XX CONCLUSION

comme un morceau de graisse!


C’est la pierre qui ressemble à un morceau de graisse.


Les mots hurlent à mes oreilles. Puis je me redresse, et dois faire un effort pour me rappeler où je suis.


Couché, dans un hôtel.


Je ne m’appelle pas Pernath du tout.


Ai-je donc rêvé tout cela?


Non! On ne rêve pas ainsi.


Je regarde la pendule: j’ai à peine dormi une heure.


Il est trois heures et demie.


Et là-bas, un chapeau est accroché; il n’est pas à moi, c’est celui que j’ai pris par mégarde à la cathédrale du Hradschin, tandis que j’assistais à la grand-messe.


Est-ce qu’il y a un nom à l’intérieur?


Je le prends et vois, en lettres d’or sur la doublure de soie blanche, le nom inconnu et pourtant si connu:


ATHANASIUS PERNATH


Cette fois, j’en aurai le cœur net; je m’habille à la hâte et descends l’escalier en courant.


– Portier! Ouvrez-moi! Je veux aller faire un tour d’une heure.


– Où ça, sivouplaît?


– Dans la ville juive. Ruelle du Coq. Il y a bien une rue qui porte ce nom-là?


– Sûr, sûr – le portier sourit malicieusement – mais je vous signale que dans la ville juive, il ne reste pas grand-chose. Tout refait à neuf, sivouplaît.


– Aucune importance. Où est-elle cette rue?


Le gros doigt du portier se pose sur le plan:


– Là, sivouplaît.


– Et le cabaret Chez Loisitschek?


– Là, sivouplaît.


– Donnez-moi une grande feuille de papier.


– Voilà, sivouplaît.


J’emballe le chapeau de Pernath. Curieux: il est presque neuf, irréprochablement propre et pourtant friable comme s’il était très, très vieux.


En chemin, je réfléchis.


Tout ce qui est arrivé à cet Athanasius Pernath, je l’ai vécu en une nuit, vu, entendu, senti comme si j’étais devenu lui. Alors comment se fait-il que je ne sache pas ce qu’il a aperçu derrière la fenêtre grillagée pendant l’instant où la corde s’est cassée et où il a crié «Hillel! Hillel!»?


Je me rends compte qu’il s’est séparé de moi à ce moment.


Il faut que je retrouve cet Athanasius Pernath, dussé-je courir à sa poursuite pendant trois jours et trois nuits.


Ainsi, c’est cela la ruelle du Coq?


Je ne l’avais pas vue du tout comme cela en rêve!


Rien que des maisons neuves.


Une minute plus tard, je suis assis au café Loisitschek.


Une salle sans style, assez propre.


Au fond, une estrade bordée d’une balustrade en bois; une certaine ressemblance avec le vieux Loisitschek rêvé est indéniable.


– Vous désirez? me demande la serveuse, solide gaillarde serrée à éclater dans une veste de velours rouge.


– Un cognac, mademoiselle… Bien, merci. Hum, dites-moi…


– Oui?


– À qui appartient ce café?


– À monsieur le conseiller commercial Loisitschek. Toute la maison lui appartient. Un beau monsieur, très riche.


Ah! le type avec des dents de sanglier à sa chaîne de montre! Je me rappelle.


J’ai une bonne idée qui va m’aider à m’y reconnaître:


– Mademoiselle!


– Oui?


– Le pont de pierre, quand s’est-il donc écroulé?


– Il y a trente-trois ans.


– Hum. Trente-trois ans!


Je calcule: dans ces conditions le tailleur de pierres précieuses Pernath doit avoir presque quatre-vingt-dix ans.


«Mademoiselle!


– Oui?


– Est-ce qu’il n’y a pas quelqu’un, dans vos clients, qui se rappellerait encore l’aspect qu’avait la vieille ville juive de l’époque? Je suis écrivain et ces questions-là m’intéressent.


La serveuse réfléchit.


– Dans les clients? Non. Mais attendez donc: le marqueur qui joue au billard là-bas avec un étudiant, vous le voyez? Celui qui a un nez crochu, le vieux. Il a toujours habité par ici, il vous dira tout ça. Vous voulez que je l’appelle quand il aura fini?


Je suis le regard de la fille: un vieillard efflanqué à cheveux blancs se penche sur la table et enduit la queue de craie. Un visage ravagé, mais curieusement distingué. À qui me fait-il donc penser?


– Mademoiselle, comment s’appelle ce marqueur?


La fille appuie le coude sur la table pour se caler, lèche un crayon, puis écrit à toute vitesse son prénom un nombre incalculable de fois sur le marbre, en l’effaçant chaque fois d’un doigt abondamment humecté. Pendant cet exercice, elle me lance des œillades plus ou moins enflammées, dans la mesure de ses moyens. Bien entendu, la surélévation concomitante des sourcils est inévitable, objectif: accentuer la fascination du regard.


Je répète ma question:


– Mademoiselle, comment s’appelle le marqueur?


Je vois bien qu’elle aurait préféré entendre autre chose: mademoiselle, pourquoi ne portez-vous pas simplement une veste? Par exemple. Mais je ne le lui demande pas. Je suis obsédé par mon rêve.


– Voyons, comment donc qu’y s’appelle? grogne-t-elle, boudeuse. Ferri, je crois. Ferri Athenstädt.


Tiens, tiens? Ferri Athenstädt! Hum, encore une vieille connaissance.


– Racontez-moi des tas, des tas de choses sur lui, mademoiselle.


Je roucoule, mais il faut que je me fortifie aussitôt avec un cognac supplémentaire.


«Vous savez si bien parler. (Je me dégoûte moi-même.) Elle se penche avec un air mystérieux tout contre moi, si près que ses cheveux me chatouillent le visage et chuchote:


– Le Ferri, dans le temps, c’était un drôle de matois. Un noble qu’on disait, une famille très ancienne, mais bien sûr, c’est des histoires, il a pas de barbe, et riche, affreux. Une juive rouquine, qui avait toujours été une moins que rien – elle écrivit de nouveau son nom une demi-douzaine de fois – l’a complètement pompé. Question argent, je veux dire. Bon, alors quand il a été sans le rond, elle l’a plaqué et elle s’est fait épouser par un monsieur de la haute. – Elle me chuchote à l’oreille un nom que je ne comprends pas. – Comme de juste, le monsieur de la haute a été obligé de renoncer à tous ses titres, et depuis ce moment-là, il a plus le droit que de s’appeler chevalier de Dämmerich. Seulement, elle, vu qu’avant c’était une moins que rien, il a pas encore pu la décrasser. Je dis toujours…


– Fritzi! L’addition! cria quelqu’un sur l’estrade.


Je laisse mes regards errer dans la salle et voilà que j’entends soudain derrière moi un petit grésillement métallique, comme celui d’un grillon.


Curieux, je me retourne. N’en crois pas mes yeux:


Le visage tourné vers le mur, vieux comme Mathusalem, une boîte à musique pas plus grosse qu’un paquet de cigarettes dans des mains de squelette tremblantes, complètement affaissé sur lui-même: l’aveugle Nephtali Schaffraneck est assis dans un coin et tourne la manivelle microscopique.


Je m’approche.


Il chantonne confusément à part lui:


Madame Pick,

Madame Hock,

Étoile rouge, étoile bleue,

Elles jacassent tout partout.


Savez-vous comment s’appelle ce vieil homme? demandai-je à un garçon qui passait à toute allure.


– Non, monsieur, personne ne sait ni qui il est, ni comment il s’appelle. Lui-même l’a oublié. Il est absolument seul au monde. Je parie bien qu’il a cent ans! Tous les soirs, il vient ici; on lui donne un petit café, par charité.


Je me penche vers le vieillard et lui crie un mot à l’oreille:


Schaffraneck!


Comme frappé par la foudre, il sursaute, marmonne quelque chose, se passe la main sur le front.


«Vous me comprenez, monsieur Schaffraneck?


Il fait signe que oui.


«Faites bien attention! Je voudrais vous demander quelque chose de l’ancien temps. Si vous répondez bien à tout, je vous donnerai le gulden que je pose là sur la table.


– Gulden, répète le vieillard, et il se met aussitôt à tourner comme un furieux la manivelle de sa boîte à musique grésillante.


Je lui retiens la main.


– Réfléchissez bien! Vous n’avez pas connu, il y a environ trente-trois ans, un tailleur de pierres précieuses qui s’appelait Pernath?


Hardrbolletz! Culottier! bégaie-t-il, le souffle court, et fendu d’une oreille à l’autre comme si je lui avais raconté une fameuse plaisanterie.


– Non, pas Hardrbolletz: Pernath!


Pereles?! Il jubile littéralement.


– Non, pas Pereles non plus: Pernath!


Pascheles? Il glousse de joie.


Déçu, j’abandonne mon enquête.


– Vous vouliez me parler, monsieur? Le marqueur Ferri Athenstädt se tient devant moi et s’incline froidement.


– Oui. Parfaitement. Nous pourrions faire une partie de billard tout en bavardant.


– Vous jouez de l’argent, monsieur? Je vous rends quatre-vingt-dix points.


– Entendu: un gulden la partie. Commencez donc.


Son Excellence empoigne la queue, vise, manque son effet et prend une mine déconfite. Je connais cela: il va me laisser arriver à quatre-vingt-dix-neuf et puis il me rattrapera en une seule série.


Ma curiosité est de plus en plus vive. Je vais droit au but.


– Essayez de vous rappeler, monsieur le marqueur: il y a bien longtemps, à peu près à l’époque où le pont de pierre s’est écroulé, vous n’avez pas connu dans la ville juive d’alors un certain Athanasius Pernath?


Assis sur un banc le long du mur, un homme vêtu d’une veste de toile rayée rouge et blanc, l’œil louche et de petites boucles en or aux oreilles, sursaute, me dévisage et se signe.


– Pernath? Pernath? répète le marqueur, en faisant un grand effort de concentration.


«Pernath? Il n’était pas grand, maigre? Des cheveux bruns, une barbe en pointe taillée court?


– Oui. Exactement.


– À peu près quarante ans à l’époque? Il ressemblait…


Son Excellence me fixe tout à coup avec étonnement.


«Vous êtes de ses parents, Monsieur?


Le loucheur se signe.


– Moi? Parent? Quelle idée bizarre! Non. Je m’intéresse à lui, simplement. Vous savez quelque chose de plus?


Je pose la question d’un ton négligent, mais je sens mon cœur qui se glace.


Ferri Athenstädt se replonge dans ses réflexions.


– Si je ne me trompe, il passait pour fou à l’époque. Une fois, il a prétendu qu’il s’appelait… attendez donc… oui: Laponder! Et puis après, il se faisait passer pour un certain Charousek.


– Pas un mot de vrai là-dedans! interrompt le loucheur. Charousek, il a vraiment existé. Mon père a hérité de lui des milliers de florins.


– Qui est cet homme? demandai-je à mi-voix au marqueur.


– Un passeur qui s’appelle Tschamrda. En ce qui concerne Pernath, je me rappelle seulement, ou du moins je le crois, que par la suite il a épousé une très jolie juive, très brune.


– Mirjam!


Je suis si agité que mes mains tremblent et je ne peux continuer à jouer.


Le passeur se signe.


– Mais enfin qu’est-ce que vous avez donc aujourd’hui, monsieur Tschamrda? demande le marqueur étonné.


– Le Pernath, il a pas jamais vécu! crie le loucheur. Je le crois pas.


Je lui offre aussitôt un cognac pour lui délier la langue.


– Y a bien des gens qui disent que le Pernath vit encore, finit-il par articuler. J’ai entendu causer qu’il était tailleur de pierres et qu’il habitait sur le Hradschin.


– Où ça sur le Hradschin?


Le passeur se signa.


– C’est justement. Il habite où y a pas un homme vivant qui peut habiter: contre le mur à la dernière lanterne.


Vous connaissez sa maison, monsieur… monsieur… Tschamrda?


– Pas pour rien au monde je voudrais monter là-haut! protesta le loucheur. Pour qui vous me prenez? Jésus, Marie, Joseph!


– Mais vous pourriez peut-être me montrer le chemin de loin, monsieur Tschamrda?


– Ça, oui, grommela-t-il. Si vous voulez attendre six heures du matin; c’est le moment où je descends jusqu’à la Moldau. Mais je vous le conseille pas. Vous risquez de tomber dans les fossés aux cerfs et de vous casser le cou, sans compter tous les os. Sainte Mère de Dieu!


Nous marchons ensemble dans le matin: un vent frais souffle de la rivière. Soulevé par l’impatience, je sens à peine le sol sous mes pas.


Soudain, la maison du passage de la Vieille-École se dresse devant moi.


Je reconnais chacune des fenêtres: le tuyau de descente, le grillage, les chaînages de pierre luisants comme de la graisse, tout, tout!


– Quand cette maison a-t-elle brûlé? demandai-je au loucheur. Je suis si tendu que les oreilles me bourdonnent.


– Brûlé? Jamais!


– Si. J’en suis sûr.


– Non.


– Mais enfin, je le sais! Vous voulez parier?


– Combien?


– Un gulden.


– Topez-là.


Et Tschamrda va chercher le concierge.


«La maison, elle a déjà brûlé?


– Et pourquoi donc? L’homme rit.


Je ne peux arriver à le croire.


«Voilà soixante-dix ans que j’habite ici, renchérit le concierge. Je m’en serais bien aperçu.


Curieux, curieux…


Le passeur me fait traverser la Moldau sur son bachot – huit planches mal rabotées – avec des mouvements saccadés cocasses. L’eau jaune écume contre le bois. Les toits du Hradschin lancent des éclairs rouges au soleil du matin.


Un sentiment d’allégresse indescriptible s’empare de moi.


Légèrement flou et qui semble venir d’une existence antérieure, comme si le monde autour de moi était enchanté, j’ai l’impression de vivre dans plusieurs lieux à la fois, expérience de rêve.


Je mets pied à terre.


– Je vous dois combien, monsieur Tschamrda?


– Un kreutzer. Si vous m’aviez aidé à ramer ça vous aurait coûté deux kreutzers.


Je suis de nouveau le chemin déjà parcouru la nuit dans mon sommeil: le petit escalier solitaire du château. Le cœur battant je sais par avance ce que je vais trouver: l’arbre chauve dont les branches passent au-dessus du mur.


Non: il est couvert de fleurs blanches.


L’air est chargé de l’odeur sucrée du seringat.


À mes pieds, la ville s’étend dans la première lumière du jour comme une vision de la Terre promise.


Pas un bruit. Seulement des odeurs et des couleurs.


Je pourrais me retrouver les yeux fermés dans la curieuse petite rue des Alchimistes, tant le chemin m’est soudain devenu familier.


Mais là où cette nuit se trouvait la barrière de bois devant la maison éclatante de blancheur, une superbe grille ventrue et dorée ferme maintenant la rue.


Deux ifs jaillissant de buissons bas en fleurs flanquent la porte d’entrée dans le mur qui court derrière la grille.


Je m’étire pour regarder au-dessus des buissons et demeure ébloui par une splendeur toute neuve:


Le mur du jardin est entièrement recouvert de mosaïque. Bleu turquoise avec des fresques dorées curieusement contournées qui représentent le culte du dieu égyptien Osiris.


La porte est le dieu lui-même: un hermaphrodite dont les deux moitiés constituent les vantaux, femelle à droite, mâle à gauche. Il est assis sur un précieux trône de nacre en demi-relief et sa tête d’or est celle d’un lièvre. Les oreilles haut dressées et serrées l’une contre l’autre font penser aux deux pages d’un livre ouvert.


Une odeur de rosée et de jacinthe flotte au-dessus du mur.


Longtemps je reste là, pétrifié, stupéfait. J’ai l’impression qu’un monde inconnu, étranger, s’étend devant moi et un vieux jardinier ou un domestique avec des souliers à boucle d’argent, un jabot et une redingote bizarrement coupée s’approche par la gauche derrière la grille pour me demander, entre les barreaux, ce que je désire.


Sans un mot, je lui tends le papier contenant le chapeau d’Athanasius Pernath.


Il le prend et s’en va par la porte à deux battants.


Au moment où il l’ouvre, je vois derrière elle une demeure de marbre aux allures de temple et sur son perron:


ATHANASIUS PERNATH


et appuyée contre lui:


MIRJAM


Et tous deux regardent en bas vers la ville.


L’espace d’un instant, Mirjam se retourne, m’aperçoit, sourit et chuchote quelque chose à Athanasius Pernath.


Je suis fasciné par sa beauté.


Elle est aussi jeune que je l’avais vue cette nuit en rêve.


Athanasius Pernath se tourne lentement vers moi et mon cœur s’arrête.


C’est moi, comme si je me voyais dans, un miroir, tant son visage est semblable au mien.


Puis les battants de la porte se referment et je ne distingue plus que l’hermaphrodite chatoyant.


Le vieux domestique me remet mon chapeau et me dit – j’entends sa voix comme si elle venait des profondeurs de la terre:


– Monsieur Athanasius Pernath vous présente ses remerciements les plus reconnaissants et vous prie de ne pas tenir pour inhospitalier qu’il ne vous invite pas à entrer dans le jardin, mais c’est une règle de la maison depuis les temps les plus anciens.


Je suis chargé de vous faire savoir qu’il n’a pas porté votre chapeau car il s’est immédiatement aperçu de la substitution.


Il espère seulement que le sien ne vous a pas occasionné de migraine.

(1915)


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