Pierre Porte traversa la pièce d’un pas énergique et ouvrit la porte à la volée.

Des grêlons comme des œufs de poule rebondirent sur le seuil jusque dans la cuisine.

« OH. DU THÉÂTRAL.

— Oh, merde ! »

Mademoiselle Trottemenu lui plongea sous le bras.

« Et d’où vient le vent ?

— DU CIEL ? fit Pierre Porte que surprenait l’émoi soudain de la demoiselle.

— Venez ! » Elle repartit en trombe dans la cuisine et farfouilla sur le buffet, en quête d’une lanterne et d’allumettes.

« MAIS VOUS AVEZ DIT QUE ÇA SÉCHERAIT.

— Avec un orage normal, oui. Mais avec une tempête pareille ? La moisson sera fichue ! Demain matin, on la retrouvera égaillée sur toute la colline ! »

Elle tripota la bougie de la lanterne, finit par l’allumer et revint en courant.

Pierre Porte regardait la tempête au dehors. Des brins de paille passèrent dans un bruissement, tournoyant au gré des sautes de vent.

« FICHUE ? MA MOISSON ? » Il se redressa. « DE LA MERDE. »



La grêle crépitait sur le toit de la forge.

Edouard Bottereau actionna le soufflet du fourneau jusqu’à ce que le noyau des morceaux de charbon vire au blanc très légèrement jaune.

Une bonne journée. La moissonneuse battante avait mieux fonctionné qu’il n’osait l’espérer ; le vieux Pisburet avait tenu à la garder pour un autre champ le lendemain, aussi l’avait-on laissée dehors, recouverte d’une toile goudronnée et solidement attachée. Demain, il apprendrait à un des hommes comment s’en servir et commencerait à plancher sur un nouveau modèle amélioré. Le succès était assuré. L’avenir était vraiment pour demain.

Restait la question de la faux. Il se dirigea vers le mur où on l’avait accrochée. Un drôle de mystère, ça. Il n’avait jamais vu d’instrument aussi magnifique. On n’arrivait même pas à l’émousser. Son tranchant débordait bien au-delà de son fil réel. Et pourtant, il était censé la détruire. Ça n’avait pas de sens commun. Edouard Bottereau croyait beaucoup au sens commun, au sens commun tel que lui le concevait.

Peut-être que Pierre Porte voulait tout bonnement se débarrasser de sa faux, réaction d’autant plus compréhensible qu’en ce moment même, alors qu’elle pendait au mur, bien inoffensive, son fil tranchant semblait émettre des rayons. Un faible halo violet entourait sa lame, dû aux courants d’air dans la forge qui poussaient d’infortunées molécules gazeuses vers un découpage mortel.

Edouard Bottereau s’en saisit avec une grande prudence.

Un type bizarre, ce Pierre Porte. Il voulait être sûr qu’elle soit absolument morte, avait-il dit. Comme si on pouvait tuer un objet.

Et puis comment la détruire ? Oh, le manche brûlerait, le métal se calcinerait et, s’il travaillait assez dur, on n’en retrouverait qu’un petit tas de poussière et de cendres. C’était ce que voulait le client.

D’un autre côté, on pouvait probablement la détruire en dégageant tout bonnement la lame du manche… Après tout, ce ne serait plus une faux si on se contentait de ça. Ce ne serait… ben, rien que des pièces détachées. C’est sûr, on pourrait la reconstituer à partir de ces pièces-là, mais on y arriverait certainement tout pareil à partir de la poussière et des cendres si on savait comment s’y prendre.

Edouard Bottereau était content de son raisonnement. Et puis, après tout, Pierre Porte n’avait même pas exigé une preuve que l’outil serait… euh… tué.

Il visa soigneusement puis sectionna d’un coup de faux le bout de l’enclume. De quoi donner la chair de poule.

Un tranchant absolu.

Il renonça. C’était injuste. On ne demandait pas à un gars comme lui de détruire un instrument pareil. C’était une œuvre d’art.

Mieux que ça. Une œuvre de technique.

Il traversa la forge jusqu’à un tas de bois de construction et jeta la faux hors de portée loin derrière. Il y eut un couinement bref de perforation.

Bah, ça irait comme ça. Il rendrait son quart de sou à Pierre dans la matinée.



La Mort aux Rats se matérialisa derrière la pile de bois dans la forge et se traîna jusqu’à un pauvre petit tas de fourrure, restes d’un rongeur dont le destin avait croisé la trajectoire de la faux.

Le fantôme de la victime se tenait debout près du cadavre, l’air craintif. Il ne semblait pas très content de voir le nouvel arrivant.

« Couiii ? Couiii ?

— COUIII, expliqua la Mort aux Rats.

— Couiii ?

— COUIII, confirma la Mort aux Rats.

— [Lissage des moustaches][froncement du museau] ? »

La Mort aux Rats fit non de la tête.

« COUIII. »

Le rongeur était abattu. La Mort aux Rats lui posa une patte osseuse mais pas franchement méchante sur l’épaule.

« COUIII. »

Le fantôme hocha tristement la tête. La vie était douce à la forge. Edouard connaissait à peine le sens du mot ménage, et il était le champion du monde des distraits qui oublient leurs casse-croûte entamés. Le rat haussa les épaules et emboîta le pas à la petite silhouette en robe. Il n’avait guère le choix.



Des flots de gens sillonnaient les rues. La plupart pourchassaient des chariots. Des chariots essentiellement remplis de ce qu’on les avait jugés aptes à transporter : du bois de chauffage, des enfants, des provisions.

Et ils ne zigzaguaient plus, ils fonçaient à l’aveuglette, tous dans la même direction.

On peut arrêter un chariot en le renversant ; ses roues tournent alors follement, inutiles. Les mages virent quelques enragés essayer de les réduire en miettes, mais les engins étaient pratiquement indestructibles – ils pliaient mais ne rompaient pas, et une seule roulette valide leur suffisait pour tenter vaillamment de reprendre leur course.

« Regardez-moi celui-là ! fit l’archichancelier. Y a mon linge dedans ! Mon linge à moi ! Mince, c’est pas drôle ! »

Il se fraya un chemin dans la cohue, plongea son bourdon dans les roues du chariot et le culbuta.

« Difficile de faire un carton avec tous ces civils autour, se plaignit le doyen.

— Il y a des centaines de chariots ! s’écriait l’assistant des runes modernes. De la vraie vhermine[15]. Va-t’en, toi, espèce de fils de… espèce de fils de fer ! »

Il moulina de son bourdon vers un chariot importun.

Le flot de paniers à roulettes s’écoulait hors de la ville. Les civils qui s’accrochaient encore abandonnèrent peu à peu ou tombèrent sous les roues bringuebalantes. Ne restèrent plus dans la marée métallique que les mages qui se lançaient des cris ou attaquaient l’essaim argenté à coups de bourdon. N’allez pas croire que la magie ne marchait pas. Elle marchait même plutôt bien. Une bonne décharge pouvait transformer un chariot en un millier de petits puzzles tarabiscotés en fil de fer. Mais à quoi bon ? La seconde d’après, deux autres engins roulaient dans un bruit d’enfer par-dessus leur semblable abattu.

Autour du doyen, les chariots giclaient en gouttelettes argentées.

« Il attrape bien le coup, hein ? constata le major de promo tandis qu’il aidait l’économe à basculer un panier de plus sur le dos en faisant levier, chacun avec son bourdon.

— Ce qui est sûr, c’est qu’on entend beaucoup de “yo” », répliqua l’économe.

Le doyen lui-même ne savait pas à quand remontait pareil bonheur. Soixante ans durant il avait obéi aux règles autorégulatrices de la magie, et soudain il s’amusait comme un fou. Il n’avait jamais compris que son désir profond, c’était de tout faire gicler autour de lui.

Un jet de feu bondit de l’extrémité de son bourdon. Des guidons, des bouts de fil de fer et des roulettes qui continuaient de tourner pitoyablement plurent en tintinnabulant autour de lui. Le plus beau de l’histoire : les cibles étaient inépuisables. Une deuxième vague de chariots comprimés dans un espace plus étroit essayait d’escalader ceux qui gardaient encore le contact avec la terre ferme. Ils n’y arrivaient pas, mais ils essayaient quand même. Et fiévreusement, parce qu’une troisième vague les écrasait et les broyait déjà pour leur passer par-dessus. Sauf que le verbe « essayer » ne convenait pas. Il suppose une espèce d’effort conscient, il implique une décision dans un sens ou dans l’autre. Quelque chose dans leur progression implacable, la façon dont ils s’écrabouillaient les uns les autres dans leur hâte, laissait entendre que les paniers en fil de fer avaient autant le choix en la matière que l’eau qui dévale une pente.

« Yo ! » brailla le doyen. De la magie brute claqua dans l’enchevêtrement grinçant de métal. Il plut des roues.

« On va vous en donner, d’la thaumaturgie, espèce de fu… hurla le doyen.

— Jurez pas ! Jurez pas ! » s’écria Ridculle par-dessus le raffut. Il s’efforçait de taper sur un « sale con » qui lui orbitait autour du chapeau. « On sait pas en quoi ça pourrait se transformer !

— Crotte ! hurla le doyen.

— Ça ne sert à rien. Autant vouloir repousser la mer, glapit le major de promo. Je vote pour qu’on retourne à l’Université chercher des sortilèges vraiment sérieux.

— Bonne idée », approuva Ridculle. Il leva la tête vers le mur de fil de fer tordu qui s’approchait. « On fait comment ?

— Yo ! Petits polissons ! » s’exclama le doyen. Il pointa une fois de plus son bourdon. Lequel lâcha un petit bruit tristounet qui ne pourrait s’orthographier, s’il fallait l’écrire, que pfffft. Une étincelle de rien du tout en tomba du bout sur les pavés.



Vindelle Pounze referma un autre livre à la volée. Le bibliothécaire grimaça.

« Rien ! Des volcans, des raz-de-marée, des colères divines, des mages tripatouilleurs… Je ne veux pas savoir comment les autres villes ont été tuées, je veux savoir comment elles ont fini… »

Le bibliothécaire déposa une nouvelle pile d’ouvrages sur le lutrin. Vindelle découvrait un autre côté positif dans la mort : le don des langues. Il saisissait le sens du texte sans comprendre la signification des mots. Mourir, ce n’était pas s’endormir. C’était se réveiller.

Il lança un coup d’œil plus loin dans la bibliothèque, là où Lupin se faisait bander la patte.

« Bibliothécaire ? fit-il doucement.

— Oook ?

— Dans le temps, vous avez changé d’espèce… Qu’est-ce que vous feriez si, à titre d’exemple, vous connaissiez deux personnes qui… Enfin, imaginez un loup qui devient homme-loup à la pleine lune, et une femme qui devient elle aussi femme-louve à la pleine lune… qui atteignent le même état mais en venant de directions opposées, vous me suivez ? Et ils se rencontrent. Vous leur dites quoi ? Vous les laissez se débrouiller tout seuls ?

— Oook, répondit aussitôt le bibliothécaire.

— C’est tentant.

— Oook.

— Mais ça ne plairait pas à madame Cake.

— Eeek oook.

— Vous avez raison. Vous auriez pu l’exprimer un peu moins grossièrement, mais vous avez raison. Chacun doit se débrouiller tout seul. »

Il soupira et tourna la page. Ses yeux s’écarquillèrent.

« La cité de Kahn Li, fit-il. Vous connaissez ? C’est quoi, ce livre ? Grimoire incroyable-mais-vrai de Stripfutal. Ça dit ici… de petites charrettes… personne ne savait d’où elles venaient… tellement utiles, on a employé des hommes pour les rassembler et les emmener dans la ville… d’un coup, comme une ruée animale… les hommes les ont suivies et là, il y avait une nouvelle cité à l’extérieur des murs, une cité de boutiques marchandes où se précipitaient les charrettes… »

Il tourna la page.

« Ç’a l’air de dire… »

Je n’ai toujours pas bien compris, songea-t-il. Un-homme-seau croit qu’il s’agit de la reproduction des villes. Mais je suis sceptique.

Une ville, ça vit. Imaginons qu’on soit un géant, immense et lent, comme un pin comptable, et qu’on baisse les yeux sur une ville. On voit pousser des bâtiments ; on voit refluer des agresseurs ; on voit s’éteindre des incendies. On voit vivre la ville, mais on ne voit pas les habitants parce qu’ils bougent trop vite. La vie d’une cité, son principe actif, ce n’est pas une espèce de force mystérieuse. La vie d’une cité, c’est sa population.

Il tournait distraitement les pages, sans vraiment les regarder…

On a donc les villes, de grosses entités sédentaires qui grandissent sur site et ne bougent quasiment pas pendant des millénaires. Elles se reproduisent en envoyant des gens coloniser de nouveaux territoires. En ce qui les concerne, elles restent sur place. Elles vivent, mais de la même manière que vivent les méduses. Ou un légume au-dessus de la moyenne. Après tout, on a surnommé Ankh-Morpork la Grosse Youplà…

Et qui dit entités vivantes grosses et lentes dit petites créatures rapides qui les mangent…

Vindelle Pounze sentit ses cellules grises se mettre en branle. Des contacts s’établirent. Ses pensées foncèrent en masse dans de nouvelles directions. Avait-il jamais réfléchi correctement de son vivant ? Il en doutait. Il n’avait été qu’un éventail de réactions complexes reliées à une infinité de terminaisons nerveuses, réactions qui, de la méditation paresseuse sur le prochain repas aux souvenirs aléatoires et importuns, s’interposaient entre la vraie pensée et lui.

Ça pousse dans la ville, au chaud et à l’abri. Puis ça s’échappe, hors les murs, et ça bâtit… quelque chose, non pas une vraie ville, mais une factice… qui arrache les gens, la vie, à la cité hôtesse…

Le terme qu’on cherche dans le cas présent, c’est prédateur.



Le doyen fixa son bourdon d’un regard incrédule. Il le secoua un coup et le pointa à nouveau.

Cette fois le résultat s’orthographierait pfwt.

Il leva les yeux. Une vague de chariots, dressée en équilibre à hauteur du toit des maisons, allait lui déferler dessus.

« Oh… mince », fit-il, et il se croisa les bras sur la tête.

Quelqu’un lui agrippa la robe dans le dos et le tira en arrière à l’instant où les chariots s’abattaient avec fracas.

« Venez donc, dit Ridculle. Si on court, on peut garder une avance sur eux.

— Je n’ai plus de magie ! Je n’ai plus de magie ! gémit le doyen.

— Vous aurez encore moins d’autre chose si vous vous magnez pas », jeta l’archichancelier.

En faisant leur possible pour rester ensemble, en se cognant les uns dans les autres, les mages titubaient en tête des chariots. Des flots d’autres engins roulants se ruaient hors de la ville et à travers champ.

« Savez ce que ça m’rappelle ? fit Ridculle tandis qu’ils se frayaient un chemin à travers la marée.

— Dites toujours, marmonna le major de promo.

— La remontée des saumons.

— Quoi ?

— Pas dans l’Ankh, évidemment. M’étonnerait qu’un saumon soit capable de remonter notre fleuve à nous…

— Ou alors à pied, fit le major de promo.

— … mais j’en ai vu serrés comme des sardines dans certaines rivières. Qui s’démenaient pour progresser. La rivière, c’était plus qu’une masse argentée.

— D’accord, d’accord, dit le major de promo. Dans quel but ils faisaient ça ?

— Ben… ç’a un rapport avec la reproduction.

— Dégoûtant. Quand on pense qu’on est obligés de boire de l’eau.

— Bon, on est en plein champ à présent, c’est là qu’on les déborde, annonça Ridculle. On va trouver une ouverture et…

— Je ne crois pas », dit l’assistant des runes modernes.

De toutes les directions avançait un mur de chariots grinçants et batailleurs.

« Ils vont nous avoir ! Ils vont nous avoir ! » geignit l’économe. Le doyen lui arracha son bourdon.

« Hé, il est à moi ! »

Le doyen le repoussa et fit sauter les roues d’un chariot de tête.

« C’est mon bourdon ! »

Les mages se regroupèrent dos à dos dans un cercle de métal de plus en plus étroit.

« Ils ne cadrent pas avec cette ville, dit l’assistant des runes modernes.

— J’vois ce que vous voulez dire, fit Ridculle. Des aliens.

— J’imagine qu’aujourd’hui personne n’a de sortilège de vol sur lui ? » s’enquit le major de promo.

Le doyen visa encore et liquéfia un panier.

« C’est mon bourdon que vous utilisez, vous savez.

— La ferme, économe, fit l’archichancelier. Et vous, doyen, vous arriverez à rien en les descendant un par un comme ça. D’accord, les mecs ? On va leur causer le plus de dégâts possible. Souvenez-vous… des tirs n’importe comment, au hasard… »

Les chariots avançaient.



« OUILLE. OUILLE. »

Mademoiselle Trottemenu titubait dans l’obscurité humide et bruyante. Des grêlons craquaient sous ses chaussures. Le tonnerre emplissait le ciel de ses coups de canon.

« Ça pique, hein ? fit-elle.

— ÇA RÉSONNE. »

Pierre Porte attrapa au vol une moyette et l’empila avec les autres. Mademoiselle Trottemenu le dépassa précipitamment, pliée en deux sous un chargement de blé[16]. L’un et l’autre travaillaient d’arrache-pied, sillonnaient le champ face à la tempête afin de récupérer au passage la moisson avant que le vent et la grêle l’emportent. Les éclairs illuminaient le ciel par intermittence. Ce n’était pas un orage ordinaire. C’était la guerre.

« Va pleuvoir des cordes d’un moment à l’autre, cria mademoiselle Trottemenu par-dessus le vacarme. On la descendra jamais jusqu’à la grange ! Allez chercher une bâche, n’importe quoi ! Ça suffira pour ce soir ! »

Pierre Porte hocha la tête et pataugea au pas de course dans les ténèbres vers le corps de ferme. La foudre frappait à une telle cadence autour des champs que l’atmosphère en grésillait ; une couronne électrique dansa même le long du sommet de la haie.

Et la Mort était là.

Il vit la silhouette squelettique apparaître indistinctement devant lui, ramassée, sur le point de bondir, sa robe battant et claquant au vent derrière elle.

Il sentit une oppression qui voulait le forcer à prendre ses jambes à son cou en même temps qu’elle le clouait sur place. Elle lui envahit l’esprit et le pétrifia, lui bloqua la moindre pensée en dehors de la toute petite voix au plus profond de son être qui constatait, plutôt calmement : ALORS, C’EST DONC ÇA, LA TERREUR.

Puis la Mort disparut lorsque la lueur de l’éclair s’estompa, réapparut lorsque la foudre tomba à nouveau sur la colline voisine.

La voix intérieure et tranquille ajouta : MAIS POURQUOI ÇA NE BOUGE PAS ?

Pierre Porte se permit d’avancer légèrement. Aucune réaction de la chose tapie devant lui.

Il comprit peu à peu que cette chose de l’autre côté de la haie n’était d’un certain point de vue qu’un assemblage de côtes, de fémurs et de vertèbres sous une robe, mais aussi, sous un angle légèrement différent, qu’un embrouillamini de bras articulés et de leviers de va-et-vient recouvert d’une toile goudronnée qui maintenant s’envolait.

Il avait sous les yeux la moissonneuse battante.

Pierre Porte eut un horrible sourire. Des pensées qui ne lui ressemblaient pas se formèrent dans sa tête. Il s’avança.



Le mur de chariots cernait les mages.

Le dernier flamboiement d’un bourdon fondit un trou aussitôt rebouché par davantage d’engins.

Ridculle se tourna vers ses collègues. Ils avaient la figure rouge, la robe déchirée, et quelques tirs trop enthousiastes s’étaient soldés par des barbes roussies et des chapeaux brûlés.

« Est-ce qu’il reste des sortilèges à quelqu’un ? » demanda-t-il.

Ils réfléchirent fiévreusement.

« Je crois que je m’en rappelle un, fit l’économe d’une voix hésitante.

— Allez-y, mon vieux. On a plus rien à perdre. »

L’économe tendit une main. Il ferma les yeux. Il marmonna quelques syllabes à voix basse.

Il y eut un bref soubresaut de lumière octarine et…

« Oh, fit l’archichancelier. Et c’est tout ?

— “Le Bouquet Surprise d’Eringyas”, commenta l’économe, les yeux brillants et le corps agité de mouvements convulsifs. Je ne sais pas pourquoi, mais celui-là, je l’ai toujours réussi. Un don, j’imagine. »

Ridculle contempla le gros bouquet de fleurs que serrait désormais le poing de l’économe.

« Mais pas franchement utile dans le cas présent, si j’peux m’permettre », ajouta-t-il.

L’économe regarda les murs qui se rapprochaient et son sourire mourut sur ses lèvres.

« Pas franchement, non, dit-il.

— Quelqu’un d’autre a une idée ? » demanda Ridculle.

Pas de réponse.

« Jolies roses, remarquez », fit le doyen.



« Vous avez fait vite, dit mademoiselle Trottemenu lorsque Pierre Porte revint au tas de moyettes en traînant une bâche derrière lui.

— OUI, HEIN ? » marmonna-t-il évasivement tandis qu’elle l’aidait à tirer la toile sur la meule puis à la lester de pierres. Le vent se prit dedans et tenta de la lui arracher des mains ; autant vouloir renverser une montagne.

La pluie balayait les champs, au milieu de lambeaux de brume qui miroitaient d’énergies électriques bleutées.

« Jamais vu une nuit pareille », fit mademoiselle Trotte-menu.

Un autre coup de tonnerre lui répondit. Un éclair en nappe flottait sur l’horizon.

Elle saisit le bras de Pierre Porte. « Ce serait pas… quelqu’un sur la colline ? fit-elle. J’ai cru voir… une forme.

— NON, CE N’EST QU’UN APPAREIL MÉCANIQUE. »

Un autre éclair.

« À cheval ? » répliqua mademoiselle Trottemenu.

Une troisième nappe déchira le ciel. Cette fois, il n’y avait aucun doute. Une silhouette à cheval se dressait au sommet de la colline la plus proche. Encapuchonnée. Tenant une faux aussi fièrement qu’une lance.

« DE LA FRIME. » Pierre Porte se tourna vers mademoiselle Trottemenu. « DE LA FRIME. MOI, JE N’AI JAMAIS RIEN FAIT DE PAREIL. QUEL INTÉRÊT ? À QUOI ÇA RIME ? »

Il ouvrit la main. Le sablier doré apparut.

« Il vous reste combien de temps ?

— PEUT-ÊTRE UNE HEURE. PEUT-ÊTRE QUELQUES MINUTES.

— Venez, alors ! »

Pierre Porte ne bougea pas, les yeux fixés sur le sablier.

« Je vous ai dit de venir !

— ÇÀ NE MARCHERA PAS. J’AVAIS TORT DE CROIRE QUE ÇA MARCHERAIT. MAIS ÇA NE MARCHERA PAS. IL Y A DES CHOSES AUXQUELLES ON NE PEUT PAS ÉCHAPPER. ON NE PEUT PAS VIVRE ÉTERNELLEMENT.

— Et pourquoi donc ? »

Pierre Porte eut l’air secoué. « COMMENT ÇA ?

— Pourquoi vous ne pouvez pas vivre éternellement ?

— JE NE SAIS PAS, MOI. LA SAGESSE COSMIQUE ?

— Qu’est-ce qu’elle y connaît, la sagesse cosmique ? Alors, vous venez, oui ou non ? »

La silhouette sur la colline n’avait pas bougé.

La pluie avait délayé la poussière en boue fine. Ils glissèrent le long de la pente, traversèrent en hâte la cour et s’engouffrèrent dans la maison.

« J’AURAIS DÛ MIEUX PRÉPARER MON AFFAIRE. J’AVAIS PENSÉ…

— Mais y avait la moisson.

— OUI.

— On a p’t-être moyen de barricader la porte, quelque chose ?

— EST-CE QUE VOUS SAVEZ CE QUE VOUS DITES ?

— Ben, vous avez qu’à trouver une idée, vous ! Y a jamais rien qui vous a arrêté ?

— NON », répondit Pierre Porte avec un soupçon de fierté. Mademoiselle Trottemenu jeta un coup d’œil par la fenêtre avant de s’écarter et de se plaquer contre le mur dans un mouvement théâtral. « D est parti !

— C’EST PARTI, rectifia Pierre Porte. CE N’EST PAS ENCORE UN INDIVIDU.

— C’est parti. Ça peut être n’importe où.

— ÇA PEUT PASSER À TRAVERS LE MUR. »

Elle se décolla précipitamment du mur, puis lui jeta un regard noir.

« TRÈS BIEN. ALLEZ CHERCHER LA PETITE. JE CROIS QU’IL FAUT PARTIR. » Une idée lui vint. Il s’égaya un peu. « IL NOUS RESTE PEU DE TEMPS. QUELLE HEURE EST-IL ?

— J’sais pas. Vous arrêtez les pendules pour un oui pour un non.

— MAIS IL N’EST PAS ENCORE MINUIT ?

— D’après moi, il est pas plus d’onze heures et quart.

— ALORS ON A TROIS QUARTS D’HEURE DEVANT NOUS.

— Comment vous pouvez être sûr ?

— À CAUSE DU CÔTÉ THÉÂTRAL, MADEMOISELLE TROTTEMENU. LE TYPE DE MORT QUI PREND LA POSE SUR LA LIGNE D’HORIZON À LA LUMIÈRE DES ÉCLAIRS, expliqua Pierre Porte d’un ton désapprobateur, NE FAIT PAS SON ENTRÉE À ONZE HEURES ET VINGT-CINQ MINUTES S’IL PEUT LA FAIRE À MINUIT. »

Elle hocha la tête, toute pâle, et disparut à l’étage. Elle redescendit au bout d’une ou deux minutes en portant Sal enveloppée dans une couverture.

« Elle a l’sommeil lourd, dit-elle.

— CE N’EST PAS DU SOMMEIL. »

La pluie avait cessé, mais la tempête faisait toujours rage autour des collines. L’air grésillait et produisait toujours l’effet d’une fournaise.

Pierre Porte passa en tête devant le poulailler où Cyril et son harem sur le retour se tapissaient dans le noir tout au fond et tâchaient d’occuper les mêmes centimètres de perchoir.

Une lueur vert pâle planait autour de la cheminée de la ferme.

« On appelle ça le feu de Bassan, dit mademoiselle Trotte-menu. C’est un présage.

— UN PRÉSAGE DE QUOI ?

— Hein ? Oh, me demandez pas. Rien qu’un présage, m’est idée. De la présagerie toute bête. Où on va ?

— AU VILLAGE.

— Pour se rapprocher de la faux ?

— Oui. »

Il disparut dans la grange. Au bout d’un moment, il ressortit en conduisant Bigadin, sellé et harnaché. Il l’enfourcha, puis se pencha et hissa d’un coup la vieille demoiselle et la fillette endormie devant lui sur le cheval.

« SI JE ME SUIS TROMPÉ, ajouta-t-il, CE CHEVAL VOUS EMMÈNERA OÙ VOUS VOULEZ.

— Tout ce que j’voudrai, c’est rentrer chez moi !

— OÙ VOUS VOULEZ. »

Bigadin se lança au petit trot lorsqu’ils virèrent sur la route qui menait au village. Le vent arrachait les feuilles des arbres ; elles les dépassaient en virevoltant et filaient sur la route. De temps en temps, un éclair fouettait encore le ciel.

Mademoiselle Trottemenu regarda la colline au-delà de la ferme. « Pierre…

— JE SAIS.

— … c’est revenu…

— JE SAIS.

— Pourquoi ça nous court pas après ?

— ON NE RISQUE RIEN TANT QU’IL RESTE ENCORE DU SABLE.

— Et quand y en aura plus, vous mourrez ?

— NON. QUAND IL N’Y AURA PLUS DE SABLE, JE SERAI CENSÉ MOURIR. JE ME TROUVERAI DANS L’ESPACE ENTRE LA VIE ET LA VIE FUTURE.

— Pierre, on aurait dit que sa monture… J’ai cru que c’était un cheval normal, juste très maigre, seulement…

— C’EST UN SQUELETTE DE COURSIER. IMPRESSIONNANT MAIS GUÈRE PRATIQUE. J’EN AI EU UN COMME ÇA, MAIS LA TÊTE EST TOMBÉE.

— La Mort au p’tit cheval, comme qui dirait.

— HA. HA. TRÈS DRÔLE, MADEMOISELLE TROTTEMENU.

— Je crois que dans un moment pareil vous pourriez cesser de m’appeler mademoiselle Trottemenu.

— RÉNATA ? »

Elle eut l’air époustouflée.

« Comment vous connaissez mon prénom ? Oh. Vous avez dû le voir écrit quelque part, c’est ça ?

— GRAVÉ.

— Sur un de ces sabliers ?

— OUI.

— Avec tous les grains de sable qui tombaient ?

— OUI.

— Tout le monde en a un ?

— OUI.

— Alors vous savez combien de temps je vais…

OUI.

— Ça doit faire drôle de savoir… les choses que vous savez…

— ALLEZ SAVOIR.

— C’est pas juste, tout d’même. Si les gens savaient quand ils vont mourir, ils vivraient mieux.

— SI LES GENS SAVAIENT QUAND ILS VONT MOURIR, JE CROIS QU’ILS NE VIVRAIENT SANS DOUTE PAS DU TOUT.

— Oh, très sentencieux, ça. Et qu’est-ce que vous en savez, vous, Pierre Porte ?

— JE LE SAIS, VOILÀ. »

Bigadin enfila au trot une des rares rues du village et déboucha sur les pavés de la place. Il n’y avait personne alentour. Dans des villes comme Ankh-Morpork, minuit n’exprime que la fin de soirée, parce qu’il n’existe pas officiellement de nuit, uniquement des soirs qui se fondent dans des aubes. Mais ici, les habitants réglaient leurs existences sur des repères comme des couchers de soleil et des chants du coq estropiés. Minuit portait bien son nom.

Malgré l’orage qui régnait sur les collines, la place était calme. Le tic-tac de l’horloge dans son beffroi, qu’on ne remarquait pas à midi, donnait à présent l’impression de rebondir en écho sur les bâtiments.

À l’approche du cheval, un bourdonnement s’échappa du fond de ses entrailles de roues dentées. L’aiguille des minutes se déplaça dans un bruit sourd et s’arrêta en vibrant sur le 9. Une trappe s’ouvrit dans le cadran et deux petits personnages mécaniques sortirent en ronronnant d’un air important pour cogner sur une clochette au prix de beaucoup d’efforts, semblait-il.

Ting-ting-ting.

Les automates se mirent en rang et réintégrèrent l’horloge en tremblotant.

« Ils sont là depuis que j’suis toute petite. C’est l’arrière-arrière-grand-père de monsieur Bottereau qui les a fabriqués, dit mademoiselle Trottemenu. Je m’demandais tout le temps ce qu’ils faisaient entre les sonneries, vous savez. Je m’disais qu’ils avaient une petite maison là-dedans, quelque chose.

— JE NE CROIS PAS. CE NE SONT QUE DES OBJETS. ILS NE SONT PAS VIVANTS.

— Hmm. Ben, ça fait des siècles qu’ils sont là. Peut-être que la vie, ça s’acquiert ?

— OUI. »

Ils attendirent dans un silence uniquement rompu par le coup sourd et régulier de l’aiguille des minutes dans son ascension de la nuit.

« C’é… c’était bien agréable de vous avoir chez moi, Pierre Porte. »

Il ne répondit pas.

« À m’aider pour la moisson et tout.

— C’ÉTAIT… INTÉRESSANT.

— J’ai eu tort de vous mettre en retard rien que pour du blé.

— NON. LA MOISSON, C’EST IMPORTANT. »

Pierre Porte déplia la main. Le sablier apparut.

« J’comprends toujours pas comment vous faites ça.

— CE N’EST PAS DIFFICILE. »

Le sifflement du sable s’enfla jusqu’à envahir la place.

« Vous avez un dernier mot à dire ?

— OUI. JE NE VEUX PAS M’EN ALLER.

— Bon. C’est bref, en tout cas. »

Pierre Porte fut surpris de voir qu’elle cherchait à lui prendre la main.

Au-dessus de sa tête, les aiguilles de minuit se chevauchèrent. L’horloge émit un bourdonnement. La porte s’ouvrit. Les automates sortirent au pas. Ils s’arrêtèrent dans un cliquetis de chaque côté de la cloche des heures, se saluèrent et levèrent leurs marteaux.

Dong.

On entendit alors un cheval s’approcher au trot.

Mademoiselle Trottemenu aperçut des taches bleues et violettes à la limite de son champ de vision, comme des éclairs d’images résiduelles sans images préalables.

En tournant brusquement la tête et en regardant du coin de l’œil, elle distinguait de petites formes vêtues de gris qui voltigeaient autour des murs.

Les revenueurs, se dit-elle. Ils viennent vérifier que tout se passe comme il faut.

« Pierre ? » fit-elle.

Il referma le poing sur le sablier doré.

« C’EST PARTI. »

Le bruit des sabots s’enfla et rebondit en écho sur les bâtiments derrière eux.

« SOUVENEZ-VOUS : VOUS NE COUREZ AUCUN DANGER. »

Pierre Porte recula dans l’obscurité.

Puis il réapparut un bref instant.

« EN PRINCIPE », ajouta-t-il avant de réintégrer les ténèbres.

Mademoiselle Trottemenu s’assit sur les marches du beffroi et berça le corps de la fillette étendu en travers de ses genoux.

« Pierre ? » hasarda-t-elle.

Une silhouette à cheval pénétra sur la place.

C’était bel et bien un squelette de cheval. Des flammes bleues crépitèrent sur ses os lorsqu’il s’avança au trot ; mademoiselle Trottemenu se surprit à se demander s’il s’agissait d’un vrai squelette, animé d’une façon ou d’une autre, l’ancienne structure interne d’un cheval, ou d’une créature qui se présentait naturellement sous forme de squelette. Des réflexions ridicules à se faire, mais elle préférait ça plutôt que s’attarder sur l’horrible réalité qui s’approchait.

On le bouchonnait ou on l’astiquait ?

Le cavalier mit pied à terre. Il était beaucoup plus grand que Pierre Porte, mais les ténèbres de sa robe dissimulaient le moindre détail. Il tenait un objet qui n’était pas exactement une faux mais qui en avait sans doute compté une parmi ses ancêtres, de la même manière qu’un instrument chirurgical, même le plus astucieusement conçu, compte un bout de bois quelque part dans son arbre généalogique. Ça n’avait qu’un lointain rapport avec le moindre outil ayant jamais tâté de la paille.

La silhouette vint à grands pas vers mademoiselle Trottemenu, la faux sur l’épaule, et s’arrêta.

« Où est-il ?

— Vois pas de qui vous parlez, répondit mademoiselle Trottemenu. Et à votre place, jeune homme, je donnerais à manger à mon cheval. »

La silhouette eut visiblement du mal à digérer l’information, mais finit par arriver à une conclusion, sembla-t-il. Elle se retira la faux de l’épaule et baissa le regard sur la fillette.

« Je le trouverai. Mais d’abord… »

Elle se raidit.

Une voix dans son dos ordonna :

« LÂCHE TA FAUX ET RETOURNE-TOI LENTEMENT. »



Quelque chose à l’intérieur de la ville, songeait Vindelle. Les villes se développent, pleines de monde, mais elles sont aussi pleines de commerces, de boutiques, de religions et…

C’est idiot, se dit-il. Ce ne sont que des choses. Ça ne vit pas.

Peut-être que la vie, ça s’acquiert.

Des parasites et des prédateurs, mais différents de ceux qui s’attaquent aux animaux et aux végétaux. Comme une forme de vie, grosse, lente, métaphorique, tirant sa subsistance des villes. Mais ça incube dans les cités, comme un… Comment ça s’appelle, déjà ? Une espèce d’insecte… Un nique-le-monde, un nom dans ce goût-là. Il se souvenait à présent – d’ailleurs il se souvenait de tout – avoir lu quelque chose durant ses années d’études sur des êtres qui pondaient leurs œufs dans l’organisme des autres. À la suite de quoi, pendant plusieurs mois, il avait refusé de manger des omelettes et du caviar, au cas où.

Et les œufs, ils… ils ressemblent à la ville, d’une certaine manière, si bien que les habitants les ramènent chez eux. Comme des œufs de coucou.

Je me demande combien de cités sont mortes par le passé ? Encerclées de parasites, comme un récif corallien entouré d’étoiles de mer. Elles se sont vidées, elles ont perdu l’âme qu’elles possédaient peut-être.

Il se leva.

« Où est parti tout le monde, bibliothécaire ?

— Oook oook.

— C’est tout eux, ça. J’aurais fait pareil. Ils foncent sans réfléchir. Que les dieux les gardent et leur viennent en aide, si leurs sempiternelles chamailleries familiales leur en laissent le temps. »

Puis il se dit : Bon, et après ? J’ai réfléchi, et je vais faire quoi ?

Foncer, évidemment. Mais lentement.



On ne voyait plus le cœur du tas de chariots. Il se passait quelque chose. Une lueur bleu pâle flottait au-dessus de l’immense pyramide de métal tordu, et de temps en temps des éclairs fusaient au fin fond de l’enchevêtrement. D’autres engins s’écrasaient sur l’amas comme des astéroïdes s’agglutinant autour du noyau d’une nouvelle planète, mais certains se comportaient autrement. Ils filaient vers des tunnels qui s’étaient ouverts dans la structure et disparaissaient en son sein chatoyant.

Il y eut alors un mouvement au sommet de la montagne et quelque chose se fraya un passage à travers le métal : une pointe luisante supportant un globe d’environ deux mètres de diamètre. Rien ne se produisit pendant une minute ou deux puis, alors que la brise le séchait, le globe se fendit et se désagrégea.

De petites feuilles blanches cascadèrent puis, emportées par le vent, arrosèrent Ankh-Morpork et la foule de badauds.

L’une d’elles descendit tranquillement en zigzag entre les toits et atterrit aux pieds de Vindelle Pounze qui sortait de la bibliothèque de son pas titubant.

Elle était encore humide, et on y avait écrit quelques mots. Enfin, écrit, c’est vite dit. Ça ressemblait aux curieuses inscriptions organiques des boules remplies de flocons de neige, des mots tracés par une main qui les maîtrisait mal :



Vindelle atteignit les portes de l’Université. Des flots de gens défilaient devant.

L’ex-mage connaissait bien ses concitoyens. Prêts à courir au spectacle de n’importe quoi. Incapables de résister au moindre mot suivi de plus d’un point d’exclamation.

Il sentit qu’on le regardait et se retourna. Un chariot l’observait depuis une ruelle ; l’engin recula et fila dans un sifflement.

« Qu’est-ce qui se passe, monsieur Pounze ? » demanda Ludmilla.

Il y avait quelque chose d’irréel dans l’expression des passants. Une expression inflexible de jouissance anticipée. Et les sens de Vindelle gémissaient comme une dynamo.

Lupin bondit vers un bout de papier à la dérive et le lui rapporta.



Vindelle secoua tristement la tête. Cinq points d’exclamation, la marque indéniable d’un esprit dérangé. Il entendit alors la musique. Lupin s’assit sur son derrière et se mit à hurler.



Dans la cave sous la maison de madame Cake, Crapahut le croque-mitaine marqua un temps au milieu de son troisième rat et tendit l’oreille.

Puis il termina son repas et tendit la main vers sa porte.



Le comte Arthur Clindieux Nosferoutard travaillait à la crypte.

Personnellement, il aurait pu vivre – ou revivre, ou mort-vivre, ou ce qu’on voulait – sans crypte. Mais il fallait avoir une crypte. Dorine avait été catégorique là-dessus. Ça faisait chic, disait-elle. Il fallait avoir une crypte et un caveau, sinon la société des vampires vous traitait par-dessous la dent.

On ne vous parle jamais de ces détails quand vous vous lancez dans le vampirisme. On ne vous dit jamais de construire votre propre crypte en bois de charpente minable de chez « Crayeux le Troll, fournitures en gros pour le bâtiment ». Ce genre de corvée n’échoit pas à la plupart des vampires, songeait Arthur. Pas aux vrais vampires. Tenez, le comte Jugulaire, par exemple. Un aristo comme lui aurait un larbin qui s’en chargerait. Admettons que les villageois viennent lui brûler son château, on voit mal le comte débouler lui-même à l’entrée pour manœuvrer le pont-levis. Oh, non. Il se contenterait de dire : « Igor… (ce pourrait être le nom du larbin) Igor, réglez-moi la guestion illigo bresto ! »

Huh. Ils avaient mis une annonce à l’agence morporkienne pour l’emploi de monsieur Chipot, ça faisait déjà plusieurs mois. Le lit, trois repas par jour et une bosse, au besoin. Sans résultat, même pas une demande d’entretien. Et on disait qu’il y avait du chômage partout. De quoi attraper un coup de sang.

Il saisit un autre morceau de bois et le mesura en grimaçant tandis qu’il dépliait son mètre.

Le dos d’Arthur le faisait souffrir depuis qu’il avait creusé les douves. Une autre corvée dont le vampire de la haute n’avait pas à se soucier. Les douves, ça participait de la fonction, comme qui dirait. Et chez les autres vampires, elles faisaient tout le tour de la maison, parce qu’ils n’avaient pas la rue en façade, la vieille Lagrainche toujours à se plaindre d’un côté, et de l’autre une famille de trolls à laquelle Dorine n’adressait pas la parole ; ils ne se retrouvaient pas avec un fossé qui traversait seulement la cour de derrière. Arthur n’arrêtait pas de tomber dedans.

Et puis il y avait cette coutume de mordre le cou des jeunes femmes. Ou plutôt il n’y avait pas. Arthur était toujours disposé à partager le point de vue d’autrui, mais il était sûr que les jeunes femmes jouaient un rôle dans le vampirisme, quoi qu’en dise Dorine. Dans des peignes noirs diaphanes. Arthur ne savait pas trop à quoi ressemblait un peigne noir diaphane, mais il avait lu quelque chose là-dessus et s’était dit qu’il aimerait bien en voir un avant de mourir… si mourir était le terme adéquat…

Et les autres vampires ne retrouvent pas brusquement leur femme affublée d’un accent ridicule. Pour la bonne raison que les vampires naturels parlent déjà comme ça.

Arthur soupira.

Ce n’était pas une vie – ou une demi-vie, ou une après-vie, enfin bref – que celle de marchand de gros en fruits et légumes petit-bourgeois élevé au rang d’aristocrate.

Puis la musique filtra par le trou dans le mur qu’il avait creusé pour y installer la fenêtre munie de barreaux.

« Aïe, fit-il avant de s’étreindre la mâchoire. Dorine ? »



Raymond Soulier tapa du pied sur son estrade portable.

« … Et je vais vous dire, pas question de s’allonger et de se laisser pousser l’herbe sur la tête, beugla-t-il. Je vous entends déjà me demander à corps et à cri mon plan en sept points pour l’égalité des chances avec les vivants, hein ? »

Le vent souffla les herbes sèches du cimetière. Le seul être à prêter apparemment quelque attention à Raymond, c’était un corbeau solitaire.

Raymond Soulier haussa les épaules et baissa la voix. « Vous pourriez au moins faire un petit effort, dit-il à l’autre monde dans son ensemble. Je suis là, à me décarcasser jusqu’à l’os… (il ouvrit et ferma les mains pour le prouver) et je n’entends pas le moindre remerciement. » Il marqua un temps, au cas où.

Le corbeau, un des spécimens gros et gras à l’excès qui infestaient les toits de l’Université, pencha la tête de côté et posa sur Raymond Soulier un regard songeur.

« Vous savez, fit l’orateur, des fois, j’ai envie de tout laisser tomber… »

Le corbeau se racla la gorge. Raymond Soulier se retourna aussitôt. « Toi, tu dis un seul mot, fit-il, un seul putain de mot… » C’est alors qu’il entendit la musique.



Ludmilla se risqua à décoller les mains de ses oreilles.

« C’est horrible ! Qu’est-ce que c’est, monsieur Pounze ? »

Vindelle s’efforçait d’enfoncer ce qu’il restait de son chapeau sur les siennes, d’oreilles.

« Aucune idée, répondit-il. Ça pourrait être de la musique. Pour celui qui n’en a jamais entendu. »

Il n’y avait pas de notes. Seulement des bruits qui voulaient peut-être passer pour des notes et qu’on avait enfilés comme on dessinerait la carte d’un pays qu’on n’a jamais vu.

Hnyip. Ynyip. Hwyomp.

« Ça vient d’en dehors de la ville, dit Ludmilla. Là où… tout le monde… se rend… Ils ne peuvent pas aimer ça, tout de même ?

— Je vois mal pourquoi ils devraient aimer ça, fit Vindelle.

— C’est que… Vous vous rappelez les ennuis qu’on a eus avec les rats, l’année dernière ? L’homme qui prétendait jouer d’une flûte dont uniquement les rats entendaient la musique ?

— Oui, mais ça n’était pas tout à fait vrai, c’était un imposteur, le Fabuleux Maurice et ses Rongeurs Savants…

— Mais imaginez que ce soit vrai quand même ? »

Vindelle secoua la tête.

« De la musique pour attirer les gens ? C’est là que vous voulez en venir ? Mais c’est faux. Nous, ça ne nous attire pas. Ce serait plutôt l’inverse, moi je vous le dis.

— Oui, mais vous n’êtes pas exactement… humain, fit observer Ludmilla. Et… » Elle s’arrêta et rougit.

Vindelle lui tapota l’épaule.

« Très juste. Très juste. » Ce fut tout ce qu’il trouva à dire.

« Vous savez, n’est-ce pas ? demanda-t-elle les yeux baissés.

— Oui. À mon avis, il n’y a pas de quoi avoir honte, si ça peut vous aider.

— Maman dit que ce serait affreux si on l’apprenait !

— Tout dépend de qui l’apprend, sûrement, fit Vindelle en lançant un coup d’œil à Lupin.

— Pourquoi est-ce que votre chien me regarde comme ça ? demanda Ludmilla.

— Il est très intelligent », répondit Vindelle.

Il fouilla dans sa poche, en déversa deux poignées de terre et dénicha son agenda. Vingt jours avant la prochaine pleine lune. Ça valait quand même le coup d’attendre.



Les débris métalliques commencèrent à s’effondrer du monceau. Des chariots vrombissaient tout autour, et une foule de Morporkiens debout en cercle s’efforçaient de percer du regard l’intérieur de l’enchevêtrement. La musique peu mélodieuse emplissait l’espace.

« Voilà monsieur Planteur, dit Ludmilla tandis qu’ils se frayaient un chemin dans la cohue docile.

— Il vend quoi, cette fois ?

— Je ne crois pas qu’il cherche à vendre quoi que ce soit, monsieur Pounze.

— Ça va si mal que ça ? Alors, la situation est sûrement grave. »

De la lumière bleue s’échappait d’un des trous dans le tas. Des bouts de chariot brisé tombèrent par terre en tintant comme des feuilles de métal.

Vindelle se pencha avec raideur et ramassa un chapeau pointu. Un chapeau cabossé, écrasé par les roues d’un grand nombre de chariots, mais dans lequel on reconnaissait encore un objet qui normalement aurait dû coiffer une tête.

« Il y a des mages là-dedans », dit-il.

Une lumière argentée miroitait sur le métal. Elle se déplaçait comme de l’huile. Vindelle avança la main et une grosse étincelle bondit pour se mettre à la masse sur ses doigts.

« Hmm, fit-il. Beaucoup d’énergie, en plus… »

Il entendit alors le cri des vampires.

« You-hou, monsieur Pounze ! »

Il se retourna. Les Nosferoutard lui fonçaient dessus.

« On aurait pu… pardon, on aurait bu venir beaugoup plous tôt, seulement…

— … J’arrivais pas à trouver ce foutu bouton de col », marmonna Arthur, l’air en nage et agité. Il portait un chapeau claque, malheureusement plus claque que chapeau, si bien qu’il donnait l’impression de regarder le monde de sous un concertina.

« Oh, salut », fit Vindelle. Il trouvait horriblement fascinante l’ardeur des Clindieux à se conformer fidèlement à l’image du vampirisme.

« Et gui est la cheune tame ? demanda Dorine en offrant un visage rayonnant à Ludmilla.

— Pardon ? fit Vindelle.

— Guoi ?

— Dorine… enfin, la comtesse, veut savoir qui c’est, expliqua Arthur d’un air las.

— Moi, j’ai compris c’que j’ai dit, lança sèchement Dorine du ton plus normal d’une femme née puis éduquée à Ankh-Morpork plutôt que dans une forteresse transylvanienne. Franchement, si j’te laissais faire, on aurait aucune classe…

— Je m’appelle Ludmilla, se présenta la fille de madame Cake.

— Enchantée, dit gracieusement la comtesse Nosferoutard en tendant une main rose et potelée à défaut d’être pâle et fine. Touchours un blaisir de voir du sang neuf. Si un biscuit bour chien ça vous dit guand vous bassez dans le guartier, notre porte est touchours ouferte. »

Ludmilla se tourna vers Vindelle Pounze.

« Ce n’est pas écrit sur ma figure, tout de même ? fit-elle.

— Ceux-là, ce sont des gens d’un genre spécial, répondit Vindelle avec douceur.

— C’est ce qui me semble, dit Ludmilla d’un ton égal. Je n’en connais pas beaucoup qui portent tout le temps un chapeau claque.

— Faut avoir la cape, dit le comte Arthur. Pour les ailes, vous comprenez. Comme… »

Il déploya la cape d’un geste théâtral. Il y eut une brève implosion, et une petite chauve-souris grassouillette apparut en l’air.

Elle baissa la tête, poussa un cri aigu de colère et tomba en piqué jusque par terre. Dorine la ramassa par les pattes et l’épousseta.

« Ce qui m’embête le plus, c’est d’avoir à dormir toute la nuit la fenêtre ouverte, dit-elle distraitement. J’aimerais bien qu’on arrête cette musique ! Ça me donne mal au crâne. »

Il y eut un autre whoumph. Arthur réapparut la tête en bas et atterrit dessus.

« C’est la hauteur de chute, voyez, expliqua Dorine. Comme une course d’élan, si vous voulez. S’il se lance pas d’au moins un étage, il trouve pas la bonne vitesse relative.

— J’arrive pas à trouver la bonne vitesse relative, fit Arthur en se remettant péniblement debout.

— Excusez-moi, dit Vindelle. La musique ne vous fait rien ?

— Ça m’agace les dents, voilà ce que ça m’fait, répondit Arthur. Et c’est plutôt gênant pour un vampire, vous vous en doutez.

— D’après monsieur Pounze, ça fait quelque chose aux gens, dit Ludmilla.

— Ça agace les dents de tout le monde ? » demanda Arthur.

Vindelle regarda la foule. Personne ne prêtait attention aux sociétaires du Nouveau Départ.

« On dirait qu’ils attendent quelque chose, fit Dorine. Guelgue chose, je veux dire.

— Ça fait peur, s’inquiéta Ludmilla.

— Y a pas d’mal à faire peur, répliqua Dorine. Nous aussi, on fait peur.

— Monsieur Pounze veut qu’on entre à l’intérieur du tas, dit Ludmilla.

— Bonne idée, approuva Arthur. Faut qu’on arrête cette putain de musique.

— Mais vous risquez de vous faire tuer ! » s’exclama Ludmilla.

Vindelle claqua des mains et se les frotta d’un air songeur.

« Ah, fit-il, c’est là qu’on dispose d’un avantage. »

Il s’avança dans la lueur.

Il n’avait jamais vu de lumière aussi éclatante. On aurait dit qu’elle sortait de partout, qu’elle traquait la moindre trace d’ombre et l’éradiquait sans pitié. Elle était beaucoup plus brillante que la lumière du jour sans avoir aucun rapport avec elle, et luisait d’un reflet bleu qui sectionnait la vision comme une lame de couteau.

« Ça va, comte ? demanda-t-il.

— Ça va, ça va », répondit Arthur.

Lupin grogna.

Ludmilla tira sur des bouts de métal emmêlés.

« Il y a quelque chose là-dessous, vous savez. On dirait… du marbre. Du marbre orange. » Elle passa la main dessus. « Mais chaud. Le marbre, ça ne devrait pas être chaud, dites ?

— Ça peut pas être du marbre. Dans le monde entier, y a pas autant de marbre que ça… gue ça, fit Dorine. On a voulu en trouver pour le caveau… (elle goûta la sonorité du mot et jugea que ça ne valait pas le coup de le rectifier) le caveau, oui. Ces nains, faudrait les zigouiller, ils sont hors de prix. Une honte.

— Je ne crois pas que les nains ont construit ça », dit Vindelle. Il s’agenouilla maladroitement afin d’examiner le sol.

« Ça m’étonnerait de ces petits cons de feignants. Ils nous demandaient pas loin de soixante-dix piastres pour notre caveau. Pas vrai, Arthur ?

— Pas loin de soixante-dix piastres, confirma Arthur.

— Je ne crois pas que quelqu’un a construit ça », dit Vindelle. Des fissures. Il devrait y avoir des fissures, songea-t-il. Des bords, des choses comme ça, là où les dalles se joignent. Ça ne devrait pas être d’un seul tenant. Ni un peu gluant.

« Alors Arthur l’a fait lui-même.

— Je l’ai fait moi-même. »

Ah. Un bord. Enfin, pas exactement un bord. Le marbre s’éclaircissait, comme une fenêtre, et donnait sur un autre espace très éclairé. Vindelle vit des choses à l’intérieur, indistinctes et l’air informes, mais aucun moyen d’y accéder.

Le bavardage des Clindieux lui passa au-dessus de la tête tandis qu’il s’avançait à quatre pattes.

« … plutôt une cavette, en vérité. Mais il a fait un local souterrain, même s’il faut sortir dans le couloir pour bien fermer la porte… »

La noblesse recouvre des tas d’interprétations, songea Vindelle. Pour certains, c’est ne pas être vampire. Pour d’autres, exposer au mur une série de chauves-souris en plâtre.

Il fit courir ses doigts sur la substance claire. Le monde d’ici était tout en rectangles. Il y avait des encoignures, et le couloir était bordé de chaque côté de panneaux transparents. Quant à la non-musique, elle ne s’arrêtait pas.

Ça ne pouvait pas être vivant, tout de même ? La vie, c’était… plus arrondi.

« Qu’est-ce que vous en dites, Lupin ? » demanda-t-il.

Lupin aboya.

« Hmm. Ça ne m’aide pas beaucoup. »

Ludmilla s’agenouilla aussi et posa la main sur l’épaule de Vindelle.

« Comment ça, personne ne l’a construit ? » fit-elle.

Vindelle se gratta la tête.

« Je ne suis pas sûr… mais je crois, peut-être, que ç’a été sécrété…

— Sécrété ? À partir de quoi ? Par quoi ? »

Ils levèrent la tête. Un chariot jaillit en vrombissant d’un couloir transversal et fila en dérapant dans un autre en face.

« Par eux ? fit Ludmilla.

— Je ne crois pas. À mon avis, ce sont plutôt des serviteurs. Comme des fourmis. Des abeilles dans une ruche, peut-être.

— Et c’est quoi, le miel ?

— Pas très sûr. Mais il n’est pas encore prêt. Je n’ai pas l’impression que ce soit terminé. Qu’on ne touche à rien ! »

Ils reprirent leur progression. Le couloir déboucha dans un large espace lumineux sous un dôme. Des escaliers montaient et descendaient vers d’autres niveaux. On y voyait une fontaine et un bouquet de plantes en pots manifestement en trop bonne santé pour être vraies.

« Comme c’est beau ! fit Dorine.

— Vous continuez de penser qu’il devrait y avoir des gens, dit Ludmilla. Des tas de gens.

— Il devrait au moins y avoir des mages, marmonna Vindelle. Une demi-douzaine de mages, ça ne disparaît pas comme ça. »

Les cinq compagnons se rapprochèrent les uns des autres. Les couloirs comme celui qu’ils venaient d’emprunter auraient permis le passage de deux éléphants marchant de front.

« Vous croyez pas que ce serait une bonne idée de retourner dehors ? fit Dorine.

— Ça nous avancerait à quoi ? répliqua Vindelle.

— Ben, ça nous sortirait d’ici. »

Vindelle tourna sur lui-même en comptant. Cinq couloirs rayonnaient à égale distance les uns des autres à partir de l’espace sous le dôme.

« Et c’est sans doute la même chose au-dessus et en dessous, dit-il tout haut.

— C’est très propre, ici, constata nerveusement Dorine. Pas vrai que c’est propre, Arthur ?

— C’est très propre.

— C’est quoi, ce bruit ? demanda Ludmilla.

— Quel bruit ?

— Ce bruit, là. Comme quelqu’un qui suce quelque chose. »

Arthur regarda autour de lui avec un certain intérêt.

« C’est pas moi.

— C’est l’escalier, dit Vindelle.

— Racontez pas de bêtises, monsieur Pounze. Les escaliers, ça suce pas. »

Vindelle baissa la tête.

« Celui-là, si. »

Il était noir et donnait l’impression d’une rivière en pente. À mesure que la matière sombre sortait du niveau inférieur, elle se repliait pour former ce qui ressemblait à des marches, lesquelles remontaient la pente pour disparaître à nouveau quelque part sous le niveau supérieur. Au moment où elles émergeaient, les marches produisaient un bruit lent et rythmé, slurp, slurp, comme on explorerait une cavité dentaire particulièrement agaçante.

« Vous savez quoi ? fit Ludmilla. Je n’ai sans doute jamais rien vu de plus déplaisant.

— Moi, j’ai vu pire, dit Vindelle. Mais ça, c’est déjà pas mal. On monte ou on descend ?

— Vous voulez grimper là-dessus ?

— Non. Mais les mages ne sont pas à ce niveau, et c’est ça ou se laisser glisser sur la rampe. Vous l’avez regardée de près, la rampe ? »

Ils regardèrent la rampe.

« Je crois, fit nerveusement Dorine, que c’est mieux pour nous de descendre. »

Ils descendirent en silence. Arthur se cassa la figure là où les marches mobiles étaient à nouveau aspirées dans le sol.

« J’ai eu l’impression horrible que ça allait m’entraîner par en dessous, s’excusa-t-il avant de jeter un regard à la ronde.

« C’est grand, conclut-il. Spacieux. Je pourrais faire des prodiges ici avec de la tapisserie imitation muraille. »

Ludmilla s’avança nonchalamment jusqu’au mur le plus proche. « Vous savez, dit-elle, je n’ai jamais vu autant de verre, mais ces zones transparentes ressemblent un peu à des boutiques. Vous trouvez ça logique ? Un grand magasin plein de magasins ?

— Et pas encore en fonction, fit Vindelle.

— Pardon ?

— Je réfléchissais tout haut. La marchandise, vous voyez ce que c’est ? »

Ludmilla se mit une main en visière au-dessus des yeux.

« Que de la couleur et du brillant, on dirait.

— Prévenez-moi si vous voyez un mage. »

Quelqu’un hurla.

« Ou si vous en entendez un, par exemple », ajouta Vindelle. Lupin bondit dans un couloir. Vindelle tituba aussitôt à ses trousses.

Une silhouette sur le dos tentait désespérément de repousser deux chariots. Des chariots plus grands que les modèles habituels, et qui brillaient d’un éclat doré.

« Hé ! » brailla Vindelle.

Les chariots cessèrent de vouloir encorner la silhouette prostrée pour effectuer un demi-tour en trois manœuvres dans sa direction.

« Oh », fit-il alors que les engins prenaient de la vitesse.

Le premier esquiva les mâchoires de Lupin et emboutit les genoux de Vindelle qui tomba cul par-dessus tête. Au moment où le deuxième lui passait dessus, l’ex-mage leva violemment la main, empoigna le métal au hasard et tira de toutes ses forces. Une roue se détacha en tournant, et le chariot fit un tonneau jusque dans le mur.

Tant bien que mal, Pounze se releva à temps pour voir Arthur farouchement accroché au guidon de l’autre chariot ; homme et engin virevoltaient en ronflant dans une folle valse centrifuge.

« Lâche-le ! Lâche-le ! braillait Dorine.

— J’peux pas ! J’peux pas !

— Ben, fais quelque chose ! »

Il y eut un bruit sec de déplacement d’air. Brusquement, le chariot ne se débattait plus contre le poids d’un grossiste en fruits et légumes dans la force de l’âge mais seulement une petite chauve-souris terrifiée. Il fusa dans un pilier de marbre, rebondit, percuta un mur et atterrit sur le dos, les roues tournant dans le vide.

« Les roulettes ! s’écria Ludmilla. Arrachez les roulettes !

— J’y vais, dit Vindelle. Vous, allez aider Raymond.

— C’est Raymond là-bas ? » fit Dorine.

Vindelle désigna d’un coup de pouce un mur plus loin. Les mots Mieux vaut tard que jam s’achevaient dans une traînée désespérée de peinture.

« Montrez-lui un mur et un pot de peinture, et il sait plus dans quel monde il vit, fit Dorine.

— Son choix se limite à deux, dit Vindelle en jetant les roues de chariot par terre. Lupin, faites le guet au cas où il en viendrait d’autres. »

Il avait trouvé les roues aussi effilées que des lames de patins à glace. Il se sentait carrément en lambeaux dans la région des genoux. Bon, comment ça marchait, la cicatrisation ?

On aida Raymond Soulier à se redresser sur son séant.

« Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il. Personne d’autre ne venait, alors je suis descendu chercher d’où sortait la musique, et ensuite, il y a ces roues… »

Le comte Arthur reprit sa forme approximativement humaine, regarda fièrement autour de lui, s’aperçut qu’il n’intéressait personne et s’affaissa.

« Ils ont l’air beaucoup plus coriaces que les autres, dit Ludmilla. Plus gros, plus mauvais, hérissés de bords tranchants.

— Des soldats, fit Vindelle. On a vu les ouvriers. Maintenant, les soldats. Tout comme les fourmis.

— J’avais ce qu’on appelait une ferme à fourmis quand j’étais gamin, dit Arthur qui avait atterri plutôt lourdement et avait encore un peu de mal à réintégrer la réalité.

— Un moment, fit Ludmilla. Je connais les fourmis. On en a dans l’arrière-cour. S’il y a des ouvriers et des soldats, alors il y a aussi…

— Je sais. Je sais, dit Vindelle.

— … remarquez, on appelait ça une ferme, mais j’ies ai jamais vues cultiver quoi qu’ce soit… »

Ludmilla s’adossa au mur.

« Ça doit être quelque part tout près, dit-elle.

— C’est ce que je pense, fit Vindelle.

— À quoi ça ressemble, d’après vous ?

— … ce qu’y faut, c’est avoir deux morceaux de verre et quelques fourmis…

— Je ne sais pas. Comment je saurais ? Mais les mages ne seront pas loin.

— Je ne vois pas pourguoi vous vous inguiétez pour eux, dit Dorine. Ils vous ont enterré vivant uniguement parce gue vous étiez mort. »

Vindelle leva la tête en entendant des roulettes. Une douzaine de chariots soldats tournèrent à l’angle et s’arrêtèrent en formation.

« Ils croyaient bien faire, dit Vindelle. Ça se passe souvent comme ça. C’est incroyable tout ce qui peut paraître une bonne idée sur le moment. »



La nouvelle Mort se redressa.

« Sinon ?

— AH. EUH… »

Pierre Porte recula, se retourna et prit ses jambes à son cou.

Il ne faisait que différer l’inévitable, il était merveilleusement bien placé pour le savoir. Mais la vie, ça revenait à ça, non ?

Personne ne s’était jamais sauvé une fois mort. Beaucoup avaient essayé avant, souvent avec une grande ingéniosité. Mais la réaction normale d’un esprit brusquement jeté d’un monde dans l’autre est d’attendre avec bon espoir. Pourquoi fuir, après tout ? Comme si on savait vers quoi on fuyait.

Le fantôme Pierre Porte savait, lui, vers où il fuyait.

L’atelier d’Edouard Bottereau était verrouillé pour la nuit, mais ça ne posait pas de problème. Ni vivant ni mort, l’esprit de Pierre Porte plongea à travers le mur.

Le feu produisait une lueur à peine visible, nichée dans la forge. Le local baignait dans une chaude obscurité.

Il y manquait le fantôme d’une faux.

Pierre Porte regarda fiévreusement autour de lui.

« COUIII ? »

Une petite silhouette en robe noire se tenait assise sur une poutre au-dessus de sa tête. Elle gesticula frénétiquement en direction de l’angle.

Il vit un manche sombre dépasser du tas de bois d’œuvre. Il essaya de tirer dessus avec des doigts désormais aussi solides qu’une ombre.

« IL A DIT QU’IL ALLAIT ME LA DÉTRUIRE ! »

La Mort aux Rats haussa les épaules en manière de sympathie.

La nouvelle Mort passa à travers le mur, la faux tenue à deux mains.

L’être avança sur Pierre Porte.

Il y eut un bruissement. Les robes grises pleuvaient dans la forge.

Pierre Porte sourit de terreur.

La nouvelle Mort s’arrêta et prit une pose théâtrale à la lueur de la forge.

Puis donna un coup de sa faux.

Et faillit perdre l’équilibre.

« Tu n’as pas le droit de te baisser ! »

Pierre Porte replongea à travers le mur et traversa la place comme un fou, crâne baissé, sans que ses pieds spectraux fassent le moindre bruit sur les pavés. Il rejoignit le petit groupe près du beffroi.

« À CHEVAL ! ALLEZ-VOUS-EN !

— Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui se passe ?

— ÇA N’A PAS MARCHÉ ! »

Mademoiselle Trottemenu lui lança un coup d’œil paniqué mais posa la fillette inconsciente sur Bigadin et grimpa à sa suite. Puis Pierre Porte donna une grande claque sur le flanc du cheval. Cette fois au moins, il y eut contact – Bigadin existait dans tous les mondes.

« ALLEZ ! »

Sans un regard à la ronde, il fonça comme une flèche sur la route qui montait à la ferme.

Une arme !

Quelque chose qu’il puisse tenir !

La seule arme dans le monde des morts-vivants se trouvait entre les mains de la nouvelle Mort.

Tandis qu’il courait, Pierre Porte eut conscience d’un léger cliquetis très aigu. Il baissa les yeux. La Mort aux Rats cavalait à la même allure que lui.

Le rongeur lui lança un couinement d’encouragement.

Pierre franchit le portail de la ferme en dérapant et se jeta contre le mur.

Au loin grondait l’orage. À part ça, le silence.

Il se détendit un peu et se glissa prudemment le long de la paroi vers l’arrière de la ferme.

Il entrevit fugitivement un objet métallique. Appuyée contre le mur, là où les hommes du village l’avaient posée en le ramenant à la ferme, il y avait sa faux ; non pas celle qu’il avait minutieusement préparée, mais celle dont il s’était servi pour la moisson. Elle ne devait son tranchant qu’à la pierre à aiguiser et à la caresse des tiges végétales, mais c’était une forme familière et il voulut la saisir d’une main hésitante. Une main qui passa carrément au travers.

« Plus tu fuis loin, plus tu te rapproches. »

La nouvelle Mort sortit sans se presser de l’ombre.

« Tu devrais le savoir. »

Pierre Porte se redressa.

« Ça va nous plaire.

— NOUS PLAIRE ? »

La nouvelle Mort avança. Pierre Porte recula.

« Oui. Prendre une Mort, c’est comme mettre un terme à un milliard de vies mineures.

— DE VIES MINEURES ? CE N’EST PAS UN JEU ! »

La nouvelle Mort hésita. « Qu’est-ce que c’est, un jeu ? »

Pierre Porte entrevit une toute petite lueur d’espoir.

« JE PEUX VOUS MONTRER… »

L’extrémité du manche de la faux l’atteignit sous le menton et le catapulta contre le mur, où il glissa jusqu’à terre.

« Nous devinons une ruse. Nous n’écoutons pas. Le faucheur n’écoute pas la moisson. »

Pierre Porte essaya de se relever.

Le manche de la faux le frappa une fois encore.

« Nous ne commettrons pas les mêmes erreurs. »

Pierre Porte leva la tête. La nouvelle Mort tenait le sablier doré ; l’ampoule supérieure était vide. Autour d’eux, le décor se modifia, rougit, prit peu à peu l’apparence irréelle de la réalité vue depuis l’autre côté…

« Ton temps est écoulé, monsieur Pierre Porte. »

La nouvelle Mort releva son capuchon.

Aucun visage en dessous. Pas même un crâne. De la fumée s’enroulait en volutes informes entre la robe et une couronne dorée.

Pierre Porte se redressa sur les coudes.

« UNE COURONNE ? » Sa voix tremblait de rage. « JE N’AI JAMAIS PORTÉ DE COURONNE, MOI !

— Tu n’as jamais voulu régner. »

La Mort ramena la faux en arrière pour frapper une dernière fois.

L’ancienne Mort et la nouvelle s’aperçurent alors que le sifflement du temps qui passait ne s’était pas arrêté, en fin de compte.

La nouvelle Mort hésita et sortit le sablier doré.

Lui donna une secousse.

Pierre Porte étudia le visage sans visage sous la couronne. Il y reconnut une expression de perplexité, malgré l’absence de physionomie pour l’afficher ; l’expression flottait toute seule dans l’espace.

Il vit la couronne se tourner.

Mademoiselle Trottemenu était là, les mains écartées d’une trentaine de centimètres l’une de l’autre et les yeux fermés.

Entre ses paumes, en l’air devant elle, flottaient les contours imprécis d’un sablier dont le sable s’écoulait à torrents.

Les Morts distinguèrent avec peine, sur le verre, le nom en caractères tremblés : Rénata Trottemenu.

L’expression sans traits de la nouvelle Mort traduisait l’embarras en phase terminale. L’être se retourna vers Pierre Porte.

« Pour TOI ? »

Mais déjà Pierre Porte se relevait et se déployait comme le courroux des rois. Il tendit les bras derrière lui en grondant, vivant sur du temps d’emprunt, et ses mains se refermèrent autour de la faux pour la moisson.

La Mort couronnée vit arriver l’arme et leva la sienne, mais rien au monde n’aurait pu arrêter la lame usée lorsqu’elle fendit l’air en grondant, une lame dont la rage et la soif de vengeance affûtaient le fil au-delà de toute définition. Elle traversa le métal sans même ralentir.

« PAS DE COURONNE, dit Pierre Porte en regardant droit dans la fumée. PAS DE COURONNE. SEULEMENT LA MOISSON. »

La robe se replia sur sa lame. Il entendit une plainte ténue monter dans l’ultrason. Une colonne noire, comme le négatif d’un éclair, fulgura depuis le sol et disparut dans les nuages.

La Mort attendit un moment, puis poussa timidement la robe du pied. La couronne, légèrement déformée, s’en échappa et roula plus loin avant de s’évaporer.

« OH, fit-il dédaigneusement. DU THÉÂTRAL. »

Il rejoignit mademoiselle Trottemenu et lui rapprocha doucement les mains. L’image du sablier s’évanouit. Le brouillard bleu et violet à la limite de la vision s’estompa à mesure que la réalité solide revenait à flots.

Plus bas, au village, l’horloge sonna le dernier coup de minuit.

La vieille femme frissonnait. La Mort lui claqua des doigts devant les yeux.

« MADEMOISELLE TROTTEMENU ? RÉNATA ?

— Je… J’savais pas quoi faire, et vous avez dit que c’était pas difficile, alors… »

La Mort se rendit dans la grange. Lorsqu’il en sortit, il portait sa robe noire.

Elle se tenait toujours debout à la même place. « J’savais pas quoi faire, répéta-t-elle sans s’adresser forcément à lui. Qu’est-ce qui s’est passé ? C’est fini ? »

La Mort regarda autour de lui. Les formes grises affluaient dans la cour. « SANS DOUTE QUE NON », dit-il.



Davantage de chariots apparurent derrière le rang de soldats. Apparemment de petits travailleurs argentés auxquels se mêlait de temps en temps l’éclat doré d’un guerrier.

« On devrait retourner à l’escalier, dit Dorine.

— C’est là qu’ils veulent nous voir aller, à mon avis, fit Vindelle.

— Alors ça me convient. D’ailleurs, j’crois pas que leurs roues pourraient grimper des marches, hein ?

— Et vous ne pouvez pas franchement vous battre jusqu’à la mort », fit observer Ludmilla. Lupin restait près d’elle, ses yeux jaunes fixés sur les roulettes qui avançaient lentement.

« On aurait bien besoin de chance », dit Vindelle. Ils atteignirent l’escalier mobile. Vindelle leva la tête. Des chariots s’agglutinaient en haut des marches ascendantes, mais la voie vers le niveau inférieur paraissait libre.

« On va peut-être trouver un autre chemin pour monter ? » fit Ludmilla, un accent d’espoir dans la voix.

Ils embarquèrent dans un raclement de semelles sur l’escalier mobile. Derrière eux, les chariots se déplacèrent pour leur couper la retraite.

Les mages se trouvaient à l’étage en dessous. Ils restaient tellement figés au milieu des plantes en pots et des fontaines que Vindelle passa d’abord devant eux en les prenant pour des espèces de statues ou des meubles énigmatiques.

L’archichancelier, affublé d’un faux nez rouge, tenait des ballons. À côté de lui, l’économe jonglait avec des balles de couleur, mais comme une machine, les yeux dans le vide.

Le major de promo, un peu plus loin, jouait les hommes-sandwichs entre deux panneaux publicitaires. L’annonce des panneaux n’était pas encore complètement arrivée à maturité, mais Vindelle était prêt à parier sa vie future qu’on finirait par y lire quelque chose comme : SOLDES !!!!!

Les autres mages étaient regroupés comme des poupées dont on n’avait pas remonté le mécanisme. Chacun portait un grand insigne oblong sur sa robe. L’écriture familière d’aspect organique commençait à former un mot qui ressemblait à :

Pourquoi sécurité ? Mystère.

Les mages ne donnaient franchement pas l’impression de se sentir en sécurité.

Vindelle claqua des doigts devant les yeux pâles du doyen. Aucune réaction.

« Il n’est pas mort, fit Raymond.

— Il se repose, dit Vindelle. Il est déconnecté. »

Raymond donna une poussée au doyen. Le mage tituba sur quelques pas avant de s’arrêter en oscillant.

« Ben, on les sortira jamais d’ici, fit Arthur. Pas comme ça. Vous pouvez pas les réveiller ?

— Leur allumer une plume sous le nez, proposa spontanément Donne.

— Je ne crois pas que ça marchera », dit Vindelle. Il fondait son avis sur le fait que Raymond Soulier se trouvait quasiment sous leur nez, et quiconque dont l’équipement nasal n’enregistrait pas sa présence n’avait aucune chance de réagir à une banale plume enflammée. Pas plus qu’à un poids lourd lâché du haut d’un immeuble, à vrai dire.

« Monsieur Pounze, fit Ludmilla.

— J’ai connu un golem comme ça, dit Raymond Soulier. Exactement pareil. Un grand type, tout en argile. Le golem, ça se présente toujours sous cette forme-là. Suffit de leur inscrire dessus un mot sacré spécial pour les faire démarrer.

— Quoi ? Comme « sécurité » ?

— Possible. »

Vindelle examina le doyen. « Non, dit-il enfin, personne n’aurait autant d’argile que ça. » Il jeta un regard circulaire. « Il faut trouver d’où vient cette foutue musique.

— Où se cachent les musiciens, vous voulez dire ?

— Je ne crois pas qu’il y ait de musiciens.

— Faut forcément des musiciens, mon frère, rétorqua Raymond. C’est pour ça que ça s’appelle de la musique.

— Primo, ça ne ressemble à aucune musique que je connaisse, et deuxio, j’ai toujours cru qu’il fallait des lampes à huile ou des bougies pour faire de la lumière, or je n’en vois nulle part et pourtant il y a de la lumière partout, dit Vindelle.

— Monsieur Pounze, répéta Ludmilla en lui donnant un coup de coude.

— Oui ?

— Voilà encore d’autres chariots. »

Ils bloquaient les cinq couloirs qui rayonnaient de l’espace central.

« Il n’y a pas d’escalier qui descend, dit Vindelle.

— Peut-être que c’est – qu’elle est – dans une des parties vitrées, fit Ludmilla. Les boutiques ?

— Je ne crois pas. Elles n’ont pas l’air finies. Et puis il y a quelque chose qui cloche, j’ai l’impression… »

Lupin grogna. Des piques luisaient sur les chariots de tête, mais ils ne se pressaient pas pour attaquer.

« Ils ont dû voir ce qu’on a fait aux autres, expliqua Arthur.

— Oui. Mais ils l’ont vu comment ? Ça s’est passé au-dessus, fit observer Vindelle.

— Ben, possible qu’ils se parlent entre eux.

— Comment peuvent-ils parler ? Comment peuvent-ils penser ? Il ne peut pas y avoir de cerveau dans un tas de fil de fer, dit Ludmilla.

— Les fourmis et les abeilles ne pensent pas non plus, à ce compte-là, fit Vindelle. Elles sont dirigées… »

Il leva la tête.

Ils levèrent la tête.

« Ça vient de quelque part dans le plafond, dit-il. Faut qu’on trouve tout de suite !

— Il n’y a que des panneaux de lumière, fit Ludmilla.

— Autre chose ! Cherchez d’où ça peut venir !

— Ça vient de partout !

— J’sais pas ce que vous comptez faire, dit Dorine qui saisit une plante en pot et la brandit comme une massue, mais j’espère que vous allez le faire vite.

— C’est quoi, ce machin rond et noir là-haut ? demanda Arthur.

— Où ça ?

— Là. » Arthur tendit le doigt.

« D’accord, Raymond et moi, on va vous faire la courte échelle, venez…

— Moi ? Mais j’supporte pas l’altitude !

— Je croyais que vous pouviez vous transformer en chauve-souris ?

— Ouais, mais une chauve-souris pas rassurée du tout !

— Cessez de vous plaindre. Bon… un pied ici, maintenant votre main là, ensuite montez l’autre pied sur l’épaule de Raymond…

— Sans passer à travers, conseilla Raymond.

— J’aime pas ça ! » gémit Arthur tandis qu’ils le soulevaient.

Dorine arrêta de fusiller du regard les chariots qui avançaient en douce.

« Artor ! Noplesse obliche !

— Quoi ? Qu’est-ce que c’est ? Un code de vampire ? chuchota Raymond.

— Ça veut dire en gros : Un comte doit faire ce qu’un comte doit faire, expliqua Vindelle.

— Comte ! gronda Arthur en se balançant dangereusement. J’aurais jamais dû écouter ce notaire ! J’aurais dû savoir qu’il faut jamais rien attendre de bon d’une grande enveloppe marron ! Et j’arrive pas à atteindre ce putain de bazar, de toute façon !

— Vous ne pouvez pas sauter ? demanda Vindelle.

— Et vous, vous pouvez pas aller crever ailleurs ?

— Non.

— Et moi, je saute pas !

— Volez, alors. Changez-vous en chauve-souris et volez.

— Je trouve jamais la bonne vitesse relative !

— Vous pourriez le lancer en l’air, proposa Ludmilla. Vous savez, comme une flèche en papier !

— Merde ! J’suis un comte !

— Vous venez de dire que ça ne vous intéressait pas ! fit Vindelle d’une voix mielleuse.

— Par terre, non, mais quand il s’agit de s’faire lancer comme un frisbee…

— Arthur ! Fais c’que te dit monsieur Pounze !

— J’vois pas pourquoi…

— Arthur ! »

Même en chauve-souris, Arthur restait étonnamment lourd. Vindelle l’empoigna par les oreilles comme une boule de bowling difforme puis tâcha de bien viser.

« Attention, hein… j’suis une espèce en voie de disparition ! » couina le comte tandis que Vindelle ramenait le bras en arrière.

Ce fut un coup dans le mille. Arthur voleta jusqu’au disque dans le plafond et le saisit dans ses griffes.

« Vous pouvez le bouger ?

— Non !

— Alors accrochez-vous bien et retransformez-vous.

— Non !

— On vous rattrapera.

— Non !

— Arthur ! brailla Dorine en repoussant un chariot entreprenant à petits coups de son gourdin de fortune.

— Oh, d’accord. »

On eut la vision brève d’un Arthur Clindieux désespérément agrippé au plafond ; après quoi il tomba sur Vindelle et Raymond, le disque serré sur sa poitrine.

La musique se tut brusquement. Des tuyaux roses se déversèrent de l’orifice dévasté au-dessus d’eux et s’enroulèrent autour d’Arthur qui, du coup, ressemblait à une assiettée peu ragoûtante de spaghettis et de boulettes de viande. Les fontaines donnèrent l’impression de fonctionner un instant en marche arrière avant de se tarir.

Les chariots s’arrêtèrent. Ceux de derrière percutèrent ceux de devant dans un concert de cliquetis pathétiques.

Des tuyaux continuaient de se déverser du trou. Vindelle en ramassa un bout. Il était d’un rose déplaisant, et gluant.

« C’est quoi, d’après vous ? demanda Ludmilla.

— D’après moi, répondit Vindelle, on ferait bien de s’en aller tout de suite. »

Le sol trembla. De la vapeur jaillit de la fontaine.

« Sinon plus tôt », ajouta-t-il.

Un gémissement s’échappa des lèvres de l’archichancelier. Le doyen s’effondra en avant. Les autres mages restèrent debout, mais tout juste.

« Ils se réveillent, dit Ludmilla. Mais je ne crois pas qu’ils arriveront à monter sur l’escalier.

— À mon avis, ce n’est même pas la peine d’y songer, fit Vindelle. Regardez-le, l’escalier. »

L’escalier mobile ne l’était plus, mobile. Les marches noires luisaient dans la lumière dépourvue d’ombres.

« Je vois ce que vous voulez dire, fit Ludmilla. Autant vouloir marcher sur des sables mouvants.

— Ce serait sûrement moins risqué, dit Vindelle.

— Il y a peut-être un couloir en pente ? Les chariots doivent bien passer quelque part.

— Bonne idée. »

Ludmilla observa les chariots. Ils tournaient en rond, sans but.

« J’en ai peut-être une meilleure encore… » dit-elle en saisissant un guidon qui passait à sa portée.

Le chariot se débattit un moment puis, à défaut d’instructions contraires, se calma docilement.

« Ceux qui le peuvent vont marcher, et les autres se feront pousser. Venez, grand-père. » Cet ordre s’adressait à l’économe qui consentit à s’affaler en travers du chariot. Il lâcha un « yo » anémique et referma les yeux.

On manutentionna le doyen par-dessus[17].

« Et maintenant on va où ? » demanda Donne.

Deux carreaux par terre se gondolèrent. Des flots de vapeur épaisse et grise commencèrent à se répandre.

« Ça doit être quelque part au bout du couloir, répondit Ludmilla. Venez. »

Arthur baissa les yeux sur les langues de brume qui s’enroulaient autour de ses pieds.

« Je me demande comment vous arrivez à faire ça, dit-il. C’est drôlement dur de trouver le produit qui convient. On a essayé, vous savez, pour rendre notre crypte plus… plus cryptique, quoi, mais ça nous enfume tout et ça met l’feu aux rideaux…

— Allez, venez Arthur. On y va.

— Vous croyez pas qu’on a fait beaucoup de dégâts, dites ? On devrait peut-être laisser un mot…

— Ouais, je peux vous écrire quelque chose sur le mur, si vous voulez », fit Raymond.

Il saisit par le guidon un chariot ouvrier en difficulté et, avec une certaine satisfaction, l’abattit contre un pilier jusqu’à ce que ses roulettes se détachent.

Vindelle regarda le club du Nouveau Départ commencer à gravir le couloir le plus proche en véhiculant quelques articles de magie en promotion.

« Bien, bien, bien, fit-il. Pas plus difficile que ça. Rien d’autre à faire. Pas trop de bobo. »

Il voulut suivre ses compagnons et s’arrêta.

Des tuyaux roses se frayaient un passage en force à travers le sol et s’enroulaient déjà étroitement autour de ses jambes.

D’autres carreaux bondirent en l’air. Les escaliers volèrent en éclats pour révéler la matière sombre, en dents de scie et surtout vivante qui les avait animés. Les murs palpitèrent et se bombèrent vers l’intérieur, le marbre se lézarda et laissa entrevoir du rose et du violet par-dessous.

Évidemment, songea un tout petit recoin au calme du cerveau de Vindelle, rien de tout ça n’est véritablement réel. Il ne s’agit que d’une métaphore, seulement les métaphores se conduisent en ce moment comme des bougies dans une usine de feux d’artifice.

Ceci dit, quelle espèce de créature est vraiment la Reine ? Un genre de reine des abeilles, sauf qu’elle est aussi la ruche. Comme un trichoptère qui se bâtit, sauf erreur, une carapace à partir de morceaux de cailloux et autres afin de se camoufler. Ou comme un nautile qui accroît la sienne au fur et à mesure qu’il grandit. Et surtout, à en juger par la façon dont le sol se déchire, comme une étoile de mer très en rogne.

Je me demande de quels moyens disposent les villes pour lutter contre un ennemi pareil ? Les êtres vivants développent généralement diverses défenses contre les prédateurs. Dards, pointes qui se hérissent, poison, tout ça.

En ce moment, ça doit être moi, ça. Vindelle Pounze l’empoisonnant.

Au moins, je peux veiller à ce que les autres s’en sortent. Je vais manifester ma présence…

Il se pencha, saisit deux pleines poignées de tuyaux palpitants et tira.

Le hurlement de rage de la Reine s’entendit jusqu’à l’Université.



Les nuages noirs filèrent vers la colline. Ils formèrent très vite une masse écrasante. Un éclair fulgura, quelque part à l’intérieur.

« IL Y A TROP DE VIE DANS LE COIN, dit la Mort. JE NE VAIS PAS ME PLAINDRE, REMARQUEZ. OÙ EST LA PETITE ?

— Je l’ai mise au lit. Maintenant, elle dort. Normalement. »

Un éclair s’abattit sur la colline, comme un coup de foudre.

Suivit un grincement métallique, quelque part à mi-distance.

La Mort soupira.

« AH. ENCORE DU THÉÂTRAL. »

Il fit le tour de la grange afin d’avoir une meilleure vue sur les champs obscurs. Mademoiselle Trottemenu le talonnait au plus près, se servant de lui comme d’un bouclier contre les éventuelles horreurs à venir.

Une lueur bleue crépita derrière une haie au loin. Elle bougeait.

« Qu’est-ce que c’est ?

— C’ÉTAIT LA MOISSONNEUSE BATTANTE.

— C’était ? C’est quoi, maintenant ? »

La Mort lança un coup d’œil aux spectateurs qui se rassemblaient.

« UN MAUVAIS PERDANT. »

La moissonneuse traversa les champs détrempés à toute allure dans un vrombissement de bras de toile, tandis que les leviers allaient et venaient dans un halo bleu électrique. Les brancards s’agitaient vainement en l’air.

« Comment elle peut avancer sans cheval ? Elle avait un cheval, hier.

— ELLE N’EN A PAS BESOIN. »

Il regarda autour de lui les spectateurs gris. Il y en avait des rangs entiers maintenant.

« Bigadin est toujours dans la cour. Venez !

— NON. »

La moissonneuse battante accéléra dans leur direction. Le chip-chip de ses lames se mua en une plainte stridente.

« Elle est en colère parce que vous lui avez volé sa bâche ?

— JE NE LUI AI PAS VOLÉ QUE ÇA. »

La Mort adressa un grand sourire aux spectateurs. Il saisit sa faux, la tourna dans ses mains puis, lorsqu’il fut certain que leurs regards étaient fixés sur elle, il la laissa tomber par terre.

Ensuite il se croisa les bras.

Mademoiselle Trottemenu le tira par la robe.

« Vous croyez faire quoi, là ?

— DU THÉÂTRAL. »

La moissonneuse atteignit le portail de la cour et passa au travers dans un nuage de sciure.

« Vous êtes sûr que ça va aller, pour nous ? »

La Mort fit oui de la tête.

« Bon. Alors ça va. »

Les roues de la moissonneuse, sous l’effet de la vitesse, n’étaient qu’une traînée floue.

« EN PRINCIPE. »

Puis…

… quelque chose dans la mécanique émit un bruit sourd.

La moissonneuse continua sa course, mais en pièces détachées. Des étincelles jaillirent de ses essieux. Quelques axes et bras réussirent à rester solidaires tandis qu’ils fusaient et tournoyaient follement loin du chaos virevoltant en perte de vitesse. Le cercle de lames se détacha, transperça sans ménagement la machine et fila en vol plané au ras des champs.

Il y eut des chocs discordants, un fracas, puis un dernier boïng isolé, l’équivalent acoustique de la célèbre paire de chaussures d’où monte un filet de fumée.

Ensuite, le silence.

La Mort baissa tranquillement le bras et ramassa un petit axe d’aspect compliqué qui arrivait vers ses pieds en toupillant. Il avait été tordu à angle droit.

Mademoiselle Trottemenu passa la tête de derrière son dos pour regarder.

« Qu’est-ce qui s’est passé ?

— JE CROIS QUE LA CAME ELLIPTIQUE A PETIT À PETIT GLISSÉ JUSQU’EN HAUT DE L’ARBRE À COULISSE ET S’EST PRISE DANS LA FEUILLURE DE COLLERETTE, CE QUI A EU DES EFFETS DÉSASTREUX. »

La Mort défia du regard les observateurs gris. Un à un, ils disparurent.

Il ramassa la faux.

« MAINTENANT IL FAUT QUE JE PARTE », dit-il.

Mademoiselle Trottemenu parut horrifiée. « Quoi ? Comme ça ?

— OUI. COMME ÇA, PARFAITEMENT. J’AI DU TRAVAIL QUI M’ATTEND.

— Et j’vous reverrai plus ? Je veux dire…

— OH, SI. BIENTÔT. » Il chercha les mots qui convenaient et renonça. « JE VOUS PROMETS. »

La Mort retroussa sa robe et fouilla dans la poche de la salopette de Pierre Porte qu’il portait encore dessous.

« QUAND MONSIEUR BOTTEREAU VA VENIR RÉCUPÉRER LES PIÈCES DEMAIN MATIN, IL CHERCHERA SANS DOUTE ÇA, dit-il en lâchant un petit objet en biseau dans la main de la vieille demoiselle.

— C’est quoi ?

— UN GRIPLET DE DIX. »

La Mort rejoignit son cheval et se rappela un détail. « ET IL ME DOIT AUSSI UN QUART DE SOU. »



Ridculle ouvrit un œil. Ça grouillait de monde. Il y avait des lumières et de l’agitation. Des tas de gens parlaient en même temps.

Il avait l’impression d’être assis dans un landau très inconfortable, et que de drôles d’insectes bourdonnaient autour de lui.

Il entendit le doyen se plaindre, puis des gémissements qui ne pouvaient venir que de l’économe, ainsi que la voix d’une jeune femme. On donnait des soins à la ronde, mais personne ne lui prêtait, à lui, la moindre attention. Ah ça, si on donnait des soins, il comptait bien en recevoir comme les autres, foutredieux.

Il toussa bruyamment.

« Vous pourriez essayer, lança-t-il au monde cruel dans son ensemble, de m’faire couler de force un peu d’gnôle entre les lèvres. »

Une apparition surgit dans son champ de vision et se pencha sur lui en tenant une lampe au-dessus de sa tête. Une figure de taille S dans une peau XXL ; elle lui fit « Oook ? » d’un air soucieux.

« Oh, c’est vous », dit Ridculle. Il s’empressa de s’asseoir, des fois que le bibliothécaire tenterait un bouche-à-bouche.

Des souvenirs confus lui bringuebalèrent par la tête. Il se rappela un mur de métal cliquetant, ensuite du rose, puis… de la musique. De la musique continuelle, conçue pour malaxer le cerveau vivant en fromage blanc.

Il se retourna. Il vit un bâtiment derrière lui, entouré d’une foule de gens. Un bâtiment trapu, cramponné par terre d’une façon curieusement animale, comme s’il était possible de soulever une aile de la construction et d’entendre les plop-plop-plop des ventouses qui se décollent. Des flots de lumière en sortaient, et des volutes de vapeur filtraient par les portes.

« Ridculle s’est réveillé ! »

D’autres visages apparurent. Ridculle songea : Ce n’est pas la nuit du Gâteau des Morts, donc ils ne portent pas de masques. Oh, merde.

Derrière eux, il entendit le doyen déclarer : « Je vote pour qu’on prépare le Réorganisateur Sismique de Herpetti et qu’on le balance par la porte. Plus de problème.

— Non ! On est trop près des murs de la ville ! Il suffit qu’on lâche la Pointe Attractive de Naguerre là où il faut…

— Ou la Surprise Incendiaire de Sautepuisard, peut-être ? » Ça, c’était la voix de l’économe. « Tout brûler, c’est le meilleur moyen…

— Ouais ? Ouais ? Et qu’est-ce que vous connaissez à la tactique militaire, vous ? Vous n’arrivez même pas à dire “yo” correctement ! »

Ridculle empoigna les flancs du chariot.

« Est-ce que ça embêterait quelqu’un, fit-il, de me dire ce qui s’passe, nom des… nom d’une pipe ? »

Ludmilla se fraya un chemin à travers les membres du club du Nouveau Départ.

« Faut que vous les arrêtiez, archichancelier ! dit-elle. Ils parlent de détruire le grand magasin ! »

D’autres mauvais souvenirs revinrent à la mémoire de Ridculle.

« Bonne idée, fit-il.

— Mais monsieur Pounze est toujours dedans ! »

Ridculle s’efforça d’accommoder sa vision sur le bâtiment rutilant.

« Quoi ? Feu Vindelle Pounze ?

— Arthur y est retourné en volant quand nous nous sommes aperçu qu’il n’était pas avec nous, et il a dit que Vindelle se battait contre quelque chose qui sortait des murs ! On a vu des tas de chariots, mais ils ne se sont pas occupés de nous ! Ils nous ont laissés partir !

— Quoi ? Feu Vindelle Pounze ?

— Vous ne pouvez pas mettre le magasin en miettes à coups de magie alors qu’un de vos mages est resté dedans !

— Quoi ? Feu Vindelle Pounze ?

— Oui !

— Mais il est feu, mort quoi, dit Ridculle. Non ? Il l’a dit lui-même, qu’il était mort.

— Ha ! fit quelqu’un qui avait beaucoup moins de peau que l’aurait souhaité Ridculle. Ça, c’est typique. C’est de la ségrégation vitale flagrante, voilà. Je parie, si c’était un vivant qui se trouvait là-dedans, qu’ils iraient le sauver.

— Mais il voulait… Il ne tenait pas à… Il… » hasarda l’archichancelier. Une grande partie de cette affaire le dépassait, mais les gens de son espèce ne s’en formalisent jamais bien longtemps. Ridculle était un homme simple d’esprit. Ce qui ne veut pas dire bête. Entendez qu’il ne pouvait réfléchir correctement à une chose que s’il coupait tous les petits bouts compliqués qui dépassaient sur les bords.

Il se concentra sur l’unique élément important. Quelqu’un qui était techniquement un mage se trouvait dans le pétrin. Ça, il pigeait. Ça lui touchait la corde sensible. La question du mort ou vif pouvait attendre.

Un autre petit détail le chiffonnait, pourtant.

« … Arthur ?… En volant ?…

— Salut. »

Ridculle tourna la tête. Il battit lentement des paupières.

« Belles dents que vous avez là, dit-il.

— Merci, fit Arthur Clindieux.

— Toutes à vous, hein ?

— Oh, oui.

— Étonnant. Évidemment, vous devez vous les brosser régulièrement.

— Oui ?

— L’hygiène. Ça, c’est important.

— Qu’est-ce que vous allez faire, alors ? demanda Ludmilla.

— Ben, on va aller l’chercher, voilà tout », répondit Ridculle. Qu’est-ce qui clochait chez cette fille ? Il ressentait une curieuse envie de lui tapoter la tête. « On va faire un peu de magie et le sortir de là. Oui. Doyen ?

— Yo !

— On va entrer là-dedans récupérer Vindelle.

— Yo !

— Quoi ? fit le major de promo. Ça va pas, la tête ! »

Ridculle tâcha de prendre l’air aussi digne que possible, vu sa situation.

« Vous avez l’air d’oublier que je suis votre archichancelier, répliqua-t-il sèchement.

— Alors, ça ne va pas, la tête, archichancelier ! » fit le major de promo. Il baissa la voix. « Et puis c’est un mort-vivant. Je ne vois pas comment on peut sauver des morts-vivants. Il y a comme une contradiction dans les termes.

— Une dichotomie, précisa l’économe avec obligeance.

— Oh, à mon avis, la chirurgie n’a rien à voir là-dedans.

— D’ailleurs, on ne l’a pas enterré ? fit l’assistant des runes modernes.

— Et maintenant, on le déterre, dit l’archichancelier. Ça doit être un miracle de la vie.

— Comme les petits légumes au vinaigre », fit l’économe d’un ton joyeux.

Même les Nouveaux Partants blêmirent.

« On fait ça, dans certaines régions des Terres d’Howonda, expliqua l’économe. On prépare de grandes, grandes jarres de petits légumes spéciaux, ensuite on les enterre pendant des mois pour qu’ils fermentent, et ça leur donne un bon goût piquant…

— Dites-moi, chuchota Ludmilla à Ridculle, ils sont toujours comme ça, les mages ?

— Le major de promo est un exemple tout ce qu’il y a de typique, répondit Ridculle. L’a autant le sens des réalités qu’un soldat de plomb. J’suis fier de le compter dans l’équipe. » Il se frotta les mains. « Okay, les gars. Des volontaires ?

— Yo ! Hop ! fit le doyen qui vivait désormais dans un tout autre univers.

— Je faillirais à mon devoir si je n’aidais pas un frère, dit Raymond Soulier.

— Oook.

— Vous ? Ah non, vous, on ne peut pas vous emmener, dit le doyen en jetant un regard noir au bibliothécaire. Vous n’y connaissez rien en technique de guérillero.

— Oook ! répliqua le bibliothécaire qui fit un geste étonnamment limpide pour indiquer que, d’un autre côté, ses lacunes en technique d’orang-outan héros pourraient tenir sur les tout petits restes écrabouillés du… du doyen, par exemple.

— Nous quatre, ça devrait suffire, dit l’archichancelier.

— Je ne l’ai jamais entendu dire “yo” », marmonna le doyen.

Il ôta son chapeau, ce que fait rarement un mage à moins de vouloir en sortir quelque chose, et le tendit à l’économe. Puis il déchira une mince bande de tissu au bas de sa robe, la tint des deux mains en un geste théâtral et se la noua en bandeau autour du crâne.

« Ça fait partie de l’éthos, expliqua-t-il en réponse à leur question pertinente bien que muette. C’est ce que font les guerriers du continent Contrepoids avant de partir à la bataille. Et il faut crier… (il s’efforça de se rappeler de lointaines lectures) euh… bonsaï. Oui. Bonsaï.

— Moi, je croyais que ça voulait dire tailler des bouts d’arbres pour les rapetisser », argua le major de promo.

Le doyen hésita. Il n’était pas trop sûr lui-même, tout compte fait. Mais un bon mage ne laisse jamais le doute se mettre en travers de son chemin.

« Non, c’est forcément bonsaï », trancha-t-il. Il réfléchit encore un peu, puis sa figure s’illumina. « Vu que ça fait partie du bushido. Comme ces régions de buissons et de petits arbres, là… le bush. Bush-i-do. Ouais. Logique, quand on y pense.

— Sauf que là, vous ne pouvez pas crier “bonsaï !” objecta l’assistant des runes modernes. Notre culture est complètement différente. Ça ne servirait à rien. Personne ne saurait ce que vous voulez dire.

— Je vais y réfléchir », dit le doyen.

Il remarqua Ludmilla qui les écoutait bouche bée.

« Discussion de mages, la renseigna-t-il.

— Ah, c’est ça, fit la jeune femme. Je n’aurais jamais deviné. »

L’archichancelier était sorti du chariot et le faisait rouler d’une main experte d’avant en arrière. Il fallait d’ordinaire un bon moment avant qu’une idée nouvelle trouve sa place dans la cervelle de Ridculle, mais il sentait instinctivement qu’il existait toutes sortes d’usages pour un panier en fil de fer monté sur quatre roues.

« On y va ou on reste ici toute la nuit à nous bander la tête ? demanda-t-il.

— Yo ! lança sèchement le doyen.

— Yo ? s’étonna Raymond Soulier.

— Oook !

— C’était un yo, ça ? fit le doyen d’un ton soupçonneux.

— Oook.

— Bon… alors, d’accord. »



La Mort était assis au faîte d’une montagne. Une montagne ni particulièrement haute, ni dépouillée, ni sinistre. Nulle sorcière ne s’y livrait à des sabbats en tenue légère ; les sorcières du Disque-monde, dans l’ensemble, refusent de se dévêtir plus que ne l’exige la situation. Nul spectre ne la hantait. Nul petit homme nu ne se tenait en tailleur au sommet pour y dispenser sa sagesse, car tout individu vraiment avisé comprend d’emblée que s’asseoir sur des pics montagneux non seulement engendre des hémorroïdes, mais des hémorroïdes gelées.

De temps en temps des gens grimpaient sur la montagne et ajoutaient une pierre ou deux au cairn du sommet, ne serait-ce que pour prouver que l’homme est capable des pires idioties.

La Mort, installé sur le cairn, passait une pierre à aiguiser sur la lame de sa faux d’un geste ample et réfléchi.

Il y eut un déplacement d’air. Trois serviteurs gris surgirent brusquement du néant.

L’un dit : Tu crois avoir gagné ?

L’un dit : Tu crois avoir triomphé ?

La Mort tourna la pierre dans sa main afin de trouver une surface fraîche et en frotta lentement la lame sur toute sa longueur.

L’un dit : Nous en informerons Azraël.

L’un dit : Tu n’es, après tout, qu’une petite Mort.

La Mort leva la lame au clair de lune, la tourna d’un côté puis de l’autre, s’attacha au jeu de la lumière sur les infimes particules de métal de son fil.

Puis il se leva d’un seul mouvement vif. Les serviteurs reculèrent en hâte.

Il projeta la main avec la vitesse d’un serpent, saisit une robe et ramena le capuchon vide à hauteur de ses orbites.

« SAIS-TU POURQUOI LE PRISONNIER DANS SA TOUR OBSERVE LE VOL DES OISEAUX ? » demanda-t-il.

Le captif dit : Enlève tes pattes… oups…

Une flamme bleue brilla un instant.

La Mort baissa la main et tourna la tête vers les deux autres.

L’un dit : Tu n’as pas fini d’en entendre parler.

Ils disparurent.

La Mort brossa un grain de poussière de sa robe, se planta solidement les pieds sur le faîte de la montagne. Il leva à deux mains la faux au-dessus de sa tête et appela toutes les Morts inférieures apparues durant son absence.

Au bout d’un moment, ils s’élevèrent à flanc de montagne comme une vague noire délavée.

Ils fusionnèrent comme du mercure sombre.

L’opération dura longtemps, puis s’arrêta.

La Mort rabaissa la faux et s’examina. Oui, tout était là. Une fois de plus, il était la Mort, celle qui contenait toutes les autres du monde. Sauf…

L’espace d’un instant, il hésita. Il subsistait un tout petit vide quelque part, une parcelle de son âme, un manque…

Il ne savait pas très bien de quoi il s’agissait.

Il haussa les épaules. Il finirait bien par trouver. En attendant, il avait du pain sur la planche…

Il s’en repartit à cheval.

Loin de là, dans son repaire sous la grange, la Mort aux Rats relâcha sa prise résolue sur une poutre.



Vindelle Pounze sauta lourdement à pieds joints sur un tentacule qui sortait en serpentant de sous les carreaux, et s’éloigna d’une démarche titubante à travers la vapeur. Une dalle de marbre se fracassa et l’arrosa de débris. Il donna un coup de pied sauvage au mur.

Plus aucun moyen de sortir, désormais, comprit-il, et même s’il en restait un, il n’arriverait pas à le trouver. De toute façon, il était déjà à l’intérieur de la chose. Elle secouait ses murs et les faisait tomber dans son souci d’atteindre l’intrus. Au moins, il pourrait lui causer une indigestion carabinée.

Il se dirigea vers une ouverture, autrefois l’entrée d’un grand couloir, et plongea maladroitement dedans juste avant qu’elle se referme d’un claquement sec. Du feu argenté crépita sur les parois. Il y avait là tellement de vie qu’on ne pouvait la contenir.

Il restait quelques chariots qui dérapaient follement sur le sol agité, aussi perdus que Vindelle.

Il suivit un autre couloir engageant, même si la plupart des couloirs qu’il avait empruntés au cours des derniers cent trente ans n’avaient jamais palpité ni suinté à ce point.

Un autre tentacule jaillit à travers le mur et le fit trébucher.

Évidemment, on ne pouvait pas le tuer. Mais on pouvait le priver de corps.

Comme Un-homme-seau. Un sort pire que la mort, sûrement.

Il se ressaisit. Le plafond s’abattit sur lui et le plaqua au sol.

Il compta à voix basse et repartit en trottinant. De la vapeur le balaya.

Il glissa encore et jeta les mains en avant.

Il sentait son corps échapper à sa volonté. Trop d’organes à gérer. Tant pis pour la rate, faire fonctionner le cœur et les poumons demandait déjà trop d’énergie…

« Taille d’arbres !

— Qu’est-ce que vous voulez dire, bon sang ?

— Taille d’arbres ! Vous saisissez ? Yo !

— Oook ! »

Vindelle leva des yeux embrumés.

Ah. Manifestement, son cerveau aussi lui échappait.

Un chariot sortait de guingois de la vapeur, des silhouettes indistinctes accrochées à ses flancs. Un bras velu et un autre qui n’en était plus vraiment un se baissèrent, le soulevèrent et le jetèrent dans le panier. Quatre roulettes dérapèrent, le chariot rebondit sur le mur, se redressa et repartit en ferraillant.

Vindelle avait vaguement conscience d’entendre des voix.

« Allez-y, doyen. Je sais que vous attendez qu’ça. » Celle-là, c’était l’archichancelier.

« Yo !

— Vous allez tuer complètement cette chose ? On ne tient pas à la voir échouer au club du Nouveau Départ, je trouve. Elle n’a pas l’esprit de groupe, d’après moi. » Ça, c’était Raymond Soulier.

« Oook ! » Le bibliothécaire.

« Vous inquiétez pas, Vindelle. Le doyen va nous faire un truc militaire, on dirait, annonça Ridculle.

— Yo ! Hop !

— Oh, bon sang. »

Vindelle vit passer devant lui la main du doyen qui tenait un objet brillant.

« Vous allez vous servir de quoi ? demanda Ridculle alors que le chariot fonçait à travers la vapeur. Le Réorganisateur Sismique, la Pointe Attractive ou la Surprise Incendiaire ?

— Yo, fit le doyen d’un air satisfait.

— Quoi ? Les trois à la fois ?

— Yo !

— Vous poussez pas un peu, dites ? Et pendant que j’y suis, si vous me répétez encore “yo”, doyen, je m’arrangerai pour que vous soyez viré de l’Université, poursuivi jusqu’au bord du monde par les pires démons que peut invoquer la thaumaturgie, déchiqueté en petits morceaux, haché, réduit en pâtée façon steak tartare et servi dans la gamelle d’un chien.

— Y… » Le doyen croisa le regard de Ridculle. « Oui. Oui ? Oh, allons, archichancelier. À quoi ça sert de maîtriser l’équilibre cosmique et de connaître les secrets du destin si on ne peut pas faire sauter ce qu’on veut ? S’il vous plaît ? J’ai tout préparé. Vous savez que ça met la pagaïe dans l’inventaire si on ne s’en sert pas une fois que c’est prêt… »

Le chariot grimpa en vrombissant une pente tremblotante et prit un virage sur deux roues.

« Bon, d’accord, céda Ridculle. Si ça compte tellement pour vous.

— Y… Pardon. »

Le doyen se mit aussitôt à marmonner à voix basse, puis soudain il hurla.

« Je suis devenu aveugle !

— Votre bandage bonsaï vous a glissé sur les yeux, doyen. »

Vindelle gémit.

« Comment vous sentez-vous, frère Pounze ? » Les traits ravagés de Raymond Soulier occultèrent le champ de vision de Vindelle.

« Oh, vous savez, fit Vindelle. Ça pourrait aller mieux, ça pourrait aller moins bien. »

Le chariot ricocha sur un mur et partit en cahotant dans une autre direction.

« Et vos sortilèges, doyen, ça vient ? fit Ridculle à travers ses dents serrées. J’ai un mal de chien à le diriger, ce machin. »

Le doyen marmonna quelques autres mots, puis agita les mains d’un air emphatique. Une flamme octarine jaillit du bout de ses doigts et se mit à la masse quelque part dans la brume.

« Yi-ha ! jeta-t-il d’un ton triomphant.

— Doyen ?

— Oui, archichancelier ?

— L’observation que j’vous ai faite tout à l’heure sur le mot qui commence par y…

— Oui ? Oui ?

— Ça vaut aussi pour “yi-ha”. »

Le doyen baissa la tête.

« Oh. Oui, archichancelier.

— Et pourquoi y a pas eu de boum ?

— J’ai prévu un léger délai, archichancelier. Je me suis dit qu’on devrait peut-être sortir avant que ça se déclenche.

— Bien vu, mon vieux.

— On va bientôt vous tirer de là, Vindelle, dit Raymond Soulier. Pas question de laisser l’un des nôtres là-dedans. Ça, c’est… »

C’est alors que le sol entra en éruption devant eux.

Puis derrière.

La chose qui s’éleva des carreaux fracassés était informe, ou alors elle avait des tas de formes à la fois. Elle se contorsionna rageusement et claqua de ses tuyaux dans la direction des fuyards.

Le chariot s’arrêta de travers.

« Vous reste de la magie, doyen ?

— Euh… non, archichancelier.

— Et les sortilèges, vous disiez, ça va partir quand… ?

— D’une seconde à l’autre, archichancelier.

— Alors… ce qui va arriver… ça va nous arriver à nous ?

— Oui, archichancelier. »

Ridculle tapota la tête de Vindelle.

« Excusez-moi », fit-il.

Vindelle se tourna maladroitement pour regarder dans l’enfilade du couloir.

Il y avait quelque chose derrière la Reine. On aurait dit une porte de chambre parfaitement ordinaire ; elle avançait par séries de petits pas, comme si quelqu’un la poussait prudemment devant lui.

« Qu’est-ce que c’est ? » demanda Raymond.

Vindelle se souleva autant qu’il put.

« Crapahut !

— Oh, allez, fit Raymond.

— C’est Crapahut ! cria Vindelle. Crapahut ! C’est nous ! Est-ce que vous pouvez nous aider à sortir ? »

La porte marqua un temps. Puis on la jeta de côté.

Crapahut se redressa de toute sa hauteur.

« Salut, monsieur Pounze. Salut, Raymond », dit-il.

Ils regardèrent fixement la silhouette velue qui emplissait presque le couloir.

« Euh… Crapahut… euh… est-ce que vous pourriez nous déblayer le passage ? chevrota Vindelle.

— Pas de problème, monsieur Pounze. Quand c’est pour un ami. »

Une main de la taille d’une brouette vola dans la vapeur et s’enfonça à toute allure dans l’obstacle qu’elle arracha avec une facilité surprenante.

« Hé, regardez ! fit Crapahut. Vous aviez raison. Un croque-mitaine a autant besoin d’une porte qu’un poisson d’une bicyclette ! Qu’on se le dise, je suis…

— Et maintenant, vous pourriez nous laisser passer, s’il vous plaît ?

— Bien sûr. Bien sûr. Sensass ! » Crapahut flanqua une autre lourde baffe à la Reine.

Le chariot fonça en avant.

« Et vaudrait mieux venir avec nous ! cria Vindelle alors que Crapahut disparaissait dans la brume.

— Non, vaudrait mieux pas, dit l’archichancelier tandis qu’ils filaient comme l’éclair. Croyez-moi. C’est quoi ?

— Un croque-mitaine.

— J’croyais que ça restait dans les placards, dans des réserves, des coins comme ça ? brailla Ridculle.

— Il est sorti de sa réserve, dit fièrement Raymond Soulier. Et il s’est trouvé, il a découvert sa vraie nature.

— Du moment que nous, on peut le perdre, lui.

— On ne va pas le laisser…

— Si, on peut ! Si, on peut ! » répliqua sèchement Ridculle. Ils entendirent un bruit dans leur dos, comme une éruption de gaz des marais. Des flots de lumière verte les dépassèrent.

« Les sortilèges vont bientôt se déclencher ! s’écria le doyen. Magnez-vous ! »

Le chariot franchit la sortie en ronflant et fila comme une flèche dans la fraîcheur de la nuit, toutes roulettes hurlantes.

« Yo ! mugit Ridculle tandis que la foule s’éparpillait devant eux.

— Est-ce que ça veut dire que moi aussi je peux crier “yo” ? demanda le doyen.

— D’accord. Rien qu’une fois. J’autorise tout le monde à le dire, mais rien qu’une fois.

— Yo !

— Yo ! fit en écho Raymond Soulier.

— Oook !

— Yo ! fit Vindelle Pounze.

— Yo ! » fit Crapahut.

(Quelque part dans l’obscurité, là où la foule était la plus clairsemée, la silhouette décharnée de monsieur Ixolite, le dernier banshee survivant du monde, se faufila jusqu’au bâtiment secoué de tremblements et glissa timidement un mot sous la porte.

Lequel disait : OUUUiiiOUUiiiOuuiii.)

Le chariot, tant bien que mal, s’arrêta définitivement. Personne ne se retourna.

« Vous êtes derrière, hein ? demanda lentement Raymond Soulier.

— C’est ça, monsieur Soulier, répondit gaiement Crapahut.

— Est-ce qu’il faudra s’inquiéter quand il sera devant nous ? demanda Ridculle. Ou est-ce que c’est pire de le savoir derrière ?

— Ha ! Fini les placards et les caves pour le croque-mitaine, fit Crapahut.

— Dommage, parce qu’on a quelques caves drôlement spacieuses à l’Université », dit aussitôt Vindelle Pounze.

Crapahut resta silencieux un moment. Puis il demanda, l’air de tâter le terrain : « Spacieuses comment ?

— Immenses.

— Ouais ? Avec des rats ?

— Les rats, ce n’est qu’un hors-d’œuvre. Elles sont pleines de démons en fuite et de tas d’autres trucs. Une infestation.

— À quoi vous jouez ? souffla Ridculle. C’est de nos caves à nous que vous parlez !

— Vous préférez l’avoir sous votre lit, dites ? chuchota Vindelle. Ou le sentir rôder derrière vous ? »

Ridculle hocha aussitôt la tête.

« Hou-là, oui, ces rats dans les caves, on peut plus les tenir, dit-il tout fort. Certains… oh, soixante à soixante-dix centimètres, pas vrai, doyen ?

— Un mètre, renchérit le doyen. Au moins.

— Et gras comme des cochons », ajouta Vindelle.

Crapahut réfléchit un moment. « Bon, d’accord, fit-il à contrecœur. Je vais peut-être aller y jeter un coup d’œil en passant. »

Le grand magasin explosa et implosa à la fois, chose quasiment impossible à réaliser sans un budget faramineux en effets spéciaux ou trois sortilèges réagissant les uns contre les autres. On eut l’impression d’un nuage gigantesque qui s’étendait mais qui s’éloignait en même temps si vite qu’il faisait l’effet d’un point de plus en plus petit. Les murs se gonflèrent et furent aspirés. Le sol déchiré se souleva et disparut en vrille dans le vortex. Une explosion de non-musique mourut presque aussitôt.

Puis plus rien en dehors d’un champ bourbeux.

Et de milliers de flocons blancs tombant comme neige du ciel du petit matin. Ils descendirent silencieusement et se déposèrent légèrement sur la foule.

« Ce ne sont pas des semis, dites ? » fit Raymond Soulier.

Vindelle saisit un des flocons. Un vague rectangle, irrégulier et barbouillé. On arrivait tout juste, avec beaucoup d’imagination, à déchiffrer les mots :



« Non, répondit Vindelle. Je ne crois pas. »

Il se renversa en arrière et sourit. Il n’était jamais trop tard pour la belle vie.

Lorsque plus personne ne fit attention, le dernier chariot survivant du Disque-monde s’enfonça tristement en ferraillant dans l’oubli de la nuit, solitaire et désorienté[18].



« Coco-l’haricot ! »

Mademoiselle Trottemenu était assise dans sa cuisine.

Du dehors lui parvenaient des chocs métalliques déprimés : Edouard Bottereau et son apprenti récupéraient les débris enchevêtrés de la moissonneuse battante. Une poignée d’autres villageois leur donnaient soi-disant un coup de main, mais profitaient de l’occasion pour donner en réalité un coup d’œil à la ronde. Elle leur avait préparé un plateau de thé et les avait laissés.

À présent, assise, le menton dans les mains, elle fixait le vide.

On frappa à la porte ouverte. Fausset passa la tête.

« Dites, mademoiselle Trottemenu…

— Hmm ?

— Dites, mademoiselle Trottemenu, y a un squelette de ch’val qui s’balade dans la grange ! Il mange du foin !

— Comment ça ?

— Et ça lui passe au travers !

— Ah bon ? On va le garder, alors. Au moins, il coûtera pas cher à nourrir. »

Fausset s’attardait en tripotant son chapeau dans ses mains. « Z’allez bien, mademoiselle Trottemenu ? »



« Z’allez bien, monsieur Pounze ? »

Vindelle fixait le vide.

« Vindelle ? fit Raymond Soulier.

— Hmm ?

— L’archichancelier vous demande si vous voulez boire quelque chose.

— Il aimerait un verre d’eau déminéralisée, dit madame Cake.

— Quoi ? Rien que de l’eau ? s’étonna Ridculle.

— C’est c’qu’il veut, dit madame Cake.

— J’aimerais un verre d’eau déminéralisée, s’il vous plaît », répondit Vindelle.

Madame Cake affichait un air suffisant. Du moins, le peu qu’on voyait d’elle affichait un air suffisant, à savoir la partie comprise entre le chapeau et son sac à main, un sac du même acabit que le chapeau, si grand que lorsqu’elle était assise et qu’elle le tenait serré sur ses genoux, elle devait lever les mains pour en attraper les poignées.

Quand elle avait su qu’on invitait sa fille à l’Université, elle était venue aussi. Madame Cake présumait toujours qu’une invitation pour Ludmilla valait aussi pour sa mère. Des mères de ce genre, il en existe partout, et on ne peut rien y faire, semble-t-il.

Les mages recevaient les Nouveaux Partants, lesquels s’efforçaient de paraître y prendre plaisir. Il s’agissait d’une de ces mondanités délicates où se succèdent de longs silences, des toux sporadiques et de temps en temps des banalités du genre : « Ah, on est bien. »

« Pendant un moment, vous aviez l’air ailleurs, Vindelle, dit Ridculle.

— Je suis un peu fatigué, c’est tout, archichancelier.

— J’croyais que vous dormiez jamais, vous autres les zombis.

— Je suis pourtant fatigué, fit Vindelle.

— Vous êtes sûr de pas vouloir qu’on recommence l’enterrement et tout ? On pourrait faire ça comme il faut cette fois.

— Non, mais merci tout de même. Je ne suis pas fait pour la vie de mort-vivant, je crois. » Vindelle se tourna vers Raymond Soulier. « Je regrette. Je ne sais pas comment vous y arrivez. » Il fit un sourire d’excuse.

« Vous avez parfaitement le droit d’être vivant ou mort, c’est vous qui voyez, répliqua durement Raymond.

— D’après Un-homme-seau, les gens se remettent à mourir normalement, dit madame Cake. Alors, vous pourriez sûrement prendre rendez-vous. »

Vindelle regarda autour de lui.

« Elle est allée promener votre chien, dit madame Cake.

— Où est Ludmilla ? » demanda-t-il.

Vindelle eut un sourire gêné. Les prémonitions de madame Cake pouvaient devenir franchement lassantes.

« Je serais rassuré si je savais qu’on s’occupe de Lupin après mon… départ, quoi, fit-il. Dites, vous pourriez le prendre ?

— Ben… hésita madame Cake.

— Mais c’est… commença Raymond Soulier qui surprit alors l’expression de Vindelle.

— Je dois reconnaître que je me sentirais mieux avec un chien dans la maison, décida madame Cake. Je me fais tout le temps du souci pour Ludmilla. On voit tellement de gens bizarres.

— Mais votre fi… tenta encore Raymond.

— La ferme, Raymond, le coupa Dorine.

— Alors, c’est réglé, fit Vindelle. Est-ce que vous avez des pantalons ?

— Quoi ?

— Des pantalons ? Chez vous ?

— Ben, il doit m’en rester qu’étaient à feu monsieur Cake, mais pourquoi…

— Excusez-moi, dit Vindelle. Je pensais à autre chose. La moitié du temps, je ne sais pas ce que je raconte.

— Ah, fit joyeusement Raymond. J’ai compris. Vous voulez dire… quand il… »

Dorine lui flanqua un méchant coup de coude.

« Oh, dit Raymond. Pardon. Faites pas attention. J’oublierais ma tête si elle n’était pas cousue sur mes épaules. »

Vindelle se renversa sur son siège et ferma les yeux. Il percevait de temps en temps les bribes de la conversation. Il entendit Arthur Clindieux demander à l’archichancelier qui avait réalisé sa décoration et où l’Université trouvait ses légumes. Il entendit l’économe se plaindre du coût de l’extermination de tous les jurons, lesquels avaient réussi, on ne sait comment, à survivre aux bouleversements récents et s’étaient installés dans les recoins sombres du toit. Il distinguait même, en tendant ses oreilles exercées, les cris de joie de Crapahut dans les caves au loin.

On n’avait pas besoin de lui. Enfin. Le monde n’avait pas besoin de Vindelle Pounze.

Il se leva sans bruit et tituba jusqu’à la porte.

« Je sors, dit-il. J’en ai peut-être pour un moment. »

Ridculle lui adressa un hochement de tête sans entrain et se concentra sur ce qu’Arthur lui disait au sujet de la Grande Salle, comment on pouvait lui donner une tout autre allure avec du papier peint imitation bois.

Vindelle ferma la porte derrière lui et s’adossa au mur épais et frais.

Ah, oui. Il restait encore un détail.

« Vous êtes là, Un-homme-seau ?

— comment vous savez ça ?

— Vous n’êtes jamais bien loin.

— hé-hé, vous avez fichu un sacré bazar, là ! vous savez ce qui va se passer à la prochaine pleine lune ?

— Oui, je le sais. Et mon petit doigt me dit qu’ils le savent aussi.

— mais il va se changer en homme-loup.

— Oui. Et elle va se changer en femme-louve.

— d’accord, mais quel genre de relation on peut entretenir une semaine par mois ?

— On a peut-être autant de chance de connaître le bonheur que la plupart des gens. La vie n’est pas parfaite, Un-homme-seau.

— à qui le dites-vous !

— Maintenant, est-ce que je peux vous poser une question personnelle ? reprit Vindelle. Voilà, il faut que je sache…

— huh.

— Après tout, vous avez à nouveau le plan astral pour vous tout seul.

— oh, d’accord.

— Pourquoi on vous appelle Un…

— c’est tout ? je croyais que vous auriez trouvé tout seul, un malin comme vous, dans ma tribu, c’est la tradition, on reçoit le nom de la première chose que voit la mère quand elle regarde hors du tipi après la naissance, c’est le diminutif de un-homme-jette-un-seau-d’eau-sur-deux-chiens.

— Ça n’est pas de chance, commenta Vindelle.

— moi, encore, ça va, dit Un-homme-seau, c’est mon frère jumeau le plus à plaindre, notre mère a regardé dehors dix secondes avant que j’arrive pour lui donner son nom à lui. »

Vindelle Pounze réfléchit.

« Ne me dites rien, que je devine, fit-il. Deux-chiens-se-battent ?

— deux-chiens-se-battent ? deux-chiens-se-battent ? fit Un-homme-seau. hou-là, il aurait donné n’importe quoi pour qu’on l’appelle deux-chiens-se-battent. »



Ce fut plus tard que l’histoire de Vindelle Pounze trouva son terme, si par « histoire » on entend l’ensemble de ce qu’il accomplit, motiva et mit en branle. Dans le village des montagnes du Bélier où se pratique la véritable danse Morris, par exemple, on croit qu’un individu n’est jamais définitivement mort tant que les ondes de ses actes n’ont pas disparu de la surface du monde – tant que l’horloge qu’il a remontée n’arrive pas en bout de ressort, tant que le vin qu’il a mis en fût n’a pas fini de fermenter, tant que les champs qu’il a ensemencés n’ont pas été moissonnés. La durée de vie d’un homme, dit-on là-bas, n’est que le trognon de son existence réelle.

Alors qu’il se rendait par la ville embrumée à un rendez-vous qu’il attendait depuis le jour de sa naissance, Vindelle se dit qu’il pouvait prédire cette fin ultime.

Ça se passerait dans quelques semaines, lorsque la lune serait à nouveau pleine. Une espèce de codicille ou d’addendum à la vie de Vindelle Pounze – né l’année du Triangle Significatif dans le siècle des Trois Sangsues (il avait toujours préféré l’ancien calendrier et ses noms tombés en désuétude à tous ces numérotages d’aujourd’hui, bien trop modernes) et décédé l’année du Serpent Imaginaire dans le siècle de la Roussette, plus ou moins.

Deux silhouettes courraient au clair de lune, sur la lande en altitude. Ni tout à fait loups, ni tout à fait humains. Avec un peu de chance, ils bénéficieraient du meilleur des deux mondes. Les sensations… et la conscience de les goûter.

Toujours mieux de bénéficier des deux mondes.



La Mort se tenait assis dans le fauteuil de son cabinet sombre, les mains en clocher devant la figure.

De temps en temps il faisait pivoter son siège de gauche puis de droite.

Albert lui apporta une tasse de thé et ressortit avec une discrétion toute diplomatique.

Il restait un seul sablier sur le bureau de la Mort. Il le regardait fixement.

Pivotis, pivotas. Pivotis, pivotas.

Dans le vestibule, la grande horloge tuait le temps de son tic-tac.

La Mort tambourina de ses doigts squelettiques sur le bois entaillé de son bureau. Devant lui, en tas, des signets improvisés coincés entre les pages, se trouvaient les vies de certains amants célèbres du Disque-monde[19]. Leurs aventures passablement monotones ne lui avaient pas été d’un grand secours.

Il se leva et se rendit avec raideur à une fenêtre pour contempler son domaine sombre au dehors, sans cesser de fermer et de rouvrir les poings dans son dos.

Puis il attrapa le sablier et sortit à grands pas de son cabinet.

Bigadin attendait dans l’odeur forte et chaude de renfermé de l’étable. La Mort le sella rapidement, le conduisit dans la cour, puis s’éleva et s’éloigna dans la nuit vers le joyau étincelant du Disque-monde au loin.

Il atterrit sans bruit dans la cour de ferme à la tombée du jour.

Il passa nonchalamment à travers un mur.

Il arriva au pied de l’escalier.

Il leva le sablier et contempla l’écoulement du temps.

Puis il marqua un temps. Il y avait une chose qu’il lui fallait savoir. Pierre Porte s’était montré curieux de tout, et la Mort se rappelait les moindres détails de son expérience en tant que tel. Les sentiments, il les voyait exposés comme des papillons pris au piège, épinglés sur du liège, sous verre.

Pierre Porte était mort, du moins il avait terminé sa brève existence. Mais… quelle était l’expression, déjà ?… la vraie vie d’un individu n’est que le trognon de son existence réelle ? Pierre Porte était parti, mais il en restait des échos. On devait quelque chose à sa mémoire.

La Mort s’était toujours demandé pourquoi les gens déposaient des fleurs sur les tombes. Il trouvait ça absurde. Les défunts n’avaient plus à se soucier du parfum des roses, après tout. Mais aujourd’hui… Il sentait qu’il ne comprenait pas encore très bien, mais aussi qu’il y avait quand même quelque chose dans tout ça qu’il pourrait comprendre.

Dans l’obscurité tendue de rideaux du petit salon de mademoiselle Trottemenu, une ombre plus noire bougea et s’approcha des trois coffrets posés sur le buffet.

La Mort ouvrit un des deux petits. Il était plein de pièces d’or. On aurait dit que nul ne les avait jamais touchées. Il regarda dans l’autre. Plein d’or lui aussi.

Il s’était attendu à trouver plus intéressant chez mademoiselle Trottemenu, mais pas même Pierre Porte n’aurait pu dire quoi.

Il ouvrit le gros coffret.

Il vit d’abord une couche de papier fin. Puis, sous le papier, un tissu blanc et soyeux, une sorte de voile désormais jauni que les ans avaient rendu friable. Il le fixa de ses orbites vides, l’air de ne pas comprendre, et le mit de côté. Il découvrit ensuite des chaussures blanches. Guère pratiques pour le travail à la ferme, se dit-il. Pas étonnant qu’on les ait rangées dans un coin.

Encore du papier : un paquet de lettres attachées ensemble. Il le posa sur le voile. On ne gagnait jamais rien à mettre son nez dans ce que les humains se disaient les uns aux autres, le langage n’était là que pour masquer leurs pensées.

Puis, tout au fond, il tomba sur une boîte plus petite. Il la sortit, la tourna et la retourna dans ses mains. Après quoi il défit le loqueteau et souleva le couvercle.

Un mécanisme ronronna.

La mélodie n’était pas fameuse. La Mort avait entendu toutes les musiques jamais écrites, et la plupart valaient mieux que ça. Les notes sèches et nasillardes défilaient sur un petit rythme à trois temps.

Dans la boîte à musique, au-dessus des engrenages qui toupillaient activement, deux danseurs de bois s’agitaient par à-coups dans une parodie de valse.

La Mort les contempla jusqu’à ce que le mécanisme s’arrête. Il lut alors l’inscription.

Il s’agissait d’un cadeau.

À côté de lui, le sablier transvidait ses grains dans l’ampoule inférieure. Il l’ignora.

Il remonta le ressort détendu. Deux silhouettes qui traversaient le temps en valsant. Et quand la musique s’arrêtait, il suffisait de tourner la clé.

Le mécanisme arriva une fois de plus en bout de course ; la Mort resta un moment immobile dans le noir et le silence puis prit une décision.

Il ne restait que quelques secondes. Les secondes avaient beaucoup compté pour Pierre Porte, parce que sa réserve était limitée. Elles ne signifiaient rien pour la Mort qui n’avait jamais eu de réserve du tout.

Il sortit de la maison endormie, se remit en selle et s’en alla.

Le voyage dura un instant équivalant à trois cents millions d’années pour la lumière, mais la Mort se déplace dans un espace où le temps ne signifie rien. La lumière croit voyager plus vite que tout, mais elle se trompe. Elle aura beau foncer le plus vite possible, elle verra toujours que les ténèbres sont arrivées les premières et qu’elles l’attendent.

Il eut de la compagnie durant le trajet : des galaxies, des étoiles, des lambeaux de matière lumineuse défilaient et tournoyaient en spirales vers leur destination lointaine.

La Mort sur son cheval pâle se déplaçait au fil des ténèbres comme une bulle au fil d’une rivière.

Et toute rivière aboutit quelque part.

Puis, en dessous, une plaine. La distance n’avait ici pas plus de sens que le temps, mais on éprouvait un sentiment d’immensité. La plaine pouvait se trouver à un kilomètre comme à un million ; elle était creusée de longues vallées ou de ruisselets qui s’enfuyaient de chaque côté à perte de vue à mesure qu’il s’approchait.

Il se posa.

Il descendit de cheval et s’immobilisa dans le silence. Puis il mit un genou en terre.

Changer la perspective. Le paysage sillonné se perd dans des distances considérables, s’incurve sur les bords, devient l’extrémité d’un doigt.

Azraël leva son doigt vers un visage qui emplissait le ciel, éclairé par la faible lueur des galaxies agonisantes.

Il existe un milliard de Morts, mais toutes sont des projections de la seule et unique Mort : Azraël, le Grand Attracteur, la Mort des Univers, le commencement et la fin des temps.

La majeure partie de l’univers est composée de matière obscure, et seul Azraël sait de qui il s’agit.

Des yeux si vastes qu’une supernova éveillerait à peine un soupçon de lueur sur l’iris pivotèrent lentement et se fixèrent sur la toute petite silhouette posée sur les immenses plaines circonvolutées de son doigt. À côté d’Azraël, la grande Horloge qui flottait au centre de tout le réseau des dimensions égrenait son tic-tac. Des étoiles scintillaient dans les yeux de la Mort suprême.

La Mort du Disque-monde se releva.

« SEIGNEUR, JE VOUS DEMANDE… »

Trois serviteurs de l’oubli naquirent silencieusement à côté de lui.

L’un dit : Ne l’écoutez pas. Il est accusé d’ingérence.

L’un dit : Et de morticide.

L’un dit : Et d’orgueil. Et de vivre avec intention de survivre.

L’un dit : Et de se ranger du côté du chaos contre le bon ordre.

Azraël haussa un sourcil.

Les serviteurs s’écartèrent de la Mort et attendirent.

« SEIGNEUR, NOUS SAVONS QU’IL N’Y A PAS DE BON ORDRE EN DEHORS DE CELUI QUE NOUS CRÉONS… »

L’expression d’Azraël ne changea pas.

« IL N’Y A PAS D’AUTRE ESPOIR QUE NOUS. IL N’Y A PAS D’AUTRE MISÉRICORDE QUE NOUS. IL N’Y A PAS DE JUSTICE. IL N’Y A QUE NOUS. »

Le visage sombre et morne emplissait le ciel.

« TOUT CE QUI EST EST À NOUS. MAIS NOUS DEVONS Y FAIRE ATTENTION. PARCE QUE SINON, NOUS N’EXISTONS PAS. SI NOUS N’EXISTONS PAS, ALORS IL N’Y A RIEN SINON L’OUBLI AVEUGLE.

» ET MÊME L’OUBLI DOIT FINIR UN JOUR. SEIGNEUR, M’ACCORDEREZ-VOUS UN PEU DE TEMPS ? POUR RÉTABLIR UN ÉQUILIBRE. POUR RENDRE CE QUI A ÉTÉ DONNÉ. POUR LE SALUT DES PRISONNIERS ET LE VOL DES OISEAUX. »

La Mort fit un pas en arrière.

Impossible de lire la moindre expression sur les traits d’Azraël.

La Mort jeta un coup d’œil en coin aux serviteurs.

« SEIGNEUR, QUE PEUT ESPÉRER LA MOISSON SINON LES ATTENTIONS DU FAUCHEUR ? »

Il attendit.

« SEIGNEUR ? » répéta la Mort.

Durant le temps qu’il mit pour répondre, plusieurs galaxies se déployèrent, tournoyèrent autour d’Azraël comme des serpentins, entrèrent en collision et disparurent. Puis Azraël répondit :



Un autre doigt se tendit dans les ténèbres vers l’Horloge.

De faibles cris de rage fusèrent parmi les serviteurs, puis des cris de prise de conscience que suivirent trois flammes bleues fugitives.

Toutes les autres horloges, même celle dépourvue d’aiguilles de la Mort, ne sont que des reflets de l’Horloge. Des répliques exactes de l’Horloge ; elles donnent l’heure à l’univers, mais l’Horloge donne l’heure au temps. C’est le ressort moteur d’où découle l’ensemble du temps.

Et l’Horloge est ainsi conçue que la grande aiguille ne fait qu’une fois le tour du cadran.

La petite aiguille suit en ronronnant un chemin circulaire que même la lumière mettrait des jours à parcourir, éternellement pourchassée par les minutes, les heures, les jours, les mois, les années et les lustres. Mais l’aiguille de l’Univers ne fait qu’une fois le tour du cadran.

Du moins, jusqu’à ce que quelqu’un remonte l’Horloge.

Et la Mort ramena chez elle une poignée de temps.



La clochette d’une boutique tinta.

Druto Poteau, fleuriste, regarda par-dessus une gerbe de polyenta floribunda madame Bouscule. Quelqu’un se tenait debout parmi les vases de fleurs. Quelqu’un de vaguement indistinct ; à vrai dire, même après coup, Druto ne saurait jamais avec certitude qui s’était trouvé dans sa boutique ni ce que lui-même avait réellement dit.

Il s’avança d’un air cauteleux en se frottant les mains.

« Que puis-je fai…

— DES FLEURS. »

Druto hésita, mais un court instant seulement.

« Et ce serait… euh… pour…

— UNE DAME.

— Avez-vous une préf…

— DES LYS.

— Ah ? Vous êtes sûr que les lys…

— J’AIME LES LYS.

— Hum… C’est juste que le lys n’est pas très gai…

— J’AIME CE QUI N’EST PAS TRÈS G… »

La silhouette hésita.

« QU’EST-CE QUE VOUS ME CONSEILLEZ ? »

Druto embraya en douceur. « Les roses font toujours plaisir. Ou les orchidées. Beaucoup de messieurs me disent ces temps-ci que les dames apprécient davantage une seule orchidée qu’un bouquet de roses…

— DONNEZ-M’EN DES TAS.

— Des orchidées ou des roses, vous voulez dire ?

— LES DEUX. »

Les doigts de Druto se contorsionnèrent comme des anguilles dans la graisse.

« Je me demande… Vous serez peut-être intéressé par ces merveilleuses gerbes de nevrosa gloriosa…

— DES TAS.

— Et si le budget de monsieur le permet, puis-je suggérer un unique spécimen de cette très rare…

— OUI.

— Et peut-être…

— OUI. TOUT. AVEC UN RUBAN. »

Lorsque la clochette eut salué le départ du client, Druto regarda les pièces dans sa main. Beaucoup étaient corrodées, toutes étaient étranges, une ou deux étaient en or.

« Hum, fit-il. Ça fera l’affaire… »

Il eut conscience d’un crépitement moelleux.

Dans toute la boutique autour de lui, il pleuvait des pétales.



« ET CEUX-LÀ ?

— Notre assortiment de luxe », répondit la dame du magasin de chocolats. Il s’agissait d’un établissement tellement chic qu’il ne vendait pas des bonbons mais de la confiserie – souvent sous forme de friandises enveloppées individuellement dans du papier doré tortillonné, qui creusaient des trous encore plus profonds dans le compte en banque que dans les dents.

Le grand client sombre saisit une boîte carrée d’une soixantaine de centimètres de côté. Le couvercle façon coussin de satin arborait l’image de deux chatons irrémédiablement bigles qui sortaient la tête d’une bottine.

« POURQUOI CETTE BOÎTE EST-ELLE REMBOURRÉE ? POUR QU’ON S’ASSEYE DESSUS ? À QUEL PARFUM EST-ELLE ? AU PARFUM CHAT ? ajouta-t-il d’un ton franchement menaçant, ou plutôt encore plus menaçant qu’avant.

— Hum, non. C’est notre assortiment “Suprême”. »

Le client repoussa la boîte.

« NON. »

La commerçante fit des yeux le tour de la boutique puis ouvrit un tiroir sous le comptoir en baissant la voix pour prendre un murmure de conspirateur. « Évidemment, dit-elle, si c’est pour une grande occasion… »

Il s’agissait d’une boîte plutôt petite. Et toute noire, en dehors de l’appellation rédigée en petites lettres blanches ; on ne laisserait pas des chats, même en rubans roses, approcher à moins d’un kilomètre d’une boîte pareille. Pour livrer une pareille boîte de chocolats, des inconnus en noir sautent du haut de télésièges et descendent des immeubles en rappel.

L’inconnu en noir examina l’inscription.

« ENCHANTEMENTS NOIRS ? lut-il. ÇA, ÇA ME PLAÎT.

— Pour les moments d’intimité », dit la dame.

Le client parut réfléchir à la pertinence du commentaire.

« OUI. ÇA DEVRAIT CONVENIR. »

La figure de la marchande s’épanouit en un large sourire.

« Je vous fais un paquet, alors ?

— OUI. AVEC UN RUBAN.

— Autre chose, monsieur ? »

Le client eut l’air de paniquer.

« AUTRE CHOSE ? IL FAUT AUTRE CHOSE ? IL Y A AUTRE CHOSE ? QU’EST-CE QU’IL FAUT FAIRE ?

— Je vous demande pardon, monsieur ?

— UN CADEAU POUR UNE DAME. »

La commerçante se sentit partir à la dérive suite au brusque changement du cours de la conversation. Elle nagea vers un cliché solide.

« Eh bien, à ce qu’on dit, n’est-ce pas, les diamants sont les meilleurs amis d’une femme, non ? lança-t-elle joyeusement.

— LES DIAMANTS ? OH. LES DIAMANTS. AH BON ?



Ils scintillaient comme des éclats de lumière stellaire sur un ciel de velours noir.

« Celui-ci, dit le joaillier, est une pierre particulièrement remarquable, vous ne trouvez pas ? Notez le feu, l’exceptionnelle…

— EST-CE QU’IL EST AMICAL ? »

L’homme hésita. Il connaissait tout des carats, du brillant adamantin, de l’« eau », de la « taille » et du « feu », mais on ne lui avait encore jamais demandé d’estimer des gemmes en termes d’amabilité.

« Plutôt bien disposé ? hasarda-t-il.

— NON. »

Les doigts du joaillier se refermèrent sur un autre éclat de lumière glacée.

« Tenez, fit-il d’une voix qui avait retrouvé son assurance, celui-ci provient de la célèbre mine de Capendu. Puis-je attirer votre attention sur l’exquise… »

Il sentit le regard pénétrant lui forer la nuque.

« Mais, je dois le reconnaître, il n’est pas réputé pour son amabilité », conclut-il maladroitement.

Le client ténébreux promena autour de la boutique un œil désapprobateur. Dans la pénombre, derrière des barreaux à l’épreuve des trolls, des gemmes luisaient comme des yeux de dragons au fond d’une caverne.

« ET CEUX-LÀ, ILS SONT AMICAUX ? demanda-t-il.

— Monsieur, je crois pouvoir affirmer, sans craindre le démenti, que notre politique d’achat ne repose jamais sur l’amabilité des pierres en question », dit le joaillier. Il avait une impression désagréable : quelque chose clochait et, quelque part au fond de son crâne, il savait ce qui clochait, mais son cerveau l’empêchait d’une façon ou d’une autre d’établir le lien décisif. Ce qui lui portait sur le système.

« OÙ SE TROUVE LE PLUS GROS DIAMANT DU MONDE ?

— Le plus gros ? Facile. C’est la Larme d’Offler, dans le sanctuaire secret du Temple Maudit Perdu aux Joyaux d’Offler le dieu crocodile, dans les mystérieuses Terres d’Howonda, et il fait huit cent cinquante carats. Et, monsieur, pour répondre à la question que vous allez me poser, je serais personnellement prêt à coucher avec lui. »



L’un des bons côtés du statut de prêtre dans le Temple Maudit Perdu aux Joyaux d’Offler le dieu crocodile, c’est qu’il fallait presque tous les après-midi rentrer tôt chez soi. Ceci parce que le temple était perdu. La plupart des fidèles n’en trouvaient jamais le chemin. Une chance pour eux.

Selon la tradition, deux prêtres seulement avaient accès au sanctuaire secret. À savoir le grand prêtre et l’autre prêtre qui n’était pas grand. Ils se trouvaient là depuis des années, et ils occupaient le poste de grand prêtre à tour de rôle. C’était un boulot peu astreignant, vu que la majorité des fidèles en puissance se faisaient empaler, écraser, empoisonner ou découper par des traquenards avant même d’avoir dépassé le petit tronc surmonté du dessin amusant d’un thermomètre pour mesurer la progression des aumônes[20] à l’entrée de la sacristie.

Ils jouaient à monsieur l’oignon l’andouille sur le grand autel, à l’ombre de la statue sertie de joyaux d’Offler lui-même, lorsqu’ils entendirent grincer au loin la porte principale.

Le grand prêtre ne leva pas la tête.

« Holà, fit-il. Encore un qui va se payer la grosse boule. »

Suivirent un choc sourd et un grincement de roulement. Puis un ultime fracas.

« Bon, dit le grand prêtre. C’est quoi, la mise, déjà ?

— Deux cailloux, répondit le prêtre inférieur.

— Ah oui. » Le grand prêtre étudia ses cartes. « D’accord, je couvre tes deux cail… »

Un faible bruit de pas leur parvint.

« Le type au fouet est allé jusqu’aux grandes piques pointues, la semaine dernière », fit le prêtre inférieur.

Suivit un borborygme façon chasse d’eau de très vieilles toilettes taries. Les pas s’arrêtèrent.

Le grand prêtre sourit tout seul. « Bon, fit-il. Je couvre tes deux cailloux et je relance de deux. »

Le prêtre inférieur abattit ses cartes. « Double oignon », annonça-t-il.

Le grand prêtre baissa un regard soupçonneux.

Le prêtre inférieur consulta un bout de papier. « Ça fait trois cent mille neuf cent soixante-quatre cailloux que tu me dois », dit-il.

Un bruit de pas leur parvint à nouveau.

Les prêtres échangèrent un coup d’œil.

« Ça fait un bout de temps qu’on a pas eu de visiteur dans le passage aux fléchettes empoisonnées, dit le grand prêtre.

— Cinq cailloux qu’il s’en tire, fit le prêtre inférieur.

— Tenu. »

Ils entendirent le faible cliquetis de pointes de métal sur la pierre.

« C’est dommage de te piquer tes cailloux. »

Un bruit de pas leur parvint une fois de plus.

« D’accord, mais il reste encore la… (un craquement, un bruit d’éclaboussures) fosse aux crocodiles. »

Le bruit de pas reprit.

« Personne a jamais passé le terrible gardien du portail… »

Les prêtres horrifiés se dévisagèrent. « Hé, fit celui qui n’était pas grand, tu ne crois pas que c’est…

— Ici ? Oh, allons. On est au beau milieu d’une bons dieux de jungle. » Le grand prêtre s’efforça de sourire. « Ça ne peut pas être… »

Les pas se rapprochèrent.

Les prêtres s’étreignirent, terrorisés.

« Madame Cake ! »

Les portes explosèrent vers l’intérieur. Un vent ténébreux s’engouffra dans la salle, souffla les bougies et dispersa les cartes comme neige à pois.

Les prêtres entendirent le tintement d’un très gros diamant qu’on dégage de son logement.

« MERCI. »

Au bout d’un moment, lorsqu’ils eurent l’impression qu’il ne se produisait plus rien, le prêtre qui n’était pas grand finit par trouver un briquet à amadou et, après plusieurs essais, alluma une bougie.

Les deux hommes levèrent les yeux dans les ombres dansantes vers la statue où béait désormais un trou qui aurait dû contenir un très gros diamant.

Après quelques secondes, le grand prêtre soupira. « Bon, fit-il, regardons les choses en face : en dehors de nous, qui va être au courant ?

— Ouais. J’avais jamais vu ça sous cet angle. Hé, est-ce que je peux être grand prêtre demain ?

— C’est pas ton tour avant jeudi.

— Oh, allez… »

Le grand prêtre haussa les épaules et ôta son chapeau de grand prêtre. « C’est franchement déprimant, un truc pareil, dit-il en jetant un coup d’œil en l’air vers la statue détroussée. Y en a qui ne savent pas se tenir dans les édifices religieux. »



La Mort traversa le monde à toute allure pour atterrir une fois de plus dans la cour de ferme. Le soleil rasait l’horizon lorsqu’il frappa à la porte de la cuisine.

Mademoiselle Trottemenu l’ouvrit tout en s’essuyant les mains à son tablier. Elle adressa une grimace de myope au visiteur puis recula d’un pas.

« Pierre Porte ? Vous m’avez fait un choc…

— JE VOUS AI APPORTÉ DES FLEURS. »

Elle fixa les tiges fanées.

« ET AUSSI UN ASSORTIMENT DE CHOCOLATS, DU GENRE QU’AIMENT LES DAMES. »

Elle fixa la boîte noire.

« ET AUSSI UN DIAMANT QUI SERA VOTRE AMI. »

La pierre renvoya les derniers rayons du soleil couchant.

Mademoiselle Trottemenu retrouva enfin sa voix. « Pierre Porte, qu’est-ce que vous avez en tête ?

— JE VIENS POUR VOUS ENLEVER À TOUT ÇA.

— Ah bon ? Pour m’emmener où ? »

La Mort n’avait pas réfléchi si loin. « OÙ EST-CE QUE ÇA VOUS PLAIRAIT D’ALLER ?

— Je compte aller nulle part ce soir, sauf au bal », déclara mademoiselle Trottemenu d’un ton sans réplique.

La Mort n’avait pas prévu ça non plus. « C’EST QUOI, CE BAL ?

— Le bal de la moisson. Vous savez ? C’est la tradition. Quand on a rentré la moisson. C’est une sorte de fête, et comme une action de grâces.

— UNE ACTION DE GRÂCES À QUI ?

— Sais pas. À personne en particulier, m’est avis. Une action de grâces comme ça, j’imagine.

— J’AVAIS PRÉVU DE VOUS MONTRER DES MERVEILLES. DE BELLES VILLES. TOUT CE QUE VOUS VOULEZ.

— Tout ?

— OUI.

— Alors on va aller danser, Pierre Porte. J’y vais tous les ans sans faute. Ils comptent sur moi. Vous savez ce que c’est.

— OUI, MADEMOISELLE TROTTEMENU. »

Il tendit la main et prit celle de la vieille demoiselle.

« Quoi ? Vous voulez dire tout de suite ? fit-elle. J’suis pas prête…

— REGARDEZ. »

Elle baissa les yeux sur ce qu’elle portait soudain.

« C’est pas ma robe. Ça brille partout. »

La Mort soupira. Les grands amoureux de l’histoire n’avaient jamais rencontré mademoiselle Trottemenu. Casanabo aurait rendu son escabeau.

« CE SONT DES DIAMANTS. UNE RANÇON DE ROI EN DIAMANTS.

— Quel roi ?

— N’IMPORTE LEQUEL.

— Ça alors ! »



Bigadin suivait tranquillement au pas la route qui menait au village. Après l’infinité interminable, une simple route poussiéreuse, ça soulageait.

Assise en amazone derrière la Mort, mademoiselle Trottemenu explorait le contenu bruissant de la boîte d’Enchantements noirs. « Tenez, fit-elle, quelqu’un a déjà mangé toutes les truffes au rhum. » Un autre froissement de papier. « Et même celles de la couche du dessous. J’ai horreur de ça, qu’on entame la couche du dessous avant d’avoir complètement fini celle du dessus. Je sais que vous avez mis le nez dedans parce qu’il y a un petit descriptif dans le couvercle, et normalement, devrait y avoir des truffes au rhum. Pierre Porte ?

— PARDON, MADEMOISELLE TROTTEMENU.

— Le gros diamant est un peu lourd. Joli, remarquez, ajouta-t-elle de mauvaise grâce. Où est-ce que vous l’avez eu ?

— CHEZ DES GENS QUI CROYAIENT QUE C’ÉTAIT LA LARME D’UN DIEU.

— C’est vraiment la larme d’un dieu ?

— NON. LES DIEUX NE PLEURENT JAMAIS. C’EST DU CARBONE ORDINAIRE QUI A SUBI UNE CHALEUR ET UNE PRESSION ÉNORMES, RIEN D’AUTRE.

— Dans tout boulet de charbon, il y a un diamant qui sommeille, c’est ça ?

— OUI, MADEMOISELLE TROTTEMENU. »

Pendant un moment, il n’y eut d’autre bruit que le clip-clop des sabots de Bigadin. Puis mademoiselle Trottemenu annonça malicieusement : « Je sais bien ce qui se passe, vous savez. J’ai vu le sable qui restait. Vous vous êtes dit : “C’est une brave petite vieille, je vais lui donner du bon temps pendant quelques heures, puis quand elle s’y attendra pas, j’y couperai l’herbe sous le pied”, c’est ça ? »

La Mort ne répondit pas.

« C’est ça, hein ?

— JE NE PEUX RIEN VOUS CACHER, MADEMOISELLE TROTTEMENU.

— Huh. Je devrais être flattée, je suppose. Oui ? J’imagine que vous êtes très pris, que vous avez beaucoup de visites à faire.

— PLUS QUE VOUS NE POUVEZ IMAGINER, MADEMOISELLE TROTTEMENU.

— Dans ce cas, alors, autant que vous recommenciez à m’appeler Rénata. »

Il y avait un grand feu de joie dans le pré derrière le champ de tir à l’arc. La Mort voyait des silhouettes s’agiter devant. De temps en temps, un couinement torturé donnait à penser qu’on accordait un violon.

« Je viens toujours au bal de la moisson, dit mademoiselle Trottemenu sur le ton de la conversation. Pas pour danser, bien sûr. Je m’occupe surtout du manger, tout ça.

— POURQUOI ?

— Ben, faut bien que quelqu’un s’en occupe.

— JE VEUX DIRE : POURQUOI VOUS NE DANSEZ PAS ?

— Parce que j’suis vieille, voilà pourquoi.

— ON A L’ÂGE QU’ON SE DONNE.

— Huh ! Ah ouais ? Vraiment ? C’est le genre d’ânerie que les gens débitent tout le temps. Ça, ou encore : Ma parole, vous avez bonne mine. Ou alors : Le vieux chien remue encore de la queue. C’est dans les vieux pots qu’on fait la bonne soupe. Ce genre de choses. C’est de la bêtise. Comme si fallait se réjouir d’être vieux ! Comme si on avait à y gagner de prendre la chose avec philosophie ! Ma tête sait penser “jeune”, mais mes genoux ont du mal à suivre. Comme mon dos. Et mes dents. Essayez donc de persuader mes genoux qu’ils ont l’âge qu’ils se donnent, vous m’en direz des nouvelles. Ou plutôt ils m’en diront des nouvelles.

— ÇA VAUDRAIT PEUT-ÊTRE LA PEINE D’ESSAYER. »

Davantage de silhouettes s’agitaient devant le feu. La Mort voyait des poteaux peints de rayures et tendus de banderoles.

« D’habitude, les gars ramènent deux portes de grange jusqu’ici et les clouent ensemble pour faire un parquet convenable, fit observer mademoiselle Trottemenu. Ensuite tout le monde se met à danser.

— DES DANSES FOLKLORIQUES ? fit la Mort d’un ton las.

— Non. On a sa fierté, tout d’même.

— PARDON.

— Hé, c’est Pierre Porte, non ? fit une silhouette qui sortit de l’obscurité.

— C’est ce bon vieux Pierre !

— Hé, Pierre ! »

La Mort passa en revue un cercle de figures sans malice.

« SALUT, LES AMIS.

— On a entendu dire que t’étais parti », fit Duc Fondelet. Il jeta un coup d’œil à mademoiselle Trottemenu que la Mort aidait à descendre de cheval. Sa voix hésita un peu tandis qu’il s’efforçait d’analyser la situation.

« Vous êtes drôlement… étincelante… ce soir, mademoiselle Trottemenu », termina-t-il galamment.

L’atmosphère sentait l’herbe chaude et humide. Un groupe de musiciens amateurs continuait de s’installer sous un auvent.

Des tables sur tréteaux croulaient sous des plats qu’on associe traditionnellement aux banquets : pâtés en croûte à l’air de fortifications militaires vernissées, jarres d’oignons démoniaques au vinaigre, pommes de terre en robe des champs baignant dans des océans cholestéroliques de beurre fondu. Certains anciens du pays s’étaient déjà installés sur les bancs mis à disposition et mastiquaient avec stoïcisme à défaut de dents, l’air décidés à rester là toute la nuit si nécessaire.

« Ça fait plaisir de voir les vieux s’amuser », dit mademoiselle Trottemenu.

La Mort regarda les convives. La plupart étaient moins âgés que mademoiselle Trottemenu.

Un gloussement fusa de l’obscurité odorante de l’autre côté du feu.

« Et aussi les jeunes, ajouta-t-elle d’un ton égal. On avait un dicton sur cette époque de l’année. Voyons voir… un truc du genre “Blé en moisson, noix dans la hotte/Levez jupons, tombez…” quelque chose. » Elle soupira. « Ce que le temps file, hein ?

— OUI.

— Vous savez, Pierre Porte, vous avez peut-être raison pour la pensée positive. Ce soir, je me sens beaucoup mieux.

— OUI ? »

Mademoiselle Trottemenu regarda le parquet d’un air méditatif. « J’étais une fameuse danseuse dans mon jeune temps. Je dansais encore que les autres tenaient plus debout. Je pouvais danser jusqu’à ce que la lune se couche. Jusqu’à ce que le soleil se lève. »

Elle se passa les mains derrière la tête et dénoua les rubans qui maintenaient en un chignon serré ses cheveux qu’elle fit tomber d’une secousse en une cascade blanche.

« Je suppose que vous dansez, monsieur Porte ?

— JE SUIS CONNU POUR ÇA, MADEMOISELLE TROTTEMENU. »

Sous l’auvent de l’orchestre, le premier violon adressa un hochement de tête à ses collègues, se cala le violon sous le menton et se mit à taper du pied sur les planches…

« Un ! Deux ! Et un deux trois quatre… »



Imaginez un paysage qu’un croissant de lune survole lentement de sa clarté orangée. Et, tout en bas, le cercle d’un feu de joie dans la nuit.

Les grands succès des bals défilèrent : contredanses et réels, dont les figures tournoyantes et intriquées, si les danseurs avaient porté des lampions, auraient tracé des arabesques topologiques inexplicables pour la physique classique, ces danses qui poussent des individus parfaitement sains d’esprit à lancer des cris comme « Dos-za-dos ! » et « Pro-menade ! » sans se sentir morts de honte pendant un bon moment.

Une fois les blessés évacués, les survivants attaquèrent polkas, mazurkas, branles ronds, branles carrés et autres branles à géométrie variable, puis ces danses où certains participants forment une arche pendant que d’autres passent dessous – entre parenthèses des réminiscences populaires d’exécutions – ainsi que des danses en rond – réminiscences populaires probables d’épidémies de peste.

Deux silhouettes virevoltantes participèrent à chacune d’elles comme s’il ne devait pas y avoir de lendemain.

Le premier violon eut vaguement conscience, lorsqu’il s’arrêta pour reprendre son souffle, d’une silhouette tournoyante qui sortit en trombe de la mêlée dans un bruit de claquettes et d’une voix qui lui dit à l’oreille : « TU VAS CONTINUER, MOI, JE TE LE GARANTIS. »

Lorsqu’il faiblit une seconde fois, un diamant aussi gros que son poing atterrit à ses pieds sur le parquet. Une autre silhouette plus petite se détacha d’un pas léger de la foule de danseurs et lui glissa : « Guillaume Fausset, si toi et les autres vous continuez pas de jouer, je veillerai personnellement à t’empoisonner la vie. »

Puis elle réintégra la masse en transe.

Le violoneux baissa les yeux sur le diamant. Il aurait pu payer la rançon de cinq rois, n’importe lesquels au hasard. Il s’empressa de l’envoyer d’un coup de pied derrière lui.

« Ton coude a retrouvé des forces, hein ? fit le batteur avec un grand sourire.

— Tais-toi et joue ! »

Il se rendit compte qu’il lui venait sous les doigts des airs dont son cerveau n’avait jamais eu connaissance. Même chose pour le batteur et le sonneur de cornemuse. La musique leur arrivait à flots de quelque part. Ils ne la jouaient pas. C’étaient eux les instruments.

« C’EST LE MOMENT DE LANCER UNE NOUVELLE DANSE.

— DeuurrreMmm-da-deum-deum », fredonna le violoneux ; la sueur lui dégoulinait du menton et il attaqua un air différent.

Les danseurs tournèrent en rond, comme perdus, cherchant leurs pas. Mais un couple passa au milieu d’eux avec assurance, jambes fléchies à la façon des prédateurs, bras joints en avant comme le beaupré d’un galion pirate. Au bout du parquet, le couple fit demi-tour dans une convulsion de membres qui semblait défier l’anatomie classique, et reprit sa progression saccadée à travers la foule.

« Elle s’appelle comment, celle-là ?

— TANGO.

— On peut se retrouver en prison pour ça ?

— JE NE CROIS PAS.

— Étonnant. »

La musique changea.

« Celle-là, je la connais ! C’est la danse tauromachique de Quirm ! O-lé !

— AU LAIT ? »

Une pétarade ultrarapide de petits bruits secs et mats rythma soudain la musique.

« Qui c’est qui joue des maracas ? »

La Mort sourit.

« DES MARACAS ? JE N’AI PAS BESOIN… DE MARACAS. »

Puis vint le dénouement.

La lune n’était plus que l’ombre d’elle-même sur un horizon. Sur l’autre apparaissait déjà la lueur lointaine du jour en marche.

Les danseurs désertèrent le parquet.

L’énergie qui avait animé l’orchestre tout au long de la nuit décrut lentement. Les musiciens se regardèrent les uns les autres. Fausset, le violoneux, jeta un coup d’œil par terre. Le diamant était toujours là.

Le batteur s’efforça de se masser les poignets afin d’y ramener un peu de vie.

Fausset posa un regard abattu sur les danseurs à bout de forces. « Bon, alors… » fit-il, et il leva une fois de plus son violon.



Mademoiselle Trottemenu et son cavalier écoutèrent depuis les lambeaux de brume qui se faufilaient autour du champ dans la lumière de l’aube.

La Mort reconnut le rythme lent et insistant. Il revit les figurines de bois qui tournoyaient au fil du temps jusqu’à ce que le ressort arrive en bout de course.

« ÇA, JE NE CONNAIS PAS.

— C’est la dernière valse.

— À MON AVIS, UNE CHOSE PAREILLE N’EXISTE PAS.

— Vous savez, dit mademoiselle Trottemenu, je m’suis demandé toute la soirée comment ça allait se passer. Comment vous alliez vous y prendre. Je veux dire, il faut bien mourir de quelque chose, non ? Je me suis dit que ce serait peut-être d’épuisement, mais je m’suis jamais sentie aussi bien. J’ai déjà vécu toute ma vie, et je suis même pas essoufflée. En fait, ça m’a drôlement requinquée, Pierre Porte. Et je… »

Elle n’alla pas plus loin.

« Je respire pas, c’est ça. » Ce n’était pas une question. Elle se mit une main devant la figure et souffla dessus.

« C’EST ÇA.

— Je vois. Je m’suis jamais autant amusée de toute ma vie… Ha ! Alors… Quand… ?

— VOUS VOUS RAPPELEZ, VOUS AVEZ DIT QU’EN ME VOYANT ÇA VOUS AVAIT FAIT UN CHOC ?

— Oui ?

— ALORS VOILÀ. »

Mademoiselle Trottemenu n’avait pas l’air de l’entendre.

Elle tournait et retournait sa main d’avant en arrière, comme si elle ne l’avait encore jamais vue. « Je constate que vous avez opéré quelques modifications, Pierre Porte, dit-elle.

— NON. C’EST LA VIE QUI EN OPÈRE BEAUCOUP.

— Je veux dire que j’ai l’air plus jeune.

— C’EST BIEN CE QUE JE VOULAIS DIRE AUSSI. »

Il claqua des doigts. Bigadin cessa de brouter près de la haie pour s’approcher au petit trot.

« Vous savez, reprit mademoiselle Trottemenu, j’ai souvent pensé… J’ai souvent pensé que tout le monde porte… vous savez… son âge naturel. On voit des gamins de dix ans qui se conduisent comme s’ils en avaient trente-cinq. Certains naissent déjà adultes, même. Ce serait bien si je pouvais me dire que j’ai eu… (elle baissa la tête pour se regarder) oh, mettons dix-huit ans… toute ma vie. À l’intérieur. »

La Mort ne dit rien. Il l’aida à monter sur le cheval.

« Quand je vois ce que la vie fait aux gens, vous savez, vous avez pas l’air si terrible », dit-elle nerveusement.

La Mort fit claquer ses dents. Bigadin se mit au pas.

« Vous avez jamais connu la Vie, hein ?

— HONNÊTEMENT, JE DOIS DIRE QUE NON.

— Sans doute un grand machin blanc qui crépite. Comme un orage magnétique en pantalon, dit mademoiselle Trottemenu.

— JE NE CROIS PAS. »

Bigadin s’éleva dans le ciel du matin.

« En tout cas… mort à tous les tyrans, dit Mademoiselle Trottemenu.

— OUI.

— On va où ? »

Bigadin galopait, mais le paysage ne bougeait pas.

« Un bon cheval que vous avez là, fit mademoiselle Trottemenu d’une voix tremblotante.

— OUI.

— Mais qu’est-ce qu’il fait ?

— IL PREND DE LA VITESSE.

— Mais on va nulle part… » Ils disparurent.



Ils réapparurent.

Dans un paysage de montagnes déchiquetées couvertes de neige et de glace verte. Non pas de vieilles montagnes, usées par le temps et les intempéries, généreuses en pentes douces pour amateurs de ski, mais de jeunes montagnes, boudeuses, adolescentes. Celles qui recèlent des ravins invisibles et des crevasses impitoyables. Une tyrolienne déplacée, et le bel écho du chevrier solitaire vire à la livraison express de cinquante tonnes de neige.

Le cheval atterrit sur une congère qui, logiquement, n’aurait pas dû pouvoir supporter son poids.

La Mort mit pied à terre et aida mademoiselle Trottemenu à descendre.

Ils marchèrent dans la neige jusqu’à une piste boueuse et gelée qui enserrait le flanc de la montagne.

« Pourquoi on est là ? demanda l’esprit de mademoiselle Trottemenu.

— JE NE ME POSE PAS DE QUESTIONS D’ORDRE COSMIQUE.

— Je veux dire ici, sur cette montagne. Dans ce lieu géographique, fit mademoiselle Trottemenu d’un ton patient.

— ÇA N’A RIEN À VOIR AVEC LA GÉOGRAPHIE.

— Avec quoi, alors ?

— AVEC L’HISTOIRE. »

Ils suivirent un tournant dans la piste. Ils tombèrent sur un poney qui mangeait un buisson, un ballot sur le dos. La piste se terminait dans une paroi de neige d’une pureté suspecte.

La Mort sortit un sablier des replis de sa robe.

« MAINTENANT », dit-il, puis il s’enfonça dans la neige.

Elle regarda un moment la paroi en se demandant si elle pourrait en faire autant. Drôlement difficile de perdre l’habitude de la consistance.

Puis elle n’eut plus besoin de s’interroger.

Quelqu’un en sortit.



La Mort rajusta la bride de Bigadin et se mit en selle. Il marqua une pause, le temps d’observer les deux silhouettes près de l’avalanche. Elles avaient perdu de leur éclat à en devenir presque invisibles et leurs voix n’étaient plus qu’un souffle d’air.

« Tout ce qu’il a dit, c’est : “LÀ OÙ VOUS IREZ, CE SERA ENSEMBLE.” J’ai demandé : “Où ça ?” Il m’a répondu qu’il savait pas. Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Rufus… tu vas avoir du mal à le croire, mon amour…

— Et qui c’est, cet homme masqué ? »

Tous deux regardèrent alentour.

Il n’y avait personne.



Dans le village des montagnes du Bélier où l’on connaît le sens de la danse Morris, on ne la danse qu’une seule fois, à l’aube, le premier jour du printemps. Après quoi on ne la danse plus de tout l’été. Après tout, à quoi bon ? À quoi ça servirait ?

Mais un certain jour, lorsque les nuits raccourcissent, les danseurs quittent leur travail plus tôt et sortent des greniers et des placards l’autre costume, le noir, et les autres clochettes. Puis ils se rendent par des chemins différents dans une vallée au milieu des arbres dénudés. Ils ne parlent pas. Il n’y a pas de musique. On aurait du mal à imaginer une musique de circonstance.

Les clochettes ne sonnent pas. Elles sont en octefer, un métal magique. Mais ce ne sont pas précisément des clochettes silencieuses. Le silence n’est que l’absence de bruit. Elles produisent le contraire du bruit, une espèce de silence au grain épais.

Et dans l’après-midi glacial, à l’heure où la lumière se retire du ciel, parmi les feuilles gelées et dans l’atmosphère humide, ils dansent l’autre danse Morris. Pour une question d’équilibre à maintenir.

Il faut danser les deux, disent-ils. Sinon, on n’en danse aucune.



Vindelle Pounze traversait d’un pas nonchalant le pont d’Airain. C’était l’heure, à Ankh-Morpork, où les adeptes de la nuit vont se coucher et où ceux du jour se réveillent. Pour une fois, on n’en voyait guère de l’une ou l’autre sorte.

Vindelle avait éprouvé le besoin de se rendre en ce lieu précis, cette nuit-ci, à cette heure-ci. Ce n’était pas exactement l’impression qu’il avait ressentie lorsqu’il avait su qu’il allait mourir. Plutôt celle que ressent une roue dentée dans une pendule : des rouages tournent, le ressort se détend, et on s’immobilise sur place…

Il s’arrêta et se pencha. L’eau sombre, du moins la boue très liquide, léchait les piliers de pierre. Il existait une vieille légende. Laquelle, déjà ? Quand on jetait une gerbe dans l’Ankh depuis le pont d’Airain, on était certain de revenir ? Ou était-ce quand on gerbait tout court dedans ? La première version, sûrement. D’ailleurs n’était-ce pas une pièce de monnaie plutôt qu’une gerbe ? Remarquez, la plupart des habitants, s’ils laissaient tomber une pièce dans le fleuve, s’arrangeraient effectivement pour revenir, ne serait-ce que pour récupérer leur bien.

Une silhouette émergea de la brume. Vindelle se tendit.

« B’jour, m’sieur Pounze. »

Vindelle se détendit.

« Oh. Sergent Côlon ? Je vous prenais pour quelqu’un d’autre.

— Rien qu’moi, Vot’ Seigneurie, fit joyeusement l’homme du Guet de nuit. Toujours à veiller au grain, un vrai poulet.

— À ce que je vois, encore une nuit sans qu’on ait barboté le pont, sergent. Félicitations.

— On est jamais trop prudent, c’est ce que j’dis toujours.

— Je suis sûr qu’on peut dormir tranquilles dans les lits les uns des autres, quand on sait que personne ne risque de se sauver dans le courant de la nuit avec un pont de cinq mille tonnes », fit Vindelle.

Contrairement au nain Modo, le sergent connaissait le sens du mot persiflage. Il croyait que c’était un terme d’assaisonnement. Il adressa un sourire respectueux à Vindelle.

« Faut gamberger vite si on veut rester dans l’coup avec les criminels internationaux d’aujourd’hui, m’sieur Pounze, dit-il.

— Bravo. Euh… Vous n’auriez pas… euh… vu quelqu’un d’autre dans le coin, des fois ?

— Un calme de mort, cette nuit », répondit le sergent. Il se reprit et ajouta : « Sans vouloir vous offenser.

— Oh.

— J’vais y aller, alors, dit le sergent.

— Bien. Bien.

— Ça va, m’sieur Pounze ?

— Bien. Bien.

— Vous allez pas encore vous j’ter à l’eau ?

— Non.

— Sûr ?

— Oui.

— Ah. Bon. Bonne nuit, alors. » Il hésita. « Si ça continue, j’vais oublier ma tête, dit-il. Le type là-bas m’a demandé d’vous donner ça. » Il tendit une enveloppe pas très propre.

Vindelle fouilla la brume des yeux. « Quel type ?

— Le type là-b… Oh, l’est parti. Un grand type. Drôle d’allure. »

Vindelle déplia le bout de papier sur lequel était écrit : OUuuuIiiiOuuIiiiOUUiii.

« Ah, fit-il.

— Mauvaise nouvelle ? demanda le sergent.

— Ça dépend du point de vue, répondit Vindelle.

— Oh. D’accord. Bien. Bon… Bonne nuit, alors.

— Au revoir. »

Le sergent Côlon hésita un instant, puis il haussa les épaules et reprit sa déambulation.

Alors qu’il s’éloignait, l’ombre derrière lui s’anima et sourit.

« VINDELLE POUNZE ? »

Vindelle ne se retourna pas.

« Oui ? »

Du coin de l’œil, il vit deux bras osseux s’appuyer sur le parapet. Il entendit les bruits légers d’une silhouette qui s’efforçait de se mettre plus à l’aise, puis un silence reposant.

« Ah, fit Vindelle. Vous voulez qu’on y aille, j’imagine ?

— ÇA NE PRESSE PAS.

— Je vous croyais toujours à l’heure.

— DANS LE CAS PRÉSENT, QUELQUES MINUTES DE PLUS NE FERONT PAS UNE GROSSE DIFFÉRENCE. »

Vindelle hocha la tête. Ils restèrent ainsi côte à côte en silence, tandis que leur parvenait le grondement assourdi de la ville tout autour.

« Vous savez, fit Vindelle, la vie d’après est belle. Vous étiez où ?

— J’ÉTAIS OCCUPÉ. »

Vindelle n’écoutait pas vraiment. « J’ai rencontré des gens dont je ne soupçonnais même pas l’existence. J’ai fait toutes sortes de choses. J’ai vraiment découvert qui est Vindelle Pounze.

— QUI EST-CE, ALORS ?

— Vindelle Pounze.

— Ç’A DÛ VOUS FAIRE UN CHOC, J’IMAGINE.

— Ben, oui.

— TOUTES CES ANNÉES, ET VOUS NE VOUS DOUTIEZ DE RIEN. »

Vindelle Pounze, lui, savait exactement ce que voulait dire persiflage, et il savait aussi reconnaître le sarcasme.

« Pour vous, c’est facile à dire, marmonna-t-il.

— PEUT-ÊTRE. »

Vindelle regarda encore le fleuve en dessous.

« C’était bien, dit-il. Après tout ce temps. Servir à quelque chose, c’est important.

— OUI. MAIS POURQUOI ? »

Vindelle parut surpris.

« Je ne sais pas. Comment je saurais ? Parce qu’on est tous dans le même bain, je suppose. Parce qu’on n’abandonne pas les copains dans le pétrin. Parce qu’on est mort depuis longtemps. Parce que tout vaut mieux que rester seul. Parce que les hommes sont des hommes.

— ET SIX SOUS, C’EST SIX SOUS. MAIS LE BLÉ N’EST PAS QUE LE BLÉ.

— Ah bon ?

— NON. »

Vindelle Pounze s’adossa au parapet. La pierre était encore tiède de la chaleur de la journée.

À sa grande surprise, la Mort l’imita. « PARCE QUE VOUS N’AVEZ RIEN D’AUTRE QUE VOUS, dit la Mort.

— Quoi ? Oh. Oui. Ça aussi. C’est un grand univers tout froid là-bas.

— VOUS N’EN REVIENDRIEZ PAS.

— Une seule vie, ce n’est pas assez.

— OH, JE NE SAIS PAS.

— Hmm ?

— VINDELLE POUNZE ?

— Oui ?

C’ÉTAIT VOTRE VIE. »

Alors, avec un grand soulagement, un certain optimisme et le sentiment que dans l’ensemble tout aurait pu être pire, Vindelle Pounze mourut.



Quelque part dans la nuit, Raymond Soulier lança un coup d’oeil à droite et à gauche, dégaina furtivement un pinceau et un petit pot de peinture de sous sa veste puis écrivit sur un mur à portée de main : Dans tout vivant il y a un mort qui sommeille…

Puis tout fut terminé. Fin.



La Mort, debout à la fenêtre de son cabinet obscur, contemplait son jardin dehors. Rien ne bougeait dans son domaine silencieux. Des lys sombres fleurissaient près du bassin à truites où péchaient de petits squelettes de gnomes en plâtre. Au loin se dressaient des montagnes.

C’était son monde à lui. Il n’apparaissait sur aucune carte.

Mais aujourd’hui, d’une certaine façon, il y manquait quelque chose.

La Mort choisit une faux au râtelier du grand vestibule. Il passa à grandes enjambées devant l’immense horloge sans aiguilles et sortit. Il traversa avec raideur le potager noir où Albert s’affairait sur les ruches puis escalada plus loin un petit monticule en bordure du jardin. Au-delà, jusqu’aux montagnes, s’étendait un terrain informe : un terrain solide, doté d’une certaine existence, mais qu’on n’avait pas jugé utile de définir davantage.

Jusqu’à ce jour, en tout cas.

Albert arriva derrière lui, quelques abeilles noires lui bourdonnant encore autour de la tête.

« Qu’est-ce que vous faites, maître ? demanda-t-il.

— JE ME SOUVIENS.

— Ah ?

— JE ME SOUVIENS QUAND TOUT ÇA, C’ÉTAIT DES ÉTOILES. »

Il voulait quoi, déjà ? Ah, oui.

Il claqua des doigts. Des champs apparurent qui épousaient les courbes molles du terrain.

« Blond doré, dit Albert. C’est joli. J’ai toujours trouvé qu’on pourrait mettre un peu plus de couleur dans l’coin. »

La Mort secoua la tête. Ce n’était pas encore ça. Puis il comprit de quoi il s’agissait. Les sabliers, la grande salle rugissante de vies en perdition, c’était efficace et nécessaire ; indispensable à l’ordre des choses. Mais…

Il claqua une fois encore des doigts et une brise se leva brusquement. Les champs de blé ondoyèrent, une à une les vagues se déployèrent au fil des pentes.

« ALBERT ?

— Oui, maître ?

— TU N’AS DONC RIEN À FAIRE ? UN PETIT BOULOT ?

— J’crois pas.

— AILLEURS QU’ICI, JE VEUX DIRE.

— Ah. Vous voulez rester seul, c’est ça.

— JE SUIS TOUJOURS SEUL. MAIS EN CE MOMENT, JE VEUX ÊTRE SEUL TOUT SEUL.

— Bon. J’vais aller… euh… faire quelques bricoles à la maison, alors, dit Albert.

— VOILÀ. »

La Mort, debout, enfin seul, regarda le blé danser dans le vent. Evidemment, ce n’était qu’une métaphore. Les gens étaient davantage que du blé. Ils traversaient en virevoltant de toutes petites vies bien remplies, mus littéralement par un mécanisme d’horlogerie, leurs journées entièrement dévolues, de la première à la dernière, au simple effort de vivre. Et toutes les vies faisaient exactement la même durée. Les très longues comme les très courtes. Du point de vue de l’éternité, en tout cas.

Quelque part, la voix ténue de Pierre Porte objecta :

« Du point de vue de l’intéressé, les plus longues sont préférables.

— COUIII. »

La Mort baissa la tête.

Une petite silhouette se dressait à ses pieds.

Il baissa la main, ramassa le petit être et le leva à hauteur d’une orbite inquisitrice.

« JE SAVAIS QUE J’OUBLIAIS QUELQU’UN. »

La Mort aux Rats opina.

« COUIII ? »

La Mort fit non de la tête.

« NON, JE NE PEUX PAS TE GARDER ICI, dit-il. JE NE TIENS PAS UNE FRANCHISE OU JE NE SAIS QUOI, MOI.

— COUIII ?

— TU ES LE SEUL QUI RESTE ? »

La Mort aux Rats ouvrit une petite main squelettique. La minuscule Mort aux Puces se leva, l’air gênée mais de l’espoir dans les yeux.

« NON. CE N’EST PAS POSSIBLE. JE SUIS IMPLACABLE. JE SUIS LA MORT… SEUL. »

Il regarda la Mort aux Rats.

Il se rappela Azraël dans sa tour de solitude.

« SEUL… »

La Mort aux Rats le regarda à son tour.

« COUIII ? »



Imaginez une haute silhouette noire entourée de champs de blé…

« NON, TU NE PEUX PAS MONTER UN CHAT. A-T-ON JAMAIS ENTENDU PARLER DE LA MORT AUX RATS À CHEVAL SUR UN CHAT ? LA MORT AUX RATS DEVRAIT MONTER UNE ESPÈCE DE CHIEN. »

Imaginez d’autres champs, un immense réseau de champs qui s’étendent d’un bout à l’autre de l’horizon en douces ondulations…

« NE ME DEMANDE PAS À MOI, JE NE SAIS PAS. UN GENRE DE TERRIER, PEUT-ÊTRE. »

… de champs de blé, vivants, qui murmurent sous la brise…

« VOILÀ, ET LA MORT AUX PUCES PEUT MONTER DESSUS AUSSI. COMME ÇA TU FAIS D’UNE PIERRE DEUX COUPS. »

… qui attendent le mécanisme des saisons.

« MÉTAPHORIQUEMENT. »



Et comme à la fin de toute histoire, Azraël, au courant du secret, songea : JE ME SOUVIENS QUAND TOUT ÇA VA RECOMMENCER.


AINSI PREND FIN « LE FAUCHEUR »
ONZIÈME LIVRE DES ANNALES DU DISQUE-MONDE.
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