IV PRAGUE

L’étudiant Charousek se tenait à côté de moi, le col de son mince paletot élimé largement ouvert et j’entendais ses dents claquer de froid. Je me dis qu’il risquait d’attraper la mort sous la voûte de cette porte cochère glaciale, en plein courant d’air, et l’invitai à venir en face, chez moi. Mais il refusa.


– Je vous remercie, maître Pernath, murmura-t-il en frissonnant, malheureusement, je n’ai plus le temps; il faut que j’aille de toute urgence en ville. D’ailleurs nous serions trempés jusqu’aux os, si nous voulions traverser la rue maintenant, quelques pas y suffiraient! Cette averse ne veut pas se calmer.


La pluie dévalait des toits et coulait sur le visage des maisons comme un torrent de larmes.


En avançant un peu la tête, j’apercevais ma fenêtre, au quatrième étage, ruisselante, au point que les vitres semblaient avoir fondu, opaques et grumeleuses comme de la colle de poisson.


Un torrent de boue jaune coulait dans la rue et la porte cochère se remplit de passants qui tous voulaient attendre la fin de l’averse.


– Tiens, voilà un bouquet de mariée, dit tout à coup Charousek en montrant une gerbe de myrtes fanés qui passait, emportée par l’eau sale.


Derrière nous quelqu’un éclata de rire. En me retournant, je vis que c’était un vieux monsieur à cheveux blancs, très bien mis, avec un visage de crapaud, tout boursouflé. Charousek jeta comme moi un regard en arrière et marmonna quelque chose à part lui.


Le vieillard produisait une impression désagréable. Je détournai mon attention de lui et passai en revue les maisons vilainement décolorées qui s’accotaient les unes contre les autres sous la pluie, telles de vieilles bêtes rechignées. Comme elles avaient l’air lamentable et déchu, toutes! Plantées là au hasard, elles faisaient penser à de mauvaises herbes jaillies du sol. On les a appuyées à un muret de pierre jaune, seul vestige encore debout d’un ancien bâtiment en longueur, il y a de cela deux ou trois siècles, au petit bonheur, sans tenir compte des autres. Là-bas, une maison en retrait, la façade de biais et une autre à côté, proéminente comme une canine. Sous le ciel morne elles avaient l’air endormies et l’on ne décelait rien de cette vie sournoise, hostile, qui rayonne parfois d’elles quand le brouillard des soirées d’automne traîne dans la rue, aidant à dissimuler leurs jeux de physionomie à peine perceptibles.


Depuis une génération que j’habite ici, l’impression s’est ancrée en moi, indestructible, qu’il y a des heures de la nuit et de l’aube à peine grisonnantes, où elles tiennent un mystérieux conseil muet. Souvent un faible tremblement que l’on ne saurait expliquer traverse alors leurs murs, des murmures courent sur leurs toits, tombent dans les gouttières et nous les percevons distraitement, les sens enrouillés, sans chercher leur origine.


Souvent j’ai rêvé que j’épiais leur manège spectral, apprenant ainsi avec une stupeur angoissée que ces maisons étaient les vraies maîtresses de la rue, capables de manifester leur vie et leurs sentiments, puis de les enfouir à nouveau en elles, les dissimulant la journée à ceux qui habitent là pour les faire resurgir à la tombée de la nuit, avec un intérêt usuraire.


Et si je fais défiler dans mon esprit les êtres étranges qui y logent, tels des schèmes qui ne sont pas nés d’une mère, leurs pensées et leurs actes apparemment assemblés au hasard, je suis plus enclin que jamais à croire que ces rêves recèlent de sombres vérités qui couvent dans mon âme à l’état de veille comme des impressions de contes colorés.


C’est alors que resurgit secrètement en moi la légende du Golem, cet être artificiel qu’un rabbin cabaliste a créé autrefois à partir de l’élément, ici même, dans ce ghetto, l’appelant à une existence machinale, sans pensée, grâce à un mot magique qu’il lui avait glissé derrière les dents.


De même que le Golem se figeait en une figure de glaise à la seconde où le mystérieux verbe de vie lui était retiré de la bouche, il me semble que tous ces humains tomberaient privés de leur âme si l’on faisait jaillir dans leur cerveau n’importe quel microscopique concept, un désir subalterne, peut-être une habitude sans motif ni but chez l’un, voire simplement chez l’autre la sourde aspiration à quelque chose de tout à fait indéterminé, dépourvu de consistance.


Quelle effrayante, quelle incessante attente est tapie dans ces créatures! Jamais on ne les voit travailler et pourtant elles s’éveillent dès les premières lueurs du jour pour guetter en retenant leur souffle, comme on guette une proie qui ne vient pas. Et si parfois il semble vraiment qu’un être sans défense, qui pourrait faire leur fortune, pénètre dans leur domaine, une terreur paralysante s’empare d’elles, les chasse tremblantes dans leurs trous et les empêche de profiter des moindres avantages. Personne ne semble assez faible pour qu’il leur reste la force de le dominer.


– Des bêtes de proie dégénérées, édentées, à qui l’on a pris la force et les armes, dit Charousek en me regardant d’un air hésitant.


Comment a-t-il pu savoir à quoi je pensais?


Parfois, on attise avec tant de force ses pensées qu’elles peuvent jaillir et retomber sur le cerveau d’une personne proche, comme des étincelles.


– De quoi peuvent-ils vivre? dis-je au bout d’un moment.


– Vivre? De quoi? Mais beaucoup sont millionnaires!


Je regardai Charousek. Que voulait-il dire par là? Mais l’étudiant se tut, les yeux fixés sur les images.


Pendant un instant le murmure des voix s’était arrêté sous la porte cochère et seul le sifflotis de la pluie se faisait entendre.


Qu’avait-il donc voulu dire avec ses millionnaires?


Une fois encore, on aurait cru que Charousek avait deviné mes pensées. Il me montra du doigt la boutique du brocanteur devant laquelle la pluie qui lessivait la rouille des ferrailles faisait déborder des flaques brun-rouge.


– Aaron Wassertrum, par exemple! Il est millionnaire, il possède presque un tiers du quartier juif. Vous ne le saviez pas, monsieur Pernath?


J’en restai le souffle littéralement coupé.


– Aaron Wassertrum! Le brocanteur Aaron Wassertrum, millionnaire?


– Oh, je le connais bien, reprit Charousek avec une sourde irritation, comme s’il n’avait attendu que ma question. Je connaissais aussi son fils, le Dr Wassory. Vous n’avez pas entendu parler de lui? Du Dr Wassory, le célèbre ophtalmologiste? Il y a un an encore toute la ville le portait aux nues, lui et son savoir. Personne ne savait alors qu’il avait changé de nom et qu’il s’appelait auparavant Wassertrum. Il jouait volontiers à l’homme de science fuyant le monde et si jamais la conversation en venait à la question de son origine, il laissait entendre à demi-mot, ému et modeste, que son père venait du ghetto, qu’il avait dû s’élever à force de travail, au milieu de soucis de toutes sortes et de peines indicibles, depuis les débuts les plus humbles jusqu’à la lumière de la notoriété. Oui, au milieu des soucis et des peines!


«Seulement les soucis et les peines de qui, et quel genre de moyens? Cela, il ne l’a jamais dit!


«Mais moi je sais comment les choses se sont passées dans le ghetto.


Charousek me saisit le bras et le secoua violemment.


«Maître Pernath, je suis si pauvre que j’ai peine à m’en rendre compte. Je suis obligé d’aller à moitié nu comme un vagabond, vous le voyez et pourtant je suis étudiant en médecine, je suis cultivé.


Il ouvrit son paletot d’un geste brutal et je vis avec horreur qu’il n’avait ni chemise ni gilet en dessous; il le portait à même la peau.


«Pourtant, si pauvre que je sois, c’est moi qui ai causé la perte de ce monstre, ce Dr Wassory tout-puissant, si bien considéré, et aujourd’hui encore personne ne s’en doute.


«En ville on croit que c’est un certain Dr Savioli qui a exposé ses pratiques au grand jour et qui l’a poussé au suicide. Mais moi je vous le dis, le Dr Savioli a été mon instrument, rien de plus. C’est moi seul qui ai conçu le plan, rassemblé les éléments, fourni les preuves, descellé sans bruit, imperceptiblement, pierre après pierre, l’édifice du Dr Wassory, jusqu’au jour où tout l’or du monde, toute la ruse du ghetto n’auraient pu empêcher l’écroulement, l’écroulement qui ne nécessitait plus qu’une imperceptible poussée.


«Vous savez, comme… comme au jeu d’échecs. Exactement comme au jeu d’échecs.


«Et personne ne sait que c’était moi!


«Bien sûr, un affreux soupçon empêche souvent le brocanteur Aaron Wassertrum de dormir; il se doute que quelqu’un, qu’il ne connaît pas, qui est toujours dans son voisinage et sur qui il ne peut pas mettre la main, quelqu’un qui n’est pas le Dr Savioli, a dû tremper dans l’affaire.


«Il a beau avoir des yeux qui voient au travers des murs, il n’a pas encore compris que certains cerveaux sont capables de calculer comment on peut transpercer les mêmes murs de longues aiguilles empoisonnées, invisibles, que n’arrêtent ni les moellons, ni l’or, ni les pierres précieuses, afin de frapper l’artère vitale cachée.


Et Charousek se frappa le front avec un rire sauvage.


«Aaron Wassertrum l’apprendra bientôt, précisément le jour où il voudra prendre le Dr Savioli à la gorge! Précisément ce jour-là!


«La partie d’échecs aussi, je l’ai calculée jusqu’au dernier coup. Cette fois ce sera un gambit avec le fou du roi. À partir de ce moment, il n’y a pas une manœuvre, pas une seule, jusqu’à la fin amère, contre laquelle je n’aie une parade fatale.


«Celui qui se laisse acculer à un gambit comme celui-là avec moi, je vous le dis, il est suspendu telle une marionnette à des fils que moi je tire – vous entendez bien – que moi je tire et c’en est fini de sa libre volonté.


L’étudiant parlait comme s’il avait eu la fièvre. Je le regardai, épouvanté.


– Qu’est-ce que Wassertrum et son fils vous ont donc fait pour que vous soyez si plein de haine?


Charousek brisa violemment.


– Laissons cela. Demandez-moi plutôt ce qui a perdu le Dr Wassory. Ou préférez-vous que nous en reparlions une autre fois? La pluie s’est arrêtée, vous voulez peut-être rentrer chez vous?


Il avait baissé la voix comme quelqu’un qui retrouve soudain son calme. Je secouai la tête.


«Est-ce que vous avez entendu parler de la manière dont on guérit aujourd’hui le glaucome. Non? Alors, il faut que je vous explique cela, pour que vous puissiez tout comprendre clairement, maître Pernath!


«Écoutez bien: le glaucome est une affection du globe oculaire qui entraîne la cécité et il n’y a qu’un moyen d’arrêter les progrès du mal: pratiquer l’iridectomie, c’est-à-dire exciser un minuscule fragment circulaire de l’iris. Les séquelles inévitables sont des éblouissements terribles qui persistent la vie durant, mais enfin la cécité est la plupart du temps évitée.


«Seulement le diagnostic du glaucome présente certaines particularités. Il y a des périodes, surtout au début de la maladie, où les symptômes les plus nets sont en régression très marquée, si bien qu’à ces moments-là, un médecin, tout en ne décelant aucune anomalie, ne peut affirmer avec certitude que son prédécesseur qui en avait jugé autrement, s’est nécessairement trompé. Mais une fois l’iridectomie pratiquée – ce qui peut évidemment se faire aussi bien sur un œil sain que sur un œil malade – on ne peut plus prouver qu’il y a eu ou non glaucome avant l’intervention.


«C’est sur ces données et d’autres encore que le Dr Wassory avait échafaudé un plan abominable.


«Dans des cas sans nombre – sur des femmes surtout – il diagnostiquait un glaucome là où il n’y avait que des troubles visuels bénins, uniquement pour être amené à pratiquer une intervention qui ne lui donnait aucune peine et lui rapportait beaucoup d’argent. Par ce procédé, il avait sous la main des gens absolument sans défense et ses extorsions ne nécessitaient plus la moindre trace de courage.


«Vous comprenez, maître Pernath, ce rapace dégénéré se trouvait placé dans des conditions telles qu’il pouvait lacérer sa victime sans faire usage d’armes ni de force. Sans rien risquer! Vous saisissez? Sans être obligé de courir le moindre danger!


«Grâce à une foule de communications habiles dans les revues spécialisées, le Dr Wassory était arrivé à se poser en spécialiste éminent et à jeter de la poudre aux yeux à ses confrères eux-mêmes, beaucoup trop droits et trop honorables pour démasquer son infamie. La suite toute naturelle: un afflux de malades venant chercher secours auprès de lui.


«Désormais, dès que quelqu’un le consultait pour le plus bénin des troubles visuels, il se mettait à l’œuvre avec une perfidie méthodique. D’abord, il interrogeait le malade, comme toujours, mais prenant bien soin, pour se couvrir, de ne noter que les réponses qui pouvaient permettre de penser à un glaucome. Il se renseignait également avec prudence pour savoir si quelque confrère n’avait pas déjà posé un diagnostic.


«Dans le courant de la conversation, il glissait qu’il avait reçu un appel pressant de l’étranger au sujet de très importantes décisions scientifiques à prendre et qu’il devait partir dès le lendemain. Lors de l’examen de l’œil, il s’arrangeait pour faire souffrir le patient le plus possible en braquant vers lui des rayons lumineux violents. Le tout avec préméditation! Avec préméditation!


«L’examen terminé, quand le malade en arrivait à la question habituelle et demandait si son cas était dangereux, Wassory jouait son premier coup d’échecs. Il s’asseyait devant le patient, laissait passer une minute, puis prononçait d’une voix sonore:


– La cécité totale est inévitable dans un très proche avenir.


«Bien entendu, il s’ensuivait une scène affreuse. Souvent les gens s’évanouissaient, pleuraient, hurlaient et se jetaient par terre, en proie à un désespoir frénétique.


«Perdre la vue, c’est tout perdre.


«Et quand arrivait le moment, inévitable lui aussi, où la malheureuse victime s’accrochait aux genoux du Dr Wassory et lui demandait, suppliante, si vraiment il n’y avait pas quelque chose à faire, le monstre jouait son deuxième coup et se distribuait le rôle du Dieu secourable.


«Tout, tout dans le monde est une partie d’échecs, maître Pernath!


«Après mûre réflexion, le Dr Wassory déclarait que seule une opération dans les plus brefs délais pourrait peut-être apporter le salut, puis soudain emporté par une vanité folle, il se mettait à décrire avec des torrents d’éloquence tel et tel cas qui tous présentaient des ressemblances étonnantes avec celui en question – comment d’innombrables patients lui devaient la préservation de leur vue, et autres considérations de ce genre. La sensation d’être pris pour un être supérieur tenant entre ses mains le bonheur et le malheur des autres hommes l’enivrait littéralement.


«Mais pendant ce temps la victime sans défense restait brisée devant lui, le cœur plein de questions brûlantes, la sueur de l’angoisse au front, n’osant pas l’interrompre de peur de l’irriter: lui, le seul qui pouvait encore l’aider.


«Et le Dr Wassory terminait son discours en annonçant qu’il ne serait malheureusement en mesure de procéder à l’intervention qu’une fois revenu de son voyage, dans quelques mois. Peut-être – en pareil cas, il fallait toujours garder bon espoir – peut-être ne serait-il pas trop tard. Bien entendu, le malade bondissait, terrorisé, déclarait que sous aucun prétexte il ne voulait attendre, fût-ce un jour, et l’implorait de lui indiquer lequel des autres oculistes de la ville pourrait être envisagé pour l’opération. Le moment était venu où le Dr Wassory poussait sa pièce maîtresse.


«Il se plongeait dans une profonde méditation, posait les plis de l’affliction sur son front, et finissait par murmurer, soucieux, que l’intervention d’un autre praticien exigerait malheureusement un nouvel examen de l’œil à la lumière électrique, ce qui ne pourrait manquer d’avoir des conséquences fatales en raison de la force des rayons, le patient avait pu constater par lui-même combien cette exploration était douloureuse. Par conséquent, un autre spécialiste, indépendamment du fait que nombre d’entre eux n’avaient pas une expérience suffisante de l’iridectomie, ayant été obligé de se livrer à un nouvel examen, devrait attendre que les nerfs oculaires se fussent cicatrisés avant d’opérer, ce qui prendrait plusieurs mois.


Charousek serra les poings.


«En terme d’échecs, c’est ce que nous appelons un coup forcé, cher maître Pernath! Ce qui suivait en était un autre, d’ailleurs. À moitié fou de désespoir, le malade conjurait alors le Dr Wassory d’avoir pitié de lui, de repousser son départ d’un jour et de pratiquer lui-même l’intervention. C’était plus qu’une question de vie ou de mort rapide, rien ne peut être pire que la peur torturante de perdre la vue d’un instant à l’autre. Et plus l’abominable individu se défendait et geignait que tout retard pouvait lui causer un préjudice incalculable, plus le malade augmentait la somme qu’il lui offrait de son plein gré!


«Quand elle lui paraissait suffisante, le Dr Wassory cédait et pour éviter tout incident susceptible de faire découvrir sa manœuvre, se mettait en devoir d’infliger le jour même à deux yeux sains des dommages irréparables qui, avec l’appréhension incessante de la cécité, devaient transformer la vie en un perpétuel supplice, mais éliminaient à jamais les traces de son escroquerie.


«Par de telles interventions pratiquées sur des yeux en bon état, le Dr Wassory obtenait un double résultat: il augmentait sa réputation de praticien inégalable réussissant chaque fois à arrêter la menace de la cécité, et il satisfaisait sa passion sans bornes de l’argent, ainsi que sa vanité lorsqu’il voyait ses victimes inconscientes, lésées dans leur corps et leurs biens, le considérer comme leur sauveur et le porter aux nues.


«Seul un homme familiarisé depuis l’enfance avec toutes les ficelles du ghetto, ses innombrables ressources, invisibles et pourtant invincibles, dressé à faire le guet comme une araignée, connaissant toute la ville, devinant et démêlant jusque dans leurs derniers replis les relations et les situations de fortune – seul un tel «semi-voyant» pourrait-on presque dire, était en mesure de commettre pendant des années de pareils forfaits. D’ailleurs, sans moi, il continuerait encore son trafic aujourd’hui, il l’aurait continué jusqu’à un âge avancé pour finir dans la peau d’un respectable patriarche au milieu de ses adorateurs, comblé d’honneurs, exemple resplendissant pour les générations futures, jouissant du soir de sa vie, jusqu’à ce que la grande crève passe sur lui comme sur les autres.


«Seulement moi aussi j’ai grandi dans le ghetto, moi aussi j’ai cette ambiance de ruse diabolique dans le sang et c’est pour cela que j’ai pu le perdre comme les puissances invisibles perdent un homme, comme frappe l’éclair jailli d’un ciel bleu.


«Le mérite de l’avoir démasqué revient à un jeune médecin allemand, le Dr Savioli – je l’ai poussé en avant et j’ai accumulé preuve sur preuve jusqu’au jour où le bras du procureur s’est tendu vers le Dr Wassory.


«Alors le monstre s’est tué! Bénie soit cette heure!


«Comme si mon double s’était tenu à côté de lui et avait conduit sa main, il s’est suicidé avec une fiole de nitrite d’amyle que j’avais laissée exprès dans son cabinet le jour où je l’avais amené à diagnostiquer chez moi un faux glaucome, exprès et avec le brûlant désir que ce fût ce poison qui lui portât le dernier coup.


«Dans la ville, on a raconté qu’il avait eu une congestion cérébrale. Inhalé, le nitrite d’amyle tue en effet comme une congestion cérébrale. Mais la fable n’a pas pu être maintenue longtemps.


Soudain, le regard de Charousek devint fixe, absent, comme si l’étudiant s’était plongé dans un profond problème, puis il haussa les épaules dans la direction de la boutique d’Aaron Wassertrum.


– Maintenant il est seul, marmonna-t-il, tout seul avec sa cupidité et… avec la figure de cire.


Le cœur me battit jusque dans la gorge.


Je regardai Charousek avec effroi. Est-il fou? Ce sont les rêves du délire qui lui suggèrent de pareilles idées. Sûrement, sûrement, il a tout inventé, tout imaginé! Les horreurs qu’il a racontées sur l’oculiste ne peuvent pas être vraies. Il est tuberculeux et les fièvres de la mort tournoient dans son cerveau.


Je voulus le calmer par quelques mots de plaisanterie et détourner ses pensées vers des sujets plus sereins. Mais avant que j’eusse trouvé un seul mot, le souvenir du visage de Wassertrum me traversa l’esprit tel un éclair, avec la lèvre supérieure fendue en bec de lièvre et ses yeux de poisson tout ronds, quand il avait ouvert la porte pour regarder un instant dans ma chambre.


Le Dr Savioli! Le Dr Savioli! Mais oui, c’était le nom du jeune homme que Zwakh, le montreur de marionnettes, m’avait confié tout bas, celui du locataire distingué qui occupait l’atelier.


Le Dr Savioli! Un cri jaillit en moi. Une succession d’images confuses se déroula dans mon esprit, poursuivie par d’affreux pressentiments qui m’envahissaient. Je voulais interroger Charousek, lui raconter très vite ce que j’avais vu et vécu alors, mais je m’aperçus qu’un violent accès de toux le secouait et menaçait de le terrasser. Je pus tout juste l’entrevoir qui s’éloignait dehors, sous la pluie, en s’appuyant de la main au mur après m’avoir adressé un bref signe de tête.


Oui, oui, il a raison, ce n’est pas la fièvre qui l’a fait parler, c’est l’esprit du crime, insaisissable, qui rôde nuit et jour dans ces ruelles et cherche à s’incarner. Il est dans l’air et nous ne le voyons pas. Soudain, il s’abat sur l’âme d’un homme et nous ne nous en doutons pas, oui, là-bas et avant que nous ayons pu le saisir, il a perdu sa forme et tout est passé depuis longtemps.


Seuls des mots sombres sur quelque événement atroce nous viennent aux lèvres.


D’un seul coup, je compris jusqu’au tréfonds de leur être ces créatures énigmatiques qui habitent autour de moi: elles traversent l’existence sans volonté, animées par un courant magnétique invisible… comme, il y a un moment, le bouquet de mariée flottant dans la rigole dégoûtante.


Il me sembla que les maisons me regardaient avec des visages sournois, pleins d’une méchanceté sans nom. Les portes: des gueules noires larges ouvertes aux dents gâtées, des gosiers qui pouvaient à chaque instant pousser un hurlement si perçant et si chargé de haine que nous en serions effrayés jusqu’au plus profond de nous-mêmes.


Qu’avait donc encore dit l’étudiant pour finir, à propos du brocanteur? Je chuchotai ses mots à part moi: Aaron Wassertrum restait maintenant seul avec sa cupidité et… sa figure de cire.


Qu’est-ce qu’il a pu vouloir dire par là? Il doit s’agir d’une comparaison – je cherchais à me rassurer – une de ces comparaisons morbides par lesquelles il essaie de surprendre, qu’on ne comprend pas et qui, si elles se matérialisent plus tard inopinément, peuvent effrayer comme autant d’objets aux formes inusitées sur lesquels tombe brusquement un rayon de lumière crue.


Je respirai profondément pour me calmer et dissiper l’impression affreuse que le récit de Charousek avait produite sur moi. Je regardai de plus près ceux qui attendaient avec moi sous la porte cochère. À côté de moi, le gros vieillard, celui qui avait ri de façon si répugnante un peu auparavant. Vêtu d’une redingote noire, les mains gantées, il regardait fixement de ses yeux proéminents la porte de la maison en face. Son visage rasé aux traits grossiers frémissait de surexcitation.


Involontairement, je suivis son regard et remarquai qu’il s’accrochait, fasciné, à Rosina la Rouge qui se tenait de l’autre côté de la rue, son éternel sourire aux lèvres. Le vieux s’évertuait à lui faire des signes et je voyais qu’elle s’en rendait très bien compte, mais faisait celle qui ne comprenait pas.


Finalement, n’y tenant plus, il se lança dans la boue sur la pointe des pieds, sautillant au-dessus des flaques avec une élasticité grotesque, comme un gros ballon de caoutchouc noir.


On paraissait le connaître, d’après des remarques que j’entendais partout tomber. Derrière moi, un genre d’apache, une écharpe rouge tricotée autour du cou, une casquette militaire bleue sur la tête, la cigarette derrière l’oreille, lança en grimaçant des allusions que je ne compris pas. Je saisis seulement que dans la ville juive le vieux était appelé le «franc-maçon» et que, dans leur langue, ce surnom désignait quelqu’un qui s’intéressait aux petites filles, mais que ses relations étroites avec la police assuraient de l’impunité.


Puis le visage de Rosina et le vieux disparurent dans l’obscurité du vestibule de la maison.

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