupe de mages, les yeux plongés dans une petite sphère de cristal.

Un marmonnement général monta des rangs derrière lui, qui laissait vaguement entendre que Rincevent aurait beau se trouver loin, il le serait encore moins qu’un bon bain chaud, un excellent repas et un lit douillet.

Puis le mage traînard qui peinait à l’arrière s’arrêta et dit : « Écoutez ! »

Ils écoutèrent. On distinguait les bruits discrets de l’hiver qui assurait sa prise sur le pays, les craquements des rochers, les bousculades assourdies des petites créatures dans leurs tunnels sous la couverture de neige. Dans une forêt au loin, un loup hurla, se sentit gêné en constatant que personne ne se joignait à lui et s’interrompit. On percevait le son argentin du clair de lune tombant comme une pluie de neige fondue. Et les sifflements d’une demi-douzaine de mages qui s’efforçaient de respirer calmement.

« Je n’entends rien du tout… commença l’un.

— Chhhut !

— Bon, bon…»

Puis ils l’entendirent tous : un faible crissement très lointain, comme si quelque chose se déplaçait à toute allure sur la croûte de neige.

« Des loups ? » fit un mage. Ils imaginèrent tous une centaine de bêtes efflanquées, affamées, qui bondissaient dans la nuit.

« N-non, répondit le chef. Trop régulier. Peut-être un messager ? »

C’était plus fort maintenant, des craquements rythmés comme si quelqu’un mangeait du céleri à la va-vite.

« Je vais envoyer une balle éclairante », dit le chef. Il ramassa une poignée de neige, la roula en boule, la jeta en l’air et l’alluma d’un jet de feu octarine qui lui jaillit du bout des doigts. Il se produisit un éblouissement bleu aussi bref que violent.

Il y eut un instant de silence. Puis un autre mage : « Pauvre couillon, je ne vois plus rien à présent. »

Ce fut la dernière chose qu’ils entendirent avant qu’un bolide rigide et bruyant surgi des ténèbres ne les percute et ne disparaisse dans la nuit.

Lorsqu’ils se dégagèrent mutuellement de la neige, tout ce qu’ils découvrirent, ce fut une piste toute tassée de petites empreintes de pieds. Des centaines de petites empreintes très rapprochées qui suivaient dans la neige une direction aussi rectiligne qu’un faisceau de projecteur.


* * *

« Une nécromancienne ! » fit Rincevent.

La vieille femme de l’autre côté du feu haussa les épaules et sortit un paquet de cartes graisseuses d’une poche invisible.

Malgré la forte gelée du dehors, l’intérieur de la yourte embaumait l’aisselle de forgeron et le mage transpirait déjà abondamment. Le crottin de cheval faisait un bon combustible, mais le Peuple du Cheval avait beaucoup à apprendre sur l’air conditionné, à commencer par ce que ça voulait dire.

Bethan se pencha de côté.

« C’est quoi, la nette romance ? chuchota-t-elle.

— La nécromancie. Parler aux morts, expliqua-t-il.

— Oh », fit-elle, vaguement déçue.

Ils avaient pris un repas de viande de cheval, de fromage de cheval et de boudin de cheval préparé par le maître-queue de cheval, arrosé d’une chopine de… bière clairette dont Rincevent préférait ignorer l’origine. Cohen (qui avait eu droit à la soupe de cheval) expliquait que les Tribus du Cheval des steppes centrales étaient nées en selle, ce que Rincevent estimait une impossibilité gynécologique, et qu’elles étaient particulièrement adeptes de magie naturelle, puisque la vie sur la steppe à perte de vue permet de constater avec quelle précision le ciel s’ajuste à la terre autour des bords, ce qui inspire naturellement de profondes pensées à l’esprit, du genre « pourquoi ? », « quand ? » et « si on essayait du bœuf pour changer ? »

La grand-mère du chef opina en direction de Rincevent puis étala les cartes devant elle.

Rincevent, la chose a déjà été signalée, était le plus mauvais mage du Disque : depuis que le Sortilège avait élu domicile dans sa tête, aucun autre ne pouvait y rester, de la même façon que les poissons ne s’éternisent pas dans l’étang où rôde un brochet. Mais il avait tout de même sa fierté, et les mages n’aiment pas voir des femmes s’adonner à la magie, aussi simple soit-elle. L’Université de l’Invisible n’avait jamais admis les femmes, soi-disant pour des problèmes de plomberie, mais la véritable raison, c’était la crainte informulée que si les femmes obtenaient le droit de mettre leur nez dans la magie, elles s’y révéleraient probablement excellentes, donc gênantes…

« De toute façon, je ne crois pas aux Carots, grommela-t-il. Toutes ces fables qui leur prêtent la sagesse concentrée de l’univers, c’est de la foutaise. »

La première carte, jaunie par la fumée et chiffonnée par l’âge, c’était…

Ç’aurait dû être l’Etoile. Mais le disque rond coutumier, aux petits rayons grossiers, s’était mué en minuscule point rouge. La vieille femme marmonna et griffa la carte de son ongle, puis lança un regard pénétrant à Rincevent.

« Je n’ai rien à voir là-dedans, moi », dit-il.

Elle retourna l’Importance de se Laver les Mains, le Huit d’Octogramme, le Dôme du Ciel, l’Étang de la Nuit, le Quatre d’Éléphant, l’As de Tortue et – Rincevent s’y attendait – la Mort.

Et sur cette carte-là aussi, quelque chose clochait. Elle aurait dû montrer un dessin assez réaliste de la Mort sur son cheval blanc, et jusque-là ça concordait. Mais le ciel avait une teinte rouge, et sur une colline au loin apparaissait une toute petite silhouette, à peine visible à la lueur des lampes à graisse de cheval. Rincevent n’eut pas besoin de l’identifier parce que derrière elle venait un coffre monté sur des centaines de petites jambes.

Le Bagage suit partout son propriétaire.

Rincevent porta son regard sur Deuxfleurs à l’autre bout de la tente, forme blême sur une pile de peaux de cheval.

« Il est vraiment mort ? » demanda-t-il. Cohen traduisit pour la vieille femme qui fit non de la tête. Elle tendit la main vers un petit coffret de bois par terre auprès d’elle et farfouilla dans un tas de sachets et de bouteilles pour en extraire une petite fiole verte dont elle versa le contenu dans la bière de Rincevent. Il considéra le mélange avec méfiance.

« Elle dit que ch’est une chorte de médechine, fit Cohen. Je la boirais chi j’étais toi, ches gens-là n’appréchient pas qu’on repouche leur hochpitalité.

— Ça ne va pas m’arracher la tête ?

— Elle dit que ch’est important pour toi de la boire.

— Bon, alors si vous êtes sûr qu’il n’y a rien à craindre… Ça ne risque toujours pas de rendre la bière plus mauvaise. »

Il prit une lampée, conscient de tous les regards braqués sur lui.

« Hum, dit-il. En fait, ce n’est pas du tout mau…»


* * *

Quelque chose le souleva et le jeta en l’air. Mais, dans un certain sens, il était toujours assis près du feu… Il se voyait, silhouette décroissante dans le cercle de lumière qui rapetissait rapidement. Les silhouettes réduites à la taille de jouets regardaient fixement son corps. Sauf la vieille femme. La tête levée, elle le regardait, lui, et souriait.


* * *

Les vieux mages de la mer Circulaire ne souriaient pas du tout, eux. Ils avaient conscience de se trouver en présence d’un phénomène parfaitement nouveau et redoutable : un jeune plein d’avidité.

En réalité, aucun d’eux n’avait vraiment de certitude sur l’âge de Trymon, mais ses cheveux rares étaient toujours noirs et sa peau avait un aspect cireux qu’on pouvait prendre, dans une lumière chiche, pour l’éclat de la jeunesse.

Assis à la longue table neuve et brillante de ce qui avait été le bureau de Galder Ciredutemps, les six chefs survivants des Huit Ordres se demandaient ce qu’avait Trymon de si particulier qui leur donnait envie de lui botter le derrière.

Il n’était pas ambitieux ni cruel. La cruauté allait de pair avec la bêtise ; ils savaient tous utiliser la cruauté d’autrui, et ils savaient assurément faire plier des ambitions. On ne restait pas longtemps mage de Huitième Niveau à moins de pratiquer une sorte de judo mental.

Il n’était pas sanguinaire, ni assoiffé de pouvoir, ni spécialement malfaisant. On ne tenait pas nécessairement de tels penchants pour des handicaps chez un mage. Les mages n’étaient, dans l’ensemble, pas plus malfaisants que, disons, un comité moyen du Rotary Club, et chacun s’était hissé au sommet de sa profession d’élection non pas tant grâce à ses dispositions pour la magie qu’à son assiduité à tirer parti des faiblesses des adversaires.

Il n’était pas particulièrement avisé. Question sagesse, chaque mage se trouvait plutôt formidable ; le boulot voulait ça.

Il n’avait même pas de charisme. Ils savaient tous reconnaître le charisme quand ils le voyaient, et Trymon en avait autant qu’un œuf de cane.

C’était ça, en fait…

Il n’était ni bon, ni méchant, ni cruel, ni exceptionnel en aucune manière sauf une : il avait élevé la banalité au rang des beaux-arts et cultivé un esprit aussi lugubre, implacable et logique que les pentes de l’Enfer.

Et le plus curieux, pour tous ces mages qui avaient rencontré durant leurs travaux maintes entités cracheuses de feu à ailes de chauve-souris et griffes de tigre dans l’intimité de l’octogramme magique, c’est que jamais encore ils ne s’étaient sentis aussi mal à l’aise qu’à l’instant où, avec dix minutes de retard, Trymon pénétra d’un pas décidé dans la pièce.

« Désolé pour mon retard, messieurs, mentit-il en se frottant vivement les mains. Tant à faire, tant à organiser, je suis sûr que vous savez ce que c’est. »

Les mages se lancèrent des regards en coin tandis que Trymon s’asseyait en bout de table et remuait des papiers d’un air affairé.

« Où est passé le fauteuil du vieux Galder, celui avec les bras de lion et les pieds de poulet ? » demanda Jiglad Wert. Il avait disparu, de même que la majeure partie du mobilier habituel, pour être remplacé par des fauteuils de cuir bas qui avaient l’air incroyablement confortables jusqu’à ce qu’on les ait occupés cinq minutes.

« Ce truc-là ? Oh, je l’ai fait brûler, répondit Trymon sans même lever les yeux.

— Brûler ? Mais c’était un fauteuil magique inestimable, un pur…

— Un vieux rossignol, j’en ai peur, dit Trymon qui gratifia l’autre d’un sourire fugitif. Je suis certain que les vrais mages n’ont pas besoin de ça. Maintenant, si je puis attirer votre attention sur les affaires courantes…

— C’est quoi, ce papier ? » fit Jiglad Wert, un Poudre-aux-Yeux, qui agita le document qu’on avait laissé devant lui ; et qui l’agitait d’autant plus frénétiquement que son propre fauteuil, dans sa tour encombrée et confortable, était si possible encore plus tarabiscoté que ne l’avait été celui de Galder.

« C’est un ordre du jour, Jiglad, dit Trymon d’un ton patient.

— Et depuis quand le jour nous donne-t-il des ordres ?

— Ce n’est qu’une liste des points dont nous avons à discuter. C’est très simple, je vous demande pardon si vous avez l’impression que…

— On n’en a jamais eu besoin jusqu’ici !

— Moi, je pense que si, c’est seulement que vous n’en avez jamais utilisé », dit Trymon, et la raison résonnait dans sa voix.

Wert hésita. « Bon, très bien, fit-il d’un air renfrogné tout en quêtant un appui autour de la table, mais ça veut dire quoi, ça (il approcha le papier tout près de ses yeux) : « Successeur de Greyhald Spold » ? Le poste revient à Rhunlet Vard, non ? Ça fait des années qu’il attend.

— Oui, mais est-il en bonne santé ? dit Trymon.

— Comment ?

— Nous sommes tous conscients, j’en suis sûr, de l’importance d’une direction digne de ce nom. Vous comprenez, Vard est… ma foi, méritant, bien entendu, à sa manière, mais…

— Ça n’est pas nos affaires, dit un des autres mages.

— Non, mais ça pourrait le devenir », répondit Trymon.

Il y eut un silence.

« Se mêler des affaires d’un autre ordre ? fit Wert.

— Évidemment non, fit Trymon. Je suggère simplement que nous pourrions donner… des conseils. Mais nous en discuterons plus tard…»

Les mages n’avaient jamais entendu parler de « base politique », sinon Trymon n’aurait jamais pu faire passer ça. Mais pour tout dire, le fait d’aider autrui à gagner le pouvoir, même pour renforcer leur propre position, leur était étranger. En ce qui les concernait, chaque mage était seul. Sans compter les entités paranormales hostiles, c’était déjà bien suffisant pour un mage ambitieux de combattre ses ennemis au sein de son propre ordre.

« Je crois que nous devrions à présent nous pencher sur le cas de Rincevent, dit Trymon.

— Et de l’étoile, ajouta Wert. Les gens font des réflexions, vous savez.

— Oui, ils disent que c’est à nous de faire quelque chose, dit Lumuel Panter, de l’Ordre de Minuit. Mais quoi ? Je voudrais bien le savoir.

— Oh, ça n’est pas compliqué, répondit Wert. Ils répètent que nous devrions lire l’In-Octavo. C’est ce qu’ils disent toujours. Les récoltes sont mauvaises ? Lisez l’In-Octavo. Les vaches malades ? Lisez l’In-Octavo. Les Sortilèges arrangeront tout ça.

— Il y a peut-être quelque chose là-dedans, dit Trymon. Feu mon… euh… prédécesseur a beaucoup étudié l’In-Octavo.

— Comme nous tous, fit Panter sèchement, mais ça nous avance à quoi ? Il faut que les Huit Sortilèges agissent ensemble. Oh, je suis d’accord, si tout le reste échoue, nous devrons peut-être courir le risque, mais il faut énoncer les huit ensemble ou aucun… et l’un d’eux se trouve dans la tête de Rincevent.

— Et on n’arrive pas à mettre la main sur lui, dit Trymon. Car c’est bien le cas, non ? Je suis sûr que nous avons tous essayé, à titre personnel. »

Les mages s’entre-regardèrent, embarrassés. Wert finit par dire : « Oui. D’accord. Cartes sur table. On dirait que je suis incapable de le localiser.

— J’ai essayé la boule de cristal, dit un autre. Rien.

— J’ai envoyé des familiers », dit un troisième. Les autres se redressèrent. Si le programme prévoyait de confesser ses échecs, alors ils allaient bien faire comprendre avec quel héroïsme ils avaient échoué.

« C’est tout ? Moi, j’ai envoyé des démons.

— Moi, j’ai regardé dans le Miroir de Surveillance.

— Hier soir, je l’ai cherché dans les Runes de M’haw.

— Sachez que j’ai essayé à la fois les Runes, le Miroir et les entrailles de manicreach.

— Moi, j’ai parlé aux bêtes des champs et aux oiseaux de l’air.

— Des résultats ?

— Nenni.

— Eh bien, moi, j’ai questionné jusqu’aux os du pays, oui-da, les gros rochers et les montagnes. »

Un silence glacial tomba soudain. Tout le monde considéra le mage qui venait de parler. Il s’agissait de Ganmack Arbrallet, des Vénérables Voyants, qui s’agita sur son siège, mal à l’aise.

« C’est ça, à d’autres, fit quelqu’un.

— Je n’ai jamais dit qu’il m’avaient répondu. »

Trymon parcourut la table du regard.

« Moi, j’ai envoyé quelqu’un pour le retrouver », dit-il.

Wert renifla. « Ça n’a pas très bien marché les deux dernières fois, il me semble.

— Parce que nous avons compté sur la magie, et il est clair que Rincevent a réussi je ne sais comment à s’en cacher. Mais il ne peut pas cacher ses traces.

— Vous avez mis un pisteur sur le coup ?

— D’une certaine façon ?

— Un héros ? » Wert réussit à charger de sens ce seul mot. Avec la même intonation, dans un autre univers, un Sudiste aurait dit « salaud de Yankee ».

Les mages regardèrent Trymon, bouche bée.

« Oui, répondit-il calmement.

— Avec l’autorisation de qui ? » voulut savoir Wert. Trymon dirigea vers lui ses yeux gris.

« Avec la mienne. Je n’en avais pas besoin d’autre.

— C’est… c’est parfaitement irrégulier ! Depuis quand les mages ont-ils besoin d’embaucher des héros pour faire leur travail ?

— Depuis que les mages s’aperçoivent que leur magie ne marche pas, dit Trymon.

— Une défaillance passagère, rien de plus. »

Trymon haussa les épaules. « Peut-être, dit-il, mais on n’a pas le temps de le vérifier. Prouvez-moi que j’ai tort. Retrouvez Rincevent en interrogeant vos boules de cristal ou en parlant aux oiseaux. Mais pour ma part, je suis censé faire preuve de sagesse. Et l’homme sage agit en fonction des circonstances. »

Il est notoire que mages et guerriers ne s’entendent pas. Les premiers tiennent les seconds pour un ramassis d’imbéciles sanguinaires incapables de réfléchir et de mettre un pied devant l’autre en même temps, tandis que les seconds se méfient naturellement d’une assemblée de marmonneurs en robes longues.

Ah oui ? font les mages. C’est comme ça ? Vous n’avez pas regardé les colliers à clous et les muscles huilés qu’on voit à la Jeunesse Ouvrière Païenne, alors ? À quoi les héros répliquent : elle est bien bonne, entendre ça de la part d’une bande de lavettes qui ne s’approchent pas des femmes, soi-disant – le croiriez-vous ? – parce qu’elles leur pompent leur puissance magique. Parfaitement, répondent les mages, et y en a marre de vous et de vos petites bourses de cuir avantageuses. Ah ouais ? font les héros. Alors pourquoi vous…

Et ainsi de suite. Ces querelles durent depuis des siècles et elles ont souvent dégénéré en grandes batailles qui ont rendu de vastes portions de territoire inhabitables à cause des harmoniques magiques.

En fait, le héros qui au même moment galopait vers les Plaines du Vortex ne se mêlait pas de ce genre de disputes, d’abord parce que personne ne les prenait au sérieux mais surtout parce que le héros en question était une héroïne. Rousse.

À ce point d’un récit, on se tourne en général vers le dessinateur de couverture pour lui parler longuement de cuir, de cuissardes et de flamberges au vent.

Des mots tels que « formes pleines », « rondeurs » voire « air polisson » se glissent dans la narration, jusqu’à ce que l’auteur n’ait plus qu’à prendre une douche froide et aller s’allonger.

Ce qui est plutôt ridicule parce qu’une femme qui décide de vivre par l’épée a peu de chances de ressembler à ce que l’acheteur spécialisé admire sur les couvertures du plus osé des catalogues de lingerie.

Bon, d’accord ! Disons que Herrena la Harpie au Henné aurait fait son petit effet après un bon bain, un gros travail de manucure et moulée dans le haut de gamme des rayons cuir de la boutique Articles martiaux orientaux et exotiques de Woo Hun Ling, rue des Héros, mais pour l’heure elle était vêtue d’une fine cotte de mailles, chaussée de bottes souples et armée d’une courte épée.

D’accord, peut-être que les bottes étaient en cuir. Mais pas noires.

Un certain nombre de cavaliers basanés l’accompagnaient. Ils ne tarderont sûrement pas à se faire tuer, alors leur description ne s’impose guère. Il n’y avait rien du tout de polisson chez eux.

Écoutez, ils peuvent porter du cuir si vous y tenez.

Herrena n’en était pas trop satisfaite, mais il n’y avait personne d’autre de disponible à Morpork. Un grand nombre d’habitants quittaient la ville et gagnaient les collines pour fuir la terreur que leur inspirait la nouvelle étoile.

Herrena filait aussi vers les collines, mais pour une autre raison. Du côté Bord et Direct des Plaines se dressaient les Montagnes Osdetroll. Herrena, qui profitait depuis des années de l’égalité unique des chances offerte à toute femme sachant faire chanter l’épée, se fiait à ses instincts.

Ce Rincevent, tel que Trymon l’avait décrit, c’était un rat, et les rats aiment se terrer. N’importe comment, en partant pour les montagnes Herrena s’éloignait de Trymon ; il avait beau être son employeur du moment, elle était bien contente de ne plus le voir. Quelque chose dans ses manières lui donnait des démangeaisons dans les poings.


* * *

Rincevent savait qu’il aurait dû paniquer, mais la chose était difficile car – et ça, il l’ignorait – les émotions telles que la panique, la terreur et la colère dépendent toutes de machins qui barbotent dans des glandes, et les glandes de Rincevent se trouvaient encore dans son corps.

Difficile aussi de savoir où était son vrai corps, mais lorsqu’il regarda vers le bas, il vit une fine ligne bleue qui lui sortait de ce qu’il continuait d’appeler, par égard pour sa santé mentale, sa cheville, et disparaissait dans les ténèbres qui l’entouraient ; il semblait raisonnable de penser que son corps se trouvait à l’autre bout.

Ce n’était pas un corps d’une exceptionnelle qualité, il le reconnaissait volontiers, mais il accordait à un ou deux éléments une valeur sentimentale, et il lui apparut soudain que si la petite ligne bleue venait à casser, il devrait passer le reste de sa v… son existence à rôder autour des tables de oui-ja en jouant les tantines défuntes, et autres occupations auxquelles se livrent les âmes perdues pour tuer le temps.

Pareille horreur l’épouvanta tellement qu’il sentit à peine ses pieds toucher le sol. Un sol, en tout cas ; il estima qu’il ne devait sûrement pas s’agir du sol qui, autant qu’il en souvenait, n’était pas noir et ne tournoyait pas aussi bizarrement.

Il jeta un regard circulaire.

Tout autour, des montagnes effilées embrochaient un ciel glacé piqué d’étoiles cruelles, des étoiles qui n’apparaissaient sur aucune carte céleste du multivers. Et au beau milieu luisait un disque rouge malveillant. Rincevent frissonna et détourna le regard. Devant lui, le terrain descendait brusquement, tandis qu’un vent sec chuchotait dans les rochers fendus par le gel.

Il chuchotait vraiment. Alors que des tourbillons gris se prenaient dans sa robe et lui tiraillaient les cheveux, Rincevent crut entendre des voix faibles et éloignées dire des phrases du genre : « T’es sûr que c’étaient des champignons comestibles, dans le ragoût ? Je me sens un peu…» « Il y a une très jolie vue si tu te penches par-dessus ce…» « Ne t’inquiète pas, c’est une égratignure. » « Fais donc attention où tu pointes cet arc, t’as failli…»

Et ainsi de suite.

Il descendit la pente en trébuchant, les doigts dans les oreilles, jusqu’à ce que s’offre à ses yeux un spectacle que peu de vivants ont l’occasion de contempler.

Le sol plongeait brusquement pour former un vaste entonnoir d’un bon kilomètre et demi de diamètre, dans lequel le vent des âmes des morts soufflait un formidable murmure qui rebondissait en écho, comme si le Disque lui-même respirait. Mais un étroit éperon rocheux s’arquait au-dessus du trou et s’achevait dans un affleurement de peut-être une trentaine de mètres de large.

Il y avait un jardin au bout, avec des vergers et des parterres de fleurs, ainsi qu’une chaumière noire aux dimensions modestes. Un raidillon y conduisait.

Rincevent regarda derrière lui. La ligne bleue brillante était toujours là.

Le Bagage aussi.

Tapi sur le sentier, il l’observait.

Rincevent n’avait jamais fait bon ménage avec le Bagage qui lui donnait toujours l’impression de le désapprouver. Mais pour une fois il ne semblait pas lui en vouloir. Il avait l’air pathétique du chien qui rentre après avoir batifolé dans les bouses de vache et découvre que la famille a déménagé pour le continent voisin.

« D’accord, fit Rincevent. Viens. »

Le Bagage déplia les jambes et gravit le sentier derrière lui.

Le mage s’était plus ou moins attendu à trouver le jardin de l’affleurement envahi de fleurs fanées ; en fait les parterres étaient bien entretenus et manifestement plantés par un jardinier qui avait l’œil pour la couleur, tant qu’il s’agissait de violet deuil, de noir tombeau ou de blanc linceul. De gigantesques lis embaumaient l’atmosphère. Un cadran solaire sans gnomon trônait au milieu d’une pelouse frais fauchée.

Le Bagage sur les talons, Rincevent monta un sentier de gravillons de marbre qui le mena derrière la chaumière ; il poussa une porte.

Quatre chevaux le regardèrent par-dessus le bord de leurs musettes mangeoires. Ils étaient chauds, vivants, et rarement Rincevent avait rencontré de bêtes aussi bien pansées. L’un d’eux, grand et blanc, avait une stalle pour lui tout seul, et un harnais noir et argent pendait par-dessus la porte. Les trois autres étaient attachés devant un râtelier du mur d’en face, comme si des visiteurs venaient de débarquer. Ils considérèrent Rincevent avec une vague curiosité animale.

Le Bagage lui buta dans la cheville. Le mage se retourna et cracha : « Dégage ! » Le Bagage recula. Il avait l’air confus.

Sur la pointe des pieds, Rincevent s’approcha de la porte à l’autre bout et la poussa prudemment. Elle ouvrait sur un corridor dallé qui à son tour donnait sur un grand vestibule.

Il progressa à pas de loup, le dos collé au mur. Derrière lui, le Bagage se dressa sur la pointe des pieds et glissa nerveusement au-dessus du sol.

Pour ce qui était du vestibule…

Disons qu’il avait beau apparaître beaucoup plus grand que toute la chaumière vue de l’extérieur, ce n’était pas ça qui inquiétait Rincevent ; de la manière dont les choses tournaient ces temps-ci, il aurait ricané au nez du premier qui aurait prétendu qu’on ne pouvait pas transvaser une bouteille dans une chopine. Ce n’était pas le décor non plus, dans le style Crypte ancien, qui en rajoutait question tentures noires.

C’était l’horloge. Très grande, elle occupait un espace entre deux escaliers de bois en arcs de cercle couverts de sculptures représentant ce qu’un homme normal ne voit qu’après avoir forcé sur des produits illicites.

Elle avait un balancier très long, un balancier qui allait et venait lentement, dont le tic-tac agaça les dents du mage, le genre de tic-tac réfléchi, désagréable, qui tient à bien faire comprendre que chaque tic et chaque tac vous retire une nouvelle seconde de vie. Le genre de petit bruit qui laisse clairement entendre que dans un hypothétique sablier, quelque part, d’autres grains de sable ont cédé sous vos pieds.

Il va sans dire, la lentille du balancier était tranchante, une vraie lame de rasoir.

Quelque chose le heurta dans le creux des reins. Il se retourna, en colère. « Écoute, toi, saloperie de caisse, je t’ai dit…»

Ce n’était pas le Bagage. C’était une jeune femme, aux cheveux argent, aux yeux argent, plutôt déconcertée.

« Oh, fit Rincevent. Euh… hello ?

— Vous êtes vivant ? » dit-elle. Elle avait le type de voix qu’on associe généralement aux parasols de plage, aux huiles solaires et aux long drinks bien frais.

« Ben, j’espère, répondit Rincevent qui se demanda si ses glandes prenaient du bon temps là où elles se trouvaient. Des fois, j’ai des doutes. Où sommes-nous, ici ?

— Chez la Mort, dit-elle.

— Ah », fit Rincevent. Il se passa la langue sur des lèvres sèches. « Bon, eh bien, ravi de vous avoir rencontrée, je crois que je dois y aller…»

Elle frappa des mains. « Oh, il ne faut pas partir ! dit-elle. Ce n’est pas souvent que nous avons des vivants chez nous. Les morts sont si tuants, vous ne croyez pas ?

— Euh… si, approuva Rincevent avec ferveur, l’œil sur la porte. Pas beaucoup de conversation, j’imagine.

— Avec eux, c’est toujours : « Quand je vivais…» et « On savait vraiment respirer de mon temps…» sourit-elle en posant une main blanche et menue sur son bras. Et puis ils sont tellement attachés à leurs petites habitudes. Vraiment pas drôles. Tellement guindés.

— Raides ? » proposa Rincevent. Elle le propulsait vers un passage voûté.

« Absolument. C’est quoi, votre nom ? Moi, c’est Ysabell.

— Euh… Rincevent. Excusez-moi, mais si la Mort habite cette maison, qu’est-ce que vous y faites ? Vous ne m’avez pas l’air morte.

— Oh, je vis ici. » Elle le regarda attentivement. « Dites, vous ne venez pas sauver la petite amie que vous avez perdue, au moins ? Parce que papa, ça l’embête toujours, il dit qu’il est bien content de ne jamais dormir, sinon il se ferait réveiller à tout bout de champ par le défilé des jeunes héros qui descendent ici pour remonter des tas de bécasses, qu’il dit.

— Ça se fait beaucoup, hein ? fit Rincevent d’une voix faible tandis qu’ils longeaient un corridor tendu de noir.

— Tout le temps. Je trouve ça très romantique. Seulement, en repartant, il ne faut surtout pas regarder en arrière.

— Pourquoi donc ? »

Elle haussa les épaules. « Je ne sais pas. Peut-être que la vue est moche. Vous êtes un héros, à propos ?

— Euh… non. Pas vraiment. Pas du tout, en réalité. Encore moins que ça, en fait. Je suis juste venu chercher un ami à moi, dit-il, l’air piteux. Vous ne l’avez pas vu, je suppose ? Un petit gros qui cause beaucoup, qui porte des lunettes et de drôles de vêtements. »

À mesure qu’il parlait, il prit conscience d’avoir peut-être laissé passer un détail vital. Il ferma les yeux et s’efforça de se remémorer les dernières minutes de conversation. Puis ça lui revint, avec la force d’un sac de sable.

« Papa ? »

Elle baissa modestement les yeux. « Adoptée, à vrai dire, fit-elle. Il m’a trouvée toute petite, qu’il dit. Une triste histoire. » Son visage s’éclaira. « Mais venez donc le voir… Il reçoit ses amis ce soir, je suis sûre que votre visite lui fera plaisir. Il ne fréquente pas beaucoup de monde. Moi non plus, d’ailleurs, ajouta-t-elle.

— Désolé, fit Rincevent. Mais j’ai bien compris ? Nous parlons de la Mort, c’est ça ? Grand, maigre, les orbites vides, un as de la faux ? »

Elle soupira. « Oui. Les apparences sont contre lui, j’en ai peur. »

Même si Rincevent, comme précédemment mentionné, était à la magie ce que la bicyclette est à un bourdon, il bénéficiait malgré tout d’un privilège accordé aux hommes de l’art : à l’heure du trépas, ce serait la Mort en personne qui viendrait réclamer son dû (au lieu de refiler le boulot à une personnification anthropomorphique et mythologique d’échelon inférieur, comme c’est souvent le cas). Profitant des incompétences de ceux chargés de l’occire, Rincevent s’était ingénié à ne pas mourir à l’heure prévue, et s’il y a une chose dont la Mort a horreur, c’est le manque de ponctualité.

Загрузка...