Ils se regardèrent l’un l’autre fixement ; la discussion les avait entraînés dans un cul-de-sac. Puis madame Cake comprit.

« Voilà que j’prémonise encore prématurément », dit-elle. Elle se fourra un doigt dans l’oreille et l’agita avec un bruit de succion. « Ça va bien, maintenant. Bon, la raison qui… »

Mais Ridculle en avait assez. « Econome, dit-il, donnez un sou à cette femme et envoyez-la promener, vous voulez ?

— Quoi ? fit madame Cake, soudain dans une rage noire.

— On voit trop de spectacles de ce genre, d’nos jours, dit Ridculle au doyen tandis qu’ils s’éloignaient tranquillement.

— C’est dû aux contraintes et aux tensions de la vie dans une grande métropole, expliqua le major de promo. J’ai lu ça quelque part. Ça agit bizarrement sur les gens. »

Ils franchirent la petite porte découpée dans un des battants du grand portail, et le doyen la referma au nez de madame Cake.

« Il risque de ne pas venir, dit le major de promo alors qu’ils traversaient la cour. Il n’est pas venu pour le pot d’adieu du pauvre vieux Vindelle.

— Pour le rite, il viendra, assura Ridculle. Le rite, c’est comme une invitation, mais avec un putain de RSVP en plus !

— Oh, tant mieux. J’aime bien le cognac, dit l’économe.

— La ferme, vous. »



Il existe une ruelle, quelque part dans le quartier des Ombres, le quartier le plus foisonnant de ruelles d’une ville qui en compte déjà à profusion.

Un petit objet luisant y roula et disparut dans le noir. Au bout d’un moment retentirent de légers tintements métalliques.



L’ambiance dans le bureau de l’archichancelier était très froide.

L’économe finit par chevroter : « Peut-être qu’il est occupé ?

— La ferme », lui lancèrent les mages en chœur.

Quelque chose se passait. Le plancher à l’intérieur de l’octogramme magique tracé à la craie se couvrait d’une gelée blanche.

« Ça n’a encore jamais fait ça, dit le major de promo.

— Ce n’est pas comme ça, vous savez, fit le doyen. Il faudrait des bougies, des chaudrons, des liquides qui bouillonnent dans des creusets, de la poussière brillante et de la fumée de couleur…

— Le rite a pas besoin de tous ces machins, répliqua sèchement Ridculle.

— Lui, peut-être pas, mais moi, si, marmonna le doyen. Accomplir le rite sans le bon attirail, c’est comme se déshabiller complètement pour prendre un bain.

— C’est comme ça que je l’prends, moi, dit Ridculle.

— Oumph. Ben, chacun ses goûts, évidemment, mais certains d’entre nous aiment à croire qu’on est les garants des traditions.

— Il est peut-être en vacances ? fit l’économe.

— Ben, tiens, ricana le doyen. Sur une plage, quelque part ? Avec des boissons glacées et une casquette Richard sur les yeux ?

— Attendez. Attendez. Il y a quelqu’un qui vient », souffla le major de promo.

Les contours flous d’une silhouette encapuchonnée apparurent au-dessus de l’octogramme. Ils tremblotaient sans arrêt, comme si on les voyait à travers une atmosphère surchauffée.

« C’est lui, dit le doyen.

— Non, fit l’assistant des runes modernes. C’est juste une robe gri… n’y a rien dedans… »

Il se tut.

La silhouette se retourna lentement. La robe gonflée suggérait un occupant mais en même temps donnait une impression de néant, comme s’il s’agissait d’une enveloppe pour quelque chose dépourvu de forme propre. Le capuchon était vide.

Le vide regarda les mages quelques secondes avant de se fixer sur l’archichancelier.

Le capuchon demanda : Qui êtes-vous ?

Ridculle déglutit. « Euh… Mustrum Ridculle. Archichancelier. »

Le capuchon opina. Le doyen se mit un doigt dans l’oreille et le gigota. La robe ne parlait pas. On n’entendait rien. Mais après coup, on se souvenait soudain de ce qui n’avait pas été dit, sans savoir comment c’était venu là.

Le capuchon demanda : Vous êtes un être supérieur dans ce monde ?

Ridculle regarda les autres mages. Les yeux du doyen fulminèrent.

« Ben… Vous savez… Oui… Premier parmi ses pairs, ces machins-là, quoi… Oui… » parvint à répondre l’archichancelier.

On lui dit : Nous apportons une bonne nouvelle.

« Une bonne nouvelle ? Une bonne nouvelle ? » Ridculle se tortillait sous le regard inexistant. « Oh, bien. Ça, c’est une bonne nouvelle. »

On lui dit : La Mort a pris sa retraite.

« Pardon ? »

On lui répéta : La Mort a pris sa retraite.

« Oh ? Ça, c’est… une nouvelle, fit Ridculle d’une voix mal assurée. Euh… Comment ? Exactement… comment ? »

On lui dit : Nous nous excusons pour la récente défaillance dans le processus habituel.

« Défaillance ? fit l’archichancelier, à présent complètement désorienté. Ben… Euh… J’suis pas sûr qu’il y a eu… J’veux dire, évidemment le type était tout l’temps en vadrouille, mais la plupart du temps, c’est tout juste si… »

On lui dit : Des irrégularités ont été commises.

« Non ? Ah oui ? Oh, ben, les irrégularités, j’supporte pas », fit l’archichancelier.

On lui dit : Ç’a dû être affreux.

« Ben, je… Enfin… J’imagine qu’on… J’suis pas sûr… Ah bon ? »

On lui dit : Mais désormais ce poids vous est retiré des épaules. Réjouissez-vous. C’est tout. Il y aura une brève période de transition avant qu’un candidat adéquat se présente, ensuite le service reprendra normalement. En attendant, veuillez nous excuser pour les désagréments inévitables que pourraient vous causer des manifestations vitales excessives.

La silhouette tremblota et commença de s’estomper.

L’archichancelier agita désespérément les mains.

« Attendez ! lança-t-il. Vous pouvez pas partir comme ça ! Je vous ordonne de rester ! Quel service ? Ça veut dire quoi, tout ça ? Vous êtes qui ? »

Le capuchon se retourna vers lui et répondit : Nous ne sommes rien.

« J’suis bien avancé, avec ça ! C’est quoi, votre nom ? »

Nous sommes l’oubli.

La silhouette disparut.

Les mages se turent. La gelée de l’octogramme commença de se sublimer à nouveau dans l’atmosphère.

« Oh-oh, fit l’économe.

— Une brève période de transition ? C’est ça, ce qui nous arrive, alors ? » dit le doyen.

Le plancher trembla.

« Oh-oh, répéta l’économe.

— Ça n’explique pas pourquoi tout se met à vivre sa vie, dit le major de promo.

— Minute… Minute, fit Ridculle. Si les gens arrivent au terme de leur vie, qu’ils abandonnent leur corps et tout, mais qu’la Mort les emporte pas…

— Alors ça veut dire qu’ils font la queue dans ce monde, termina le doyen.

— Sans nulle part où aller.

— Pas que les gens, ajouta le major de promo. Mais tout. Tout ce qui meurt.

— Et ça remplit le monde de force vitale », poursuivit Ridculle. Les mages parlaient d’une voix monocorde ; leur esprit, en avance de plusieurs longueurs sur la conversation, pressentait déjà toute l’horreur de la conclusion.

« Ça traîne partout sans rien à faire, dit l’assistant des runes modernes.

— Des fantômes.

— Des esprits frappeurs.

— Crénom.

— Attendez, tout de même, dit l’économe qui avait réussi à ne pas se laisser distancer dans le cours de la conversation. Pourquoi est-ce que ça devrait nous inquiéter ? On n’a rien à craindre des morts, pas vrai ? Après tout, ce sont des gens qui sont morts, rien d’autre. Des gens tout ce qu’il y a d’ordinaires. Des gens comme nous. »

Les mages réfléchirent là-dessus. Ils s’entre-regardèrent. Ils se mirent à crier, tous en même temps.

Aucun ne se souvint du détail du candidat adéquat.



La foi est une des forces organiques les plus puissantes du multivers. Elle n’est peut-être pas franchement capable de déplacer des montagnes. Mais elle peut générer quelqu’un qui l’est.

On se fait une idée complètement fausse de la foi. On s’imagine qu’elle fonctionne d’arrière en avant. Qu’elle suit toujours le même processus : d’abord l’objet, puis la croyance. En réalité, ça se passe dans l’autre sens.

La foi gravite dans le firmament comme des mottes d’argile en rotation sur le tour d’un potier. C’est ainsi que s’engendrent les dieux, par exemple. Ils sont manifestement créés par ceux-là même qui croient en eux, parce qu’une brève biographie de la plupart des dieux donne à penser qu’ils ne sont sûrement pas d’origine divine. Ils ont tendance à faire exactement ce qu’on ferait tous si on en avait les moyens, notamment en matière de nymphes, de pluies d’or et d’ennemis anéantis.

La foi crée d’autres choses encore.

Elle a créé la Mort. Non pas la mort, simple terme technique qui définit un état dû à une absence prolongée de vie, mais la Mort, le personnage. Un personnage qui s’est développé, comme qui dirait, avec la vie. Le jour où un organisme vivant a pris ne serait-ce que confusément conscience qu’il pouvait brusquement ne plus vivre, la Mort a fait son apparition. Il était la Mort bien avant que les humains ne se préoccupent de lui ; ils n’ont fait qu’ajouter la silhouette et toute la panoplie de robe et de faux à un personnage déjà vieux de millions d’années.

Et maintenant il n’était plus là. Mais la foi ne s’arrête jamais. On continue de croire vaille que vaille. Et comme l’objet de la croyance était perdu, de nouveaux apparurent. Encore petits, guère puissants. Des Morts propres à chaque espèce, non plus réunis en une seule entité mais distincts les uns des autres.

Dans les cours d’eau nageait la nouvelle Mort aux écailles noires des éphémères. Dans les forêts se propageait le tchac-tchac-tchac d’une créature invisible, uniquement sonore : la Mort des arbres.

Dans le désert, l’air décidé, se déplaçait au ras du sol une carapace sombre et vide : la Mort des tortues.

La Mort de l’humanité n’était pas encore terminée. L’homme peut croire en des choses très compliquées.

C’est la même différence qu’entre le prêt-à-porter et le sur-mesure.



Les tintements métalliques cessèrent dans la ruelle. Un silence s’ensuivit. Le silence extrêmement attentif de quelque chose qui ne fait pas de bruit.

Finalement, un tout petit cliquetis le rompit avant de disparaître au loin.



« Ne restez pas à la porte, l’ami. Ne bloquez pas le couloir. Entrez donc. »

Vindelle Pounze battit des paupières dans l’obscurité. Une fois que ses yeux se furent habitués, il vit des chaises disposées en demi-cercle dans une pièce par ailleurs vide et poussiéreuse. Toutes les chaises étaient occupées.

Au milieu – au centre, comme qui dirait, du demi-cercle – se dressait une petite table où quelqu’un s’était assis. Le quelqu’un en question s’avançait maintenant vers lui, la main tendue, un grand sourire aux lèvres.

« Ne dites rien, laissez-moi deviner, fit la silhouette. Vous êtes un zombi, c’est ça ?

— Euh… » Vindelle Pounze n’avait encore jamais vu personne affligé d’une peau aussi blafarde – là où il en restait. Ni accoutré de guenilles qui donnaient l’impression de sortir d’un lavage à travers des lames de rasoir et qui empestaient comme si son propriétaire était non seulement mort dedans, mais qu’il s’y trouvait encore. Ni affublé d’un badge Le blême, j’aime.

« Je ne sais pas, reprit Vindelle. Sans doute. Seulement, on m’a enterré, voyez-vous, et j’ai trouvé cette carte… » Il la brandit comme un bouclier.

« ’videmment. ’videmment, tiens », fit la silhouette.

Il va vouloir que je lui serre la main, songea Vindelle. Si je fais ça, je vais me retrouver avec davantage de doigts qu’avant, c’est sûr. Oh, bontés divines. Est-ce que je vais finir comme ça ?

« Et je suis mort, dit-il maladroitement.

— Et z’en avez plein le dos de vous faire marcher sur les pieds, hein ? » lança son interlocuteur à la peau verdâtre. Vindelle lui serra la main avec beaucoup de précautions.

« Ben, pas vraiment plein…

— Mon nom, c’est Soulier. Raymond Soulier.

— Pounze. Vindelle Pounze. Euh…

— Ouais, c’est toujours pareil, fit amèrement Raymond Soulier. Une fois qu’on est mort, les gens ne veulent plus rien savoir, hein ? Ils font comme si on avait une maladie honteuse. Mourir, ça peut arriver à n’importe qui, pas vrai ?

— À tout le monde, j’aurais cru, moi, dit Vindelle. Euh… je…

— Ouais, je sais ce que c’est. Dites que vous êtes mort, et on vous regarde comme si vous étiez un fantôme », poursuivit monsieur Soulier.

Vindelle comprit que parler à monsieur Soulier, c’était en gros comme parler à l’archichancelier. Ce qu’on racontait n’avait pas grande importance, vu qu’il n’écoutait pas. Seulement, dans le cas de Mustrum Ridculle, c’était parce que ça ne l’intéressait pas, tandis que Raymond Soulier, lui, se répondait tout seul à votre place quelque part au fond de sa tête.

« Ouais, c’est ça. » Vindelle renonça.

« On finissait juste, en fait, dit monsieur Soulier. Laissez-moi vous présenter. Vous tous, voici… » Il hésita.

« Pounze. Vindelle Pounze.

— Frère Vindelle, dit monsieur Soulier. Faites-lui un accueil chaleureux, comme on sait le faire au Nouveau Départ ! »

Un chœur embarrassé de « Salut » lui répondit. Un jeune homme costaud passablement velu au bout de la rangée croisa le regard de Vindelle et roula de ses yeux jaunes dans une mimique théâtrale de sympathie.

« Voici frère Arthur Clindieux…

— Le gomte Nosferoutard, rectifia sèchement une voix de femme.

— Et sœur Donne… J’veux dire la comtesse Nosferoutard, évidemment…

— Enjantée, fraiment », dit la voix tandis que la petite femme boulotte assise à côté du petit comte boulot tendait une main alourdie de bagues. Quant au comte, il gratifia Vindelle d’un sourire gêné. Il avait l’air de porter un costume d’opéra coupé pour un homme de plusieurs tailles plus grand que lui.

« Et frère Crapahut… »

La chaise était vide. Mais une voix grave, depuis les ténèbres en dessous, lança : « B’soir.

— Et frère Lupin. » Le jeune homme musclé et velu aux longues canines et aux oreilles en pointe tendit une main cordiale à Vindelle.

« Et sœur Drulle. Et frère Morfale. Et frère Ixolite. »

Vindelle exécuta une série de variations sur le thème de la poignée de main.

Frère Ixolite lui tendit un petit bout de papier jaune. Un seul mot y était écrit : OuuuIiiiOuuuIiiiOuuuIIIii.

« Je suis désolé qu’on soit aussi peu nombreux ce soir, dit monsieur Soulier. Je fais de mon mieux, mais certains m’ont l’air lents à se décider, j’en ai peur.

— Euh… certains morts, vous voulez dire ? demanda Vindelle, les yeux toujours fixés sur le bout de papier.

— De l’indifférence, moi, j’appelle ça, fit amèrement monsieur Soulier. Comment notre mouvement peut-il se développer si tout le monde reste les bras croisés ? »

Lupin se mit à effectuer des signes frénétiques – Ne le lancez pas là-dessus – derrière la tête de monsieur Soulier, mais Vindelle ne put s’arrêter à temps.

« Quel mouvement ? demanda-t-il.

— Les droits des morts, répondit aussi sec monsieur Soulier. Je vais vous donner une de mes brochures.

— Mais, euh… les morts n’ont pas de droits, tout de même ? » s’étonna Vindelle. Du coin de l’œil, il vit Lupin se plaquer la main sur le front.

« Tout juste, et on ne va pas en mourir », fit le jeune homme velu en gardant son sérieux. Monsieur Soulier lui jeta un regard noir.

« De l’indifférence, répéta-t-il. C’est toujours pareil. Vous faites des pieds et des mains pour vos semblables, et ça les laisse froids. Vous savez que les vivants peuvent dire tout ce qui leur passe par la tête sur votre compte et s’emparer de tous vos biens, uniquement parce que vous êtes mort ? Et ils…

— Moi, je croyais que la plupart des gens, quand ils mouraient, ils… vous savez bien, quoi… ils mouraient et puis voilà, fit Vindelle.

— C’est de la fainéantise. Ils ne veulent pas faire d’efforts. »

Vindelle n’avait jamais vu mine plus abattue. Raymond Soulier avait l’air rétréci de plusieurs pointures.

« Depuis gombien de temps êtes-fous mort-fivant, Findelle ? demanda Donne avec une gaieté forcée.

— Depuis très peu, répondit un Vindelle soulagé par le changement de ton. Je dois avouer que je m’attendais à autre chose.

— On s’y fait, commenta d’une voix lugubre Arthur Clindieux alias le comte Nosferoutard. C’est ça, quand on est mort-vivant. Aussi facile que de tomber du haut d’une falaise. On est tous des morts-vivants, ici. »

Lupin toussa.

« Sauf Lupin, précisa Arthur.

— Je suis davantage que ce qu’on pourrait appeler un mort-vivant honoraire, dit le jeune velu.

— C’est un loup-garou, expliqua Arthur.

— C’est ce que je me suis dit dès que je l’ai vu, reconnut Vindelle en opinant.

— À chaque pleine lune, fit Lupin. Réglé comme du papier à musique.

— Vous vous mettez à hurler et vos poils poussent », dit Vindelle.

Tous firent non de la tête.

« Euh… non, rectifia Lupin. Disons plutôt que je m’arrête de hurler et qu’une partie de mes poils tombe provisoirement. C’est vachement embarrassant.

— Mais je croyais qu’à la pleine lune, normalement, les loups-garous…

— Le broplème de Loupine, dit Dorine, z’est qu’il prozède dans l’autre zens, voyez-fous.

— Techniquement, je suis un loup, expliqua Lupin. De quoi rire, vraiment. À chaque pleine lune, je me transforme en homme-garou. Le reste du temps, je suis un… un loup, quoi.

— Bon sang, fit Vindelle. C’est une situation affreuse.

— Les pantalons, c’est le pire.

— Euh… Ah bon ?

— Oh, ouais. Voyez, pour les loups-garous humains, ça va. Ils gardent leurs vêtements, et puis voilà. Je veux dire, leurs vêtements se déchirent peut-être un peu, mais au moins ils les gardent sur eux, c’est pratique, non ? Tandis que moi, si je vois la pleine lune, aussitôt je me mets à marcher, à parler, et je risque de gros ennuis vu que je suis un peu léger du côté pantalon. Je suis donc obligé d’en garder un planqué en permanence quelque part. Monsieur Soulier…

— … Appelez-moi Raymond…

— … me permet d’en laisser un en dépôt à son travail.

— Je travaille à la morgue de la rue de l’Orme, dit monsieur Soulier. Je n’en ai pas honte. Ça vaut la peine de sauver un frère ou une sœur.

— Pardon ? fit Vindelle. De sauver ?

— C’est moi qui épingle la carte sous le couvercle, expliqua monsieur Soulier. On ne sait jamais. Qui ne risque rien n’a rien.

— Ça marche souvent ? » demanda Vindelle. Il fit des yeux le tour de la pièce. Le ton de sa voix laissait entendre que la salle était plutôt grande pour seulement huit personnes ; enfin, neuf si l’on comptait la voix sous la chaise qui devait sans doute avoir un propriétaire.

Dorine et Arthur échangèrent un regard.

« Z’a marché bour Artoure, fit Dorine.

— Excusez-moi, reprit Vindelle, je n’ai pas pu m’empêcher de me demander… Vous ne seriez pas deux… euh… vampires, par hasard ?

— Tout jus’, répondit Arthur. Pas d’bol.

— Hah ! Vous ne defriez pas barler gomme za, fit Donne avec hauteur. Vous afez des manières de proute. Vous defriez être fier de fotre nople lignée.

— De prout ? fit Arthur.

— Vous vous êtes fait avoir par une chauve-souris, un truc comme ça ? demanda bien vite Vindelle qui ne tenait pas à semer la zizanie dans le ménage.

— Non, répondit Arthur, par un notaire. J’ai reçu une lettre, voyez. Avec un pâté de cire dessus et tout, très chic, quoi. Blablabla… arrière-grand-oncle… blablabla… seul parent encore en vie… blablabla… les premiers à vous offrir nos félicitations les plus… blablabla. Avant ça, j’étais Arthur Clindieux, grossiste en fruits et légumes plein d’avenir, et d’un coup je me retrouvais comte Nosferoutard, propriétaire de cinquante arpents de falaise à pic où une chèvre tiendrait pas debout, d’un château que même les cafards avaient déserté et d’une invitation du bourgmestre à descendre le voir au village un de ces quatre pour discuter des trois siècles d’arriérés d’impôts.

— Je les déteste, les notaires », fit la voix sous la chaise. Une voix au timbre triste et caverneux. Vindelle tâcha de rapprocher ses jambes un peu plus de sa propre chaise.

« Z’était un bon jâteau, dit Dorine.

— Un foutu tas de cailloux pourris, oui, voilà ce que c’était, répliqua Arthur.

— La fue était cholie, fit observer Dorine.

— Ouais, à travers tous les murs, lâcha Arthur comme une herse en travers du chemin que prenait la conversation. J’aurais dû m’en douter avant même d’aller y jeter un coup d’œil. Alors j’ai fait faire demi-tour à la voiture, comprenez ? Je me disais, voilà quatre jours de perdus, en pleine saison. Je fais une croix dessus. Et après, je me réveille dans le noir, je me retrouve dans une boîte, je finis par dénicher des allumettes, j’en gratte une et je vois une carte au-dessus de mon nez. Elle disait…

— “Ne vous laissez pas marcher sur le ventre”, cita fièrement monsieur Soulier. Une de mes premières cartes.

— Ze n’était bas ma faute, se défendit Dorine avec hauteur. Tu édais raide depouis drois jours.

— Ç’a lui a foutu un choc, au prêtre, moi je vous le dis, fit Arthur.

— Huh ! Les prêtres ! s’exclama monsieur Soulier. Tous pareils. Toujours à vous seriner qu’on ne vit pas après la mort, mais quand on leur prouve le contraire, ils font une de ces binettes !

— Je n’aime pas les prêtres non plus », fit la voix sous la chaise. Vindelle se demanda si d’autres que lui l’entendaient.

« J’suis pas près d’oublier la tête du révérend Velegare, dit sombrement Arthur. J’ai fréquenté ce temple pendant trente ans. J’étais respecté dans la communauté. Maintenant, à la seule idée de mettre un pied dans un établissement religieux, j’ai mal dans toute la jambe.

— Oui, mais il avait pas besoin de dire tout ce qu’il a dit quand tu as repoussé le couvercle, fit Dorine. Un prêtre, tout de même… Ça devrait pas connaître des mots pareils.

— Je l’aimais bien, moi, ce temple, poursuivait Arthur avec nostalgie. Ça me donnait une occupation le mercredi. »

Vindelle s’aperçut que Dorine avait miraculeusement perdu son accent.

« Et vous aussi, vous êtes vampire, madame Clind… je vous prie de m’excuser… comtesse Nosferoutard ? » s’enquit-il poliment.

La comtesse sourit. « Ma voi, oui, répondit-elle.

— Par alliance, précisa Arthur.

— On peut ? Je croyais qu’il fallait être mordu », dit Vindelle.

La voix sous la chaise pouffa.

« J’vois pas pourquoi je m’amuserais à mordre ma femme après trente ans de mariage, un point c’est tout, dit le comte.

— Une vemme doit bartager les basse-temps de zon époux, ajouta Dorine. Z’est ze gui rend le mariache indéressant.

— Ça intéresse qui, un mariage intéressant ? J’ai jamais dit que je voulais un mariage intéressant, moi. C’est bien ça, de nos jours, faut que tout soit intéressant, même le mariage. Et puis, c’est pas un passe-temps, gémit Arthur. Vampire, c’est pas aussi formidable qu’on le dit, vous savez. On peut pas sortir le jour, on peut pas manger d’ail, on peut pas se raser comme il faut…

— Pourquoi vous ne pouvez pas vous… commença Vin-delle.

— On peut pas se servir de miroir, le coupa Arthur. Et puis le coup de se changer en chauve-souris, je croyais que ce serait marrant, mais les chouettes du coin… pas chouettes du tout, des tueuses. Et pour ce qui est de… vous savez… avec le sang… ben… » Sa voix mourut.

« Artoure n’a chamais eu le gontact facile avec les gens, précisa Dorine.

— Et le pire, c’est d’être obligé de rester tout le temps en tenue de soirée. » Arthur jeta un regard en coin à son épouse. « Je suis sûr que c’est pas vraiment obligatoire.

— Z’est drès imbortant de berbétuer la dradition », rétorqua Dorine. La comtesse, outre son accent un-coup-je-le-prends-un-coup-je-l’enlève, avait décidé de s’aligner sur la tenue de soirée d’Arthur avec ce qu’elle estimait de bon ton pour une femme vampire : une robe noire boudinante, de longs cheveux bruns coupés en V sur le front et un maquillage d’une pâleur extrême.

Dame Nature l’avait conçue boulotte, les cheveux crépus et le caractère jovial. Les signes de conflit sautaient aux yeux.

« J’aurais dû rester dans ce cercueil, dit Arthur.

— Oh, non, fit monsieur Soulier. Ça, c’est la solution de facilité. Le mouvement a besoin de gens comme vous, Arthur. Il fallait donner l’exemple. Souvenez-vous de notre slogan.

— Lequel, Raymond ? demanda Lupin d’un air las. On en a tellement.

— “Inhumés, oui. Inhumains, non !” répondit Raymond.

— Vous voyez, il est plein de bonnes intentions », dit Lupin, une fois la réunion terminée.

Vindelle et lui rentraient à pied dans la lumière grise de l’aube. Les Nosferoutard avaient quitté la séance plus tôt afin de regagner leurs pénates avant que le lever du jour n’ajoute aux ennuis déjà nombreux d’Arthur, et monsieur Soulier était parti prononcer un discours, avait-il dit.

« Il descend au cimetière derrière le temple des Petits-Dieux et il pousse des cris, expliqua Lupin. Il appelle ça réveiller les consciences, mais à mon avis, il se fait des illusions.

— Qui c’était, sous la chaise ? demanda Vindelle.

— Crapahut, répondit Lupin. Un croque-mitaine, à notre avis.

— Les croque-mitaines sont des morts-vivants ?

— Il ne se prononce pas.

— Vous ne l’avez jamais vu ? Je croyais que les croque-mitaines, ça se cachait sous des trucs et… enfin, derrière des trucs et ça sautait sur les gens, quoi.

— Pour se cacher, ça, il sait faire. Je suis moins sûr qu’il aime sauter sur les gens », dit Lupin.

Vindelle réfléchit. Un croque-mitaine agoraphobe, ça complétait le lot.

« Tiens donc, fit-il distraitement.

— On continue d’aller au club uniquement pour faire plaisir à Raymond, reprit Lupin. D’après Dorine, ça lui briserait le cœur si on arrêtait. Vous savez ce que c’est, le pire ?

— Dites toujours.

— Des fois, il apporte une guitare et nous fait chanter des chansons comme Sous les ponts d’Ankh-Morpork et l’International e[12]. L’horreur.

— Sait pas chanter, c’est ça ?

— Chanter ? Ce n’est pas ça le problème. Est-ce que vous avez déjà vu un zombi essayer de jouer de la guitare ? Le plus embêtant, c’est de l’aider à retrouver ses doigts après. » Lupin soupira. « Au fait, sœur Drulle est une goule. Si elle vous propose un pâté à la viande, refusez. »

Vindelle se souvint vaguement d’une vieille dame réservée en robe grise informe. « Oh, mince, fit-il. Vous voulez dire qu’elle les farcit avec de la chair humaine ?

— Quoi ? Oh. Non. Elle ne cuisine pas très bien, c’est tout.

— Oh.

— Et frère Ixolite est sans doute le seul esprit hurleur au monde affligé d’un défaut d’élocution, si bien qu’au lieu de grimper sur les toits et de hurler quand les gens vont mourir – comme font les banshees – il leur écrit un mot qu’il glisse sous la porte… »

Vindelle revit une longue figure triste. « À moi aussi, il en a donné un.

— On essaye de l’encourager, dit Lupin. Il est très gauche. »

Son bras se détendit et plaqua Vindelle contre un mur.

« Taisez-vous !

— Quoi ? »

Les oreilles de Lupin pivotèrent. Ses narines s’évasèrent.

Faisant signe à Vindelle de rester où il était, l’homme-garou suivit à pas de loup la ruelle jusqu’à un carrefour avec une autre ruelle, encore plus petite et plus déplaisante. Il s’arrêta un moment, puis lança une main velue au détour du mur.

Un glapissement suivit. La main de Lupin ramena un type qui se débattait. Les muscles imposants du jeune homme-garou jouèrent sous sa chemise déchirée lorsqu’il leva sa prise au niveau de ses crocs.

« Tu attendais pour nous sauter sur le poil, hein ? fit-il.

— Qui ? Moi… ?

— Je t’ai senti, dit Lupin d’un ton égal.

— J’ai jamais… »

Lupin soupira. « Les loups ne font pas ce genre de choses, tu sais », dit-il.

L’homme pendouillait dans le vide.

« Ho, vraiment ? fit-il.

— On se bat face à face, croc contre croc, griffe contre griffe, dit Lupin. On ne voit jamais de loup se cacher derrière des rochers pour agresser un blaireau de passage.

— Pas possible ?

— Ça te plairait que je t’égorge ? »

L’homme fixait les yeux jaunes de Lupin. Il soupesait ses chances face à un gars de plus de deux mètres armé de dents pareilles.

« J’ai le choix ? demanda-t-il.

— Mon ami, là, dit Lupin en indiquant Vindelle, c’est un zombi…

— Ben, j’connais pas grand-chose sur les vrais zombis, moi, j’crois qu’il faut manger un certain poisson et une espèce de racine pour être zom…

— … et tu sais ce qu’ils font aux gens, les zombis, pas vrai ? »

L’homme essaya de hocher la tête malgré le poing de Lupin serré autour de son cou. « Ouiggg, réussit-il à répondre.

— Alors voilà, il va bien te regarder, et si jamais il te revoit…

— Hé, minute, murmura Vindelle.

— … il viendra te chercher. Pas vrai, Vindelle ?

— Hein ? Oh, oui. C’est vrai. Aussi sec, répondit Vindelle d’un air malheureux. À présent, file, tu seras gentil. D’accord ?

— D’agggOrd », fit l’ex-agresseur potentiel. Il songeait : Eg yeux ! Omme es rilles !

Lupin le lâcha. L’homme atterrit sur les pavés, lança un dernier regard terrifié à Vindelle et prit ses jambes à son cou.

« Euh… Qu’est-ce qu’ils font aux gens, les zombis, exactement ? demanda Vindelle. Vaudrais mieux que je sache, j’imagine.

— Ils les déchirent en morceaux comme une feuille de papier sec, répondit Lupin.

— Oh ? Bon », fit Vindelle. Ils reprirent leur déambulation en silence. Vindelle se disait : Pourquoi moi ? Des centaines de gens doivent mourir dans cette ville tous les jours. Je parie qu’ils n’ont pas tous ces embêtements. Ils ferment les yeux et se réveillent dans une nouvelle peau, ou dans une espèce de paradis, ou peut-être dans une espèce d’enfer. Ou alors ils vont festoyer avec les dieux dans leur château, ce qui n’est pas une idée si fameuse que ça – les dieux sont très bien dans leur genre, mais pas les convives avec qui un honnête homme voudrait partager son repas. Les bouddhistes yen, eux, croient qu’on devient très riche. Certaines religions klatchiennes prétendent qu’on se rend dans un joli jardin peuplé de jeunes femmes, ce que je ne trouve pas très religieux, moi…

Vindelle finit par se demander comment on faisait pour obtenir la religion klatchienne après la mort.

Et à cet instant, les pavés montèrent à sa rencontre.

Il s’agit le plus souvent d’une tournure poétique pour dire qu’on s’est écrasé la figure par terre. Mais dans le cas qui nous occupe, les pavés montèrent réellement à la rencontre de Vindelle. Ils jaillirent comme une fontaine, volèrent silencieusement en rond un moment au-dessus de la ruelle, puis retombèrent comme des pierres.

Vindelle les regarda fixement. Lupin de même.

« Ça, c’est un truc qu’on ne voit pas souvent, dit l’homme-garou après quelques secondes. Je n’ai encore jamais vu de pavés voler, je crois bien.

— Ni retomber comme des pierres », fit Vindelle. Il en poussa un du bout de sa chaussure. Le pavé avait l’air très content du rôle que la pesanteur lui avait réservé.

« Vous êtes mage…

— J’étais mage, rectifia Vindelle.

— Vous étiez mage. Qu’est-ce qui a provoqué ça ?

— Je crois qu’il s’agit d’un phénomène inexplicable, répondit Vindelle. Il s’en produit souvent, ne me demandez pas pourquoi. Mais j’aimerais bien savoir. »

Il tâta du pied un autre pavé. Qui ne montra aucune envie de bouger.

« Je ferais mieux d’y aller, dit Lupin.

— C’est comment, quand on est homme-garou ? » demanda Vindelle.

Lupin haussa les épaules. « On est seul, répondit-il.

— Hmm ?

— On ne s’intègre pas, vous voyez. Quand je suis loup, je me rappelle ma condition d’homme, et vice versa. Comme… Je veux dire… Des fois… Des fois, tenez, quand je suis en loup, je monte courir dans les collines… En hiver, vous savez, quand un croissant de lune brille dans le ciel, qu’une croûte recouvre la neige, que les collines n’en finissent pas… Les autres loups, ben, ils sentent que c’est beau, évidemment, mais ils n’en ont pas conscience comme moi. Moi, je le sens et j’en ai conscience à la fois. Personne ne sait quel effet ça fait. Personne au monde ne peut savoir ça. C’est le mauvais côté de la chose. Se dire que personne d’autre… »

Vindelle se vit déjà basculer dans un abîme de lamentations. Il ne savait jamais quoi dire dans des moments pareils.

Lupin s’anima. « Puisqu’on en parle… Comment c’est, quand on est zombi ?

— Ça va. Pas trop mal. »

Lupin hocha la tête.

« À la prochaine », dit-il, et il partit à grands pas.

Les rues commençaient à se peupler tandis que les habitants d’Ankh-Morpork procédaient à la relève informelle du monde de la nuit par celui du jour. Tous évitaient Vindelle. On ne rentre pas dans un zombi si on peut s’en dispenser.

Il atteignit les portes de l’Université, à présent ouvertes, et prit le chemin de sa chambre.

Il aurait besoin d’argent s’il déménageait. Il en avait mis un bon paquet de côté au fil des ans. Avait-il fait un testament ? Il n’avait plus eu toute sa tête durant à peu près les dix dernières années. Il en avait peut-être fait un. Etait-il assez gâteux pour se léguer tout son argent à lui-même ? Il l’espérait. Il n’existait aucun cas connu d’un défunt qui aurait contesté ses propres volontés…

Il souleva une latte au pied de son lit et sortit un sac de pièces. Il se rappelait qu’il avait économisé pour ses vieux jours.

Il retrouva aussi son agenda. Un agenda de cinq ans, se souvint-il ; il avait donc gâché, techniquement – il fit un rapide calcul –, oui, à peu près les trois cinquièmes de son argent.

Voire davantage, à bien y réfléchir. Après tout, il n’y avait pas grand-chose d’écrit là-dedans. Des années durant, Vindelle n’avait rien fait qui vaille la peine qu’on le note dans un journal, du moins rien dont il se souvenait en fin de journée. L’agenda ne contenait que les phases de la lune, des listes de fêtes religieuses et de temps en temps un bonbon collé à une page.

Il y avait encore autre chose sous le plancher. Il farfouilla dans l’espace poussiéreux et tomba sur deux sphères parfaitement lisses. Il les sortit et les contempla, perplexe. Il les secoua et observa les tout petits flocons de neige. Il lut l’inscription et remarqua qu’elle tenait moins de l’écriture que d’un dessin d’écriture. Il plongea la main à nouveau et saisit le troisième objet : une petite roue métallique tordue. Rien qu’une petite roue métallique. Et, à côté d’elle, une sphère brisée.

Vindelle les regarda fixement.

Évidemment, sa raison avait décliné ces trente dernières années, il avait peut-être porté ses sous-vêtements par-dessus ses habits et bavé un peu, mais de là à collectionner des souvenirs… Et des petites roues…

On toussa dans son dos.

Vindelle relâcha les objets mystérieux dans le trou et se retourna. La chambre était vide, mais il crut deviner une ombre derrière la porte ouverte.

« Ohé ? » lança-t-il.

Une voix grave mais mal assurée grommela : « Ce n’est que moi, m’sieur Pounze. »

Vindelle plissa le front sous l’effort de mémoire.

« Crapahut ? fit-il.

— C’est ça.

— Le croque-mitaine ?

— C’est ça.

— Derrière ma porte ?

— C’est ça.

— Pourquoi ?

— C’est une porte accueillante. »

Vindelle s’approcha du battant et le referma doucement. Il ne vit rien d’autre derrière que du vieux plâtre, mais il eut cependant l’impression d’un déplacement d’air.

« Je suis sous le lit maintenant, m’sieur Pounze, fit la voix de Crapahut qui sortait, oui, de sous le lit. Ça ne vous gêne pas, dites ?

— Ben, non. J’imagine que non. Mais vous ne devriez pas vous mettre dans un placard quelque part ? C’est là que se cachaient les croque-mitaines dans mon jeune temps.

— Un bon placard, ce n’est pas facile à trouver, m’sieur Pounze. »

Vindelle soupira. « D’accord. Je vous laisse le dessous du lit. Faites comme chez vous, si je peux dire.

— J’aimerais mieux retourner me cacher derrière la porte, m’sieur Pounze, si ça ne vous dérange pas.

— Oh, d’accord.

— Vous voulez bien fermer les yeux un moment ? »

Vindelle ferma docilement les yeux.

Il sentit un autre déplacement d’air.

« Maintenant, vous pouvez regarder, m’sieur Pounze. »

Vindelle rouvrit les yeux.

« Bon sang, fit la voix de Crapahut, vous avez même un portemanteau et tout, là derrière. »

Vindelle regardait les boutons de cuivre au pied de son lit se dévisser tout seuls.

Un tremblement agita le plancher.

« Qu’est-ce qui se passe, Crapahut ? demanda-t-il.

— Une accumulation de force vitale, m’sieur Pounze.

— Vous voulez dire que vous êtes au courant ?

— Oh, oui. Hé, hou-là, il y a une serrure, une poignée, une plaque de propreté en cuivre et tout, là derrière…

— Comment ça, une accumulation de force vitale ?

— … et les charnières, des hélicoïdales, c’est drôlement bien, ça, jamais vu une porte avec…

— Crapahut !

— De la force vitale, c’est tout, m’sieur Pounze. Vous savez. Une espèce de force qu’on trouve dans tout ce qui vit ? Je croyais que vous autres, les mages, vous connaissiez ces choses-là. »

Vindelle Pounze ouvrit la bouche, prêt à lancer une réplique du genre « Évidemment qu’on les connaît », mais il préféra user de diplomatie afin de découvrir de quoi pouvait bien parler le croque-mitaine. Puis il se souvint que rien ne l’obligeait à recourir à de tels procédés. C’est comme ça qu’il aurait réagi de son vivant, mais malgré ce que prétendait Raymond Soulier, on avait beaucoup de mal à garder sa fierté une fois mort. Une légère raideur, sans doute, mais pas de fierté.

« Jamais entendu parler, dit-il. Ça s’accumule pour quoi faire ?

— Aucune idée. Pas du tout de saison. Ça devrait se calmer ces temps-ci », répondit Crapahut.

Le plancher trembla encore. Puis la latte amovible qui avait dissimulé la petite fortune de Vindelle craqua et se mit à bourgeonner.

« Comment ça, pas du tout de saison ? demanda-t-il.

— On en a beaucoup au printemps, répondit la voix derrière la porte. Ça fait sortir les jonquilles de terre, tous ces trucs-là.

— Jamais entendu parler, avoua Vindelle, fasciné.

— Je croyais que vous autres, les mages, vous saviez tout sur tout. »

Vindelle contempla son chapeau de mage. L’enterrement et le creusement d’un tunnel ne l’avaient pas arrangé, mais après plus d’un siècle de loyaux services il n’était déjà plus à la pointe de la haute couture.

« On a toujours des choses à apprendre », dit-il.



Un nouveau jour se levait. Le coq Cyril s’agita sur son perchoir.

Les mots à la craie luisaient dans la pénombre. Il se concentra.

Il prit une inspiration profonde. « Rocoricoco ! »

Maintenant que la question de la mémoire était réglée, ne restait plus que celle de la dyslexie.



Dans les champs en hauteur sur la colline, le vent soufflait fort et le soleil proche tapait dur. Pierre Porte allait et venait à grandes enjambées dans l’herbe décimée du coteau comme une navette de tisserand en travers d’une chaîne verte.

Il se demandait s’il avait déjà éprouvé des sensations de vent et de rayons de soleil par le passé. Oui, il les avait éprouvées, sûrement. Mais jamais de cette façon-là ; la sensation du vent qui vous poussait, la sensation du soleil qui vous donnait chaud. La sensation du temps qui passait.

Qui vous emportait.



On frappa timidement à la porte de la grange.

« OUI ?

— Descendez donc voir, Pierre Porte. »

Il descendit l’échelle dans le noir et ouvrit prudemment le battant.

Mademoiselle Trottemenu protégeait une bougie de la main.

« Hum, fit-elle.

— JE VOUS DEMANDE PARDON ?

— Vous pouvez venir à la maison si vous voulez. Pour la soirée, ’videmment, pas pour la nuit. J’veux dire, j’aime pas vous savoir tout seul ici le soir quand moi, j’ai du feu et tout. »

Pierre Porte n’avait pas le talent de lire sur les visages. Il n’en avait jamais eu besoin. Il observa le sourire figé, inquiet, implorant de mademoiselle Trottemenu comme un babouin cherchant un sens à la pierre de Rosette.

« MERCI », dit-il.

Elle déguerpit en vitesse.

Lorsqu’il arriva à la maison, elle n’était pas dans la cuisine. Il entendit un bruissement et un grattement, plus loin ; il passa dans un couloir étroit puis sous une porte basse. Mademoiselle Trottemenu, à quatre pattes dans le petit local où il entra, allumait fiévreusement le feu.

Elle leva la tête, énervée, lorsqu’il toqua poliment au battant ouvert.

« Ça vaut guère le coup de l’allumer pour une seule personne, marmonna-t-elle en manière d’explication embarrassée. Asseyez-vous donc. Je vais nous faire du thé. »

Pierre Porte se plia dans un des fauteuils exigus près du feu et regarda autour de lui.

Une pièce inhabituelle. Il en ignorait les fonctions, mais elles ne prévoyaient sûrement pas qu’on y vive. Alors que la cuisine était une sorte d’ajout extérieur recouvert d’un toit et le centre des activités de la ferme, cette pièce avait tout d’un mausolée.

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, Pierre Porte n’était pas très au fait des décors funéraires. En principe, les décès ne surviennent pas à l’intérieur même des tombes, sauf dans des cas aussi rares que malheureux. À l’air libre, au fond des fleuves, dans la gueule d’un requin, dans quantité de chambres à coucher, oui. Dans les tombes, non.

Son travail consistait à séparer le grain de l’âme de la paille du corps mortel, et il s’effectuait longtemps avant tous les rites mortuaires qui s’apparentaient, à bien y réfléchir, à une forme révérencielle de mise au rebut.

Mais cette pièce ressemblait aux tombes de ces rois qui voulaient tout emporter avec eux.

Calé dans son fauteuil, les mains sur les genoux, Pierre Porte examina les lieux plus en détail.

D’abord, les bibelots. Des théières en pagaïe, davantage que ce qu’on aurait cru possible. Des chiens en porcelaine au regard fixe. D’étranges présentoirs à gâteaux. Diverses statuettes et assiettes peintes agrémentées de légendes guillerettes : Souvenir de Quirm, Bonheur et Santé. Tous ces objets recouvraient la moindre surface plane dans une démocratie parfaite, si bien qu’un bougeoir ancien de grande valeur voisinait avec un chien en porcelaine aux couleurs vives tenant un os dans la gueule avec une expression d’imbécillité coupable.

Des tableaux masquaient les murs. La plupart, peints dans des tons gadouilleux, représentaient du bétail à la mine abattue dans un paysage de lande humide par temps de brouillard.

Pour tout dire, les bibelots dissimulaient presque entièrement le mobilier, mais on n’y perdait pas grand-chose. En dehors de deux fauteuils qui gémissaient sous le poids de têtières volumineuses, le reste des meubles n’avait apparemment d’autre utilité que d’exposer des bibelots. Il y avait des tables maigrelettes partout. Le plancher disparaissait sous des couches de tapis en lirette. Quelqu’un s’était vraiment passionné pour la confection de tapis en lirette. Et par-dessus tout, noyant tout, imprégnant tout, il y avait l’odeur.

Une odeur de longs après-midi d’ennui.

Sur un buffet drapé de tissu, deux petits coffrets de bois en entouraient un plus grand. Il doit s’agir des deux fameuses boîtes aux trésors, se dit Pierre Porte.

Il prit conscience d’un tic-tac.

Une pendule était accrochée au mur. Quelqu’un avait un jour eu la riche idée, de son point de vue en tout cas, de réaliser une pendule en forme de chouette. En cadence avec le mouvement du balancier, les yeux de la chouette se livraient à un va-et-vient que seul un reclus sérieusement privé de distraction devait trouver drôle. Au bout d’un moment, on avait aussi les yeux qui oscillaient en mesure.

Mademoiselle Trottemenu entra d’un pas vif, un plateau lourdement chargé dans les bras. Ensuite, l’œil eut du mal à suivre tandis qu’en un éclair elle sacrifiait à la cérémonie alchimique du thé, beurrait des petits pains au lait, disposait des biscuits, accrochait une pince à sucre au sucrier…

Elle s’assit. Puis, comme si elle sortait d’un petit somme de vingt minutes, elle roucoula, légèrement à bout de souffle : « Hmm… on est bien.

— OUI, MADEMOISELLE TROTTEMENU.

— Pas souvent l’occasion d’ouvrir le petit salon ces temps-ci.

— NON.

— Pas depuis que j’ai perdu mon p’pa. »

Un instant, Pierre Porte se demanda si elle avait perdu feu monsieur Trottemenu dans le petit salon. Peut-être avait-il pris un mauvais embranchement au milieu des bibelots. Il se souvint alors des tournures de langage bizarres des humains.

« AH.

— Il s’asseyait dans ce fauteuil, là, et il lisait l’almanach. »

Pierre Porte fouilla sa mémoire.

« GRAND, hasarda-t-il. AVEC UNE MOUSTACHE ? LUI MANQUAIT LE BOUT DU PETIT DOIGT DE LA MAIN GAUCHE ? »

Mademoiselle Trottemenu le regarda fixement par-dessus le bord de sa tasse.

« Vous l’avez connu ? demanda-t-elle.

— JE CROIS L’AVOIR RENCONTRÉ UNE FOIS.

— Il a jamais parlé de vous, dit-elle d’un ton malicieux. Pas nommément. Pas en tant que Pierre Porte.

— ÇA M’ÉTONNERAIT QU’IL AIT PARLÉ DE MOI, répondit lentement Pierre Porte.

— Ça va. J’suis au courant. P’pa faisait aussi un peu de contrebande. Comprenez, la ferme est pas bien grosse. Difficile d’en vivre. Il disait toujours qu’on doit s’dépatouiller comme on peut. Vous étiez dans sa partie, j’imagine. Je vous ai bien regardé. C’était aussi votre partie, c’est sûr. »

Pierre Porte réfléchit dur.

« TRANSPORT EN TOUS GENRES, dit-il.

— C’est ce qu’y m’semblait, oui. Vous avez de la famille, Pierre ?

— UNE FILLE.

— C’est bien.

— JE L’AI PERDUE DE VUE, JE LE CRAINS.

— C’est dommage, dit mademoiselle Trottemenu d’un ton convaincu. On a eu de bons moments ici dans le temps. Du vivant du garçon avec qui je vivais, évidemment.

— VOUS AVEZ UN FILS ? » fit Pierre Porte qui perdait le fil.

Elle lui lança un regard acéré.

« Je vous demande de bien réfléchir au mot “mademoiselle”, fit-elle. On rigole pas avec ces affaires-là, par chez nous autres.

— PARDON.

— Non, il s’appelait Rufus. Un trafiquant, comme p’pa. Pas si bon, remarquez. Faut reconnaître. Plus artiste. Il m’offrait toutes sortes de choses de l’étranger, vous savez. Des p’tits bijoux et ainsi de suite. Et on allait danser. Il avait de très bons mollets, je m’souviens. J’aime les hommes qu’ont de bonnes jambes. »

Elle contempla un moment le feu.

« Voyez… un jour, il est pas revenu. Juste avant notre mariage. D’après p’pa, il aurait jamais dû s’en aller courir dans les montagnes si près de l’hiver, mais je sais qu’il était parti parce qu’il voulait me ramener un beau cadeau. Il voulait aussi se faire un peu d’argent et impressionner p’pa, vu que p’pa était contre… »

Elle empoigna le tisonnier et l’enfonça dans l’âtre avec une violence que les braises ne méritaient pas.

« Bref, certains ont prétendu qu’il serait allé à Farfelut, ou à Ankh-Morpork, ou je n’sais où, mais moi, je sais qu’il aurait pas fait une chose pareille. »

Le regard pénétrant qu’elle posa sur Pierre Porte le cloua au fauteuil.

« D’après vous, Pierre Porte ? » lança-t-elle sèchement.

Il se sentit assez fier de deviner la question dans la question.

« MADEMOISELLE TROTTEMENU, IL FAUT BEAUCOUP SE MÉFIER DE LA MONTAGNE EN HIVER. »

Elle parut soulagée. « C’est ce que je répète toujours, fit-elle. Et vous savez quoi, Pierre Porte ? Vous savez ce que je m’suis dit ?

— NON, MADEMOISELLE TROTTEMENU.

— C’était la veille de notre mariage, comme j’ai dit. Un de ses poneys de bât est rentré tout seul, alors les hommes y sont allés et ont découvert l’avalanche… Et vous savez ce que je m’suis dit ? Je m’suis dit : c’est ridicule. C’est idiot. Affreux, hein ? Oh, je m’suis dit d’autres choses par la suite, naturellement, mais d’abord que le monde devrait pas ressembler à ce qu’on lit dans les livres. C’est affreux de se dire une chose pareille, non ?

— JE N’AI MOI-MÊME JAMAIS FAIT CONFIANCE AU THÉÂTRE, MADEMOISELLE TROTTEMENU. »

Elle n’écoutait pas vraiment.

« Et je m’suis dit : Ce que la vie attend de moi à présent, c’est que je m’languisse dans ma robe de mariée pendant des années et que je devienne complètement maboule. Voilà ce qu’elle veut, la vie. Ha ! Ben voyons ! Alors j’ai fourré la robe dans le sac à chiffons et on a quand même invité tout le monde au repas de noces, ç’aurait été un crime de laisser perdre de la bonne nourriture. »

Elle porta une autre attaque contre le feu, puis lança à Pierre Porte un nouveau regard de mille watts.

« Je trouve ça important de toujours voir ce qu’est vraiment vrai et ce qui l’est pas, pas vous ?

— MADEMOISELLE TROTTEMENU ?

— Oui ?

— ÇA VOUS ENNUIE SI J’ARRÊTE LA PENDULE ? »

Elle leva la tête vers la chouette aux yeux globuleux.

« Quoi ? Oh, pourquoi ?

— ELLE ME PORTE SUR LES NERFS, J’EN AI PEUR.

— Elle est pas très bruyante, pourtant. »

Pierre Porte aurait voulu dire que chaque tic et chaque tac lui faisaient l’effet de coups de gourdin de fer sur des piliers de bronze. « C’EST JUSTE GÊNANT, MADEMOISELLE TROTTEMENU.

— Ben, arrêtez-la si vous voulez, alors. Je la remonte uniquement pour me faire de la compagnie. »

Pierre Porte se leva avec reconnaissance, louvoya prudemment dans la forêt de bibelots et saisit le balancier en forme de pomme de pin. La chouette de bois lui jeta un regard noir et le tic-tac cessa, du moins dans le monde des sons ordinaires. Ailleurs, il en avait conscience, le temps continuait de battre la cadence. Comment pouvait-on endurer ça ? On accueillait le temps chez soi comme s’il s’agissait d’un ami.

Il se rassit.

Mademoiselle Trottemenu s’était mise à tricoter avec férocité.

Le feu bruissait dans l’âtre.

Pierre Porte se renversa dans son fauteuil et fixa le plafond.

« Votre cheval se plaît bien ?

— PARDON ?

— Votre cheval. Il a l’air de bien se plaire dans le pré, souffla mademoiselle Trottemenu.

— OH, OUI.

— À courir partout comme s’il avait encore jamais vu d’herbe.

— IL AIME ÇA, L’HERBE.

— Et vous, vous aimez bien les animaux. Ça se voit. »

Pierre Porte hocha la tête. Ses réserves de bavardage, jamais très liquides, s’étaient taries.

Il resta assis en silence pendant les deux heures suivantes, les mains agrippées aux bras du fauteuil, jusqu’à ce que mademoiselle Trottemenu annonce qu’elle allait se coucher.

Il reprit alors le chemin de la grange et dormit.



Pierre Porte ne l’avait pas sentie venir. Mais elle était là, silhouette grise qui flottait dans l’obscurité de la grange.

Il ne savait pas comment, mais elle s’était emparée du sablier doré.

Elle lui dit : Pierre Porte, il y a eu erreur.

Le verre vola en éclats. Des secondes dorées délicates scintillèrent l’espace d’un instant avant de retomber.

Elle lui dit : Reviens. Tu as du travail. Il y a eu erreur.

La silhouette s’évanouit.

Pierre Porte hocha la tête. Évidemment qu’il y avait eu erreur. Tout le monde voyait bien qu’il y avait eu erreur. Lui le savait depuis le début.

Il balança la salopette dans un coin et reprit la robe de noir absolu.

Bah, il avait fait une expérience. Une expérience, il devait le reconnaître, qu’il ne tenait pas à revivre. Il se sentait comme soulagé d’un grand poids.

Alors c’était ça, être vivant ? Une impression de ténèbres qui vous tiraient en avant ?

Comment pouvaient-ils vivre avec ça ? Ils l’acceptaient pourtant, ils avaient même l’air d’y trouver du plaisir, alors qu’ils auraient logiquement dû sombrer dans le désespoir. Étonnant. Sentir qu’on est une toute petite chose vivante, prise en sandwich entre deux falaises de ténèbres. Comment supportaient-ils d’être vivants ?

À l’évidence, fallait être né comme ça.

La Mort sella son cheval et s’envola au-dessus des champs. Le blé ondulait loin en contrebas, comme la mer. Mademoiselle Trottemenu serait obligée de se trouver quelqu’un d’autre pour l’aider à rentrer la moisson.

Bizarre. Il éprouvait quelque chose. Du regret ? C’était ça ? Mais c’était Pierre Porte qui l’éprouvait, et Pierre Porte était… mort. N’avait jamais vécu. Il était redevenu lui-même, à l’abri des sentiments et des regrets.

Là où les regrets n’existaient pas.

Soudain il fut dans son cabinet, phénomène d’autant plus étrange qu’il ne se rappelait pas bien comment il y était arrivé. La seconde d’avant, il chevauchait Bigadin, et d’un coup il se retrouvait dans son bureau, au milieu de ses registres, de ses sabliers et de ses instruments.

Un bureau plus grand que dans son souvenir. Les murs restaient tapis à la limite de sa vision.

C’était Pierre Porte le responsable. Le cabinet paraîtrait évidemment grand à Pierre Porte, et sans doute que des parcelles de sa personnalité subsistaient. La meilleure solution : trouver à s’occuper. Se consacrer à son travail.

Des sabliers attendaient déjà sur son bureau. Il ne se rappelait pas les y avoir posés, mais ça n’avait pas d’importance ; l’important, c’était de se remettre à la tâche…

Il saisit le plus proche et en lut le nom.



« Coucouroucoucou ! »

Mademoiselle Trottemenu s’assit dans son lit. En marge de ses rêves, elle avait entendu un autre bruit, lequel avait dû réveiller le coq.

Elle tripota une allumette, finit par allumer une bougie, puis tâta sous le lit où ses doigts trouvèrent le manche d’un coutelas dont feu monsieur Trottemenu s’était beaucoup servi au cours de ses voyages d’affaires à travers les montagnes.

Elle descendit en hâte les marches grinçantes et sortit dans l’air frisquet de l’aube.

Elle hésita devant la porte de la grange, puis l’entrouvrit d’une traction, suffisamment pour se glisser à l’intérieur. « Monsieur Porte ? »

Elle entendit un bruissement dans le foin, suivi d’un silence attentif.

« MADEMOISELLE TROTTEMENU ?

— Vous avez appelé ? Je suis sûre d’avoir entendu quelqu’un crier mon nom. »

Un autre bruissement, puis la tête de Pierre Porte apparut par-dessus le bord du fenil.

« MADEMOISELLE TROTTEMENU ?

— Oui. Qui d’autre, d’après vous ? Vous allez bien ?

— EUH… OUI. OUI, JE CROIS.

— Vous êtes sûr que vous allez bien ? Vous avez réveillé Cyril.

— OUI. OUI. C’ÉTAIT JUSTE… J’AI CRU QUE… OUI. »

Elle souffla la bougie. Les premières lueurs annonciatrices de l’aube suffisaient déjà pour y voir.

« Ben, si vous êtes sûr… Maintenant que je suis levée, autant que je prépare le porridge. »

Pierre Porte resta allongé dans le foin jusqu’à ce qu’il sente ses jambes en mesure de le porter, puis il descendit l’échelle et traversa la cour au petit trot jusqu’à la ferme.

Il garda le silence pendant qu’elle servait du porridge dans un bol devant lui et le noyait dans la crème. Finalement, il ne put se contenir davantage. Il ne savait pas comment poser les questions, mais il avait grand besoin des réponses.

« MADEMOISELLE TROTTEMENU ?

— Oui ?

— QU’EST-CE QUE C’EST… LA NUIT… QUAND ON VOIT DES CHOSES MAIS QU’ELLES NE SONT PAS RÉELLES ? »

Elle s’immobilisa, la casserole de porridge dans une main et la louche dans l’autre.

« Les rêves, vous voulez dire ?

— C’EST ÇA, LES RÊVES ?

— Vous ne rêvez pas ? Je croyais que tout le monde rêvait.

— DE CHOSES QUI VONT SE PRODUIRE ?

— Alors ça, c’est de la prémonition. Moi, j’y ai jamais cru. Me dites pas que les rêves, vous savez pas ce que c’est, tout de même ?

— NON. NON. BIEN SUR QUE NON.

— Qu’est-ce qui vous tarabuste, Pierre ?

— D’UN COUP, JE ME RENDS COMPTE QU’ON VA MOURIR. »

Elle le regarda d’un air songeur.

« Ben, comme tout le monde, fit-elle. Et c’est de ça que vous avez rêvé, hein ? Ça arrive à tout le monde d’avoir ce genre d’idées. Moi, je m’inquiéterais pas, à votre place. Le mieux, c’est de s’occuper et de garder le moral, c’est ce que j’dis toujours.

— MAIS UN JOUR NOTRE VIE VA S’ARRÊTER !

— Oh, ça, j’en sais rien. Ça dépend de l’existence qu’on a menée, j’présume.

— JE VOUS DEMANDE PARDON ?

— Vous avez de la religion ?

— VOUS VOULEZ DIRE, CE QUI ARRIVE QUAND ON MEURT, C’EST CE QU’ON CROIT QU’IL VA ARRIVER ?

— Ce serait bien si c’était comme ça, non ? fit-elle joyeusement.

— MAIS, VOUS VOYEZ, JE SAIS CE QUE MOI, JE CROIS. JE CROIS… À RIEN.

— On broie du noir ce matin, hein ? Ce que vous avez de mieux à faire maintenant, c’est de finir ce porridge. C’est bon pour ce que vous avez. Paraît que ça fortifie les os. »

Pierre Porte regarda son bol.

« JE PEUX AVOIR DU RAB ? »



Pierre Porte passa la matinée à couper du bois. Une tâche d’une monotonie agréable.

Se fatiguer. Ça, c’était important. Il avait sûrement déjà dormi avant la nuit précédente, mais il devait être si fatigué qu’il n’avait pas rêvé. Et il était bien décidé à ne plus rêver. La hache s’élevait et s’abattait sur les bûches comme un mouvement d’horlogerie.

Non ! Pas comme un mouvement d’horlogerie !

Mademoiselle Trottemenu avait plusieurs casseroles sur le poêle lorsqu’il entra.

« ÇA SENT BON », dit spontanément Pierre. Il avança la main vers le couvercle tremblotant d’une casserole. Mademoiselle Trottemenu se retourna soudain.

« Touchez pas ! C’est pas pour vous ! C’est pour les rats !

— LES RATS NE SE NOURRISSENT PAS TOUT SEULS ?

— Oh si, vous pouvez y aller ! C’est pour ça qu’on va leur donner un petit supplément avant la moisson. Quelques bons morceaux de ce truc-là autour des trous et… plus de rats. »

Il fallut quelques secondes à Pierre Porte pour faire le rapport, un rapport qui, à l’instant de la conclusion, tint de l’accouplement de mégalithes.

« C’EST DU POISON ?

— Extrait de spiquelle mélangé avec des flocons d’avoine. Rate jamais.

— ET ILS MEURENT ?

— Sur le coup. Tombent à la renverse, les quatre fers en l’air. Nous, on a du pain et du fromage, ajouta-t-elle. J’fais pas de la grande cuisine deux fois dans la même journée, et ce soir on a du poulet. À propos de poulet, au fait… venez donc… »

Elle décrocha un fendoir du râtelier et sortit dans la cour. Le coq Cyril la suivit d’un œil méfiant depuis le sommet du tas de fumier. Son harem de grosses poules sur le retour qui grattaient par terre bondirent pour courir maladroitement vers la fermière comme toutes les poules du multivers, l’air d’avoir l’élastique de leur slip cassé.

Mademoiselle Trottemenu baissa prestement le bras et en attrapa une.

Le volatile fixa Pierre Porte de ses yeux brillants et stupides.

« Vous savez plumer un poulet ? » demanda Mademoiselle Trottemenu.

Le regard de Pierre passa de la fermière à la poule.

« MAIS ON LEUR DONNE À MANGER, dit-il, au désespoir.

— C’est vrai. Et après, c’est elles qui nous donnent à manger. Celle-là, elle a pas pondu depuis des semaines. C’est comme ça que ça marche, dans le monde des poules. Monsieur Trottemenu, il leur tordait le cou, mais moi, j’ai jamais eu le… le coup, quoi ; le fendoir, c’est plus sale, et elles continuent encore un peu de courir après, mais elles sont bel et bien mortes, et elles le savent. »

Pierre Porte réfléchit aux choix proposés. La poule avait braqué une prunelle toute ronde sur lui. Les poulets sont beaucoup plus bêtes que les humains et dépourvus des filtres mentaux compliqués qui les empêchent de voir la réalité présente. Elle savait où elle était et qui la regardait.

Il jeta un coup d’œil dans l’existence courte et simple du gallinacé et vit s’écouler les dernières secondes.

Il n’avait jamais tué. Il avait pris des vies, mais uniquement quand elles ne servaient plus. Il y a une différence entre voler et récupérer.

« PAS LE FENDOIR, dit-il d’une voix lasse. DONNEZ-MOI LE POULET. »

Il tourna un instant le dos, puis tendit le corps flasque à mademoiselle Trottemenu.

« Bravo », approuva-t-elle avant de regagner sa cuisine.

Pierre Porte sentit peser sur lui le regard accusateur de Cyril.

Il ouvrit la main. Un tout petit point de lumière flottait au-dessus de sa paume.

Il souffla doucement dessus ; le point de lumière disparut.

Après le déjeuner, ils déposèrent le poison pour les rats. Il se fit l’impression d’un assassin.



Beaucoup de rats moururent.

Dans les galeries souterraines sous la grange – les plus profondes, creusées des siècles plus tôt par des ancêtres rongeurs depuis longtemps oubliés – quelque chose apparut dans l’obscurité.

La chose en question avait semblait-il du mal à décider quelle forme elle allait prendre.

Elle opta d’abord pour un gros morceau de fromage extrêmement louche. Ce qui n’eut pas l’air de lui plaire.

Puis elle essaya ce qui ressemblait beaucoup à un petit fox-terrier affamé. Cette solution aussi fut rejetée.

Un instant, elle fut un piège aux mâchoires d’acier. Ça ne convenait manifestement pas.

Elle chercha de nouvelles idées ; à sa grande surprise, il lui en vint une facilement, comme si elle arrivait de tout près. Moins une forme qu’un souvenir de forme.

Elle l’essaya. La forme ne cadrait pas du tout avec son travail, mais la chose, avec une satisfaction profonde, trouva que c’était la seule possible.

Elle se mit à la tâche.



Ce soir-là, les hommes s’entraînaient à l’arc sur la place du village. Pierre Porte s’était soigneusement forgé la réputation locale de plus mauvais archer dans toute l’histoire de la discipline ; personne ne s’était jamais dit qu’expédier des flèches à travers les chapeaux de badauds derrière soi exigeait logiquement davantage d’adresse que dans une grosse cible à cinquante malheureux mètres droit devant.

Étonnant, le nombre d’amis qu’on se découvrait en faisant mal les choses, à condition de les faire assez mal pour que ce soit drôle.

On lui permettait ainsi de s’asseoir sur un banc devant l’auberge en compagnie des vieux.

À côté, des étincelles jaillissaient de la cheminée du forgeron et montaient en tournoyant dans le crépuscule. On entendait des coups de marteau acharnés derrière les portes closes. Pierre Porte se demandait pourquoi la forge restait toujours fermée. La plupart des forgerons travaillaient portes ouvertes, et leur forge tenait lieu de salle de réunion officieuse du village. Ce forgeron-là se passionnait pour son travail…

« B’jour, cequelette. »

Il pivota.

La petite gamine de la maison le fixait du regard le plus pénétrant qu’il avait jamais vu.

« T’es un cequelette, hein ? fît-elle. Je l’sais à cause des os.

— TU TE TROMPES, PETITE FILLE.

— Si, c’est vrai. Les gens se changent en cequelettes quand ils sont morts. Et après, ils se promènent pas partout, normalement.

— HA. HA. HA. ÉCOUTEZ-MOI CETTE GAMINE.

— Pourquoi toi, tu t’promènes, alors ? »

Pierre Porte regarda les vieux. Ils avaient l’air captivés par le tir à l’arc.

« JE VAIS TE DIRE, fit-il au désespoir, SI TU T’EN VAS, JE TE DONNE UN DEMI-SOU.

— Moi, j’ai un masque de cequelette pour la nuit du Gâteau des Morts, quand on fait la quête de porte-emporte, dit-elle. L’est en carton. On nous donne des bonbons. »

Pierre Porte commit la même erreur que des millions de gens avant lui aux prises avec de jeunes enfants dans des circonstances à peu près semblables. Il recourut au bon sens.

« ÉCOUTE, fit-il. SI J’ÉTAIS VRAIMENT UN SQUELETTE, PETITE, JE SUIS SÛR QUE CES VIEUX MESSIEURS, LÀ, ILS TROUVERAIENT À REDIRE. »

Elle considéra les vieux à l’autre bout du banc. « Sont déjà presque des cequelettes, dit-elle. Je crois pas qu’ils auraient envie d’en voir un autre. » Il renonça.

« JE DOIS RECONNAÎTRE QUE TU AS RAISON SUR CE POINT.

— Pourquoi tu tombes pas en morceaux ?

— JE NE SAIS PAS. ÇA NE M’EST JAMAIS ARRIVÉ.

— J’ai déjà vu des cequelettes d’oiseaux et d’autres bêtes, et ils tombent tous en morceaux.

— PEUT-ÊTRE QU’ILS SONT UN RESTE DE QUELQUE CHOSE, ALORS QUE MOI, C’EST CE QUE JE SUIS.

— L’apothicaire qui soigne les gens à Chamblis, il a un cequelette sur un crochet avec plein de fil de fer pour tenir les os ensemble, dit la gamine avec l’air de qui transmet une information obtenue au prix de recherches laborieuses.

— MOI, JE N’AI PAS DE FIL DE FER.

— Y a une différence entre les cequelettes vivants et les cequelettes morts ?

— OUI.

— Lui, c’est un cequelette mort qu’il a, hein ?

— OUI.

— Qu’était dans quelqu’un ?

— OUI.

— Oh. Beurk. »

La fillette contempla un moment le paysage au loin, puis elle annonça : « J’ai des nouvelles chaussettes.

— OUI ?

— Tu peux voir, si tu veux. »

Un pied sale se tendit pour qu’il constate.

« DITES DONC. VOYEZ-VOUS ÇA. DE NOUVELLES CHAUSSETTES.

— Ma m’man, elle les a tricotées avec du mouton.

— MA PAROLE. »

L’horizon eut droit à une nouvelle inspection.

« T’sais, fit-elle, t’sais… on est vendredi.

— OUI.

— J’ai trouvé une cuiller. »

Pierre Porte s’aperçut qu’il attendait la suite. Il n’avait pas l’habitude des interlocuteurs dont la concentration ne dépassait pas les trois secondes.

« Tu travailles à mademoiselle Trottemenu ?

— OUI.

— Mon p’pa, il dit qu’y fait bon s’mettre les pieds sous la table là-bas. »

Pierre Porte ne trouva rien à répondre parce que le sens de la phrase lui échappait. C’était une de ces expressions humaines toutes faites qui masquent un sens plus subtil, sens que le simple ton de voix ou la lueur dans le regard fait souvent comprendre mais dont se passait la gamine.

« Mon p’pa, il dit qu’elle a plein de boîtes de trésors, qu’elle a dit.

— AH BON ?

— Moi, j’ai deux sous.

— BON SANG.

— Sal ! »

Ils levèrent tous les deux la tête tandis que madame Lifton apparaissait sur le seuil.

« L’heure d’aller te coucher. Arrête d’embêter monsieur Porte.

— OH, JE VOUS ASSURE, ELLE NE…

— Dis bonne nuit, tout de suite. »

« Comment ils font pour dormir, les cequelettes ? Ils peuvent pas fermer les yeux parce qu’ils… »

Il entendait leurs voix étouffées dans l’auberge.

« Faut pas appeler monsieur Porte comme ça, c’est pas parce qu’il… qu’il est… très… qu’il est très maigre…

— C’est pas grave. C’est pas un cequelette mort. »

Madame Lifton parlait avec l’accent d’inquiétude typique de ceux qui ne peuvent se résoudre à croire le témoignage de leurs propres yeux. « Il a peut-être été très malade, voilà tout.

— Moi, j’pense qu’il pourra jamais être aussi malade. »

Pierre Porte rentra à la ferme d’un pas songeur.

Il y avait de la lumière dans la cuisine, mais il gagna directement la grange, escalada l’échelle du fenil et s’allongea.

Il pouvait s’éviter de rêver, mais pas de se souvenir.

Il fixa les ténèbres.

Au bout d’un moment, il eut conscience d’une multitude de pieds qui couraient. Il se retourna.

Un flot de fantômes pâles en forme de rats s’écoulait le long de la poutre faîtière au-dessus de sa tête, des fantômes qui s’estompèrent bientôt et dont il ne resta plus qu’un bruit de débandade.

Les suivait une… silhouette.

Elle avait une quinzaine de centimètres de haut. Elle portait une robe noire. Elle tenait une petite faux dans une patte squelettique. Un museau d’une blancheur d’os flanqué de moustaches grises d’aspect friable dépassait des profondeurs sombres d’une capuche.

Pierre Porte tendit la main et l’attrapa. Elle ne résista pas mais, debout sur sa paume, posa sur lui un regard de professionnel à professionnel.

« ET TU ES… ? » fit Pierre Porte.

La Mort aux Rats hocha la tête.

« COUIII.

— JE ME RAPPELLE, dit Pierre Porte, QUAND TU FAISAIS PARTIE DE MOI. »

La Mort aux Rats couina encore.

Pierre Porte fouilla dans les poches de sa salopette. Il y avait mis des restes de son déjeuner. Ah, voilà.

« J’IMAGINE, dit-il, QUE TU FERAIS BIEN UN SORT À UN BOUT DE FROMAGE ? »

La Mort aux Rats le prit de bonne grâce.

Pierre Porte se souvenait avoir une fois – rien qu’une fois – rendu visite à un homme qui avait passé presque toute son existence enfermé dans une cellule au fond d’une tour pour un délit quelconque, et qui avait apprivoisé de petits oiseaux afin d’avoir de la compagnie durant sa peine d’emprisonnement à perpétuité. Ils chiaient sur ses couvertures et bouffaient ses repas, mais il les tolérait et souriait en les voyant entrer et sortir en volant à travers les barreaux de sa fenêtre. La Mort s’était demandé, à l’époque, à quoi ça rimait, des extravagances pareilles.

« JE NE VEUX PAS TE RETARDER, dit-il. J’IMAGINE QUE TU AS À FAIRE, DES RATS À VISITER. JE SAIS CE QUE C’EST. »

Maintenant il comprenait.

Il reposa la silhouette sur la poutre et se rallongea. « REVIENS ME VOIR SI TU PASSES DANS LE COIN. » Pierre Porte se remit à fixer les ténèbres. Le sommeil. Il le sentait rôder. Le sommeil, des rêves plein les poches.

Étendu dans le noir, il résista.



Les cris de mademoiselle Trottemenu le firent se redresser d’un coup et ne s’arrêtèrent pas, bien qu’il soit éveillé, ce qui le soulagea momentanément.

La porte de la grange s’ouvrit à la volée.

« Pierre ! Descendez vite ! »

Il bascula les jambes sur l’échelle.

« QU’EST-CE QUI SE PASSE, MADEMOISELLE TROTTEMENU ?

— Y a le feu quelque part ! »

Ils traversèrent la cour au pas de course et gagnèrent la route. Le ciel au-dessus du village était rouge.

« Venez !

— MAIS IL N’EST PAS À NOUS, CE FEU.

— Il va être à tout le monde ! Ça se répand à toute allure sur le chaume ! »

Ils entrèrent sur le petit bout de place du village. L’auberge brûlait déjà allègrement et le chaume rugissait vers les étoiles des millions d’étincelles tourbillonnantes.

« Regardez-moi ça, ils sont tous là et ils font rien, gronda mademoiselle Trottemenu. Y a la pompe, des seaux partout, ils ont donc rien dans la tête ? »

Il y eut une bousculade un peu plus loin lorsque deux clients voulurent empêcher Lifton de se précipiter dans le bâtiment. Il leur criait quelque chose.

« La petite est restée dedans, fit mademoiselle Trottemenu. C’est bien ce qu’il a dit ?

— Oui. »

Des flammes enguirlandaient toutes les fenêtres de l’étage.

« Doit y avoir un moyen, dit mademoiselle Trottemenu. On pourrait peut-être trouver une échelle…

— IL VAUT MIEUX ÉVITER.

— Quoi ? Faut essayer. On peut pas laisser quelqu’un là-dedans !

— VOUS NE COMPRENEZ PAS, dit Pierre Porte. MODIFIER LE DESTIN D’UN SEUL INDIVIDU RISQUERAIT DE DÉTRUIRE L’ENSEMBLE DU MONDE. »

Mademoiselle Trottemenu le regarda comme s’il était devenu fou.

« Qu’est-ce que c’est que ces foutaises ?

— JE VEUX DIRE QU’IL Y A UN TEMPS POUR CHACUN DE MOURIR. »

Elle le fixa. Puis elle leva la main et lui expédia une gifle retentissante en pleine figure.

Il était plus dur qu’elle n’avait cru. Elle glapit et se suça les jointures.

« Vous décampez de ma ferme dès ce soir, monsieur Pierre Porte, grogna-t-elle. Compris ? » Puis elle se retourna et courut vers la pompe.

Quelques hommes avaient amené de longs crochets pour faire tomber le chaume en feu du toit. Mademoiselle Trottemenu forma une équipe pour dresser une échelle contre une des fenêtres des chambres mais, le temps qu’on persuade un homme d’y grimper sous la protection fumante d’une couverture mouillée, le haut de l’échelle commençait déjà à se consumer.

Pierre Porte observa les flammes.

Il plongea la main dans sa poche et en sortit le sablier doré. La lueur rouge de l’incendie se réfléchit sur le verre. Il le rempocha.

Une partie du toit s’effondra.

« COUIII. »

Pierre Porte baissa les yeux. Une petite silhouette en robe lui passa entre les jambes d’un pas énergique et franchit la porte embrasée d’un air important.

On hurla quelque chose à propos de barils d’eau-de-vie.

Pierre Porte replongea la main dans sa poche et ressortit le sablier. Le sifflement du sable noya le rugissement des flammes. Le futur s’écoulait dans le passé, et il y avait beaucoup plus de passé que de futur, mais un détail le frappa : ce qui s’écoulait passait par le présent.

Il remit doucement l’objet dans sa poche.

La Mort savait que modifier le destin d’un seul individu risquait de détruire l’ensemble du monde. Ça, il le savait. C’était inscrit en lui.

Pour Pierre Porte, s’aperçut-il, tout ça, c’était de la foutaise.

« OH, MERDE », lâcha-t-il.

Et il entra dans le brasier.



« Hum. C’est moi, bibliothécaire, s’efforça de crier Vindelle par le trou de la serrure. Vindelle Pounze. » Il essaya de frapper encore au battant. « Pourquoi il ne répond pas ?

— Sais pas, fit une voix dans son dos.

— Crapahut ?

— Oui, monsieur Pounze.

— Qu’est-ce que vous faites derrière moi ?

— Faut que je sois derrière quelque chose, monsieur Pounze. C’est ça, les croque-mitaines.

— Bibliothécaire ? lança Vindelle en cognant davantage.

— Oook.

— Pourquoi vous ne me laissez pas entrer ?

— Oook.

— Mais il faut que je vérifie quelque chose.

— Oook oook !

— Ben, oui. C’est vrai. Qu’est-ce que ç’a à voir là-dedans ?

— Oook !

— C’est… C’est inique !

— Qu’est-ce qu’il dit, monsieur Pounze ?

— Il ne veut pas me laisser entrer parce que je suis mort !

— C’est typique. Le genre de truc dont Raymond Soulier nous rebat tout le temps les oreilles, vous savez.

— Vous voyez quelqu’un d’autre qui serait au courant de la force vitale ?

— Il y a bien madame Cake, j’imagine. Mais elle est un peu bizarre.

— C’est qui, madame Cake ? » Vindelle se rendit alors compte de ce que venait de dire Crapahut. « De toute façon, vous êtes un croque-mitaine, vous.

— Vous n’avez jamais entendu parler de madame Cake ?

— Non.

— Je ne pense pas qu’elle s’intéresse à la magie… En tout cas, d’après Raymond Soulier, il ne faut pas lui parler. Elle exploite les morts, qu’il dit.

— Comment ça ?

— Elle est médium. Enfin, plutôt petite taille.

— Vraiment ? D’accord, on va la voir. Et… Crapahut ?

— Oui ?

— Ça fiche les chocottes, de vous sentir tout le temps derrière moi.

— Je suis très embêté si je ne suis pas derrière quelque chose, monsieur Pounze.

— Vous ne pouvez pas vous cacher derrière autre chose ?

— Qu’est-ce que vous proposez, monsieur Pounze ? »

Vindelle réfléchit. « Oui, ça pourrait marcher, fit-il doucement, mais faut pour ça que je trouve un tournevis. »



Modo le jardinier, à genoux, paillait les dahlias lorsqu’il entendit dans son dos des raclements et des coups sourds réguliers, comme si on essayait de déplacer un objet lourd.

Il tourna la tête.

« Bonsoir, m’sieur Pounze. Toujours mort, à ce que j’vois ?

— Bonsoir, Modo. Vous avez très bien arrangé le jardin.

— Y a quelqu’un qui traîne une porte derrière vous, m’sieur Pounze.

— Oui, je sais. »

La porte glissa prudemment le long de l’allée. En passant devant Modo, elle pivota maladroitement, comme si celui qui la portait s’efforçait de rester le plus possible derrière.

« C’est une sorte de porte de secours », expliqua Vindelle.

Il marqua un temps. Quelque chose clochait. Il ne savait pas trop quoi, mais soudain ça clochait beaucoup dans le coin, comme lorsqu’on entend une fausse note dans un orchestre. Il passa en revue ce qu’il avait sous les yeux.

« C’est quoi, cet engin où vous mettez les mauvaises herbes ? » demanda-t-il.

Modo regarda l’engin en question près de lui.

« Pas mal, hein ? fit-il. Je l’ai trouvé à côté des tas de compost. Ma brouette était cassée, j’ai levé les yeux, et là…

— Je n’ai encore jamais rien vu de pareil, dit Vindelle. Drôle d’idée de faire un grand panier en fil de fer, non ? Et ces roues, elles n’ont pas l’air assez grandes.

— Mais on arrive bien à le pousser avec le guidon, dit Modo. Ça m’étonne qu’on ait voulu le jeter. Pourquoi jeter un truc pareil, monsieur Pounze ? »

Vindelle contempla le chariot. Il ne pouvait se départir du sentiment que l’engin l’observait.

Il s’entendit dire : « Peut-être qu’il est venu ici tout seul !

— C’est ça, monsieur Pounze ! Il voulait un peu de tranquillité, sûrement ! railla Modo. Vous êtes un sacré numéro !

— Oui, fit Vindelle d’un air malheureux. On le dirait bien. »

Il sortit dans la ville, conscient des raclements et des coups sourds de la porte derrière lui.

Si on m’avait dit il y a un mois, songea-t-il, que quelques jours après ma mort je marcherais dans la rue, suivi par un croque-mitaine timide caché derrière une porte… ben, ça m’aurait drôlement fait rigoler.

Non, ça ne m’aurait pas fait rigoler. J’aurais dit : « Hein ? Quoi ? Parlez plus fort ! » Et de toute façon je n’aurais rien compris.

À côté de lui, on aboya.

Un chien l’observait. Un très gros chien. En fait, la seule raison qui poussait à le qualifier de chien plutôt que de loup, c’est qu’on ne trouve pas de loups dans les villes, tout le monde sait ça.

L’animal cligna de l’œil. Vindelle se dit : pas de pleine lune hier soir.

« Lupin ? » hasarda-t-il.

Le chien répondit oui de la tête.

« Vous ne pouvez pas parler ? »

Le chien répondit non de la tête.

« Vous faites quoi, là, maintenant ? »

Lupin haussa les épaules.

« Voulez venir avec moi ? »

Autre haussement d’épaules qui rendait presque audible la pensée : Pourquoi pas ? Qu’est-ce que j’ai d’autre à faire ?

Si on m’avait dit il y a un mois, songea Vindelle, que quelques jours après ma mort je marcherais dans la rue, suivi par un croque-mitaine timide caché derrière une porte et en compagnie d’une espèce de version en négatif d’un loup-garou… ben, ça m’aurait sans doute drôlement fait rigoler. Après qu’on me l’aurait répété plusieurs fois, évidemment. Et fort.



La Mort aux Rats rassembla ses derniers clients, parmi lesquels beaucoup s’étaient trouvés dans le chaume, et les conduisit au milieu des flammes vers la destination où se rendaient les bons rats.

Il eut la surprise de croiser une silhouette en feu qui se frayait un passage à travers un fatras incandescent de poutres abattues et de planchers effondrés. Alors qu’elle gravissait l’escalier embrasé, la silhouette sortit quelque chose des restes calcinés de son vêtement et le tint soigneusement entre les dents.

La Mort aux Rats n’attendit pas de voir la suite. Bien que par certains côtés aussi ancien que le premier proto-rat, il était également âgé de moins d’un jour et tâtonnait en tant que Mort, et il avait peut-être conscience que les battements sourds qui faisaient trembler la bâtisse provenaient de l’eau-de-vie se mettant à bouillir dans ses tonneaux.

La spécificité de l’eau-de-vie qui bout, c’est qu’elle ne bout pas longtemps.



La boule de feu dispersa des morceaux d’auberge sur près d’un kilomètre. Des flammes chauffées à blanc jaillirent des trous laissés par les portes et les fenêtres. Les murs explosèrent. Des chevrons en feu volèrent en ronflant au-dessus des têtes. Certains se plantèrent dans des toits voisins et allumèrent d’autres incendies.

Ne resta plus de l’établissement qu’un rougeoiement pénible pour les yeux.

Puis de petites taches opaques apparurent dans le rougeoiement.

Elles se déplacèrent et se regroupèrent rapidement pour dessiner une haute silhouette qui s’avançait à grands pas en portant un fardeau devant elle.

Elle traversa la foule couverte de cloques et remonta péniblement la route obscure et fraîche qui conduisait à la ferme. Les badauds se ressaisirent et la suivirent dans le crépuscule comme la queue d’une comète sombre.

Pierre Porte gravit l’escalier donnant sur la chambre de mademoiselle Trottemenu et déposa la fillette sur le lit.

« ELLE A DIT QU’IL Y AVAIT UN APOTHICAIRE PAS TRÈS LOIN D’ICI. »

Mademoiselle Trottemenu s’ouvrit un chemin dans la cohue en haut des marches. « Y en a un à Chamblis, dit-elle. Mais y a une sorcière du côté de Lancre.

— PAS DE SORCIÈRE. PAS DE MAGIE. ENVOYEZ-LE CHERCHER. ET TOUS LES AUTRES, VOUS PARTEZ. »

Ce n’était pas un conseil. Ni même un ordre. Seulement une affirmation irréfutable.

Mademoiselle Trottemenu agita ses bras maigres en direction des gens.

« Allez, c’est fini ! Ouste ! C’est ma chambre, ici ! Allez, sortez !

— Comment qu’il a fait ? lança quelqu’un à l’arrière de l’attroupement. Personne aurait pu sortir de là-dedans vivant ! On a bien vu, tout a explosé ! »

Pierre Porte se retourna lentement.

« ON S’EST CACHÉS, dit-il. DANS LA CAVE.

— Là ! Vous voyez ? fit mademoiselle Trottemenu. Dans la cave. C’est logique.

— Mais l’auberge, elle a pas de… » objecta l’incrédule avant de s’arrêter net. Pierre Porte lui lançait un regard noir.

« Dans la cave, se reprit-il. Ouais, ’videmment. Malin.

— Très malin, conclut mademoiselle Trottemenu. Maintenant, allez-vous-en tous. »

Pierre Porte l’entendit chasser tout le monde jusqu’en bas de l’escalier puis dehors, dans la nuit. La porte claqua. Il ne l’entendit pas remonter un bol d’eau froide et un gant de toilette. Mademoiselle Trottemenu pouvait elle aussi marcher sans bruit quand elle le voulait.

Elle entra et referma la porte derrière elle.

« Ses parents vont avoir envie de la voir, dit-elle. Sa maman est évanouie et le gros Henri, le meunier, il a estourbi son papa qui voulait foncer dans les flammes, mais ils vont débarquer sous peu. »

Elle se pencha et passa le gant de toilette sur le front de la fillette.

« Où elle était ?

— ELLE SE CACHAIT DANS UN PLACARD.

— Pour échapper au feu ? »

Pierre Porte haussa les épaules.

« Trouver quelqu’un dans cette fournaise et cette fumée, ça paraît incroyable, dit-elle.

— J’IMAGINE QUE C’EST CE QUE VOUS APPELLERIEZ UN TALENT.

— Et aucune trace sur elle. »

Pierre Porte ignora la question dans la voix de la demoiselle. « VOUS AVEZ ENVOYÉ QUELQU’UN CHERCHER L’APOTHICAIRE ?

— Oui.

— IL NE DOIT RIEN EMPORTER.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— RESTEZ ICI QUAND IL VIENDRA. IL NE FAUT RIEN SORTIR DE CETTE CHAMBRE.

— C’est idiot. Pourquoi il sortirait quelque chose ? Qu’est-ce qu’il voudrait sortir ?

— C’EST TRÈS IMPORTANT. ET MAINTENANT, IL FAUT QUE JE VOUS LAISSE.

— Vous allez où ?

— À LA GRANGE. J’AI À FAIRE. IL NE RESTE PEUT-ÊTRE PLUS BEAUCOUP DE TEMPS. »

Mademoiselle Trottemenu contempla la petite silhouette sur le lit. Elle se sentait perdre pied et elle savait tout juste garder la tête hors de l’eau.

« On dirait qu’elle dort, fit-elle en désespoir de cause. Qu’est-ce qu’elle a qui va pas ? »

Pierre Porte s’arrêta en haut des marches.

« ELLE VIT SUR DU TEMPS D’EMPRUNT », répondit-il.



Il y avait une vieille forge derrière la grange. Elle ne servait plus depuis des années. Mais à présent elle répandait dans la cour une lumière rouge et jaune qui palpitait à la façon d’un cœur.

Et à la façon d’un cœur, des battements sourds et réguliers s’en échappaient. À chacun d’eux, la lumière s’embrasait de bleu.

Mademoiselle Trottemenu se glissa par la porte ouverte. Elle aurait juré, mais ce n’était pas son genre, n’avoir fait aucun bruit perceptible au milieu des crépitements du feu et des coups de marteau, mais Pierre Porte pivota, jambes fléchies, une lame incurvée brandie devant lui.

« C’est moi ! »

Il se détendit, ou du moins passa à un autre niveau de tension.

« Qu’est-ce que vous fichez ? »

Il regarda la lame dans ses mains comme s’il la voyait pour la première fois.

« J’AI EU ENVIE D’AFFÛTER CETTE FAUX, MADEMOISELLE TROTTEMENU.

— À une heure du matin ? »

Il posa sur la faux un œil vide d’expression.

« ELLE NE COUPE PAS MIEUX LA NUIT, MADEMOISELLE TROTTEMENU. »

Il l’abattit alors sur l’enclume.

« ET JE N’ARRIVE PAS À L’AFFÛTER SUFFISAMMENT !

— À mon avis, la chaleur a dû vous monter à la tête, dit mademoiselle Trottemenu qui tendit la main et lui prit le bras. Et puis elle m’a l’air bien assez aiguisée comme… » poursuivit-elle avant de s’interrompre. Ses doigts bougèrent sur l’os du bras de Pierre Porte. Ils se rouvrirent un instant puis se refermèrent.

Pierre Porte frissonna.

Mademoiselle Trottemenu n’hésita pas longtemps. En soixante-quinze ans, elle avait connu des guerres, la famine, d’innombrables bêtes malades, deux épidémies et des milliers de mini-tragédies quotidiennes. Un squelette déprimé n’entrait même pas dans le palmarès des dix pires calamités qu’elle avait subies.

« Comme ça, c’est vous, fit-elle.

— MADEMOISELLE TROTTEMENU, JE…

— J’ai toujours su que vous viendriez un jour.

— JE CROIS PEUT-ÊTRE QUE…

— Vous savez, j’ai passé la majeure partie de ma vie à attendre un chevalier sur un destrier blanc. » Elle eut un grand sourire. « Y a de quoi rire, hein ? »

Pierre Porte s’assit sur l’enclume.

« L’apothicaire est passé, reprit-elle. Il a dit qu’il pouvait rien faire. Il a dit qu’elle allait bien. Seulement, impossible de la réveiller. Et, vous savez, ça nous a pris un temps fou pour lui ouvrir la main. Elle la gardait fermée drôlement fort.

— J’AI DIT QU’IL NE FALLAIT RIEN EMPORTER !

— Tout va bien. Tout va bien. On lui a laissé ce qu’elle tenait.

— BON.

— C’était quoi ?

— MON TEMPS À MOI.

— Pardon ?

— MON TEMPS À MOI. LE TEMPS DE MA VIE.

— Ça ressemble à un sablier pour des œufs de luxe. » Pierre Porte parut surpris. « OUI. EN UN SENS. JE LUI AI DONNÉ UNE PARTIE DE MON TEMPS.

— Vous avez besoin de temps, vous ? Comment ça s’fait ?

— TOUT CE QUI VIT A BESOIN DE TEMPS. ET QUAND IL EST ÉCOULÉ, ON MEURT. QUAND IL SERA ÉCOULÉ, ELLE MOURRA. ET MOI AUSSI, JE MOURRAI. DANS QUELQUES HEURES.

— Mais vous, vous pouvez pas…

— SI. C’EST DUR À EXPLIQUER.

— Poussez-vous.

— QUOI ?

— J’ai dit : poussez-vous. Je veux m’asseoir. »

Pierre Porte fit une petite place sur l’enclume. Mademoiselle Trottemenu s’assit.

« Comme ça, vous allez mourir, dit-elle.

— OUI.

— Et vous, vous voulez pas.

— NON.

— Pourquoi ça ? »

Il la regarda comme si elle était folle.

« PARCE QU’APRÈS IL N’Y AURA PLUS RIEN. PARCE QUE JE N’EXISTERAI PAS.

— Ça se passe aussi comme ça pour les humains ?

— JE NE CROIS PAS. POUR VOUS, C’EST DIFFÉRENT. VOUS ÊTES MIEUX ORGANISÉS. »

Tous deux observèrent un instant la lueur déclinante du charbon dans la forge.

« Alors, vous vouliez aiguiser la faux pour quoi ? demanda mademoiselle Trottemenu.

— JE ME SUIS DIT QUE JE POURRAIS PEUT-ÊTRE… ME DÉFENDRE…

— Ç’a déjà marché ? Avec vous, je veux dire.

— PAS VRAIMENT. PARFOIS, ON ME DÉFIE À UN JEU. L’ENJEU, C’EST LEUR VIE, VOUS SAVEZ.

— Ça leur arrive de gagner ?

— NON. L’ANNÉE DERNIÈRE, QUELQU’UN A EU TROIS RUES ET TOUS LES SERVICES PUBLICS.

— Hein ? C’est quoi, ce jeu-là ?

— JE NE ME RAPPELLE PAS. “PROPRIÉTÉ EXCLUSIVE”, JE CROIS. J’AVAIS LA BOTTE.

— Attendez voir, dit mademoiselle Trottemenu. Si vous êtes ce que vous êtes, qui va venir vous chercher ?

— LA MORT. HIER SOIR, ON A GLISSÉ ÇA SOUS MA PORTE. »

La Mort ouvrit la main et montra un bout de papier crasseux à mademoiselle Trottemenu qui lut avec peine le mot : OUuuuIIIiiOUUuuuIIiiiOUUuuuIIiii.

« C’EST L’ANNONCE, MAL ÉCRITE, QUE M’ENVOIE LE BANSHEE. »

Mademoiselle Trottemenu regarda Pierre Porte, la tête penchée de côté.

« Mais… Reprenez-moi si je me trompe, mais…

— LA NOUVELLE MORT. »

Pierre Porte ramassa la lame.

« IL SERA TERRIBLE. »

Il fit tourner la lame dans ses mains. Une lumière bleue dansa sur le fil de la faux.

« JE SERAI LE PREMIER. »

Mademoiselle Trottemenu regardait fixement la lumière, comme fascinée.

« Terrible comment, exactement ?

— QU’EST-CE QUE VOUS POUVEZ IMAGINER DE PLUS TERRIBLE ?

— Oh.

— TERRIBLE COMME ÇA, EXACTEMENT. »

Il inclina la lame d’un côté puis de l’autre.

« Et pour la gamine aussi, dit mademoiselle Trottemenu.

— OUI.

— J’pense pas avoir de service à vous rendre, monsieur Porte. J’pense que personne au monde a de service à vous rendre.

— VOUS AVEZ SANS DOUTE RAISON.

— Remarquez, la vie, elle a sa part de responsabilité, elle aussi. Faut être juste.

— JE NE SAURAIS DIRE. »

Mademoiselle Trottemenu le jaugea encore d’un long regard.

« Y a une bonne meule dans le coin là-bas, dit-elle.

— JE M’EN SUIS DÉJÀ SERVI.

— Et y a une pierre à aiguiser dans le placard.

— ÇA AUSSI, JE M’EN SUIS DÉJÀ SERVI. »

Elle crut entendre un bruit qui accompagnait le mouvement de la lame. Une sorte de faible gémissement d’air comprimé.

« Et elle est toujours pas assez aiguisée ? »

Pierre Porte soupira. « ELLE NE SERA PEUT-ÊTRE JAMAIS ASSEZ AIGUISÉE.

— Allons, mon vieux. Faut pas s’avouer vaincu, dit mademoiselle Trottemenu. Tant qu’y a de la vie, hein ?

— TANT QU’Y A DE LA VIE HEIN, QUOI ?

— Y a de l’espoir.

— AH BON ?

— Comme je vous dis. »

Pierre Porte fit courir un doigt osseux sur le fil de la lame. « DE L’ESPOIR ?

— Vous avez une autre solution ? »

Il fit non de la tête. Il avait essayé un certain nombre d’émotions, mais celle-là était nouvelle.

« VOUS POURRIEZ M’APPORTER UN AIGUISOIR ? »



Une heure plus tard.

Mademoiselle Trottemenu passait en revue le contenu de son sac à chiffons. « Et maintenant ?

— ON A ESSAYÉ QUOI JUSQU’ICI ?

— Voyons voir… la jute, le calicot, le lin… Et le satin dites ? En voilà un bout. »

Pierre Porte prit le chiffon et le passa doucement sur la lame.

Mademoiselle Trottemenu arriva au fond du sac et sortit un échantillon de tissu blanc.

« OUI ?

— De la soie, souffla-t-elle. De la belle soie blanche. De la vraie. Jamais portée. »

Elle s’assit plus confortablement et la regarda fixement.

Au bout d’un moment, il la lui retira délicatement des doigts.

« MERCI.

— Bon, alors, fit-elle en se réveillant. Voilà, hein ? »

Lorsqu’il tourna la lame, elle produisit un son : Whommmm.

Le feu de la forge était presque mort à présent, mais le métal luisait comme un rasoir.

« Aiguisée sur de la soie, murmura mademoiselle Trotte-menu. Qui aurait cru ça ?

— ET ELLE NE COUPE TOUJOURS PAS ASSEZ. »

Pierre Porte fit du regard le tour de la forge obscure puis se précipita dans un angle.

« Qu’est-ce que vous avez trouvé ?

— UNE TOILE D’ARAIGNÉE. »

Suivit un long gémissement ténu, comme des fourmis à la torture.

« C’est mieux ?

— TOUJOURS PAS ASSEZ TRANCHANTE. »

Elle le regarda sortir de la forge à grands pas et courut derrière lui. Il alla se placer au milieu de la cour et présenta le fil de la lame de faux face à la brise légère de l’aube.

Le métal bourdonna.

« Jusqu’où on peut aiguiser une lame, bon sang ?

— ON PEUT L’AIGUISER MIEUX QUE ÇA. »

Dans son poulailler, le coq Cyril s’éveilla et fixa de ses yeux larmoyants les lettres perfides tracées à la craie sur la planche. Il prit une profonde inspiration.

« Kikirococo ! »

Pierre Porte lança un coup d’œil vers l’horizon du côté Bord puis, l’air rêveur, vers la petite colline derrière la maison. Il repartit brusquement dans un cliquetis de jambes.



La lumière de la journée nouvelle se déversa sur le monde. La lumière du Disque est vieille, lente et pesante ; elle se répand sur le paysage dans un rugissement de charge de cavalerie. Ici et là, une vallée la ralentit un moment, ou une chaîne de montagnes la retient le temps qu’elle en déborde le sommet pour dévaler le versant opposé.

Elle franchit une mer, remonta la plage au galop et prit de la vitesse dans les plaines sous les coups d’éperons du soleil.

Sur le continent fabuleux de Xxxx, quelque part près du Bord, existe une colonie perdue de mages qui portent des bouchons autour de leurs chapeaux pointus et ne vivent que de crevettes. La lumière y est encore jeune et fougueuse quand elle afflue de l’espace, et ils surfent sur l’interface bouillonnante entre la nuit et le jour.

Si l’un d’eux s’était laissé porter par l’aube sur des milliers de kilomètres à l’intérieur des terres, il aurait peut-être vu, alors que la lumière inondait les hautes plaines dans un bruit de tonnerre, une silhouette comme un phasme gravir péniblement une colline basse sur la route du matin.

Elle parvint au sommet un court instant avant l’arrivée de la lumière, inspira et se retourna en souriant, les jambes fléchies.

Elle tenait une longue lame verticale entre ses bras tendus.

La lumière frappa… se déchira… glissa…

Le mage n’y aurait guère prêté d’attention, remarquez, les huit mille kilomètres à pied pour rentrer chez lui l’auraient davantage préoccupé.



Mademoiselle Trottemenu haletait à flanc de colline au milieu des flots du jour nouveau qui la dépassaient. Pierre Porte restait absolument immobile, seule la lame bougeait entre ses doigts tandis qu’il l’orientait face à la lumière.

Il parut enfin satisfait.

Il se retourna et porta un coup dans le vide, à titre d’essai.

Mademoiselle Trottemenu se mit les mains sur les hanches.

Elle marqua un temps.

Il porta un autre coup de lame.

Dans la cour, Cyril tendit le cou pour une nouvelle tentative. Pierre Porte sourit et donna un coup de taille de la lame en direction du chant.

Puis il baissa la lame.

« LÀ, ELLE COUPE. »

Son sourire s’estompa, du moins s’estompa autant qu’il le pouvait.

Mademoiselle Trottemenu se retourna et suivit la direction de son regard jusqu’à une brume légère sur les champs de blé.

On aurait dit une robe gris pâle, vide mais qui gardait néanmoins la forme de son occupant, comme un vêtement que gonfle le vent sur un fil à linge.

Elle tremblota un instant puis disparut.

« Je l’ai vu, dit mademoiselle Trottemenu.

— VOUS LES AVEZ VUS.

— Les quoi ?

— CE SONT COMME… (Pierre Porte eut un geste vague de la main) DES SERVITEURS. DES OBSERVATEURS. DES VÉRIFICATEURS. DES INSPECTEURS. »

Les yeux de mademoiselle Trottemenu s’étrécirent.

« Des inspecteurs ? Comme les “rev’nus”, vous voulez dire ?

— JE SUPPOSE… »

La figure de mademoiselle Trottemenu s’éclaira.

« Pourquoi vous le disiez pas ?

— PARDON ?

— Mon père m’a toujours fait promettre de jamais aider les rev’nus. Rien que penser aux rev’nus, il disait, ça lui donnait envie d’aller se coucher. Il disait qu’il y avait la mort et les impôts, et que les impôts, c’était le pire, parce qu’au moins la mort vous tombait pas dessus tous les ans. Fallait qu’on décampe dehors quand il se mettait à parler des rev’nus. Des créatures mauvaises. Tout le temps à fureter, à demander ce qu’on a caché sous le tas de bois, derrière les panneaux secrets de la cave et d’autres affaires qui regardent personne. »

Elle renifla.

Pierre Porte était impressionné. Mademoiselle Trottemenu arrivait à charger le vocable anodin de « revenu » d’autant de force catégorique que le mot « saloperie ».

« Fallait le dire tout de suite, qu’ils étaient après vous, fit mademoiselle Trottemenu. Les rev’nus sont mal vus par chez nous, vous savez. Du temps de mon père, dès qu’un rev’nueur s’en venait fourrer le nez dans nos affaires, on lui attachait des poids aux pieds et on le laissait tomber dans la mare.

— MAIS LA MARE NE FAIT PAS PLUS DE DIX CENTIMÈTRES DE PROFONDEUR, MADEMOISELLE TROTTEMENU.

— Ouais, mais c’était drôle quand il s’en rendait compte. Fallait le dire tout de suite. Tout le monde a cru que vous aviez un rapport avec les impôts.

— NON, PAS LES IMPÔTS.

— Ben ça. Je savais pas qu’y avait aussi des rev’nus là-haut.

— OUI. D’UNE CERTAINE FAÇON. »

Elle se glissa plus près.

« Il va venir quand ?

— CE SOIR. JE NE CONNAIS PAS L’HEURE EXACTE. NOUS SOMMES DEUX PERSONNES À VIVRE SUR LE MÊME SABLIER. ON NE PEUT PAS ÊTRE SÛR.

— Je savais pas qu’on pouvait donner un peu de sa vie à d’autres.

— ÇA ARRIVE TOUT LE TEMPS.

— Et pour ce soir, y a pas de doute ?

— NON.

— Et cette lame, elle va suffire, hein ?

— JE N’EN SAIS RIEN. UNE CHANCE SUR UN MILLION.

— Oh. » Elle avait l’air de réfléchir à quelque chose. « Alors, vous êtes libre le reste de la journée ?

— OUI.

— Vous pouvez donc commencer à rentrer la moisson.

— QUOI ?

— Ça vous occupera. Vous changera les idées. Et puis je vous paye six sous par semaine. Et six sous, c’est six sous. »



La maison de madame Cake se trouvait aussi dans la rue de l’Orme. Vindelle frappa à la porte.

Au bout d’un moment, une voix assourdie lança : « Y a quelqu’un ?

— Frappez une fois pour oui », proposa Crapahut.

Vindelle souleva le rabat de la boîte aux lettres.

« Excusez-moi ? Madame Cake ? »

La porte s’ouvrit.

Madame Cake n’était pas ce à quoi s’attendait Vindelle. Elle était imposante, mais pas grosse pour autant. Seulement bâtie à une échelle un brin supérieure à la normale ; du genre à traverser la vie à demi accroupie et l’air de s’excuser, des fois qu’elle en imposerait à son entourage par mégarde. Et elle avait des cheveux magnifiques. Ils lui couronnaient la tête et lui cascadaient dans le dos comme une cape. Elle avait aussi les oreilles légèrement pointues et les dents qui, quoique blanches et plutôt belles, jetaient des reflets troublants à la lumière. Vindelle fut surpris par la vitesse avec laquelle ses sens plus performants de zombi arrivèrent à une conclusion. Il baissa les yeux.

Lupin était assis tout droit, trop excité même pour remuer la queue.

« À mon avis, vous n’êtes pas madame Cake, dit Vindelle.

— Vous venez pour maman, fit la grande jeune femme. Maman ! Il y a un monsieur ! »

Vindelle entendit au loin un marmonnement qui se rapprocha, puis madame Cake surgit de derrière sa fille comme une petite lune émergeant d’une ombre planétaire.

« Qu’esse vous voulez ? » lança-t-elle.

Vindelle recula d’un pas. Contrairement à sa fille, madame Cake était plutôt courtaude et presque parfaitement circulaire. Toujours contrairement à sa fille qui s’efforçait de paraître petite, elle en imposait terriblement. Ceci en grande partie à cause du chapeau qu’elle portait – il l’apprit plus tard – en toute occasion avec le même zèle qu’un mage. Immense et noir, il était en outre garni d’ailes d’oiseaux, de cerises de cire et d’épingles, entre autres ; un couvre-chef que Carmen Miranda aurait pu porter aux obsèques d’un continent. Madame Cake se déplaçait en dessous comme la nacelle sous un ballon. On se surprenait souvent à parler à son chapeau.

« Madame Cake ? fit un Vindelle fasciné.

— J’suis d’sous », répliqua une voix chargée de reproche.

Vindelle baissa les yeux.

« Tout jusse, fit madame Cake.

— Vous êtes bien madame Cake ?

— Oui, je l’sais.

— Je m’appelle Vindelle Pounze.

— Ça aussi, je l’sais.

— Je suis mage, vous voyez…

— D’accord, mais essuyez-vous bien les pieds.

— Je peux entrer ? »

Vindelle Pounze marqua un temps. Il se repassa les dernières répliques de la conversation dans le poste de commande bourdonnant de son cerveau. Puis il sourit.

« C’est ça même, fit madame Cake.

— Seriez-vous par hasard une extralucide naturelle ?

— En général, une dizaine de secondes, monsieur Pounze. »

Vindelle hésita.

« Faut poser votre question, s’empressa de dire madame Cake. J’attrape la migraine quand des pervers s’amusent à pas poser les questions que j’ai déjà présagées et auxquelles j’ai répondu.

— À quelle distance dans le futur vous voyez, madame Cake ? »

Elle hocha la tête.

« Bon, ça va », fit-elle, apparemment calmée. Elle montra le chemin par le couloir jusque dans un tout petit salon. « Et le croque-mitaine peut entrer aussi, seulement, faut qu’il laisse sa porte dehors et qu’il aille dans la cave. J’supporte pas les croque-mitaines dans la maison.

— Bon sang, ça fait une éternité que je ne suis pas allé dans une vraie cave, fit Crapahut.

— Y a plein d’araignées, dit madame Cake.

— Wouah !

— Et vous, vous voulez bien une tasse de thé », dit madame Cake à Vindelle.

Une autre aurait proposé : « Vous prendrez bien une tasse de thé ? » ou « Voulez-vous une tasse de thé ? » Mais l’extralucide, elle, énonçait un état de fait.

« Oui, s’il vous plaît, fit Vindelle. J’aimerais beaucoup boire une tasse de thé.

— Vous devriez pas. Ce truc-là, ça vous bouffe les dents. »

Vindelle résolut cette dernière énigme.

« Deux sucres, s’il vous plaît, demanda-t-il.

— C’est pas mal.

— Une jolie maison que vous avez là, madame Cake », dit Vindelle dont les cellules grises fonctionnaient à plein régime. L’habitude de madame Cake de répondre aux questions pendant qu’on les formait dans sa tête éprouvait les cervelles les plus solides.

« L’est mort depuis dix ans, dit-elle.

— Euh, fit Vindelle, mais la question était déjà dans son larynx. Monsieur Cake se porte bien, j’espère ?

— Ça va. J’y parle de temps en temps.

— Je suis navré de l’apprendre.

— D’accord, si ça peut vous arranger.

— Hum, madame Cake ? Je me sens un peu perdu. Est-ce que vous pourriez… couper… votre prémonition… ? »

Elle hocha la tête.

« Pardon. J’ai pris l’habitude de la laisser branchée, fit-elle, vu que j’vis toute seule avec Ludmilla et Un-homme-seau. Lui, c’est un fantôme, ajouta-t-elle. J’savais que vous alliez me demander qui c’est.

— Oui, j’ai entendu dire que les médiums emploient des esprits indigènes qui leur servent de guides, fit Vindelle.

— Lui ? C’est pas un guide, c’est une espèce de fantôme à tout faire. J’suis contre ces histoires de cartes, d’rate-à-tout et d’oui-jarre, figurez-vous. Et l’ectoplasme, j’trouve ça dégoûtant. J’en veux pas chez moi. Dame non, alors. Ça part pas du tapis, vous savez. Même avec du vinaigre.

— Dites donc, fit Vindelle Pounze.

— Et les hurlements. J’suis contre aussi. Ou mettre le nez dans le surnaturel. C’est pas naturel, le surnaturel. Pas d’ça chez moi.

— Hum, fit prudemment Vindelle. Certains pourraient penser qu’être médium, c’est un peu… vous savez… surnaturel, non ?

— Quoi ? Quoi ? Ç’a rien de surnaturel, les morts. D’la foutaise, tout ça. Tout le monde meurt un jour ou l’autre.

— Je l’espère, madame Cake.

— Alors c’est quoi que vous voulez, monsieur Pounze ? J’ai plus ma prémonition, alors faut m’dire.

— Je veux savoir ce qui se passe, madame Cake. »

Il y eut un coup assourdi sous leurs pieds, suivi du cri faible mais joyeux de Crapahut.

« Oh, wouah ! Des rats, en plus !

— J’ai décidé d’aller vous l’dire, à vous autres les mages, fit observer madame Cake d’un air guindé. Et personne m’a écoutée. J’savais qu’on m’écouterait pas, mais fallait essayer, sinon je l’aurais pas su.

— À qui vous avez parlé ?

— Au costaud en costume rouge, avec une moustache comme s’il essayait d’avaler un chat.

— Ah. L’archichancelier, le reconnut formellement Vin-delle.

— Et y avait un très gros. Marche comme un canard.

— Oui, hein ? Ça, c’était le doyen.

— Ils m’ont appelée leur brave dame. Ils m’ont dit de m’occuper de mes affaires. J’vois pas pourquoi je devrais m’fatiguer à aider des mages qui me traitent de brave dame quand j’essaye seulement de donner un coup de main.

— Les mages n’écoutent pas souvent, j’en ai peur, fit Vindelle. Moi, je n’ai jamais écouté pendant cent trente ans.

— Pourquoi donc ?

— Pour éviter d’entendre les bêtises que je racontais, sans doute. Qu’est-ce qui se passe, madame Cake ? Vous pouvez me le dire. Je suis peut-être un mage, mais un mage mort.

— Ben…

— D’après Crapahut, c’est dû à la force vitale.

— Elle s’accumule, voyez ?

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Y en a plus qu’y faudrait. Ça fait un… (elle agita vaguement les mains)… quand on met des choses dans une balance, mais pas autant de chaque côté…

— Déséquilibre ? »

Madame Cake, qui donnait l’impression de lire un texte au loin, hocha la tête.

« Un truc comme ça, ouais… Voyez, des fois ça se produit, et on obtient des fantômes, parce que la vie a quitté l’corps mais qu’elle est pas partie pour autant… On en a moins l’hiver, parce qu’elle s’épuise, comme qui dirait, mais elle revient au printemps… Et certaines choses la concentrent… »



Modo, le jardinier de l’Université, fredonnait un petit air tandis qu’il véhiculait dans son modeste domaine réservé entre la bibliothèque et le bâtiment de la Magie des Hautes Énergies[13] l’étrange chariot chargé de mauvaises herbes destinées au compost.

On s’agitait beaucoup dans le coin, semblait-il. C’était vraiment passionnant de travailler avec tous ces mages.

Un travail d’équipe, voilà ce que c’était. Eux s’occupaient de l’équilibre cosmique, de l’harmonie universelle et de la stabilité dimensionnelle, et lui veillait à ce que les pucerons ne s’approchent pas des roses.

Il entendit un tintement métallique. Il jeta un coup d’œil par dessus le tas de mauvaises herbes. « Encore un ? »

Un panier en fil métallique luisant et à roulettes attendait au milieu du chemin.

Les mages l’avaient peut-être acheté pour lui ? Il trouvait le premier bien pratique, même s’il avait un peu de mal à le diriger ; les roulettes donnaient l’impression de vouloir aller dans des directions différentes. Sûrement un coup à prendre.

Bah, celui-là lui servirait à transporter les germoirs. Il écarta donc le second chariot et surprit dans son dos un bruit qu’il aurait sûrement écrit glop s’il avait voulu l’écrire et s’il avait su.

Il se retourna et vit le plus gros de ses tas de compost palpiter dans l’obscurité. « Regarde ce que je t’amène pour le goûter ! »

Il s’aperçut alors que le tas se déplaçait.



« Y a certains coins, aussi… fit madame Cake.

— Mais pourquoi ça s’accumule ? demanda Vindelle.

— C’est comme un orage, voyez ? Vous savez, quand ça vous picote partout avant qu’il éclate ? C’est ce qui s’passe en ce moment.

— Oui, mais pourquoi, madame Cake ?

— Ben… D’après Un-homme-seau, y a rien qui meurt.

— Quoi ?

— Dingue, hein ? Il dit que des tas de vies finissent mais qu’elles s’en vont pas. Elles restent ici.

— Quoi ? Comme des fantômes ?

— Pas vraiment des fantômes. C’est… comme des flaques. Quand on a plein de flaques, ça donne la mer. N’importe comment, on a des fantômes uniquement quand il s’agit de gens. On voit jamais de fantômes de choux. »

Vindelle Pounze se renversa dans son fauteuil. Il eut la vision d’une vaste étendue de vie, un lac qu’un million d’affluents éphémères alimentaient à mesure que des êtres vivants arrivaient au terme de leur existence. Et la pression croissante provoquait des fuites par où s’échappait la force vitale. Partout où elle pouvait.

« Vous croyez que je pourrais dire un mot à Un-homme… » commença-t-il avant de s’arrêter net.

Il se leva et tituba jusqu’à la cheminée de madame Cake.

« Depuis quand vous avez ça, madame Cake ? demanda-t-il en saisissant un objet de verre familier.

— Ça ? L’ai acheté hier. Joli, hein ? »

Vindelle secoua le globe. Un globe presque identique à ceux de sous son plancher. Des flocons de neige tourbillonnèrent et se déposèrent sur une reproduction délicate de l’Université de l’Invisible.

Ça lui rappelait fortement quelque chose. Le bâtiment lui rappelait bien sûr l’Université, mais la forme générale de l’objet, elle évoquait… lui faisait penser…

… au petit-déjeuner ?

« Qu’est-ce qui se passe donc ? fit-il à mi-voix. Ces foutus bidules, il en pousse partout. »



Les mages couraient dans le couloir. « Comment on tue les fantômes ?

— Est-ce que je sais, moi ? Le cas ne se présente pas souvent !

— Avec des… exorcismes, je crois.

— Quoi ? Sautiller, courir sur place, ces trucs-là ? »

Le doyen s’y attendait. « Pas exercices. Exorcismes, avec un o, archichancelier. Je ne crois pas qu’on doive leur imposer des… euh… des exercices physiques.

— Bien mon avis, mon vieux. On veut pas de fantômes en pleine forme à nous gigoter autour. »

Un cri à glacer le sang fusa. Son écho rebondit sur les piliers sombres et la voûte avant de s’interrompre brusquement.

L’archichancelier s’arrêta net. Les mages lui rentrèrent dedans.

« On aurait dit un cri à glacer le sang, fit-il. Suivez-moi ! »

Il tourna au coin au pas de course.

Un fracas métallique s’ensuivit, puis un chapelet de jurons.

Une bestiole volante à rayures rouges et jaunes, pourvue de petits crocs dégoulinants et de trois paires d’ailes, vira à l’angle et fonça au-dessus de la tête du doyen en produisant un bruit de scie circulaire miniature.

« Quelqu’un sait ce que c’est ? » demanda l’économe d’une petite voix. La chose tourna autour des mages avant de disparaître dans les ténèbres du toit. « Et j’aimerais bien qu’il arrête de jurer comme ça.

— Allons, dit le doyen. On ferait mieux d’aller voir ce qui lui est arrivé.

— On est obligés ? » fit le major de promo.

Ils passèrent la tête au coin. L’archichancelier, assis par terre, se massait la cheville.

« Quel est le crétin qu’a laissé traîner ça là ? demanda-t-il.

— Laissé quoi ? fit le doyen.

— Cette bons dieux d’espèce de panier métallique à roulettes. » À côté de lui, une toute petite créature violette ressemblant à une araignée surgit du néant et détala vers une fissure. Les mages ne la remarquèrent pas.

« Quel panier métallique à roulettes ? » s’étonnèrent-ils en chœur.

Ridculle regarda autour de lui.

« J’aurais juré… » souffla-t-il.

Un autre cri fusa.

Ridculle se remit tant bien que mal debout.

« Venez, vous autres ! ordonna-t-il en boitillant héroïquement devant.

— Pourquoi est-ce que tout le monde se précipite vers un cri à glacer le sang ? marmonna le major de promo. Ça n’a pas de sens. »

Ils traversèrent les ambulatoires au petit trot et sortirent dans la cour.

Une forme sombre, arrondie et ramassée occupait le centre de la pelouse ancestrale. De la vapeur s’en échappait en fines volutes fétides.

« Qu’est-ce que c’est ?

— Ça n’est tout de même pas un tas de compost au milieu de la pelouse, dites ?

— Modo ne va pas être content du tout. »

Le doyen regarda de plus près. « Euh… D’autant moins que ce sont ses pieds, je crois bien, qui dépassent par en dessous… »

Le tas pivota en direction des mages en faisant glop, glop.

Puis il se déplaça.

« Bon, d’accord, fit Ridculle en se frottant les mains d’avance. Qui d’entre vous, les gars, aurait un sortilège sur lui, là ? »

Les mages se tapotèrent les poches, la mine embarrassée.

« Alors, je vais attirer son attention pendant que l’économe et le doyen essayent de dégager Modo, proposa Ridculle.

— Ah, bien, fit le doyen d’une petite voix.

— Comment on attire l’attention d’un tas de compost ? demanda le major de promo. Je ne sais même pas s’il en a une. »

Ridculle ôta son chapeau et s’avança d’un pas prudent.

« Tas d’ordures ! » rugit-il.

Le major de promo gémit et se plaqua la main sur les yeux.

Ridculle agita son chapeau devant le tas.

« Déchet biodégradable !

— Pauvre camelote verte ? proposa obligeamment l’assistant des runes modernes.

— C’est ce qu’il faut, dit l’archichancelier. Tâcher de mettre en rogne ce sale connard. » (Derrière lui, une variété légèrement différente de créature tendance guêpe hystérique se matérialisa dans le vide et fila en bourdonnant.)

Le tas allongea un coup au chapeau.

« Fumier ! lâcha Ridculle.

— Oh, dites », s’offusqua l’assistant des runes modernes.

Le doyen et l’économe s’approchèrent sur la pointe des pieds, attrapèrent une cheville du jardinier chacun et tirèrent. Modo glissa hors du tas.

« Ça lui a bouffé ses vêtements ! dit le doyen.

— Mais il va bien ?

— Il respire toujours, fit l’économe.

— Et avec de la chance, il a perdu son odorat », ajouta le doyen.

Le tas essaya de happer le chapeau de Ridculle. Il y eut un glop. La pointe du chapeau avait disparu.

« Hé, il restait presque une demi-bouteille là-dedans ! » tonitrua Ridculle. Le major de promo lui saisit le bras.

« Venez, archichancelier ! »

Le tas pivota et porta un coup en direction de l’économe.

Les mages reculèrent.

« Il n’est tout de même pas intelligent, dites ? fit l’économe.

— Il ne fait rien d’autre que se déplacer lentement et manger, dit le doyen.

— Coiffez-le d’un chapeau pointu, et ça fera un membre de la faculté », grogna l’archichancelier.

Le tas les suivit.

« Moi, je n’appelle pas ça se déplacer lentement », fit observer le doyen.

Ils regardèrent l’archichancelier d’un air interrogateur.

« Foncez ! »

Malgré la corpulence dont souffrait la majeure partie de la faculté, les mages atteignirent une vitesse respectable dans les ambulatoires et se bousculèrent pour passer la porte qu’ils claquèrent derrière eux avant de s’y adosser. Peu de temps après, ils entendirent un coup sourd, lourd et humide de l’autre côté du battant.

« Là, on ne risque rien », dit l’économe.

Le doyen baissa les yeux.

« Je crois qu’il passe la porte, archichancelier, dit-il d’une toute petite voix.

— Racontez pas de bêtises, mon vieux, on s’appuie dessus.

— Je veux dire qu’il passe… à travers… »

L’archichancelier renifla.

« Qu’est-ce qui brûle ?

— Vos chaussures, archichancelier », répondit le doyen.

Ridculle baissa à son tour les yeux. Une flaque jaune verdâtre se répandait sous la porte. Le bois carbonisait, le dallage sifflait et les semelles de cuir de ses bottes filaient manifestement un mauvais coton. Lui-même se sentait s’enfoncer.

Il tripota ses lacets puis sauta à pieds joints sur une dalle au sec.

« Econome !

— Oui, archichancelier ?

— Passez-moi vos chaussures !

— Quoi ?

— Merde, mon vieux, je vous ordonne de m’passer vos putain de godasses ! »

Cette fois, une longue créature pourvue de quatre paires d’ailes, deux à chaque bout, et de deux yeux naquit brusquement au-dessus de la tête de Ridculle et tomba sur son chapeau.

« Mais…

— Je suis votre archichancelier !

— Oui, mais…

— Je crois que les gonds cèdent », fit remarquer l’assistant des runes modernes.

Ridculle jeta autour de lui un regard désespéré.

« On va se regrouper dans la Grande Salle, dit-il. On va… opérer une retraite stratégique vers des positions préparées à l’avance.

— Qui les a préparées ? demanda le doyen.

— On les préparera quand on y sera, répliqua l’archichancelier à travers ses dents serrées. Econome ! Vos godasses ! Tout de suite ! »

Ils gagnèrent la double porte de la Grande Salle à l’instant où le battant derrière eux s’effondrait et se dissolvait à la fois. Les portes de la Grande Salle étaient beaucoup plus solides. On tira barres et verrous dans leurs logements.

« Débarrassez les tables et entassez-les devant la porte, ordonna sèchement Ridculle.

— Mais ça ronge le bois », dit le doyen.

Un gémissement s’échappa du petit corps de Modo qu’on avait calé contre un fauteuil. Le nain ouvrit les yeux.

« Vite ! lui jeta Ridculle. Comment ça se tue, un tas de compost ?

— Hum. J’crois pas, monsieur Ridculle, que ce soit faisable, m’sieur, répondit le jardinier.

— Et le feu ? J’arriverais sûrement à lui lancer une petite boule de feu, fit le doyen.

— Ça marcherait pas. Trop humide, répliqua Ridculle.

— Il est là, dehors ! Il ronge la porte ! Il ronge la porte », chanta l’assistant des runes modernes.

Les mages battirent davantage en retraite dans la salle.

« J’espère qu’il va pas manger trop de bois, dit un Modo hébété manifestement très inquiet. C’est des saloperies, passez-moi l’expression, quand ils absorbent trop de carbone. Ça les chauffe trop.

— Vous savez, c’est bien le moment de nous faire un cours sur le processus de formation du compost, Modo », dit le doyen.

Les nains ignorent le sens du mot « persiflage ».

« Bon, d’accord. Hum. Les proportions correctes des matières, correctement disposées en couches selon…

— La porte, c’est fini », dit l’assistant des runes modernes en rejoignant pesamment ses collègues.

Le monticule de meubles s’ébranla.

L’archichancelier fit désespérément le tour de la salle du regard, l’air éperdu. Son œil fut alors attiré par une grosse bouteille familière sur un des buffets.

« Du carbone, fit-il. C’est comme du charbon de bois, non ?

— Comment je saurais, moi ? Je ne suis pas alchimiste », renifla le doyen.

Le tas de compost émergea des débris. Des nuages de vapeur s’en échappaient.

L’archichancelier contempla avec nostalgie la bouteille de sauce wow-wow. Il la déboucha. Il la flaira d’une grande inspiration.

« Les cuisiniers d’ici, ils savent pas bien la faire, vous savez, dit-il. Ça va prendre des semaines avant que j’en reçoive d’autres de chez moi. »

Il jeta la bouteille vers le tas qui avançait.

La bouteille disparut dans la masse en effervescence.

« Les orties, c’est toujours bon, fit Modo derrière lui. Elles apportent du fer. Et la consoude, eh ben, on en a jamais assez. Pour les minéraux, vous voyez. Personnellement, j’ai toujours trouvé qu’un peu d’achillée sauvage… »

Les mages passaient les yeux par-dessus une table renversée.

Le tas avait cessé d’avancer.

« C’est moi, ou est-ce qu’il grossit ? fit le major de promo.

— Et il a l’air content, ajouta le doyen.

— Ce qu’il pue ! dit l’économe.

— Et voilà. En plus, c’était une bouteille presque pleine, fit l’archichancelier d’une voix triste. À peine entamée.

— La nature est merveilleuse, quand on y réfléchit, dit le major de promo. Vous n’êtes pas obligés de tous me faire les gros yeux, vous savez. C’était juste une remarque en passant.

— Y a des jours où… » commença Ridculle, mais à cet instant le tas de compost explosa.

Il n’y eut pas de bang ni de boum. Ce fut la déflagration la plus massive de toute l’histoire de la flatulence en phase terminale. Des flammes rouge sombre bordées de noir rugirent jusqu’au plafond. Des morceaux du tas fusèrent à travers la salle et s’écrasèrent dans un claquement humide contre les murs.

Les mages observaient le spectacle depuis leur barricade désormais tapissée d’une couche épaisse de feuilles de thé.

Un trognon de chou atterrit en douceur sur la tête du doyen.

Le mage regarda une petite flaque bouillonnante sur le dallage.

Sa figure se fendit lentement d’un grand sourire.

« Wouah », fit-il.

Les autres mages se redressèrent. Le flux d’adrénaline accomplit son œuvre de séduction. Ils sourirent à leur tour et commencèrent à s’échanger des coups joyeux sur l’épaule.

« Ça te plaît, hein, la sauce forte ! rugit l’archichancelier.

— Collé à la haie, déchet fermenté !

— On sait les flanquer, les coups de pied au cul, ou bien ? marmonna gaiement le doyen.

— Vous voulez dire “ou bien on ne sait pas”, je pense, pas “ou bien” tout seul. Et je me demande si, pour un tas de compost, on peut parler de… commença le major de promo, mais la marée d’exaltation était trop forte pour lui.

— Voilà un tas qui ne viendra plus se frotter aux mages, déclara le doyen qu’on entraînait au loin. On est vifs, on est vaches…

— Il en reste trois autres dehors, d’après Modo », dit l’économe.

Tout le monde se tut.

« On pourrait aller chercher nos bourdons, non ? » proposa le doyen.

L’archichancelier poussa un morceau du tas éclaté du bout de sa botte.

« Des trucs morts qui se mettent à vivre, murmura-t-il. J’aime pas ça. Qu’est-ce qui va rappliquer, maintenant ? Des statues ambulantes ? »

Les mages levèrent les yeux sur les statues d’archichanceliers défunts qui bordaient la Grande Salle et, pour tout dire, la majorité des couloirs de l’Université. L’Université existait depuis des millénaires, et l’archichancelier moyen ne restait pas en fonction plus de onze mois, aussi les statues étaient-elles nombreuses.

« Vous savez, j’aurais préféré que vous vous taisiez, fit l’assistant des runes modernes.

— C’était juste une idée, dit Ridculle. Allez, on va jeter un coup d’œil aux autres tas.

— Ouais, fit le doyen en proie à un machisme débridé peu courant chez les mages. On est vaches ! Ouais ! Pas vrai qu’on est vaches ? »

L’archichancelier leva les sourcils, puis se retourna vers le reste des mages.

« Est-ce qu’on est vraiment vaches ? demanda-t-il.

— Euh… Moi, je me sens moyennement vache, répondit l’assistant des runes modernes.

— Moi, je suis franchement vache, je crois, dit l’économe. Depuis que je n’ai plus de chaussures, ajouta-t-il.

— Moi, je veux bien être vache si tout le monde s’y met », dit le major de promo.

L’archichancelier refit face au doyen.

« Oui, reconnut-il, on est tous vaches, on dirait.

— Yo ! fit le doyen.

— Yo quoi ? s’étonna Ridculle.

— Ce n’est pas yo quoi, mais yo tout court, expliqua le major de promo derrière lui. C’est une formule de salut passe-partout et une exclamation affirmative typique de la rue, aux connotations conviviales de groupes d’affinités militaristes et de rites initiatiques virils.

— Quoi ? Quoi ? Comme “rudement chouette” ?

— Oui, sans doute », répondit le major de promo de mauvaise grâce.

Ridculle était ravi. Ankh-Morpork n’offrait pas de belles perspectives de chasse. Il n’avait pas cru possible de s’amuser autant dans sa propre université.

« Bon, fit-il. On va se faire ces tas !

— Yo !

— Yo !

— Yo !

— Yo-yo. »

Ridculle soupira. « Econome ?

— Oui, archichancelier ?

— Essayez au moins d’faire un effort, d’accord ? »



Des nuages s’accumulaient au-dessus des montagnes. Pierre Porte allait et venait à grands pas dans le premier champ en maniant une des faux ordinaires de la ferme ; la plus affûtée était provisoirement remisée au fond de la grange, de peur que les variations de température ne l’émoussent. Certains des métayers de mademoiselle Trottemenu le suivaient pour lier les gerbes et les mettre en meules. Mademoiselle Trottemenu n’avait jamais employé plus d’un seul ouvrier à plein temps, avait appris Pierre Porte ; elle engageait de la main-d’œuvre supplémentaire selon ses besoins afin d’économiser quelques sous.

« Première fois que j’vois un type couper du blé à la faux, dit un des lieurs. Ça s’fait à la faucille, ce boulot-là. »

Ils firent une pause pour le déjeuner qu’ils prirent au pied de la haie.

Pierre Porte n’avait jamais prêté grande attention aux noms ni aux visages des gens ; enfin, pas plus que ne l’exigeait son travail. Le blé couvrait tout le flanc du coteau ; il se composait de tiges individuelles, et pour une tige donnée, une autre tige pouvait détonner, à cause d’une dizaine d’infimes traits particuliers et amusants qui la distinguaient de ses congénères. Mais aux yeux du faucheur, toutes les tiges… ne sont que des tiges.

Maintenant, il commençait à remarquer les petites différences.

Il reconnaissait Guillaume Fausset, Jacasse Roulette et Duc Fondelet. Que des vieillards, autant que Pierre Porte pouvait en juger, à la peau comme du cuir. Il y avait des jeunes au village, hommes et femmes, mais à un certain âge ils avaient l’air de sauter directement à la vieillesse sans passer par les étapes intermédiaires. Ensuite, ils restaient vieux longtemps. D’après mademoiselle Trottemenu, avant qu’on inaugure un cimetière dans le pays, il faudrait défoncer le crâne d’un habitant à coups de pelle.

Guillaume Fausset, c’était celui qui chantait pendant le travail ; il se lançait dans une longue plainte nasale qui annonçait l’exécution d’une chanson traditionnelle. Jacasse Roulette ne disait jamais rien ; raison pour laquelle, selon Fausset, on l’avait appelé Jacasse. La logique de la chose, apparemment claire pour les autres, échappait à Pierre Porte. Et Duc Fondelet avait reçu son nom de parents qu’animaient des idées à mobilité sociale ascendante quoique plutôt simplistes sur les structures des classes sociales ; ses frères se prénommaient Châtelain, Comte et Roi.

Pour l’heure, assis au pied de la haie, ils repoussaient le moment où il leur faudrait reprendre le travail. Un glouglou s’éleva au bout de la rangée.

« Ben, on a pas eu un mauvais été, fit Fausset. Un beau temps de moisson, pour changer.

— Ah… Y a plus d’un jupon entre la robe et la culotte, déclara Duc. Hier au soir, j’ai vu une araignée tisser sa toile à l’envers. C’est signe qu’une grosse tempête se prépare.

— J’vois pas comment les araignées peuvent savoir ça. »

Jacasse Roulette passa un cruchon en terre cuite à Pierre Porte. Quelque chose clapota à l’intérieur.

« QU’EST-CE QUE C’EST ?

— Jus d’pomme », répondit Fausset. Les autres rigolèrent.

« AH, fit Pierre Porte. DE L’ALCOOL FORT QU’ON DONNE POUR BLAGUER AU NOUVEAU SANS MÉFIANCE, HISTOIRE DE RIGOLER UN PEU QUAND IL S’ENIVRE PAR MÉGARDE.

— Bon d’là », fit Fausset. Pierre Porte s’octroya une bonne lampée.

« Et j’ai vu les arondes voler bas, poursuivit Duc. Et les perdrix s’en vont dans les bois. Et y a beaucoup d’escargots d’sortie. Et…

— Moi, j’crois pas que ces p’tites saloperies de bestioles, elles y connaissent quoi qu’ce soit en météorologie, fit Fausset. M’est avis que c’est toi qui leur passes le mot. “Eh, les gars ? Y a une grosse tempête qui s’en vient, madame l’Araignée, alors faites-nous donc quèque chose de folklorique.” »

Pierre Porte s’envoya une autre rasade.

« COMMENT S’APPELLE LE FORGERON DU VILLAGE ? »

Fausset hocha la tête. « Edouard Bottereau, sur la place, ’videmment, l’a drôlement à faire en ce moment, avec la moisson et tout.

— J’AI DU TRAVAIL POUR LUI. » Pierre Porte se leva et se dirigea vers la sortie du champ à grandes enjambées.

« Pierre ? »

Il s’arrêta. « OUI ?

— Tu peux laisser la goutte, dis donc. »



La forge du village était obscure et suffocante de chaleur. Mais Pierre Porte avait une vue excellente.

Quelque chose bougea dans un tas confus de métal. Quelque chose qui se révéla être la moitié inférieure d’un homme. La moitié supérieure se trouvait quelque part dans la machinerie d’où s’échappait de temps en temps un grognement.

Une main jaillit à l’approche de Pierre Porte.

« D’accord. File-moi un Griplet de dix. »

Pierre regarda autour de lui. Divers outils traînaient partout dans la forge. « Alors, ça vient ? » s’impatienta une voix depuis les entrailles de la machine.

Pierre Porte saisit au hasard un bout de métal façonné et le déposa dans la main. L’objet disparut dans l’engin. Il y eut un bruit métallique suivi d’un grognement.

« J’ai dit un Griplet. Ça, c’est pas un… (on entendit un couinement de métal qui cède) mon pouce, mon pouce, tu m’as fait… (puis un choc) aargh. Ma tête ! Regarde un peu ce que tu m’as fait faire. Et le ressort du rochet s’est encore cassé net de l’armature du tourillon, tu te rends compte ?

— NON. JE REGRETTE. »

Il y eut une pause.

« C’est toi, le jeune Egbert ?

— NON. C’EST MOI, LE VIEUX PIERRE PORTE. »

Dans un concert de chocs sourds et de vibrations, la moitié supérieure du forgeron s’extirpa de la machinerie. Se dressa alors un jeune homme aux cheveux noirs bouclés, à la figure noire, à la chemise noire et au tablier noir. Il s’essuya le visage avec un chiffon qui laissa une traînée rose et cligna des yeux afin d’en déloger la sueur.

« Vous êtes qui ?

— LE BRAVE PIERRE PORTE ? QUI TRAVAILLE POUR MADEMOISELLE TROTTEMENU ?

— Ah, oui. Le type de l’incendie ? Le héros du jour, à ce qu’on m’a dit. Topez là. »

Il tendit une main noire. Pierre Porte la regarda sans comprendre.

« JE REGRETTE. JE NE SAIS PAS CE QUE C’EST, UN GRIPLET DE DIX.

— C’est votre main que je veux serrer, monsieur Porte. »

Pierre Porte hésita puis mit sa main dans la paume du jeune homme. Les yeux bordés de cambouis se voilèrent le temps que le cerveau casse le jugement du toucher, puis le forgeron sourit.

« Mon nom, c’est Bottereau. Qu’est-ce que vous en dites, hein ?

— C’EST UN JOLI NOM.

— Non, je veux parler de la machine. Drôlement ingénieux, hein ? »

Pierre Porte la considéra avec une incompréhension polie. À première vue elle ressemblait à un moulin portable assailli par un insecte gigantesque, et à deuxième vue à une chambre de torture ambulante pour une inquisition désireuse de se balader un peu afin de profiter du bon air. Des bras articulés mystérieux dépassaient sous divers angles. Des courroies et des ressorts apparaissaient ici et là. L’ensemble reposait sur des roues métalliques à pointes.

« Évidemment, on la voit pas dans les meilleures conditions quand elle est au repos, dit Bottereau. Faut un cheval pour la tracter. Pour le moment, en tout cas. J’ai deux ou trois idées originales de ce côté-là, ajouta-t-il d’un air rêveur.

— C’EST UNE ESPÈCE D’APPAREIL ? »

Bottereau parut un brin offensé.

« Je préfère le terme de machine, dit-il. Elle va révolutionner les méthodes de culture et les faire entrer de gré ou de force dans le siècle de la Roussette. Cette forge est dans ma famille depuis trois cents ans, mais Edouard Bottereau, il a pas l’intention de passer le restant de sa vie à clouer des bouts de métal tordu sur des chevaux, moi j’vous l’dis. »

Pierre le regarda d’un air interdit. Puis il se pencha et jeta un coup d’œil sous l’engin. Une douzaine de faucilles étaient boulonnées à une grande roue horizontale. Une tringlerie ingénieuse transmettait, via une série de poulies, l’énergie des roues à un système tourbillonnant de bras métalliques.

Il se sentit peu à peu envahi d’une impression horrible à propos de la chose devant lui, mais il demanda quand même.

« Ben, l’organe essentiel, c’est cet arbre à cames, répondit un Bottereau ravi de l’intérêt de son visiteur. L’énergie arrive par cette poulie, ici, et les cames entraînent les bras d’emboutissage – ces machins, là –, alors la grille de ratissage, actionnée par le mécanisme de va-et-vient, descend au moment où le volet de préhension tombe dans cette fente, ici, mais pendant ce temps les deux boules de cuivre tournent sans arrêt, évidemment, et la toile sans fin emporte la paille pendant que le grain descend, entraîné par son propre poids, le long de la vis feuilletante jusque dans la trémie. Tout bête.

— ET LE GRIPLET DE DIX ?

— Vous faites bien de me l’rappeler. » Bottereau farfouilla dans les débris par terre et récupéra un petit objet moleté qu’il vissa sur une pièce en saillie du mécanisme. « Ç’a un rôle très important. Ça empêche la came elliptique de monter petit à petit le long de l’arbre de transmission et de se prendre dans la feuillure de collerette, ce qui aurait des conséquences désastreuses, vous l’imaginez bien. »

Bottereau recula et s’essuya les mains à un chiffon ; elles en ressortirent un peu plus graisseuses.

« J’appelle ça une moissonneuse battante », dit-il.

Pierre Porte se sentit très vieux. Ce qu’il était effectivement. Mais il n’en avait jamais eu à ce point conscience. Dans un recoin obscur de son âme, il sentait qu’il savait, sans que le forgeron le lui explique, à quoi servirait la moissonneuse battante.

« AH.

— On va lui faire faire un petit essai ç’tantôt dans le grand champ du vieux Pisburet. Ça s’annonce bien, je dois dire. Ce que vous regardez en ce moment, monsieur Porte, c’est l’avenir.

— OUI. »

Pierre Porte passa la main sur la carcasse.

« ET LA MOISSON ?

— Hmm ? Quoi, la moisson ?

— QU’EST-CE QU’ELLE VA EN PENSER ? VOUS ALLEZ LUI DIRE ? »

Bottereau fronça le nez. « Lui dire ? Lui dire ? Elle en saura rien. Du blé, c’est du blé.

— ET SIX SOUS, C’EST SIX SOUS.

— Exactement. » Bottereau hésita. « Vous vouliez quoi ? »

La haute silhouette fit courir un doigt inconsolable sur la mécanique graisseuse.

« Monsieur Porte ?

— PARDON ? OH. OUI. J’AI UN TRAVAIL À VOUS DEMANDER… »

Il sortit à grands pas de la forge et revint presque aussitôt avec un objet enveloppé dans de la soie. Il le déballa avec précaution.

Il avait taillé un nouveau manche pour la lame – pas un manche droit comme ceux dont on se servait dans les montagnes, mais le manche lourd à double courbure des plaines.

« Vous voulez que je la batte au marteau ? Que je change le rabattoir ? Que je l’emmanche mieux ? »

Pierre Porte fit non de la tête.

« JE VEUX QU’ON LA TUE.

— Qu’on la tue ?

— OUI. COMPLÈTEMENT. QU’ON LA DÉTRUISE JUSQU’À LA DERNIÈRE MIETTE. QU’ELLE SOIT ABSOLUMENT MORTE.

— Jolie faux, dit Bottereau. Ça paraît dommage. Vous avez fait attention à ce qu’elle reste bien affûtée…

— N’Y TOUCHEZ PAS ! »

Bottereau se suça le doigt.

« Marrant, fit-il, j’suis prêt à jurer que je l’ai pas touchée. J’avais la main à plusieurs centimètres. Pour ça, elle coupe, dame. »

Il donna des coups de lame dans le vide.

Il marqua un temps, s’enfonça le petit doigt dans l’oreille et l’y remua un peu.

« Vous savez ce que vous voulez, z’êtes sûr ? » fit-il.

Pierre Porte répéta gravement sa requête.

Bottereau haussa les épaules. « Eh ben, j’imagine que je pourrais la fondre et brûler le manche, dit-il.

— OUI.

— Bon, d’accord. C’est votre faux. Et au fond vous avez raison, évidemment. C’est maintenant de la technologie du passé. Du superflu.

— JE CRAINS QUE VOUS N’AYEZ RAISON. »

Bottereau eut un mouvement sec de son pouce crasseux en direction de la moissonneuse battante. Pierre Porte la savait faite uniquement de métal et de toile ; elle ne pouvait donc pas se tapir. Et pourtant si, elle se tapissait. Et avec une suffisance métallique à faire froid dans le dos, en plus de ça.

« Vous pourriez pousser mademoiselle Trottemenu à en acheter une de même, monsieur Porte. L’idéal pour une ferme comme ça, avec un seul ouvrier. Je vous vois déjà, là-haut, en plein vent, à côté des courroies qui claquent et des bras articulés qui gigotent…

— NON.

— Allez. Elle a les moyens. Paraît que dans l’temps elle a mis de côté des boîtes pleines de trésors.

— NON !

— Euh… » Bottereau hésita. Le dernier « non » renfermait une menace plus certaine que le craquement d’une mince couche de glace sur une rivière profonde. Il laissait entendre qu’insister serait la plus grande imprudence que commettrait jamais le forgeron.

« Vous savez sûrement ce que vous faites, marmonna-t-il.

— OUI.

— Alors, ça vous coûtera, oh… disons, un quart de sou pour la faux, bafouilla l’homme. Vous m’excuserez, mais ça va me brûler beaucoup de charbon, vous voyez, et les nains, ils arrêtent pas d’augmenter les prix…

— TENEZ. QUE CE SOIT FAIT POUR CE SOIR. »

Bottereau ne discuta pas. Une discussion ne ferait que retarder le départ de Pierre Porte, et le forgeron n’en avait aucune envie.

« Très bien, très bien.

— C’EST COMPRIS ?

— D’accord. D’accord.

— SALUT », lança Pierre Porte d’une voix solennelle avant de partir.

Bottereau ferma les battants derrière lui et s’y adossa. Ouf. Brave type, c’est sûr, tout le monde parlait de lui, mais au bout de deux minutes en sa compagnie vous vous sentiez des fourmis partout, comme si on marchait sur votre tombe avant même qu’elle soit creusée.

Il erra parmi les flaques de cambouis, remplit la bouilloire pour le thé et la cala dans un coin du feu. Il ramassa une clé afin de procéder à quelques réglages ultimes sur la moissonneuse battante et avisa la faux appuyée contre le mur.

Il s’en approcha sur la pointe des pieds avant de se rendre compte de l’incroyable stupidité de sa réaction. La faux n’était pas vivante. Elle n’entendait pas. Elle avait la lame plus affûtée que l’ouïe.

Il leva la clé et en eut mauvaise conscience. D’après monsieur Porte… Enfin, monsieur Porte avait dit quelque chose de très curieux, en n’employant pas les mots habituels pour de simples outils. Mais il ne voyait guère d’objection à ça.

Le forgeron abattit la clé avec force.

Il n’y eut aucune résistance. Il aurait juré, là encore, que la clé se déchirait en deux, comme de la mie de pain, à plusieurs centimètres du fil de la lame.

Il se demanda si un objet pouvait être assez tranchant pour posséder, non seulement un fil tranchant, mais l’essence même du tranchant, un champ d’action tranchante qui s’étendait en fait au-delà des derniers atomes de métal.

Il se souvint alors que c’était céder à la sensiblerie et la superstition de la part d’un homme qui savait biseauter un Griplet de dix. On savait à quoi s’en tenir avec une transmission alternative. Soit ça marchait, soit ça ne marchait pas. Ça ne s’entourait certainement pas de mystère.

Il regarda fièrement la moissonneuse battante. Bien entendu, il fallait un cheval pour la tracter. Ça gâchait un peu son plaisir. Les chevaux appartenaient au passé ; l’avenir appartenait à la moissonneuse battante et à ses descendants qui permettraient de réaliser un monde plus propre, un monde meilleur. Il suffisait de retrancher le cheval de l’équation. Il avait essayé un mécanisme à ressort, mais ça n’était pas assez puissant. Peut-être que s’il remontait un…

Derrière lui, la bouilloire déborda et éteignit le feu.

Bottereau se fraya un chemin dans la vapeur. C’était à chaque fois le même putain de problème. Dès que vous vouliez réfléchir un peu sérieusement, fallait toujours qu’une bêtise vienne vous distraire.



Madame Cake tira les rideaux.

« Qui est exactement Un-homme-seau ? » demanda Vindelle.

Elle alluma deux bougies et s’assit.

« L’appartenait à une de ces tribus païennes des Terres d’Howonda, répondit-elle sèchement.

— Drôle de nom, Un-homme-seau, fit Vindelle.

— C’est pas son nom complet, dit mystérieusement madame Cake. Maintenant, faut qu’on s’tienne les mains. » Elle le regarda d’un air songeur. « Nous faut quelqu’un d’autre.

— Je peux appeler Crapahut, proposa Vindelle.

— J’veux pas de croque-mitaine sous ma table pour qu’il essaye de m’reluquer la culotte, répliqua madame Cake. Ludmilla ! » cria-t-elle. Au bout d’un petit moment, le rideau de perles de la cuisine s’écarta et livra passage à la jeune femme qui avait ouvert la porte à l’arrivée de Vindelle. « Oui, maman ?

— Assieds-toi, ma fille. On a besoin de toi pour la séance.

— Oui, maman. »

La jeune femme sourit à Vindelle.

« Voici Ludmilla, la présenta brièvement madame Cake.

— Enchanté, vraiment », fit Vindelle. Ludmilla le gratifia du sourire radieux, cristallin, que mettent au point ceux qui ont appris depuis longtemps à ne pas laisser transparaître leurs sentiments.

« Nous nous connaissons déjà », dit Vindelle. Ça doit faire au moins vingt-quatre heures depuis la pleine lune, songea-t-il.

Tous les symptômes ont quasiment disparu. Quasiment. Bien, bien, bien…

« C’est ma grande honte, dit madame Cake.

— Maman, tu recommences, protesta Ludmilla sans rancune.

— Joignez les mains », ordonna sa mère.

Ils restèrent ainsi, sans bouger, dans la pénombre. Puis Vindelle sentit la main de madame Cake se retirer.

« J’ai oublié l’verre, dit-elle.

— Je croyais, madame Cake, que vous étiez contre les oui-ja et ce genre de… » commença Vindelle. Il entendit un glou-glou du côté du buffet. Madame Cake posa un verre plein sur la nappe et se rassit.

« J’suis contre », dit-elle.

Le silence retomba. Vindelle se racla nerveusement la gorge.

« D’accord, Un-homme-seau, finit par dire madame Cake, j’sais que t’es là. »

Le verre bougea. Le liquide ambré à l’intérieur clapota doucement.

Une voix désincarnée chevrota : « salut, visage pâle, depuis les bienheureuses chasses éternelles…

— Arrête-moi ça, ordonna madame Cake. Tout le monde sait que tu t’es fait écraser par une charrette dans la rue de la Mélasse parce que t’étais soûl, Un-homme-seau.

— pas d’ma faute, pas d’ma faute, est-ce que c’est d’ma faute si mon grand-père a déménagé ici ? en toute justice, j’aurais dû mourir déchiqueté par un couguar, un mammouth géant ou autre chose. On m’a privé de mon droit de mourir.

— Monsieur Pounze, là, il veut te poser une question, Un-homme-seau, dit madame Cake.

— elle est heureuse ici et elle attend que vous la retrouviez, fit Un-homme-seau.

— Qui ça ? » lança Vindelle.

La question parut intriguer Un-homme-seau. Sa réplique se passait habituellement d’explication.

« qui aimeriez-vous que ce soit ? demanda-t-il prudemment. je peux boire mon verre, maintenant ?

— Pas encore, Un-homme-seau, répliqua madame Cake.

— ben, j’en ai besoin, moi. y a vachement de monde ici.

— Quoi ? fit aussitôt Vindelle. Des fantômes, vous voulez dire ?

— y en a des centaines », répondit la voix d’Un-homme-seau.

Vindelle était déçu.

« Seulement des centaines ? Ça ne fait pas beaucoup, je trouve.

— Y a pas beaucoup de gens qui deviennent des fantômes, expliqua madame Cake. Pour être un fantôme, faut avoir, par exemple, un travail important à terminer, ou une revanche à prendre, ou un projet cosmique dans lequel on est qu’un pion.

— ou une soif terrible, ajouta Un-homme-seau.

— Écoutez-le, celui-là, fit madame Cake.

— moi, je voulais rester dans le monde des esprits, de l’esprit-de-vin surtout, hngh. hngh. hngh.

— Alors, qu’est-ce qui arrive à la force vitale si les choses arrêtent de vivre ? demanda Vindelle. C’est ça qui cause tous ces ennuis ?

— Réponds au monsieur, ordonna madame Cake à Un-homme-seau qui avait l’air peu coopératif.

— de quels ennuis vous parlez ?

— Des machins qui se dévissent. Des pantalons qui courent tout seuls. Tout le monde qui se sent davantage vivant. Des choses de ce genre.

— ça ? c’est rien, ça. voyez, la force vitale s’en revient par où elle peut, pas la peine de vous inquiéter pour ça. »

Vindelle posa la main sur le verre.

« Mais il y a une chose dont je devrais m’inquiéter, non ? dit-il tout net. C’est la question des petits souvenirs de verre.

— pas envie d’en parler.

— Dis-lui. »

C’était la voix de Ludmilla, une voix profonde mais séduisante, d’une certaine façon. Lupin ne la quittait pas des yeux. Vindelle sourit. C’était un des avantages qu’offrait la mort. On remarquait des détails qui échappaient aux vivants.

Un-homme-seau répondit d’un ton criard et irrité.

« il va faire quoi, si je lui dis, hein ? je risque de me fourrer dans un drôle de pétrin pour un truc pareil.

— Alors, est-ce que vous pouvez me dire si je devine bien ? demanda Vindelle.

— ou-ui. peut-être.

— Allez-y, monsieur Pounze », fit Ludmilla. Elle avait vraiment une voix que Vindelle aurait aimé caresser.

Il se racla la gorge.

« Je crois, commença-t-il, enfin, je crois que ce sont des espèces d’œufs. Je me suis dit… pourquoi le petit-déjeuner ? Puis je me suis dit… des œufs… »

Toc.

« Oh. Bon, c’était peut-être une idée ridicule…

— excusez-moi, c’est un ou deux coups pour oui ?

— Deux ! » cracha la médium.

TOC. TOC.

« Ah, souffla Vindelle. Et ils éclosent pour devenir un truc avec des roulettes ?

— deux coups pour oui, c’est ça ?

— ’arfaitement ! »

TOC. TOC.

« C’est bien ce que je pensais. C’est bien ce que je pensais ! J’en ai trouvé un sous mon parquet qui essayait d’éclore là où il n’y avait pas assez d’espace ! » croassa Vindelle. Il fronça alors les sourcils.

« Mais éclore pour devenir quoi ? »



Mustrum Ridculle entra dans son cabinet au petit trot et décrocha son bourdon de mage du râtelier au-dessus de la cheminée. Il se lécha le doigt et toucha timidement le sommet du bourdon. Une petite étincelle octarine jaillit et une odeur de fer-blanc graisseux se répandit.

Il revint vers la porte.

Puis il se retourna lentement car son cerveau avait juste eu le temps d’analyser le fouillis de son cabinet et de repérer ce qui clochait.

« Merde, qu’est-ce que ce machin fout là ? » dit-il.

Il poussa la chose du bout de son bourdon. Elle roula un peu en ferraillant.

Elle ressemblait vaguement, mais pas trop, à cet appareil que les femmes de chambre trimballent bruyamment, dans lesquels elles mettent des balais, des draps propres et tout l’attirail dont elles ont besoin. Ridculle prit mentalement note d’en parler à l’intendante. Puis il oublia.

« Ces putain d’engins à roulettes, ils se fourrent partout », marmonna-t-il.

Sur le mot « putain », quelque chose qui ressemblait à une grosse mouche à viande hérissée de dents de chat surgit du néant, voleta follement en inventoriant le décor, puis se lança à la suite de l’archichancelier indifférent.

Les mots des mages ont du pouvoir. Et les jurons aussi. Et comme elle se cristallisait pour ainsi dire d’un rien, la force vitale trouvait des débouchés où elle pouvait.



« des villes, dit Un-homme-seau, c’est des œufs de ville, je crois. »



Les grands mages se réunirent à nouveau dans la Grande Salle. Même le major de promo éprouvait une certaine excitation. On jugeait contraire à l’étiquette d’user de magie contre les collègues mages, et contre les civils c’était déloyal. Une bonne décharge justifiée de temps en temps, ça faisait du bien.

L’archichancelier les passa en revue.

« Doyen, pourquoi vous portez toutes ces rayures sur la figure ? s’enquit-il.

— Camouflage, archichancelier.

— Camouflage, hein ?

— Yo, archichancelier.

— Ah, bon. Si ça vous fait plaisir, c’est l’principal. »

Ils se glissèrent dehors vers le bout de terrain qui avait été le petit territoire de Modo. Du moins, la plupart se glissèrent. Le doyen, lui, progressait par une succession de bonds tournoyants, se plaquait régulièrement contre le mur et scandait des « hop ! hop ! hop ! » à voix basse.

Il parut complètement déconfit lorsqu’il découvrit que les autres tas de compost se trouvaient toujours là où Modo les avait dressés.

Le jardinier, qui avait suivi le commando et que le doyen avait failli écraser à deux reprises, s’affaira un moment autour d’eux.

« Ils se tiennent à carreau, dit le doyen. Moi, je dis qu’il faut faire sauter ces putain de…

— Ils sont même pas encore chauds, dit Modo. Celui-là, ça doit être le plus vieux.

— Vous voulez dire qu’on a rien contre quoi se battre ? » fit l’archichancelier.

La terre trembla sous leurs pieds. Puis un bruit métallique faible leur parvint de la direction des ambulatoires.

Ridculle fronça les sourcils.

« Y a quelqu’un qui recommence à balader ces putain de paniers en fil de fer, dit-il. Y en avait un dans mon bureau ce soir.

— Huh, fit le major de promo. Moi, y en avait un dans ma chambre. J’ai ouvert mon armoire, et il était dedans.

— Dans votre armoire ? Vous l’avez mis là pour quoi faire ? demanda Ridculle.

— Ce n’est pas moi. Je vous l’ai dit. C’est sûrement les étudiants. C’est bien leur genre d’humour. Une fois, un de ces farceurs m’a mis une brosse à cheveux dans mon lit.

— Je m’suis déjà cassé la figure sur un de ces engins, poursuivit l’archichancelier, et quand j’ai regardé derrière moi, quelqu’un l’avait emporté. »

Le ferraillement se rapprocha.

« D’accord, mon p’tit ami qui s’croit si malin », grommela Ridculle en faisant rebondir une ou deux fois d’un air entendu son bourdon dans la paume de sa main.

Les mages reculèrent contre le mur.

Le pousseur de chariot fantôme était presque sur eux.

Ridculle gronda et bondit de sa cachette.

« Ah, ah, mon mignon… foutredieux ! »



« Vous fichez pas d’moi, fit madame Cake. Les villes, ça vit pas. Je sais qu’on le dit, mais pas sérieusement. »

Vindelle Pounze tourna et retourna une des boules de neige dans sa main.

« Elle doit en pondre des milliers, dit-il. Mais elles ne vont pas toutes survivre, évidemment. Sinon, des villes, on en aurait jusque-là, pas vrai ?

— Vous nous dites que ces petites boules éclosent pour devenir des espaces immenses ? demanda Ludmilla.

— pas tout de suite, y a d’abord le stade mobile.

— Un machin sur roues, fit Vindelle.

— c’est ça. vous savez déjà, à ce que je vois.

— Je crois que je savais, dit Vindelle Pounze, mais je ne comprenais pas. Et qu’est-ce qui se passe après le stade mobile ?

— sais pas. »

Vindelle se leva.

« Alors il est temps de le découvrir », déclara-t-il.

Il jeta un coup d’œil à Ludmilla et Lupin. Ah. Oui. Et pourquoi pas ? Si on aide quelqu’un en chemin, songea Vindelle, alors on ne vit pas sa vie, ou ce qui en tient lieu, en vain.

Il se voûta délibérément et prit une voix légèrement éraillée.

« Mais je ne me sens pas bien solide sur mes jambes ces temps-ci, chevrota-t-il. On me rendrait un grand service en m’aidant à marcher. Est-ce que vous pourriez me raccompagner jusqu’à l’Université, ma jeune dame ?

— Ludmilla sort pas beaucoup en ce moment à cause de sa santé qu’est… intervint aussitôt madame Cake.

— Excellente, termina Ludmilla. Maman, tu sais bien que ça fait plus d’une journée que la pleine lu…

— Ludmilla !

— Quoi, c’est vrai.

— C’est pas sûr pour une jeune femme de se promener dans les rues, d’nos jours, objecta madame Cake.

— Mais le merveilleux chien de monsieur Pounze ferait fuir le criminel le plus dangereux », dit Ludmilla.

Aussi sec, Lupin aboya joyeusement et fit le beau. Madame Cake le regarda d’un œil critique.

« Une bête très obéissante, c’est sûr, admit-elle à contrecœur.

— C’est décidé, alors, fit Ludmilla. Je vais chercher mon châle. »

Lupin roula sur le dos. Vindelle le poussa du pied.

« Sage », dit-il.

Un-homme-seau toussa d’un air éloquent.

« D’accord, d’accord », fit madame Cake. Elle saisit un paquet d’allumettes sur le buffet, en alluma distraitement une de l’ongle et la lâcha dans le verre de whisky. L’alcool brûla d’une flamme bleue, et quelque part dans le monde des esprits le spectre d’un double whisky bien tassé fit encore moins long feu.

Au moment où il sortait de la maison, Vindelle Pounze crut entendre une voix fantomatique entonner une chanson.



Le chariot s’arrêta. Il pivota d’un côté, puis de l’autre, comme s’il observait les mages. Puis il opéra un demi-tour rapide en trois manœuvres et fila à toute allure dans un bruit de ferraille.

« Attrapez-le ! » rugit l’archichancelier.

Il pointa son bourdon et lâcha une boule de feu qui transforma un petit carré de pavés en une substance jaune parcourue de bulles. Le chariot véloce tangua follement mais poursuivit sa course malgré une roue qui bringuebalait et couinait.

« Ça vient des dimensions de la Basse-Fosse ! s’exclama le doyen. Dessoudez-moi cette ferraille ! »

L’archichancelier lui posa une main apaisante sur l’épaule. « Racontez pas de bêtises. Les Choses de la Basse-Fosse ont davantage de tentacules et de bidules. Elles ont pas l’air fabriquées. »

Ils se retournèrent en entendant un autre chariot. Il arriva en bringuebalant avec insouciance par un couloir transversal, s’arrêta lorsqu’il vit les mages – ou qu’il les perçut par un sens quelconque – et produisit une imitation honorable d’un chariot fraîchement abandonné.

L’économe s’en approcha sans bruit.

« Pas la peine de faire semblant, dit-il. On sait que tu bouges.

— On t’a tous vu », ajouta le doyen.

Le chariot gardait l’air de rien.

« Il ne peut pas penser, dit l’assistant des runes modernes. Il n’y a pas la place pour un cerveau.

— Qui vous dit qu’il pense ? fit l’archichancelier. Il fait rien d’autre que se déplacer. Qui a besoin d’un cerveau pour ça ? Même les crevettes se déplacent. »

Il fit courir un doigt sur le métal.

« En réalité, les crevettes sont plutôt intell… commença le major de promo.

— La ferme, le coupa Ridculle. Hmm. Est-ce que c’est vraiment fabriqué ?

— C’est du fil de fer, répondit le major de promo. Le fil de fer, on est obligé de le fabriquer. Et il y a les roues. On ne trouve pas grand-chose de naturel avec des roues.

— C’est juste que de tout près ç’a l’air…

— … d’une seule pièce, fit l’assistant des runes modernes qui s’était péniblement agenouillé afin de mieux examiner l’engin. D’un seul tenant. Fait d’un bloc. Comme une machine qu’on aurait fait pousser. Mais c’est idiot.

— Peut-être. N’y a-t-il pas une espèce de coucou dans les montagnes du Bélier qui construit des pendules pour nicher dedans ? demanda l’économe.

— Oui, mais c’est un rituel de séduction, rétorqua d’un ton dégagé l’assistant des runes modernes. D’ailleurs, ils ne sont jamais à l’heure, ces coucous-là. »

Le chariot bondit vers une brèche qui se dessinait entre les mages, malheureusement la brèche était déjà occupée par l’économe qui poussa un cri et tomba en avant dans le panier. Le chariot ne s’arrêta pas mais poursuivit bruyamment sa course en direction des portes.

Le doyen leva son bourdon. L’archichancelier s’en saisit.

« Vous risquez de toucher l’économe, dit-il.

— Rien qu’une petite boule de feu ?

— C’est tentant, mais non. Venez. Tous dessus.

— Yo !

— Si vous voulez. »

Les mages se lancèrent pesamment à la poursuite du fuyard. Derrière eux, sans que personne ne les ait encore remarqués, toute une volée de jurons de l’archichancelier voltigeaient et bourdonnaient.

Quant à Vindelle Pounze, il conduisait une petite délégation vers la bibliothèque.



Le bibliothécaire de l’Université de l’Invisible traversa la salle à coups de phalanges rapides tandis que des chocs violents ébranlaient la porte.

« Je sais que vous êtes là, lui parvint la voix de Vindelle Pounze. Il faut nous laisser entrer. C’est d’une importance vitale.

— Oook.

— Vous ne voulez pas ouvrir ?

— Oook !

— Alors vous ne me laissez pas le choix… »

D’antiques moellons de maçonnerie s’écartèrent lentement. Du mortier s’émietta.

Puis une partie du mur s’écroula et livra passage à Vindelle Pounze par une ouverture en forme de Vindelle Pounze. La poussière fit tousser l’ex-mage.

« J’ai horreur de ça, fit-il. Je ne peux pas m’empêcher de me dire que j’entretiens les préjugés populaires. »

Le bibliothécaire lui atterrit sur les épaules. Sans conséquence notable, à la grande surprise de l’orang-outan. D’ordinaire, un orang-outan de cent cinquante kilos perturbe sensiblement la marche d’un individu, mais Vindelle le portait aussi facilement qu’une collerette.

« Je crois qu’il nous faut l’Histoire ancienne, fit-il. Dites, vous ne pourriez pas arrêter de vouloir m’arracher la tête ? »

Le bibliothécaire regarda autour de lui d’un air affolé. Normalement, sa technique ne ratait jamais.

Puis ses narines s’évasèrent.

Le bibliothécaire n’avait pas toujours été un anthropoïde. Une bibliothèque est un lieu de travail à haut risque, et une explosion magique l’avait transformé en primate. Humain, il s’était montré plutôt inoffensif, même si on s’était depuis tellement bien habitué à son nouveau physique que peu de gens s’en souvenaient. Mais la métamorphose avait ouvert la porte à tout un éventail de sens et de souvenirs d’espèce. Et l’un des plus profonds de ces sens, des plus essentiels, des mieux inscrits dans les gènes se rapportait aux formes. Il remontait à l’aube de la sapience. Des formes dotées de museaux, de crocs et de quatre pattes se rangeaient, dans l’esprit simien évolué, sous la rubrique « mauvaises nouvelles ».

Un très gros loup était entré à pas feutrés par la brèche dans le mur, suivi par une jeune femme séduisante. Les plombs du bibliothécaire sautèrent momentanément.

« Et je pourrais parfaitement, reprit Vindelle, vous nouer les bras dans le dos.

— Eeek !

— Ce n’est pas un loup ordinaire. Vous avez intérêt à le croire.

— Oook ? »

Vindelle baissa la voix. « Et elle n’est peut-être pas techniquement une femme », ajouta-t-il.

Le bibliothécaire regarda Ludmilla. Ses narines s’évasèrent encore. Son front se plissa.

« Oook ?

— D’accord, j’ai peut-être parlé un peu vite. Lâchez-moi, soyez gentil. »

Le bibliothécaire relâcha son étreinte tout doucement et retomba par terre en laissant Vindelle entre Lupin et lui.

L’ex-mage épousseta des éclats de mortier des restes de sa robe.

« Il nous faut des renseignements sur la vie des villes, dit-il. En particulier, il faut que je sache… »

Il entendit un petit bruit métallique.

Un panier en fil de fer roulait nonchalamment autour du pâté des rayonnages les plus proches. Il était plein de livres. Il s’arrêta dès qu’il comprit qu’on l’avait vu, et s’arrangea pour donner l’impression de n’avoir jamais bougé.

« Le stade mobile », souffla Vindelle Pounze.

Le panier de fil de fer s’efforça de reculer petit à petit sans avoir l’air de se déplacer. Lupin gronda.

« C’est de ça que parlait Un-homme-seau ? » demanda Ludmilla. Le chariot disparut. Le bibliothécaire grogna et partit à sa recherche.

« Oh, oui. Quelque chose qui se rend utile, dit un Vindelle soudain en proie à une joie presque maniaque. C’est comme ça que ça marche. D’abord quelque chose qu’on veut garder et ranger dans un coin. Ils ne sont pas des milliers à trouver les conditions requises pour la métamorphose, mais ça n’a pas d’importance, vu qu’ils sont des milliers, alors sur le nombre… Puis, le stade suivant, c’est quelque chose de pratique, qui passe partout, que jamais personne n’imaginerait capable de se déplacer tout seul. Mais tout ça arrive au mauvais moment !

— Comment une ville peut-elle être vivante ? C’est uniquement composé d’éléments morts ! dit Ludmilla.

— Comme les gens. Croyez-moi. J’en sais quelque chose. Mais vous avez raison, je trouve. Cette histoire-là n’aurait pas dû arriver. C’est toute cette force vitale en surplus. Ça… ça fausse l’équilibre. Ça donne une réalité à ce qui n’est pas véritablement réel. Et ça se produit trop tôt, et trop vite… »

Le bibliothécaire poussa un cri perçant. Le chariot jaillit d’une autre rangée de rayonnages, les roulettes à peine visibles sous l’effet de la vitesse, et fonça vers le trou dans le mur tandis que l’orang-outan, accroché d’une main résolue, flottait dans son sillage comme un drapeau pansu.

Le loup bondit.

« Lupin ! » brailla Vindelle.

Mais depuis le jour où le premier homme des cavernes a fait rouler une rondelle de rondin au bas d’une colline, les canidés ressentent un besoin irrépressible de courir après tout ce qui circule sur roues. Lupin cherchait déjà à mordre le chariot.

Ses mâchoires se refermèrent sur une roulette. Il y eut un hurlement, un glapissement du bibliothécaire, puis anthropoïde, loup et panier métallique finirent en vrac contre le mur.

« Oh, le pauvre ! Regardez-le ! »

Ludmilla se précipita et s’agenouilla près du loup blessé.

« Il lui a roulé sur les pattes, tenez !

— Et il a sans doute perdu deux ou trois dents », dit Vindelle. Il aida le bibliothécaire à se relever. Il vit une lueur rouge dans les yeux de l’anthropoïde. On avait essayé de lui voler ses livres. Assurément la meilleure preuve pour un mage que les chariots n’avaient pas de cervelle.

Vindelle baissa la main et arracha d’une torsion les roues du chariot.

« Olé, fit-il.

— Oook ?

— Non, pas “au lait” », répliqua Vindelle.

Lupin avait la tête délicatement posée sur les genoux de Ludmilla. Il avait perdu une dent et son pelage était en broussaille. Il ouvrit un œil et fixa Vindelle d’un regard jaune de connivence pendant qu’on lui caressait les oreilles. Voilà un petit veinard de toutou, songea Vindelle, qui va en profiter pour lever une patte et gémir.

« Bon, dit-il. À présent, bibliothécaire… vous étiez sur le point de nous aider, je crois.

— Pauvre chien, quel courage », fit Ludmilla.

L’air pathétique, Lupin leva une patte et gémit.



Alourdi par la masse hurlante de l’économe, l’autre panier métallique ne pouvait atteindre la vitesse de son congénère défunt. En outre, une de ses roues traînait inutilement. Il penchait dangereusement d’un bord à l’autre et faillit capoter en fusant en crabe par les portes.

« Je l’ai dans ma ligne de mire ! Je l’ai dans ma ligne de mire ! brailla le doyen.

— Non ! Vous risquez de toucher l’économe ! tonitrua Ridculle. Vous risquez d’endommager un bien de l’Université ! »

Mais le rugissement inhabituel de la testostérone dans ses oreilles empêchait le doyen d’entendre. Une boule de feu vert ardent frappa le chariot dans sa course de guingois. Des roues volantes zébrèrent le ciel.

Ridculle prit une inspiration profonde.

« Espèce de sale… ! » s’écria-t-il.

Le mot qu’il proféra ne disait rien aux mages qui n’avaient pas reçu son éducation campagnarde rustique et ignoraient tout des menus détails de l’élevage. Mais il lui naquit soudain sous le nez une grosse bestiole ronde, noire, luisante, aux sourcils horribles. Elle lui souffla un pfft d’insecte et s’envola pour rejoindre le petit essaim de jurons.

« C’est quoi, cette connerie ? »

Une chose plus petite lui apparut brusquement près de l’oreille.

Ridculle fit un geste vif vers son chapeau.

« Putain ! » L’essaim augmenta d’un individu. « Y a un truc qui vient d’me mordre ! »

Une escadrille de « merde » fraîchement éclos tentèrent vaillamment de s’échapper. Il leur tapa dessus en vain.

« Allez-vous-en, espèces de fils de p… commença-t-il.

— Ne le dites pas ! le coupa le major de promo. Taisez-vous ! »

Personne ne disait jamais à l’archichancelier de se taire. Se taire, c’était bon pour les autres. Soufflé, il se tut.

« Comprenez, chaque fois que vous dites un juron, il se met à vivre, s’empressa d’expliquer le major de promo. D’horribles petites bestioles ailées sortent du néant.

— Bordel de foutredieux ! » lâcha l’archichancelier.

Plop. Plop.

L’économe rampa, hébété, hors des débris enchevêtrés du chariot métallique. Il retrouva son chapeau pointu, l’épousseta, s’en coiffa, fronça les sourcils, et en extirpa une roue. Ses collègues n’avaient pas l’air de lui prêter grande attention.

Il entendit l’archichancelier protester : « Mais j’ai toujours fait ça ! Un bon juron, ça fait pas de mal, ça fait circuler le sang. Attention, doyen, y a un d’ces fum…

— Vous ne pourriez pas dire autre chose ? cria le major de promo par-dessus le vrombissement strident de l’essaim.

— Comme quoi ?

— Comme… oh… comme… flûte.

— Flûte ?

— Oui, ou peut-être mince.

— Mince ? Vous voulez que je dise mince ? »

L’économe rampa jusqu’au groupe. Discuter de détails insignifiants dans des cas d’urgence dimensionnelle était une manie chez les mages.

« Madame Panaris, l’intendante, elle dit toujours “zut ” quand elle fait tomber quelque chose », intervint-il sans qu’on lui demande rien.

L’archichancelier se tourna vers lui.

« Elle dit peut-être zut, grogna-t-il, mais en réalité elle pense mer… »

Les mages se baissèrent vivement. Ridculle réussit à s’arrêter tout seul.

« Oh, flûte », fit-il piteusement. Les jurons se posèrent gentiment sur son chapeau.

« Ils vous aiment bien, constata le doyen.

— Vous êtes leur papa », dit l’assistant des runes modernes.

Ridculle se renfrogna. « Arrêtez donc de jouer aux c… crétins aux dépens de votre archichancelier et remuez-vous plutôt l’c… l’ciboulot pour savoir ce qui s’passe », dit-il.

Les mages regardèrent autour d’eux, l’air d’attendre. Rien n’apparut.

« Vous vous en sortez bien, dit l’assistant des runes modernes. Continuez comme ça.

— Flûte flûte flûte, fit l’archichancelier. Mince mince mince. Zut zut de zut. » Il secoua la tête. « Ça va pas, ça me soulage pas d’un poil.

— Ça éclaircit l’atmosphère, en tout cas », intervint l’économe.

Ils remarquèrent sa présence pour la première fois.

Ils regardèrent les restes du chariot.

« Des trucs qui bourdonnent dans tous les coins, fit Ridculle. Des trucs qui s’mettent à vivre. »

Ils relevèrent la tête en entendant un couinement soudain familier. Deux autres paniers à roulettes traversèrent en bringuebalant la place devant les portes. Le premier était plein de fruits. Le second, pour moitié de fruits et pour moitié d’un petit gamin qui braillait.

Les mages observèrent leur course bouche bée. Des flots de gens galopaient derrière les chariots. Légèrement en tête, les coudes fauchant l’air, une femme décidée passa devant les portes de l’Université en martelant le pavé d’une foulée acharnée.

L’archichancelier empoigna un costaud qui suivait courageusement derrière tout le monde.

« Qu’est-ce qui se passe ?

— Je chargeais des pêches dans cette espèce de panier quand tout d’un coup il a fichu l’camp !

— Et le gamin ?

— Aucune idée. La femme avait un des paniers, elle m’a acheté des pêches, puis… »

Ils se retournèrent tous. Un chariot déboucha en ferraillant d’une ruelle, les aperçut, vira promptement et fonça à travers la place.

« Mais pourquoi ? demanda Ridculle.

— C’est tellement pratique pour y mettre des affaires, non ? fit l’homme. Faut que j’rattrape mes pêches. Ça s’abîme d’un rien, vous savez.

— Et ils vont tous dans la même direction, dit l’assistant des runes modernes. Vous n’avez pas remarqué ?

— Tous dessus ! » s’écria le doyen.

Les autres mages, trop abasourdis pour discuter, lui emboîtèrent lourdement le pas.

« Non… » commença Ridculle avant de comprendre que c’était sans espoir. En outre, il perdait l’initiative. Il formula avec soin le cri de guerre le plus convenable de toute l’histoire de l’expurgation.

« Mort à ces péripatéticiennes de lisier ! » hurla-t-il, et il courut à la suite du doyen.



Pierre Porte travailla tout au long de l’après-midi interminable et lourd, en tête d’un sillon de lieurs et d’empileurs.

Jusqu’à ce qu’un cri s’élève et que les hommes se précipitent vers la haie.

Le grand champ de lago Pisburet s’étendait juste de l’autre côté. Ses ouvriers agricoles poussaient la moissonneuse battante par l’entrée.

Pierre rejoignit ses compagnons appuyés sur la haie. On reconnaissait au loin la silhouette de Bottereau qui donnait des instructions. On fit reculer un cheval effrayé dans les brancards. Le forgeron grimpa sur le petit siège métallique au milieu de la machine et saisit les rênes.

Le cheval avança. Les bras mobiles se déplièrent. La toile se mit à tourner, et sans doute aussi la vis feuilletante, mais ce fut sans importance car quelque chose fit clonk quelque part et tout s’arrêta.

Des cris fusèrent du groupe appuyé contre la haie : « Va t’asseoir sur le bouchon ! » « S’il existait pas, faudrait l’inventer ! » « Mets deux thunes dans l’bastringue ! » et autres bons mots consacrés par l’usage.

Bottereau descendit, tint une conversation à voix basse avec Pisburet et ses ouvriers, puis disparut un moment dans la machine.

« Ça volera jamais !

— Le veau sera pas cher demain ! »

Cette fois, la moissonneuse battante avança d’un ou deux mètres avant que la toile sans fin se déchire et se replie.

Du coup, certains des vieillards au bord de la haie se tordirent de rire.

« Six sous le chargement de ferraille !

— Va chercher l’autre, celle-là est foutue ! »

Bottereau descendit encore. Des sifflets distants lui vinrent aux oreilles tandis qu’il détachait la toile pour la remplacer par une neuve ; il les ignora.

Sans quitter du regard la scène dans le champ d’en face, Pierre Porte sortit une pierre à aiguiser de sa poche et entreprit d’affûter sa faux, lentement, posément.

En dehors des chocs métalliques des outils du forgeron au loin, le chip-chip de la pierre sur le métal était le seul bruit dans l’atmosphère lourde.

Bottereau regrimpa sur la moissonneuse et hocha la tête à l’intention de l’homme qui conduisait le cheval.

« Et c’est reparti, mon kiki !

— Encore un p’tit tour ?

— Passe la main… »

Les cris moururent.

Six paires d’yeux suivirent la moissonneuse battante qui montait le champ, observèrent la manœuvre du demi-tour à la capvirade, la regardèrent revenir.

Elle passa en cliquetant, dans un mouvement oscillatoire et de va-et-vient.

Au bas du champ, elle opéra un demi-tour impeccable.

Elle repassa en ronronnant.

Au bout d’un moment, un des spectateurs lâcha d’un air sombre :

« Ça prendra jamais, c’est moi qui vous l’dis.

— Dame oui. Ça intéressera qui, un machin pareil ? fit un autre.

— Sûr, et c’est qu’une grosse pendule, si on veut aller par là. Fait rien d’plus que monter et descendre un champ…

— … très vite…

— … en coupant le blé le temps de l’dire et en récupérant les grains…

— L’a déjà fait trois rangs.

— Ça, c’est trop fort !

— On voit à peine les pièces bouger ! Qu’est-ce que t’en penses, Pierre ? Pierre ? »

Ils regardèrent autour d’eux.

Il était arrivé au milieu de son second rang et il accélérait.



Mademoiselle Trottemenu entrebâilla la porte d’un poil.

« Oui ? fit-elle avec méfiance.

— C’est Pierre Porte, mam’zelle Trottemenu. On l’ramène. »

Elle ouvrit davantage le battant.

« Qu’est-ce qui lui est arrivé ? »

Les deux hommes entrèrent maladroitement dans un frottement de semelles en essayant de soutenir une silhouette de trente bons centimètres plus grande qu’eux. La silhouette redressa la tête et loucha d’un air hébété vers la demoiselle.

« J’sais pas ce qui lui prend, fit Duc Fondelet.

— Une sacrée bête de travail, dit Guillaume Fausset. Avec lui, dame, vous en avez pour votre argent, mam’zelle Trottemenu.

— Ça sera bien la première fois dans l’pays, répliqua-t-elle aigrement.

— D’un bout à l’autre du champ, un vrai malade, l’essayait d’aller plus vite que l’bidule d’Edouard Bottereau. On était quatre à lier, fallait ça. Et il a failli gagner.

— Posez-le sur le canapé.

— On y a pourtant dit qu’il en faisait trop par un soleil pareil… » Duc tendit le cou pour inspecter la cuisine, des fois que des joyaux et des trésors déborderaient des tiroirs du buffet.

Mademoiselle Trottemenu s’interposa.

« J’en suis sûre. Merci. Maintenant, j’pense que vous avez envie de vous en retourner chez vous.

— Si y a quèque chose qu’on peut faire…

— Je sais où vous habitez. Même que ça fait cinq ans que vous avez pas payé d’loyer. Au revoir, monsieur Fausset. »

Elle les poussa jusqu’à la porte qu’elle leur claqua au nez. Puis elle se retourna.

« Qu’est-ce que vous m’avez fichu, monsieur soi-disant Pierre Porte ?

— JE SUIS FATIGUÉ ET ÇA NE S’ARRANGE PAS. »

Pierre Porte se prit le crâne dans les mains.

« EN PLUS, FAUSSET M’A DONNÉ UNE BOISSON FERMENTÉE RIGOLOTE À BASE DE JUS DE POMME À CAUSE DE LA CHALEUR, ET MAINTENANT JE ME SENS MALADE.

— Ça m’surprend pas. Il distille ça dans les bois. Les pommes, c’est pas la moitié de ce qu’il y a dedans.

— JE NE ME SUIS ENCORE JAMAIS SENTI MALADE. NI FATIGUÉ.

— Ça fait partie de la vie.

— COMMENT LES HUMAINS ENDURENT-ILS ÇA ?

— Ben, le jus d’pomme fermenté, des fois ça aide. »

Pierre Porte, assis sur le canapé, fixait le carrelage d’un air sombre. « MAIS ON A FINI LE CHAMP, dit-il avec un léger accent de triomphe. TOUT EMMEULÉ EN TAS, OU PEUT-ÊTRE L’INVERSE. »

Il se reprit à nouveau le crâne dans les mains.

« AARGH. »

Mademoiselle Trottemenu disparut dans l’arrière-cuisine. On entendit grincer une pompe. Elle revint avec un linge humide et un verre d’eau.

« IL Y A UN TRITON DEDANS !

— Ça prouve qu’elle est fraîche[14] », répliqua mademoiselle Trottemenu qui repêcha l’amphibien avant de le relâcher sur le carrelage où il détala dans une fissure.

Pierre Porte voulut se mettre debout.

« MAINTENANT JE CROIS SAVOIR POURQUOI CERTAINES PERSONNES ONT ENVIE DE MOURIR, fit-il. J’AVAIS ENTENDU PARLER DE LA TRISTESSE ET DE LA SOUFFRANCE MAIS JE N’AVAIS PAS VRAIMENT COMPRIS JUSQU’ICI CE QUE ÇA VOULAIT DIRE. »

Mademoiselle Trottemenu jeta un coup d’œil par la fenêtre poussiéreuse. Les nuages qui s’étaient amoncelés tout l’après-midi planaient au-dessus des collines, gris, teintés d’un soupçon de jaune menaçant. La chaleur oppressait comme un étau.

« Un gros orage se prépare.

— ÇA VA ABÎMER MA MOISSON ?

— Non. Elle séchera après.

— COMMENT VA L’ENFANT ? »

Pierre Porte ouvrit la main. Mademoiselle Trottemenu haussa les sourcils. Le sablier d’or était là, l’ampoule supérieure presque vide. Mais il chatoyait, tantôt visible, tantôt invisible.

« Vous l’avez ? Comment ça s’fait ? Il est là-haut. Elle le tenait comme… (elle pataugea) comme quelqu’un qui tient quelque chose très fort.

— ELLE LE TIENT TOUJOURS. MAIS IL EST AUSSI ICI. OU N’IMPORTE OÙ. CE SABLIER N’EST QU’UNE MÉTAPHORE, APRÈS TOUT.

— Ce qu’elle tient, ç’a l’air drôlement réel.

— CE N’EST PAS PARCE QU’UNE CHOSE EST UNE MÉTAPHORE QU’ELLE N’EST PAS RÉELLE. »

Mademoiselle Trottemenu prit conscience d’un faible écho dans la voix, comme si les mots étaient prononcés par deux personnes dans un synchronisme presque mais pas vraiment parfait.

« Combien de temps il vous reste ?

— UNE AFFAIRE D’HEURES.

— Et la faux ?

— J’AI DONNÉ DES CONSIGNES PRÉCISES AU FORGERON. »

Elle fronça les sourcils. « J’dis pas que le p’tit Bottereau, c’est un mauvais gars, mais vous êtes sûr qu’il les suivra ? C’est beaucoup demander à un homme comme lui de détruire une chose pareille.

— JE N’AVAIS PAS LE CHOIX. LE PETIT POÊLE D’ICI NE CHAUFFE PAS ASSEZ.

— C’est une faux maléfique drôlement coupante.

— JE CRAINS QU’ELLE NE SOIT PAS ASSEZ COUPANTE.

— Et personne a jamais essayé de vous faire ça ?

— ON DIT BIEN QU’AU MOMENT DU GRAND DÉPART ON N’EMPORTE RIEN AVEC SOI ?

— Oui.

— COMBIEN DE GENS L’ONT CRU SÉRIEUSEMENT ?

— Je me souviens, dit mademoiselle Trottemenu, avoir une fois lu quelque chose sur des rois païens dans un désert quelque part qui construisent des pyramides immenses où ils entassent toutes sortes d’affaires. Même des bateaux. Même des filles habillées de pantalons transparents et de deux couvercles de casserole. Vous m’direz pas que c’est bien.

— JE N’AI JAMAIS ÉTÉ TRÈS SÛR DE CE QUI EST BIEN, fit Pierre Porte. JE NE SUIS PAS SÛR QU’UNE NOTION COMME LE BIEN EXISTE. OU LE MAL. ON FAIT FACE À DES SITUATIONS, C’EST TOUT.

— Non, le bien c’est le bien et le mal c’est le mal, répliqua mademoiselle Trottemenu. On m’a appris à faire la différence.

— UN FRAUDEUR INTERLOPE VOUS L’A APPRIS.

— Un quoi ?

— UN CONTREBANDIER.

— Y a pas d’mal à faire de la contrebande !

— JE FAIS SEULEMENT REMARQUER QUE CERTAINS NE SONT PAS DE CET AVIS.

— Ils comptent pas !

— MAIS… »

La foudre s’abattit quelque part sur la colline. Le coup de tonnerre secoua la maison ; quelques briques de la cheminée tombèrent bruyamment dans l’âtre. Puis les fenêtres vibrèrent sous les assauts impétueux du vent.

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