CHAPITRE V

C’est environ un mois après notre visite à la cité engloutie, selon nos calculs, que s’est produit une chose imprévue et saisissante. Nous croyions que nous étions désormais immunisés contre les chocs, et qu’aucun fait nouveau ne pourrait nous émouvoir grandement. Or ce que je vais maintenant vous raconter a dépassé les prévisions de notre imagination.

La nouvelle qu’un événement important avait eu lieu nous a été rapportée par Scanlan. Il faut que vous compreniez bien que nous étions dans l’arche, jusqu’à un certain point, comme chez nous. Que nous savions où étaient situées les salles de repos collectif et les salles de spectacles. Que nous assistions à des concerts (leur musique était aussi étrange que compliquée) et à des représentations théâtrales où les mots incompréhensibles trouvaient leur traduction dans des gestes très vivants et très dramatiques. Enfin que nous faisions partie de la communauté. Nous rendions visite à diverses familles, et notre existence (la mienne, en tout cas) était éclairée par le charme qui émanait de ce peuple en général, et en particulier d’une chère jeune fille dont j’ai déjà parlé. Mona était la fille de l’un des chefs de la tribu, et j’ai trouvé dans sa famille un accueil chaleureux qui faisait oublier les différences de race et de langue. Quand nous en sommes venus au plus tendre des langages, je n’ai pas constaté d’ailleurs beaucoup de différences entre la vieille Atlantide et la jeune Amérique. Il me semble que ce qui aurait plu à une jeune fille du Brown’s College dans le Massachusetts ne plaisait pas moins à une jeune fille habitant sous les eaux.

Mais je reviens à l’arrivée de Scanlan dans notre chambre.

— Dites donc, il y en a un qui vient juste de rentrer, et si excité qu’il en oubliait de retirer sa cloche ! Il pérorait depuis plusieurs minutes avant d’avoir compris que personne ne l’entendait. Quand il l’a retirée, alors ç’a été un bla-bla-bla débité tout d’une haleine, et à présent ils le suivent tous vers la base avancée. Je vous invite à foncer dans l’eau, car il se passe certainement quelque chose qui vaut la peine d’être vu.

Nous sommes sortis en courant, et nous avons découvert que tous nos amis se précipitaient dans le couloir ; nous nous sommes joints à la procession, nous nous sommes « mis sous cloche » et nous nous sommes mêlés à la foule qui s’élançait sur le lit de l’Océan, conduite par le messager. Nous avions du mal à suivre l’allure des Atlantes ; mais ils avaient emporté des lampes électriques, dont la réverbération nous a guidés, malgré nos nombreuses chutes. Ils longeaient la base des falaises basaltiques ; puis ils se sont engagés dans une sorte d’escalier aux marches creusées par les pas ; cet escalier menait au sommet des falaises ; le relief y était accidenté, parsemé de pics déchiquetés et aussi de profondes crevasses. Notre marche n’en a pas été favorisée. Au sortir de ce chaos de lave antique, nous avons débouché sur une plaine circulaire, éclairée par la phosphorescence ; en son milieu j’ai distingué quelque chose dont l’aspect m’a cloué sur place. J’ai regardé mes compagnons : leurs physionomies reflétaient une émotion aussi intense que la mienne.

À demi-enseveli dans le limon, un steamer de bonne taille était couché. Sa cheminée était cassée à angle droit, et le mât de misaine coupé ras ; à part cela, le navire paraissait intact, aussi propre et net que s’il venait de quitter le quai. Nous avons couru sous l’étrave. Jugez de nos sentiments quand nous avons lu « Stratford, London » Notre navire nous avait suivis dans le gouffre Maracot !

Bien sûr, après le premier choc, nous avons été moins surpris … Nous nous sommes rappelé le baromètre qui tombait, les voiles rentrées du petit bateau norvégien, le gros nuage noir à l’horizon. Un cyclone subit avait dû éclater, assez violent pour envoyer par le fond notre Stratford. Il n’était que trop évident que tout l’équipage avait péri, car la plupart des canots pendaient des bossoirs dans un état plus ou moins avancé de destruction ; par ailleurs, aucun canot n’aurait survécu à un ouragan pareil. La tragédie avait dû se dérouler une ou deux heures après notre drame personnel. Peut-être la ligne de sonde que nous avions vue avait-elle été ramenée juste avant le coup fatal ? C’était terrible, mais fantastique, de penser que nous étions encore en vie, tandis que ceux qui nous avaient pleurés étaient eux-mêmes anéantis. Nous avons été incapables de préciser si le navire avait été dérivé entre deux eaux ou s’il gisait depuis quelque temps déjà là où un Atlante venait de le découvrir.

Le pauvre capitaine Howie, ou plutôt ce qui restait de lui, était encore à son poste sur le pont, avec les mains crispées sur le bastingage. Son corps, les corps de trois chauffeurs dans la salle des machines étaient les seuls à avoir sombré avec le navire. Ils ont été retirés selon nos directives, et ensevelis sous le limon ; des couronnes de fleurs marines ont été déposées sur leur tombe. Je fournis ces détails avec l’espoir qu’ils pourront apporter un peu de réconfort à Madame Howie dans son chagrin. Nous ignorions les noms des chauffeurs.

Pendant que nous accomplissions ce dernier devoir, les petits Atlantes se répandaient sur le Strafford. Ils se faufilaient partout ; on aurait dit des souris sur un fromage. Leur nervosité, leur curiosité nous ont révélé que c’était sans doute le premier navire moderne, le premier steamer, qui avait sombré près d’eux. Nous avons en effet constaté plus tard que leur appareil d’oxygène sous la cloche vitreuse ne leur permettait pas de demeurer longtemps éloignés du poste de recharge ; leur champ d’action pour explorer le fond de la mer était donc limité à quelques kilomètres. Ils se sont affairés immédiatement à démolir l’épave et à emporter tout ce qui leur semblait d’une utilité quelconque. Nous avons été assez satisfaits, pour notre part, de faire un tour jusqu’à nos cabines afin d’en retirer des vêtements et des livres qui n’étaient pas complètement hors d’usage.

Parmi les divers objets que nous avons récupérés, figurait le journal de navigation du Stratford ; le capitaine l’avait scrupuleusement tenu à jour jusqu’au moment du sinistre. Vraiment il était étrange que nous pussions le lire, tandis que son auteur avait péri ! Voici la dernière page :

« 3 octobre. — Courageux mais téméraires, les trois explorateurs sont aujourd’hui descendus, contre ma volonté et malgré mes conseils, dans leur cage d’acier vers le fond de l’Océan, et l’accident que j’avais prévu s’est produit. Que leurs âmes reposent en paix ! Leur descente a commencé à onze heures du matin, et je me demandais si je ne ferais pas mieux de leur interdire cette expérience, car un grain s’annonçait. Je regrette de ne pas avoir obéi à mon impulsion, mais je n’aurais fait que retarder une tragédie inévitable. Je leur ai dit adieu à chacun, avec la certitude que je ne les reverrais jamais. Pendant quelque temps, tout s’est bien passé ; à onze heures quarante-cinq ils avaient atteint une profondeur de trois cents brasses, et ils touchaient le fond. Le docteur Maracot a envoyé plusieurs messages ; tout semblait se dérouler normalement, quand j’ai tout à coup entendu sa voix bouleversée, et le câble s’est mis à s’agiter avant de se rompre, brutalement. Il sembla qu’ils se trouvaient à cet instant au-dessus d’un gouffre profond, car sur l’ordre du docteur Maracot le navire s’était très lentement avancé. Les tubes d’air ont continué à fonctionner jusqu’à une distance que j’évalue à huit cents mètres ; puis ils se sont rompus eux aussi. Nous n’avons désormais plus aucun espoir d’avoir des nouvelles du docteur Maracot, de Monsieur Headley ou de Monsieur Scanlan.

« Et cependant il me faut relater une chose extraordinaire, mais sur laquelle je n’ai pas le temps de m’appesantir, car le temps se gâte et un orage menace. Une sonde de grands fonds avait été descendue en même temps ; la profondeur enregistrée a été de l’ordre de huit mille mètres. Le poids a été, comme de juste, abandonné au fond, mais le filin a été remonté et, pour aussi incroyable que cela paraisse, le mouchoir de Monsieur Headley y était accroché. L’équipage en a été tout surpris ; personne n’a pu s’expliquer comment ce miracle s’était produit. J’y reviendrai plus tard. Nous sommes restés quelques heures dans les parages dans l’espoir d’apercevoir quelque chose à la surface, et nous avons remonté le câble, dont le bout était déchiqueté. Mais il faut que je m’occupe du navire : je n’ai jamais vu un ciel plus redoutable ; le baromètre dégringole. »

Voilà comment nous avons reçu les dernières nouvelles de nos anciens compagnons. Un cyclone terrible s’est sans aucun doute abattu sur le navire et l’a coulé.

Nous avons tourné autour de l’épave jusqu’à ce qu’un certain manque d’air sous nos cloches de verre et la sensation d’un poids oppressant sur nos poitrines nous aient avertis qu’il était grand temps de songer à notre retour. C’est au cours de ce retour qu’une aventure nous a montré les dangers imprévisibles auxquels sont exposés les habitants des grands fonds marins, et nous a expliqué pourquoi leur nombre, en dépit des siècles écoulés, avait relativement peu augmenté : y compris les esclaves grecs, la population n’excédait pas plus de quatre ou cinq mille âmes. Nous avions donc redescendu les marches, et nous longions la jungle qui borde les falaises de basalte, quand Manda a levé le bras en l’air pour désigner quelque chose et il a fait de grands signes à l’un des membres de notre groupe qui se trouvait à quelque distance. En même temps, avec ceux qui l’entouraient, il a couru vers de grosses pierres ; nous nous sommes tous abrités derrière elles. C’est alors que nous avons compris la cause de leur frayeur. À quelques mètres au-dessus de nos têtes, descendant rapidement, un énorme poisson d’une forme tout à fait exceptionnelle, était apparu. On aurait dit un grand lit de plumes flottant, moelleux et rembourré, blanc par en-dessous, avec une longue frange rouge dont la vibration le propulsait dans l’eau. Il ne semblait posséder ni bouche ni yeux ; mais il n’a pas tardé à nous prouver son agilité extraordinaire. Le membre de notre groupe qui se trouvait à découvert a voulu rejoindre notre abri, mais il s’y était pris trop tard. J’ai vu son visage convulsé de terreur. Le monstre l’a enlacé de tous côtés ; il palpitait d’une manière épouvantable en l’enveloppant ; il le serrait comme s’il voulait l’écraser contre les rochers de corail. La tragédie se déroulait à quelques mètres de nous ; cependant nos compagnons étaient tellement surpris par sa soudaineté qu’ils semblaient paralysés. C’est Scanlan qui a effectué une sortie et qui, sautant sur le large dos du monstre (un dos taché de rouge et de brun) a enfoncé le bout pointu de son bâton de métal dans l’enveloppe molle de la bête.

J’ai suivi l’exemple de Scanlan ; finalement Maracot et les autres ont attaqué le monstre qui a battu lentement en retraite en laissant derrière lui une trace d’excrétion huileuse et glutineuse. Notre aide n’avait pu sauver la victime, car l’étreinte du grand poisson avait brisé sa cloche vitreuse, et il avait péri noyé. Quand nous avons ramené son cadavre dans l’Arche du refuge, ç’a été un jour de deuil, mais aussi pour nous un jour de triomphe, car la promptitude de notre action nous avait valu les louanges admiratives de nos compagnons. Quant au poisson, le docteur Maracot nous a affirmé qu’il s’agissait d’un spécimen connu des ichtyologues, mais d’une taille absolument colossale.

Je mentionne ce monstre parce qu’il a été la cause d’un drame ; mais je pourrais (et peut-être le ferai-je) écrire un livre sur les formes de vie que nous avons vues. Le rouge et le noir sont les couleurs prédominantes dans la vie des grands fonds, tandis que la végétation est d’un pâle vert olive ; sa fibre est si coriace que nos chaluts l’arrachent rarement : voilà pourquoi la science croit que le lit de l’Océan est nu. De nombreux animaux marins sont d’une beauté adorable ; d’autres au contraire arborent une horreur si grotesque qu’ils ressemblent à des images nées d’un délire, mais ils constituent un danger que ne peut égaler aucun animal de la terre. J’ai vu une torpille noire qui avait dix mètres de long avec un croc abominable sur la queue ; un seul coup de cette queue aurait tué n’importe quelle créature vivante. J’ai vu aussi une grenouille géante, avec des yeux verts saillants, qui n’était qu’une gueule béante avec un énorme estomac par derrière ; la rencontrer c’était la mort pour quiconque n’était pas muni d’une lampe électrique dont le rayon la faisait fuir. J’ai vu l’anguille aveugle et rouge des rochers, qui tue par une émission de poison, et j’ai vu encore le scorpion de mer géant, l’une des terreurs des bas-fonds.

Une fois j’ai eu le privilège de voir le vrai serpent de mer ; cette bête n’apparaît presque jamais aux yeux des hommes, car elle vit dans les grands fonds et on ne la trouve en surface que lorsqu’une convulsion sous-marine l’a chassée de ses repaires. Deux serpents de mer nageaient, ou plutôt glissaient, près d’un endroit où je m’étais isolé avec Mona. Nous nous sommes blottis parmi des bouquets de laminaires. Ils étaient énormes : à peu près hauts de trois mètres et longs de soixante-dix. Noirs au-dessus, blancs au-dessous, avec une sorte de frange sur le dos, ils avaient de petits yeux guère plus gros que ceux d’un bœuf. Mais le récit du docteur Maracot, s’il vous parvient jamais, vous donnera bien d’autres détails sur ces serpents et sur quantité d’autres choses.

Les semaines se succédaient paisiblement. Notre nouvelle existence se révélait très agréable, et nous commencions à manier suffisamment cette langue depuis longtemps oubliée pour pouvoir converser avec nos compagnons. L’arche offrait toutes sortes de sujets d’études et de distractions ; déjà Maracot s’était assimilé assez de vieille chimie pour déclarer qu’il pourrait révolutionner toutes les idées du monde s’il était un jour capable de lui transmettre ce qu’il avait appris. Entre autres choses, les Atlantes connaissaient la désintégration de l’atome, et bien que l’énergie libérée fût inférieure à ce que nos savants avaient prédit, elle suffisait en tout cas à leur procurer un grand réservoir de puissance. De même ils nous dépassaient de loin dans la connaissance de l’énergie ou de la nature de l’éther : leur étrange traduction de la pensée sous forme d’images, procédé qui nous avait permis de nous raconter mutuellement notre histoire, était l’effet d’une impression éthérisée transmutée en termes de matière.

Et pourtant, malgré leur science, les ancêtres des Atlantes avaient négligé certains aspects du développement de la science moderne.

Il a appartenu à Scanlan de le démontrer. Depuis des semaines il était dans un état d’excitation contenue ; un grand secret le consumait, et il gloussait de joie quand il réfléchissait. Nous ne le voyions que par intermittence pendant cette période, car il était extrêmement occupé ; son unique ami et confident était un Atlante gras et jovial qui s’appelait Berbrix et qui était chargé d’une partie des machines. Scanlan et Berbrix, qui conversaient surtout par signes et par grandes claques dans le dos, étaient devenus très intimes, et ils ne se quittaient pour ainsi dire jamais. Un soir Scanlan est arrivé radieux.

— Dites donc, docteur, a-t-il déclaré à Maracot, j’ai un bon petit tuyau personnel que je voudrais communiquer à ces braves gens. Ils nous ont montré deux ou trois trucs ; j’estime que c’est notre tour de faire une exhibition. Que diriez-vous si nous les conviions tous demain soir pour un petit spectacle ?

— Jazz ou charleston ? ai-je demandé.

— Rien à voir avec le charleston. Attendez, et vous verrez. Mon ami, c’est le truc le plus formidable … Mais non, plus un mot ! Simplement ceci, patron : je ne vous décevrai pas ! J’ai de la bonne camelote, et je voudrais en faire profiter nos amis.

Toute la communauté s’est donc réunie le lendemain soir dans la salle habituelle. Scanlan et Berbrix étaient sur l’estrade, rayonnants de fierté. L’un des deux a touché un bouton, et alors …

— This is London calling, a crié une voix bien claire. Londres qui appelle les îles Britanniques. Prévisions du temps …

Suivaient alors les phrases habituelles sur les dépressions et les anticyclones.

— Premier bulletin d’informations. Sa Majesté le Roi a inauguré ce matin la nouvelle aile de l’hôpital d’enfants à Hammersmith …

Etc. Etc. Sur le rythme familier. Pour la première fois nous nous retrouvions dans l’Angleterre de tous les jours qui faisait bravement son petit bonhomme de chemin, le dos courbé sous ses dettes de guerre. Et puis nous avons entendu les nouvelles de l’étranger, les informations sportives. Le vieux monde continuait de bourdonner comme auparavant. Nos amis les Atlantes écoutaient avec stupeur, mais sans comprendre. Quand, toutefois, immédiatement après les informations, la musique des Gardes a entamé la marche de Lohengrin, ils ont poussé un cri unanime de ravissement, et nous nous sommes bien amusés à les voir courir sur l’estrade, soulever les rideaux, regarder derrière les écrans pour découvrir la source de la musique. Nous avions laissé pour toujours notre marque sur la civilisation sous-marine !

— Non, Monsieur, nous a dit Scanlan un peu plus tard. Je ne pourrais pas construire un poste émetteur. Eux n’ont pas le matériel, et moi pas le cerveau. Mais chez moi j’avais fabriqué un poste à deux lampes avec l’antenne dans la cour à côté des fils pour sécher le linge ; j’avais appris à le manipuler et j’attrapais n’importe quel poste américain. Je me suis dit que ce serait amusant si, avec toute l’électricité disponible ici, et avec leur verrerie en avance sur la nôtre, je pouvais fabriquer quelque chose qui capterait une onde de l’éther, parce qu’une onde voyage aussi bien par eau que par air. Le vieux Berbrix a presque piqué une crise quand nous avons capté le premier concert ; mais il s’y connaît maintenant, et je parierais bien que nous avons fondé là une institution permanente.

Au nombre des découvertes des chimistes de l’Atlantide figurait un gaz neuf fois plus léger que l’hydrogène et que Maracot a baptisé lévigène. Ce sont ses expériences qui nous ont donné l’idée d’expédier à la surface de l’Océan des boules vitreuses contenant des renseignements sur notre existence.

— J’ai fait comprendre l’idée à Manda, nous a-t-il dit un jour. Il a donné des ordres aux spécialistes de la silice, et les boules seront prêtes dans vingt-quatre ou quarante-huit heures.

— Mais comment pourrons-nous mettre à l’intérieur quelque chose ? ai-je demandé.

— Il y a une petite ouverture par laquelle le gaz est injecté. Nous pourrons y glisser des papiers. Puis ces ouvriers scelleront la fente. Je suis certain que lorsque nous les lâcherons, elles iront trouer la surface.

— Et elles vogueront sur l’eau pendant une année sans être repérées par quiconque.

— Possible. Mais la boule réfléchira les rayons du soleil. Cela éveillera l’attention. Nous sommes sur la ligne qu’empruntent les bateaux qui font la navette entre l’Europe et l’Amérique du Sud. Je ne vois pas pourquoi, si nous en envoyons plusieurs, l’une au moins ne serait pas découverte.

Et cette boule, mon cher Talbot ou tous autres qui lisez mon récit, est parvenue entre vos mains. Mais un projet plus sensationnel est en train. L’idée a surgi dans la cervelle féconde du mécanicien américain.

— Dites, les amis, a-t-il commencé un soir où nous étions seuls dans notre chambre, c’est charmant par ici : on boit bien, on mange à sa faim, et j’ai rencontré une fille qui surclasse toutes celles de Philadelphie, mais tout de même il y a des fois où je me sens comme si je voulais bien revoir mon pays avant de mourir.

— Nous ressentons la même chose, lui ai-je répondu. Mais je ne vois pas comment vous pouvez espérer encore retourner sur la terre.

– Écoutez-moi, patron ! Si ces boules de gaz peuvent transporter notre message, peut-être pourraient-elles nous transporter nous aussi ? Ne croyez pas que je plaisante. Je parle très sérieusement. Supposons que nous en réunissions trois ou quatre pour faire un bon ascenseur. Vous voyez ? Nous avons nos cloches vitreuses et nous nous harnachons aux boules. Au coup de sifflet, nous coupons les amarres et nous grimpons. Qu’est-ce qui pourrait nous arrêter entre ici et la surface ?

— Un requin, par exemple.

— Bah ! zéro pour les requins ! Nous foncerions parmi des requins à une telle vitesse qu’ils ne se douteraient même pas de notre présence. Ils croiraient avoir vu trois éclairs lumineux. Nous bénéficierions d’une telle force ascensionnelle que nous terminerions par un bond de vingt mètres au-dessus de la surface. Je vous assure que la vigie qui nous verrait apparaître tomberait à genoux pour dire ses prières !

— Mais, en admettant que ce soit possible, qu’arrivera-t-il ensuite ?

— Oh, de grâce, ne parlons pas de « ensuite » ! Tentons notre chance ; sinon, nous sommes ici pour l’éternité.

— Je désire certainement retourner dans le monde, ne serait-ce que pour communiquer nos résultats aux sociétés savantes, a dit Maracot. C’est seulement mon influence personnelle qui pourra leur faire mesurer la somme de connaissances neuves que j’ai acquises. Par conséquent, je suis tout disposé à participer à une tentative dans le genre de celle que Scanlan vient de nous exposer.

Pour certaines bonnes raisons, comme je l’indiquerai plus tard, j’étais le moins ardent des trois.

— Votre proposition relève de la pure folie ! À moins qu’on nous attende à la surface, nous voguerons indiscutablement à la dérive et nous périrons de faim et de soif.

— Voyons, mon vieux, comment quelqu’un pourrait-il nous attendre ?

— Peut-être cela même pourrait-il s’arranger, a dit Maracot. Nous pouvons donner à un mille près notre latitude et notre longitude.

— Et on nous descendrait une échelle ? ai-je ajouté avec âpreté.

— Pas besoin d’échelle ! Le patron a raison. Écoutez, Monsieur Headley, vous mettrez dans cette lettre que vous allez adresser à tout l’univers … Oh là là ! Je vois d’ici les manchettes des journaux !.. que nous sommes à 27° Lat. N et 28° 14’ Long. W ou tous autres chiffres plus exacts. Compris ? Puis vous dites que les trois plus importants personnages de l’histoire, le grand homme de science Maracot, l’étoile montante du naturalisme Headley, et le roi de la mécanique Bill Scanlan, orgueil de Merribank, appellent au secours du fond de la mer. Vous me suivez ?

— Et alors ?

— Alors, à eux de jouer ! C’est un défi qu’ils seront forcés de relever. La même chose que ce que j’ai lu sur Stanley trouvant Livingstone. À eux de trouver un moyen pour nous tirer de là, ou pour nous accueillir à l’autre bout si nous faisons le grand saut nous-mêmes.

— Nous pourrions leur suggérer le moyen, a dit le Professeur. Qu’ils descendent une sonde de grands fonds par ici ; nous la chercherons. Quand elle sera arrivée, nous pourrons attacher un message et leur dire de se tenir prêts à nous recevoir.

— Vous avez parlé comme un champion ! s’est exclamé Bill Scanlan. Voilà certainement le bon moyen.

— Et si une demoiselle désire partager notre sort, nous pourrions partir à quatre aussi facilement qu’à trois, a ajouté Maracot avec un sourire malicieux à mon adresse.

— Et pourquoi pas à cinq ? a dit Scanlan. Mais vous avez pigé, maintenant, n’est-ce pas, Monsieur Headley ? Vous allez écrire tout ça, et dans six mois nous serons de retour sur la Tamise.

Nous allons donc lancer nos deux boules dans cette eau qui est pour nous ce que l’air est pour vous. Nos deux petites boules vont grimper vers le ciel. Se perdront-elles en route toutes les deux ? C’est possible. Ou pouvons-nous espérer qu’une au moins fera surface ? Nous laissons la décision entre les mains divines. Si rien ne peut être fait pour nous, alors prévenez ceux qui ne nous ont pas oubliés que nous sommes sains et saufs, et heureux. Si, par contre, notre suggestion peut recevoir exécution, nous vous avons fourni le moyen de réussir. En attendant, adieu ! Ou au revoir ?

* * *

Ainsi se terminait le récit trouvé dans la boule vitreuse.

J’en étais demeuré là, moi aussi, lorsque j’avais entrepris de relater les faits connus ; mais pendant que mon manuscrit se trouvait chez l’imprimeur, un épilogue sensationnel est intervenu. Je veux parler du sauvetage des explorateurs par le yacht à vapeur de Monsieur Faverger, la Marion, et du récit transmis du bateau par radio et capté par la station du cap des Îles Vertes, qui vient de le retransmettre pour l’Europe et l’Amérique. Ce récit est dû à la plume de Monsieur Key Osborne, le représentant de l’agence Associated Press.

Nous avons donc appris que sitôt connues en Europe les aventures du docteur Maracot et de ses amis, une expédition s’était secrètement montée dans le but de tenter leur sauvetage. Monsieur Faverger avait généreusement mis son yacht Marion à la disposition des sauveteurs, et il avait décidé de les accompagner personnellement. La Marion a appareillé de Cherbourg en juin, a fait escale à Southampton pour embarquer Monsieur Key Osborne ainsi qu’un opérateur de cinéma, et elle a foncé ensuite à toute vapeur vers la région de l’Océan délimitée par Cyrus Headley. Elle l’a atteinte le 1er juillet.

Une sonde de grands fonds a alors été larguée et promenée au fond de l’Océan. À l’extrémité du filin, à côté du plomb, une bouteille était suspendue ; elle contenait un message ainsi conçu : « Votre récit a été recueilli, et nous sommes ici pour vous aider. Nous répétons ce message par notre émetteur radio, avec l’espoir que vous pourrez le capter. Nous allons traverser lentement votre région. Quand vous aurez détaché la bouteille, ayez l’obligeance d’y enfermer votre propre message. Nous agirons conformément à vos instructions. »

Pendant deux jours la Marion a quadrillé la région sans résultat. Le troisième jour, une grosse surprise attendait les sauveteurs. Une petite boule lumineuse a jailli de l’eau à quelques centaines de mètres du yacht : c’était un réceptacle vitreux analogue à celui que décrivait le document original. Il a fallu quelque temps pour le briser ; il contenait le message suivant : « Merci, chers amis. Nous apprécions grandement votre fidélité et votre énergie. Nous recevons facilement vos messages par sans-fil, et nous avons choisi pour vous répondre le moyen de cette boule ; nous avons essayé de capturer votre filin, mais les courants le soulèvent trop haut, et il se déplace plus rapidement que ne peut le faire le plus agile d’entre nous à cause de la résistance de l’eau. Nous nous disposons à tenter l’aventure à six heures demain matin, selon nos calculs, le mardi 5 juillet. Nous arriverons l’un après l’autre, afin que vous puissiez, le cas échéant, transmettre par radio des conseils à ceux qui monteront en dernier. Nouveaux remerciements chaleureux. »

Le message était signé : « Maracot. Headley, Scanlan ».

Monsieur Key Osborne raconte alors :

« La matinée s’annonçait radieuse ; la mer de saphir reposait aussi lisse qu’un lac sous un ciel bleu foncé dont la voûte était dégagée de tout nuage. L’équipage de la Marion, au grand complet, était de bonne heure sur le pont et attendait les événements avec un vif intérêt. Plus l’heure fatidique approchait, plus l’anxiété étreignait notre cœur. Une vigie avait grimpé sur notre mât de signaux. À six heures moins cinq, nous l’avons entendu crier, et nous l’avons vu désigner l’eau sur notre bâbord. Nous avons tous couru de ce côté, et j’ai pu me percher sur l’un des canots pour mieux voir. J’ai distingué à travers l’eau calme quelque chose qui ressemblait à une bulle d’argent et qui surgissait avec une rapidité extraordinaire des profondeurs de l’Océan pour crever la surface à deux cents mètres du yacht et poursuivre dans l’air sa course ascendante : c’était un globe brillant, magnifique, qui avait un mètre de diamètre ; il s’est élevé à une grande hauteur, puis il s’est éloigné à la dérive, emporté par une bouffée de vent, exactement comme un ballon d’enfant. Ce spectacle était merveilleux, mais il nous a glacés d’appréhension ; sa charge ne s’était-elle pas détachée en route et perdue ? Un message a été aussitôt diffusé :

« — Votre globe a fait surface près du bateau. Rien n’y était attaché, et il s’est envolé au loin.

« En même temps, nous avons mis à l’eau un canot afin de nous tenir prêts à toute éventualité.

« Juste après six heures notre vigie nous a alertés une deuxième fois. Un instant plus tard j’ai aperçu un autre globe d’argent qui émergeait des profondeurs, mais beaucoup plus lentement que le premier. Une fois parvenu à la surface, il a flotté dans l’air, mais son frêt est resté posé sur l’eau. Nous l’avons repêché et examiné. Il était constitué par un gros paquet de livres, de papiers et d’objets divers, tous enveloppés dans une bâche en peau de poisson. Nous avons transmis la nouvelle par sans-fil, et nous avons attendu avec une impatience fébrile la prochaine arrivée.

« Elle n’a pas tardé. À nouveau une bulle d’argent, à nouveau la surface de l’eau crevée ; mais cette fois, la boule brillante s’est élevée dans les airs, et, ô stupeur, la mince silhouette d’une femme y était suspendue ! Seule la vitesse acquise l’avait ainsi projetée en altitude ; quelques minutes plus tard, nous l’avions remorquée et amarrée au flanc du bateau. Un anneau de cuir avait été solidement fixé autour de la courbure supérieure de la boule vitreuse ; de cet anneau pendaient de longues courroies, rattachées à une large ceinture de cuir qui faisait le tour de la taille de la femme. La partie supérieure de son corps était recouverte d’une sorte de globe en verre en forme de poire (je l’appelle verre, mais il était fait de la même substance légère et très résistante que la boule vitreuse ; il était presque transparent avec des veines argentées). Ce globe était pourvu d’élastiques serrés à la taille et aux épaules, qui le rendaient parfaitement étanche ; il contenait, ainsi que l’indiquait Headley dans son manuscrit original, un nouvel appareil très léger et très pratique pour le renouvellement de l’air. Nous avons eu du mal à retirer la cloche vitreuse, puis sa propriétaire a été transportée sur le pont. Elle était évanouie, mais la régularité de sa respiration nous a autorisés à penser qu’elle triompherait rapidement des effets de son voyage accéléré et du changement de pression, changement qui du reste avait été minimisé par le fait que la densité de l’air à l’intérieur de l’enveloppe protectrice était nettement plus élevée que notre atmosphère : disons qu’elle représentait ce point à mi-chemin où les plongeurs humains ont l’habitude de faire une pause. Il s’agit sans doute de l’Atlante mentionnée sous le nom de Mona dans le premier message. Si nous pouvons la considérer comme un spécimen de sa race, celle-ci mérite assurément d’être réintroduite sur la terre. Elle a le teint mat, des traits fins et racés, de longs cheveux noirs, ainsi que de magnifiques yeux noisette qui n’ont pas tardé à regarder autour d’elle avec un étonnement ravissant. Des coquillages marins et de la nacre étaient incrustés dans sa tunique crème ou mêlés à sa chevelure. On ne saurait imaginer une plus parfaite Naïade des Grands Fonds ! Elle est le symbole même du mystère et du charme de la mer. Nous avons assisté au retour de la vie dans ses yeux merveilleux ; dès qu’elle a repris connaissance, elle s’est dressée d’un bond avec l’agilité d’une biche, et elle s’est précipitée vers la rampe du bastingage, en appelant : « Cyrus ! Cyrus ! »

« Nous avions déjà dissipé l’anxiété de ceux d’en bas par un message radio. Bientôt, se suivant de près, ils ont émergé tous les trois, projetés en l’air d’une douzaine de mètres, puis retombant dans la mer, d’où nous les avons rapidement repêchés. Tous trois étaient sans connaissance ; Scanlan saignait du nez et des oreilles. Mais en moins d’une heure, ils étaient debout, plus ou moins chancelants, mais souriants. Le premier acte de chacun a été, m’a-t-il semblé, caractéristique. Scanlan s’est laissé emmener au bar par un groupe joyeux ; des cris et des rires en fusent et retentissent sur tout le yacht, au grand dam de mon style. Le docteur Maracot s’est emparé du paquet de papiers ; il en a arraché un qui était surchargé, je crois de symboles algébriques, et il a disparu dans une cabine. Cyrus Headley, lui, s’est jeté dans les bras de la jeune étrangère et, aux dernières nouvelles, il ne paraissait pas avoir l’intention d’en sortir jamais. Voilà où en sont les choses. Nous espérons que notre faible radio transmettra notre message jusqu’à la station du cap des Îles Vertes. De plus amples détails sur cette merveilleuse aventure seront fournis ultérieurement, comme il se doit, par les explorateurs eux-mêmes. »

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