Terry Pratchett Le faucheur

La danse morris est commune à tous les mondes habités du multivers.

On la danse sous des cieux d’azur pour célébrer le réveil de la terre et sous des étoiles stériles parce que c’est le printemps et qu’avec un peu de chance le dioxyde de carbone se dégèlera une fois encore. Ce besoin impérieux anime aussi bien des créatures abyssales qui n’ont jamais vu le soleil que des citadins dont le seul contact avec les cycles de la nature remonte au jour où leur Volvo a écrasé un mouton.

Elle est dansée innocemment par de jeunes mathématiciens à la barbe hirsute au son d’un accordéon qui maîtrise mal Le Locataire de madame Widgery, et impitoyablement par des groupes tels que les Danseurs Morris Ninja de La Nouvelle-Ankh, capables des pires horreurs avec un simple mouchoir et une clochette.

Et on ne la danse jamais correctement.

Sauf sur le Disque-monde, monde plat porté à dos de quatre éléphants qui naviguent à travers l’espace sur la carapace de la Grande A’Tuin, la tortue stellaire.

Et même sur le Disque-monde, on ne la danse correctement que dans un seul endroit. Dans un petit village en altitude des montagnes du Bélier, où le grand secret tout bête se transmet de génération en génération.

Là, les hommes dansent au premier jour du printemps, d’avant en arrière, des clochettes attachées sous les genoux, chemises blanches au vent. On vient les voir. On partage ensuite un bœuf rôti et on estime généralement que c’est une bonne sortie pour toute la famille. Mais ce n’est pas ça le secret. Le secret, c’est Vautre danse. Et pour celle-là, il faut attendre encore un moment.



Un tic-tac s’égrène, tel que pourrait en produire une horloge. Et il existe effectivement dans le ciel une horloge qui distille les tic-tac des secondes fraîchement forgées.

Du moins, ça ressemble à une horloge. Mais c’est en fait tout le contraire, et la grande aiguille n’en fait le tour qu’une seule fois.

Une plaine s’étend sous un ciel morne. De douces ondulations la parcourent qui pourraient rappeler autre chose si on voyait l’ensemble de très loin, et si on le voyait de très loin, on serait bien content de se trouver, disons, très loin.

Trois silhouettes grises flottent juste au-dessus. Ce qu’elles sont exactement, aucune langue ordinaire ne peut le décrire. Certains les appelleraient peut-être des chérubins mais chercheraient en vain leurs joues roses. On pourrait les assimiler à ceux qui s’assurent que s’exercent normalement les lois de la pesanteur et que le temps reste bien distinct de l’espace. Appelons-les des contrôleurs. Des contrôleurs de la réalité.

Ils conversaient sans pour autant parler. Ils n’avaient pas besoin de parler. Il leur suffisait de modifier la réalité de façon à ce qu’ils aient déjà parlé.

L’un dit : Le cas ne s’est jamais présenté. Est-ce faisable ?

L’un dit : Il faudra bien. Il s’agit ici d’une personnalité. Les personnalités ont une fin. Seules les forces perdurent.

L’entité exprima ces mots avec une certaine satisfaction.

L’un dit : Et puis… des irrégularités ont été commises. Qui dit personnalité dit irrégularités. C’est bien connu.

L’un dit : A-t-il mal fait son travail ?

L’un dit : Non. On ne peut pas lui reprocher ça.

L’un dit : Tout le problème est là. Dans le pronom « lui ». Acquérir une personnalité, c’est déjà mal. Nous ne voulons pas que l’exemple se répande. Imaginez un peu, si la gravité s’octroyait une personnalité ? Qu’elle décidait d’aimer les gens ?

L’un dit : Qu’elle en tombe amoureuse, quoi ?

L’un dit, d’une voix qui aurait été plus froide si elle n’avoisinait pas déjà le zéro absolu : Non.

L’un dit : Pardon. Une petite blague à moi.

L’un dit : En plus, il se pose parfois des questions sur son travail. De telles élucubrations sont dangereuses.

L’un dit : Là, pas d’objection.

L’un dit : Alors, nous sommes d’accord ?

L’un, qui avait l’air de ruminer quelque chose depuis quelque temps, dit : Un moment. Ne venez-vous pas d’employer le pronom personnel « moi » ? Vous ne développeriez pas une personnalité, des fois ?

L’un dit, d’un air coupable : Qui ? Nous ?

L’un dit : Qui dit personnalité dit discorde.

L’un dit : Oui. Oui. Très juste.

L’un dit : Entendu. Mais faites attention à l’avenir.

L’un dit : Alors, nous sommes d’accord ?

Ils levèrent les yeux vers la face d’Azraël dont les contours apparaissaient sur fond de ciel. En fait, c’était le ciel.

Azraël hocha lentement la tête.

L’un dit : Bon. C’est où, ce pays-là ?

L’un dit : C’est le Disque-monde. Il parcourt l’espace sur le dos d’une tortue géante.

L’un dit : Oh, un de ces machins-là. Je les ai en horreur.

L’un dit : Vous recommencez. Vous avez dit « je ».

L’un dit : Non ! Non ! Je ne l’ai pas dit ! Je n’ai jamais dit « je » !… Oh, merde…

Il s’embrasa et se consuma à la façon d’un petit nuage de vapeur, vite et sans saletés résiduelles. Presque aussitôt, un autre apparut. Quasiment identique à son frère parti en fumée.

L’un dit : Que ça serve de leçon. Devenir une personnalité, c’est avoir une fin. Et maintenant… allons-nous-en.

Azraël les regarda filer avec légèreté.

Il est difficile de sonder les pensées d’un être si vaste que, dans l’espace réel, sa longueur ne se mesurerait qu’en termes de vitesse de la lumière. Mais il tourna sa masse gigantesque et, parmi la myriade de mondes existants, ses yeux où des étoiles pourraient s’abîmer en cherchèrent un plat.

Sur le dos d’une tortue. Le Disque-monde… Monde et miroir des mondes.

Ç’avait l’air intéressant. Et, dans sa prison d’un milliard d’années, Azraël s’ennuyait.



Et voici la salle où le futur se déverse dans le passé via le goulet du présent.

Des sabliers tapissent les murs. Pas vraiment des sabliers, bien qu’ils en aient la forme. Rien à voir non plus avec ces souvenirs pour la cuisson des œufs, fixés sur une petite plaque où s’étale le nom d’un quelconque séjour de vacances libellé par un artiste sans vergogne aussi doué pour la calligraphie qu’un beignet à la confiture.

D’ailleurs ces sabliers ne contiennent pas de sable. Plutôt des secondes qui changent interminablement le peut-être en révolu.

Et chaque compte-vie porte un nom.

Et la salle baigne dans le sifflement ténu des mortels en train de vivre.

Imaginez la scène…

Et maintenant ajoutez-y un cliquetis qui s’approche, le cliquetis sec de l’os sur la pierre.

Une forme sombre traverse le champ de vision et remonte les rayonnages sans fin de verrerie sifflante. Clic, clic. Voici un sablier dont l’ampoule supérieure est presque vide. Des doigts osseux se lèvent et s’avancent. Retirent le sablier. En voici un autre. Retiré, lui aussi. Et encore d’autres. Beaucoup, beaucoup d’autres. Retirés, retirés.

La routine, quoi. Tous les jours la même chose. Sauf qu’ici les jours n’existent pas.

Clic, clic. La forme sombre passe patiemment en revue les rangées de sabliers.

Et s’arrête.

Hésite.

Parce qu’elle repère un petit sablier d’or, guère plus grand qu’une montre.

Il n’était pas là la veille, sauf qu’ici les veilles n’existent pas non plus.

Des doigts osseux se referment sur l’objet et le lèvent à la lumière.

Il porte un nom en petites capitales.

Ce nom, c’est : LA MORT.

La Mort repose le sablier, puis le reprend. Les grains de sable du temps s’écoulent déjà. Il le retourne, pour voir, au cas où. Le sable continue de s’écouler, mais vers le haut cette fois. Il s’y attendait plus ou moins.

Ce qui veut dire, même si les lendemains n’existent pas ici, qu’il n’y en aura pas. Qu’il n’y en aura plus.

La Mort sent un déplacement d’air dans son dos. Il se retourne lentement et interpelle la silhouette indistincte qui tremblote dans la pénombre.

« POURQUOI ? »

La silhouette lui répond.

« MAIS CE N’EST PAS… NORMAL. »

La silhouette lui répond que si, c’est normal. Pas un muscle ne bouge sur la figure de la Mort, vu qu’il n’en a pas.

« JE VAIS FAIRE APPEL. »

La silhouette lui répond qu’il doit bien le savoir, il n’y a pas d’appel possible. Jamais d’appel. Jamais. La Mort réfléchit, puis fait remarquer :

« J’AI TOUJOURS ACCOMPLI MON DEVOIR AU MIEUX. »

La silhouette flotte plus près. Elle a vaguement l’air d’un moine encapuchonné en bure grise.

La silhouette lui répond : Nous savons. C’est pourquoi nous vous laissons le cheval.



Le soleil rasait l’horizon.

Les créatures dotées de l’existence la plus brève du Disque sont les éphémères, leur durée de vie ne dépasse guère vingt-quatre heures. Deux des plus âgées zigzaguaient sans but au-dessus des eaux d’une rivière à truites et discutaient d’histoire avec quelques jeunes congénères de l’éclosion du soir.

« On n’a plus le soleil d’autrefois, fit l’une.

— C’est bien vrai. On avait du vrai soleil aux bonnes vieilles heures. Tout jaune. Rien à voir avec ce machin rouge.

— Il était plus haut, avec ça.

— Oui. Vous avez raison.

— Les nymphes et les larves vous témoignaient un peu de respect.

— Oui. C’est sûr, renchérit l’autre avec véhémence.

— M’est avis que si les éphémères de ces heures-ci se conduisaient un peu mieux, on aurait encore un vrai soleil. »

Les jeunes écoutaient avec déférence.

« Je me souviens, reprit une vieille, quand tout ça, c’était des champs à perte de vue. »

Les jeunes regardèrent autour d’elles. « Ce sont encore des champs, hasarda l’une d’elles après une pause polie.

— Je me souviens quand c’étaient des champs mieux que ça, répliqua sèchement la vieille.

— Ouais, fit sa collègue. Et il y avait une vache.

— C’est vrai ! Vous avez raison ! Je m’en souviens, de cette vache ! Elle est restée là-bas pendant… oh, quarante, cinquante minutes. Elle était marron, je me rappelle.

— On n’a plus de vaches comme ça de nos heures.

— On n’a plus de vaches du tout.

— C’est quoi, une vache ? demanda l’une des nouveau-nées.

— Vous voyez ? fit la plus vieille d’un ton triomphant. C’est bien ça, l’éphéméroptère moderne. » Elle marqua un temps. « Qu’est-ce qu’on faisait avant de parler du soleil ?

— On zigzaguait au hasard au-dessus de l’eau », répondit une jeune éphémère. Elle ne risquait guère de se tromper.

« Non, avant ça.

— Euh… Vous nous parliez de la Grande Truite.

— Ah. Oui. C’est ça. La Truite. Eh bien, vous voyez, quand on a été une bonne éphémère, qu’on a zigzagué comme il faut ici et là…

— … Et fait attention à ses aînées et supérieures…

— … oui, et fait attention à ses aînées et supérieures, alors la Grande Truite finit par… »

Gloup.

Gloup.

« Oui ? » fit une des jeunes éphémères.

Pas de réponse.

« La Grande Truite finit par quoi ? » lança nerveusement une autre.

Elles baissèrent la tête vers une succession de ronds qui s’élargissaient à la surface de l’eau.

« Le signe sacré ! s’exclama une éphémère. Je me rappelle qu’on m’en a parlé ! Un grand cercle sur l’eau ! Par ce signe se manifestera la Grande Truite ! »

La plus âgée des jeunes éphémères contempla la rivière d’un air songeur. Elle commençait à se dire qu’elle héritait désormais, en tant qu’aînée des éphémères présentes, du privilège de voler au plus près de la surface.

« À ce qu’on dit, fit une collègue tout en haut de la nuée zigzaguante, quand la Grande Truite vient vous chercher, vous vous retrouvez dans un pays où coule… où coule… » Les éphémères ne mangent pas. Elle ne trouvait pas ses mots. « Où coule l’eau, termina-t-elle comme elle put.

— Je me demande, fit l’aînée.

— Ça doit être drôlement bien, là-bas, dit la plus jeune.

— Oh ? Pourquoi donc ?

— Parce que personne ne veut jamais en revenir. »



Par ailleurs, ce que le Disque compte de plus vieux, ce sont les célèbres pins comptables qui poussent à la limite des neiges éternelles des hautes montagnes du Bélier.

Le pin comptable reste un des rares exemples connus d’évolution d’emprunt.

La plupart des espèces évoluent toutes seules au fil du temps, ainsi que l’a voulu dame Nature. Une méthode parfaitement naturelle, donc, organique, accordée sur les cycles mystérieux du cosmos, lequel estime que rien ne vaut des millions d’années d’essais et d’échecs bien frustrants pour dérouiller une espèce et, dans certains cas, lui donner une bonne trempe.

Ce qui est sans doute bien joli au niveau de l’espèce en général, mais du point de vue des individus concernés, c’est une vraie cochonnerie, du moins un petit reptile rose amateur de racines susceptible d’entrer un jour dans la famille porcine.

Aussi les pins comptables évitent-ils tous ces désagréments en laissant les autres végétaux se charger de leur évolution à leur place. Une graine de pin qui se dépose n’importe où sur le Disque récupère aussitôt le code génétique local le plus efficace grâce à la résonance morphique et pousse sous la forme la mieux adaptée au terrain et au climat, en quoi elle se révèle beaucoup plus habile que les arbres indigènes qu’elle spolie d’ailleurs la plupart du temps.

Mais ce qui rend les pins comptables particulièrement intéressants, c’est leur façon de compter.

Vaguement conscients que les humains avaient appris à déterminer l’âge d’un arbre en dénombrant ses anneaux, les premiers pins comptables se sont dit que c’était la raison pour laquelle on les abattait.

Durant la nuit, chaque pin comptable rectifiait son code génétique afin d’afficher sur son tronc, à peu près au niveau des yeux et en lettres pâles, son âge précis. En l’espace d’un an ils frôlèrent l’extinction, décimés par l’industrie de la plaque ornementale des numéros de maisons, et quelques-uns seulement survécurent dans des secteurs difficiles d’accès.

Les six pins comptables d’un massif écoutaient le plus ancien, dont le tronc noueux lui attribuait trente et un mille sept cent trente-quatre ans. La discussion est ici rapportée en accéléré, car elle prit en fait dix-sept ans.

« Je me souviens quand tout ça, ce n’était pas des champs. »

Les pins embrassèrent du regard mille kilomètres de paysage. Le ciel tremblotait comme un mauvais trucage de cinéma sur le voyage dans le temps. De la neige apparut, resta un moment puis fondit.

« Il y avait quoi, alors ? demanda le pin le plus proche.

— De la glace. Si on peut appeler ça de la glace. On avait de vrais glaciers dans le temps. Pas comme ceux d’aujourd’hui, qui restent une saison et disparaissent aussitôt. Ils duraient une éternité.

— Il lui est arrivé quoi, à cette glace, alors ?

— Elle est partie.

— Partie où ?

— Là où vont les choses. Tout finit toujours par s’en aller comme s’il y avait le feu.

— Hou-là. Il était dur, celui-là.

— Quoi donc ?

— L’hiver qu’on vient de passer.

— Vous appelez ça un hiver, vous ? Quand j’étais arbrisseau, là, oui, on avait des hivers… »

L’arbre disparut.

Après un silence accablé de deux ans, un membre du massif s’exclama : « Il est parti ! Comme ça ! Il était là, et puis, pouf, parti ! »

Si les autres arbres avaient été humains, ils auraient raclé des pieds par terre.

« Ce sont des choses qui arrivent, mon gars, dit l’un d’eux avec circonspection. On l’a emmené vers un Meilleur Emplacement[1], tu peux en être sûr. C’était un bon arbre. »

Le jeune arbre, âgé seulement de cinq mille cent onze ans, demanda : « Un meilleur emplacement de quel genre ?

— On n’est pas sûr », répondit un congénère du massif. Il tremblait, mal à l’aise, sous les assauts d’une bourrasque qui soufflait depuis une semaine. « Mais on croit qu’il y a… de la sciure. »

Vu que les arbres ne pouvaient même pas avoir conscience du moindre événement se produisant en moins d’un jour, ils n’entendirent jamais les coups de hache.



Vindelle Pounze, le plus vieux mage de toute l’Université de l’Invisible…

… siège de magie, de sorcellerie et de banquets…

… allait lui aussi mourir.

Il le savait, animé d’un pressentiment fragile et tremblotant. Évidemment, songeait-il alors qu’il propulsait sur les dalles son fauteuil roulant vers son cabinet de plain-pied, tout le monde pressent plus ou moins quand il va mourir, même le petit peuple. On ne sait pas où on se trouvait avant de naître, mais une fois né, on ne tarde pas à s’apercevoir qu’on a déjà en main son billet retour déjà poinçonné.

Mais les mages, eux, savent vraiment. Sauf dans le cas où le décès procède de la violence ou du meurtre, bien entendu. Mais s’il n’est dû qu’à une simple expiration de la vie, eh bien… on sait, voilà. On le pressent généralement à temps pour rendre les livres à la bibliothèque, s’assurer que son meilleur costume est propre et emprunter de grosses sommes d’argent aux amis.

Il avait cent trente ans. Il lui vint à l’esprit qu’il avait été vieux la majeure partie de son existence. Il ne trouvait pas ça très juste, à la vérité.

Et personne n’avait rien dit. Il avait lâché deux ou trois allusions la semaine dernière dans la Salle Peu Commune, et personne n’avait compris. Et aujourd’hui, au déjeuner, c’est tout juste si on lui avait adressé la parole. Même ses soi-disant amis avaient l’air de l’éviter, et pourtant il n’essayait même pas de leur emprunter de l’argent.

C’était comme si on oubliait de lui souhaiter son anniversaire, mais en pire.

Il allait mourir tout seul, et tout le monde s’en fichait.

Il ouvrit la porte d’un coup de roue de fauteuil et farfouilla sur la table voisine pour trouver son briquet à amadou.

Encore un détail, ça. Presque plus personne n’utilisait le briquet à amadou, ces temps-ci. On achetait les grosses allumettes jaunes et nauséabondes que fabriquaient les alchimistes. Vindelle désapprouvait. C’était important, le feu. On n’aurait pas dû pouvoir l’allumer facilement comme ça, c’était manquer de respect. Voilà bien le monde d’aujourd’hui, toujours à courir dans tous les sens et… le feu. Oui, il était aussi beaucoup plus chaud dans le temps. Celui qu’on obtenait de nos jours ne réchauffait pas, à moins de quasiment s’asseoir dessus. C’était quelque chose dans le bois… Pas le bon bois. Plus rien n’était bon aujourd’hui. Tout devenait plus inconsistant. Plus flou. Il n’y avait plus de vraie vie dans rien. Et les jours étaient plus courts. Hmm. Quelque chose clochait du côté des jours. C’étaient des jours plus courts. Hmm. Chaque jour mettait un temps fou à s’écouler, phénomène d’autant plus curieux qu’ils défilaient à toute allure dès lors qu’on les prenait en bloc. On n’exigeait pas grand-chose d’un mage de cent trente ans, et Vindelle avait pris l’habitude de s’attabler jusqu’à deux heures avant le début des repas, histoire de passer le temps.

Des jours interminables qui filaient à la vitesse de l’éclair. Ça n’avait pas de sens. Hmm. Remarquez, on n’avait plus le sens qu’on avait dans le temps.

Et on laissait des gamins diriger l’Université, aujourd’hui. Dans le temps, on la confiait à de vrais mages, des costauds bâtis comme des péniches, pour lesquels on avait du respect. Soudain, ils avaient tous disparu on ne savait où, et ces gamins, dont certains avaient encore quelques-unes de leurs vraies dents, traitaient Vindelle avec condescendance. Comme ce petit Ridculle. Vindelle se souvenait parfaitement de lui. Un gamin maigre, aux oreilles décollées, qui ne se mouchait jamais proprement, qui avait réclamé sa mère en pleurant dès sa première nuit au dortoir. Toujours à méditer un mauvais coup. On avait voulu faire croire à Vindelle que Ridculle était maintenant archichancelier. Hmm. On devait le prendre pour un débile.

Il était où, ce foutu briquet ? Ah, les doigts… On avait de vrais doigts, dans le temps…

Quelqu’un découvrit une lanterne. Quelqu’un d’autre fourra un verre dans sa main tâtonnante.

« Surprise ! »



Dans le vestibule de la maison de la Mort se dresse une horloge au balancier comme une lame mais dépourvue d’aiguilles, parce que dans la maison de la Mort n’existe d’autre temps que le présent. (Il y a eu, bien entendu, un présent avant le présent actuel, mais c’était aussi le présent. Un présent plus vieux, c’est tout.)

Le balancier est une lame qui aurait donné envie à Edgar Allan Poe d’arrêter d’écrire pour entamer une carrière de comique solo dans des tournées de patronages. Il va et vient en ronronnant, découpe en douceur de fines tranches de temps dans le jambon de l’éternité.

La Mort passa devant l’horloge à grands pas et pénétra dans les ténèbres opaques de son cabinet de travail. Albert, son serviteur, l’attendait avec la serviette et les chiffons.

« Bonjour, maître. »

La Mort s’assit en silence dans son grand fauteuil. Albert étala la serviette sur les épaules anguleuses. « Encore une belle journée », dit-il histoire de lancer la conversation.

La Mort ne répondit pas.

Albert fit claquer le chiffon à reluire et rabaissa le capuchon de son maître.

« ALBERT.

— Monsieur ? »

La Mort sortit le tout petit sablier d’or.

« TU VOIS ÇA ?

— Oui, monsieur. Très joli. Encore jamais vu des comme ça. Celui de qui ?

— LE MIEN. »

Les yeux d’Albert pivotèrent. Sur un coin du bureau de la Mort trônait un gros sablier dans un cadre noir. Il ne contenait pas de sable.

« J’croyais que c’était l’autre, là-bas, le vôtre, dit-il.

— ÇA L’ÉTAIT. MAINTENANT C’EST CELUI-CI. UN CADEAU DE DÉPART EN RETRAITE. DE LA PART D’AZRAËL LUI-MÊME. »

Albert examina l’objet dans la main de la Mort.

« Mais… le sable, monsieur. Il s’écoule.

— ON DIRAIT.

— Mais ça veut dire… Je veux dire… ?

— ÇA VEUT DIRE QU’UN JOUR TOUT LE SABLE SE SERA ÉCOULÉ, ALBERT.

— Ça, je l’sais, monsieur, mais… vous… Je croyais que le temps, c’était bon pour les autres, monsieur. Non ? Pas pour vous, monsieur. » À la fin de la phrase, la voix d’Albert était implorante.

La Mort retira la serviette et se leva.

« VIENS AVEC MOI.

— Mais vous êtes la Mort, maître, dit Albert en courant sur ses jambes torses à la suite de la haute silhouette qui traversait déjà le vestibule avant d’enfiler le couloir menant à l’écurie. C’est pas une blague, dites ? ajouta-t-il avec espoir.

— JE N’AI PAS UNE RÉPUTATION DE FARCEUR.

— Ben, non, évidemment, faites excuse. Mais écoutez, vous pouvez pas mourir, vu que vous êtes la Mort, faudrait que vous vous arriviez à vous-même, ce serait comme un serpent qui se mordrait la queue…

— JE VAIS QUAND MÊME MOURIR. C’EST SANS APPEL.

— Mais moi, qu’est-ce que j’vais devenir ? » geignit Albert. La terreur luisait sur ses paroles comme des particules de métal sur le fil d’un couteau.

« IL Y AURA UNE AUTRE MORT. »

Albert se redressa. « Je m’sens vraiment pas capable de servir un nouveau maître, déclara-t-il.

— ALORS RETOURNE DANS LE MONDE. JE TE DONNERAI DE L’ARGENT. TU AS ÉTÉ UN BON SERVITEUR, ALBERT.

— Mais si j’retourne…

— OUI, dit la Mort. TU MOURRAS. »

Dans l’obscurité chaude et chevaline de l’écurie, le coursier pâle de la Mort leva la tête de son avoine et poussa un petit hennissement de bienvenue. Il avait pour nom Bigadin. C’était un vrai cheval. La Mort avait par le passé essayé des coursiers tout feu tout flamme et des montures squelettiques sans les trouver pratiques, surtout les coursiers tout feu tout flamme qui avaient tendance à incendier leurs propres litières et à rester au beau milieu, l’air gêné.

La Mort décrocha la selle de son support et lança un coup d’œil à un Albert en proie à un cas de conscience.

Des milliers d’années plus tôt, Albert avait choisi de servir la Mort plutôt que de mourir. Il n’était pas exactement immortel. Le temps réel était interdit de cité au royaume de la Mort. Seul existait le présent perpétuellement changeant, mais il durait une éternité. Il lui restait moins de deux mois de temps réel ; il les dorlotait comme des lingots d’or.

« Je… euh… commença-t-il. C’est…

— TU AS PEUR DE MOURIR ?

— C’est pas que j’veux pas… J’veux dire, j’ai toujours… La vie, c’est une habitude difficile à perdre, quoi… »

La Mort le regarda curieusement, comme on regarde un scarabée tombé sur le dos qui n’arrive pas à se retourner.

Finalement, Albert se tut.

« JE COMPRENDS, dit la Mort en décrochant la bride de Bigadin.

— Mais ç’a pas l’air de vous tracasser ! Vous allez vraiment mourir ?

— OUI. CE SERA UNE GRANDE AVENTURE.

— Ah bon ? Vous avez pas peur ?

— JE NE SAIS PAS COMMENT ON A PEUR.

— Je peux vous montrer si vous voulez, hasarda Albert.

— NON. JE PRÉFÈRE APPRENDRE TOUT SEUL. JE VAIS VIVRE DES EXPÉRIENCES. ENFIN.

— Maître… si vous partez, est-ce qu’il y aura… ?

— UNE NOUVELLE MORT SURGIRA DE L’ESPRIT DES VIVANTS, ALBERT.

— Oh. » Albert avait l’air soulagé. « Vous sauriez pas à quoi il ressemble, des fois ?

— NON.

— Faudrait peut-être, vous savez, que j’nettoie un brin la maison, que j’fasse un inventaire, des trucs comme ça ?

— BONNE IDÉE, dit la Mort aussi gentiment que possible. QUAND JE VERRAI LA NOUVELLE MORT, JE TE RECOMMANDERAI CHAUDEMENT.

— Oh. Vous allez le voir, alors ?

— OH, OUI. ET JE DOIS PARTIR TOUT DE SUITE.

— Quoi ? Si vite ?

— CERTAINEMENT. PAS DE TEMPS À PERDRE ! » La Mort sella Bigadin, puis il se retourna et tendit fièrement le tout petit sablier sous le nez crochu d’Albert.

« REGARDE ! J’AI DU TEMPS. J’AI ENFIN DU TEMPS ! »

Albert recula nerveusement. « Et maintenant que vous en avez, vous allez en faire quoi ? » demanda-t-il.

La Mort enfourcha son cheval.

« JE VAIS L’EMPLOYER, TIENS. »



La fête battait son plein. La banderole frappée de la légende Au revoire Vindelle – 130 ans épathants commençait un peu à pendouiller dans la chaleur. On en était au stade où il ne restait plus rien à boire que du punch ni à manger que les tortillas extrêmement louches et la sauce jaune bizarre, et tout le monde s’en fichait. Les mages papotaient avec l’entrain forcé des collègues de travail qui se voient toute la journée et se revoient encore toute la soirée.

Vindelle Pounze trônait au beau milieu de tout ça, un gigantesque verre de rhum à la main et un chapeau rigolo sur la tête. Il était presque en larmes.

« Une vraie fête de Départ ! n’arrêtait-il pas de marmonner. J’en avais pas vu depuis que le vieux “Gratteur” Planteclou est parti, articula-t-il si soigneusement qu’on entendait les majuscules. C’était… hmm… l’année du Marsouin… hmm… intimidant. J’croyais que tout le monde avait oublié ça.

— Le bibliothécaire a recherché les détails pour nous, expliqua l’économe en désignant un gros orang-outan qui s’efforçait de souffler dans une langue de belle-mère. C’est aussi lui qui a préparé la sauce à la banane. J’espère que quelqu’un ne va pas tarder à la manger. »

Il se pencha.

« Est-ce que je peux vous servir encore un peu de salade de pommes de terre ? » demanda-t-il de la voix délibérément sonore qu’on réserve aux imbéciles et aux vieillards.

Vindelle se mit une main tremblante en coupe autour de l’oreille.

« Quoi ? Quoi ?

— Encore ! Salade ! Vindelle ?

— Non, merci.

— Une autre saucisse, alors ?

— Quoi ?

— Saucisse !

— Ça me donne des gaz affreux toute la nuit », répondit Vindelle. Il réfléchit un instant, puis il en prit cinq.

« Euh… cria l’économe, est-ce que vous sauriez, des fois, à quelle heure…

— Hein ?

— À quelle ! Heure ?

— Neuf heures et demie, répondit aussitôt mais indistinctement Vindelle.

— Ben, ça, c’est chouette, fit l’économe. Ça vous laisse le reste de la soirée… euh… libre. »

Vindelle farfouilla dans les replis innommables de son fauteuil roulant, véritable cimetière pour coussins flétris, livres écornés et vieux bonbons à demi sucés. Il brandit un petit bouquin à couverture verte et le fourra dans les mains de l’économe.

L’économe le retourna. Griffonnés sur la couverture, s’étalaient les mots : Vindelle Pounze — Son Journale. Un bout de couenne de jambon marquait la page du jour.

Au chapitre des « choses à faire », on avait écrit en pattes de mouche : Mourir.

L’économe ne put s’empêcher de tourner la page.

Oui. À la date du lendemain, « choses à faire » : Naître.

Son regard glissa en coin vers une petite table en bordure de la salle. Malgré la cohue, il restait une zone dégagée autour d’elle, comme si elle bénéficiait d’un espace personnel que nul ne devait franchir.

La cérémonie du Départ imposait des mesures particulières en ce qui concernait la table. Elle devait être revêtue d’un tissu noir brodé de quelques symboles magiques. Elle supportait une assiette remplie d’un assortiment des meilleurs canapés. Et un verre de vin. À l’issue d’une discussion interminable entre mages, on y avait aussi ajouté un chapeau en carton rigolo.

Tout le monde avait l’air d’attendre.

L’économe sortit sa montre et ouvrit le couvercle d’une pichenette.

Il s’agissait d’une de ces montres de gousset dernier cri, avec des aiguilles. Elle affichait neuf heures et quart. Il la secoua. Un petit panneau s’ouvrit sous le chiffre 12 par où un minuscule démon passa la tête et lança : « Mollo, patron, j’pédale aussi vite que j’peux, moi. »

L’économe referma la montre et jeta un regard désespéré autour de lui. Personne d’autre n’avait apparemment envie de s’approcher de Vindelle Pounze. L’économe sentit qu’il lui revenait, par politesse, d’alimenter la conversation. Il passa en revue des sujets possibles. Tous lui parurent délicats.

Vindelle Pounze le tira d’embarras. « Je me demande si je ne vais pas revenir en femme », dit-il d’un air dégagé.

L’économe ouvrit et referma la bouche plusieurs fois.

« J’attends ça avec impatience, poursuivit Pounze. Ça pourrait être… hmm… drôlement marrant. »

L’économe passa frénétiquement en revue son maigre répertoire en matière de bavardage sur les femmes. Il se pencha vers l’oreille noueuse de Vindelle.

« Est-ce que ça n’implique pas, lança-t-il au hasard, de laver des tas de machins ? De faire les lits, la cuisine, tout ça ?

— Pas dans le genre de… hmm… vie que j’ai en tête », lui assura Vindelle.

L’économe se tut. L’archichancelier tapa sur une table à coups de cuiller. « Frères… » commença-t-il une fois qu’il eut obtenu un semblant de silence. Ce qui déclencha une salve d’applaudissements aussi tonitruante que désordonnée.

« … Comme vous le savez tous, nous sommes réunis ici ce soir pour célébrer la… euh… retraite (rires nerveux) de notre vieil ami et collègue Vindelle Pounze. Vous savez, quand je vois le vieux Vindelle assis parmi nous ce soir, ça me rappelle, comme par hasard, l’histoire de la vache qui avait trois jambes de bois. Il y avait donc une vache, et… »

L’économe laissa son esprit vagabonder. Il connaissait l’histoire. L’archichancelier sabotait toujours la chute, et de toute façon il avait d’autres choses en tête.

Il n’arrêtait pas de se retourner pour regarder du côté de la petite table.

L’économe était un brave homme, quoique nerveux, et il aimait bien son travail. Un travail, d’ailleurs, dont aucun autre mage ne voulait. Des tas de mages rêvaient d’être archichancelier, par exemple, ou de diriger l’un des huit ordres de magie, mais quasiment aucun n’avait envie de passer beaucoup de temps dans un bureau à brasser des bouts de papier et à faire des additions. Toute la paperasse de l’Université avait tendance à s’accumuler dans le bureau de l’économe, ce qui voulait dire qu’il allait se coucher épuisé le soir mais qu’au moins il dormait d’un sommeil de plomb et n’était pas obligé de vérifier minutieusement qu’aucun scorpion ne s’était égaré dans sa chemise de nuit.

Éliminer un mage de grade supérieur est un moyen reconnu d’obtenir de l’avancement au sein des ordres. Mais pour vouloir tuer l’économe, il aurait fallu trouver un plaisir solitaire à lire des colonnes de chiffres proprement alignés, et ce type d’amateur ne s’adonne pas souvent au meurtre[2].

Il se rappela son enfance, une éternité plus tôt, dans les montagnes du Bélier. Chaque nuit du Porcher, sa sœur et lui laissaient un verre de vin et un gâteau dehors pour le père Porcher. Tout était différent, à l’époque. Il était beaucoup plus jeune, ne savait pas grand-chose et vivait probablement bien plus heureux.

Par exemple, il ne savait pas qu’il serait un jour mage et s’associerait à d’autres mages pour déposer un verre de vin, un gâteau, un vol-au-vent au poulet plutôt suspect et un chapeau de fête en carton à l’intention de…

… quelqu’un d’autre.

Il y avait aussi des fêtes du Porcher quand il était petit. Elles suivaient toujours le même scénario. Juste au moment où les enfants s’étaient rendus presque malades d’excitation, un adulte lançait malicieusement : « Je crois qu’on va recevoir une visite pas ordinaire ! » Et, chose étonnante, comme s’il n’avait attendu que ça, un tintement louche de cloches porcines retentissait de l’autre côté de la fenêtre, et alors entrait…

… et alors entrait…

L’économe secoua la tête. Un grand-père affublé d’une fausse barbe. Un vieux rigolo chargé d’un sac de jouets qui tapait des pieds pour débarrasser ses bottes de la neige. Quelqu’un qui donnait quelque chose.

Alors que ce soir…

Évidemment, le vieux Vindelle avait sans doute une opinion différente sur la question. Au bout de cent trente ans, la mort doit offrir un certain attrait. On a sûrement envie de savoir ce qui se passe après.

L’anecdote alambiquée de l’archichancelier serpenta cahin-caha jusqu’à sa conclusion. L’assemblée de mages émit des rires respectueux puis s’efforça de comprendre la blague.

L’économe consulta sa montre en douce. Il était à présent neuf heures vingt.

Vindelle Pounze fit un discours. Un discours long, haché, décousu sur le bon vieux temps. Il avait l’air de prendre la plupart des gens qui l’entouraient pour des collègues morts en réalité depuis une cinquantaine d’années, mais ça n’avait aucune importance parce qu’on avait pour habitude de ne jamais écouter le vieux Vindelle.

L’économe n’arrivait pas à détacher les yeux de sa montre. De l’intérieur provenait un couinement de pédales tandis que le démon tricotait patiemment des jambes vers l’infini.

Neuf heures vingt-cinq.

L’économe se demanda comment l’opération était censée se dérouler. Est-ce qu’on entendait – Je crois qu’on va recevoir une visite pas ordinaire du tout – des bruits de sabots dehors ?

Est-ce que la porte s’ouvrait réellement ou est-ce qu’il passait au travers ? Une question idiote. Il avait la réputation de pouvoir pénétrer dans le moindre local clos – surtout dans un local clos, à bien y réfléchir. Enfermez-vous n’importe où, et ce n’est plus qu’une affaire de temps.

L’économe espéra qu’il se servirait de la porte normalement. Ses nerfs étaient déjà tendus à se rompre.

Le niveau des conversations baissait. Pas mal d’autres mages, remarqua l’économe, jetaient des coups d’œil vers la porte.

Vindelle se retrouva au centre d’un cercle qui s’élargissait avec beaucoup de tact. Personne ne l’évitait vraiment, mais un mouvement brownien apparemment fortuit éloignait doucement tout le monde.

Les mages ont la faculté de voir la Mort. Et quand un mage meurt, la Mort vient en personne pour le conduire dans l’au-delà. L’économe se demandait pourquoi on tenait ça pour un privilège…

« Sais pas ce que vous regardez tous », dit Vindelle d’un ton joyeux.

L’économe ouvrit sa montre.

Le panneau sous le 12 se releva sèchement.

« Pourriez pas y aller mollo avec toutes ces secousses ? glapit le démon. Je m’y r’trouve plus, dans mes comptes.

— Pardon », souffla l’économe. Il était neuf heures vingt-neuf.

L’archichancelier s’avança.

« Alors, au revoir, Vindelle, dit-il en serrant la main parcheminée du vieillard. L’Université, sans vous, ça sera plus pareil.

— Sais pas comment on va faire, ajouta l’économe avec reconnaissance.

— Bonne chance dans l’autre vie, dit le doyen. Passez donc nous voir si jamais vous revenez dans le coin et que vous vous rappelez, vous savez, qui vous étiez.

— Faut pas vous gêner, vous entendez ? » fit l’archichancelier.

Vindelle Pounze hocha la tête de bonne grâce. Il n’avait rien entendu de ce qu’on lui avait dit. Il hochait la tête par principe.

Les mages, comme un seul homme, firent face à la porte.

Le panneau sous le 12 se releva encore brusquement.

« Ding ding dong ding, annonça le démon. Dingueli-dingueli dong ding ding.

— Quoi ? fit l’économe en sursautant.

— Neuf heures et demie », traduisit le démon.

Les mages se tournèrent vers Vindelle Pounze, la mine vaguement accusatrice.

« Qu’est-ce que vous regardez comme ça ? » demanda-t-il.

L’aiguille des secondes de la montre poursuivait sa course grinçante.

« Comment vous vous sentez ? brailla le doyen.

— Me suis jamais senti aussi bien, répondit Vindelle. Est-ce qu’il reste un peu… hmm… de rhum ? »

Les mages réunis le regardèrent se verser une dose généreuse dans son gobelet. « Allez-y doucement, avec ce truc, fit nerveusement le doyen.

— À votre santé ! » s’exclama Vindelle Pounze.

L’archichancelier tambourina des doigts sur la table.

« Monsieur Pounze, dit-il, vous êtes vraiment sûr ? »

Vindelle était parti dans une digression. « Il reste des torturerillas ? Remarquez, je n’appelle pas ça manger, moi, fit-il, tremper des bouts de biscuits durs comme du bois dans un machin bourbeux, qu’est-ce qu’on trouve d’intéressant là-dedans ? Ce que je me ferais bien, là, maintenant, c’est un des fameux pâtés en croûte de monsieur Planteur… »

C’est alors qu’il mourut.

L’archichancelier lança un coup d’œil à ses collègues, puis il gagna sur la pointe des pieds le fauteuil roulant et souleva un poignet veiné de bleu pour y prendre le pouls. Il secoua la tête de gauche à droite.

« C’est comme ça que je veux partir, dit le doyen.

— Quoi ? En marmonnant des histoires de pâtés en croûte ?

— Non. Tard.

— Minute. Minute, fit l’archichancelier. C’est pas normal, ça, vous savez. D’après la tradition, la Mort en personne vient quand un ma…

— Peut-être qu’il est débordé, dit aussitôt l’économe.

— C’est vrai, reconnut le doyen. Une grosse épidémie de grippe du côté de Quirm, à ce qu’on m’a dit.

— Et aussi une belle tempête la nuit dernière. Des tas de naufrages, sûrement, ajouta l’assistant des runes modernes.

— Et en plus c’est le printemps… Des avalanches en pagaïe dans les montagnes.

— Toutes sortes de fléaux. »

L’archichancelier se caressa la barbe d’un air songeur.

« Hmm », fit-il.



De toutes les créatures du monde, seuls les trolls croient que tout ce qui vit se déplace dans le temps à reculons. Si le passé est visible et le futur caché, disent-ils, ça signifie qu’on doit être tourné du mauvais côté. Tout ce qui vit traverse l’existence sens devant derrière. Une idée très intéressante si l’on pense qu’on la doit à une espèce dont les membres passent les trois quarts de leur temps à se taper mutuellement sur la tête à coups de cailloux.

De quelque côté qu’on le prenne, le temps est l’apanage des créatures vivantes.

La Mort plongeait au galop à travers des nuages noirs gigantesques.

Maintenant, lui aussi en avait, du temps.

Celui de sa vie.



Vindelle Pounze fouilla l’obscurité des yeux. « Ohé ? lança-t-il. Ohé. Y a quelqu’un ? You-hou ? » Il y eut un murmure mélancolique au loin, comme du vent au bout d’un tunnel.

« Montrez-vous, montrez-vous, là où vous êtes, reprit Vindelle d’une voix tremblant d’une exultation hystérique. Ne vous inquiétez pas. Je suis plutôt impatient, à vrai dire. »

Il claqua de ses mains immatérielles et se les frotta avec un enthousiasme forcé. « Remuez-vous. J’en connais qui ont de nouvelles vies à vivre », insista-t-il.

L’obscurité demeura inerte. Aucune silhouette, aucun bruit. Le vide, sans la moindre forme. L’esprit de Vindelle Pounze se déplaça à la surface des ténèbres.

Le fantôme secoua la tête. « En voilà une blague, marmonna-t-il. Pas normal du tout, ça. »

Il traîna dans le coin un moment puis, parce qu’il ne lui restait apparemment rien d’autre à faire, se dirigea vers le seul refuge qu’il connaissait.

Il l’avait occupé cent trente ans durant. Ledit refuge ne s’attendait pas à son retour et se défendit bec et ongles. Il fallait être soit très décidé soit très puissant pour venir à bout d’une résistance pareille, mais Vindelle Pounze avait été mage pendant plus d’un siècle. Et puis c’était comme cambrioler sa propre maison, la vieille propriété familière où l’on a toujours vécu. On sait où trouver la fenêtre métaphorique qui ferme mal. Bref, Vindelle Pounze réintégra Vindelle Pounze.



Les mages ne croient pas aux dieux, de la même façon que la plupart des gens ne jugent pas indispensable de croire, disons, aux tables. Ils savent qu’elles sont là, qu’elles ont leur raison d’être, ils reconnaissent sûrement qu’elles ont leur place dans un univers bien ordonné, mais ils ne voient pas l’intérêt de croire, de déclamer à tous les vents : « Ô grande table, sans qui nous ne sommes rien. » De toute façon, soit les dieux sont là, qu’on y croie ou non, soit ils n’existent qu’en fonction de la croyance, alors, n’importe comment, autant oublier toutes ces histoires et, comme qui dirait, manger sur les genoux.

L’Université possède néanmoins une petite chapelle à l’écart de la Grande Salle, car on a beau adhérer à l’école de pensée décrite plus haut, on ne devient pas un mage prospère en portant sur les nerfs des dieux, même si ces nerfs n’existent que dans l’impalpable ou le métaphorique. Parce que si les mages ne croient pas aux dieux, ils savent pertinemment que les dieux, eux, y croient.

Et dans cette chapelle reposait le corps de Vindelle Pounze. L’Université avait institué une exposition de vingt-quatre heures suite à l’affaire embarrassante de feu Dameret « Gai Luron » Bitumethé.

Le corps de Vindelle Pounze ouvrit les yeux. Deux pièces de monnaie tintèrent sur le sol de pierre.

Les mains, croisées sur la poitrine, se desserrèrent.

Vindelle leva la tête. Un idiot lui avait collé un lys sur le ventre.

Ses yeux pivotèrent. Une bougie brûlait de chaque côté de son crâne.

Il leva un peu plus la tête.

Deux autres bougies brûlaient aussi au niveau de ses pieds.

Que les dieux bénissent le vieux Bitumethé. Sans lui je contemplerais déjà le dessous d’un couvercle en sapin premier prix.

Marrant, ça, se dit-il. Je pense. Clairement.

Wouah.

Allongé sur le dos, Vindelle sentait son esprit lui emplir à nouveau le corps comme du métal en fusion luisant envahit un moule. Des pensées chauffées à blanc fulgurèrent dans les ténèbres de son cerveau et remirent en branle, d’une décharge, des neurones léthargiques.

Ce n’était jamais comme ça de mon vivant.

Mais je ne suis pas mort.

Ni vivant ni mort.

Mort-vivant, quoi.

Ou vivant-mort.

Oh, bon sang…

Il se redressa d’un balancement des jambes. Des muscles qui n’avaient pas fonctionné correctement depuis soixante-dix ou quatre-vingts ans mirent d’un coup les bouchées doubles. Pour la première fois de sa vie, ou plutôt de sa « durée d’existence », rectifia-t-il, le corps de Vindelle Pounze obéissait aux ordres de Vindelle Pounze. Et l’esprit de Vindelle Pounze n’allait pas s’en laisser conter par une bande de muscles.

Le corps se tenait à présent debout. Les articulations des genoux se rebiffèrent un moment, mais elles n’étaient pas plus capables de résister à la charge de la volonté qu’un moustique à un chalumeau.

La porte de la chapelle était verrouillée. Mais Vindelle découvrit qu’une pression de rien du tout lui suffisait pour arracher la serrure de la boiserie et laisser des traces de doigts dans le métal de la poignée.

« Oh, nom de nom », lâcha-t-il.

Il se pilota dans le couloir. Des chocs de couverts au loin et un bourdonnement de voix laissaient entendre qu’on préparait un des quatre repas quotidiens de l’Université.

Il se demanda si on avait le droit de manger quand on était mort. Sans doute que non, se dit-il.

Arriverait-il à manger, de toute façon ? Il n’avait pas faim, remarquez. Seulement, ben… il savait comment on réfléchissait, marcher et bouger revenait à exciter certains nerfs évidents, mais comment fonctionnait exactement l’estomac ?

Vindelle comprit peu à peu que le corps humain n’obéit pas au cerveau, quoi que s’imagine ledit cerveau. Il obéit en fait à des dizaines de systèmes automatiques compliqués, qui cliquettent et ronronnent sans relâche avec une précision dont on ne prend conscience que le jour où ils tombent en panne.

Il se passa en revue depuis le poste de commande de son crâne. Il observa l’usine chimique silencieuse de son foie avec le même sentiment d’impuissance qu’un constructeur de canoës embrassant du regard le tableau de bord d’un pétrolier géant informatisé. Les mystères de ses reins attendraient qu’il s’en serve. C’était quoi, à propos, une rate ? Et comment la faisait-on marcher ?

Son cœur se serra.

Ou plutôt ne se serra pas.

« Oh, dieux », marmonna Vindelle qui s’appuya contre le mur. Comment ça marchait, déjà, un cœur ? Il tâta quelques nerfs à l’air engageant. Est-ce que c’était systole… diastole… systole… diastole… ! Et il y avait aussi les poumons…

Comme un manipulateur qui fait tournoyer dix-huit assiettes en même temps, comme un néophyte qui essaye de programmer un magnétoscope à partir d’un manuel traduit du japonais en hollandais par un décortiqueur de riz coréen – en fait, comme un homme qui découvre ce que signifie vraiment la maîtrise totale de soi –, Vindelle repartit en titubant.



Les mages de l’Université de l’Invisible font grand cas des repas copieux et consistants. On a peu de chances de pratiquer sérieusement la magie, affirmaient-ils, sans soupe, poisson, gibier, plusieurs assiettées monstrueuses de viande, une ou deux tartes, un gros machin bloblottant coiffé de crème, des petits trucs salés sur canapés, des fruits, toutes sortes de noix et un pavé à la menthe avec le café. Ça tapissait l’estomac. Il était également important que les repas soient servis à intervalles réguliers. C’est ce qui structurait une journée, disaient-ils.

Sauf l’économe, évidemment. Il ne mangeait pas beaucoup mais vivait sur les nerfs. Il était convaincu d’être anorexique, parce qu’à chaque fois qu’il se regardait dans un miroir il voyait un gros type. À savoir l’archichancelier, debout derrière lui, qui lui criait dessus.

Et un sort malheureux voulut qu’il soit assis en face des portes lorsque Vindelle Pounze les enfonça – car c’était plus simple que tripoter les poignées.

Ses dents passèrent à travers la cuiller de bois.

Les mages pivotèrent sur leurs bancs pour ouvrir des yeux ronds.

Vindelle Pounze vacilla un moment, le temps de prendre le contrôle de ses cordes vocales, de ses lèvres et de sa langue, puis annonça : « Je métaboliserais bien un petit verre d’alcool. »

L’archichancelier fut le premier à se ressaisir.

« Vindelle ! fit-il. On vous croyait mort ! »

Il dut reconnaître que ce n’était pas fameux, comme réplique. On n’allonge pas les gens sur un bloc de pierre au milieu de bougies et de lys parce qu’on leur soupçonne un petit mal de tête et l’envie de faire une bonne petite sieste d’une demi-heure.

Vindelle avança de quelques pas. Les mages les plus proches s’affalèrent les uns sur les autres dans leur hâte à fuir.

« Je suis mort, espèce de jeune con, marmonna-t-il. Tu te figures que ça m’amuse d’avoir cette allure-là ? Bon sang ! » Il jeta un regard noir à l’assemblée de mages. « Il y en a un qui sait à quoi ça sert, une rate ? »

Il atteignit la table et réussit à s’asseoir.

« Sans doute quelque chose à voir avec la digestion, dit-il. Marrant, ça, on passe toute sa vie avec ce machin sans arrêt en train de tourner ou je ne sais quoi, de gargouiller, un truc dans le genre, et on n’a même pas idée à quoi ça peut bien servir. Comme quand on est couché au lit, la nuit, et qu’on entend son estomac ou un autre bidule glouglouborygmer. On se dit que c’est juste un gargouillis, mais qui sait quels processus d’échanges chimiques merveilleusement complexes sont en réalité en action…

— Vous êtes un mort-vivant ? fit l’économe qui parvenait enfin à articuler.

— Moi, je n’ai rien demandé, répondit avec irritation feu Vindelle Pounze en regardant les plats (comment diantre faisait-on pour les transformer en Vindelle Pounze ?) Je suis revenu uniquement parce que je n’avais nulle part ailleurs où aller. Vous croyez que ça m’emballe de me retrouver ici ?

— Mais sûrement que… dit l’archichancelier, vous savez… le type, là, avec le crâne et la faux…

— Pas vu, répliqua sèchement Vindelle en inspectant les plats les plus proches. Ça crève drôlement, cette mort-vivance. »

Les mages échangeaient des signes frénétiques par-dessus sa tête. Il leva les yeux et les fusilla du regard.

« Et n’allez pas vous figurer que je ne vois pas vos signes frénétiques », dit-il. Il fut surpris de s’apercevoir que c’était vrai. Des yeux qui avaient contemplé les soixante dernières années à travers un voile pâle et flou lui obéissaient avec la précision d’un appareil optique de pointe.

À vrai dire, deux principaux courants de pensée agitaient les esprits des mages de l’Université de l’Invisible.

D’une part ce que pensait la grosse majorité : C’est affreux, c’est vraiment le vieux Vindelle là-dedans ? C’était un vieux fossile tellement charmant, comment on va se débarrasser de ça ? Comment on va se débarrasser de ça ?

D’autre part ce que pensait Vindelle Pounze dans le cockpit bourdonnant et illuminé de son cerveau : Eh ben, c’est vrai. Il y a une vie après la mort. Et c’est la même. Bien ma veine.

« Bon, lança-t-il, qu’est-ce que vous allez y faire ? »



Cinq minutes plus tard. Une demi-douzaine de mages de haut niveau cavalaient dans un couloir balayé de courants d’air à la suite de l’archichancelier dont la robe se gonflait derrière lui.

Voici sur quoi roulait leur conversation :

« C’est forcément Vindelle ! Ça parle même comme lui !

— Ça n’est pas le vieux Vindelle ! Le vieux Vindelle était beaucoup plus vieux.

— Plus vieux ? Plus vieux que mort ?

— Il a dit qu’il veut récupérer sa chambre, et je ne vois pas pourquoi je devrais déménager…

— Vous avez vu ses yeux ? Des vrilles !

— Hein ? Quoi ? Comment ça ? Vous voulez dire comme le nain qui tient l’épicerie fine de la rue Câble ?

— Je veux dire comme s’ils vous transperçaient !

— … une belle vue sur les jardins et j’y ai fait installer toutes mes affaires, alors ce n’est pas juste…

— C’est déjà arrivé, un truc pareil ?

— Ben, il y a eu le vieux Bitumethé…

— Oui, mais lui ne mourait jamais vraiment, il se peignait la figure en vert, puis il repoussait le couvercle du cercueil et criait : « Coucou, je vous ai bien eus… »

— On n’a jamais eu de zombi chez nous.

— C’est un zombi ?

— Je crois…

— Ça veut dire qu’il va jouer des timbales et danser le bimbo toute la nuit, alors ?

— C’est ce qu’ils font ?

— Le vieux Vindelle ? Pas son genre, à mon avis. Il n’a jamais beaucoup aimé danser de son vivant…

— N’importe comment, on ne peut pas faire confiance à ces dieux vaudou. Méfie-toi d’un dieu qui sourit tout le temps et porte un haut-de-forme, c’est ma devise.

— … pas question de refiler ma chambre à un zombi alors que je l’ai attendue des années…

— Ah bon ? Marrant, ça, comme devise. »



Vindelle Pounze se promenait à l’intérieur de sa tête.

Curieux, ça. Maintenant qu’il était mort – ou qu’il ne vivait plus, il ne savait pas très bien –, il avait les idées plus claires que jamais.

Il avait aussi l’impression de maîtriser plus facilement son corps. Il n’avait quasiment plus à se soucier du machin respiratoire, la rate semblait fonctionner tant bien que mal, les sens réagissaient au quart de tour. Mais l’appareil digestif restait encore un peu mystérieux.

Il se regarda dans une assiette en argent.

Il avait toujours l’air mort. Un visage blafard, le dessous des yeux rouge. Un corps mort. En état de marche mais foncièrement mort. C’était normal, ça ? C’était juste, ça ? C’était ça, la récompense d’avoir été un partisan convaincu de la réincarnation pendant près de cent trente ans ? On revenait sous forme de cadavre ?

Pas étonnant que l’imagerie populaire représente toujours les morts-vivants en colère.



À longue échéance, quelque chose de merveilleux allait se produire.

À brève ou moyenne échéance, quelque chose d’horrible allait se produire.

C’est comme la différence entre découvrir une nouvelle étoile magnifique dans le ciel d’hiver et se trouver réellement tout près de la supernova. Comme la différence entre la beauté de la rosée du matin sur une toile d’araignée et la condition de mouche.

C’était quelque chose qui n’aurait normalement pas dû se produire avant des millénaires.

Mais qui allait se produire maintenant.

Qui allait se produire au fond d’un placard désaffecté dans une cave délabrée des Ombres, le quartier le plus ancien et le plus mal famé d’Ankh-Morpork.

Ploc.

Un bruit moelleux de première goutte de pluie sur un siècle de poussière.



« On pourrait peut-être s’arranger pour qu’un chat noir croise son cercueil.

— Il n’a pas de cercueil ! gémit l’économe dont la raison menaçait toujours de basculer.

— D’accord, alors on va lui acheter un beau cercueil tout neuf et après on le fait croiser par un chat noir ?

— Non, c’est idiot, ça. Faut qu’on lui fasse pisser de l’eau.

— Quoi ?

— Pisser de l’eau. Les non-morts ne peuvent pas faire ça. »

Les mages, entassés dans le bureau de l’archichancelier, méditèrent profondément sur cette information fascinante.

« Z’êtes sûr ? fit le doyen.

— C’est bien connu, répliqua tout net l’assistant des runes modernes.

— Il pissait tout le temps de son vivant, rétorqua le doyen, dubitatif.

— Mais plus depuis qu’il est mort.

— Ouais ? Ça se tient.

— Passer de l’eau, rectifia soudain l’assistant des runes modernes. C’est passer de l’eau. Pardon. Ils ne peuvent pas traverser de l’eau courante.

— Ben, moi non plus je ne peux pas traverser de l’eau courante, fit le doyen.

— Mort-vivant ! Mort-vivant ! » L’économe commençait à craquer.

« Oh, arrêtez de le taquiner, dit l’assistant en tapant dans le dos de l’homme pris de tremblements.

— Ben non, moi, je ne peux pas, répéta le doyen. Je coule.

— Les morts-vivants ne peuvent pas traverser l’eau courante, même sur un pont.

— Et puis, est-ce qu’il est tout seul, hein ? Est-ce qu’on ne va pas être envahis par d’autres comme lui, hein ? » fit l’assistant.

L’archichancelier tambourina des doigts sur son bureau.

« Des morts qui s’baladent partout, c’est pas hygiénique », dit-il.

Ce qui fit taire tout le monde. Personne n’avait envisagé le problème sous cet angle, et seul Mustrum Ridculle pouvait le faire.

Mustrum Ridculle était, selon les points de vue, le pire ou le meilleur archichancelier qu’ait connu l’Université en cent ans.

D’abord, il avait trop de présence. Il n’était pas franchement gros, non, mais il avait une de ces fortes personnalités qui envahissent tout l’espace disponible. Il finissait son dîner complètement soûl, une pratique parfaitement honorable pour un mage. Mais ensuite il retournait dans sa chambre pour y jouer aux fléchettes toute la nuit et repartait à cinq heures du matin chasser le canard. Il criait sur tout le monde. Il essayait d’enjôler ses collègues pour qu’ils suivent son exemple. Et c’est tout juste s’il portait des robes correctes. Il avait décidé madame Panaris, l’intendante redoutée de l’Université, à lui confectionner une espèce de tailleur-pantalon bouffant d’un bleu et d’un rouge criards ; deux fois par jour, les mages stupéfaits le regardaient courir à petites foulées décidées autour des bâtiments de l’Université, son chapeau pointu de mage solidement attaché sur la tête par une ficelle. Il leur lançait des cris joyeux, parce que la particularité des individus dans le genre de Mustrum Ridculle, c’est de croire dur comme fer qu’on aimerait les imiter si seulement on voulait bien essayer.

« Peut-être qu’il va mourir, espéraient-ils entre eux tandis qu’ils le voyaient s’escrimer à briser la croûte à la surface de l’Ankh pour une trempette matinale. Tous ces exercices bons pour la santé, ça doit être malsain pour lui. »

Des anecdotes revenaient aux oreilles de l’Université. L’archichancelier avait tenu deux reprises à poings nus contre Détritus, le gigantesque troll à tout faire du Tambour Rafistolé.

L’archichancelier avait affronté au bras de fer le bibliothécaire à la suite d’un pari ; bien sûr, il n’avait pas gagné, mais il lui restait quand même son bras après la rencontre. L’archichancelier voulait que l’Université forme sa propre équipe de football pour le grand match du jour du Porcher.

Intellectuellement, Ridculle conservait son poste pour deux raisons. D’abord, il ne changeait jamais, jamais, d’avis sur rien. Ensuite, il lui fallait plusieurs minutes pour comprendre toute nouvelle idée qu’on lui soumettait, ce qui est une qualité chez un chef, car l’idée qu’on essaye encore d’expliquer après deux minutes est sûrement importante mais celle qu’on laisse tomber au bout de quelques secondes est presque toujours une broutille pour laquelle on devrait s’abstenir d’embêter le monde.

On aurait dit qu’il y avait davantage de Mustrum Ridculle que ne pouvait raisonnablement en contenir un seul corps.



Ploc. Ploc.

Dans le placard sombre de la cave, toute une étagère était déjà pleine.



Il y avait exactement autant de Vindelle Pounze que pouvait en contenir un seul corps, et il le pilotait prudemment dans les couloirs.

Je ne m’attendais pas à ça, songeait-il. Je ne mérite pas un truc pareil. On a dû faire une erreur quelque part.

Il sentit un courant d’air frais sur sa figure et s’aperçut qu’il avait titubé jusqu’à l’air libre. Devant lui se dressaient les portes de l’Université, verrouillées.

Vindelle Pounze se sentit soudain terriblement claustrophobe. Il avait attendu son propre décès des années durant, c’était arrivé, et voilà qu’il se retrouvait coincé dans ce… dans ce mausolée en compagnie d’une bande de vieux débiles, alors qu’il aurait dû passer le restant de sa vie à l’état de mort. Bon, tout d’abord, sortir et se mettre fin à soi-même…

« B’soir, m’sieur Pounze. »

Il se retourna tout doucement et reconnut la petite silhouette de Modo, le jardinier nain de l’Université, assis dans la pénombre en train de fumer sa pipe.

« Oh. Salut, Modo.

— Paraît qu’on vous a cru mort, m’sieur Pounze.

— Euh… oui. Je l’étais.

— À c’que j’vois, vous vous en êtes remis, alors. »

Pounze hocha la tête et fit d’un regard sombre le tour de l’enceinte. On fermait les portes de l’Université à clé tous les soirs au coucher du soleil, ce qui obligeait les étudiants et le personnel enseignant à faire le mur. Il doutait fort qu’il en soit capable.

Il serra et desserra les poings. Oh, bon…

« Il n’y a pas d’autre porte par ici, Modo ? demanda-t-il.

— Non, m’sieur Pounze.

— Bon, où est-ce qu’on va en ouvrir une ?

— ’mande pardon, m’sieur Pounze ? »

Suivit un bruit de maçonnerie torturée : un trou vaguement de la forme de Pounze venait de s’ouvrir dans le mur. La main de Vindelle réapparut et récupéra son chapeau.

Modo ralluma sa pipe. On voit des tas de trucs intéressants dans ce boulot, se dit-il.



Dans une ruelle, momentanément hors de vue des passants, un certain Raymond Soulier, mort de son état, regarda d’un côté puis de l’autre, sortit un pinceau et un pot de peinture de sa poche puis traça sur le mur les mots suivants :


MORTS, OUI ! ENTERRÉS, NON !


… Et s’enfuit en courant, ou du moins se sauva en titubant à toutes jambes.



L’archichancelier ouvrit une fenêtre sur la nuit.

« Écoutez », dit-il.

Les mages écoutèrent.

Un chien aboya. Quelque part, un voleur siffla ; on lui répondit d’un toit voisin. Au loin, un couple se livrait à une scène de ménage propre à donner envie à tout le quartier d’ouvrir les fenêtres, d’écouter et de prendre des notes. Mais ce n’étaient là que des thèmes principaux par-dessus le bourdonnement permanent de la cité. Ankh-Morpork ronronnait dans sa traversée de la nuit, en route vers l’aube, telle une immense créature vivante, mais ce n’est évidemment qu’une métaphore.

« Ben quoi ? fit le major de promo. Je n’entends rien de spécial.

— C’est ça, justement. Des dizaines de personnes meurent à Ankh-Morpork tous les jours. Si elles s’étaient toutes mises à revenir comme le pauvre vieux Vindelle, vous croyez pas qu’on le saurait ? Ça ferait un d’ces chambards. Plus que d’habitude, j’veux dire.

— Des morts-vivants, il y en a toujours quelques-uns à se balader, fit le doyen d’un air dubitatif. Les vampires, les zombis, les banshees, tout ça.

— Oui, mais c’est des morts-vivants plus normaux, objecta l’archichancelier. Ils savent y faire. Ils sont nés comme ça.

— On ne naît pas pour être mort-vivant, fit observer le major de promo[3].

— C’est traditionnel, j’veux dire, répliqua sèchement l’archichancelier. Là où j’ai grandi, y avait des vampires très respectables. Ils étaient dans leur famille depuis des siècles.

— Oui, mais ils boivent du sang, fit le major de promo. Je n’appelle pas ça respectable, moi.

— J’ai lu quelque part qu’ils n’ont pas vraiment besoin de vrai sang, intervint le doyen, désireux d’apporter sa contribution. Ils ont juste besoin de quelque chose qui se trouve dans le sang. Des hémogobelins, je crois que ça s’appelle. »

Les autres mages le dévisagèrent.

Le doyen haussa les épaules. « Est-ce que je sais, moi ? fit-il. Des hémogobelins. C’est ce que j’ai lu. Ç’a un rapport avec le fer qu’on a dans le sang.

— Moi, je n’ai pas de gobelins de fer dans le sang, ça, j’en suis sûr, dit le major de promo.

— Au moins, les vampires, c’est mieux que les zombis, fit le doyen. Beaucoup plus de classe. Les vampires ne se baladent pas à tout bout de champ en traînant des pieds.

— On peut changer les gens en zombis, vous savez, intervint l’assistant des runes modernes sur le ton de la conversation. On n’a même pas besoin de magie. Seulement du foie d’un poisson rare et d’extrait d’une espèce particulière de racine. Une cuillerée, et quand on se réveille on est un zombi.

— Quel genre de poisson ? demanda le major de promo.

— Comment voulez-vous que je sache ?

— Comment voulez-vous que n’importe qui le sache, alors ? rétorqua méchamment le major de promo. Est-ce qu’un type s’est réveillé un matin en disant : « Hé, j’ai une idée, je vais changer quelqu’un en zombi, tout ce qu’il me faut, c’est du foie de poisson rare et un bout de racine, suffit de trouver les bonnes espèces » ? Vous voyez d’ici la queue devant la cahute, dites ? Numéro 94 : foie de poisson-zèbre rouge et racine de maniac… marche pas. Numéro 95 : foie d’aiguillette et racine de niguedouille… marche pas. Numéro 96…

— De quoi vous parlez ? demanda l’archichancelier.

— Je voulais juste faire remarquer l’improbabilité intrinsèque de…

— Taisez-vous, le coupa l’archichancelier, terre-à-terre. Moi, il m’semble… Moi, il m’semble… Écoutez, faut qu’la mort fasse son œuvre, pas vrai ? Faut qu’la mort survienne. La vie, c’est ça. On vit, et après on est mort. Ça peut pas s’arrêter comme ça.

— Mais il n’est pas venu chercher Vindelle, rappela le doyen.

— La mort se manifeste tout le temps, fit Ridculle en l’ignorant. Toutes sortes de choses meurent à chaque instant. Même les légumes.

— Mais je ne crois pas que la Mort soit jamais venu pour une pomme de terre, répliqua le doyen, sceptique.

— La Mort vient pour tout », assura l’archichancelier.

Les mages opinèrent sagement du chapeau pointu.

« Vous savez quoi ? fit le major de promo au bout d’un moment. J’ai lu l’autre jour que chaque atome du corps change tous les sept ans. Les nouveaux restent accrochés et les anciens dégringolent. Sans arrêt comme ça. Merveilleux, non ? »

Le major de promo produisait le même effet sur une conversation que de la mélasse bien épaisse sur les pédales d’une montre de précision.

« Oui ? Il leur arrive quoi, aux anciens ? demanda Ridculle, intéressé malgré lui.

— Sais pas. Ils flottent dans l’air, j’imagine, jusqu’à ce qu’ils s’accrochent à quelqu’un d’autre. »

L’archichancelier parut insulté.

« Quoi ? Même à un mage ?

— Oh, oui. À tout le monde. Ça fait partie du miracle de l’existence.

— Ah bon ? À moi, ça m’a l’air d’une hygiène déplorable, répliqua l’archichancelier. Y a aucun moyen d’arrêter ça, j’suppose ?

— À mon avis, non, répondit le major de promo. À mon avis, on n’est pas censé arrêter les miracles de l’existence.

— Mais ça veut dire que tout est fait de tout le reste, conclut Ridculle.

— Oui. N’est-ce pas incroyable ?

— C’est dégoûtant, voilà ce que c’est, trancha Ridculle. Bref, ce que j’voulais dire… Ce que j’voulais dire… » Il marqua un temps, tâcha de se souvenir. « On peut pas abolir la mort comme ça, voilà. La mort, elle peut pas mourir. C’est comme demander à un scorpion de se piquer tout seul.

— À la vérité, fit le major de promo, jamais à court de détails, un scorpion peut…

— Taisez-vous, ordonna l’archichancelier.

— Mais on ne va pas tolérer un mage mort-vivant qui se balade partout, fit le doyen. On ne sait pas ce qui peut lui passer par la tête. Il faut qu’on… qu’on lui mette le holà. Pour son bien.

— Voilà, approuva Ridculle. Pour son bien. Ça devrait pas être trop dur. Doit y avoir des dizaines de façons de contrer un mort-vivant.

— L’ail, fit le major de promo tout net. Les morts-vivants n’aiment pas l’ail.

— Je les comprends. Moi, faut pas m’en parler, dit le doyen.

— Mort-vivant ! Mort-vivant ! » s’exclama l’économe en pointant un doigt accusateur. Les autres l’ignorèrent.

« Oui, et puis il y a les objets sacrés, poursuivit le major de promo. Les morts-vivants courants tombent en poussière dès qu’ils posent le regard dessus. Ils n’aiment pas non plus la lumière du jour. Et en mettant les choses au pire, on les enterre à un croisement. Infaillible, ça. Avec un bon pieu pour être sûr qu’ils ne se relèveront pas.

— Enduit d’ail, dit l’économe.

— Ben, oui. J’imagine qu’on peut l’enduire d’ail, concéda le major de promo à contrecœur.

— Je ne crois pas que ce soit bien d’enduire d’ail un bon pieu, dit le doyen. Un peu de lavande sur les draps, c’est mieux.

— Une brique chaude quand il fait froid, ça c’est chouette, ajouta joyeusement l’assistant des runes modernes.

— La ferme », fit l’archichancelier.



Ploc.

Les gonds de la porte finirent par céder et le contenu du placard se déversa dans la cave.



Le sergent Côlon du Guet d’Ankh-Morpork était de service. Il gardait le pont d’Airain, passage principal entre Ankh et Morpork. Pour qu’on ne le vole pas.

Quand il s’agissait de prévenir le crime, le sergent Côlon trouvait plus sûr de voir grand.

Une école de pensée croyait que le meilleur moyen de passer pour un représentant zélé de la loi à Ankh-Morpork, c’était de patrouiller dans les rues et venelles, soudoyer des indicateurs, filer des suspects et ainsi de suite.

Cette école-là, le sergent Côlon la faisait buissonnière. Non pas, s’empressait-il d’affirmer, parce que vouloir réduire le taux de criminalité à Ankh-Morpork équivalait à vouloir réduire celui du sel dans la mer, et que la seule reconnaissance dont pouvait se prévaloir un représentant zélé de la loi était du type « Hé, ce cadavre, là, dans le caniveau, ça serait pas le bon vieux sergent Côlon ? » mais parce que tout fonctionnaire intelligent et entreprenant d’une police de pointe se devait de toujours garder une longueur d’avance sur le criminel moderne. Un jour, des petits malins allaient forcément vouloir voler le pont d’Airain, et alors ils tomberaient sur le sergent Côlon déjà sur place.

En attendant, c’était un coin tranquille à l’abri du vent où il pouvait griller peinard une cigarette et où il ne verrait sûrement rien qui risquerait de le déranger.

Il se pencha, les coudes sur le parapet, en se posant de vagues questions sur la Vie.

Une silhouette émergea en trébuchant de la brume. Le sergent Côlon reconnut le chapeau pointu d’un mage.

« Bonsoir, sergent, croassa son propriétaire.

— B’jour, v’tronneur.

— Auriez-vous l’amabilité de m’aider à monter sur le parapet, sergent ? »

Le sergent Côlon hésita. Mais le gars, c’était un mage. On courait au-devant de sérieux ennuis quand on n’aidait pas les mages.

« Z’essayez une nouvelle magie, v’tronneur ? demanda-t-il joyeusement en aidant le corps maigre mais étonnamment lourd à grimper sur la maçonnerie effritée.

— Non. »

Vindelle Pounze sauta du pont. Suivit un bruit de succion[4].

Le sergent Côlon se pencha pour voir l’Ankh se refermer lentement.

Ces mages, tout de même. Toujours à mijoter des coups fumants.

Il continua de regarder un moment. Au bout de plusieurs minutes, il se produisit un remous dans l’écume et les débris près de la base d’un des piliers du pont, là où une volée de marches graisseuses s’enfonçait dans le fleuve.

Un chapeau pointu apparut.

Le sergent Côlon entendit le mage monter les degrés à pas mesurés et jurer tout bas.

Vindelle Pounze se retrouva bientôt sur le pont. Trempé comme une soupe.

« Faut aller vous changer, conseilla le sergent Côlon. Vous risquez la crève si vous restez comme ça.

— Ha !

— Les pieds devant une bonne flambée, voilà ce que j’ferais, moi.

— Ha ! »

Le sergent Côlon contempla Vindelle Pounze debout dans sa flaque personnelle.

« Vous avez testé un genre spécial de magie sous-marine, v’tronneur ? hasarda-t-il.

— Pas exactement, sergent.

— Je m’suis toujours demandé comment c’était sous l’eau, reprit le représentant de l’ordre d’un ton encourageant. Les mystères des profondeurs, les créatures étranges et merveilleuses… Ma m’man m’a raconté un truc, une fois, l’histoire d’un p’tit garçon changé en sirène, enfin, pas une sirène, plutôt un siroi, quoi, et il lui est arrivé plein d’aventures sous la m… »

Sa voix s’éteignit peu à peu sous le regard terrible de Vindelle Pounze.

« C’est barbant », conclut Vindelle. Il se retourna et s’en alla en titubant dans la brume. « Très, très barbant. Très barbant, oui. »

Le sergent Côlon se retrouva seul. Il alluma une nouvelle cigarette d’une main tremblante et entreprit de se diriger d’un pas vif vers les quartiers généraux du Guet. Cette figure, se disait-il. Et ces yeux… Tout comme machinchose… le putain d’nain qui tient l’épicerie fine de la rue Câble…

« Sergent ! »

Côlon se figea. Puis il baissa les yeux. Un visage levé le regardait depuis le niveau du sol. Une fois ressaisi, il reconnut les traits anguleux de son vieil ami Planteur Je-m’tranche-la-gorge, l’argument parlant et ambulant du Disque en faveur de la théorie comme quoi l’humanité descend d’une espèce de rongeur. Planteur J.M.T.L.G. aimait se décrire lui-même comme un aventurier du négoce ; pour le reste du monde, c’était plutôt un camelot itinérant dont les méthodes commerciales souffraient toutes d’un petit vice de forme, hélas capital : par exemple quand il essayait de vendre des denrées qu’il ne possédait pas, ou qui ne fonctionnaient pas, voire qui n’existaient pas. L’or des fées a la réputation de s’évaporer au matin, mais c’était une dalle de béton armé comparé à certains articles de la Gorge.

Il se tenait debout au bas de quelques marches qui menaient à l’une des innombrables caves d’Ankh-Morpork.

« Salut, la Gorge.

— Tu veux bien descendre une minute, Fred ? J’aurais besoin d’une petite assistance judiciaire.

— T’as un problème, la Gorge ? »

Planteur se gratta le nez.

« Eh ben, Fred… Est-ce que c’est un délit quand on te donne quelque chose ? J’veux dire, sans que tu l’saches ?

— On t’a donné des trucs, la Gorge ? »

La Gorge hocha la tête. « Chaispas. Tu sais que j’garde des stocks ici ? fit-il.

— Ouais.

— Tu vois, j’suis v’nu faire un brin d’inventaire, et… (il agita une main impuissante) Ben… t’as qu’à j’ter un coup d’œil… »

Il ouvrit la porte de la cave.

Dans le noir, quelque chose fit ploc.



Vindelle Pounze titubait sans but dans une ruelle obscure du quartier des Ombres, les bras tendus devant lui, les mains pendouillant au niveau des poignets. Il ne savait pas pourquoi. Ça lui paraissait la bonne méthode.

Sauter d’un bâtiment ? Non, ça ne donnerait rien non plus. C’était déjà bien assez dur de marcher comme ça, deux jambes cassées n’arrangeraient rien. Le poison ? Il supposa que ça ressemblerait à de très méchants maux d’estomac. La corde ? Se balancer au gré du vent serait sans doute encore plus barbant que rester assis au fond du fleuve.

Il arriva dans une cour répugnante où débouchaient plusieurs ruelles. Des rats détalèrent à sa vue. Un chat poussa un cri strident et fila à toute allure par-dessus les toits.

Alors qu’il se demandait où il était, pourquoi il était et ce qui allait se passer ensuite, il sentit la pointe d’un couteau lui piquer l’épine dorsale.

« D’accord, pépé, dit une voix derrière lui, c’est la bourse ou la vie. »

Dans le noir, les lèvres de Vindelle Pounze s’étirèrent en un sourire horrible.

« J’rigole pas, le vieux, fit la voix.

— Vous êtes de la Guilde des Voleurs ? demanda Vindelle sans se retourner.

— Non, on est… des indépendants. Allez, fais voir la couleur de ton pognon.

— Je n’en ai pas », dit Vindelle. Il se retourna. Il y avait deux autres malfrats en plus du manieur de couteau.

« Nom des dieux, r’gardez-moi ses yeux », fit l’un d’eux.

Vindelle leva les bras au-dessus de sa tête.

« Ouuuuuuuh », gémit-il.

Les malfrats reculèrent. Malheureusement, un mur se dressait derrière eux. Ils s’aplatirent contre.

« OuuuOUUUouuufoutezmoilcampouuUUUuuu », lança Vindelle qui ne s’était pas rendu compte que la seule issue passait à travers lui. Il roula des yeux pour obtenir un meilleur effet.

Fous de terreur, les soi-disant agresseurs lui plongèrent sous les bras, ce qui n’empêcha pas l’un d’eux de planter son couteau jusqu’à la garde dans sa poitrine bombée.

Il baissa les yeux dessus. « Hé ! Ma plus belle robe ! s’exclama-t-il. Je voulais me faire enterrer… Regardez-moi ça ! Vous savez que c’est difficile de repriser de la soie ? Revenez tout de… Regardez-moi ça, là où ça se voit… »

Il tendit l’oreille. Pas d’autre bruit qu’une fuite précipitée qui s’estompait rapidement.

Vindelle Pounze retira le couteau.

« L’aurait pu me tuer », marmonna-t-il en le jetant au loin.



Dans la cave, le sergent Côlon ramassa l’un des objets dans un gros tas par terre.

« Doit y en avoir des milliers, fit la Gorge dans son dos. C’que j’voudrais bien savoir, moi, c’est : qui les a mis là[5] ? »

Le sergent Côlon tourna et retourna l’objet dans ses mains.

« Encore jamais vu un truc pareil », dit-il. Il lui donna une secousse. Sa figure s’éclaira. « Joli, hein ?

— La porte était verrouillée et tout, dit la Gorge. Et j’suis à jour de mes cotisations à la Guilde des Voleurs. »

Côlon secoua encore l’objet. « Chouette, fit-il.

— Fred ? »

Côlon, fasciné, regardait les minuscules flocons de neige tomber dans le petit globe de verre. « Hmm ?

— Qu’est-ce que j’dois en faire ?

— Chaispas. C’est à toi, j’suppose, la Gorge. Mais j’vois pas pourquoi on veut se débarrasser d’ça. »

Il se tourna vers la porte. La Gorge se mit en travers de son chemin.

« Alors ça sera douze sous, annonça-t-il d’une voix doucereuse.

— Quoi ?

— Pour celui que tu viens de t’glisser dans la poche, Fred. »

Côlon pécha le globe au fond de sa poche.

« Allons ! protesta-t-il. Tu viens juste de tomber d’sus ! Ils t’ont pas coûté un sou !

— Oui, mais y a le stockage… l’emballage… la manutention…

— Deux sous, proposa Côlon au désespoir.

— Dix.

— Trois.

— Sept sous… et, là, je m’tranche la gorge, j’te fais remarquer.

— Marché conclu », fit le sergent à contrecœur. Il donna une autre secousse au globe.

« Chouette, hein ? répéta-t-il.

— Une affaire », dit Planteur. Il se frotta les mains avec optimisme. « Ça devrait s’vendre comme des p’tits pains », ajouta-t-il avant d’en rafler une poignée qu’il fourra dans une boîte.

En partant, il referma la porte à clé derrière eux.

Dans le noir, quelque chose fit ploc.



Ankh-Morpork a toujours sacrifié à la belle tradition d’accueillir des visiteurs de toutes races, couleurs et conformations, dès lors qu’ils ont assez d’argent à dépenser et un billet retour.

Selon la célèbre brochure de la Guilde des Marchands, Byen-venue à Ankh-Morporke, Cytée aux mille Surpryses, « le visiteur est arsuré d’un acceuil chaleureux dans les innombrables tavernes et hosteleries de notre antique cité, parmi leskels beaucoup d’établicements spécializés dans la restoration adaptée aux goux des clients orijinaires des contrées lointaines. Que vous soyez umain, trol, nain, gobelin ou gnome, Ankh-Morpork lève son ver joilleux et vous dit : À la vautre ! Sans thé ! Séchez-vous le cul ! »

Vindelle Pounze ne savait pas où les morts-vivants se rendaient pour passer un bon moment. Tout ce qu’il savait, et sans le moindre doute, c’était que, s’ils pouvaient passer un bon moment quelque part, ça devait aussi se trouver à Ankh-Morpork.

Ses pas laborieux le conduisirent plus profondément dans les Ombres. Des pas cependant moins laborieux à présent.

Plus d’un siècle durant, Vindelle Pounze avait vécu entre les murs de l’Université de l’Invisible. En termes d’années cumulées, il avait peut-être vécu longtemps. En termes d’expérience, il ne dépassait pas treize ans d’âge.

Il voyait, entendait et sentait ce qu’il n’avait encore jamais vu, ni entendu ni senti.

Le quartier des Ombres était le plus ancien de la ville. Si on avait pu dresser une espèce de carte en relief du péché, de la vilenie et de l’immoralité totale, un peu comme ces représentations du champ gravitationnel autour d’un trou noir, alors les Ombres auraient donné l’image d’un gouffre, même à Ankh-Morpork. Pour tout dire, le quartier s’apparentait étonnamment au susdit phénomène astronomique bien connu : il exerçait une certaine et puissante attraction, aucune lumière ne s’en échappait, et il pouvait effectivement devenir une porte vers un autre monde. L’autre monde.

Les Ombres, c’était une ville dans la ville.

La foule se pressait dans les rues. Des silhouettes emmitouflées vaquaient furtivement à leurs affaires. Des musiques étranges montaient en serpentant d’escaliers en sous-sol. Ainsi que des odeurs âpres et alléchantes.

Pounze passa devant des épiceries fines de gobelins et des bars de nains d’où s’échappaient des échos de chansons et de bagarres, activités auxquelles les nains se livrent traditionnellement en même temps. Des trolls évoluaient dans la cohue comme… comme de grands promeneurs au milieu de petits promeneurs. Et ils marchaient normalement, sans traîner les pieds.

Vindelle n’avait jusqu’à présent vu de trolls que dans les quartiers les plus chic de la ville[6], où ils se déplaçaient avec la plus extrême prudence, des fois qu’ils occiraient accidentellement un passant à coups de gourdin et qu’ils le mangeraient. Dans les Ombres ils marchaient d’un pas assuré, sans peur, la tête si haute qu’elle dépassait presque leurs omoplates.

Vindelle Pounze, lui, déambulait dans la foule comme une bille tirée au jugé dans un flipper. Ici une explosion de vacarme enfumé le renvoyait d’une pirouette dans la rue, là une porte discrète prometteuse de délices insolites et interdits l’attirait comme un aimant. Il ne savait même pas vraiment de quoi il s’agissait. Quelques dessins devant une entrée engageante éclairée de rose le plongèrent dans une perplexité encore plus grande mais lui donnèrent l’envie furieuse d’en apprendre davantage.

Il se tournait et se retournait, en proie à un étonnement ravi.

Ce quartier ! À moins de dix minutes à pied, quinze en titubant, de l’Université ! Et il avait tout ignoré de son existence ! Tous ces gens ! Tout ce bruit ! Toute cette vie !

Plusieurs passants d’espèces et de formes diverses le bousculèrent. Deux ou trois voulurent lui adresser une remarque, refermèrent bien vite la bouche et filèrent sans demander leur reste.

Ils songeaient : Ses yeux ! On dirait des vrilles. Puis une voix dans l’ombre lui lança : « Salut, mon grand. Tu veux passer un bon moment ?

— Oh, oui ! répondit Vindelle Pounze, ébloui. Oh, oui ! Oui ! » Il se retourna.

« Nom des dieux ! » Il entendit des pas s’enfuir à toute vitesse dans une ruelle.

La figure de Vindelle s’assombrit.

La vie, manifestement, c’était seulement pour les vivants. Peut-être que cette histoire de réintégration de son enveloppe charnelle était une erreur, après tout. Il avait été bête d’imaginer autre chose.

Il fit demi-tour et, sans trop veiller à ce que son cœur continue de battre, rentra à l’Université.



Vindelle traversa péniblement la cour en direction de la Grande Salle. L’archichancelier saurait quoi faire, lui…

« Le voilà !

— C’est lui !

— Attrapez-le ! »

Le fil des pensées de Vindelle se rompit net comme sous le coup de dent d’une couturière. Le mort-vivant se retourna vers cinq figures rougeaudes, inquiètes et surtout familières.

« Oh, salut, doyen, dit-il d’un air malheureux. Et là, c’est le major de promo, non ? Oh, et l’archichancelier, c’est…

— Prenez-lui le bras !

— Ne regardez pas ses yeux !

— Prenez-lui l’autre bras !

— C’est pour votre bien, Vindelle !

— Ce n’est pas Vindelle ! C’est une créature de la nuit !

— Je vous assure…

— Vous lui tenez les jambes ?

— Prenez-lui la jambe !

— Prenez-lui l’autre jambe !

— Vous lui avez tout pris ? » rugit l’archichancelier.

Les mages opinèrent.

Mustrum Ridculle plongea la main dans les vastes replis de sa robe. « Bon, démon sous forme humaine, grogna-t-il, qu’est-ce que tu penses de ça, dis ? Ah-ha ! »

Vindelle loucha sur le petit objet qu’on lui collait d’un geste triomphant sous le nez.

« Ben… euh… fit-il timidement. Je dirais… oui… hmm… oui, l’odeur est très reconnaissable, n’est-ce pas… ? Oui, pas de doute. Allium sativum. L’ail commun des jardins. C’est ça ? »

Les mages le regardèrent. Ils regardèrent la petite gousse blanche. Ils regardèrent à nouveau Vindelle.

« J’ai raison, non ? » dit-il. Il s’efforça de sourire.

« Euh… fit l’archichancelier. Oui. Oui, c’est vrai. » Ridculle chercha quelque chose à ajouter. « Bravo.

— Je vous remercie de votre sollicitude, dit Vindelle. Je vous en suis très reconnaissant. » Il fit un pas en avant. Les mages auraient aussi bien pu essayer de retenir un glacier. « Maintenant je vais aller m’allonger un peu, reprit-il. J’ai eu une longue journée. »

Il entra en titubant dans le bâtiment et suivit en grinçant les corridors jusqu’à sa chambre. Quelqu’un d’autre y avait visiblement emménagé ses affaires, mais Vindelle y remédia en les ramassant d’un seul balayage des bras et en les jetant dans le couloir.

Après quoi il s’étendit sur le lit.

Dormir. Il se sentait fatigué. C’était un début. Mais dormir signifiait perdre le contrôle de son corps, et il doutait que tous les systèmes de son organisme soient déjà parfaitement opérationnels.

Et puis, à la réflexion, avait-il vraiment besoin de dormir ? Il était mort, après tout. La mort, c’est paraît-il comme le sommeil, mais en plus profond. On dit que mourir, c’est comme aller se coucher, seulement, si on ne fait pas attention, des morceaux de soi risquent de pourrir et de tomber.

Qu’est-ce qu’on est censé faire quand on dort, d’ailleurs ? Rêver… Ça n’a pas un rapport avec les souvenirs qu’on met en ordre, quelque chose dans ce goût-là ? Comment s’y prend-on ?

Il fixa le plafond.

« Je n’aurais jamais cru qu’être mort ça posait autant de problèmes », dit-il tout haut.

Au bout d’un moment, un couinement léger mais insistant lui fit tourner la tête.

Au-dessus de la cheminée se trouvait un bougeoir d’ornement en applique sur le mur. Il faisait tellement partie des meubles que Vindelle ne l’avait pas vraiment vu durant les cinquante dernières années.

Il se dévissait. Il tournait lentement sur lui-même en couinant une fois par rotation. Après une demi-douzaine de tours il se détacha du mur et tomba bruyamment par terre.

Les phénomènes inexplicables n’étaient pas en soi inhabituels sur le Disque-monde[7]. Seulement ils rimaient normalement à quelque chose, ou offraient au moins un peu plus d’intérêt.

Rien d’autre n’avait l’air de vouloir bouger. Vindelle se détendit et reprit la mise en ordre de ses souvenirs. Il retrouvait dans le fatras de sa mémoire des détails dont il avait tout oublié.

Il entendit un bref chuchotement dans le couloir, puis la porte s’ouvrit à la volée…

« Attrapez-lui les jambes ! Attrapez-lui les jambes !

— Tenez-lui les bras ! »

Vindelle voulut s’asseoir. « Oh, salut tout le monde, dit-il. Qu’est-ce qui se passe ? »

L’archichancelier, debout au pied du lit, farfouilla dans un sac et sortit un objet volumineux et lourd.

Il le brandit. « Ah-ha ! » s’exclama-t-il.

Vindelle fixa l’objet de ses yeux de myope.

« Oui ? fit-il d’un ton obligeant.

— Ah-ha, répéta l’archichancelier, mais avec un peu moins de conviction.

— C’est une hache symbolique à deux mains du culte d’Io l’Aveugle », dit Vindelle.

L’archichancelier lui lança un regard dérouté.

« Euh… oui, reconnut-il, c’est vrai. » Il jeta la hache par dessus son épaule en manquant emporter l’oreille gauche du doyen et plongea une nouvelle fois la main dans le sac.

« Ah-ha !

— Ça, c’est un beau spécimen de la Dent Magique d’Offler le dieu crocodile, dit Vindelle.

— Ah-ha !

— Et ça… attendez voir un peu… oui, c’est une série assortie de Canards Volants sacrés d’Ordpor l’Insipide. Dites, on se marre bien !

— Ah-ha.

— Ça… ne me dites pas, ne me dites pas… c’est le saint linglong du fameux et sinistre culte de Fuligine, non ?

— Ah-ha ?

— Je crois que celui-là, c’est le poisson tricéphale de la religion du Poisson Tricéphale des Terres d’Howonda.

— C’est franchement ridicule », fit l’archichancelier en laissant tomber le poisson par terre.

Les mages s’affaissèrent. Les objets du culte n’étaient pas un remède si infaillible que ça contre les morts-vivants, après tout.

« Je suis vraiment navré de vous embêter comme ça », dit Vindelle.

La figure du doyen s’éclaira soudain.

« La lumière du jour ! fit-il tout excité. C’est ça qu’il nous faut !

— Attrapez le rideau !

— Attrapez l’autre rideau !

— Un, deux, trois… on y va ! »

Vindelle cligna des yeux dans la lumière solaire qui gagnait peu à peu du terrain.

Les mages retinrent leur souffle.

« Pardon, fit Pounze. Ça n’a pas l’air de marcher. »

Ils s’affaissèrent à nouveau.

« Vous sentez donc rien de rien ? demanda Ridculle.

— Aucune impression de tomber en poussière et d’être emporté par le vent ? fit le major de promo, la voix pleine d’espoir.

— J’ai le nez qui a tendance à peler si je reste trop longtemps au soleil, dit Vindelle. Je ne sais pas si ça peut vous aider. » Il essaya de sourire.

Les mages échangèrent un regard et haussèrent les épaules.

« Sortez », ordonna l’archichancelier. Ils sortirent en groupe.

Ridculle les suivit. Il s’arrêta à la porte et agita un doigt à l’adresse de Vindelle.

« Ce manque de coopération, Vindelle, ça vous avance à rien », dit-il avant de claquer le battant derrière lui.

Quelques secondes plus tard, les quatre vis qui tenaient la poignée de la porte se dévissèrent très lentement toutes seules. Elles s’élevèrent et tournèrent un instant en rond près du plafond, puis elles tombèrent.

Vindelle réfléchit un moment au phénomène.

Des souvenirs. Il en avait à foison. Cent trente ans de souvenirs. De son vivant, il n’arrivait pas à se rappeler le centième de ce qu’il savait, mais maintenant qu’il était mort, l’esprit débarrassé de tout ce qui n’était pas le fil d’argent unique de ses pensées, il retrouvait la moindre chose qu’il avait apprise. Tout ce qu’il avait lu, tout ce qu’il avait vu, tout ce qu’il avait entendu. Tout était là, soigneusement rangé. Rien n’était oublié. Tout à sa place.

Trois phénomènes inexplicables en une seule journée. Quatre, en comptant son existence prolongée. Vraiment inexplicable, ça.

Une explication s’imposait.

Bah, ça n’était pas son problème. Rien n’était plus son problème désormais, c’était celui des autres.



Les mages s’accroupirent devant la porte de Vindelle Pounze. « Vous avez tout ? s’enquit Ridculle.

— Pourquoi on ne demande pas à des serviteurs de s’en charger ? marmonna le major de promo. Ça manque de dignité.

— Parce que je veux qu’ce soit fait correctement et avec dignité, répliqua sèchement l’archichancelier. S’il faut enterrer un mage à un croisement de routes et lui enfoncer un pieu dans l’corps, c’est à ses collègues de s’en charger. Après tout, on est ses amis.

— C’est quoi, cette chose, d’ailleurs ? lança le doyen en examinant l’outil dans ses mains.

— On appelle ça une pelle, répondit le major de promo. J’ai vu les jardiniers s’en servir. On enfonce le bout aiguisé dans la terre. Après, ça devient un brin technique. »

Ridculle lorgna par le trou de serrure.

« Il se recouche », dit-il. L’archichancelier se remit debout, s’épousseta les genoux et saisit la poignée de porte. « Bon, fit-il. En même temps que moi. Un… deux… »

Modo le jardinier poussait bruyamment une brouette remplie d’émondes de haie vers un feu derrière le bâtiment de recherche de la magie des hautes énergies, lorsqu’une demi-douzaine de mages le dépassèrent à grande vitesse – enfin, grande vitesse pour des mages. Ils portaient Vindelle Pounze au-dessus d’eux.

Modo entendit Vindelle demander : « Dites, archichancelier, vous croyez vraiment que cette fois ça va marcher… ?

— Vos intérêts nous tiennent à cœur, fit Ridculle.

— Ça, je n’en doute pas, mais…

— Bientôt, vous vous retrouverez comme avant, dit l’économe.

— Non, souffla le doyen. Justement !

— Bientôt, vous ne vous retrouverez pas comme avant, justement », bafouilla l’économe alors qu’ils tournaient à l’angle du bâtiment.

Modo reprit les poignées de la brouette et la poussa d’un air songeur vers le secteur à l’écart qu’occupaient son feu, ses tas de compost et de terreau de feuilles, ainsi que la petite cabane où il allait s’asseoir quand il pleuvait.

Avant, il était aide-jardinier au palais, mais il trouvait ce boulot-ci drôlement plus passionnant. Il en voyait vraiment des vertes et des pas mûres.



À Ankh-Morpork, on vit surtout dans la rue. Il s’y passe toujours quelque chose d’intéressant. Pour l’heure, le conducteur d’une charrette de fruits à deux chevaux soulevait le doyen d’une quinzaine de centimètres au-dessus du sol par le col de sa robe et le menaçait de lui enfoncer la figure à l’arrière du crâne.

« C’est des pêches, d’accord ? ne cessait-il de beugler. Tu sais c’qui arrive aux pêches qui attendent trop longtemps d’être vendues ? Elles s’abîment. Et y a des tas d’choses dans l’coin qui vont s’abîmer, moi, j’te l’dis.

— Je suis mage, vous savez, répliqua le doyen dont le chapeau pointu pendouillait. Si ce n’était pas contraire au règlement de me servir de la magie pour autre chose que me défendre, vous seriez dans un drôle de pétrin.

— Vous jouez à quoi, d’ailleurs ? demanda le conducteur en baissant le doyen afin de lui regarder par-dessus l’épaule d’un air soupçonneux.

— Ouais, renchérit un homme en s’efforçant de maîtriser l’équipage qui tractait un chargement de bois d’œuvre, qu’est-ce qui s’passe ? Y a des gens qui sont payés à l’heure, ici, vous savez !

— Avancez donc, là-bas, d’vant ! »

Le conducteur de bois se retourna sur son siège pour s’adresser à la queue de charrettes derrière lui. « C’est c’que j’essaye de faire, dit-il. C’est pas ma faute, à moi ! Y a tout un tas d’mages qui creusent dans la putain d’rue ! »

La figure crottée de l’archichancelier pointa par-dessus le bord du trou. « Oh, par tous les dieux, doyen, fit-il. J’vous ai dit d’arranger l’coup !

— Oui, je demandais justement à ce monsieur de reculer et de prendre un autre chemin », répondit le doyen qui craignait de bientôt manquer d’air.

Le marchand de fruits le retourna pour lui permettre de voir l’enfilade des rues bondées. « T’as déjà essayé de faire reculer soixante charrettes toutes en même temps ? demanda-t-il. C’est pas d’la tarte. Surtout quand personne peut bouger, vu que vous autres, vous vous êtes tellement bien débrouillés que les charrettes font tout le tour du pâté d’maisons et qu’elles se gênent les unes les autres pour passer, tu m’suis ? »

Le doyen essaya de hocher la tête. Lui-même s’était demandé s’il était raisonnable de creuser le trou à l’intersection de la rue des Petits-Dieux et de la rue Grande, deux des artères les plus passantes d’Ankh-Morpork. Sur le moment, le choix avait paru logique. Même les morts-vivants les plus obstinés auraient forcément la décence de rester enterrés sous une circulation aussi intense. Seul problème : personne n’avait sérieusement songé à la difficulté de défoncer deux rues importantes aux heures d’affluence.

« D’accord, d’accord, qu’est-ce qui s’passe ici ? »

La foule des badauds s’ouvrit pour laisser passer la silhouette massive de Côlon, le sergent du Guet. Il fendit la cohue d’un pas inexorable à la suite de sa bedaine. À la vue des mages plongés jusqu’à la ceinture dans un trou au beau milieu de la route, sa grosse figure rougeaude s’éclaira.

« Qu’est-ce qu’on a là ? fit-il. Une bande internationale de voleurs de croisements ? » Il ne se sentait plus de joie. Sa stratégie policière à long terme finissait par porter ses fruits !

L’archichancelier lui renversa une pelletée de terreau morporkien sur les souliers.

« Racontez pas d’bêtises, mon vieux, fit-il sèchement. C’est une question de vie ou d’mort.

— Mais oui. Ils disent tous ça, répliqua le sergent Côlon dont on ne détournait pas facilement une idée de son cap quand elle avait atteint sa vitesse de croisière mentale. J’parie qu’y a des tas d’villages dans des pays d’sauvages comme le Klatch qui payeraient cher un beau croisement prestigieux comme çui-là, hein ? »

Ridculle leva les yeux sur lui, bouche bée.

« C’est quoi, ce baragouin, sergent ? » fit-il. Il désigna d’un doigt irrité son chapeau pointu. « Vous m’avez pas entendu ? On est des mages. On fait notre boulot de mages. Alors, si vous pouviez faire dévier la circulation autour de nous, vous seriez bien aimable…

— … ces pêches s’abîment rien qu’à les regarder… fit une voix derrière le sergent Côlon.

— Ces vieux débiles nous bloquent depuis une demi-heure, se plaignit un conducteur de bestiaux dont les quarante bœufs avaient depuis longtemps échappé à son autorité pour errer au hasard dans les rues avoisinantes. J’veux qu’on les arrête. »

Le sergent comprit peu à peu qu’il s’était placé par mégarde sur le devant de la scène dans un drame qui réunissait des centaines de gens, parmi lesquels des mages, et tous en colère.

« Qu’est-ce que vous faites, donc ? demanda-t-il d’une petite voix.

— On enterre notre collègue. Ça s’voit pas ? » répliqua Ridculle.

Les yeux de Côlon pivotèrent vers un cercueil ouvert au bord de la route. Vindelle Pounze lui adressa un petit signe de la main.

« Mais… il est pas mort… dites ? fit-il, le front plissé dans son effort pour ne pas perdre pied.

— Les apparences sont parfois trompeuses, répondit l’archi-chancelier.

— Mais il vient de m’adresser un signe de la main, fit remarquer le sergent désespéré.

— Et alors ?

— Ben, c’est pas normal pour…

— Tout va bien, sergent », déclara Vindelle Pounze.

Côlon se rapprocha en crabe du cercueil.

« C’est pas vous qu’j’ai vu sauter dans l’fleuve, hier au soir ? demanda-t-il du coin de la bouche.

— Si. Vous avez été très serviable, dit Vindelle.

— Et après vous avez comme qui dirait sauté hors de l’eau.

— J’en ai peur.

— Mais vous êtes resté au fond un temps fou.

— Ben, il faisait très noir, voyez-vous. Je n’arrivais pas à trouver les marches. »

Le sergent Côlon devait reconnaître que c’était logique.

« Ben, j’suppose qu’vous êtes bien mort, alors, fit-il. Personne aurait pu rester si longtemps au fond à moins d’être mort.

— Voilà, approuva Vindelle Pounze.

— Seulement, pourquoi vous bougez et vous parlez ? »

Le major de promo passa la tête hors du trou.

« Il n’est pas rare qu’un cadavre bouge et émette des bruits après le décès, sergent, expliqua-t-il spontanément. C’est dû à des spasmes musculaires involontaires.

— Là-dessus, le major de promo a raison, fit Vindelle Pounze. J’ai lu ça quelque part.

— Oh. » Le sergent Côlon regarda autour de lui. « D’accord, dit-il d’une voix mal assurée. Ben… ça va, j’imagine…

— Voilà, ça y est, fit l’archichancelier en se dégageant du trou à quatre pattes, c’est assez profond. Allez, Vindelle, descendez.

— Vraiment, je suis très touché, vous savez », dit Vindelle en se recouchant dans le cercueil. Un bon cercueil qui venait de la morgue de la rue de l’Orme. L’archichancelier le lui avait laissé choisir lui-même.

Ridculle empoigna un maillet.

Vindelle se remit en position assise.

« Tout le monde se donne tellement de mal…

— Oui, c’est ça, dit Ridculle en regardant autour de lui. Bon… qui a l’pieu ? »

Tout le monde regarda l’économe.

L’économe se regarda les pieds d’un air piteux.

Il fouilla dans un sac.

« Je n’en ai pas trouvé », avoua-t-il.

L’archichancelier se prit le front dans la main. « Vous savez, ça m’étonne pas. Mais alors pas du tout. Vous avez trouvé quoi ? Des côtelettes d’agneau ? Une belle tranche de rôti d’porc ?

— Du céleri, répondit l’économe.

— Ce sont ses nerfs, s’empressa d’intervenir le doyen.

— Du céleri, répéta l’archichancelier, dont la maîtrise de soi était assez solide pour qu’on courbe des fers à cheval autour. Bien. »

L’économe lui tendit une botte verte et détrempée. Ridculle s’en saisit.

« Bon, Vindelle, dit-il, imaginez que ce que j’tiens dans la main…

— C’est très bien, fit Vindelle.

— J’suis pas vraiment sûr de pouvoir enfoncer…

— Ça m’est égal, je vous assure.

— Vrai ?

— L’intention y est. Donnez-moi le céleri et pensez que vous cognez sur un pieu, ça devrait suffire.

— C’est très chic de votre part, dit Ridculle. Ça dénote un bon esprit.

— Un esprit de corps », fit le major de promo.

Ridculle lui jeta un regard noir et tendit brusquement, d’un geste théâtral, le céleri à Vindelle. « Prenez ça !

— Merci, dit Vindelle.

— Maintenant on remet le couvercle et on va déjeuner, fit Ridculle. Vous inquiétez pas, Vindelle. Ça va marcher. Aujourd’hui, c’est le dernier jour de ce qui vous reste à vivre. »

Vindelle, allongé dans le noir, écouta les coups de marteau. Il y eut un choc sourd et des jurons étouffés à l’encontre du doyen qui ne tenait pas le bout du cercueil comme il fallait. Puis le crépitement de la terre sur le couvercle, de plus en plus faible et distant.

Après quelques instants, des grondements lointains lui donnèrent à penser que les activités de la ville avaient repris. Il entendait même des voix assourdies.

Il cogna sur le couvercle du cercueil.

« Vous ne pourriez pas parler moins fort ? demanda-t-il. Il y a des gens en dessous qui essayent d’être morts ! »

Les voix se turent. Des pas s’éloignèrent en hâte.

Vindelle resta ainsi un moment. Combien de temps ? il n’aurait su dire. Il s’efforça d’arrêter toutes ses fonctions, mais ça n’arrangeait rien, au contraire. Pourquoi était-ce si difficile de mourir ? Des tas de gens y arrivaient, même sans pratique.

En outre, sa jambe le démangeait.

Il essaya de tendre le bras pour se gratter, mais sa main toucha quelque chose de petit et de forme irrégulière. Il réussit à entourer l’objet de ses doigts.

Au toucher, ça ressemblait à une botte d’allumettes.

Dans un cercueil ? Est-ce qu’on croyait qu’il allait tranquillement fumer un cigare, histoire de passer le temps ?

Après pas mal d’efforts, il parvint à ôter une chaussure en poussant dessus avec l’autre pied et à la remonter jusqu’à ce qu’il puisse l’attraper. Elle lui fournit une surface rugueuse sur laquelle gratter une allumette…

Une lumière sulfureuse emplit son petit monde oblong.

Un tout petit bout de carton était épinglé à l’intérieur du couvercle.

Il le lut.

Il le relut.

L’allumette s’éteignit.

Il en gratta une seconde, rien que pour s’assurer de l’existence de ce qu’il avait lu.

Le message lui parut toujours aussi curieux, même à la troisième lecture :


Mort ? Déprimé ?

Envie de repartir à zéro ?

Alors pourquoi ne pas venir au

CLUB DU NOUVEAU DEPART ?

Tous les mardis, minuit, 668 rue de l’Orme

OUVERT À TOUS – TENUE DE SUAIRE NON EXIGÉE


La seconde allumette s’éteignit en consumant ce qui restait d’oxygène.

Vindelle resta un instant dans le noir à réfléchir à ce qu’il allait faire ensuite tout en finissant de manger le céleri.

Qui aurait dit ça ?

Feu Vindelle Pounze comprit soudain qu’il avait fait erreur en s’imaginant que rien n’était plus son problème mais celui des autres. Au moment où il se croyait mis au rancart, il découvrait toute l’étrangeté du monde. Il savait par expérience que les vivants ne perçoivent jamais la moitié de ce qui se passe réellement autour d’eux parce qu’ils sont trop occupés à vivre. Le spectateur jouit d’une meilleure vue d’ensemble, se dit-il.

Les vivants ignorent l’étrange et le merveilleux parce que la vie déborde d’ennui et de banalité. Mais elle est pourtant étrange, la vie. On y voit des vis qui se dévissent toutes seules, de petits messages rédigés à l’intention des morts.

Il résolut de découvrir ce qui se passait. Puis… si la Mort ne voulait pas venir à lui, c’est lui qui irait à la Mort. Il avait des droits, tout de même. Ouais. Il lancerait la plus grande recherche de disparu de tous les temps.

Vindelle sourit dans l’obscurité.

Disparu présumé Mort.

Aujourd’hui, c’était le premier jour du temps qui lui restait à vivre.

Et Ankh-Morpork était à ses pieds. Enfin, métaphoriquement. Il ne pouvait que remonter la pente.

Il leva les mains, sentit la carte dans le noir et la décrocha. Il se la colla entre les dents.

Vindelle Pounze prit appui des talons contre le bout de la caisse, se passa les mains au-dessus de la tête et poussa.

Le terreau détrempé d’Ankh-Morpork bougea légèrement.

Vindelle marqua un temps, habitué à reprendre son souffle, et s’aperçut que ça ne servait à rien. Il poussa encore. L’extrémité du cercueil se fendit.

Il ramena vers lui les morceaux de pin qu’il déchira comme du vulgaire papier. Il se retrouva avec un bout de planche qui aurait fait une pelle parfaitement inutile pour quiconque ne jouissait pas de la force d’un zombi.

Il se retourna sur le ventre puis, déblayant autour de lui à l’aide de sa pelle improvisée la terre qu’il tassait ensuite avec les pieds, Vindelle Pounze se creusa un tunnel vers un nouveau départ.



Imaginez un paysage, une plaine ondoyante.

C’est l’été finissant au pays de l’herbe octarine que surplombent les pics vertigineux des montagnes du Bélier, et les couleurs dominantes sont la terre d’ombre et l’or. La canicule dessèche la contrée. Les sauterelles grésillent comme dans une poêle à frire. Même l’atmosphère a trop chaud pour bouger. C’est l’été le plus torride de mémoire d’homme, et dans ces régions ça fait très, très long.

Imaginez une silhouette à cheval qui suit lentement une route couverte d’une couche épaisse de poussière entre des champs de blé déjà prometteurs d’une moisson exceptionnellement abondante.

Imaginez une clôture de bois mort tout sec. Un écriteau y est accroché. Le soleil en a décoloré le texte, mais il reste lisible.

Imaginez une ombre qui s’étend sur l’écriteau. On l’entend presque lire les mots.

Un sentier s’écarte de la route pour se diriger vers un petit groupe de bâtiments blanchis au soleil.

Imaginez des pas traînants.

Imaginez une porte, ouverte.

Imaginez une pièce sombre et fraîche entrevue par l’entrée. Il ne s’agit pas d’une pièce où l’on vit beaucoup. Plutôt d’une pièce pour ceux qui vivent dehors mais doivent s’abriter de temps en temps, quand la nuit tombe. Une pièce pour les harnais et les chiens, une pièce où l’on tend les toiles cirées à sécher. À l’intérieur, un tonneau de bière près de la porte. Du carrelage par terre et, le long des poutres du plafond, des crochets pour suspendre des jambons. Une table soigneusement récurée où pourraient s’asseoir trente hommes affamés.

Mais il n’y a pas d’hommes. Ni de chiens. Ni de bière. Ni de jambons.



Un silence suivit les coups frappés à la porte, que rompit le claquement de pantoufles sur le carrelage. Enfin, une vieille femme maigre dont la figure avait la couleur et la texture d’une noix passa un œil par la porte.

« Oui ? fit-elle.

— L’ÉCRITEAU DIT “ON DEMANDE UN AIDE”.

— Ah bon ? Ah bon ? Il est là-bas depuis avant l’hiver !

— EXCUSEZ-MOI. VOUS N’AVEZ PAS BESOIN D’AIDE ? »

La figure ridée regarda l’inconnu d’un air songeur.

« J’peux pas payer plus d’six sous la semaine, v’savez », dit-elle.

La haute silhouette dressée devant la lumière du jour donna l’impression de réfléchir.

« ÇA VA, finit par accepter l’inconnu.

— J’sais même pas par où vous faire commencer. On a pas vraiment eu d’aide ici depuis trois ans. J’engage les bons à rien d’fainéants du village d’à côté quand j’ai b’soin.

— OUI ?

— Ça vous est égal, alors ?

— J’AI UN CHEVAL. »

La vieille femme tendit le cou pour regarder derrière l’étranger. Dans la cour attendait le cheval le plus impressionnant qu’elle ait jamais vu. Ses yeux s’étrécirent.

« Et c’est ça, votre cheval, hein ?

— Oui.

— Avec plein d’argenterie sur les harnais et tout ?

— OUI.

— Et vous voulez travailler pour six sous la semaine ?

— OUI. »

La vieille pinça les lèvres. Son regard passa en revue l’étranger, le cheval et le délabrement général de la ferme. Elle parut prendre une décision, sans doute après s’être dit qu’elle n’avait pas grand-chose à craindre d’un voleur de chevaux, puisqu’elle n’en possédait pas.

« Pour dormir, vous irez dans la grange, compris ? fit-elle.

— DORMIR ? Oui. BIEN SÛR. OUI, IL FAUDRA QUE JE DORME.

— J’peux pas vous prendre dans la maison, n’importe comment. Ça s’rait pas correct.

— LA GRANGE ME CONVIENT PARFAITEMENT, JE VOUS ASSURE.

— Mais vous pourrez venir dans la maison pour les repas.

— MERCI.

— Je m’appelle mademoiselle Trottemenu.

— Oui. »

Elle attendit.

« J’présume que vous avez un nom, vous aussi, lui souffla-t-elle.

— OUI. C’EST VRAI. »

Elle attendit encore.

« Alors ?

— PARDON ?

— C’est quoi, vot’nom ? »

L’étranger la fixa un moment puis jeta autour de lui un regard éperdu.

« Allez, fit mademoiselle Trottemenu. J’emploie pas des gens qu’ont pas d’nom. Monsieur… ? »

La silhouette regarda en l’air.

« MONSIEUR CIEL ?

— Personne s’appelle monsieur Ciel.

— MONSIEUR… PORTE ? »

Elle hocha la tête.

« Pourquoi pas ? Pourquoi pas monsieur Porte ? J’ai connu dans l’temps un gars qui s’appelait Portés. Ouais. Monsieur Porte. Et votre petit nom ? Me dites pas que vous en avez pas non plus. Vous en avez forcément un, Pierre, Paul, Jacques, un nom comme ça.

— OUI.

— Quoi ?

— UN NOM COMME ÇA.

— Lequel ?

— EUH… LE PREMIER ?

— Pierre, alors ?

— OUI ? »

Mademoiselle Trottemenu roula des yeux.

« D’accord, Pierre Ciel… fit-elle.

— PORTE.

— Ah ouais. Pardon. D’accord, Pierre Porte…

— APPELEZ-MOI PIERRE.

— Et vous, vous pouvez m’appeler mademoiselle Trottemenu. J’présume que vous voulez prendre votre dîner ?

— VOUS CROYEZ ? AH. OUI. LE REPAS DU SOIR. OUI.

— Vous m’avez l’air à moitié mort de faim, j’dois dire. Plus qu’à moitié, même. » Elle étudia la silhouette du coin de l’œil. Elle ignorait pourquoi, mais elle avait beaucoup de mal à dire avec certitude à quoi ressemblait Pierre Porte, et même à se rappeler le son exact de sa voix. Manifestement il était là, et manifestement il avait parlé, sinon pourquoi elle s’en souviendrait ?

« Y a des tas de gens dans l’pays qui se servent pas d’leur nom de naissance, fît-elle. Moi, j’dis toujours qu’on a rien à y gagner de s’amuser à poser des questions personnelles. J’présume que l’travail, ça vous fait pas peur, monsieur Pierre Porte ? J’ai pas fini de rentrer l’foin des prés plus haut et va y avoir pas mal d’ouvrage avec la moisson. Vous savez manier la faux ? »

Pierre Porte eut l’air de réfléchir un moment à la question. « JE CROIS, répondit-il enfin, QUE LA RÉPONSE EST SANS CONTESTE “OUI”, MADEMOISELLE TROTTEMENU. »



Planteur Je-m’tranche-la-gorge ne voyait pas lui non plus l’intérêt de poser des questions personnelles, surtout quand elles le concernaient et qu’elles étaient du genre : « Est-ce que ces trucs que vous vendez sont à vous ? » Mais personne n’avait l’air de vouloir venir l’accuser d’écouler des biens qui ne lui appartenaient pas, et il ne s’en plaignait pas. Il avait vendu plus de mille petits globes ce matin-là, et il avait dû embaucher un troll pour assurer un approvisionnement continu depuis la source mystérieuse dans la cave.

Les gens les adoraient.

Le maniement en était d’une simplicité enfantine et à la portée du citoyen moyen morporkien après quelques essais ratés.

Quand on donnait une secousse au globe, un nuage de petits flocons blancs montaient en tournoyant dans le liquide à l’intérieur et se redéposaient délicatement sur une toute petite reproduction d’un célèbre monument d’Ankh-Morpork. Ainsi dans certains globes reconnaissait-on l’Université, dans d’autres la tour de l’Art, ou le pont d’Airain, ou le palais du Patricien. Les détails étaient étonnants.

Puis il n’en resta plus. Ça, se dit la Gorge, c’est une honte. Vu qu’ils ne lui avaient jamais techniquement appartenu – mais moralement, évidemment, moralement ils étaient à lui – il ne pouvait pas vraiment se plaindre. Enfin, si, il pouvait se plaindre, bien sûr, mais seulement tout bas et à personne de précis. C’était peut-être mieux comme ça, à la réflexion. Les écouler en masse et à bas prix. Ne pas les garder sur les bras – qu’il écarterait du coup d’autant plus facilement en un geste d’innocence outragée si jamais il devait se récrier : « Qui ? Moi ? »

Ils étaient tout de même drôlement jolis. Si l’on exceptait, curieusement, l’inscription au fond de chaque globe en lettres tremblées, comme tracées par un amateur qui n’avait encore jamais vu de mots écrits et avait voulu les recopier. Au fond de chaque globe, donc, sous le petit bâtiment tarabiscoté recouvert de flocons de neige, on lisait :




Mustrum Ridculle, archichancelier de l’Université de l’Invisible, était un autocondimenteur[8] éhonté. À chaque repas, il avait son service à condiments personnel devant lui. Un service qui regroupait du sel, trois sortes de poivre, quatre de moutarde, quatre de vinaigre, quinze de chutney et son péché mignon : la sauce wow-wow, mélange de frottis, de concombres au vinaigre, de câpres, de moutarde, de mangues, de figues, de youplà râpée, d’extrait d’anchois, d’assa-fœtida et, très important, de soufre et de salpêtre, histoire de relever le tout. Ridculle avait hérité la formule de son oncle qui, un beau soir, après avoir arrosé un gros repas d’une demi-pinte de sauce, avait pris un biscuit au charbon de bois pour se soulager l’estomac, puis allumé sa pipe et disparu dans des circonstances mystérieuses – on avait cependant retrouvé ses chaussures sur le toit l’été suivant.

Il y avait du mouton froid au déjeuner. Le mouton accompagnait bien la sauce wow-wow ; le soir de la mort de Ridculle senior, par exemple, il l’avait accompagnée sur au moins cinq kilomètres.

Mustrum se noua sa serviette autour du cou, se frotta les paumes et tendit la main.

Le service à condiments se déplaça.

Il tendit à nouveau la main. Le service recula en glissant sur la table.

Ridculle soupira.

« D’accord, les gars, dit-il. Pas de magie à table, vous connaissez l’règlement. Qui c’est qui joue au con ? »

Les autres grands mages le regardèrent fixement.

« Je… je… je crois qu’on ne peut plus y jouer, dit l’économe dont la raison menaçait toujours de dérailler, je… je… je crois qu’on a perdu des pièces… »

Il regarda autour de lui, gloussa et tenta une nouvelle fois de couper son mouton avec une cuiller. Les autres mages évitaient désormais de lui laisser des couteaux à portée de main.

Tout le service à condiments s’éleva en l’air et se mit à tourner lentement sur lui-même. Puis il explosa.

Les mages, dégoulinants de vinaigre et d’épices onéreuses, restèrent figés, l’œil rond.

« C’était sûrement la sauce, fit le doyen en manière d’explication. Je l’ai trouvée un peu douteuse hier soir. »

Quelque chose lui tomba sur la tête avant d’atterrir dans son déjeuner. Une vis de fer, longue de plusieurs centimètres.

Une autre commotionna légèrement l’économe.

Au bout d’une seconde ou deux, une troisième plongea pointe en bas et se ficha dans la table près de la main de l’archichancelier.

Les mages levèrent les yeux.

La Grande Salle était éclairée le soir par un lustre imposant. Le terme de lustre, souvent synonyme de verrerie prismatique scintillante, convenait mal à l’engin démesuré, lourd, noir et encroûté de suif qui pendait au plafond comme l’épée de la Dame aux Clés. On pouvait y allumer mille bougies. Il se trouvait juste au-dessus de la table des mages.

Une autre vis tinta par terre près de la cheminée.

L’archichancelier s’éclaircit la gorge.

« On s’taille ? » suggéra-t-il.

Le lustre s’abattit.

Des éclats de table et de vaisselle mitraillèrent les murs. Des boules de suif meurtrières grosses comme des têtes humaines filèrent par les fenêtres en vrombissant. Une bougie entière, propulsée des débris à une vitesse folle, s’enfonça de plusieurs doigts dans une porte.

L’archichancelier se dépêtra des restes de son fauteuil.

« Économe ! » brailla-t-il.

On exhuma l’économe de la cheminée.

« Hum, oui, archichancelier ? chevrota-t-il.

— C’était quoi, ce truc-là ? »

Le chapeau de Ridculle se souleva de sa tête.

C’était un chapeau pointu de mage, à bords flottants, d’un modèle courant mais adapté à la vie exubérante qu’affectionnait l’archichancelier. Il avait piqué dessus des mouches pour la pêche. Il avait coincé une toute petite arbalète dans le ruban au cas où il apercevrait du gibier pendant son jogging, et il s’était aperçu que le bout pointu avait la taille idéale pour une petite bouteille de Très Vieille Fine Originale de Bentinque. Il y tenait beaucoup, à son chapeau.

Mais le chapeau ne tenait plus à lui.

Il dérivait tranquillement à travers la salle. On entendait un clapotement léger mais distinct.

L’archichancelier bondit sur ses pieds. « Y en a marre ! rugit-il. Ce truc-là, ça coûte neuf piastres la bouteille ! » Il sauta vers le chapeau, le manqua et continua sur sa lancée pour finir par s’immobiliser à un mètre cinquante en l’air.

L’économe leva une main nerveuse.

« Peut-être un anobion ? dit-il.

— Si ça continue, gronda Ridculle, même rien qu’un peu, m’entendez, je vais me mettre très en colère ! »

Il retomba par terre à l’instant où s’ouvraient les grandes portes. Un des appariteurs de la faculté entra d’un air agité, suivi d’une escouade de la garde du palais du Patricien.

Le capitaine des gardes toisa l’archichancelier avec l’expression de ceux qui prononcent du même ton les mots « civil » et « cafard ».

« C’est vous qui dirigez tout ça ? » demanda-t-il.

L’archichancelier se lissa la robe et s’efforça de redresser sa barbe.

« Je suis l’archichancelier de cette université, oui », répondit-il.

Le capitaine promena un regard étonné autour de la salle. Les étudiants se tapissaient tous à l’autre bout. Des éclaboussures de mangeaille tachetaient la majeure partie des murs jusqu’au plafond. Des morceaux de mobilier gisaient autour des débris du lustre tels des arbres autour du point de radiation maximum au sol d’un météore.

Puis il parla avec tout le dégoût de qui n’a pas poursuivi ses études au-delà de l’âge de neuf ans mais a entendu raconter des choses…

« On fait les fous comme les jeunes, hein ? dit-il. On se lance des boulettes de pain, tout ça ?

— J’peux vous demander l’objet de cette intrusion ? » répliqua froidement Ridculle.

Le capitaine des gardes s’appuya sur sa lance.

« Ben, fit-il, voilà ce qu’il en est. Le Patricien est barricadé dans sa chambre, rapport au mobilier du palais qui valdingue partout comme pas possible, les cuistots veulent même plus retourner dans la cuisine, vu ce qui s’y passe… »

Les mages se retenaient pour ne pas regarder le fer de la lance. Il commençait à se dévisser tout seul.

« Bref, poursuivit le capitaine, inconscient des petits bruits métalliques, le Patricien m’appelle par le trou de la serrure, voyez, et il me dit : “Douglas, est-ce que ça vous ennuierait de faire un saut à l’Université pour demander au directeur s’il aurait la bonté de passer me voir, des fois qu’il serait pas trop occupé ?” Mais je peux toujours retourner l’informer que vous êtes en pleine partie de rigolade estudiantine, si vous préférez. »

Le fer de lance était presque séparé du fût.

« Vous m’écoutez ? demanda le capitaine d’un air soupçonneux.

— Hmm ? Quoi ? fit l’archichancelier en s’arrachant à la contemplation du métal en rotation. Oh. Oui. Ben, j’vous assure, mon brave, qu’on est pour rien dans…

— Aargh !

— Pardon ?

— Le fer de lance m’est tombé sur le pied !

— Ah bon ? » s’étonna Ridculle, l’air innocent.

Le capitaine des gardes sautillait sur place. « Écoutez, est-ce que vous venez, oui ou non, vous et vos foutus tours de passe-passe ? jeta-t-il entre deux bonds. Il est pas très content, l’patron. Pas très content du tout. »



Un grand nuage informe de vie s’étendait peu à peu sur le Disque-monde, comme l’eau s’accumule derrière un barrage lorsque les vannes sont fermées. Sans la Mort pour l’évacuer quand on n’en avait plus besoin, la force vitale n’avait nulle part ailleurs où aller.

Ici et là, elle se mettait à la terre à la façon d’un esprit frappeur sévissant au hasard, dans des lueurs d’éclairs de chaleur avant un gros orage.

Tout ce qui existe aspire à vivre. Le cycle de la vie se résume à ça. C’est le moteur qui entraîne les grandes pompes biologiques de l’évolution. Tout s’efforce de grimper petit à petit à l’arbre, de gagner l’échelon suivant à coups de griffes, de tentacules ou de bave avant d’atteindre le sommet – lequel, en général, se révèle décevant en regard des efforts déployés.

Tout ce qui existe aspire à vivre. Même ce qui est dépourvu de vie. Ce qui jouit d’une espèce de sous-vie, d’une vie métaphorique, d’une quasi-vie. Et aujourd’hui, de même qu’une période soudaine de chaleur génère des floraisons exotiques voire anormales…

Les petits globes avaient une particularité. On les prenait, on les secouait, puis on regardait les jolis flocons de neige tournoyer et scintiller. Ensuite on les ramenait chez soi pour les poser sur la cheminée.

Et on les oubliait.



Les rapports entre l’Université et le Patricien, souverain absolu et dictateur presque bienveillant d’Ankh-Morpork, étaient à la fois complexes et subtils.

Selon les mages, en tant que serviteurs d’une vérité plus élevée, eux-mêmes n’étaient pas soumis aux lois terrestres de la cité.

Selon le Patricien, c’était effectivement le cas, mais ça ne les empêchait pas de payer leurs foutus impôts comme tout le monde.

Selon les mages, en tant que partisans de la lumière de la sagesse, ils ne devaient allégeance à aucun mortel.

Selon le Patricien, c’était peut-être vrai, mais ils devaient quand même un impôt local de deux cents piastres par tête et par an, payable tous les trimestres.

Selon les mages, l’Université reposait sur un terrain magique, elle était donc exempte de tout impôt, et puis on ne taxe pas le savoir.

Selon le Patricien, si, on le taxe. C’était deux cents piastres par tête ; si ça les gênait par tête, on pourrait en faire sauter quelques-unes.

Selon les mages, l’Université n’avait jamais payé d’impôts à l’autorité civile.

Selon le Patricien, il ne comptait pas rester civil longtemps.

Selon les mages, ils pourraient peut-être bénéficier de facilités de paiement.

Selon le Patricien, c’était justement des facilités qu’il leur proposait. Ils n’aimeraient sûrement pas qu’il leur parle des difficultés.

Selon les mages, il y avait eu un dirigeant dans le temps, oh, durant le siècle de la Libellule, peut-être bien, qui avait voulu dicter sa conduite à l’Université. Le Patricien pouvait venir jeter un coup d’œil au bonhomme si ça lui disait.

Selon le Patricien, il le ferait. Sans faute.

Finalement, il fut convenu que les mages ne paieraient bien sûr pas d’impôts, mais qu’ils feraient une donation parfaitement spontanée de… oh, disons deux cents piastres par tête, sans parti pris, mutatis mutandis, sans conditions, à n’utiliser impérativement que dans des buts non militaires et respectueux de l’environnement.

C’est cette interaction dynamique de blocs d’influence qui faisait d’Ankh-Morpork une ville si passionnante, stimulante et surtout vachement dangereuse où vivre[9].



Les mages de haut rang ne fréquentaient pas souvent ce que Byenvenue à Ankh-Morporke devait appeler les grandes artères noires de monde et les petits passages discrets de la cité, mais il parut instantanément évident que quelque chose ne tournait pas rond. Il arrive parfois que les pavés volent dans les airs, mais d’ordinaire on les a jetés. Normalement, ils ne planent pas tout seuls.

Une porte s’ouvrit à la volée et un costume apparut devant des chaussures qui dansaient et sous un chapeau qui flottait au-dessus d’un col vide. Immédiatement derrière jaillit un homme tout maigre qui tâchait d’obtenir avec un gant de toilette le même résultat qu’avec un pantalon.

« Revenez ici ! brailla-t-il alors que ses vêtements tournaient à l’angle de la rue. Je n’ai pas fini de vous payer, je dois encore sept piastres ! »

Un deuxième pantalon sortit à toutes jambes sur la chaussée et leur courut après.

Les mages se regroupèrent comme un animal à cinq têtes pointues et dix pattes en se demandant qui serait le premier à émettre un commentaire.

« Putain, ça, c’est pas croyable ! s’exclama l’archichancelier.

— Hmm ? fit le doyen en laissant entendre qu’il voyait des choses beaucoup moins croyables à longueur de temps et qu’en attirant l’attention sur de vulgaires habits en train de cavaler tout seuls, l’archichancelier dévalorisait le métier de mage.

— Oh, allons. J’connais pas beaucoup de tailleurs dans le coin qui donneraient en prime un deuxième froc pour l’achat d’un costume à sept piastres, dit Ridculle.

— Oh, fit le doyen.

— S’il repasse, essayez de lui faire un croche-patte, que je jette un coup d’œil à l’étiquette. »

Un drap de lit se faufila par une fenêtre d’étage et s’envola par-dessus les toits en claquant au vent.

« Vous savez, dit l’assistant des runes modernes en s’efforçant de garder une voix calme et détendue, je ne crois pas qu’il s’agisse de magie. Ça ne donne pas l’impression d’être de la magie. »

Le major de promo plongea la main dans une des poches profondes de sa robe. On entendit des cliquetis et des bruissements étouffés au milieu de quelques coassements. Il finit par extraire un cube de verre bleu foncé. Un cadran en ornait une face.

« Vous vous baladez avec ça dans votre poche ? s’étonna le doyen. Un instrument d’une telle valeur ?

— C’est quoi, ce machin ? demanda Ridculle.

— Un appareil de mesure de la magie extrêmement sensible, répondit le doyen. Ça mesure la densité d’un champ magique. Un thaumomètre. »

Le major de promo leva fièrement le cube en l’air et pressa un bouton sur le côté.

Une aiguille sur le cadran oscilla un peu puis s’immobilisa.

« Vous voyez ? fit le major de promo. Un milieu parfaitement normal, aucun risque pour la population.

— Parlez plus fort, dit l’archichancelier. J’vous entends pas avec tout ce raffut. »

Des fracas et des cris fusèrent des maisons de part et d’autre de la rue.



Madame Evadne Cake était médium, à la limite de la petite taille.

Ce n’était pas un emploi astreignant. Peu de défunts à Ankh-Morpork montraient beaucoup d’empressement à bavarder avec leurs proches survivants. Mettre autant de dimensions possibles entre eux et nous, telle était leur devise. Madame Cake meublait son temps entre deux rendez-vous avec des travaux de couture et ses activités dans les édifices religieux – quelle que soit la religion. Elle se passionnait pour la religion, à sa façon du moins.

Evadne Cake n’était pas une médium façon rideaux-de-perles-et-encens, d’abord parce qu’elle désapprouvait l’encens, mais surtout parce qu’elle s’y entendait vraiment dans sa partie. Un bon illusionniste surprend son monde avec une simple boîte d’allumettes et un jeu de cartes tout à fait ordinaire – « Si vous voulez vous donner la peine de les examiner, monsieur, vous constaterez qu’il s’agit d’un jeu de cartes tout à fait ordinaire » –, il n’a pas besoin des tables pliantes qui pincent les doigts ni des chapeaux claques compliqués des petits prestidigitateurs. De la même manière, madame Cake n’avait guère besoin d’accessoires. À vrai dire, sa boule de cristal de série n’était là que pour rassurer ses clients. Madame Cake pouvait lire l’avenir dans un bol de porridge[10]. Avoir une révélation dans une poêlée de bacon frit. Elle avait passé son existence à mettre son nez dans le monde des esprits, sauf que l’expression « mettre son nez » ne s’appliquait guère au cas d’Evadne Cake. Elle n’était pas du genre à mettre son nez dans le monde des esprits. Plutôt à mettre les pieds dans le plat et à demander à voir le patron.

Et, tandis qu’elle se préparait son petit-déjeuner et hachait la pâtée pour chien de Ludmilla, elle entendit des voix.

Des voix très faibles. Non pas à la limite de l’audible, vu qu’il s’agissait de voix que l’oreille ordinaire ne perçoit pas. Elle les entendait dans sa tête.

… regarde ce que tu fais… où je suis… arrête de pousser, là…

Puis elles moururent.

Pour être remplacées par un grincement en provenance de la chambre voisine. Elle écarta son œuf à la coque et franchit le rideau de perles en se dandinant.

Le bruit sortait de sous la housse en toile de jute simple et austère de sa boule de cristal.

Evadne regagna la cuisine et choisit une poêle à frire bien lourde. Elle l’agita dans le vide une ou deux fois, histoire de se faire à son poids, puis revint à pas de loup vers la boule de cristal sous son capuchon.

La poêle brandie, prête à l’abattre sur tout ce qui ne lui plairait pas, elle arracha la housse d’un coup sec.

La boule tournait lentement sur son support.

Evadne l’observa un moment. Puis elle tira les rideaux, se laissa tomber sur sa chaise, prit une profonde inspiration et demanda : « Il y a quelqu’un ? »

La majeure partie du plafond s’écroula.

Au bout de plusieurs minutes et de beaucoup d’efforts, madame Cake parvint à se dégager la tête.

« Ludmilla ! »

Des pas légers parcoururent le couloir depuis la cour de derrière, et quelque chose entra. Par son allure générale, voire son charme, c’était manifestement féminin, vêtu d’une robe toute simple et visiblement affligé d’une pilosité superflue que la plupart des rasoirs délicats pour dames auraient du mal à éliminer. Par ailleurs, dents et ongles se portaient longs cette année. On s’attendait à ce que la chose grogne, mais elle parla d’une voix agréable et incontestablement humaine.

« Mère ?

— Chuis là-d’sous. »

La terrible Ludmilla souleva une solive impressionnante et la rejeta de côté d’un geste dégagé.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? Ta prémonition n’était pas branchée ?

— Je l’ai coupée pour parler au boulanger. Mince alors, ça m’a fichu un coup.

— Je vais te faire une tasse de thé, d’accord ?

— Allons, tu sais bien que t’écrases toujours les tasses dans ces périodes-là.

— Je fais des progrès, dit Ludmilla.

— Tu es une bonne fille, mais je vais m’en occuper, merci quand même. »

Madame Cake se leva, épousseta le plâtre de son tablier et s’exclama : « Ils ont crié ! Ils ont crié ! Tous en même temps ! »



Modo, le jardinier de l’Université, désherbait un parterre de roses lorsque l’antique pelouse duveteuse à côté de lui se souleva et germa d’un Vindelle Pounze vivace qui cligna des yeux à la lumière.

« C’est vous, Modo ?

— Tout juste, m’sieur Pounze, répondit le nain. Vous voulez que j’vous aide à sortir ?

— Je crois que je peux y arriver tout seul, merci.

— J’ai une pelle dans la cabane, si vous voulez.

— Non, ça va très bien comme ça. » Vindelle se hissa hors de l’herbe et brossa la terre des restes de sa robe. « Pardon pour votre pelouse, ajouta-t-il en baissant les yeux sur le trou.

— Sans importance, m’sieur Pounze.

— Il a fallu longtemps pour lui donner cet aspect-là ?

— Dans les cinq cents ans, je pense.

— Bon sang, je suis navré. Je cherchais les caves mais j’ai dû me perdre, on dirait.

— Vous inquiétez pas pour ça, m’sieur Pounze, fit joyeusement le nain. Tout pousse comme du chiendent, de toute façon. J’vais reboucher ça cet après-midi, semer quelques graines, et les cinq cents ans vont passer en un rien de temps, vous verrez.

— Vu comment ça se présente, sûrement », fit Vindelle d’un air maussade. Il regarda autour de lui. « L’archichancelier est là ? demanda-t-il.

— J’ai vu tout l’monde partir au palais, répondit le jardinier.

— Alors je crois que je vais aller prendre un bain vite fait et me changer. Je ne voudrais gêner personne.

— J’ai entendu dire que vous étiez pas seulement mort, mais aussi enterré, fit le jardinier tandis que Vindelle s’éloignait en titubant.

— C’est vrai.

— On aime pas rester allongé, hein ? »

Vindelle se retourna.

« Au fait… c’est où, la rue de l’Orme ? »

Modo se gratta l’oreille. « C’est pas celle qui prend dans la rue d’la Mine-de-Mélasse ?

— Ah, oui, ça me revient. »

Modo reprit son désherbage.

La nature cyclique de la mort de Vindelle Pounze ne le troublait pas outre mesure. Après tout, des arbres à l’air crevé en hiver reprenaient du poil de la bête chaque printemps. De vieilles graines toutes sèches mises en terre donnaient naissance à de nouvelles plantes. Quasiment rien ne mourait définitivement. Prenez le compost, par exemple.

Modo croyait au compost avec la même passion que d’autres croient aux dieux. Ses tas de compost haletaient, fermentaient et luisaient légèrement dans le noir, peut-être à cause des ingrédients mystérieux voire illicites dont il les nourrissait, mais on n’avait jamais rien prouvé, et de toute façon personne n’allait creuser dedans pour voir de quoi il retournait.

Que du végétal mort, mais d’une certaine façon vivant. Et qui faisait pousser des roses, parfaitement. Le major de promo avait expliqué à Modo que ses roses poussaient bien parce que c’était un miracle de la vie, mais Modo se disait en son for intérieur qu’elles cherchaient seulement à s’écarter le plus loin possible du compost.

Ses tas d’engrais seraient gâtés ce soir. Les mauvaises herbes donnaient drôlement bien. Il n’avait jamais vu de plantes sortir aussi vite de terre et avec une telle luxuriance.

Ça doit être le compost, songea Modo.



À leur entrée, les mages trouvèrent le palais en plein tumulte. Des meubles glissaient au plafond. Un banc de couverts, comme du fretin argenté aérien, passa en flèche devant l’archichancelier et fila dans un couloir. Le bâtiment semblait la proie d’un ouragan sélectif et méthodique.

D’autres visiteurs étaient arrivés. Parmi lesquels un groupe d’hommes vêtus sous bien des rapports comme les mages, malgré des différences notables pour l’œil exercé.

« Des prêtres ? s’étonna le doyen. Ici ? Avant nous ? »

Les membres des deux groupes commencèrent très discrètement à prendre des postures qui leur laissaient les mains libres.

« Ils sont bons à quoi ? » fit le major de promo.

La température métaphorique chuta sensiblement.

Un tapis passa en ondulant.

L’archichancelier croisa le regard pachydermique de l’archiprêtre d’Io l’Aveugle qui, premier ecclésiastique du principal dieu du panthéon décousu du Disque-monde, était ce qu’Ankh-Morpork avait de plus approchant d’un porte-parole pour les questions religieuses.

« Crétins crédules, marmonna le major de promo.

— Bricoleurs impies, lança un petit acolyte en pointant son nez de derrière la masse de l’archiprêtre.

— Minus nunuches !

— Salauds d’athées !

— Débiles serviles !

— Illusionnistes puérils !

— Prêtres sanguinaires !

— Mages fouineurs ! »

Ridculle haussa un sourcil. L’archiprêtre hocha à peine la tête.

Ils laissèrent les deux groupes s’abreuver d’injures à distance prudente et se dirigèrent d’un pas nonchalant vers un secteur relativement plus calme de la salle où, près de la statue d’un des prédécesseurs du Patricien, ils pivotèrent pour se faire face à nouveau.

« Alors… comment ça tourne, l’bizness du divin ? demanda Ridculle.

— Nous faisons humblement de notre mieux. Et l’ingérence hasardeuse dans des domaines que l’homme n’est pas censé comprendre ?

— On s’plaint pas. On s’plaint pas. » Ridculle ôta son chapeau et plongea la main dans l’extrémité pointue. « J’peux vous offrir une p’tite goutte ?

— L’alcool est un leurre pour l’esprit. Voulez-vous une cigarette ? Je crois que vous fumez, vous autres mages.

— Pas moi. Si j’vous disais ce que cette cochonnerie vous fait aux poumons… »

Ridculle dévissa le sommet de son chapeau et y versa une dose généreuse de fine. « Bon, dit-il, qu’est-ce qui s’passe ?

— Nous avons eu un autel qui s’est envolé et nous est retombé dessus.

— Nous, un lustre s’est dévissé tout seul. Tout s’dévisse tout seul. Vous savez que j’ai vu un costume passer sous mon nez au pas d’course en venant ici ? Avec deux pantalons pour sept piastres !

— Hmm. Avez-vous vu l’étiquette ?

— Tout vibre, en plus. Vous avez remarqué, vous, que tout vibre ?

— Nous pensions que c’étaient vous, les mages, qui étiez derrière tout ça.

— C’est pas d’la magie. Les dieux sont pas plus mécontents que d’habitude, j’imagine ?

— Apparemment non. »

Dans leur dos, prêtres et mages braillaient, menton contre menton.

L’archiprêtre se rapprocha un peu.

« Je crois que je prendrais bien le risque d’un petit coup de leurre, dit-il. Je ne me suis pas senti comme ça depuis l’époque où madame Cake faisait partie de mes ouailles.

— Madame Cake ? C’est quoi, ça, une madame Cake ?

— Vous, vous avez… des Choses effrayantes des dimensions de la Basse-Fosse et tout, pas vrai ? Les risques épouvantables de votre métier impie ? fit l’archiprêtre.

— Oui.

— Nous, nous avons une madame Cake. »

Ridculle lui lança un regard interrogateur.

« Ne m’en demandez pas plus, reprit le prêtre en frissonnant. Estimez-vous heureux de n’avoir jamais à connaître ça. »

Sans un mot, Ridculle lui passa la fine.

« Juste entre nous, poursuivit le prêtre, avez-vous une idée de ce qui se passe ? Les gardes sont en train de dégager Sa Seigneurie. Vous vous doutez qu’il va vouloir des réponses. Moi, je ne suis même pas sûr de connaître les questions.

— Ni magie ni dieux, fit Ridculle. Vous pouvez me rendre mon leurre ? Merci. Ni magie ni dieux. Ça nous laisse pas grand-chose, hein ?

— Il n’y aurait pas une espèce de magie dont vous ne seriez pas au courant, par hasard ?

— Si y en a une, on est pas au courant.

— Bien sûr, concéda le prêtre.

— Les dieux feraient pas un peu d’impiété sur les bords, des fois ? demanda Ridculle en se raccrochant à un dernier espoir.

Y en a peut-être deux qu’ont eu une prise de bec, un truc comme ça ? Qu’ont fait les imbéciles avec des pommes d’or ou autre chose ?

— Du côté des dieux, rien de nouveau pour l’instant », répondit l’archiprêtre. Ses yeux se voilèrent alors, comme s’il lisait un texte à l’intérieur de son crâne. « Hypermétrope, déesse des Chaussures, croit que Sandelfon, dieu des Couloirs, est le frère jumeau disparu de Gruin, dieu des Fruits hors saison. Qui a mis la chèvre dans le lit d’Offler, le dieu crocodile ? Est-ce qu’Offler va passer un traité avec Sek aux Sept Mains ? Pendant ce temps, Hoki le Plaisantin se livre à ses bonnes vieilles blagues…

— Oui, oui, d’accord, le coupa Ridculle. Moi, j’ai jamais pu m’intéresser à ces histoires-là. »

Derrière eux, le doyen tentait d’empêcher l’assistant des runes modernes de changer le prêtre d’Offler le dieu crocodile en une gamme de valises assorties, et l’économe saignait méchamment du nez suite à un coup d’encensoir décoché au petit bonheur.

« Ce qu’il faut, dit Ridculle, c’est présenter un front uni. D’accord ?

— Entendu, fit l’archiprêtre.

— Ça ira. Pour le moment. »

Un petit tapis sinusoïda à hauteur d’yeux. L’archiprêtre rendit la bouteille de fine.

« Au fait, maman se plaint que tu n’as pas écrit depuis un moment, dit-il.

— Ouais… » Les autres mages auraient été étonnés de voir la mine contrite de leur archichancelier. « J’ai été débordé. Tu sais ce que c’est.

— Elle m’a bien demandé de te rappeler qu’elle compte sur nous deux pour déjeuner le jour du Porcher.

— J’ai pas oublié, fit Ridculle d’un air morne. J’ai hâte d’y être. » Il se tourna vers la mêlée derrière eux.

« Suffit, les gars, lança-t-il.

— Frères ! Arrêtez ! » s’époumona l’archiprêtre.

Le major de promo relâcha son étreinte sur la tête du grand prêtre du culte de Hinki. Deux vicaires cessèrent de flanquer des coups de pieds à l’économe. Tout le monde se rectifia la tenue, rechercha son chapeau et toussa d’un air gêné.

« C’est mieux, fit Ridculle. Alors voilà, Son Éminence l’archiprêtre et moi-même, on a décidé… »

Le doyen jeta un regard mauvais à un tout petit évêque. « Il m’a donné un coup de pied ! Tu m’as donné un coup de pied !

— Oooh ! Jamais de la vie, mon fils.

— Ben merde, si, tu me l’as donné, siffla le doyen. En vache, pour que personne ne le voie !

— … on a décidé… répéta Ridculle en fusillant des yeux le doyen, de chercher une solution aux troubles actuels dans un esprit de fraternité et de bonne volonté et ça vous concerne aussi, major de promo.

— Je n’ai pas pu me retenir ! Il m’a poussé !

— Bon ! Alors vous êtes pardonné ! » dit résolument l’archidiacre de Thrume.

Il y eut un fracas à l’étage. Une chaise longue descendit l’escalier au petit galop et s’écrasa après avoir franchi la porte de la salle.

« À mon avis, les gardes doivent toujours être en train de libérer le Patricien, fit l’archiprêtre. Apparemment, même ses passages secrets se sont fermés.

— Tous ? Je croyais qu’il en avait partout, faux jeton comme il est, dit Ridculle.

— Fermés, répéta l’archiprêtre. Tous.

— Presque tous », fit une voix derrière lui.

Le ton de Ridculle ne changea pas lorsqu’il se retourna, peut-être un peu plus sirupeux, mais à peine.

On aurait dit qu’une silhouette était sortie du mur. Une silhouette humaine, mais uniquement par défaut. Mince, pâle et vêtu de noir fané, le Patricien évoquait toujours à Ridculle un flamant prédateur, à condition d’imaginer un flamant noir d’une patience toute minérale.

« Ah, seigneur Vétérini, dit l’archichancelier, j’suis si content de vous voir sain et sauf.

— Et moi, messieurs, je veux vous voir dans le Bureau Oblong », répliqua le Patricien. Derrière lui, un panneau dans le mur coulissa sans bruit et reprit sa position initiale.

« Je… euh… je crois qu’un certain nombre de gardes essayent de vous dégager au premier… » commença l’archiprêtre.

Le Patricien agita une main délicate. « Loin de moi l’idée de les arrêter, dit-il. Ça les occupe et ils se sentent importants. Sinon, ils passent leurs journées à prendre l’air féroce et à retenir leur vessie. Par ici. »



Les dirigeants des autres guildes d’Ankh-Morpork arrivèrent par un ou par deux et remplirent peu à peu la salle.

Assis à son bureau, le Patricien regardait d’un air sombre la paperasse devant lui tandis qu’ils discutaient.

« Eh bien, ce n’est pas nous, affirma le directeur des alchimistes.

— Y a tout l’temps des trucs qui volent quand vous bricolez dans l’coin, vous autres, dit Ridculle.

— Oui, mais c’est uniquement à cause des réactions exothermiques inopinées.

— Ça n’arrête pas de sauter, traduisit le directeur adjoint des alchimistes sans lever la tête.

— Ça saute peut-être, mais ça redescend. Ça ne se balade pas en battant de l’aile, et ça ne se dévisse pas tout seul non plus, par exemple, répliqua son chef en le gratifiant d’un froncement de sourcils en guise d’avertissement. Et puis pourquoi est-ce qu’on s’infligerait ça à nous-mêmes ? J’vais vous dire, c’est le vrai bazar dans mon atelier ! J’ai des machins qui volent partout en sifflant ! Juste avant que je vienne, un récipient de verre très gros et très cher s’est brisé en éclats et m’a piqué méchamment !

— Ma foi, ça devait être une vipère cornue », fit une voix démoralisée.

La masse des corps s’écarta pour dévoiler le secrétaire général et souffre-douleur en chef de la Guilde des Fous et Drilles. Il tressaillit sous l’attention qu’on lui portait, mais il tressaillait de toute façon pour un oui pour un non. Il donnait l’impression d’un homme dont la figure a été le point d’impact d’une tarte à la crème de trop, dont le pantalon a trop souvent trempé dans du blanc de chaux, dont les nerfs allaient définitivement lâcher au premier sifflement de coussin-péteur. Les autres patrons de guilde s’efforçaient d’être gentils avec lui, comme on est gentil avec les malheureux qui se tiennent debout sur le rebord d’un immeuble de trente étages.

« Qu’est-ce que vous voulez dire, Geoffroy ? » demanda Ridculle aussi gentiment que possible.

Le fou déglutit avec peine. « Ben, vous voyez, marmonna-t-il, une vipère, ça pique, et une cornue, c’est un ustensile alchimique ; ça donne un calembour sur “vipère cornue” qui est une espèce de serpent venimeux. Vipère cornue. Vous comprenez ? Un jeu de mots. Hum. Pas fameux, hein ? »

L’archichancelier plongea le regard dans des yeux comme deux œufs baveux. « Oh, un calembour, fit-il. Bien sûr. Ho ho ho. » Il encouragea les autres du geste.

« Ho ho ho, fit l’archiprêtre.

— Ho ho ho, fit le président de la Guilde des Assassins.

— Ho ho ho, fit le directeur des alchimistes. Et vous savez, le plus drôle, c’est que c’était en fait un alambic.

— Donc, si j’ai bien compris, enchaîna le Patricien tandis que des mains prévenantes emmenaient le fou, aucun de vous n’est responsable des événements actuels ? »

Il posa sur Ridculle un regard éloquent en disant ces mots.

L’archichancelier allait répondre lorsque son œil surprit un mouvement sur le bureau du Patricien.

Une petite reproduction du palais dans une boule de verre y voisinait avec un coupe-papier.

Le coupe-papier se tordait lentement.

« Alors ? fit le Patricien.

— Pas nous », répondit Ridculle d’une voix caverneuse. Le Patricien suivit son regard.

Le coupe-papier était déjà courbé comme un arc.

Le seigneur Vétérini passa en revue la masse de ses visiteurs penauds jusqu’à ce qu’il déniche le capitaine Catin du Guet municipal de jour.

« Vous ne pouvez rien faire, vous ? demanda-t-il.

— Euh… Comme quoi, monsieur ? Le coupe-papier ? Euh… Je pense que je pourrais l’arrêter pour coup tordu. »

Le seigneur Vétérini leva les bras au ciel.

« D’accord ! Ce n’est pas de la magie ! Ce ne sont pas les dieux ! C’est quoi, alors ? Et qui va mettre fin à tout ça ? À qui dois-je m’adresser ? »

Une demi-heure plus tard le petit globe de verre avait disparu. Personne ne le remarqua. On ne les remarque jamais.



Madame Cake, elle, savait à qui s’adresser.

« T’es là, Un-homme-seau ? » demanda-t-elle.

À la suite de quoi elle se baissa vivement, au cas où.

Une voix flûtée mais irritée suinta du néant.

« où vous étiez ? impossible de bouger, ici ! »

Madame Cake se mordit la lèvre. Une réponse aussi directe trahissait l’inquiétude de son guide dans l’au-delà. Quand rien ne le tracassait, il passait cinq minutes à parler de bisons et de grand esprit ; pour lui, il devait sûrement s’agir d’esprit-de-vin qu’il se serait empressé de boire s’il était tombé dessus ; du coup, difficile de prévoir le sort qu’il aurait réservé à un bison. Et il n’arrêtait pas d’émailler sa conversation de « ugh » et de « hao ».

« Comment ça ?

— une catastrophe, quelque chose ? un genre de peste éclair ?

— Non. Je ne crois pas.

— ça se bouscule drôlement ici, vous savez, qu’est-ce qui retarde tout ?

— Comment ça ?

— taisezvoustaisezvoustaisezvous j’essaye de parler à la dame ! vous autres là-bas, faites moins de bruit ! ah ouais ? dites donc… »

Madame Cake eut conscience d’autres voix qui tentaient de le couvrir.

« Un-homme-seau !

— sauvage païen, ah oui ? eh ben, savez ce qu’il vous dit, le sauvage païen ? ouais ? écoutez, je suis ici depuis cent ans, moi ! vais pas supporter ça d’un mort à peine refroidi ! bon… ça suffit, espèce… »

Sa voix s’éteignit.

Madame Cake serra les mâchoires.

La voix revint.

« … ah ouais ? ah ouais ? eh ben, p’t-être que t’étais important de ton vivant, l’ami, mais ici t’es plus qu’un drap avec des trous dedans ! ah, t’aimes pas ça, hein…

— Il va recommencer à se battre, m’man, fit Ludmilla, couchée en rond près du poêle de la cuisine. Il traite tout le temps les gens d’“amis” avant de leur taper dessus. »

Madame Cake soupira.

« Et on dirait qu’il va se battre avec beaucoup de monde, ajouta Ludmilla.

— Oh, d’accord. Va m’chercher un vase. Un pas cher, attention. »

On pense communément, sans véritable certitude, que toute chose a son pendant immatériel qui, à l’instant du trépas, existe un bref instant sous la même forme dans l’intervalle plein de courants d’air séparant le monde des vivants de celui des morts. Un détail d’importance.

« Non, pas celui-là. Il était à ta mémé. »

Cette survivance fantomatique ne dure guère sans conscience pour assurer sa cohésion, mais elle peut se maintenir le temps qu’il faut pour ce qu’on a en tête.

« Celui-là, ça ira. J’ai jamais aimé le motif. »

Madame Cake retira un vase orange décoré de pivoines roses des pattes de sa fille.

« T’es toujours là, Un-homme-seau ? demanda-t-elle.

— … je vais te faire regretter d’être mort, espèce de pleurnichard…

— Attrape. »

Elle laissa tomber le vase sur le poêle. Il se brisa.

Un instant plus tard, un bruit lui parvint depuis l’Autre Côté.

Si un esprit désincarné avait tapé sur un autre esprit désincarné avec le fantôme d’un vase, c’est exactement ce qu’on aurait entendu.

« voilà, fit la voix d’Un-homme-seau, et il a ses p’tits frères là d’où il vient, vu ? »

La mère Cake et sa fille velue échangèrent un signe de tête.

Lorsqu’Un-homme-seau reprit la parole, sa voix dégoulinait de satisfaction avantageuse.

« juste un petit différend sur le respect aux anciens, dit-il. fallu régler une histoire d’espace personnel, beaucoup de problèmes ici, madame Cake, une vraie salle d’attente… »

D’autres voix stridentes se mirent à vociférer.

« … pourriez-vous transmettre un message, s’il vous plaît, à monsieur…

— … dites-lui qu’il y a un sac de pièces sur le rebord en haut de la cheminée…

— … Agnès ne mérite pas l’argenterie après tout ce qu’elle a dit sur notre Molly…

— … je n’ai pas eu le temps de donner à manger au chat, est-ce que quelqu’un pourrait aller…

— taisezvoustaisezvoustaisezvous ! » Ça, c’était à nouveau Un-homme-seau. « c’est n’importe quoi, hein ? on est dans une discussion de fantômes, non ? donner à manger au chat ? qu’est-ce que vous faites des « je suis très bien ici, j’attends que tu me rejoignes « ?

— … écoutez, s’il y en a d’autres qui nous rejoignent, on va s’entasser les uns sur les autres…

— c’est pas la question, c’est pas la question, voilà ce que je dis, moi. quand on est un esprit, y a des phrases rituelles à dire, madame Cake ?

— Oui ?

— faut prévenir quelqu’un de ce qui s’passe ici. »

Madame Cake opina. « Maintenant, allez-vous-en tous, dit-elle. Je sens ma migraine qui revient. »

La boule de cristal perdit son éclat.

« Ben ça ! fit Ludmilla.

— C’est pas les prêtres que j’vais prévenir », dit madame Cake, catégorique.

N’allez pas croire que madame Cake n’était pas pieuse. Elle l’était profondément, au contraire, comme nous l’avons déjà signalé. Il n’y avait pas un temple, une église, une mosquée ou un petit alignement de menhirs en ville qu’elle n’avait un jour ou l’autre visité, à la suite de quoi elle avait inspiré davantage de crainte qu’un Siècle des lumières ; la seule vue de la petite silhouette ronde de madame Cake sur le seuil suffisait à couper net le sifflet à la plupart des prêtres, à leur imposer un silence de mort au beau milieu de leurs invocations.

Et puisqu’on parle de mort, justement… Toutes les religions avaient des opinions bien arrêtées sur la communication avec les défunts. Et madame Cake aussi. Pour les religions, c’était un péché de leur parler. Pour madame Cake, la moindre des politesses.

Ce qui entraînait d’ordinaire un débat ecclésiastique houleux au terme duquel madame Cake abreuvait l’archiprêtre de ce qu’elle appelait le « fond de sa pensée ». Elle avait désormais tellement de fonds de sa pensée disséminés en ville qu’on se demandait comment son cerveau ne s’était pas déjà vidé, mais curieusement, plus elle en donnait, plus il lui en restait, semblait-il.

Il y avait aussi la question de Ludmilla. Ludmilla posait un problème. Feu monsieur Cake, quelesdieuxaientsonâme, n’avait jamais ne serait-ce que sifflé à la pleine lune de toute sa vie, et madame Cake craignait que sa fille ne soit une réminiscence d’un lointain passé familial dans les montagnes, à moins qu’elle n’ait attrapé une mutation dans son enfance. Elle était quasiment sûre que sa mère avait une fois fait une allusion discrète au grand-oncle Erasme qui devait parfois prendre ses repas sous la table. N’importe comment, Ludmilla était une jeune femme tout à fait normale et verticale trois semaines sur quatre, et le reste du temps une espèce de louve velue obéissante comme tout.

Les prêtres n’avaient pas souvent le même point de vue. Généralement, au moment où elle se fâchait avec les prêtres[11] qui intercédaient en sa faveur auprès des dieux, madame Cake assurait déjà la décoration florale, l’époussetage de l’autel, le balayage du temple, le récurage de la pierre sacrificielle, la gratouille de bénitiers, le dépunaisage de sacristie, le ravaudage de coussins et tout autre soutien religieux vital qu’apportait la seule force de sa personnalité, aussi son départ entraînait-il un véritable chaos.

Madame Cake boutonna son manteau.

« Ça ne marchera pas, dit Ludmilla.

— Je vais essayer les mages. À eux, faut leur dire », affirma madame Cake. Elle frissonnait de suffisance, comme un petit ballon de football enragé.

« Oui, mais tu prétends qu’ils n’écoutent jamais.

— Faut que j’essaye. Dis donc, toi, qu’est-ce que tu fais hors de ta chambre ?

— Oh, maman. Tu sais bien que je la déteste, cette chambre. Ce n’est pas la peine…

— On est jamais trop prudent. Et si tu t’mettais dans l’idée d’aller courir après les poulets du quartier ? Ils diraient quoi, les voisins ?

— Je n’ai jamais eu la moindre envie de courir après un poulet, mère, répondit Ludmilla d’un ton las.

— Ou courir après les charrettes en aboyant.

— Ça, ce sont les chiens, maman.

— Tu vas quand même retourner dans ta chambre, t’enfermer et faire de la couture comme une bonne fille.

— Tu sais bien que je n’arrive pas à tenir l’aiguille comme il faut, maman.

— Fais un effort pour ta mère.

— Oui, maman, dit Ludmilla.

— Et t’approche pas d’la fenêtre. On tient pas à déranger le monde.

— Oui, maman. Et toi, n’oublie pas de brancher ta prémonition, m’man. Tu sais que ta vue n’est plus ce qu’elle était. »

Madame Cake regarda sa fille monter l’escalier. Puis elle ferma à clé la porte d’entrée derrière elle et partit à grands pas vers l’Université de l’Invisible où, à ce qu’on lui avait dit, l’absurdité était reine.

Quiconque aurait observé la marche de madame Cake dans la rue aurait noté deux ou trois détails bizarres. Malgré sa trajectoire fantasque, personne ne lui rentrait dedans. Les passants ne l’évitaient pas, elle ne se trouvait tout bonnement jamais sur leur chemin. Un moment, elle hésita et s’engagea dans une ruelle. La seconde d’après un tonneau dégringola d’une charrette qui livrait une taverne et s’écrasa sur les pavés, là où elle aurait dû se tenir. Elle ressortit de la ruelle et enjamba les débris en grommelant toute seule.

Madame Cake passait beaucoup de temps à grommeler. Elle remuait sans arrêt les lèvres, comme si elle voulait se déloger un pépin gênant d’entre les dents.

Elle arriva devant les hautes portes noires de l’Université où elle hésita une fois encore, l’air d’écouter une voix intérieure. Puis elle entra et attendit.



Pierre Porte, allongé dans l’obscurité du fenil, attendait lui aussi. D’en dessous montaient de temps en temps les bruits chevalins de Bigadin : un mouvement léger, un mâchonnage.

Pierre Porte. Ainsi, il avait un nom désormais. Évidemment, il en avait toujours eu un, mais qui désignait ce qu’il incarnait, si l’on peut dire, et non lui-même. Pierre Porte. Un nom qui sonnait bien. Monsieur Pierre Porte. Sire Pierre Porte. Pierrot P… Non. Pas Pierrot.

Pierre Porte s’enfonça davantage dans le foin. Il plongea la main dans sa robe et sortit le sablier doré. Il y avait visiblement moins de sable dans l’ampoule supérieure. Il le rempocha.

Et puis il y avait cette histoire de « dormir ». Il savait de quoi il s’agissait. Les gens y consacraient une bonne partie de leur temps. Le sommeil, ils appelaient ça. Ils s’allongeaient et, hop, le sommeil se produisait. Ça devait avoir son utilité. Il attendait le phénomène avec intérêt. Il faudrait qu’il l’analyse.



Sur le monde passa la nuit qu’une nouvelle journée poursuivait effrontément de ses assiduités.

On s’agita dans le poulailler de l’autre côté de la cour. « Coco… euh… »

Pierre Porte regarda fixement l’envers du toit de la grange. « Cocori… euh… »

Une lumière grise filtrait par les interstices.

Pourtant, quelques instants plus tôt, c’était la lueur rouge du soleil couchant !

Six heures avaient disparu.

Pierre extirpa le sablier. Oui. Le niveau avait incontestablement baissé. Pendant qu’il attendait de faire l’expérience du sommeil, quelque chose lui avait volé une partie de… de sa vie. En plus de ça, il était complètement passé à côté de l’expérience en question…

« Coc… coco… euh… »

Il descendit du fenil par l’échelle et sortit dans la brume ténue de l’aube.

Les vieux poulets l’observèrent avec circonspection lorsqu’il fouilla des yeux leur abri. Un coq plus tout jeune et plutôt gêné lui lança un regard noir et haussa les épaules.

Il entendit des chocs métalliques du côté de la maison. Un vieux cercle de tonneau pendait près de la porte, et mademoiselle Trottemenu tapait dessus à grands coups de louche.

Il s’approcha à grands pas afin d’en apprendre davantage.

« POUR QUELLE RAISON FAITES-VOUS TOUT CE BRUIT, MADEMOISELLE TROTTEMENU ? »

Elle se retourna vivement, la louche à demi brandie.

« Bon sang, vous devez marcher comme un chat ! dit-elle.

— JE DOIS ?

— J’veux dire que j’vous ai pas entendu. » Elle recula et le toisa. « Vous avez tout de même quelque chose… J’arrive pas à mettre le doigt dessus, Pierre Porte, fit-elle. J’aimerais bien savoir ce que c’est. »

Le squelette de deux mètres dix la considéra d’un air stoïque. Il sentait qu’il n’y avait rien à répondre.

« Qu’est-ce que vous voulez pour votre petit-déjeuner ? demanda la vieille femme. Ça changera rien, ce que vous voulez, remarquez, vu que c’est d’la bouillie d’avoine. »

Plus tard, elle se dit qu’il avait dû la manger, sa bouillie, parce que le bol était vide. Pourquoi je n’arrive pas à me rappeler ?

Puis il y eut la faux. Il la contempla comme s’il n’en avait encore jamais vu. Elle désigna le rabattoir et les poignées. Il les regarda d’un air poli.

« VOUS L’AIGUISEZ COMMENT, MADEMOISELLE TROTTEMENU ?

— Elle est bien assez aiguisée comme ça, grands dieux.

— COMMENT L’AIGUISE-T-ON DAVANTAGE ?

— On peut pas. Quand c’est aiguisé, c’est aiguisé. On peut pas l’aiguiser plus que ça. »

Il avait donné un coup de faux dans le vide à titre d’essai et lâché un petit sifflement déçu.

Et puis l’herbe.

Le pré à fourrage s’étendait en hauteur sur la colline derrière la ferme, avec vue sur le champ de blé. Elle regarda son nouvel employé travailler un moment.

Elle n’avait jamais vu technique plus fascinante. Elle n’aurait même pas cru la chose possible.

« C’est bien, dit-elle enfin. Vous avez le bon geste et tout.

— MERCI, MADEMOISELLE TROTTEMENU.

— Mais pourquoi un seul brin d’herbe à la fois ? »

Pierre Porte contempla un instant la rangée impeccable de tiges.

« IL Y A UNE AUTRE FAÇON ?

— Vous pouvez en faucher des tas d’un coup, vous savez.

— NON. NON. UN BRIN À LA FOIS. UN COUP, UN BRIN.

— Vous risquez pas d’en faucher beaucoup de cette façon-là, dit mademoiselle Trottemenu.

— JUSQU’AU DERNIER BRIN, MADEMOISELLE TROTTEMENU.

— Ah oui ?

— FAITES-MOI CONFIANCE. »

Mademoiselle Trottemenu le laissa à sa tâche pour retourner à la ferme. Debout à la fenêtre, elle observa quelque temps la silhouette sombre au loin qui passait par-dessus la colline.

Je me demande ce qu’il a fait, songeait-elle. Il a un passé. C’est un de ces hommes mystérieux comme on en voit dans les histoires, j’imagine. Il a peut-être commis un vol et il se cache.

Il a déjà fauché tout un rang. Un brin à la fois, mais quand même plus vite qu’un homme qui faucherait par andains…

La seule lecture de mademoiselle Trottemenu, c’était l’Almanach et Catalogue de graines du fermier, lequel pouvait durer une année entière dans les cabinets si personne n’était malade. En plus des renseignements sérieux sur les phases de la lune et les semailles, l’ouvrage prenait un certain plaisir macabre à rapporter les diverses tueries, rapines brutales et catastrophes naturelles qui accablaient l’humanité, du genre : « 15 juin, année de l’Hermine impromptue. Ce même jour, il y a cent cinquante ans, un homme a été tué par une étonnante averse de goulasch à Quirm », ou « Quatorze morts des mains de Chume, le jeteur de harengs de sinistre mémoire. »

Ce qu’il fallait retenir de ces histoires, c’est qu’elles se passaient très loin, peut-être à la suite d’une intervention divine. Les seuls événements locaux se résumaient au vol d’un poulet de temps en temps et au passage accidentel d’un troll errant. Évidemment, on trouvait aussi des voleurs et des bandits dans les collines, mais ils vivaient en bonne intelligence avec les gens du cru et jouaient un rôle prépondérant dans l’économie locale. Quand bien même, se disait mademoiselle Trottemenu, elle se sentirait certainement davantage en sécurité avec quelqu’un d’autre chez elle.

La silhouette sombre à flanc de colline avait bien entamé le second rang. Derrière elle, l’herbe coupée se flétrissait au soleil.



« J’AI FINI, MADEMOISELLE TROTTEMENU.

— Allez donner à manger au cochon, alors. C’est une truie, elle s’appelle Claudine.

— CLAUDINE, répéta Pierre en tournant le nom dans sa bouche comme s’il essayait d’en examiner tous les aspects.

— Comme ma mère.

— JE VAIS DONNER À MANGER AU COCHON CLAUDINE, MADEMOISELLE TROTTEMENU. »

La fermière eut l’impression que quelques secondes seulement s’étaient écoulées.

« J’AI FINI, MADEMOISELLE TROTTEMENU. »

Elle le regarda, les yeux plissés. Puis, lentement, posément, elle s’essuya les mains à un torchon, sortit dans la cour et se dirigea vers la porcherie.

Claudine avait la tête enfoncée jusqu’aux prunelles dans son auge à pâtée.

Mademoiselle Trottemenu se demanda quelle observation faire. « Très bien. Très bien. Vous… Vous… Vous travaillez… vite, c’est sûr.

— MADEMOISELLE TROTTEMENU, POURQUOI EST-CE QUE LE COQ NE CHANTE PAS COMME IL FAUT ?

— Oh, ça, c’est Cyril. Il a pas bonne mémoire. Ridicule, hein ? J’aimerais bien qu’il y arrive. »



Pierre Porte trouva un morceau de craie dans la vieille forge de la ferme, dénicha un bout de planche parmi les débris et se mit à écrire avec application pendant un moment. Puis il cala la planche devant le poulailler et tourna Cyril vers elle.

« TU VAS ME LIRE ÇA », dit-il.

Cyril étudia de ses yeux de myope le Cocorico écrit en grosses lettres gothiques. Quelque part dans sa toute petite cervelle de poulet une pensée bien nette et glacée lui suggéra qu’il aurait intérêt d’apprendre à lire très, très vite.



Pierre Porte se renversa dans le foin et réfléchit à sa journée. Il la trouvait plutôt bien remplie. Il avait coupé du foin, donné à manger aux bêtes et réparé une fenêtre. Il avait découvert une vieille salopette accrochée dans la grange. Elle avait l’air beaucoup plus appropriée à un Pierre Porte qu’une robe tissée de noir absolu, aussi l’avait-il enfilée. Et mademoiselle Trotte-menu lui avait donné un chapeau de paille à larges bords.

Puis il avait osé se rendre à pied au village, à près d’un kilomètre. Pire qu’un Trifouillis-les-Oies, ce village. S’il y avait eu des oies, les habitants les auraient boulottées. Des habitants qui avaient l’air de gagner leur vie en se volant mutuellement leur linge.

Le village avait une place, mais ridicule. Il ne s’agissait en réalité que d’un croisement élargi pourvu d’un beffroi. Il y avait aussi une taverne. Pierre Porte y était entré.

Après le silence initial, le temps que les cerveaux des clients enregistrent et acceptent sa présence, on lui avait fait bon accueil, quoiqu’avec prudence ; les nouvelles se propagent plus vite quand la transmission passe par moins de bouches et d’oreilles.

« Vous d’vez être le nouveau d’chez m’zelle Trottemenu, fit le bistrotier. M’sieur Porte, à ce qu’on m’a dit.

— APPELEZ-MOI PIERRE.

— Ah ? C’était une bonne vieille ferme dans le temps. On aurait jamais cru qu’la vieille fille resterait.

— Ah, renchérirent deux vieux près de la cheminée.

— AH.

— Nouveau dans l’pays, alors ? » lança le bistrotier.

Le brusque silence des autres clients de la taverne fit l’impression d’un trou noir.

« PAS PRÉCISÉMENT.

— Déjà venu, c’est ça ?

— JE N’AI FAIT QUE PASSER.

— À ce qu’on raconte, la vieille Trottemenu est cinglée, dit une des silhouettes assises sur les bancs le long des murs noirs de fumée.

— Mais maline comme une guenon, r’marquez, ajouta un autre consommateur courbé sur son verre.

— Oh, oui. Pour ça, elle est maline. Mais cinglée tout d’même.

— Et à ce qu’on raconte, elle a des trésors dans des boîtes, chez elle dans son salon.

— L’est près d’ses sous, j’peux vous l’dire.

— C’qui prouve bien. Les riches sont toujours près d’leurs sous.

— D’accord. Maline et riche. Mais cinglée tout d’même.

— On peut pas être riche et cinglé. Faut être excentrique, quand on est riche. »

Le silence revint et plana sur l’assemblée. Pierre Porte cherchait désespérément quelque chose à dire. Il n’avait jamais eu la conversation facile. Il n’avait jamais beaucoup eu l’occasion de pratiquer.

Qu’est-ce qu’on disait dans ces cas-là, déjà ? Ah. Oui.

« J’OFFRE UNE TOURNÉE GÉNÉRALE », annonça-t-il.

Plus tard ils l’initièrent à un jeu composé d’une table percée de trous au-dessus de filets autour du bord et de boules adroitement tournées dans du bois ; les boules devaient rebondir les unes sur les autres et tomber dans les trous. On appelait ça jouer au boulard. Il se révéla bon joueur. Un joueur de première force, pour tout dire. Au début, il ignorait comment jouer autrement qu’à la perfection. Mais après avoir entendu les autres suffoquer plusieurs fois, il se mit à rater ses coups avec une précision appliquée. Si bien qu’à l’instant d’apprendre les fléchettes les erreurs n’avaient plus de secret pour lui. Plus il en commettait, plus on l’appréciait. Aussi projetait-il les petits dards emplumés avec une adresse froide, s’arrangeant pour qu’aucun ne se plante à moins d’une trentaine de centimètres des cibles qu’on le pressait d’atteindre. Il en envoya même un qui ricocha sur une tête de pointe puis sur une lampe avant d’atterrir dans la bière d’un consommateur, ce qui déclencha un tel fou rire chez un des vieux qu’il fallut l’emmener lui faire respirer un peu d’air frais dehors.

Ils l’avaient appelé « sacré vieux Pierre ».

Personne ne l’avait encore appelé comme ça.

Une drôle de soirée.

Il avait pourtant passé un moment critique. Il avait entendu une petite voix lancer : « Le monsieur, c’est un cequelette. » Et il s’était retourné pour voir une gamine en chemise de nuit qui l’observait par-dessus le comptoir, sans terreur mais avec une espèce d’horreur fascinée.

Le patron, du nom de Lifton comme l’avait appris Pierre Porte, avait lâché un rire nerveux et s’était excusé.

« C’est son imagination. Ça en dit des bêtises, les drôles, hein ? Veux-tu bien t’en retourner au lit, Sal. Et d’mande pardon à m’sieur Porte.

— C’est un cequelette avec des habits, avait insisté la gamine. Pourquoi ça passe pas à travers quand il boit ? »

Il avait presque paniqué. Ses pouvoirs intrinsèques déclinaient, alors. Normalement, les humains ne le voyaient pas – il occupait dans leur perception un angle « mort » qu’ils meublaient quelque part au fond de leur tête avec autre chose qu’ils préféraient rencontrer. Mais l’incapacité des adultes à le voir ne résistait pas à ce genre de déclaration insistante, et il sentait la perplexité autour de lui. Puis, juste à temps, la mère était arrivée de l’arrière-salle et avait emmené la gamine. Il avait entendu des récriminations étouffées du genre « … un cequelette, avec tous les os… », qui avaient disparu au détour de l’escalier.

Et durant tout ce temps, la vieille pendule au-dessus de la cheminée n’avait pas arrêté de tictaquer, de lui débiter des secondes de vie. Elles lui avaient paru tellement nombreuses, il n’y avait pas si longtemps…

On frappa doucement à la porte de la grange, sous le fenil. Il entendit qu’on l’ouvrait.

« Vous êtes visible, Pierre Porte ? » demanda la voix de mademoiselle Trottemenu dans le noir.

Pierre Porte analysa la phrase, en chercha le sens d’après le contexte.

« OUI ? hasarda-t-il.

— J’vous apporte un verre de lait chaud.

— OUI ?

— Allez, dépêchez-vous. Sinon ça va refroidir. »

Pierre Porte descendit prudemment l’échelle de bois. Mademoiselle Trottemenu tenait une lanterne, un châle autour des épaules.

« J’y ai mis de la cannelle. Mon Rufus, il aimait ça, la cannelle. » Elle soupira.

Pierre Porte avait conscience des inflexions et des intonations d’une voix de la même façon qu’un astronaute a conscience de la carte météo sous lui ; c’est là, bien visible, offert à l’étude et sans aucun lien avec ce qu’on vit.

« MERCI », dit-il.

Mademoiselle Trottemenu regarda autour d’elle. « Vous vous êtes rudement bien installé, fit-elle joyeusement.

— OUI. »

Elle resserra le châle autour de ses épaules.

« Je m’en retourne à la maison, alors, dit-elle. Vous me rapporterez la chope demain matin. »

Elle fila dans la nuit.

Pierre Porte monta sa chope au fenil. Il la posa sur une poutre basse, s’assit et la regarda. Il la regardait encore alors que le lait était devenu froid depuis longtemps et que la bougie s’était éteinte.

Au bout d’un moment, il prit conscience d’un chuintement persistant. Il sortit le sablier doré et le fourra sous un tas de foin à l’autre bout du fenil.

Ça n’y changea rien.



Les yeux plissés, Vindelle Pounze lisait avec effort les numéros des maisons – une centaine de pins comptables avaient péri rien que pour cette seule rue –, puis il se rendit compte qu’il n’était pas obligé de se fatiguer. Il était myope par habitude. Il améliora donc sa vue.

Il mit un certain temps à dénicher le 668 qui se trouvait en fait au premier étage au-dessus d’une boutique de tailleur. On y entrait par une ruelle. Il y avait une porte de bois au bout de la ruelle. Sur la peinture écaillée on avait punaisé une affichette qui disait, en caractères exubérants :


Entrez Entrez !! Le club du Nouveau Départ.

La mort n’est que le commencement !!!


La porte s’ouvrait sur une volée de marches qui sentaient la vieille peinture et les mouches crevées. Elles craquaient même davantage que les genoux de Vindelle.

Des graffitis ornaient les murs. La phraséologie était exotique mais le ton général plutôt familier : Debout, les revenants de la terre, Vous n’avez rien d’autre à perdre que vos chaînes, La majorité silencieuse réclame les droits des morts et Assez de ségrégation vitale !!!

L’escalier débouchait sur un palier où se dressait une autre porte. On avait jadis accroché une lampe à huile au plafond, mais elle donnait l’impression de ne pas avoir été allumée depuis des millénaires. Une vieille araignée qui vivait sans doute des résidus d’huile suivit Vindelle d’un regard fatigué depuis son aire.

Vindelle regarda encore la carte, prit une profonde inspiration par habitude et frappa au battant.



L’archichancelier revint à grands pas furieux à la faculté, tandis que ses collègues se traînaient désespérément dans son sillage.

« Il va s’adresser à qui ? C’est nous, les mages, ici !

— Oui, mais on ne sait pas exactement ce qui se passe, pas vrai ? fit le doyen.

— Alors on va l’découvrir ! gronda Ridculle. J’sais pas à qui, lui, il va s’adresser, mais j’peux vous dire qui, moi, j’vais faire venir. »

Il s’arrêta brusquement. Les autres mages s’entassèrent dans son dos.

« Oh, non, fit le major de promo. Je vous en prie, pas ça !

— C’est rien du tout, répliqua Ridculle. Y a pas à s’inquiéter. J’ai potassé l’truc hier soir, si vous v’lez savoir. Ça s’fait avec trois bouts de bois et…

— Quatre centimètres cubes de sang de souris, termina le major de promo d’un air affligé. On n’a même pas besoin de tout ça. On peut le faire avec deux bouts de bois et un œuf. Mais il faut qu’il soit frais, l’œuf.

— Pourquoi ?

— J’imagine que la souris préfère.

— Non, l’œuf, je veux dire.

— Oh, qui sait ce que ressent un œuf ?

— N’importe comment, trancha le doyen, c’est dangereux. J’ai toujours eu l’impression qu’il restait dans l’octogramme uniquement pour le côté spectaculaire. J’ai horreur de ça quand il vous regarde et qu’il a l’air de compter.

— Oui, fit le major de promo. On n’a pas besoin de faire ça. On vient à bout de presque tout. Dragons, monstres. Rats. Vous vous rappelez les rats, l’année dernière ? On aurait dit qu’il y en avait partout. Le seigneur Vétérini n’a pas voulu nous écouter, oh, non. Il a payé mille pièces d’or à ce baratineur en collant rouge et jaune pour qu’il nous en débarrasse.

— Mais ç’a marché, fit observer l’assistant des runes modernes.

— Et pour cause que ç’a marché, merde ! s’exclama le doyen. Ç’a marché aussi à Quirm et à Sto Lat. Il s’en serait aussi tiré à Pseudopolis si un type ne l’avait pas reconnu. Le Fabuleux Maurice et ses Rongeurs Savants, soi-disant.

— Inutile d’essayer de détourner la conversation, dit Ridculle. On va faire le rite d’AshKente. Vu ?

— Et invoquer la Mort, fit le doyen. Oh, malheur.

— Je l’trouve bien, moi, la Mort, dit Ridculle. Un professionnel. Fait son boulot. Un type régulier. Joue franc jeu, pas d’problème. Il saura ce qui s’passe.

— Oh, malheur », répéta le doyen.

Ils arrivèrent au portail. Madame Cake s’avança et se mit en travers du chemin de l’archichancelier.

Ridculle haussa les sourcils.

L’archichancelier n’était pas du genre à prendre un plaisir particulier à rudoyer et malmener les femmes. Ou plutôt, il rudoyait et malmenait tout le monde sans distinction de sexe – sa conception de l’égalité, sans doute. Et si la conversation qui suit ne s’était pas déroulée entre une personne qui écoutait ce qu’on lui disait plusieurs secondes avant qu’on n’ait ouvert la bouche, et une autre qui n’écoutait pas du tout ce qu’on lui racontait, les choses auraient peut-être pris un tour différent. Quoique.

Madame Cake entama le dialogue par une réponse.

« J’suis pas votre p’tite dame ! cracha-t-elle.

— Vous êtes qui, ma p’tite dame ? demanda l’archichancelier.

— Eh ben, c’est pas des façons de parler à une femme respectable, dit madame Cake.

— Y a pas de quoi s’vexer, fit Ridculle.

— Oh, merde, c’est ce que j’fais ? demanda madame Cake.

— Madame, pourquoi est-ce que vous m’répondez avant même que j’parle ?

— Quoi ?

— Qu’esse vous voulez dire ?

— Qu’est-ce que vous, vous voulez dire ?

— Quoi ? »

Загрузка...