Les rafales de vent sculptaient des tourbillons aux formes démoniaques dans le blizzard… Les bouffées glacées se dressaient, tels des fantômes au-dessus des congères grises, la bourrasque se ruait à travers la dentelle givrée des arbres.
Une branche se rompit, incapable de supporter le poids des flocons qui continuaient à alourdir son épaisse doublure de neige. Le craquement suscita les échos d’un coup de feu assourdi dans les étroites allées forestières.
La neige voilait avec délicatesse les yeux vitreux d’un cerf mort de faim et remplissait les sillons qu’un spasme ultime avait achevé de creuser entre ses côtes saillantes. Les flocons eurent tôt fait de recouvrir les traces superficielles que l’animal avait creusées de son sabot dans le sol gelé, seulement quelques heures auparavant, dans une infructueuse quête de nourriture.
Sans rien épargner, les rafales dansantes continuèrent de vêtir d’autres victimes, déposant des strates immaculées sur les taches pourpres qui souillaient la vieille neige piétinée.
Tous les cadavres furent bientôt comme de paisibles dormeurs sous la couverture blanche.
Les derniers sursauts de la tempête s’étaient chargés de faire disparaître presque toute trace de lutte lorsque Gordon tomba sur le cadavre de Tracy, sous l’ombre épaisse d’un grand cèdre en manteau d’hiver. Une croûte de glace avait figé l’hémorragie et le sang ne coulait plus de la gorge béante de l’infortunée jeune femme.
Il écarta les pensées qui le submergèrent sur la Tracy qu’il n’avait que brièvement eu le temps de connaître vivante… toujours pleine de courage et de gaieté, montrant un enthousiasme quelque peu délirant pour la tâche sans espoir qu’elle s’était fixée. Ses lèvres se crispèrent lorsqu’il déchira la chemise de laine de la jeune morte pour glisser sa main sous son aisselle.
Elle était encore chaude. C’était à peine arrivé.
Gordon se retourna, les yeux plissés, vers le sud-ouest où des traces déjà estompées s’enfonçaient dans l’éclat aveuglant du paysage gelé. Dans un mouvement presque insensible et silencieux, une forme vêtue de blanc apparut à ses côtés.
— Bon Dieu ! entendit-il Philip Bokuto murmurer entre ses dents. Tracy était pourtant forte. J’aurais juré que ces salopards n’étaient pas de taille à…
— Ils l’ont été, le coupa Gordon. Et ça ne remonte pas à plus de dix minutes.
Il se baissa, prit la jeune fille par la ceinture et la souleva pour la montrer à son compagnon. Sous le capuchon de la parka blanche, le visage noir acquiesça sans mot dire. Phil avait compris. Tracy n’avait pas subi de violence ; elle n’avait pas été mutilée selon la symbolique holniste. La petite bande d’hyper-survivalistes n’avait pas pris le temps de s’arrêter pour prélever ses macabres trophées, comme à son habitude.
— On doit pouvoir les rattraper, gronda-t-il. (La colère faisait briller ses yeux comme deux braises ardentes.) Je vais chercher le reste de la patrouille. Dans trois minutes, nous sommes de retour.
— Non, Phil. Nous les avons déjà poursuivis trop loin de notre périmètre de défense. Avant que nous retrouvions leurs traces, ils auront eu trois fois le temps de nous tendre une nouvelle embuscade. Mieux vaut se contenter de prendre le corps de Tracy et de rentrer.
Bokuto crispa les mâchoires ; les muscles de son cou se tendirent. Pour la première fois, sa voix se haussa au-dessus d’un chuchotement rauque.
— Mais on peut leur faire la peau, à ces fumiers !
Gordon sentit monter en lui une bouffée d’agacement. De quel droit Philip m’impose-t-il cela ? Bokuto avait jadis été chef de section dans les marines, avant que le monde ne s’écroulât, près de vingt ans auparavant. Ç’aurait dû être son boulot – et non pas celui de Gordon – de prendre les décisions matérielles, si insatisfaisantes fussent-elles… et de faire preuve du sens des responsabilités.
— C’est non. Il n’y a pas à discuter. (Son regard se posa sur la jeune fille qui, cet après-midi encore, était l’un des deux meilleurs éclaireurs de l’armée de la Willamette… cela n’avait pas suffi à la sauver.) Ce sont des soldats vivants qu’il nous faut, Phil. Nous avons besoin d’hommes farouchement déterminés à se battre, et non d’un surcroît de cadavres.
Il y eut un long silence pendant lequel aucun d’eux ne leva les yeux sur l’autre. Puis Bokuto bouscula Gordon et enjamba la forme inerte qui gisait dans la neige.
— Donnez-moi cinq minutes avant de ramener les autres, dit-il à Gordon. (Il traîna le corps de Tracy plus profondément sous le couvert du cèdre et sortit son couteau.) Vous avez raison. Ce sont des hommes farouches qu’il nous faut. Tracy et moi, nous allons veiller à ce que vous les ayez.
Gordon resta interdit.
— Phil ! (Il fit un pas vers son compagnon.) Ne faites pas ça.
Bokuto fit semblant de ne rien voir et grimaça en déchirant plus largement la chemise de la jeune femme. Il avait toujours les yeux baissés mais Gordon l’entendit reprendre d’une voix brisée :
— Je vous ai déjà dit que vous aviez raison ! Il faut que nos placides fermiers se décrottent les yeux, qu’ils trouvent dans ce qu’ils voient la rage de se battre. C’est un des moyens que Dena et Tracy elle-même nous ont dit d’employer s’il le fallait…
Gordon avait du mal à en croire ses oreilles.
— Dena est complètement timbrée, Phil ! Vous ne vous en êtes donc pas encore aperçu ? Je vous en prie, ne faites pas ça.
Il le saisit par le bras et le tira en arrière, mais dut reculer devant l’éclair menaçant du couteau. Les yeux brûlants de fièvre et de souffrance, son ami lui fit signe d’aller retrouver les autres.
— Ne me compliquez pas la tâche, Gordon. Vous êtes mon commandant et je vous obéirai aussi longtemps que ce sera le meilleur moyen de tuer le plus grand nombre possible de ces salopards de holnistes. Mais vous avez le don d’être un putain d’homme civilisé dans les pires moments ; je suis bien obligé d’y mettre le holà. Vous m’entendez ? Je ne vous laisserai pas trahir Tracy, ou Dena, ou moi, avec vos conneries d’homme du vingtième siècle. Maintenant, fichez-moi le camp, monsieur l’inspecteur… non… chef. (L’émotion perçait dans la voix de Bokuto.) Et n’oubliez pas de me laisser cinq minutes avant de ramener les autres.
Il continua de fixer sur Gordon un regard sauvage jusqu’à ce que celui-ci reculât. Puis il cracha par terre, s’essuya le coin de l’œil et se pencha sur la tâche macabre qui l’attendait.
Ce fut en chancelant de stupeur que Gordon battit en retraite dans la clairière frangée de gris. Jamais Phil Bokuto ne lui avait répondu de cette manière, en lui brandissant un couteau sous le nez, les yeux fous, et en refusant d’exécuter un ordre…
Puis il se souvint.
Il ne lui avait jamais commandé de ne pas le faire. Je le lui ai dit, je l’en ai supplié, mais je ne lui ai pas donné d’ordre…
Ai-je même la certitude qu’il ait tort ? N’ai-je pas, au fond de moi, quelque croyance en l’efficacité des méthodes que préconisent Dena et sa bande de folles ?
Il secoua la tête. Phil avait raison sur un point : les considérations philosophiques sur un champ de bataille étaient stupides. La simple survie constituait déjà un assez gros problème par ici. Cette autre guerre – celle qu’il livrait chaque nuit dans ses rêves – allait devoir attendre son tour.
Il redescendit précautionneusement la pente, les doigts crispés sur sa baïonnette, l’arme de loin la plus efficace par ce temps. La moitié de ses hommes avaient laissé tomber leur fusil et leur arc pour un long couteau… autre astuce de combat héritée du contact avec leur retors et mortel adversaire.
Accompagné de Bokuto, il n’avait pas laissé le reste de la patrouille à plus d’une cinquantaine de mètres en contrebas, avec l’obligation de garder les yeux fixés au sol pour y déceler d’éventuels pièges ; il eut l’impression de parcourir une distance beaucoup plus longue. Les tourbillons de neige l’accompagnaient, tels les éclaireurs vaporeux d’une armée féerique qui n’aurait pas encore pris parti. Neutres témoins éthérés de cette guerre meurtrière et silencieuse.
Qui va prendre sous sa responsabilité… ? semblaient-ils lui murmurer. La phrase n’avait plus jamais quitté l’esprit de Gordon depuis ce petit matin fatidique où il avait fait son choix entre la raison immédiate et les incertitudes de l’espoir.
Il fallait reconnaître que l’assaut de la bande de survivalistes avait été particulièrement rude, et que les fermiers et les villageois du coin s’étaient battus avec plus d’ardeur qu’il n’aurait pu l’escompter. Une chance aussi que Gordon et ses hommes eussent été en tournée de surveillance dans un secteur voisin ; et qu’il leur eût, en conséquence, été possible d’intervenir dans la bataille au moment critique.
En soi, l’armée de la Willamette venait de remporter une petite victoire en ne perdant qu’une vingtaine d’hommes pour réduire de cinq l’effectif de l’ennemi. Pour l’heure, il ne devait plus y avoir que trois ou quatre holnistes en train de se replier à l’ouest.
Toutefois, quatre de ces monstres – même exténués et à court de munitions – représentaient encore une redoutable unité de combat et la patrouille de Gordon ne leur était même pas trois fois supérieure en nombre. Quant aux renforts, ils étaient trop loin pour qu’on pût en espérer quelque chose.
Laissons-les partir. De toute façon, on les reverra.
Juste devant lui monta le hululement d’un grand duc. Il y reconnut le qui-vive de Leif Morrison. Il s’améliore, se dit-il. Si nous sommes encore en vie dans un an, il se peut que ça sonne assez juste pour abuser quelqu’un.
Il arrondit les lèvres et tenta d’imiter l’appel, avec deux cris en réponse aux trois de Morrison. Puis il traversa comme une flèche le couloir à découvert et se glissa dans la gorge où l’attendaient ses hommes.
Morrison et deux autres hommes vinrent aussitôt vers lui. Les poils de leur barbe et de leur pelisse étaient agglutinés par la glace ; leurs doigts tripotaient nerveusement leur arme.
— Où sont Joe et Andy ? demanda Gordon.
Leif, le grand Suédois, montra tour à tour la droite et la gauche, d’un geste du menton.
— De garde, dit-il sobrement.
Gordon hocha la tête.
— Bien.
Sous le grand épicéa, Gordon se délesta de son sac à dos et en sortit une bouteille thermos. Privilège dû au grade, il n’avait à demander la permission de personne pour se servir un gobelet de cidre chaud.
Les autres retournèrent à leur poste sans cesser de jeter de fréquents coups d’œil derrière eux, se demandant ce que l’« inspecteur » avait en tête, cette fois. Morrison – un fermier qui, en septembre dernier, n’avait échappé que de justesse au sac de Greenleaf Town – posait sur lui le regard exalté d’un homme qui a perdu tout ce qu’il aimait et qui, depuis, n’est plus tout à fait de ce monde.
Gordon consulta sa montre – un beau chronomètre d’avant-guerre, cadeau des techniciens de Corvallis. Bokuto avait eu assez de temps. À présent, il devait être en train de revenir en faisant un détour, effaçant ses propres traces.
— Tracy est morte, annonça-t-il aux autres qui blêmirent. (Gordon poursuivit, guettant leurs réactions :) Je suppose qu’elle essayait de prendre ces salauds par-derrière et de les rabattre sur nous. Elle ne m’a pas demandé la permission. (Il haussa les épaules.) Ils l’ont eue.
Leur expression atterrée se transforma en une bordée de jurons orduriers. C’est mieux, songea Gordon. À cela près que les holnistes, la prochaine fois, n’attendront pas que vous vous soyez souvenus de les haïr, les gars. Ils vous auront, alors même que vous serez encore en train de décider d’avoir peur ou non.
Rompu dans l’art du mensonge, Gordon enchaîna sans changer de ton :
— À cinq minutes près, nous aurions pu la sauver… en tout cas, les empêcher d’emporter des souvenirs.
Cette fois, la colère eut à lutter sur leurs traits avec le pur dégoût ; le rouge de la honte vint par là-dessus pour tout balayer.
— Faut les rattraper ! dit aussitôt Morrison. Ils peuvent pas être loin.
Un grognement qui se voulait un accord suivit.
Pas assez rapide, jugea Gordon.
— Non. Si vous avez traîné comme ça pour arriver jusqu’ici, vous serez beaucoup trop lents pour faire face à l’inévitable embuscade qu’ils sont déjà en train de nous tendre. Nous allons monter récupérer le corps de Tracy en ligne de tirailleurs. Ensuite, on rentre.
Un fermier – l’un de ceux qui avaient réclamé avec le plus de vigueur qu’on prît en chasse les holnistes – manifesta aussitôt son soulagement. Les autres gratifièrent Gordon d’un regard noir, plein de haine pour ce qu’il venait de dire.
Si j’étais un vrai meneur d’hommes, se dit Gordon avec amertume, j’aurais sans doute trouvé un meilleur moyen de leur donner du cœur au ventre.
Il rangea son thermos sans offrir de cidre à personne. La signification de son geste était claire : vous ne le méritez pas.
— Allez, on y va, dit-il en réendossant son propre sac.
Cette fois, ils furent plus prompts que de coutume à rassembler leurs affaires et commencer l’ascension de la pente enneigée. À couvert sous les arbres, à droite et à gauche, on vit émerger Andy et Joe ; ils rejoignirent leur place sur les ailes de la formation. À coup sûr, des holnistes auraient été plus discrets, mais comment exiger de « soldats-malgré-eux » le millième de l’expérience des baroudeurs professionnels.
Ceux qui portaient leur fusil avec l’avant-train décroché couvraient ceux qui ouvraient la marche armés de couteaux. Gordon progressait en arrière, dans l’angle formé. Très vite, il sentit surgir à ses côtés Phil Bokuto, déboulant de nulle part. Il devait être tapi derrière un arbre. En dépit de leurs sincères efforts de vigilance, pas un seul des fermiers n’avait été fichu de le repérer.
Le visage de l’éclaireur était parfaitement inexpressif mais Gordon sentait très bien ce qu’il y avait derrière ce masque. Il s’abstint de croiser son regard.
Soudain, un cri de rage explosa droit devant. L’homme qui occupait la pointe de la formation était tombé sur le cadavre atrocement mutilé de Tracy.
— Imaginez leurs sentiments s’ils découvrent jamais la vérité, souffla Philip à Gordon. Ou si, même, ils prennent conscience du vrai motif pour lequel la plupart de nos éclaireurs sont des filles.
Gordon haussa les épaules. L’idée venait certes des filles mais il leur avait donné son aval. Sa culpabilité, il la portait seul. Une culpabilité bien pesante pour une cause qu’il savait sans espoir.
Et cependant, il ne pouvait laisser personne, pas même le cynique Bokuto, entrevoir toute la cruauté de cette vérité. Par égard pour son compagnon, Gordon garda son calme.
— Le vrai motif, vous le connaissez, lui dit-il. Par-delà les théories de Dena et les promesses de Cyclope, vous savez pour quoi nous nous battons.
Bokuto hocha la tête et, l’espace d’un instant, il y eut autre chose dans sa voix :
— Pour les États-Unis Restaurés, souffla-t-il, presque avec vénération.
Mensonges imbriqués les uns dans les autres, songea Gordon. Oh, mon ami, si toi, tu venais jamais à découvrir la vérité…
— Ouais, fit-il avec force. Pour les États-Unis Restaurés.
Et, ensemble, ils allongèrent le pas pour aller observer leur armée d’hommes terrifiés mais, pour l’heure, vibrants de haine.
— Ça ne va pas, Cyclope.
Derrière la vitre épaisse, un œil d’opale lui rendait son regard au centre d’un haut cylindre qui baignait dans des lambeaux de vapeurs glaciales. Une double rangée de minuscules lumières clignotantes dévidait à l’infini son cycle de complexes sinusoïdes. C’était là le fantôme de Gordon… le spectre qui le hantait depuis des mois, maintenant… le seul mensonge qu’il eût jamais rencontré pour faire pendant à sa propre et condamnable fraude.
Cette pièce plongée dans la pénombre s’était imposée comme l’endroit idéal pour se livrer à la réflexion. Dehors, dans la neige, sur les remparts de chaque village, dans le demi-jour et dans la solitude des forêts, des hommes et des femmes mouraient pour eux deux, pour ce que lui, Gordon, était censé représenter, et pour la machine, de l’autre côté de la cloison de verre.
Pour les États-Unis Restaurés et pour Cyclope.
Sans ces deux piliers d’espoir, il était probable que la Basse-Willamette eût déjà capitulé depuis longtemps sous les vagues survivalistes. Il ne serait, à cette heure, resté de Corvallis qu’un champ de ruines aux bibliothèques dévastées ; sa fragile industrie renaissante, ses éoliennes, son instable éclairage électrique seraient retournés au néant sous la chape de l’âge sombre. Les envahisseurs de la Rogue River se seraient partagé en fiefs toute la vallée, comme ils l’avaient déjà fait avec les régions situées à l’ouest d’Eugene.
Les fermiers et les générations vieillissantes d’ingénieurs et de savants avaient à se battre contre un ennemi dix fois supérieur en compétence et en expérience dans ce domaine. Mais ils n’en résistaient pas moins, non tant pour eux-mêmes que pour deux symboles… pour une douce et sage machine morte en réalité depuis des années et pour une nation qui avait subi un sort semblable et qui n’existait plus que dans leur imagination.
Pauvres inconscients.
— Non, à long terme, ça ne donne rien, dit Gordon à son pair, son compère en supercherie. (Les rangs jumeaux de petites lumières lui répondirent avec les mêmes dessins qui dansaient, brûlants, dans ses rêves.) Cet hiver particulièrement rude a stoppé les opérations holnistes et ils sont en train de se replier sur les villes qu’ils ont conquises l’automne dernier. Mais que vienne le printemps et ils seront de retour.
» Leurs raids incessants sur les villages reprendront : ils les mettront à feu et à sang jusqu’à ce que, un par un, ils acceptent leur « protection ». Nous essayons de résister mais chacun de ces diables occupe au moins une douzaine de nos malheureux citadins et fermiers.
Gordon s’affaissa dans le fauteuil moelleux qui avait cessé d’être tourné vers le haut-parleur pour regarder directement l’objectif, derrière l’épaisse paroi de verre. Même ici, dans la maison de Cyclope, l’air était imprégné de la poussière du temps.
Ah, si nous avions eu le loisir de nous préparer… si seulement la paix n’avait pas régné ici depuis si longtemps.
Si seulement nous avions un vrai chef pour nous guider.
Quelqu’un comme George Powhatan.
Malgré les portes closes, il percevait une musique. Quelque part dans l’immeuble, montait le mouvement subtil et poignant du Canon de Pachelbel… un disque probablement vieux de vingt ans qui passait en stéréo.
Il se rappela les larmes qu’il avait versées lorsqu’il avait réentendu, pour la première fois, ce genre de musique, après si longtemps. Il avait alors eu besoin de se dire que quelque chose de noble était resté vivant dans le monde, besoin de croire qu’il l’avait trouvé ici, à Corvallis. Mais Cyclope s’était révélé n’être qu’une mascarade, à l’instar de ses États-Unis Restaurés.
La prospérité croissante de ces deux fables dans l’ombre de l’invasion survivaliste ne cessait de le surprendre. Elles s’étaient développées sur ce terreau de sang et de terreur jusqu’à devenir une sorte d’idéal pour lequel, jour après jour, des gens donnaient leur vie.
— Ça ne suffit pas, tout simplement, répéta-t-il à la vieille machine hors d’usage, sans en attendre une quelconque réponse. La population se bat. Elle meurt. Mais ces salopards en treillis seront là cet été, quoi qu’on fasse.
Puis il s’absorba dans cette douce et triste musique en se demandant si, après la chute de Corvallis, quelqu’un, quelque part, aurait jamais l’occasion d’écouter encore Pachelbel.
Il y eut un tambourinement discret sur les doubles portes derrière lui, et il se redressa. Personne, hormis lui-même et les serviteurs de Cyclope, n’était admis à rester la nuit dans ces lieux.
Un mince parallélogramme de lumière s’étira sur le sol et l’ombre d’une femme de haute taille aux cheveux longs s’y inscrivit.
Dena. S’il y avait une personne qu’il n’eût pas le moindre désir de voir maintenant…
Elle lui parla d’une voix grave au débit précipité.
— Désolée de te déranger, Gordon, mais je me suis dit que tu voudrais être au courant tout de suite. Johnny Stevens vient d’arriver.
Gordon se leva d’un bond, le cœur battant.
— Mon Dieu ! Il est passé !
Dena confirma d’un hochement de tête.
— Il a eu quelques ennuis mais il a pu atteindre Roseburg et en revenir.
— Et des hommes ? En a-t-il ramené…
Il s’interrompit en la voyant secouer la tête. Le flot d’espoir qui l’avait envahi s’écrasa dans les yeux de la jeune femme.
— Dix, dit-elle. Il a porté ton message aux gens du Sud, Gordon, et ils ne nous envoient pas plus de dix hommes.
Étrangement, c’était moins la consternation qui teintait sa voix que la honte, comme si, à ses yeux, ils étaient tous coupables d’avoir laissé tomber Gordon. Puis il se produisit quelque chose à quoi il n’avait jamais encore assisté. La voix de Dena se brisa.
— Et ce ne sont même pas des hommes, Gordon, mais des gamins. Ils nous ont envoyé dix gosses !
Toute petite, et peu de temps après l’Apocalypse, Dena avait été recueillie par Joseph Lazarensky et par les survivants de la communauté scientifique de Corvallis ; elle avait grandi parmi les serviteurs de Cyclope. Elle en avait hérité la taille – dix centimètres de plus que nombre de ses contemporaines – et une culture de loin plus étendue. En elle, c’était ce qui avait d’abord attiré Gordon.
Plus tard, toutefois, il en était venu à regretter qu’elle n’eût pas lu moins de livres… ou considérablement plus. Car ils lui avaient servi à développer une théorie. Pire, à en devenir pratiquement fanatique et à désirer la répandre au sein de son groupe de jeunes femmes très impressionnables.
Gordon craignait d’avoir, par inadvertance, joué un rôle essentiel dans ce processus. Il n’était toujours pas certain de la raison qui l’avait amené à laisser Dena lui suggérer de prendre dans l’armée, comme éclaireurs, quelques-unes de ses filles.
Le cadavre de la malheureuse petite Tracy Smith, étendu dans la neige, avec ces traces qui s’en éloignaient pour se perdre dans la blancheur éblouissante…
Emmitouflés dans leurs vêtements d’hiver, Dena et lui passèrent devant les gardes postés à l’entrée de la maison de Cyclope et sortirent dans la nuit claire et le froid mordant.
— Si l’échec de Johnny se confirme, dit tout bas Dena, ça signifie qu’il ne nous reste qu’une seule chance, Gordon.
— Je ne tiens pas à en parler. Pas maintenant.
Il avait froid, et il était pressé d’entendre le rapport du fils Stevens.
Dena lui saisit le bras et s’y suspendit jusqu’à ce qu’il tournât les yeux vers elle.
— Gordon, il faut que tu me croies quand je te dis que personne n’est peut-être plus déçu que moi. Tu ne vas pas t’imaginer que, mes filles et moi, on ait voulu voir Johnny échouer dans sa mission ? Tu ne nous crois tout de même pas folles à ce point ? !
Gordon s’empêcha d’exprimer la réponse qui lui venait d’emblée. Dans la journée, il était passé devant un groupe des recrues de Dena… des jeunes femmes venues de tous les villages de la Basse-Willamette, avec la même voix passionnée, les mêmes yeux fiévreux de converties. Elles formaient un bien étrange spectacle ainsi vêtues de l’uniforme de peau des éclaireurs, avec, à la cheville, à la hanche et au poignet des couteaux dans leur gaine. Elles étaient assises en cercle avec un livre ouvert sur les genoux.
Susanna : Non, non, Maria. Tu mélanges tout. Lysistrata n’a rien à voir avec l’histoire des Danaïdes ! Il y a erreur dans un cas comme dans l’autre mais pour des raisons totalement différentes.
Maria : Là, je ne comprends plus. L’un des groupes de femmes utilise la sexualité, tandis que l’autre a directement recours aux armes. C’est ça ?
Grâce : Non, c’est pas ça ! Il manque aux deux groupes une vision synthétique des choses, une idéologie…
Le débat s’était brutalement interrompu lorsque les filles avaient aperçu Gordon. Elles s’étaient levées précipitamment, l’avaient salué, puis l’avaient regardé passer à pas pressés, cachant sa gêne. Elles avaient toutes cet étrange éclat dans les yeux… quelque chose qui lui donnait l’impression qu’elles voyaient en lui un spécimen exceptionnel, un symbole… mais de quoi ? Il n’aurait su le dire.
Tracy aussi avait eu ce regard. Quoi qu’il signifiât, Gordon ne voulait pas en entendre parler. Il supportait déjà assez mal de voir mourir pour lui des hommes… alors, que des femmes se mettent à…
— Non, dit-il à Dena, secouant la tête pour préparer la fin de sa réponse : Pas à ce point.
Elle éclata de rire et lui serra plus fort le bras.
— Bon, je me contenterai de ça pour l’instant.
Il savait malheureusement que ce n’était que pour l’instant.
Ils atteignirent l’ancien restaurant universitaire et un garde à l’entrée les débarrassa de leur manteau. Dena eut la sagesse élémentaire de rester en compagnie de l’homme de garde et de laisser Gordon aller seul au-devant des mauvaises nouvelles.
La jeunesse est quelque chose de merveilleux. Gordon se souvenait de son adolescence, juste avant l’Apocalypse ; rien n’aurait su le refréner à cette époque, à part peut-être la perte de sa voiture !
Les quelques garçons qui avaient quitté le sud de l’Oregon avec Johnny Stevens, quinze jours plus tôt, et Johnny lui-même, avaient connu le pire, l’enfer…
Il paraissait toujours ses dix-sept ans, assis près du feu à faire tourner dans ses doigts son bol de bouillon fumant. Il avait besoin d’un bon bain chaud et, peut-être, d’une quarantaine d’heures de sommeil ininterrompu. Ses longs cheveux blonds et sa barbe rare cachaient mal une multitude d’égratignures et le seul détail de son uniforme qui ne fût pas en loques n’était autre que l’écusson soigneusement reprisé qui portait ces simples mots :
SERVICE POSTAL DES ÉTATS-UNIS RESTAURÉS
— Gordon, fit-il avec un large sourire en se levant.
— J’ai prié pour que tu reviennes sain et sauf, lui dit Gordon en le prenant dans ses bras. (Il repoussa la liasse de dépêches que le jeune homme avait sortie de sa pochette de toile cirée… des dépêches qu’il avait dû défendre au péril de sa vie.) Je les regarderai dans un moment. Assieds-toi et bois pendant que c’est chaud.
Gordon s’accorda le temps de jeter un coup d’œil vers l’âtre immense. Les nouvelles recrues méridionales étaient entre les mains du personnel médical qui avait établi son antenne d’urgence dans le réfectoire. L’un des gars avait le bras en écharpe. Un autre était étendu sur une table et le Dr Pilch, le médecin-major, s’occupait d’une longue entaille dans son cuir chevelu.
Les huit autres buvaient à petites gorgées leur bouillon, les yeux rivés sur Gordon, sans rien cacher de la curiosité qu’il leur inspirait. Johnny avait dû en chemin leur rebattre les oreilles avec son répertoire d’histoires. Ils donnaient l’impression d’être prêts, pressés même, de se battre.
Mais pas un seul avait plus de seize ans.
Autant pour notre dernier espoir, songea Gordon.
Cela faisait près de vingt ans que les populations du sud de l’Oregon résistaient aux survivalistes de la Rogue River. Dans les dix dernières, ils avaient même réussi à maintenir le statu quo avec les barbares, en leur infligeant de mémorables raclées. À la différence de ceux du Nord, les éleveurs et les fermiers des alentours de Roseburg n’avaient pas été affaiblis par de longues années de paix. C’étaient des hommes coriaces qui connaissaient d’instinct leur ennemi.
Ils avaient de vrais chefs. L’un d’eux était connu pour avoir réexpédié chez elles des bandes armées holnistes, avec de sanglants souvenirs. Nul doute qu’il fallût voir dans cette résistance l’origine du projet de débordement par le nord de la part des agresseurs. Avec une audace insensée, les survivalistes avaient pris la mer pour débarquer à Florence, largement au nord des terres de leurs adversaires traditionnels.
C’était un chef-d’œuvre de stratégie et rien maintenant ne semblait pouvoir les arrêter. Les fermiers du Sud n’avaient envoyé que dix gars pour les aider. Dix gosses.
Les recrues se mirent au garde-à-vous à l’approche de Gordon. Il les passa en revue et, à chacun, demanda son nom et sa commune d’origine. Ils lui serrèrent la main avec passion et lui donnèrent du monsieur l’inspecteur. Ils espéraient tous, à n’en pas douter, conquérir l’honneur suprême, entrer dans les postes… devenir les fonctionnaires d’une nation qu’ils étaient trop jeunes pour avoir jamais connue.
Mais ni ça ni le fait que cette nation n’existait plus n’allait les empêcher de mourir pour elle, Gordon le savait.
Il remarqua Phil Bokuto dans un coin, en train d’écorcer un bâton. L’ex-marine ne disait rien mais, à coup sûr, il jaugeait déjà les jeunes gens, et Gordon était d’accord. Si l’un d’entre eux montrait des capacités, il rejoindrait le corps des éclaireurs, quoi que dussent en dire Dena et ses nénettes !
Gordon sentait qu’elle observait tout depuis l’entrée de la salle. Il fallait qu’elle fût convaincue de ne jamais obtenir son accord sur le nouveau plan qu’elle lui proposait. Pas tant qu’il aurait le commandement de l’armée de la Basse-Willamette.
Pas tant qu’il aurait un souffle de vie dans le corps.
Il resta encore quelques minutes à parler avec les recrues. Lorsque son regard retourna à Dena, elle avait disparu, probablement partie transmettre les nouvelles à sa secte d’amazones en herbe. Résigné, Gordon accepta la perspective d’un inévitable affrontement.
Il revenait vers Johnny lorsqu’il le vit tripoter sa pochette. Cette fois, le jeune homme ne se laisserait pas éconduire. Gordon fut accueilli par le paquet de plis au bout d’un bras tendu.
— Désolé, Gordon, dit-il sans élever la voix. J’ai fait de mon mieux mais ils n’ont tout simplement rien voulu entendre ! Je leur ai pourtant remis vos lettres, mais… (Il laissa sa phrase en suspens et secoua la tête d’un air désespéré tandis que Gordon feuilletait les réponses à des appels au secours remontant à près de deux mois.) En revanche, ajouta Johnny avec un brin d’ironie dans la voix, ils désirent tous faire partie du réseau postal. Même si nous tombons ici, il restera une petite tranche d’Oregon libre et administrativement prête à accueillir le reste de la nation.
Sur les enveloppes jaunies, Gordon reconnut les noms d’agglomérations situées tout autour de Roseburg et dont la légende était parfois arrivée jusqu’ici. Il lut quelques réponses. Elles étaient courtoises, manifestaient de la curiosité – parfois même de l’enthousiasme – pour la nouvelle d’une renaissance des États-Unis, mais s’abstenaient de toute promesse. Et nulle ne parlait d’envoyer des renforts.
— Et George Powhatan ?
Johnny haussa les épaules.
— Là-bas, tous les maires, shérifs, ou caïds locaux ont les yeux tournés vers lui. Ils ne feront jamais rien tant qu’ils ne l’auront pas vu leur en donner l’exemple.
— Je ne vois pas de réponse de Powhatan, dit Gordon qui avait passé en revue toutes les lettres.
Johnny fit signe qu’il n’y en avait pas.
— Il prétend qu’il n’a pas confiance dans le papier, Gordon. De toute façon, sa réponse tient en un mot, et il m’a chargé de vous la transmettre de vive voix. (Johnny baissa de plusieurs tons.) Il m’a dit de vous dire : Désolé.
Il vit de la lumière sous la porte de sa chambre lorsque, beaucoup plus tard dans la soirée, il y retourna. Sa main resta suspendue, hésitante, à quelques centimètres de la poignée. Il avait le net souvenir d’avoir soufflé sa bougie avant d’aller converser avec Cyclope.
Un doux parfum de femme résolut le mystère avant même qu’il eût entrebâillé sa porte. Dena était assise dans son lit, la couverture remontée sur les genoux. Elle portait une chemise ample de lin blanc filé à la maison et tenait un livre dans la clarté diffuse de la bougie posée près du lit.
— Tu vas t’user les yeux, lui dit-il en lançant la pochette de Johnny sur le bureau.
Dena répondit sans lever le nez.
— C’est vrai. Mais puis-je te rappeler que c’est toi qui as fait régresser ta chambre à l’âge de pierre alors que tout le reste de l’immeuble a l’électricité ? Je suppose que vous autres, spécimens d’avant-guerre, avez toujours dans un coin du crâne l’idée stupide que l’éclairage aux chandelles a quelque chose de romantique. Je me trompe ?
En fait, Gordon n’était pas très sûr de la raison qui l’avait poussé à dévisser toutes les ampoules de sa chambre pour les mettre soigneusement dans une boîte qu’il avait rangée au fond d’un placard. Durant ses premières semaines à Corvallis, Gordon avait pourtant senti son cœur faire des bonds dans sa poitrine chaque fois que l’occasion s’était présentée de tourner un bouton pour faire à nouveau courir les électrons, comme au temps de sa jeunesse.
Maintenant, dans sa propre chambre du moins, il ne pouvait plus supporter la lumière électrique.
Il se versa de l’eau dans un verre et secoua le flacon de poudre dentifrice au-dessus de sa brosse à dents.
— Tu as une bonne quarante watts dans ta chambre, lui rappela-t-il. Pourquoi ne vas-tu pas lire là-bas ?
Dena feignit d’ignorer la remarque et cala le livre sur la pointe de ses genoux, le maintenant ouvert à sa page du plat de la main.
— Ah, je n’y comprends vraiment rien ! déclara-t-elle, exaspérée. Si j’en crois ce livre, l’Amérique vivait une renaissance culturelle juste avant l’Apocalypse. Bien sûr, il y avait ce Nathan Holn qui prêchait la doctrine super-machiste complètement démente – et sans doute de réels problèmes à l’étranger avec la Mystique Slave – mais, dans l’ensemble, c’était une époque particulièrement brillante ! Dans l’art, dans la musique, dans les sciences, tout semblait sur le point de connaître un immense essor. Et pourtant, cette enquête menée à la fin du siècle prétend que la majorité des Américaines d’alors continuaient à se méfier de la technologie. Je n’arrive pas à y croire ! Étaient-elles donc toutes folles ?
Gordon se rinça la bouche, cracha l’eau dans la cuvette et jeta un coup d’œil sur la couverture du livre. Le titre y était imprimé en chatoyants caractères holographiques :
UN PORTRAIT DE L’AMÉRIQUE EN 1990
Il se retourna vers Dena, brandissant sa brosse à dents.
— Ce n’est pas si simple. La technologie a été considérée pendant des milliers d’années comme une activité spécifiquement masculine. Même en cette fin du vingtième siècle, il n’y avait toujours qu’une infime proportion de femmes parmi les ingénieurs et les savants, quoique les résultats fussent là pour prouver qu’elles avaient des compétences égales.
— Ça n’a rien à voir ! l’interrompit Dena qui referma brusquement son livre et fit danser dans la lumière sa longue chevelure châtain clair pour donner plus de force à son propos. Ce qui importe, c’est de savoir à qui profitaient ces progrès. Même s’il s’agissait d’un domaine essentiellement masculin, la technologie faisait infiniment plus pour la femme que pour l’homme. Compare l’Amérique de ton temps au monde d’aujourd’hui, et ose me dire que j’ai tort !
— D’accord, concéda Gordon, le présent est un enfer pour les femmes. (Il prit le broc et versa de l’eau sur un gant de toilette. Il se sentait très las.) La vie est plus éprouvante pour elles qu’elle ne l’est pour les hommes. Elle est brutale, remplie de souffrances et atrocement brève. Et quand je pense qu’à ma grande honte je t’ai laissée affecter des filles à la pire, à la plus dangereuse des…
Dena paraissait déterminée à ne pas lui laisser terminer sa phrase. À moins que, bouleversée par la mort de Tracy, elle ne préférât changer de sujet.
— Je ne te le fais pas dire ! Voilà pourquoi j’aimerais savoir ce qui terrifiait les femmes avant-guerre dans la technologie – si tant est que ce livre soit autre chose qu’un tissu d’inepties – alors que la science avait tant fait pour elles. Et alors que l’alternative était si terrible.
Gordon suspendit le gant humide à sa place et secoua la tête. Cela remontait si loin. Depuis lors, au cours de ses voyages, il avait assisté à des horreurs qui eussent laissé Dena sans voix, si la fantaisie bien étrange l’avait pris de les lui raconter.
Elle n’était encore qu’une gamine en bas âge lorsque la civilisation s’était effondrée. Hormis les atroces journées qui avaient directement précédé son adoption dans la maison de Cyclope – journées vraisemblablement effacées depuis longtemps de sa mémoire – elle avait grandi dans ce qui était peut-être le seul endroit au monde où subsistât un vestige du confort d’antan. Pas étonnant qu’elle n’eût pas encore de cheveux blancs à l’âge déjà mûr, désormais, de vingt-deux ans.
— Il y a ceux qui prétendent que ce fut précisément la technologie qui amena la ruine de la civilisation, suggéra-t-il en s’asseyant sur une chaise près du lit et en fermant les yeux dans l’espoir qu’elle aurait assez d’intuition pour partir sans tarder. Et l’opinion de ces gens mérite d’être prise en considération. Les bombes, les épidémies, l’Hiver de Trois Ans, l’explosion de tous les réseaux d’une société interdépendante…
Cette fois, ce ne fut pas Dena qui l’interrompit mais sa propre voix qui d’elle-même passa sur le mode intérieur. Il ne pouvait tout simplement pas poursuivre tout haut sa litanie.
… cliniques… universités… restaurants… avions transportant les citoyens d’un monde libre partout où ils désiraient aller…
… rires d’enfants au regard clair dansant dans le faisceau de gouttelettes d’un tourniquet d’arrosage… images reçues des satellites de Jupiter et de Neptune… rêves d’étoiles… extraordinaires et sages machines qui élaboraient pour nous des jeux de mots délicieux et nous rendaient si fiers…
… le savoir…
— Foutaises anti-science, dit Dena, repoussant en deux mots la suggestion de Gordon. Ce sont les gens, et non la science, qui ont perdu le monde. Tu le sais très bien, Gordon. C’est un type bien précis de gens qui est responsable de ce qui est arrivé.
Gordon n’avait même plus l’énergie de hausser les épaules. De toute manière, quelle importance tout ça pouvait-il avoir désormais ?
Lorsqu’elle reprit la parole, ce fut d’une voix plus douce :
— Allez, viens que je te débarrasse de ces vêtements trempés de sueur.
Gordon voulut protester. Ce soir, il n’avait qu’une envie : se rouler en boule dans les draps, se couper du monde extérieur et remettre au lendemain les décisions qu’il avait à prendre. Mais Dena resta ferme et déterminée. Ses doigts travaillèrent avec diligence sur ses boutons puis elle le renversa sur l’oreiller.
Il y retrouva le parfum qui l’avait accueilli dès l’entrée.
— Je sais ce qui a tout fichu en l’air, déclara Dena sans pour autant s’interrompre dans sa tâche. C’est le livre qui avait raison. Les femmes ont péché par manque de vigilance. Le féminisme s’est laissé détourner sur des objectifs au mieux accessoires, passant ainsi à côté du vrai problème : les hommes. Vous autres, vous faites assez correctement votre boulot… quand il s’agit de concevoir, de mettre en forme, de fabriquer des choses. De ce point de vue, les mâles peuvent être considérés comme des êtres brillants. Mais n’importe qui avec deux sous de jugeote est capable de voir qu’un quart ou la moitié d’entre eux sont aussi des dingues, des violeurs et des assassins. C’était notre tâche d’avoir l’œil sur vous, de cultiver les meilleurs et d’éliminer les salauds. (Elle hocha la tête, tout à fait satisfaite de son raisonnement.) Oui, ce sont les femmes qui ont échoué… en laissant les choses se produire.
— Dena, grogna Gordon, est-ce que tu sais que tu es bonne pour l’asile ?
Il avait compris où elle voulait en venir. Il ne s’agissait là que d’un nouveau moyen détourné pour lui faire admettre l’une de ces stratégies insensées qu’elle ne cessait d’inventer pour gagner la guerre. Mais, cette fois, il n’allait pas se laisser avoir.
Consciemment, il n’avait qu’un désir : qu’elle s’en allât et le laissât tranquille. Mais les effluves de son parfum flottaient et, même les yeux fermés, il devina le moment où la chemise de la jeune femme atterrit sans bruit sur la moquette et où la bougie s’éteignit.
— Je suis peut-être folle, dit-elle, mais je sais de quoi je parle. (Les couvertures remontèrent et elle se glissa contre lui.) J’en ai l’intime conviction. C’était notre faute.
La douce caresse de sa peau sur la sienne fut comme un fourmillement d’électricité délicieux. Gordon sentit son corps répondre tandis que, derrière ses paupières crispées, il s’accrochait encore à sa fierté, tentant de fuir dans le sommeil.
— Les femmes ne referont pas deux fois la même erreur, lui chuchota-t-elle en enfouissant son visage dans son cou et en laissant courir ses doigts sur son épaule. Nous en savons beaucoup plus qu’avant sur les hommes… sur les héros et sur les salauds, et nous sommes à même de faire la différence. Nous en savons également beaucoup plus sur nous-mêmes.
Elle avait la peau toute chaude. Les bras de Gordon se nouèrent autour de sa taille et il la serra contre lui.
— Cette fois, soupira-t-elle, nous saurons faire la différence.
Gordon posa fermement ses lèvres sur celles de Dena. C’était la seule façon de la forcer à s’arrêter enfin de parler.
— Comme le jeune Mark va vous en faire la démonstration, même un enfant peut se servir de nos nouvelles lunettes de vision nocturne à infrarouge, lesquelles – couplées à un illuminateur laser – permettent le repérage d’une cible dans une obscurité presque totale.
Le Conseil pour la Défense de la vallée de la Willamette siégeait derrière une longue table sur l’estrade du plus grand auditorium de l’ancienne université d’État de Corvallis. Toute son attention se concentrait sur Peter Aage qui présentait au public la dernière « arme secrète » mise au point dans les laboratoires des serviteurs de Cyclope.
Gordon distinguait à peine la silhouette dégingandée de l’ingénieur lorsque les lumières s’éteignirent et que l’on ferma les portes de la salle. Mais la voix d’Aage portait haut et clair.
— Au fond de l’auditorium, nous avons placé une souris dans une cage : elle représente l’infiltration ennemie. Mark va maintenant activer les détecteurs de son casque (il y eut un faible clic dans les ténèbres), puis opérer un balayage à la recherche du rayonnement thermique émis par la souris…
— Ça y est, je la vois ! fit la voix flûtée de l’enfant.
— Très bien, mon garçon. Maintenant, Mark va faire porter le faisceau de l’illuminateur sur l’animal…
— Je l’ai.
—… et une fois celui-ci verrouillé sur la cible, notre opérateur de pointage va modifier la fréquence du laser de sorte qu’à son point d’impact apparaisse bien visible pour le reste d’entre nous… une souris !
Gordon scruta les noires profondeurs de la salle. Il ne se passa rien.
Quelqu’un dans l’assistance étouffa un rire.
— P’t-êt’qu’elle s’est fait bouffer ! fit une voix railleuse.
— Ouais. Dites, les grosses têtes, p’t-êt’que vous devriez régler vot’machin pour qu’il cherche un chat !
Et un retentissant miaou ! déchira les ténèbres.
Quoique le président du Conseil fît pleuvoir une grêle de coups de marteau sur la table, Gordon se joignit aux petits malins pour rire sans retenue. Il fut même tenté de placer une remarque spirituelle de son cru mais, sa voix étant connue de tous, il risquait de froisser les sentiments de certains en ne se conformant pas à l’austère dignité de son rôle dans cette assemblée.
Un remous sur sa gauche lui apprit que les techniciens se regroupaient dans le noir pour commenter à voix basse la situation. Finalement, quelqu’un réclama de la lumière. Les néons se rallumèrent en hésitant et les membres du Conseil battirent des paupières pour réaccoutumer leurs yeux à la clarté retrouvée.
Mark Aage, le petit garçon de dix ans que Gordon avait sauve quelques mois plus tôt dans les ruines d’Eugene, ôta le casque dans lequel étaient insérées les lunettes et promena un regard étonné sur les membres du Conseil.
— Mais j’la voyais, la souris, insista-t-il. J’la voyais même très bien. Et j’l’ai vraiment touchée avec le rayon laser. C’est les couleurs qui ont pas voulu v’nir.
Peter Aage était gêné. Il portait la même livrée blanche rehaussée de noir que les techniciens qui se bousculaient autour de l’appareil défectueux.
— Hier, il a parfaitement fonctionné sur une batterie de cinquante essais, expliqua-t-il. Ça vient peut-être du convertisseur paramétrique. Il lui arrive parfois de se coincer. Bien sûr, il ne s’agit que d’un prototype, et personne en Oregon n’a tenté de construire quelque chose de similaire depuis près de vingt ans. Toutefois, il va nous falloir traquer ces vices de fonctionnement avant de pouvoir produire l’appareil en série.
Trois groupes composaient le Conseil. Deux hommes et une femme vêtus, comme Peter, de la robe des serviteurs de Cyclope hochèrent la tête d’un air compréhensif. Les autres conseillers arboraient des mines qui en disaient long sur leurs réserves.
Deux hommes à la droite de Gordon, habillés d’une chemise bleue et d’une veste de cuir identique à la sienne se signalaient également par l’écusson cousu sur leur épaule, où l’on voyait un aigle s’élever avec superbe au-dessus d’un bûcher souligné par ces mots :
SERVICE POSTAL DES ÉTATS-UNIS RESTAURÉS
Les « collègues » de Gordon échangèrent un regard ; l’un d’eux leva les yeux au ciel d’un air dégoûté.
Au centre de la table siégeaient deux femmes et trois hommes – dont le président du Conseil – représentant les diverses régions de l’alliance, des comtés dont le respect envers Cyclope avait jadis été le seul ciment mais qui, depuis une date récente, se voyaient également liés par un réseau postal en extension et, surtout, par leur terreur d’un ennemi commun. Pas un seul n’était habillé comme son voisin mais tous portaient un brassard sur lequel était fixé le même emblème étincelant : un V et un W superposés, les initiales de la vallée de la Willamette. Ce sigle chromé se trouvait disponible en quantité suffisante pour pouvoir être distribué à toute l’armée ; on l’avait récupéré sur bon nombre d’automobiles abandonnées.
Ce fut l’un de ces délégués régionaux qui posa la première question :
— Combien de ces gadgets pensez-vous réussir à monter d’ici le printemps ?
— Si tout va bien, répondit Peter après un temps de réflexion, je crois que nous devrions en avoir une douzaine environ pour la fin mars.
— Et qui marchent tous à l’électricité, je suppose ?
— En effet. Nous les fournirons accompagnés d’un générateur manuel. L’ensemble n’excédera pas vingt-cinq kilos.
Les fermiers échangèrent des regards muets. La femme qui représentait les communautés indiennes des Cascades semblait être leur porte-parole à tous.
— J’veux bien croire que ce dispositif de vision nocturne puisse être utile pour défendre quelques secteurs clés contre les attaques-surprises, mais j’aimerais savoir ce qu’on peut en attendre après la fonte des neiges, lorsque les coupeurs de couilles reprendront leurs raids et brûleront un par un tous nos villages et hameaux ? On ne peut quand même pas coller toute la population de la vallée dans Corvallis ? Nous y crèverions de faim en quelques semaines.
— Ouais, c’est vrai, lança un autre fermier. Et où sont toutes ces super-armes que vous autres, les grosses têtes, étiez censés nous inventer ? Il vous s’rait pas v’nu l’idée stupide de débrancher Cyclope, par hasard ?
Ce fut au tour des serviteurs d’échanger des regards. Leur chef, le Dr Taigher, protesta :
— Vous êtes injustes à notre égard. Nous n’avons pas réellement disposé du temps nécessaire pour de telles inventions. Il faut comprendre que Cyclope a été construit pour servir en temps de paix et qu’il est obligé de se reprogrammer complètement pour être à même de traiter des données d’ordre stratégique ou tactique. En outre, s’il est capable de nous fournir des plans grandioses, c’est à nous, pauvres humains faillibles, de les mettre à exécution !
Gordon n’en revenait pas. Le doyen des serviteurs se comportait comme un homme sincèrement outré qu’on pût mettre en doute la valeur de sa machine à oracles… Les gens de la vallée continuaient à le révérer comme le magicien d’Oz. Les délégués des municipalités septentrionales secouèrent la tête, respectueux mais têtus.
— Maintenant, reprit la femme, je serais bien la dernière à critiquer Cyclope. Je suis sûre qu’il débite les idées sur un rythme aussi rapide que possible. Mais je ne vois pas en quoi ce casque pour voir la nuit sera mieux que ces ballons dont vous n’arrêtez pas de nous parler, ou que ces bombes à gaz ou que ces trucs que vous comparez à des petites mines. Nous n’en aurons jamais en nombre suffisant pour en attendre quelque chose ! Et même si vous les fabriquiez par centaines, voire même par milliers, ce s’rait peut-être utile si on s’battait contre une véritable armée, comme avant-guerre : au Vietnam ou au Kenya. Mais contre ces putains d’survivalistes, j’me demande même si on aura l’occasion d’s’en servir.
Gordon ne disait mot mais il était d’accord sur toute la ligne avec la vieille Indienne. Le Dr Taigher regardait ses mains, songeur. Après seize années d’escroquerie tranquille et bénigne, à se contenter de remettre en circulation quelques petites merveilles du vingtième siècle pour entretenir la fascination des fermiers, lui et ses techniciens se trouvaient sommés de faire enfin de vrais miracles. Rafistoler des jouets et brancher des générateurs sur des éoliennes ne suffisait plus.
Le voisin de droite de Gordon s’anima. C’était Éric Stevens, le grand-père du jeune Johnny. Le vieil homme portait le même uniforme que Gordon et représentait la région de la Haute-Willamette : quelques villes, juste au sud d’Eugene, et qui s’étaient jointes à l’alliance.
— Nous sommes retournés à la case départ, dit-il. Les gadgets de Cyclope peuvent aider, çà et là. Je crois qu’ils auront avant tout pour effet de renforcer des places déjà fortes, mais nous sommes tous d’accord pour conclure qu’ils ne seront qu’une gêne mineure pour l’ennemi. Ainsi que Gordon nous l’a toujours précisé, nous ne pouvons attendre de l’Est une aide quelconque dans un proche avenir. Il s’écoulera encore une décennie, sinon plus, avant que les États-Unis Restaurés soient en mesure d’acheminer jusqu’ici des moyens militaires, quels qu’ils soient. Nous avons à tenir jusque-là ! (Le vieillard promena sur les membres du Conseil un regard farouche.) Et il n’y a qu’un moyen de tenir, c’est de se battre ! (Il assortit son affirmation d’un violent coup de poing sur la table.) Ce qui nous ramène à notre point de départ puisque ce sont les hommes qui constituent le facteur décisif.
Un murmure approbateur courut parmi les conseillers mais Gordon n’y prêta pas garde ; toute son attention était accaparée par Dena : assise en contrebas dans la salle, elle guettait visiblement l’occasion de placer un mot. Elle secouait la tête et Gordon pouvait lire dans ses pensées.
Pas seulement les hommes… se disait-elle. La grande jeune femme portait la robe des serviteurs mais Gordon savait où allait en réalité son allégeance. Trois de ses disciples l’entouraient, toutes vêtues de l’uniforme de peau des éclaireurs de l’armée de la Willamette, toutes membres actifs de la faction excentrique dont elle était l’inspiratrice.
Le Conseil les tenait à l’écart et aurait immédiatement repoussé tout projet venant d’elles. Il s’en était même fallu de peu qu’elles ne fussent refusées dans l’armée. Elles ne devaient leur victoire qu’à la survivance, dans cette vallée encore civilisée, de sentiments féministes remontant au siècle précédent.
Gordon sentait le désespoir croissant qui gagnait le Conseil aujourd’hui. Les nouvelles rapportées du Sud par Johnny Stevens avaient frappé un rude coup. Bientôt, lorsque la neige cesserait de tomber et que reviendraient les douces pluies de printemps, les conseillers se raccrocheraient à n’importe quel plan, si stupide fût-il.
Gordon décida d’entrer dans la discussion avant de la voir dégénérer. Le président s’empressa de lui donner la parole lorsqu’il leva la main.
— Nous disposons peut-être encore de six à huit semaines de mauvais temps avant d’avoir à subir la reprise de l’activité ennemie. Après avoir entendu les rapports des diverses commissions qui ont enquêté sur l’entraînement des troupes et sur leur approvisionnement en matériel, il est clair que notre tâche est toute tracée. (De fait, c’était avec le compte rendu de Philip Bokuto que s’était amorcée, le matin même, l’avalanche de mauvaises nouvelles. Gordon reprit sa respiration.) Dès le début de l’invasion holniste, l’été dernier, je vous ai prévenus de n’attendre aucune forme de secours du reste de la nation. Le réseau postal qu’il m’a été permis d’établir avec votre aide ne constitue que la toute première étape du long processus menant à la réunification effective du continent. Dans les années à venir, en pratique, l’Oregon devra résister seul à l’agression survivaliste.
Il s’arrangeait pour mentir par induction, veillant à ne pas s’écarter, dans ses paroles, de la stricte vérité littérale. C’était un art dans lequel il était passé maître, même s’il n’en tirait aucune fierté.
— Je ne vous mâcherai pas mes mots. Le fait que les gens de Roseburg et de ses alentours n’aient pas voulu, ou pu, nous envoyer davantage que cette aide symbolique est le plus rude coup qui nous ait été porté. Ceux du Sud ont l’expérience, la compétence et, par-dessus tout, le commandement dont nous avons besoin. À mon sens, les convaincre de nous porter secours doit prendre le pas sur tout autre objectif.
Il marqua une pause.
— Je compte me rendre en personne dans le Sud, reprit-il, pour tenter de les faire changer d’avis.
Le tumulte fut instantané.
— Gordon, c’est de la folie !
— Vous ne pouvez pas…
— Nous avons besoin de vous ici !
Gordon ferma les yeux. En quatre mois, il avait forgé une alliance assez forte pour donner du fil à retordre aux envahisseurs et les frustrer de la victoire facile qu’ils escomptaient… Et ce petit succès, il le devait essentiellement à ses talents de raconteur d’histoires, de poseur… de menteur.
Sur ses talents de chef, en revanche, il ne se faisait aucune illusion. Il savait que ce n’était pas lui mais son image qui assurait la cohésion de l’armée de la Willamette… sa légendaire autorité d’inspecteur des postes, de fantôme vivant d’une nation ressuscitée.
Une nation dont, en fait, l’unique et ultime lueur ne sera bientôt plus qu’un tas de cendres refroidies si l’on ne se dépêche pas de faire quelque chose. Je suis incapable de mener ces gens ! Ce dont ils ont besoin, c’est d’un général ! D’un guerrier !
Il leur faut un homme de la trempe de George Powhatan.
Il mit fin au brouhaha en levant la main.
— Je vais y aller. Et je veux que vous me fassiez tous la promesse de ne pas donner votre accord en mon absence à une quelconque forme d’entreprise insensée ou désespérée.
Sur ces mots, il fixa Dena. Elle soutint son regard, mais ses lèvres tremblaient ; puis ses yeux s’embuèrent et, brusquement, elle détourna la tête.
Est-ce pour moi qu’elle se fait du souci ? se demanda Gordon. Ou pour son plan ?
— Je serai de retour avant le printemps, promit-il. De retour avec des renforts.
Et, plus bas, il conclut :
— Ou alors, je serai mort.
Il fallut trois jours de préparation au départ. Trois jours pendant lesquels Gordon rongea son frein, rageant que son départ fût prétexte à tant de complications.
De fait, c’était devenu une véritable expédition : le Conseil avait insisté pour qu’une escorte de quatre hommes commandée par Bokuto l’accompagnât, au moins jusqu’à Cottage Grove. Johnny Stevens et l’un des volontaires du Sud devaient, quant à eux, chevaucher en avant pour lui préparer la route. Après tout, n’était-il pas normal que M. l’inspecteur fût correctement annoncé ?
Aux yeux de Gordon, c’était absurde. Une heure passée, avec Johnny, sur une vieille carte routière d’avant-guerre eût largement suffi pour savoir comment aller là où il voulait se rendre. Le roulement d’une paire de montures rapides lui eût assuré une protection aussi efficace qu’une escouade entière.
Gordon était particulièrement en colère d’avoir à prendre Bokuto dont il jugeait la présence indispensable à Corvallis. Mais le Conseil n’avait rien voulu entendre : il fallait accepter ces conditions ou se voir refuser l’autorisation de partir.
Le détachement quitta Corvallis au petit matin, par un froid mordant qui faisait se condenser en panaches de brume le souffle des chevaux. Comme ils dépassaient le terrain de sport de l’université, ils y virent une colonne de recrues qui marchaient au pas en chantant. Si ténues que fussent leurs voix dans la distance, il n’était pas difficile d’y reconnaître celles d’un nouveau contingent de soldâtes de Dena.
Oh, je n’vais pas me marier,
Me marier, me marier
Avec un typ’qui fum’, qui rote,
Qui s’gratte ou braille des blagu’s idiotes.
Plutôt qu’ainsi me marier,
J’préfèr rester, j’préfèr rester
Jusqu’à la fin d’ma vie vieille fille
Et faire la difficile.
La petite troupe défilait les yeux fixés sur l’horizon mais, bien qu’il fût trop loin pour voir l’expression de Dena, il était sûr que le regard de la jeune femme pesait sur lui.
Leurs adieux avaient servi de champ clos au combat entre passion charnelle et tension émotionnelle. Gordon n’était pas sûr que l’Amérique d’avant-guerre, avec ses mille variantes en matière de sexualité, ait jamais eu un nom à donner au type de relations qui étaient les leurs. S’éloigner était un réel soulagement pour lui, mais il savait qu’elle allait lui manquer terriblement.
Alors que, derrière lui, s’estompaient les voix féminines, Gordon s’aperçut qu’une boule, dans sa gorge, l’étouffait. Il tenta d’attribuer le phénomène à la légitime fierté que lui inspirait le courage de ces filles mais il lui était impossible de se cacher ce qu’il trahissait d’angoisse.
Ils chevauchaient maintenant à vive allure dans un paysage givré que rompaient de temps à autre les alignements des vergers dénudés. Ils voulaient atteindre Rowland avant le coucher du soleil. Telle était l’effarante proximité du front… moins d’une journée de route du pauvre centre de ce qu’il fallait considérer comme le dernier carré de la civilisation. Franchie cette ligne de palissades et de tranchées, ils pénétreraient chez l’ennemi.
À Rowland, de nouvelles rumeurs les attendaient… Une horde survivaliste aurait établi un duché dans les ruines d’Eugene. Les réfugiés parlaient de bandes de barbares en treillis déferlant sur la contrée, mettant les hameaux et les fermes à feu et à sang pour y prélever leur tribut de nourriture, de femmes et d’esclaves.
Si cette rumeur était fondée, elle posait un réel problème car leur itinéraire passait par la ville en ruine.
Bokuto insista pour éviter les risques inutiles. Ce fut à peine si Gordon desserra les dents pendant les trois jours qu’ils gaspillèrent sur des routes glissantes et boursouflées, à cause d’un large détour par l’est de Springfield qui les amena cap au sud et leur permit d’atteindre la ville fortifiée de Cottage Grove.
Peu de temps s’était écoulé depuis la réunification de ces quelques communautés du sud d’Eugene à celles, plus prospères, du Nord. Et voilà que les envahisseurs avaient presque rétabli la coupure.
Dans la représentation mentale que Gordon se faisait des espaces jadis couverts par le vaste État de l’Oregon, les deux bons tiers de la partie est étaient occupés par le jaune et le brun des hauts plateaux désertiques, des anciennes coulées de lave et du gigantesque rempart des Cascades.
En face, à l’ouest, la grise étendue du Pacifique limitait le ruban de la chaîne côtière battue par les pluies.
Aux extrémités nord et sud de l’État s’élargissaient deux zones de terra incognita. Au nord, la vallée de la Columbia miroitait encore des mortels éclats des bombes qui avaient torturé Portland et fait sauter tous les barrages sur le grand fleuve.
L’autre tache blanche débordait au sud sur plus de cent cinquante kilomètres à partir de la frontière d’une Californie inconnue… et se centrait autour de la région creusée de gorges profondes qui portait le nom du torrent qui les avait fait naître : la Rogue.
Même en des temps meilleurs, le secteur de Medford avait eu la réputation de servir de refuge à des éléments « incontrôlés ». Avant l’Apocalypse, on avait estimé que la vallée de la Rogue River arrivait en seconde position derrière les marais des Everglades en Floride quant au nombre de dépôts d’armes clandestins et de mitraillettes illégalement détenues par des particuliers.
Alors que les autorités civiles luttaient toujours pour rétablir une situation normale, c’étaient les hyper-survivalistes qui, seize ans auparavant, avaient porté le coup fatal au monde civilisé. Dans l’Oregon méridional, les disciples de Nathan Holn s’étaient montrés particulièrement violents. On n’avait jamais pu savoir quel avait été le sort des malheureux citoyens normaux de la région.
Entre le désert et l’océan, entre les radiations et la folie holniste, deux petites zones étaient sorties de l’Hiver de Trois Ans. Ce qu’elles avaient pu sauver de l’anéantissement leur avait permis de faire plus que gratter la terre comme des bêtes sauvages… C’étaient la vallée de la Willamette, au nord, et les communes autour de Roseburg, au sud. Mais, dans les premiers temps, le miracle méridional avait paru, à plus ou moins court terme, condamné à l’esclavage ou, pire encore, tombé entre les mains des nouveaux barbares.
Contre toute attente, il s’était néanmoins produit quelque chose entre la Rogue et l’Umpqua. Le cancer s’était vu stoppé. L’ennemi avait reculé.
Découvrir comment la chose avait été possible constituait l’ultime espoir de Gordon avant que le fléau transplanté ne prit pleinement possession du nouveau terrain vulnérable qu’il s’était trouvé plus au nord.
Car sur la carte mentale de Gordon, une hideuse tache rouge s’était répandue vers l’intérieur des terres depuis la tête de pont des plages à l’ouest d’Eugene. Et Cottage Grove était pratiquement coupé de la Basse-Willamette.
Ils eurent un aperçu du tour désespéré qu’avait pris la situation moins d’un kilomètre avant d’atteindre la ville. Les corps de six hommes étaient exposés au bord de la route, crucifiés sur des poteaux télégraphiques à demi couchés. Les cadavres arboraient les stigmates habituels.
— Qu’on les décroche ! ordonna Gordon, le cœur battant à tout rompre, la bouche sèche, avec la réaction typique que l’ennemi escomptait de cet exercice de terreur appliquée. Manifestement, les patrouilles de Cottage Grove n’osaient même pas s’aventurer si loin. Ça n’augurait rien de bon.
Une heure plus tard, il put constater que les choses avaient bien changé depuis son dernier passage. Des tours de guet s’érigeaient aux quatre coins du rempart d’argile qui, maintenant, renforçait la palissade et, sur une large zone autour de cette double enceinte, les vieux immeubles d’avant-guerre avaient été rasés pour créer un coupe-feu.
La population s’était vue multipliée par trois à cause des réfugiés qui, pour la plupart, s’entassaient dans un bidonville situé juste à l’intérieur des grandes portes. Les enfants s’y accrochaient aux jupes de femmes aux joues hâves et fixaient de grands yeux sur ces cavaliers venus du nord. Les hommes s’agglutinaient autour des feux qui brûlaient en permanence entre les cabanes pour s’y chauffer les mains. La fumée se mêlait à la puanteur de leurs corps qui avaient oublié toute hygiène pour former un brouillard malodorant et opaque.
Certains d’entre eux avaient la mine franchement patibulaire et Gordon se demanda quelle proportion de ces réfugiés n’était, en fait, que des holnistes infiltrés. Le cas s’était déjà présenté.
Ici aussi les nouvelles étaient désastreuses. Par le conseil municipal, ils apprirent que le maire, Peter von Kleek, avait trouvé la mort quelques jours auparavant dans une embuscade, alors qu’il tentait une sortie pour porter secours à un hameau assiégé. La perte était incalculable et Gordon en fut durement touché. Il y vit également l’explication du silence mortel qui régnait dans les rues.
Ce soir-là, à la lumière des torches sur une place bondée, il se fendit du discours le plus propre à relever un moral défaillant mais ne recueillit, cette fois, de la foule que des acclamations éparses et lasses. À deux reprises, il fut interrompu par l’écho d’une fusillade, porté par-dessus les remparts depuis les collines boisées qui dominaient la ville.
— Après la fonte des neiges, lui murmura le lendemain Bokuto comme ils quittaient Cottage Grove, je ne leur donne pas deux mois. Deux semaines au plus, si ces putains de survivalistes en mettent un coup.
Gordon ne jugea pas nécessaire de répondre. Cette ville était la cheville méridionale de l’alliance. Une fois qu’elle serait tombée, plus rien n’empêcherait le gros des forces ennemies de se tourner vers le nord pour concentrer ses attaques sur le cœur de la vallée, sur Corvallis même.
Ils chevauchaient à présent vers le sud dans des tourbillons de neige impalpable, remontant vers sa source la branche côtière de la Willamette. La forêt de pins vert sombre scintillait sous son manteau blanc et, çà et là, l’écorce rouge vif des myrtes tranchait sur les rives grises du torrent à demi pris par les glaces.
Quelques harles obstinés péchaient dans ces eaux glaciales, mettant une fois de plus à l’essai leur technique pour survivre jusqu’au printemps.
Au sud de la ville abandonnée de London, ils quittèrent ce qui n’était plus qu’un filet d’eau serpentant entre les congères pour suivre la route dans sa lente et régulière progression à travers un paysage désert où ils ne rencontrèrent que des fermes en ruine envahies de végétation et, de loin en loin, des stations-service dont il ne restait presque rien.
Jusque-là, ils avaient progressé dans le plus grand silence mais, à présent, même le méfiant Philip Bokuto avait la quasi-certitude qu’ils étaient hors du rayon d’action des patrouilles holnistes. Ils meublèrent la lenteur du voyage de quelques remarques et il leur arriva même de rire.
Les membres de l’expédition avaient tous passé la trentaine, aussi s’adonnèrent-ils au jeu du « souviens-toi »… se racontant des blagues qui seraient restées vides de sens pour ceux des nouvelles générations, et se disputant joyeusement sur d’obscurs arcanes sportifs presque oubliés. Gordon crut tomber de sa selle tant il riait du numéro d’imitation nasillarde qu’Aaron Schimmel leur fit des grandes stars de la télévision des années 90.
— C’est quand même sidérant qu’on ait tant de souvenirs de sa jeunesse emmagasinés comme ça, prêts à resurgir, fit-il observer à Philip. Un des signes avant-coureurs de la vieillesse, disait-on jadis, c’est justement que tu puisses te rappeler des choses d’il y a vingt ans plus facilement que des événements récents.
— Ouais, fit Bokuto avec un large sourire, avant d’ajouter d’une voix chevrotante : De quoi parlait-on déjà ?
Gordon mit sa main en cornet autour de son oreille.
— Hein ? Qu’est-ce que t’as dit, l’ami ? J’crois bien qu’c’était pas très bon pour l’ouïe tout ce rock qu’on écoutait dans l’temps.
Ils s’accoutumèrent au froid mordant des matinées d’hiver et au martèlement feutré des sabots de leurs chevaux sur l’herbe rase qui recouvrait la nationale. La nature guérissait – de nouveau les daims cherchaient leur pâture dans ces forêts – mais la présence de l’homme était loin d’avoir perdu son caractère exceptionnel : les villages abandonnés ne seraient pas repeuplés de sitôt.
Un par un, les affluents de la branche côtière de la Willamette disparurent derrière eux et, une journée après avoir franchi une étroite ligne de collines, ils se retrouvèrent dominant la rive d’un nouveau cours d’eau.
— L’Umpqua, leur apprit leur guide.
Ceux du Nord ouvrirent de grands yeux. Ce torrent glacé ne se jetait pas dans la paisible Willamette et, partant, dans la large Columbia. Il se taillait directement son impétueuse voie vers l’est, vers l’océan.
— Bienvenue sous le soleil de l’Oregon méridional, marmonna Bokuto, reprenant ses habitudes.
Le ciel les écrasait de son éclat. Les arbres même paraissaient plus sauvages ici que dans le Nord.
L’impression persista lorsque, de nouveau, réapparurent de part et d’autre de la route de petites agglomérations barricadées derrière leurs palissades. Du haut des escarpements, des hommes taciturnes les observaient avec des yeux méfiants et les laissaient passer sans rien dire. La nouvelle de leur arrivée les avait précédés et il était clair que ces gens n’avaient rien contre les postiers. Mais il était non moins évident qu’ils n’avaient que faire des étrangers.
Au cours d’une nuit d’étape dans le bourg de Sutherlin, Gordon put observer de près les mœurs de ceux du Sud. Leurs demeures étaient modestes et dénuées de tous les éléments de confort dont jouissaient les gens du Nord. Il était difficile, voire impossible, de trouver ici quelqu’un qui ne portât, inscrits dans sa chair, les stigmates bien visibles de la maladie, de la malnutrition, de l’épuisement dû au travail, ou de la guerre.
Quoiqu’ils n’eussent à l’égard des voyageurs de la Willamette nul mot, nul regard discourtois, il n’était pas sorcier de deviner ce qu’ils en pensaient :
Mous.
L’arrière-pensée des autorités locales était tout aussi évidente, même si elles exprimaient quelque compassion aux visiteurs :
Si les holnistes quittent le Sud, pourquoi diable irions-nous les en empêcher ?
Le surlendemain, une rencontre fut organisée entre Gordon et les chefs des communautés environnantes dans le centre commercial de Roseburg. Les vitrines étoilées par les balles laissaient voir des scènes qui rappelaient combien cette guerre de dix-sept ans centre les barbares de la Rogue River avait été destructrice. Les ruines noircies d’un fast-food avec encore, au-dessus de l’entrée, les restes fondus de son enseigne de plastique jaune marquaient l’endroit où la poussée ennemie s’était vue stoppée, près de dix ans plus tôt.
Depuis, jamais les survivalistes n’avaient tenté de renouveler une incursion de cette envergure, et Gordon était sûr que le lieu de la réunion avait été délibérément choisi pour insister sur ce point de l’histoire locale et sur l’enseignement qu’on pouvait en tirer.
Dans les mentalités, la différence entre le Nord et le Sud était tout aussi marquée que dans les modes de vie. Ici, l’on n’éprouvait que peu de curiosité pour la fabuleuse survie de Cyclope et pour l’hésitante renaissance de la technologie. Même les récits ayant trait à cette nation qui, dans les lointaines terres de l’Est, se relevait de ses cendres ne suscitèrent qu’un intérêt modéré. Ce n’était pas qu’on doutât de leur véracité mais les hommes de Glide, de Winston et de Lookinglass paraissaient tout simplement ne pas voir le changement qu’ils pouvaient en attendre.
— Nous perdons notre temps, dit Philip à Gordon. Ces paysans ont eu si longtemps à mener leur propre guerre qu’ils se fichent pas mal de tout, hormis de leur existence au jour le jour.
En sont-ils plus malins ? se demanda Gordon.
Mais Philip avait raison. Ce que pensaient ces maires, ces shérifs, ces hommes forts n’avait pas grande importance. Ils pouvaient faire les fanfarons, se prévaloir de leur indépendance, il était clair qu’il n’y avait qu’un homme, ici, dont l’opinion comptât.
Deux jours plus tard, Johnny Stevens pénétra dans Roseburg à bride abattue sur sa monture hors d’haleine. Il revenait de l’Ouest. Sans perdre un instant, il sauta au bas de sa selle et courut jusqu’à Gordon. Encore une fois, le message dont il était porteur tenait en un mot :
— Allez-y !
George Powhatan avait accédé à leur requête.
Les monts Callahan bordaient la Camas Valley sur plus de cent kilomètres, de Roseburg jusqu’à la mer. À leur pied, le bras principal de la petite Coquille River se ruait vers l’ouest sous les squelettes de ses ponts détruits avant de rejoindre ses branches nord et sud dans l’ombre matinale du Pain de Sucre.
Çà et là, sur la rive nord de l’impétueux fleuve côtier, des clôtures récentes soulignaient les contours des prés, pour l’heure couverts de neige poudreuse. De la fumée s’élevait de temps à autre par-dessus la palissade couronnant le sommet d’une colline.
En revanche, la rive sud était déserte, hormis des masses de ruines calcinées qui, lentement, succombaient sous l’implacable assaut des ronces.
Nulle fortification n’assurait la surveillance des gués. Les voyageurs en furent surpris car c’était dans cette vallée que la résistance à l’adversaire holniste avait commencé pour finalement réussir à ne plus céder un pouce de terrain.
Calvin Lewis tenta de leur en fournir l’explication. Le jeune homme maigre aux yeux noirs avait déjà servi de guide à Johnny Stevens lors de la précédente mission de ce dernier dans le sud de l’Oregon. Tandis qu’il parlait, sa main allait de droite et de gauche.
— On ne garde pas un cours d’eau avec des places fortes, leur dit-il avec cet accent traînant particulier aux populations locales. On protège la rive nord en poussant de temps à autre des expéditions de reconnaissance sur la rive sud et en exerçant une surveillance constante sur ce qui s’y passe.
Philip Bokuto émit un grognement assorti d’un hochement de tête approbateur. De toute évidence, c’était exactement ainsi qu’il aurait procédé. Johnny Stevens s’abstint de tout commentaire : il avait déjà entendu ça.
Gordon gardait les yeux fixés sur les arbres, se demandant où pouvaient être les guetteurs. Pas de doute : il y en avait des deux côtés, occupés à suivre leur avancée. Par moments, il entrevoyait un mouvement ou le fugitif éclat, dans les hauteurs, de ce qui pouvait être le reflet du soleil sur une paire de jumelles. Il fallait reconnaître qu’ils étaient des chasseurs hors pair pour ce qui était de la discrétion. Bien meilleurs que les meilleurs dans l’armée de la Willamette… à l’exception, peut-être, de Phil Bokuto.
La guerre, dans le Sud, n’était pas de celles qui se font à coups d’armées, de compagnies, de sièges et de manœuvres stratégiques. Elle évoquait les batailles que s’étaient, jadis, livrées les Indiens d’Amérique… avec des victoires qui se mesuraient au succès de rapides et sanglantes razzias et au nombre de scalps récoltés.
Les survivalistes étaient passés maîtres dans la technique de la guerre éclair, et les populations de la Willamette, qui avaient perdu l’habitude d’une telle menace, constituaient une proie idéale.
Ici, toutefois, les fermiers étaient parvenus à repousser systématiquement les assauts des barbares. Estimant que ce n’était pas à lui d’examiner les tactiques auxquelles ils avaient eu recours, Gordon laissa Bokuto poser les questions. D’une part, il savait que ces talents s’acquéraient sur une vie entière ; d’autre part, sa présence ici n’avait qu’un seul but : non pas apprendre mais convaincre.
De la route qui escaladait en lacet le mont Pain de Sucre, on avait une vue grandiose sur le confluent des trois bras de la Coquille. La forêt de pins, sous la neige, ne donnait pas l’impression d’avoir beaucoup changé depuis les temps qui avaient précédé l’apparition de l’homme en ces lieux… comme si l’horreur des dix-sept derniers hivers n’avait de signification que pour d’éphémères créatures et ne concernait en rien l’immuable nature.
— Il arrive parfois que ces salopards tentent une percée à bord de grands canoës, leur dit Cal Lewis. La branche sud vient presque en ligne droite des alentours de la Rogue, et son courant est encore sacrément rapide ici, lorsqu’elle rejoint la branche centrale. (Le jeune homme sourit.) Mais George semble toujours savoir ce qu’ils mijotent. Il est toujours prêt à les recevoir.
Encore cette affection mêlée de crainte respectueuse à l’évocation du chef suprême des communautés de la Camas Valley. Cet homme mangeait-il du lion à son petit déjeuner ? Avait-il le pouvoir d’invoquer la foudre et de la faire s’abattre sur ses ennemis ? Après toutes les histoires que Gordon avait entendu raconter, il était prêt à croire n’importe quoi sur George Powhatan.
Soudain, ses larges narines palpitantes, Bokuto tira sur les rênes de sa monture et tendit un bras protecteur en travers de la poitrine de Gordon pour l’obliger à s’arrêter. En un éclair, l’ex-marine avait levé son pistolet-mitrailleur.
— Qu’est-ce qui se passe, Phil ?
Gordon sortit sa carabine de l’étui de selle et inspecta les pentes boisées. Sentant la nervosité de leurs cavaliers, les chevaux s’ébrouaient.
— C’est… (Bokuto humait l’air. Ses yeux se fendirent en une mimique incrédule.) Ça sent la graisse d’ours.
Calvin Lewis leva les yeux vers les arbres qui bordaient la route et sourit. Des profondeurs de l’écran vert sombre, juste devant eux, éclata un grand rire grave.
— Bravo, mon ami ! Vous avez les sens très aiguisés !
Sous le regard ébahi de Gordon et des autres, une gigantesque silhouette parut tomber du ciel entre deux sapins de Douglas et resta un moment campée là, immobile, se découpant dans la lumière du soleil d’hiver. Gordon sentit un frisson lui courir le long du dos et se demanda s’ils étaient confrontés à un véritable être humain ou au légendaire Sasquatch, l’abominable homme des neiges des régions du nord-ouest du pays.
Puis la forme sauta devant eux : c’était un homme d’environ cinquante ans au visage anguleux et aux longs cheveux gris retenus par un bandeau de perles. Une chemise à manches courtes de facture artisanale laissait voir ses bras vigoureux. Apparemment, le froid restait sans effet sur lui.
— Je suis George Powhatan, dit-il avec un large sourire. Bienvenue, messieurs, au mont Pain de Sucre.
Gordon avala sa salive. Quelque chose dans la voix de l’homme était l’exact reflet de son apparence physique. Il en émanait une puissance naturelle qui n’avait nul besoin d’être affichée ou même considérée comme un sujet d’orgueil. Powhatan écarta les mains.
— Allez, venez, vous qui avez du flair. Et vous autres aussi, avec vos drôles d’uniformes ! Ainsi, vous avez saisi dans l’air des effluves de graisse d’ours ? Montez donc jeter un coup d’œil à ma station météo ! Vous verrez à quoi ça peut servir.
Les visiteurs se détendirent et rangèrent leurs armes, mis à l’aise par le bon rire du géant.
Non, pas Sasquarch, se dit Gordon. Un chaleureux montagnard, rien de plus.
Il tapota l’encolure de son ombrageuse monture nordiste et se persuada qu’elle n’avait fait que réagir à l’odeur de la graisse fondue.
Le châtelain du mont Pain de Sucre se servait de jarres remplies de graisse d’ours pour prédire le temps, raffinant une technique traditionnelle en notant scrupuleusement le résultat de ses observations. Il croisait des races bovines pour obtenir du meilleur lait, ovines pour améliorer la qualité de la laine. Ses serres, chauffées au méthane de compostière, produisaient des légumes toute l’année, même par les hivers les plus rigoureux.
George Powhatan parut tout particulièrement fier de leur faire visiter sa brasserie d’où sortait une bière réputée pour être la meilleure des quatre comtés.
Les murs de rondins du grand wigwam – le cœur de son domaine – disparaissaient sous de superbes tapisseries et une prolifération d’œuvres d’art exécutées par des enfants. Le propriétaire des lieux en tirait un orgueil visible. Gordon s’était attendu à un décor d’armes et de trophées mais rien de ce genre n’était mis en évidence nulle part. En fait, une fois franchie la haute palissade que précédait du bois abattu, il eût été difficile de trouver ici le moindre rappel de la longue guerre contre les survivalistes.
Le premier jour, Powhatan refusa de parler affaires. Il consacra tout son temps à montrer le domaine à ses hôtes et à surveiller les préparatifs d’un potlatch en leur honneur. Puis, sur la fin de l’après-midi, lorsque chacun eut trouvé sa chambre, il s’éclipsa.
— Je crois que je l’ai vu partir vers l’ouest, répondit Philip Bokuto lorsque Gordon lui posa la question. Vers cette falaise, là-bas.
Gordon le remercia et prit la direction indiquée sur un chemin qui serpentait entre les arbres. Des heures durant, Powhatan avait habilement évité toute discussion sérieuse, s’ingéniant à détourner leur attention par des propositions toujours nouvelles de visites à faire ou d’explications tirées de son inépuisable savoir en matière de folklore local.
Rien ne laissait prévoir qu’il en serait autrement ce soir avec tous ces gens qui venaient des quatre coins de la région pour les voir. Il était probable que l’occasion d’aborder le motif réel de leur visite ne se présenterait même pas.
Gordon savait qu’il n’était pas très poli de manifester une telle impatience, mais il en avait assez de rencontrer des gens. C’était à George Powhatan qu’il voulait parler, et seul à seul.
Il trouva l’homme sur le rebord d’un précipice. Loin en contrebas, les flots rugissaient au confluent des trois branches de la Coquille. À l’ouest, les sommets de la chaîne côtière chatoyaient dans des brumes mauves qui, rapidement, viraient au violet foncé dans le couchant qui se parait d’ocres et d’oranges, embrasant les nuages de mille nuances automnales.
George Powhatan faisait zazen sur une simple natte de jonc, les mains posées sur ses genoux, paumes tournées vers le ciel. Son expression, Gordon l’avait déjà vue avant-guerre sur d’autres visages. Faute de mieux, il l’avait appelée « le sourire du Bouddha ».
Ça alors… le dernier des néo-hippies. Qui l’eût cru ?
La tunique à manches courtes du montagnard révélait le bleu passé d’un tatouage sur son épaule massive. Un poing puissant avec un doigt tendu en souplesse sur lequel se perchait délicatement une colombe. Au-dessous, ces deux mots :
troupes aéroportées
La juxtaposition ne surprenait pas vraiment Gordon. Pas plus que cette paix sur le visage de Powhatan. Dans un sens, ça collait.
Il savait que le bon usage n’exigeait pas son départ, seulement qu’il ne troublât pas la posture de l’autre. Il balaya tranquillement une portion de sol à quelques pas sur la droite de Powhatan et s’assit à son tour, face au même ciel. Il n’essaya pas de faire un bon lotus. C’était un truc qu’il n’avait pas pratiqué depuis l’âge de dix-sept ans. Mais il s’assit, le dos droit, et fit son possible pour se vider l’esprit dans ces couleurs qui, là-bas, vers l’océan, miroitaient en se transformant d’instant en instant.
Au début, sa seule pensée fut pour sa raideur, pour les douleurs qu’il héritait des journées à cheval et des nuits à la dure sur la terre gelée. Des sautes de vent le firent frissonner tandis que la chaleur sombrait avec le soleil derrière les montagnes. Une fourmilière de sons, de soucis, de souvenirs grouillait en lui.
Bientôt, sans qu’il l’eût voulu le moins du monde, ses paupières s’alourdirent, se fermèrent peu à peu, imperceptiblement, puis s’immobilisèrent à mi-chemin sans plus pouvoir ni s’ouvrir ni se fermer.
S’il n’avait pas su ce qui lui arrivait, il aurait à coup sûr paniqué. Mais ce n’était que le glissement dans une douce transe méditative. Bon sang ! se dit-il. Et il la laissa grandir.
Était-ce une idée de compétition avec Powhatan qui l’y poussait ? Voulait-il lui montrer qu’il n’était pas le seul enfant de la renaissance qui se souvînt encore ? Ou cédait-il simplement à la fatigue et à la beauté du coucher de soleil ?
Il sentit comme un gouffre se creuser en lui… comme quelque chose qui aurait été enfermé dans ses poumons, et depuis très longtemps. Il tenta d’inspirer brusquement beaucoup d’air mais le rythme de son souffle ne se modifia pas, comme si son corps savait ce que lui-même refusait encore de voir. Le calme qui émanait de son visage, engourdi par la bise glaciale, semblait ruisseler en lui, descendre sur sa gorge comme des doigts de femme, courir sur ses épaules tendues, caresser ses muscles jusqu’à les convaincre de se relâcher.
Couleurs… songea-t-il, n’étant plus qu’un regard sur le ciel. Son cœur berçait son corps.
Il y avait une vie entière qu’il ne s’était assis comme ça, pour tout laisser tomber. Ou était-ce seulement que le poids des choses était devenu trop lourd.
Vous êtes…
Totalement relaxé, ses poumons parurent se dénouer et il respira. L’air vicié s’échappa et fut emporté par le vent d’ouest. L’inspiration suivante eut un goût si doux qu’elle ressortit en soupir :
— Couleurs…
Il y eut un mouvement sur sa gauche. Puis une voix tranquille :
— Je me suis souvent demandé si ces couchers de soleil n’étaient pas le dernier don de Dieu… le pendant de l’arc-en-ciel qu’il a donné à Noé. Sauf que cette fois, c’est une manière de nous dire, à nous tous : Allez, à bientôt.
Gordon ne répondit pas. Ce n’était pas nécessaire.
— Mais, au bout de toutes ces années passées à les regarder, reprit Powhatan, je crois bien que l’atmosphère s’éclaircit peu à peu. Ils ne sont plus tout à fait ce qu’ils étaient juste après la guerre.
Gordon hocha la tête. Pourquoi les gens de la côte ou des montagnes s’imaginaient-ils avoir le privilège des couchers de soleil ? Il se rappelait les ciels sur la prairie, une fois passé l’Hiver de Trois Ans, lorsqu’on avait commencé de revoir le soleil. On aurait dit alors que le firmament y allait de toute sa palette dans de glorieux aplats de couleurs franches, d’une beauté meurtrière et surhumaine.
Sans avoir à regarder Powhatan, Gordon savait que celui-ci était toujours assis dans la même posture, avec le même sourire.
— Un jour, poursuivit l’homme aux longs cheveux gris, il y a peut-être dix ans, alors que je me remettais d’une blessure assez grave, j’étais assis à cette même place pour contempler le soleil couchant. Je vis alors quelque chose ou quelqu’un remuer en bas, près de la rivière. Tout d’abord, je crus qu’il s’agissait d’hommes. Je sortis de ma méditation et descendis voir de plus près. En même temps, quelque chose me disait que ce n’était pas un ennemi, même à cette distance. Je me rapprochai donc, en évitant de faire du bruit, jusqu’à n’être plus qu’à une centaine de mètres ; puis je sortis de leur étui les petites jumelles dont je ne me séparais jamais. Ce n’était pas un ennemi, en effet, pas même des humains. Imaginez ma surprise lorsque je les vis patauger le long de la rive, la main dans la main, lui l’aidant à franchir les passages glissants, elle marmonnant tout en s’efforçant de protéger des éclaboussures le ballot dont elle était chargée. Un couple de chimpanzés… Dieu du ciel ! Ou peut-être l’un était-il un chimpanzé tandis que l’autre appartenait à une race de singes plus petits. Ils contournèrent l’obstacle qui les avait amenés dans le courant et s’évanouirent avant que j’aie pu avoir une certitude.
Pour la première fois depuis dix minutes, Gordon cligna des yeux. L’image était si nette dans son esprit qu’il avait l’impression de regarder par-dessus l’épaule de Powhatan dans les souvenirs de celui-ci. Pourquoi me raconte-t-il ça ?
Powhatan poursuivit :
— Ils devaient s’être trouvés libérés du zoo de Portland, comme ces léopards qui sont maintenant retournés à l’état sauvage dans les Cascades. C’est là l’explication la plus simple… Et ils s’étaient frayé un chemin vers le sud, grappillant de quoi subsister, s’efforçant de ne pas être vus, s’aidant mutuellement, poussés par l’espoir d’atteindre des contrées plus chaudes. Je m’aperçus qu’ils remontaient la branche sud de la Coquille et s’enfonçaient droit en territoire holniste. Que pouvais-je faire ? Je songeai d’abord à les suivre. À tenter de les capturer pour les ramener chez moi ou, du moins, pour les détourner de ce mauvais chemin. Mais je craignais de les effrayer. De toute façon, ils étaient venus de si loin qu’ils n’avaient pas besoin de moi pour les mettre en garde contre les dangers que représentait pour eux la proximité des hommes. Ils avaient vécu en cage ; maintenant, ils étaient libres. Oh, je n’allais pas jusqu’à conclure stupidement qu’ils en étaient plus heureux mais, au moins, ils n’étaient plus soumis à la volonté des autres. (La voix de Powhatan n’était plus qu’un murmure.) C’est là quelque chose d’assez précieux. Je le sais.
Il fit une nouvelle pause.
— Je les ai laissés partir, dit-il, achevant son histoire. Souvent, lorsque je viens m’asseoir ici pour contempler ces rappels à la modestie que sont les couchers de soleil, je me demande ce qu’ils sont devenus.
Les yeux de Gordon finirent par se fermer complètement. Le silence s’étendit. Il inspira profondément et, avec quelque effort, repoussa la sensation de lourdeur. Powhatan avait essayé de lui dire quelque chose par cette étrange histoire. Lui, en retour, avait quelque chose à lui dire.
— Le devoir d’aider autrui ne recouvre pas nécessairement le fait d’être soumis à la volonté de…
Il s’interrompit, sentant que quelque chose avait changé. Ses yeux s’ouvrirent et, lorsqu’il se tourna, Powhatan était parti.
Ce soir-là, il y eut des gens venus de partout aux alentours, plus d’hommes et de femmes que Gordon aurait pensé qu’il n’en vécût dans cette vallée à l’habitat dispersé. Pour le facteur en visite et pour son escorte, ils avaient organisé une sorte de fête folklorique. Les enfants chantaient et de petites troupes présentaient des saynètes pleines d’esprit.
À la différence du Nord, où les chansons populaires provenaient fréquemment du souvenir des jours anciens de la télévision et de la radio, on n’entendait jamais ici de ritournelles publicitaires amoureusement restées dans les mémoires, et fort peu d’airs de rock reconvertis pour la guitare et le banjo. Le répertoire de la Camas Valley remontait à des sources plus lointaines.
Avec ces hommes barbus, ces femmes vêtues de robes longues qui s’activaient autour des tables, les chœurs près du feu et la lumière des lanternes, on aurait aisément pu croire à un rassemblement vieux de deux siècles, à l’époque de l’installation des premiers pionniers blancs dans cette vallée, lorsqu’ils se regroupaient pour lutter contre la solitude et le froid.
À ce festival de folk-song, Johnny Stevens représenta les gens du Nord. Il avait apporté sa chère guitare et il enchanta la compagnie qui l’accompagna en scandant la mesure des pieds et des mains.
En temps ordinaire, Gordon se fût jeté avec entrain dans cette fête merveilleuse, proposant son vieux répertoire, celui d’avant son rôle de « postier », lorsqu’il avait traversé la moitié du continent, de communauté en communauté, offrant, en échange d’un repas et d’un lit, ses chansons et ses histoires.
Il avait écouté du jazz et de la musique de Debussy la veille de son départ de Corvallis, et il ne pouvait s’empêcher de songer que c’était peut-être la dernière fois qu’il avait eu ce plaisir.
Gordon connaissait le but que George Powhatan poursuivait avec cette fête. Il repoussait le moment de la confrontation… faisait mijoter les émissaires de la Willamette… les jaugeait.
Gordon n’était pas revenu sur l’impression qu’il avait eue au bord du précipice. Avec ses longues boucles et sa prompte ironie, Powhatan était le portrait même du néo-hippy vieillissant. Son style de gouvernement semblait en particulier directement issu du mouvement depuis longtemps défunt des années 90.
Il était évident que, dans la Camas Valley, les habitants étaient égaux et personne ne dépendait de personne. Toutefois, lorsque George riait, tout le monde riait avec lui. Et il n’y avait là rien que de très naturel. Il ne donnait pas d’ordres, n’exigeait rien. Et personne ne semblait songer qu’il pût en être autrement. Rien n’arrivait dans le grand wigwam qui lui donnât motif de hausser le sourcil.
Dans ce qu’on avait appelé jadis les « techniques douces » – celles qui ne réclamaient ni métallurgie ni électricité – ces gens étaient aussi avancés que les industrieux artisans de la Willamette. Peut-être même plus, en un certain sens. C’était, à n’en pas douter, la raison pour laquelle Powhatan avait tenu à leur montrer tous les aspects de sa ferme… Les visiteurs devaient se pénétrer de l’idée qu’ils ne traitaient pas avec une société rétrograde mais avec une population qui, de son propre chef, avait choisi une certaine forme de civilisation. Une part du plan de Gordon consistait à prouver à Powhatan qu’il avait tort.
Enfin vint le moment de sortir les « cadeaux de Cyclope » qu’ils avaient apportés de si loin.
Les gens ouvrirent de grands yeux lorsque Johnny Stevens fit la démonstration d’un jeu de création graphique sur écran couleur que les techniciens de Corvallis avaient amoureusement remis en état. Il leur offrit un petit spectacle de marionnettes vidéo avec, pour acteurs, un dinosaure et un robot. Les brillantes images et les claires ritournelles eurent tôt fait de déclencher des rires chez les adultes comme chez les enfants.
Gordon décelait pourtant, une fois encore, cet étrange je-ne-sais-quoi dans leur bonne humeur. Ils avaient beau rire et applaudir, ils donnaient l’impression de saluer un tour de passe-passe habile, rien de plus. On leur avait apporté ces machines pour exciter leur appétit, pour leur donner envie de retrouver un environnement technologique poussé, mais Gordon ne lisait nulle convoitise dans les yeux des spectateurs, nul désir rallumé de posséder ces merveilles.
Quelques hommes se redressèrent néanmoins sur leur banc lorsque vint le tour de Philip Bokuto. L’ex-marine s’avança jusque devant l’âtre avec une vieille valise de cuir râpé, l’ouvrit et en tira un échantillonnage des nouvelles armes sorties des ateliers de Cyclope.
Il leur montra les bombes à gaz, les mines et leur expliqua comment elles pouvaient être utilisées pour renforcer les défenses de points stratégiques. Puis il leur décrivit les systèmes de repérage nocturne qui n’étaient pas encore disponibles mais qui le seraient bientôt. Un remous d’incertitude courut dans l’assistance… agitant les visages marqués par les combats de ces vétérans d’une longue guerre contre un terrible ennemi. Pendant que Bokuto parlait, les regards ne cessaient de se tourner vers la haute et massive silhouette debout dans un coin de la salle.
Powhatan ne dit rien, ni ne fit de geste explicite. Image même de la politesse, il mit la main devant sa bouche lorsqu’il lui arriva de bâiller, et accueillit avec un sourire indulgent chaque nouvelle arme. Gordon fut frappé de voir comment, par sa seule attitude, l’homme semblait dire à tous que de tels présents étaient, certes, des curiosités, peut-être même d’ingénieuses réalisations… mais qu’il n’y avait rien à en attendre.
Le salaud, se dit Gordon, sans pouvoir lutter contre la contagion de ce sourire qui, bientôt, gagna l’assistance entière. Il sut alors qu’il était temps de limiter les dégâts.
Dena s’était efforcée, en vain, de lui faire emporter, outre le jeu et les armes, d’autres cadeaux de son cru, tels que des aiguilles, du fil, du savon neutre et un assortiment de ces nouveaux sous-vêtements de coton mélangé que les textiles de Salem avaient juste commencé de diffuser avant l’invasion. « Ça va nous gagner les femmes, Gordon, lui avait-elle répété cent fois plutôt qu’une. Tu verras qu’on sera plus sensible, là-bas, à cet aspect du progrès qu’à tes trucs qui font zim-wham-voump ou ta-ta-ta-ta-ta-ta. Fais-moi confiance ! »
Le problème, c’était que la dernière fois qu’il lui avait fait confiance, les choses s’étaient terminées par un frêle cadavre étendu sous un cèdre enneigé. Gordon avait donc refusé de se faire le porte-parole du pseudo-féminisme style Dena et l’avait éliminée des préparatifs de l’expédition.
À présent, le résultat était désastreux. Ai-je péché par excès de précipitation ? Peut-être avons-nous eu tort de ne pas prendre des articles d’usage courant… du dentifrice, du papier hygiénique, des faïences, des draps ?
Il secoua la tête. Trop tard pour les regrets. Il fit signe à Bokuto de remballer son arsenal et prit son sac de selle – son troisième atout – pour le tendre à Johnny.
Le silence tomba sur la foule. Gordon et Powhatan s’observèrent de loin tandis que le jeune Stevens, tout fier dans son uniforme, allait se placer devant les flammes dansantes. Là, il sortit le paquet de lettres du sac et commença d’appeler les noms l’un après l’autre.
Dans tous les secteurs encore civilisés de la Willamette, la consigne avait couru. Tous ceux qui avaient connu quelqu’un dans le Sud s’étaient vu demander de lui écrire. La plupart des destinataires seraient peut-être morts depuis longtemps, mais quelques lettres, au moins, ne pourraient manquer d’arriver entre les bonnes mains ou entre celles de parents.
Les vieux liens devaient être renoués, poursuivait la théorie. L’appel au secours devait être moins abstrait, plus personnel.
Le principe était bon mais, une fois de plus, les résultats furent inattendus. La pile de lettres non réclamées grossit et, tandis que Johnny appelait en vain les noms, Gordon comprit qu’ils venaient d’évoquer, pour les gens de la Camas, non pas leurs compatriotes du nord du pays mais le nombre des leurs qui étaient morts, le peu qui avaient passé le cap des années d’amertume.
Et maintenant que cette paix tant attendue semblait leur sourire, ils pouvaient difficilement supporter qu’on vînt leur demander de faire de nouveaux sacrifices pour des gens qui leur étaient presque devenus des étrangers et qui avaient mené bonne vie pendant qu’eux se faisaient tuer. Les rares personnes qui se présentèrent pour prendre une lettre le firent du bout des doigts et s’empressèrent de l’enfouir au fond de leur poche sans la lire.
George Powhatan parut surpris d’entendre son nom mais sa perplexité céda bien vite la place à un haussement d’épaules. Il s’avança pour réceptionner un paquet et une mince enveloppe.
Tout allait de mal en pis, songea Gordon. Johnny acheva sa distribution et leva sur son chef un regard qui disait : Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?
Il n’avait plus qu’une carte dans son jeu, celle dont il avait horreur de se servir, celle qu’il savait le mieux placer.
Bon sang, tu n’as pas le choix, de toute façon.
À son tour, il gagna la place consacrée, devant le feu, et s’immobilisa, face au public silencieux, se chauffant le dos aux flammes. Il prit une profonde inspiration et entra tout de suite… dans le vif de son mensonge.
— Je suis venu vous conter une histoire, leur dit-il. Je veux vous parler d’un pays du temps jadis qui vous paraîtra sans doute familier, puisque beaucoup d’entre vous y sont nés. Mais cette histoire devrait quand même vous surprendre. Personnellement, elle m’a toujours laissé songeur. Oui, c’est un récit bien étrange que celui du destin d’une nation d’un quart de milliard d’habitants qui, en un temps, remplirent le ciel et même l’espace interplanétaire de leurs voix, tout comme vous, mes amis, avez rempli ce soir des vôtres cette superbe salle. C’était un peuple puissant, le plus puissant que le monde eût jamais connu, mais à peine y attachait-il de l’importance. Lorsque l’occasion se présenta, pour lui, de conquérir la planète, il fit simplement semblant de ne pas la voir comme s’il avait mieux à faire. Ils étaient merveilleusement fous. Ils riaient, construisaient, discutaient… Ils se plaisaient à s’accuser, en tant que peuple, de crimes effroyables ; étrange pratique dont il faut comprendre que son but caché était de les rendre meilleurs… meilleurs les uns envers les autres… meilleurs envers la Terre… meilleurs que les générations d’humains qui les avaient précédés. Vous savez tous que lorsque vous levez les yeux, la nuit, vers la Lune ou vers Mars, vous regardez les traces de pas que certains de ces hommes y ont laissées. Quelques-uns, parmi vous, se rappellent peut-être avoir vu, de leur fauteuil, ces premiers pas.
Pour la première fois depuis le début de la soirée, Gordon les sentait pleinement attentifs. Il voyait leurs yeux se poser tour à tour sur les emblèmes de son uniforme et sur le cavalier de cuivre poli qui luisait sur sa casquette.
— D’accord, c’était un peuple de fous, reprit-il. Mais il l’était sur un mode grandiose que nul avant lui n’avait jamais atteint.
Dans la foule se détachait un visage barré d’une cicatrice. Gordon y reconnut la vieille blessure jamais refermée d’une arme blanche. Ce fut le regard rivé sur l’homme qu’il reprit :
— Aujourd’hui, il nous faut tuer pour vivre mais, dans ce pays de légende, les gens réglaient leurs différends sans débordement de violence.
Il se tourna vers les femmes effondrées sur leur banc, exténuées par le surcroît de travaux ménagers qu’avait exigé le rassemblement de ce soir. La clarté des flammes creusait des rides changeantes dans leurs traits. Nombre d’entre elles gardaient les traces indélébiles de la vérole ou des grands oreillons, épidémies dues à la guerre ou au retour en force des vieux fléaux à cause du manque d’hygiène.
— Ils tenaient pour normal de vivre dans la propreté, de jouir d’une bonne santé, dit-il à leur intention. Normal aussi que la vie fût beaucoup plus douce qu’elle ne l’était auparavant... Et peut-être même plus douce… ajouta-t-il presque dans un murmure… qu’elle ne saura jamais le redevenir.
À présent, c’était lui qu’ils regardaient, plutôt que Powhatan. Et les larmes ne brillaient pas que dans les yeux des plus vieux. Un garçon de quinze ans à peine sanglotait bruyamment.
Gordon ouvrit les bras.
— À quoi ressemblaient-ils, ces gens ? Ces Américains ? Vous n’avez pas oublié les critiques qu’ils s’adressaient à eux-mêmes… trop souvent à juste titre. Car ils étaient arrogants, raisonneurs, dénués de toute clairvoyance… Mais ils ne méritaient pas ce qu’il leur est arrivé ! Ils exerçaient des pouvoirs presque divins, ils créaient des machines pensantes, ils dotaient leur corps de forces nouvelles, ils modelaient la vie… Ce ne fut pourtant pas l’orgueil qu’ils tiraient de ces réussites qui entraîna leur chute. (Il secoua la tête.) Non, je ne puis le croire ! Nous ne pouvons pas avoir été punis de nos rêves, de nos efforts pour nous élever. (Son poing se crispa et blanchit aux jointures.) Non, ce n’était pas le destin des hommes et des femmes de vivre à jamais comme des animaux ! Ou d’apprendre tant de choses en pure perte…
Le premier surpris, Gordon sentit sa voix se briser juste au moment où il allait réellement se mettre à mentir… pour répondre à l’histoire de Powhatan.
Il avait le cœur battant, la bouche sèche incapable d’articuler un mot. Il cligna des yeux. Qu’est-ce qui lui arrivait ? Mais dis-leur, s’exhorta-t-il. Dis-leur, c’est le moment !
— Dans l’Est… commença-t-il, conscient d’avoir les yeux de Bokuto et de Stevens braqués sur lui, dans l’Est, par-delà les montagnes et les déserts, se relevant des cendres de cette grande nation…
Il s’arrêta de nouveau, le souffle court. Il avait l’impression qu’une main se resserrait sur son cœur et menaçait de le broyer s’il continuait. Quelque chose l’empêchait de se lancer dans son discours pourtant si bien rodé, dans son conte de fées.
Autour de lui, ils étaient suspendus à ses lèvres. Il les tenait sous le charme. Ils étaient mûrs !
Ce fut alors que son regard tomba sur le visage de George Powhatan, imperturbable et anguleux comme une paroi rocheuse dans l’instable clarté des flammes. Et, avec une intuition soudaine, il sut où était le problème.
Pour la première fois, depuis qu’était né dans son esprit le mythe des « États-Unis Restaurés », il tentait de le faire avaler à des gens en présence d’un homme qui était, de toute évidence, beaucoup plus fort que lui.
Il se rendait compte soudain que l’essentiel n’était pas tant la crédibilité de l’histoire que la personnalité de celui qui la racontait. Il pouvait les convaincre de l’existence d’une nation renaissante quelque part, derrière les montagnes qui bordaient l’horizon oriental, cela n’aurait aucun effet si George Powhatan s’avisait de tout remettre en question d’un simple sourire, d’un hochement de tête indulgent, d’un bâillement las.
Le mythe triomphant se verrait ravalé au rang des vieilles lunes. Il deviendrait un anachronisme sans aucune pertinence.
Gordon ferma sa bouche restée entrouverte. Des rangées de visages le regardaient, dans l’expectative. Il fit non de la tête, renonçant à sa fable et, avec elle, à un combat perdu d’avance.
— L’Est est très loin, dit-il tout bas. (Puis il leva la tête et un peu d’énergie revint dans sa voix.) Ce qui se passe là-bas ne peut manquer d’avoir des conséquences sur nous tous, à condition que nous vivions assez longtemps pour les voir. Mais, pour l’heure, notre problème est celui de l’Oregon… de l’Oregon qui doit tenir seul contre l’ennemi comme si l’Amérique tout entière se réduisait à lui. La nation dont je vous parle, ce sont des braises sous la cendre prêtes à reprendre vie si vous les y aidez… prêtes à devenir un grand feu, un phare qui guidera vers l’espoir un monde encore muet. Ayez la foi, et l’avenir se décidera ici même, ce soir. Car si l’Amérique a jamais signifié quelque chose, c’est bien grâce à ceux de ses citoyens qui firent au mieux quand les circonstances étaient au pire… qui se sont entraidés lorsque les circonstances l’exigeaient.
Gordon se tourna vers George Powhatan et le regarda droit dans les yeux. Sa voix se réduisit à un murmure mais il ne ressentait plus aucune faiblesse.
— Et si vous avez oublié, si rien de ce que je vous ai dit n’a, pour vous, d’importance, alors, tout ce que je puis ajouter, c’est que je vous plains.
Le temps s’arrêta. Powhatan observait une immobilité totale, évoquant la statue de quelque patriarche soucieux. Les tendons de son cou saillaient comme des cordes noueuses.
Quel que fût le combat qui se livra dans l’esprit de cet homme, il ne dura que quelques secondes. Powhatan eut un sourire triste.
— Je comprends, dit-il. Et il se peut que vous ayez raison, monsieur l’inspecteur. Il ne me vient pas de réponse à vous faire si ce n’est pour vous dire que la plupart d’entre nous se sont dévoués, dévoués encore, au point qu’il ne nous reste plus rien à donner. Vous êtes libre de leur demander de se porter encore une fois volontaires. Je ne m’opposerai au départ de personne. Mais je doute que beaucoup répondent à votre appel. J’espère seulement que vous nous croyez quand nous vous disons que nous sommes désolés. Nous le sommes profondément, sincèrement. Mais c’est trop nous demander. Cette paix dont nous jouissons aujourd’hui, nous l’avons payée cher. Elle nous est devenue plus précieuse que l’honneur ; elle vaut même qu’on en vienne à nous plaindre.
Tout ce chemin, songeait Gordon. Tout ce chemin pour rien.
Powhatan lui tendit deux feuilles de papier.
— C’est la lettre que j’ai reçue de Corvallis ce soir, une de celles que vous avez transportées depuis cette ville dans votre sacoche. Si c’est bien mon nom qui est inscrit sur l’enveloppe, je n’en suis pas le destinataire. Elle est pour vous… à lire les premiers mots de la première page. Mais vous me pardonnerez, j’espère, d’avoir pris la liberté de la lire.
Gordon tendit la main vers les feuilles jaunies. Pour la première fois, il entendit Powhatan répéter, trop bas pour que les autres pussent entendre :
— Je suis désolé. Et je suis aussi totalement stupéfait.
Très cher Gordon,
Lorsque tu liras ces mots, il sera trop tard pour nous arrêter. Alors, je t’en prie, reste calme pendant que j’essaie de t’expliquer. Ensuite, si tu ne vois toujours rien qui justifie ce que nous avons fait, j’espère que tu pourras trouver dans ton cœur de quoi nous pardonner.
J’en ai discuté encore et encore avec Susanna, Jo et les autres filles de l’armée. Nous avons lu autant de livres que nos obligations du service nous en ont laissé le loisir. Nous avons harcelé nos mères et nos tantes pour confronter nos impressions à leurs souvenirs. Finalement, nous nous sommes vues forcées d’en arriver à deux conclusions.
La première est simple. Il est clair qu’il n’aurait jamais fallu laisser la part masculine de l’humanité contrôler seule le monde pendant tous ces siècles. Bon nombre d’entre vous sont des êtres merveilleux, au-delà de toute espérance, mais il y en a trop qui sont et qui seront toujours des fous meurtriers.
Votre sexe est tout bonnement ainsi fait. Son meilleur côté nous donne pouvoir et lumière, science et raison, médecine et philosophie… et, en même temps, sa moitié noire ne cesse d’enfanter des enfers et d’agir pour les rendre réels.
Quelques-uns des anciens livres laissent entrevoir des motifs à cette étrange division, Gordon. La science a peut-être même été sur le point de trouver une réponse juste avant l’Apocalypse. Certains sociologues d’alors (principalement des femmes) s’étaient penchés sur le problème et commençaient de le cerner, poussant toujours plus loin leurs questions.
Mais quels qu’aient été les résultats obtenus par les chercheurs d’avant-guerre, ils sont maintenant perdus pour nous, hormis quelques vérités élémentaires.
Oh, Gordon, c’est comme si je pouvais t’entendre me dire que je suis de nouveau en train d’exagérer… que je simplifie les choses, que je « généralise à partir de données incomplètes ».
Il est certain que beaucoup de femmes ont participé aux grandes réussites « masculines », et aussi à leurs grands méfaits.
Il est non moins évident que la plupart des hommes ne se situent ni dans l’un ni dans l’autre de ces deux extrêmes dont je parle : le bon et le mauvais.
Mais ceux qui sont dans le « juste » milieu, Gordon, n’exercent aucun pouvoir ! Ils ne changent rien au monde, ni pour le meilleur ni pour le pire. Ils n’entrent pas dans le cadre du problème auquel nous sommes confrontés.
Tu vois, je puis répondre à tes objections comme si tu étais présent devant moi ! Quoiqu’il me soit impossible d’oublier tout ce dont cette vie m’a spoliée, j’ai néanmoins la certitude d’être particulièrement cultivée pour une femme d’aujourd’hui. Et, ces temps derniers, mon savoir s’est encore élargi… à ton contact. Te connaître m’a convaincue du bien-fondé de mes théories sur les hommes.
Regarde les choses en face, mon très cher amour. Il ne reste tout simplement pas assez de braves types pour gagner la bataille. Toi et tes pareils, vous êtes des héros, mais ce sont les salauds qui sont en train de remporter la victoire ! Ils sont sur le point d’amener la nuit à se substituer pour de bon au crépuscule et, seuls, vous ne pouvez pas les en empêcher.
Mais il existe une autre force dans l’humanité, Gordon. Elle aurait déjà pu faire pencher la balance de votre côté jadis, avant l’Apocalypse, tout au long des combats menés contre le mal depuis le fond des âges. Mais elle a péché par paresse, ou par distraction… je ne sais. Pour quelque raison, elle n’est pas intervenue. Du moins de manière concertée.
Et la seconde conclusion à laquelle nous sommes parvenues, nous les femmes de l’armée de la Willamette, en découle naturellement : nous avons une dernière chance de compenser l’immobilisme dont notre sexe a fait preuve par le passé.
Nous allons arrêter ces salauds nous-mêmes, Gordon. Nous allons enfin faire notre travail… choisir parmi les hommes et procéder à l’élimination des chiens enragés.
Pardonne-moi, je t’en prie. Les autres me chargent de te dire que nous ne cesserons jamais de t’aimer.
— Non… mon Dieu, non… Arrête !
Lorsque Gordon se réveilla en sursaut, il était déjà debout, ses pieds nus à quelques centimètres des braises encore rougeoyantes du feu qu’ils avaient allumé dans la soirée en établissant leur camp. Il avait les bras tendus comme s’il était en train de retenir quelque chose, ou quelqu’un.
Chancelant, il sentit les lambeaux de son rêve s’effilocher dans la nuit qui régnait sur la forêt. Quelques instants auparavant, dans son sommeil, son fantôme l’avait une fois de plus visité. La voix de la machine morte lui avait parlé par-dessus les décennies, l’accusant sur un ton où montait l’impatience.
… Qui va prendre sous sa responsabilité… ces pauvres enfants inconscients…
Des rangées de petites lumières qui ondulaient, et la voix d’une mélancolique et cryogène sagesse au désespoir de contempler l’interminable suite d’échecs des créatures humaines.
— Qu’est-ce qui se passe, Gordon ?
Johnny Stevens s’était redressé dans son sac de couchage et se frottait les yeux. Il faisait très sombre par cette nuit sans lune, dans la seule clarté des braises finissantes et des quelques étoiles qui, çà et là, clignotaient faiblement dans le ciel d’encre entre les branches.
Gordon secoua la tête, en partie pour dissimuler ses frissons.
— Juste une idée comme ça d’aller jeter un coup d’œil sur les chevaux et de demander aux sentinelles si tout se passe bien, dit-il. Rendors-toi, Johnny.
Le jeune postier acquiesça d’un hochement de tête.
— D’accord. Dites à Philip et à Cal de me réveiller quand ils auront terminé leur quart. (Le garçon se recoucha et disparut dans son duvet jusqu’aux épaules.) Soyez prudent, Gordon.
Sa respiration ne tarda pas à redevenir un sifflement ténu et régulier, son visage un masque lisse et tranquille. La vie à la dure semblait convenir à Johnny, ce qui ne laissait pas de surprendre Gordon qui, après dix-sept années d’inconfort par monts et par vaux, ne montrait aucun enthousiasme pour une telle existence. Trop souvent – alors qu’il n’était plus très loin de la quarantaine – il lui arrivait encore de s’imaginer qu’il allait se réveiller dans le dortoir de la cité universitaire, là-bas, dans le Minnesota, et que toute la saleté, la mort, la folie se révéleraient n’être qu’un cauchemar, un monde parallèle qui n’avait jamais eu d’existence réelle.
Non loin des braises, une rangée de sacs de couchage occupaient un espace réduit : les hommes partageaient la chaleur… Outre celle de Johnny, on devinait huit formes dans cet entassement… celles d’Aaron Schimmel et de tous les combattants qu’ils avaient réussi à recruter dans la Camas Valley.
Quatre de ces volontaires étaient à peine à l’âge de se raser. Les trois autres étaient des vieillards.
Gordon eût préféré ne pas y penser mais les souvenirs refluèrent d’eux-mêmes tandis qu’il enfilait ses bottes et se couvrait de son poncho de laine.
En dépit d’une victoire presque absolue, George Powhatan avait paru plutôt pressé de voir repartir Gordon et sa petite troupe. Visiblement mal à l’aise en présence des visiteurs, le patriarche du mont Pain de Sucre avait senti que son domaine ne pourrait reprendre son visage normal que lorsque ses hôtes l’auraient quitté.
Il était apparu que le paquet reçu par Powhatan en même temps que l’abracadabrante lettre de Dena venait également d’elle. Via les « postes des États-Unis Restaurés », elle s’était ainsi débrouillée pour faire parvenir au nez et à la barbe de Gordon des cadeaux destinés aux femmes de la maisonnée de Powhatan. Ces pathétiques petits emballages renfermant chacun quelques aiguilles, un morceau de savon et des sous-vêtements, étaient accompagnés de minuscules tracts ronéotés. Le colis contenait également des plaquettes de pilules et des tubes de pommade qui – Gordon les avait reconnus – provenaient de la pharmacie centrale de Corvallis. Il avait aussi vu circuler des copies de la lettre qu’elle lui avait envoyée.
Tout ça avait eu pour effet de jeter le trouble dans l’esprit du châtelain du mont Pain de Sucre. Le malaise qu’il ressentait provenait autant de la lettre de Dena que du discours de Gordon.
— Je ne comprends pas, lui avait-il dit, à califourchon sur une chaise pendant que Gordon remballait en hâte ses affaires pour partir. Comment une jeune femme intelligente peut-elle s’être fourré dans le crâne un ramassis d’idées aussi bizarres ? Personne ne s’est donc jamais donné la peine de lui faire entendre la voix du bon sens ? Qu’est-ce qu’elle et son équipe de petites filles croient pouvoir faire contre des holnistes ?
Gordon s’était d’abord abstenu de répondre, conscient de ne pouvoir le faire sans froisser Powhatan. De toute façon, il était pressé. En effet, il nourrissait encore l’espoir de rentrer à Corvallis à temps pour empêcher les filles de commettre la pire idiotie depuis la guerre qui avait entraîné l’Apocalypse.
Mais Powhatan s’était obstiné. Il semblait sincèrement perplexe et n’avait pas l’habitude de voir ses questions rester sans réponse. Gordon avait fini par se surprendre à défendre Dena.
— Quelle sorte de « bon sens » voulez-vous qu’on lui fasse entendre, George ? Celui des créatures exténuées qui passent leur temps derrière les fourneaux à préparer les repas des hommes de la Camas ? Pourquoi n’aurait-elle le droit de parler que lorsqu’on s’adresse à elle ? Elle n’est pas une de ces malheureuses parquées comme du bétail dans la Rogue et à Eugene !… Peut-être ces filles se trompent-elles. Peut-être sont-elles folles. Mais, au moins, Dena et ses camarades se préoccupent de choses qui dépassent leur petite personne, et elles ont le cœur à se battre pour défendre leurs idées. Pouvez-vous en dire autant, George ? Sincèrement ?
Le regard de Powhatan était rivé au sol. Gordon avait à peine entendu sa réponse.
— Où est-il écrit qu’on ne doit se préoccuper que de ce qui vous dépasse ? Je me suis battu pour de grandes choses jadis… pour des idées, pour des principes, pour un pays. Qu’est devenu tout cela maintenant ? (Les yeux gris acier étaient revenus se poser sur Gordon, réduits à deux fentes et remplis de tristesse.) Vous savez, je me suis aperçu d’une triste vérité avec le temps. J’ai découvert que les grandes choses ne vous rendent pas l’amour que vous leur portez. Elles prennent, elles prennent sans trêve, mais jamais ne vous paient de retour. Si vous les laissez faire, elles finissent par prendre votre sang, et votre âme. J’ai perdu ma femme et mon fils alors que je me battais, au loin, pour de grandes choses. Ils avaient besoin de moi mais je devais partir pour sauver le monde. (Il assortit ces derniers mots d’un ricanement.) Aujourd’hui, je me bats pour mes proches, pour ma ferme… pour des choses plus petites… pour des choses que je puis tenir.
Gordon n’avait pu s’empêcher de regarder la grande main calleuse de Powhatan se fermer comme si elle essayait d’étreindre la substance même de la vie. Jusqu’alors, il ne lui était jamais venu à l’esprit que cet homme pût vivre dans la peur de ce qui existait ailleurs dans le monde. Mais c’était pourtant vrai, il venait d’en avoir la preuve, un bref instant.
Il avait vu de la terreur dans ses yeux…
À la porte de la chambre, Powhatan s’était retourné ; les traits accusés de son visage sculptural étaient accentués par la clarté dansante des chandelles de suif.
— Je crois savoir pourquoi votre petite amie cinglée s’est fichu dans le crâne de réaliser je ne sais quel coup d’éclat insensé… et ça n’a rien à voir avec cette foutaise grandiloquente sur « les bons et les méchants » qu’elle vous sert dans sa lettre. Ses adeptes se contentent de la suivre : en ces temps désespérés, elle leur apparaît naturellement comme un chef, sans doute avec raison car son charisme est indéniable. Elle les a littéralement envoûtées, emportées dans son sillage… pauvres filles ! Mais elle, c’est différent… (Il secoua la tête.) Elle croit agir pour une grande cause, mais c’est en fait une toute petite chose qui se cache derrière. C’est l’amour qui la pousse, monsieur l’inspecteur. Oui, elle n’agit que par amour pour vous.
Ils avaient échangé un regard – le dernier puisqu’ils ne s’étaient plus revus – et Gordon avait compris que Powhatan venait de rembourser avec les intérêts ce colis de culpabilité que le facteur lui avait apporté sans qu’il en eût fait la demande.
Gordon avait hoché la tête, acceptant du châtelain du mont Pain de Sucre ce colis en retour… franco de port.
S’arrachant à la chaleur des braises, Gordon gagna à tâtons l’endroit où ils avaient laissé les chevaux et vérifia soigneusement qu’ils étaient bien attachés. Tout semblait normal quoique les bêtes fussent encore nerveuses. Après tout, les cavaliers avaient beaucoup exigé d’elles aujourd’hui. Avec succès, d’ailleurs : les ruines de Remote étaient loin derrière eux, ainsi que les anciens terrains de camping de Bear Creek. S’ils continuaient de filer demain à la même allure, Calvin Lewis pensait qu’ils avaient une chance d’atteindre Roseburg peu après la tombée de la nuit.
Powhatan n’avait pas lésiné sur leurs provisions de route. Il leur avait également donné la fine fleur de ses écuries. Tout ce que ceux du Nord voulaient, ils pouvaient l’avoir. Hormis, bien sûr, George Powhatan lui-même.
Gordon caressa l’encolure de la dernière bête et poursuivit sa promenade sous les arbres ; une part de lui-même continuait à ne pas croire qu’ils eussent fait tout ce chemin pour rien. L’échec prenait dans sa bouche un goût amer.
… lumières ondulantes… Ta voix d’une machine depuis longtemps défunte…
Gordon eut un sourire sans joie.
Si j’avais pu lui coller ton fantôme, Cyclope, crois-tu que je me serais privé de le faire ? Mais ce n’est pas si facile d’atteindre un homme comme lui. Il est d’un bois autrement solide que celui dont je suis fait.
Qui va prendre sous sa responsabilité… ?
— Je n’en sais rien, chuchota-t-il, hargneux, aux ténèbres environnantes. Et même, je n’en ai plus rien à foutre !
Il n’était qu’à une dizaine de mètres du camp lorsque la pensée lui vint qu’il pouvait, s’il le choisissait, continuer de marcher dans la nuit. S’il disparaissait dans la forêt, sa situation ne serait pas tellement pire que celle dans laquelle il était seize mois auparavant quand, dépouillé, blessé, il était tombé sur l’épave de cette vieille jeep des Postes, dans une forêt calcinée, sur l’autre versant des Cascades.
En endossant l’uniforme du facteur et sa sacoche, il n’avait pensé qu’à se donner des moyens de survie mais, cette nuit-là, quelque chose s’était emparé de lui, le premier d’une véritable cohorte de fantômes.
Dans le petit village de Pine View, la légende involontaire avait pris corps… et, depuis, cet absurde personnage de postier avait peu à peu échappé à son contrôle, lui collant sur le dos la responsabilité de toute une civilisation. Depuis lors, sa vie ne lui avait plus appartenu. Mais, à présent, il s’en rendait bien compte, il lui était possible de changer tout cela.
Tu n’as qu’à marcher, se dit-il.
Gordon se fraya un chemin dans les ténèbres, faisant appel au seul talent de coureur des bois dont il eût vérifié, chez lui, l’infaillible qualité : son sens de l’orientation. Il avançait sans hésitation, sachant d’instinct la place des racines, des fossés, usant de la logique propre à celui qui possède à fond la forêt.
Se déplacer ainsi dans l’obscurité réclamait une concentration très particulière assez proche du zen… aussi exaltante et détachée – quoique sur un mode plus actif – que sa méditation de l’avant-veille, au-dessus du confluent rugissant des trois bras de la Coquille. Tout en marchant, il se sentait planer de plus en plus haut, de plus en plus loin de ses soucis.
Qui avait besoin d’yeux pour voir, d’oreilles pour entendre ? La seule caresse du vent le guidait, sa caresse et les senteurs de cèdre rouge qu’il faisait planer, auxquelles se mêlaient, subtils, des effluves d’air salé apportés depuis le lointain et patient océan.
Tu n’as qu’à marcher… La joie au cœur, il prit conscience d’avoir trouvé une contre-incantation ! Un charme qui répondait aux sinusoïdes de petites lumières dans son esprit, qui les neutralisait. Un antidote à ses fantômes.
C’était à peine s’il sentait le sol sous ses pieds tandis qu’il s’enfonçait à grands pas dans les ténèbres, se répétant, dans un enthousiasme croissant : Tu n’as qu’à marcher !
Mais son exaltante progression tourna court et s’acheva dans une brutale discordance, tandis qu’il trébuchait sur un obstacle inattendu… Un obstacle étranger par nature au sol du sous-bois.
Il fut déséquilibré et s’étala presque sans bruit, sa chute étant amortie par un matelas d’aiguilles de pin couvertes de neige. Il se remit à genoux et se retourna pour tâter le sol à la recherche de ce qui l’avait fait tomber. C’était mou, mais il ne pouvait l’identifier… Sa main remonta le long de la chose et rencontra une chaleur poisseuse.
Ses pupilles déjà agrandies se dilatèrent encore de terreur. Il se pencha, et distingua le visage d’un mort.
Le jeune Cal Lewis lui rendait son regard exorbité, les traits figés dans une expression de surprise stupide. La gorge du garçon béait, tranchée d’une main experte.
À quatre pattes, Gordon recula jusqu’à heurter un arbre. Il prit soudain conscience, dans son hébétude, qu’il n’avait pas même un couteau sur lui. Pour une raison quelconque – peut-être à cause du charme qui paraissait protéger la montagne de George Powhatan – il s’était laissé gagner par une pernicieuse confiance en sa bonne étoile. Cette erreur risquait d’être la dernière qu’il commettrait.
Dans la profondeur de la nuit, il percevait le rugissement de branche médiane de la Coquille. Au-delà s’étendait le territoire de l’ennemi. Mais, pour l’heure, l’ennemi était sur cette rive-ci du torrent.
Ils ne savent pas que je suis sorti du camp, songea-t-il soudain. Cela lui semblait à peine concevable vu la négligence avec laquelle il avait commencé sa petite promenade, marmonnant en marchant, faisant du bruit… Peut-être y avait-il une brèche dans le cercle qu’ils resserraient autour de leurs victimes ?
Gordon connaissait l’enchaînement des opérations dans cette sorte d’embuscade : d’abord, régler leur compte aux sentinelles, puis converger sur le camp sans méfiance. Les gosses et les vieillards qui dormaient près des braises n’avaient plus la protection de George Powhatan. Les assaillants ne leur laisseraient pas même le temps de regretter d’avoir quitté leur montagne.
Il se tapit au sol. Les holnistes ne le retrouveraient jamais dans cet enchevêtrement de racines. Du moins, tant qu’il garderait le silence. Lorsque commencerait la boucherie, et que les barbares seraient occupés à prélever leurs trophées, il disparaîtrait dans les bois sans laisser de traces.
Selon Dena, deux sortes d’hommes comptaient… Ceux qui étaient entre les deux n’avaient pas d’importance. Parfait, se dit-il. Plaçons-nous dans ce juste milieu. Un jour ou l’autre, les vivants prennent le pas sur les morts illustres.
Il se fit encore plus petit et s’interdit le moindre bruit.
Il entendit craquer une brindille en direction du camp puis, une minute plus tard, un « oiseau de nuit » poussa son cri un peu plus loin. L’interprétation de ces signes ténus ne faisait malheureusement pas le moindre doute.
Maintenant qu’il tendait l’oreille, Gordon pouvait suivre la progression de l’encerclement. Il acquit la certitude que les survivalistes l’avaient en effet croisé sans le voir et que l’arbre au pied duquel il était se trouvait nettement à l’extérieur de leur cercle de mort.
Pas un bruit ! se répéta-t-il. Tu attends, c’est tout.
Il s’efforça de ne pas se représenter l’ennemi, son visage peinturluré et barré d’un hideux sourire anticipant le geste de la main qui, plus bas, caressait la lame huilée d’un couteau.
N’y pense pas ! Il ferma les yeux, crispa les paupières, tenta de n’écouter que les battements de son cœur alors que ses doigts trituraient la fine chaîne qu’il portait au cou. Elle ne l’avait jamais quitté, non plus que le porte-bonheur qu’Abby lui avait donné, depuis son départ de Pine View.
C’est ça, pense à Abby. Il l’imagina, souriante, enjouée, aimante, mais le commentaire accompagnant ce flash-back mental continuait d’avoir trait à la situation présente.
Les holnistes allaient d’abord s’assurer qu’ils en avaient fini avec toutes les sentinelles avant de refermer leur piège. S’ils ne s’étaient pas déjà occupés de la deuxième – Philip Bokuto – ils n’allaient plus tarder à le faire.
Le poing de Gordon se serra autour du cadeau d’Abby. La chaîne se tendit, mordant la chair de sa nuque.
Bokuto… protégeant son commandant même lorsqu’il n’était pas d’accord avec ses ordres… s’acquittant des sales tâches à sa place… se dévouant pour un mythe, pour une nation morte qui, plus jamais, ne se relèverait de ses cendres.
Bokuto…
Pour la deuxième fois cette nuit, Gordon fut debout sur ses pieds, sans avoir eu conscience de se lever. Ce ne fut pas, non plus, la volonté qui commanda la suite de ses actes : une stridence déchira les ténèbres tandis qu’il soufflait de toutes ses forces dans le sifflet d’Abby, puis sa propre voix hurla dans le cornet de ses mains :
— Philip ! Attention !
… tion !… tion !… tion ! fit un écho tonitruant qui frappa la forêt de stupeur.
L’espace d’une interminable seconde, le silence résista, puis l’air fut ébranlé coup sur coup par six violentes détonations. Des cris emplirent la nuit.
Gordon resta planté là, éberlué. Quelle qu’eût été l’impulsion qui l’avait fait agir ainsi, il était trop tard pour s’y dérober. Il lui fallait jouer le jeu, jusqu’au bout.
— Ils foncent droit dans notre piège ! hurla-t-il aussi fort qu’il put. George dit qu’il va les cueillir au bord de la rivière ! Couvre la droite, Phil !
Belle improvisation ! Même si le sens de ses mots s’était probablement perdu dans le concert des hurlements, des détonations et des cris d’assaut survivalistes, ceux-ci ne pouvaient qu’être perturbés par une présence sur leurs arrières. Gordon continua de s’époumoner et de siffler pour tromper l’ennemi.
Des hommes hurlaient et des formes noires roulaient dans les broussailles, dans des corps à corps désespérés. De hautes flammes montaient du feu ravivé, éclairant entre les arbres des silhouettes enchevêtrées dans la lutte.
Si le combat se poursuivait encore après deux longues minutes, Gordon savait qu’il fallait y voir une chance d’en sortir vainqueur. Il cria de plus belle comme s’il était à la tête d’une compagnie de renforts.
— Ne laissez pas ces salauds retraverser la rivière ! hurla-t-il. (De fait, il semblait y avoir un mouvement de fuite dans cette direction. Bien qu’il fût sans arme, il commença de se rapprocher des combats, progressant à demi accroupi, d’arbre en arbre.) Prenez-les à revers ! Ne les laissez pas…
Ce fut alors qu’une forme émergea de derrière le tronc le plus proche. Gordon se figea. Moins de trois mètres le séparaient de la tache incertaine d’un visage camouflé sous des lignes noires et blanches. La balafre de la bouche fendait largement le bas du dessin, révélant des gencives dégarnies. Sous cet inamical sourire, il y avait un corps immense.
— Plutôt bruyant, l’mec, fit observer le survivaliste. Tu crois pas qu’y faudrait la lui faire mettre en veilleuse, Nate ?
Les yeux sombres fixèrent un point par-dessus l’épaule de Gordon.
Une microseconde, Gordon esquissa le geste de se retourner… La ruse était trop grossière. Il n’y avait probablement personne derrière lui…
Son attention se concentra sur la gigantesque silhouette mais son hésitation avait suffi à son adversaire pour lui permettre de bondir par-dessus les trois mètres qui les séparaient. Un poing dur comme le roc expédia Gordon à terre.
Ce fut un tourbillon d’étoiles et de souffrance. Comment est-il possible de se mouvoir aussi vite ? se demanda-t-il, dans un ultime lambeau de conscience éclatée.
Ce fut sa dernière pensée à peu près nette.
Une pluie fine et glaciale faisait de la piste boueuse un véritable marécage qui aspirait les pas traînants des prisonniers. La tête vide, ils luttaient contre la boue, s’efforçant de suivre l’allure des cavaliers qui les précédaient. Après trois jours, tout ce qui importait dans l’univers étroit des captifs, c’était de garder le rythme pour éviter un surcroît de coups.
Les vainqueurs étaient aussi terrifiants que sous leurs peintures de guerre. En treillis doublés, ils caracolaient, dominateurs, sur les montures volées dans la Camas Valley. Celui qui fermait la marche, le plus jeune, et qui n’avait qu’un seul anneau d’or à l’oreille, se retournait de temps à autre pour insulter les prisonniers ; il tirait brutalement sur la longe reliée aux poignets de l’homme qui marchait en tête, entraînant toute la file qui tentait de forcer l’allure, malgré les fondrières.
Les bas-côtés de la piste étaient encombrés des ordures laissées par les vagues successives de réfugiés. Après d’innombrables combats, d’innombrables massacres, les plus forts tenaient le haut du pavé dans ce territoire. C’était le paradis de Nathan Holn.
À maintes reprises, la caravane traversa des groupes de taudis crasseux et chaotiques, construits avec ce qui restait des ruines d’avant-guerre. Chaque fois, un peuple de misérables créatures se traînait pour présenter ses respects aux cavaliers, la tête basse, évitant les coups négligents que distribuaient sans raison les hommes de Nathan Holn.
Les villageois ne relevaient les yeux qu’une fois les maîtres sortis du village. On n’y lisait nulle haine, seulement la fièvre de la faim. Ils fixaient la croupe des chevaux bien nourris qui s’éloignaient.
Les serfs n’avaient pas d’yeux pour les prisonniers. Et la réciproque était vraie.
Les marches forcées occupaient les journées, de l’aube au crépuscule, hormis quelques brèves pauses. La nuit, les prisonniers étaient séparés : ils ne devaient pas se parler. Ils étaient attachés à un cheval entravé ; ainsi ils avaient chaud et n’occupaient pas de place autour du feu. Le lendemain, au petit jour, après une soupe de gruau claire, la marche harassante recommençait.
Le quatrième jour, deux prisonniers étaient morts ; deux autres, trop faibles pour faire un pas de plus, avaient été abandonnés au baron d’un minuscule manoir, flanqué d’un amas de baraques. Ils remplaceraient les serfs dont les corps crucifiés dominaient le chemin en guise de bon pense-bête et de menace pour ceux qui s’aviseraient de désobéir.
Gordon ne vit pas autre chose que le dos de l’homme qui marchait devant lui. Il en était venu à haïr celui qui était attaché derrière lui ; chaque fois que l’homme tombait, il ressentait des décharges de douleur dans ses flancs et jusque dans ses bras. Il avait presque fini par s’habituer à la souffrance lorsque son compagnon d’infortune disparut à son tour, réduisant leur petite troupe à deux captifs derrière les chevaux.
Il se prit même à l’envier, sans s’inquiéter de savoir s’il était mort ou vif.
Le voyage semblait ne jamais devoir prendre fin. Un jour, il s’était réveillé à l’intérieur mais il n’avait pas vraiment repris conscience. En dépit de la torture physique, une part de lui recevait avec presque de la gratitude la stupeur et la monotonie des heures. Il n’y trouvait aucun fantôme pour le harceler, aucune complication, aucun sentiment de culpabilité. Tout était parfaitement tracé. Poser un pied devant l’autre, manger ce qu’on vous donnait et baisser la tête.
Il crut remarquer que son voisin le soutenait lorsqu’ils avaient à s’extraire de la boue des fondrières. Dans son demi-sommeil, il s’était demandé pourquoi.
Puis vint l’instant où il se crut fou en découvrant qu’il avait les mains libres. Ils étaient devant l’entrée d’un vaste hangar clos de planches. À quelque distance, grouillait un peuple bruyant dans un labyrinthe de couloirs et de cabanes. On distinguait le mugissement d’une eau impétueuse.
— Bienvenue à Agness, grogna une voix mauvaise.
Une bourrade dans le dos de Gordon le fit chanceler, et des rires saluèrent la chute des deux prisonniers sur la paillasse répugnante qu’on leur avait réservée.
Ni lui ni son compagnon ne prirent la peine de bouger. C’était l’occasion de dormir. Pour l’heure, rien d’autre ne comptait. Ce fut de nouveau le trou noir, l’absence de rêves et, de temps à autre, les spasmes mécaniques des muscles épuisés.
Cette fois, leur sommeil dura tout le reste du jour, la nuit entière, et jusqu’au lendemain matin.
Lorsque Gordon se réveilla, le soleil était haut dans le ciel et lui brûlait les yeux d’une aveuglante lumière. Il roula sur le côté en grognant jusqu’à un coin d’ombre ; ses paupières consentirent à s’ouvrir comme des volets grippés par la rouille.
Il lui fallut quelques secondes pour ajuster sa vision et de longues minutes pour reconnaître le visage penché sur lui : la première chose qui le frappa fut la brèche dans le sourire familier.
— Johnny, croassa-t-il.
Les traits du jeune homme n’étaient plus qu’une bouillie de plaies et d’ecchymoses, mais il souriait de toutes les dents qui lui restaient.
— Salut, Gordon. Bienvenue dans le monde des infortunés… vivants.
Il l’aida à s’asseoir et lui tint sous les lèvres une louche d’eau fraîche pour qu’il pût boire. Il poursuivit :
— Il y a à manger dans le coin. Et j’ai entendu les gardes parler de nous faire prendre un bain dans un moment. Peut-être que c’est pas un hasard si nos testicules se balancent pas à la ceinture d’une de ces ordures en guise de trophées. J’crois bien qu’ils nous ont traînés jusqu’ici pour nous faire rencontrer une grosse légume, (il eut un petit rire.) Attendez un peu, Gordon. On réussira à l’embobiner, ce type. Proposez-lui un poste de receveur ou quelque chose de ce genre ! Est-ce que ça ne fait pas partie de ce que vous appelez la stratégie pratique ?
Gordon était trop faible pour étrangler Johnny à cause de son indécrottable optimisme. Il voulut lui sourire mais ne réussit qu’à ouvrir de douloureuses crevasses dans ses lèvres desséchées.
Un mouvement dans un coin lui apprit qu’ils n’étaient pas seuls. Il y avait trois autres prisonniers dans le hangar… des épouvantails couverts de vermine qui croupissaient là depuis des mois, peut-être. Ils regardaient les nouveaux avec des yeux hagards qui avaient perdu toute étincelle d’humanité.
— Est-ce que… est-ce qu’il y en a qui s’en sont sortis ?
C’était la première fois, depuis l’embuscade, que Gordon reprenait suffisamment conscience pour poser la question.
— Je crois. Vous nous avez prévenus à temps. Ces salopards ne sont pas tombés sur nous à l’improviste. Ça nous a donné une chance de leur résister. Je suis sûr qu’on en a eu deux avant de se faire écraser. (Johnny avait les yeux brillants. L’admiration que le garçon lui vouait semblait s’être encore accrue. Gordon regarda ailleurs. Il se rappelait maintenant qu’il n’avait pas à se glorifier de son comportement de cette nuit-là.) Moi, je suis certain d’avoir descendu le fils de pute qui m’a écrabouillé ma guitare et j’en ai vu un autre…
— Et Phil Bokuto ? l’interrompit Gordon.
Johnny secoua la tête.
— Je ne sais pas, Gordon. Tout ce que je peux dire, c’est que je n’ai vu ni oreilles ni… enfin, rien de noir dans les « trophées » dont ces sauvages se bardent. Si ça se trouve, il s’en est sorti.
Gordon se laissa retomber, le dos contre les planches de l’enclos. Le vacarme du torrent – un rugissement qui avait été présent toute la nuit – montait derrière lui. Il se retourna et colla son œil dans l’interstice entre deux planches.
À guère plus de six mètres, le sol donnait abruptement sur un précipice au-delà duquel, dans les lambeaux de brume, son regard découvrit l’autre versant presque à pic et boisé d’un canyon où roulait un torrent.
Johnny parut lire dans ses pensées. La voix du jeune homme se fit grave et sérieuse :
— C’est ça, Gordon. Nous sommes en enfer. Sur la rive de cette putain de Rogue.
Au brouillard et au crachin se substitua une semaine entière de tempête de neige. Décemment nourris, avec leur compte de sommeil, les deux prisonniers récupérèrent lentement quelques forces. Ils n’avaient d’autre compagnie qu’eux-mêmes. Les gardes et leurs compagnons d’infortune ne leur parlaient que par monosyllabes.
Ils eurent tout loisir de prendre connaissance des conditions de vie en terre holniste. Leurs repas leur étaient apportés par de silencieuses et craintives esclaves du bidonville voisin. Les seules créatures qui gardaient figure humaine, hormis bien sûr les survivalistes eux-mêmes, étaient les femmes qu’ils se réservaient pour leurs plaisirs. Elles devaient, en outre, s’acquitter de corvées dans la journée : aller puiser de l’eau dans le cours d’eau glacé ou nettoyer les écuries des chevaux bien nourris.
La structure sociale semblait bien établie et Gordon commençait à penser que la communauté néo-féodale était dans sa phase d’expansion.
— Ils se préparent pour l’exode, dit-il à Johnny comme ils assistaient, un après-midi, à l’arrivée d’une caravane.
Ce n’était pas la première fois qu’une fournée de serfs pénétrait dans Agness, traînant derrière elle ses charettes, pour aller grossir le labyrinthe de baraques. De toute évidence, l’étroite vallée n’allait pas pouvoir supporter bien longtemps une telle surpopulation.
— On doit les regrouper ici comme dans un camp de transit.
— Cette masse de gens pourrait peut-être constituer pour nous un atout, suggéra Johnny, si nous trouvions le moyen de nous évader.
Gordon soupira, sans illusion sur l’aide que pouvaient leur apporter ces esclaves ayant depuis longtemps abdiqué tout esprit de révolte. Il fallait reconnaître qu’ils avaient de quoi s’occuper avec leurs propres problèmes…
Un jour, après le repas de midi, Gordon et Johnny reçurent l’ordre de sortir de leur hangar et de se déshabiller. Deux femmes en haillons vinrent ramasser leurs vêtements puis, comme ils avaient le dos tourné, on leur jeta des seaux d’eau froide. Ils se mirent à hoqueter et cracher pendant que les gardes s’esclaffaient. Les femmes s’éloignèrent, la tête basse et sans un battement de cil.
Pendant que les deux hommes grelottaient devant un maigre feu en serrant contre eux les pans de leur couverture raide de crasse, les holnistes – en tenue de camouflage, et une oreille parfois ourlée d’or jusqu’à mi-hauteur – s’adonnèrent avec désinvolture à un concours de lancer de couteau, histoire de travailler leur style pour faire jaillir la lame et la planter dans la cible.
Sur le soir, on leur rapporta leurs vêtements lavés et rapiécés. Cette fois, l’une des femmes leva la tête un court instant et donna à Gordon l’occasion de voir son visage. Elle avait une vingtaine d’années malgré ses rides et ses cernes. Ses cheveux bruns étaient mêlés de fils gris. Elle regarda Gordon s’habiller mais s’enfuit dès qu’il fit mine de vouloir lui sourire.
Au coucher du soleil, leur repas fut nettement supérieur au gruau aigre qui composait leur ordinaire. Ils trouvèrent des morceaux de viande – peut-être du gibier – accompagnés de grains de maïs grillé dans leur gamelle. Peut-être était-ce de la viande de cheval ?
Johnny tenta le diable en demandant un supplément. Leurs compagnons sursautèrent et se tassèrent dans leur coin. Un garde rompit son silence habituel pour grogner et vint prendre les écuelles des deux prisonniers qui, à leur grande surprise, reçurent bientôt une ration supplémentaire.
Il faisait nuit noire lorsque trois guerriers holnistes coiffés de bérets informes se présentèrent à la suite d’un serviteur bossu porteur d’une torche.
— Venez, leur dit le chef. Le général veut vous voir.
Gordon jeta un regard sur Johnny, de nouveau très fier dans son uniforme. Une incontestable assurance se lisait dans les yeux du jeune homme. Après tout, semblaient-ils dire, en quoi ces tordus pourraient-ils se comparer à Gordon, investi de l’autorité d’un fonctionnaire de la République Restaurée ?
Gordon se rappela comment le garçon l’avait aidé pendant la longue marche depuis les rives de la Coquille. Il n’avait plus le cœur aux faux-semblants mais, pour Johnny, il allait une fois de plus placer son bobard.
— Allez, camarade, dit-il à son jeune ami avec un clin d’œil. Ni grésil, ni « Viens voir ! », ni ténèbres des nuits…
Johnny lui lança un large sourire.
Ni le feu des combats ni l’assaut des bandits…
Dans un ensemble parfait, ils tournèrent le dos à leurs geôliers et les précédèrent pour sortir de la prison.
— Bienvenue, messieurs.
La première chose que Gordon remarqua fut le feu qui ronflait dans l’âtre. Ce poste de rangers d’avant l’Apocalypse avait des murs de pierre épais et il était bien chauffé. La sensation qu’il éprouva en y pénétrant était de celles dont il avait perdu le souvenir.
La seconde fut le froissement de soie qui se fit entendre lorsqu’une blonde, installée sur un large coussin près des flammes, déplia ses longues jambes pour se lever. La fille offrait un contraste frappant avec les femmes qu’il avait vues ici… lavée, pomponnée, droite et pleine d’aisance, elle était couverte de bijoux ; chaque pierre avait dû valoir une petite fortune avant-guerre.
Elle avait toutefois les yeux cernés et regardait les deux hommes du Nord comme s’ils avaient été des créatures venues de la face cachée de la Lune. Elle traversa silencieusement la pièce et disparut derrière un rideau de perles.
— Bienvenue, messieurs, vous ai-je dit. Soyez les bienvenus dans le Libre Royaume.
Gordon se retourna enfin et remarqua un petit homme chauve à la barbe nettement taillée oui, pour les accueillir, se levait d’un bureau encombré de papiers. Quatre anneaux d’or brillaient à son oreille gauche… et trois autres à la droite, preuve de son haut grade dans la hiérarchie. Il s’approcha, la main tendue.
— Colonel Charles Westin Bezoar, pour vous servir. Jadis inscrit au barreau de l’État de l’Oregon et procureur de la République pour le comté de Jackson. J’ai présentement l’honneur d’assurer les fonctions de juge avocat auprès de l’Armée Américaine de Libération.
Gordon haussa le sourcil, ignorant la main tendue.
— Il y a eu bon nombre d’« armées » depuis la Chute. À laquelle m’avez-vous dit appartenir ? Je n’ai pas bien saisi.
Bezoar sourit et laissa retomber sa main comme si de rien n’était.
— Je suis conscient que certains nous donnent d’autres noms. Mais laissons cela pour le moment et disons simplement que je suis l’aide de camp du général Volsci Macklin qui est votre hôte. Le général ne va pas tarder à nous rejoindre. En l’attendant, puis-je vous faire goûter notre rustique et montagnarde cuvée ? (Il sortit une superbe carafe de cristal d’un coffre de chêne lourdement ornementé.) Quoi que vous ayez pu entendre sur la rudesse de nos mœurs, vous serez forcés de convenir que nous avons porté au plus haut raffinement quelques-uns des arts anciens.
Gordon fit un signe de tête négatif. Johnny regardait par-dessus la tête de Bezoar. Celui-ci haussa les épaules.
— Non ? Dommage. Une autre fois, peut-être ? Si vous n’y voyez pas d’inconvénient… (Il se servit un verre d’un alcool ambré puis désigna deux fauteuils près de l’âtre.) Prenez place, messieurs. Vous devez être épuisés après un tel voyage. Mettez-vous à l’aise. Il y a tant de choses que j’aimerais savoir. Entre autres, monsieur l’inspecteur, comment ça se passe dans les États de l’Est, au-delà des montagnes et des déserts ?
Gordon s’installa dans l’un des fauteuils sans broncher. Ainsi l’« Armée de Libération » avait des services secrets. Rien d’étonnant à ce que Bezoar sût qui ils étaient… ou, du moins, ce que l’Oregon du Nord croyait qu’était Gordon.
— Les choses ne sont pas très différentes d’ici dans l’Ouest, monsieur Bezoar. Les gens essayent de vivre, et de reconstruire quand ils peuvent.
Mentalement, Gordon essayait de recréer les paysages du rêve… « son » Saint Paul, « son » Odessa, « son » Green Bay de chimère – images de métropoles pleines de vie menant une nation hardie vers la renaissance – et non pas les cités fantômes de ses souvenirs, ouvertes à tous vents, systématiquement razziées par ce qui restait des bandes de survivants.
Il parla des villes comme il les avait rêvées. Il le fit d’une voix austère.
— Dans certains lieux, ils ont eu plus de chance qu’ailleurs ; ils ont déjà fait beaucoup et l’espoir est plus grand pour leurs enfants. Mais, parfois, ce retour à la normale est, disons,… entravé. Ceux, qui ont détruit ce pays à la génération précédente continuent leurs massacres, s’attaquent à nos convoyeurs, rompent les communications. Et, puisque nous en parlons, enchaîna-t-il sur un ton glacial, je voudrais vous demander ce que vous avez fait du courrier que vos hommes ont volé aux États-Unis.
Bezoar posa son verre fileté de métal et saisit un épais dossier sur la table, près de lui.
— Vous voulez parler de ces lettres, je suppose ? (Il ôta les bracelets élastiques. Une bonne centaine de feuillets grisâtres ou jaunis apparurent sous les rabats.) Vous voyez, je ne me donne pas la peine de nier. Je crois que nous avons intérêt à être francs l’un avec l’autre si nous voulons qu’il sorte quelque chose de cet entretien. Oui, il est exact qu’une de nos sections avancées d’éclaireurs est tombée, dans les ruines d’Eugene, sur un cheval sellé – le vôtre, j’imagine – et sur un sac dont le contenu était bien étrange. Ironique coïncidence, je sais aussi qu’à l’instant précis où nos éclaireurs mettaient la main sur ces objets, vous étiez en train de tuer deux de leurs compagnons, ailleurs, dans la ville déserte. (Bezoar leva la main quand Gordon ouvrit la bouche pour répondre.) Ne craignez rien. Notre philosophie holniste ne voit pas les choses en termes de châtiment. Vous avez vaincu deux survivalistes en combat régulier. Cela fait de vous un pair à nos yeux. Pourquoi croyez-vous avoir été traités en hommes après votre capture, et non pas châtrés comme des serfs ou du bétail ?
Bezoar eut un sourire aimable mais Gordon se sentit glacé à l’intérieur. Il revoyait les sinistres spectacles d’Eugene, au printemps dernier, ce que les holnistes avaient fait des corps des malheureux glaneurs fauchés par les armes, la mère du jeune Mark Aage, le courage de son geste héroïque. Bezoar croyait sans doute ce qu’il disait, mais Gordon ne pouvait s’empêcher d’être révolté par sa logique inhumaine.
Le survivaliste écarta les mains.
— Nous reconnaissons avoir pris votre courrier, monsieur l’inspecteur. Pouvons-nous rendre notre faute moins grave en plaidant l’ignorance ? Après tout, jusqu’à l’arrivée de ces lettres sur mon bureau, aucun d’entre nous n’avait jamais entendu parler des États-Unis Restaurés ! Imaginez notre surprise lorsque nous avons découvert cela… du courrier transporté de ville en ville sur des kilomètres, des attestations timbrées pour les nouveaux receveurs, et ça. (Il montra une liasse de documents officiels.) Ces déclarations signées du gouvernement provisoire de Saint Paul.
Bezoar semblait manifester un sincère désir de comprendre mais il y avait quelque chose dans sa voix… que Gordon ne parvenait pas à définir mais qui le mettait vaguement mal à l’aise.
— Vous êtes au courant, maintenant, souligna-t-il. Et pourtant, vous récidivez. Deux de nos agents ont disparu sans laisser de trace depuis que vous avez entamé l’invasion du Nord. Voilà plusieurs mois que votre « Armée Américaine de Libération » est en état de guerre effective contre les États-Unis, colonel Bezoar. Et, dans ce cas précis, il ne saurait être question de prétexter l’ignorance.
Les mensonges venaient facilement. Après tout, par essence, ces mots n’exprimaient rien que la vérité.
Depuis les premières semaines qui avaient suivi la « victoire » – alors que les États-Unis avaient encore un gouvernement, des vivres et du matériel qu’ils pouvaient acheminer pour porter secours aux réfugiés – le réel problème, en effet, n’était pas tant venu d’un ennemi vaincu que du chaos intérieur général.
Les céréales avaient pourri dans les silos bondés tandis que les fermiers mouraient frappés par des maladies bénignes dont les vaccins n’étaient disponibles que dans les grandes villes où la famine fauchait des multitudes. Les gens avaient péri davantage à cause de l’effondrement du réseau d’échanges commerciaux et d’assistance mutuelle que sous les bombes, les armes biochimiques, ou même les trois années de crépuscule.
C’étaient ceux de l’espèce de Bezoar qui avaient porté le coup de grâce, en mettant fin aux chances que des millions d’hommes nourrissaient encore.
— Peut-être, peut-être. (Bezoar reprit son verre et s’octroya une lampée du puissant breuvage. Il sourit.) Une fois de plus, la masse a prétendu qu’elle était l’héritière en titre de la souveraineté américaine. Vos « États-Unis Restaurés » contrôlent de larges secteurs et ont repris les populations en main sous l’égide de chefs qui, nécessairement, doivent inclure quelques-unes de ces vieilles baudruches élues à coups de pots-de-vin et de sourires télévisés. Cela signifie-t-il qu’il faille y voir l’Amérique authentique ?
L’espace d’un instant, le vernis de pondération conciliante avait craqué sur ses traits, révélant, aux yeux de Gordon, le fanatique, inchangé depuis des années, peut-être même durci sur ses positions. Gordon avait déjà entendu ce ton… à la radio, jadis, dans la voix de Nathan Holn – avant qu’un « martyr » survivaliste n’eût été pendu. Et, depuis, c’était celle de chacun de ses disciples.
C’était la même exaltation forcenée de l’ego qui avait alimenté la rage du nazisme et du stalinisme. Hegel, Horbiger, Holn… les racines étaient identiques. Des vérités perverties, affirmées avec une suffisance et une grandiloquence insupportables, des vérités qui n’étaient jamais soumises à l’épreuve de la réalité.
En Amérique du Nord, le holnisme n’avait touché qu’une frange de cinglés en des temps qui s’étaient, par ailleurs, révélés des plus féconds. Les holnistes avaient été vus comme des attardés de l’individualisme égoïste des années 80. Mais une autre version du même mal, la Mystique Slave, s’était emparée de l’hémisphère oriental. Et cette folie avait fini par plonger le monde dans l’Apocalypse.
Gordon eut un sourire d’une sévérité sinistre.
— Oui peut dire où est la légitimité après tant d’années ? Mais une chose est certaine, Bezoar, l’authentique « esprit américain » s’est réfugié dans une passion partagée pour la chasse aux holnistes. Votre culte de la force est honni – non seulement sur le territoire des États-Unis Restaurés mais dans tous les lieux qu’il m’a été donné de traverser au cours de mes voyages. Des villages, divisés par des haines ancestrales, se sont alliés dès qu’ils ont entendu dire que vos bandes traînaient autour de leurs territoires. Vos porteurs de treillis sont immédiatement pendus, Bezoar, et sans autre forme de procès !
Il sut tout de suite qu’il venait de marquer un point. L’officier aux anneaux d’or avait les narines palpitantes.
— Colonel Bezoar, je vous prie ! Je gage qu’il existe des secteurs où votre description ne correspond pas à la réalité, monsieur l’inspecteur. La Floride, peut-être ? L’Alaska ?
Gordon haussa les épaules. Les deux États cités étaient muets depuis les premières bombes. Il y avait aussi d’autres terres, telles que l’Oregon du Sud, où la milice n’avait jamais osé s’aventurer, même au temps où elle représentait encore une force conséquente.
Bezoar se leva et s’approcha d’une étagère garnie de quelques livres. Il y prit un épais volume.
— Avez-vous jamais vraiment lu Nathan Holn ? demanda-t-il sur un ton redevenu affable.
Gordon fit non de la tête.
— Voyons, monsieur, se récria Bezoar. Comment peut-on combattre son adversaire sans connaître sa pensée ? Je vous en prie, acceptez cet exemplaire de l’Empire perdu… la biographie que Holn en personne a faite d’un grand homme : Aaron Burr. Il se peut que vous reveniez sur votre opinion. Vous savez, monsieur Krantz, vous êtes le type d’homme susceptible de se convertir au holnisme. Je l’ai souvent observé : les plus fortes individualités ont seulement besoin qu’on leur ouvre les yeux ; elles s’aperçoivent alors qu’elles ont été bernées par la propagande des faibles, et elles prennent conscience qu’elles n’ont qu’à tendre la main pour tenir le monde.
Gordon ravala la première réponse qui lui était venue et prit le livre. Il n’eût pas été très habile de continuer à provoquer cet homme. Après tout, il n’avait sans doute qu’un mot à dire pour que les deux prisonniers fussent passés par les armes.
— Parfait. Ainsi je pourrai attendre sans impatience le règlement de notre rapatriement sur la Willamette, dit-il d’une voix sereine.
— C’est ça, renchérit Johnny, rompant son silence hautain. Et, pendant que vous y êtes, il faudra songer à prendre sur vos caisses pour payer la surtaxe du courrier volé. Nous comptons le prendre avec nous pour l’acheminer normalement.
Bezoar rendit à Johnny son sourire glacial mais n’eut pas le temps de développer oralement sa réponse ; dehors, des pas faisaient résonner le plancher de la galerie d’accès à l’ancien poste de rangers. La porte s’ouvrit et trois hommes barbus, vêtus du traditionnel treillis, pénétrèrent dans la pièce.
L’un d’eux, le plus petit quoique sans conteste le plus impressionnant par son apparence physique, ne portait qu’une seule boucle à l’oreille gauche, mais elle était ornée de pierres précieuses d’une taille impressionnante.
— Messieurs, dit Bezoar en se levant. Permettez-moi de vous présenter le général de brigade Macklin, officier de réserve de l’armée des États-Unis, unificateur des clans holnistes de l’Oregon et haut commandant des Forces Américaines de Libération.
Gordon se leva machinalement. Pendant un moment, il se trouva dans l’incapacité de faire plus que fixer le général et ses deux lieutenants : les plus étranges créatures humaines qu’il lui eût été donné de voir.
Il n’y avait rien d’inhabituel dans leur barbe ou dans leurs boucles d’oreilles… ni dans le cordon de « trophées » racornis que chacun portait en guise de décorations. Mais les trois hommes avaient d’étranges cicatrices partout où leur uniforme laissait à nu les bras ou le cou. Et, sous les traces presque effacées d’une chirurgie probablement fort ancienne, muscles et tendons semblaient saillir et se nouer anormalement.
C’était très curieux. Gordon fut néanmoins troublé par une impression de déjà vu. Mais où ? Et quand ? Mystère…
Ces hommes avaient-ils été victimes d’une des épidémies d’après-guerre ? Les grands oreillons, peut-être. Ou une forme quelconque d’hypertrophie thyroïdienne ?
Puis, soudain, quelque chose se déchira dans sa mémoire et il reconnut, dans le plus massif des deux personnages escortant Macklin, l’horrible brute qui avait surgi devant lui, la nuit où ils avaient été attaqués sur le bord de la Coquille, et qui l’avait allongé à terre d’un seul coup de poing.
Ces hommes n’appartenaient pas à la dernière génération de survivalistes féodalistes, jeunes durs systématiquement recrutés sur toute l’étendue de l’Oregon septentrional. Tout comme Bezoar, les nouveaux venus avaient connu l’avant-guerre à l’âge adulte. Les années semblaient toutefois s’être écoulées sans entamer leur vigueur. Le général Macklin avait, en particulier, dans chacun de ses gestes une souplesse féline passablement inquiétante. Il ne perdit pas une minute en politesses. Il montra Johnny d’un signe du menton, faisant ainsi connaître ses désirs à Bezoar.
— Ah oui ! fit ce dernier. Monsieur Stevens, auriez-vous l’obligeance de suivre ces messieurs qui vont vous raccompagner dans vos… euh… quartiers. Le général souhaite s’entretenir avec votre supérieur seul à seul.
Johnny regarda Gordon. Il était prêt à faire le coup de poing au premier mot de son chef.
Gordon blêmit intérieurement. L’expression dans les yeux du jeune homme l’accablait. Jamais il n’avait cherché à être l’objet d’une telle dévotion, de la part de quiconque.
— Vas-y, Johnny, dit-il à son ami. Je te retrouve tout à l’heure.
Les deux montagnes humaines sortirent sur les talons du jeune facteur. Lorsque la porte se fut refermée, que les pas se furent fondus dans la nuit, Gordon se retourna pour faire face au commandant des holnistes unifiés. Sa détermination était intacte. L’heure n’était plus aux remords, non plus qu’à l’hypocrisie ; saurait-il mentir assez bien pour bluffer ces crapules ?
Il l’espérait. Pour la première fois, peut-être, il se sentait pleinement habiter son uniforme de postier ; et il était prêt à brûler les planches comme jamais !
— Pas la peine ! fit Macklin, cinglant, alors que sa main se pointait, péremptoire, sur Gordon. Encore un mot sur cette connerie d’« États-Unis Restaurés » et je vous fais avaler votre uniforme et vos insignes !
Gordon cilla. Son regard alla de Macklin à Bezoar. Celui-ci souriait.
— Je crains de n’avoir pas été tout à fait franc avec vous, monsieur l’inspecteur. (Cette fois, il y avait du sarcasme dans ces deux derniers mots. Le colonel holniste se pencha pour ouvrir un tiroir de son bureau.) Dès que j’ai entendu parler de vous, j’ai immédiatement dépêché des hommes pour remonter votre piste vers l’est. Vous aviez raison sur un point : il est exact que les holnistes ne sont pas très populaires dans certains secteurs. Du moins, pas encore. Deux de mes équipes ne sont jamais rentrées.
Le général Macklin fit claquer dans ses doigts.
— Ne faites pas traîner, Bezoar. J’ai autre chose à faire. Qu’on amène ce connard.
Bezoar acquiesça aussitôt et se pencha en arrière pour tirer un cordon de sonnette sur le mur. Gordon était perplexe : que pouvait contenir le tiroir ?
— Un de nos détachements est tombé sur une bande de « cousins » dans les Cascades, sur le bord d’une passe, au nord du Crater Lake pour être précis. Il y a eu méprise et j’ai peur que la plupart de ces autochtones n’aient péri. Nous avons toutefois réussi à convaincre un survivant…
On entendit d’autres pas, venant de l’intérieur du poste, et le rideau de perles s’ouvrit. La blonde le maintint d’une main tandis que son regard polaire se figeait sur l’homme à la tête bandée qui pénétrait, d’un pas mal assuré, dans la pièce. Il portait un vieux treillis passé et rapiécé, un poignard à la ceinture et une seule boucle à l’oreille… et encore, à peine un fil d’or. Il n’avait pas l’air très content de se retrouver là.
— J’aimerais vous présenter notre dernière recrue, monsieur l’inspecteur, dit Bezoar, mais je crois que vous vous connaissez déjà.
Gordon secoua la tête, stupéfait. Qu’est-ce qui se passait ? Il n’avait jamais vu ce type de sa vie !
Bezoar bouscula le nouveau venu qui leva la tête.
— Je ne peux rien affirmer, dit la chancelante recrue de Holn, dévisageant Gordon. Ça pourrait être lui. Mais, vous savez, quand ça s’est passé, on n’avait pas l’impression que… enfin, on n’y a pas attaché grande importance…
Gordon serra les poings. Cette voix !
— C’est toi, fumier !
Le chapeau tyrolien penché d’un air canaille avait disparu, mais Gordon reconnaissait les rouflaquettes poivre et sel, le teint jaunâtre. Roger Septien semblait nettement moins serein que lors de leur dernière rencontre, sur le flanc calciné des Cascades…
Bezoar eut un hochement de tête satisfait.
— Vous pouvez disposer, soldat Septien. Votre adjudant a dû vous trouver un service tranquille pour ce soir.
L’ex-brigand, ex-agent de change, acquiesça d’une voix lasse. Il ne jeta pas d’autre regard sur Gordon et sortit sans un mot.
Gordon comprit qu’il avait fait une erreur en réagissant si vite. Il aurait dû ne pas prêter attention à l’homme… faire semblant de ne pas le connaître.
Cela aurait-il changé quelque chose ? Macklin était si sûr de lui…
— Finissons-en, dit le général à son aide de camp.
Bezoar se pencha à nouveau sur le tiroir du bureau et, cette fois, en tira un petit carnet noir en mauvais état. Il le tendit à Gordon.
— Le reconnaissez-vous ? Il y a votre nom sur la première page.
Éberlué, Gordon fixait le carnet. S’il le reconnaissait ? ! C’était son journal, volé, avec le reste de ses biens, par Septien et sa bande de voleurs, quelques heures à peine avant qu’il ne tombât sur l’épave de la fourgonnette des postes et n’entamât sur les routes une nouvelle carrière.
Sur le moment, il avait déploré la perte de son carnet. Il y avait consigné, au jour le jour, tous les détails de ses voyages depuis son départ du Minnesota, dix-sept ans auparavant… soigneusement complétés d’observations sur la vie dans l’Amérique post-apocalyptique.
Mais, dans les circonstances présentes, le mince volume était certainement la dernière chose sur terre qu’il eût voulu voir apparaître devant ses yeux. Il se laissa retomber dans le fauteuil, soudain très las, brutalement conscient de n’avoir jamais été que le jouet des démons. Son mensonge avait fini par le rattraper.
Dans les pages du petit carnet, il n’était pas une seule fois question de postiers, de renaissance ou d’« États-Unis Restaurés ».
Il ne contenait que la simple vérité.
L’EMPIRE PERDU par Nathan Holn
Aujourd’hui, alors que nous approchons de la fin du vingtième siècle, les grands combats de ce temps auraient, dit-on, pour protagonistes, la soi-disant gauche et la soi-disant droite – dinosaures d’un spectre politique factice, monté de toutes pièces. Fort peu de gens sont en effet conscients que ces prétendus adversaires sont les deux aspects d’une même hydre monstrueuse et malade qui, par l’aveuglement qu’elle a imposé à des millions de personnes, les empêche de constater qu’ils ont été bernés par cette invention même.
Il n’en a pas toujours été ainsi, et il n’en sera pas toujours ainsi.
Dans de précédents ouvrages, j’ai parlé d’autres types de société… du code de l’honneur dans le Japon médiéval, de la glorieuse épopée des Indiens d’Amérique, de cette brillante période que connut l’Europe et que les érudits décadents d’aujourd’hui nomment « l’âge sombre ».
Car ce que ne cesse de nous répéter l’histoire, c’est que, de tout temps, quelques-uns ont commandé quand les autres obéissaient. Il s’agit d’une structure dont les deux piliers, pouvoir et foi jurée, sont l’un comme l’autre estimables et naturels. Le féodalisme a toujours été le système social inhérent à notre espèce, depuis la lointaine époque où les tribus humaines grattaient la terre pour trouver leur subsistance et se défiaient d’une colline à l’autre. Telles étaient nos mœurs naturelles et elles se maintinrent jusqu’à ce que l’humanité se vît pervertie, et que la puissance des forts eût été sapée par la pleurnicharde propagande des faibles.
Jetons un regard sur ce que furent les choses à l’aube du dix-neuvième siècle en Amérique. L’opportunité se présentait alors vive et claire de renverser les morbides tendances des soi-disant « Lumières ». Les victorieux soldats de la guerre d’Indépendance venaient de bouter l’Anglais décadent hors de presque tout le continent. La frontière était ouverte et un solide esprit d’individualisme régnait en maître suprême sur la nation naissante.
Aaron Burr en était conscient lorsqu’il décida de s’emparer des nouveaux territoires qui s’étendaient à l’ouest des treize colonies primitives. Son rêve était celui que berce naturellement tout mâle… dominer, conquérir, se tailler un empire !
Que serait la face du monde s’il avait réussi ? Pouvait-il prévenir la montée de ces obscénités jumelles que sont le socialisme et le capitalisme ?
Qui peut le dire ? La seule chose que je puis dire, c’est ce que, moi, je crois. Nous avions alors à notre portée le germe d’une nouvelle ère de grandeur !
Burr fut malheureusement abattu avant d’avoir pu châtier le valet des traîtres : Alexander Hamilton. Une analyse superficielle nous donne à penser que son adversaire principal fut Jefferson, l’escroc qui le spolia de la présidence. En réalité, la conspiration avait des racines plus profondes, et considérablement plus étendues.
Telle une araignée au centre de sa toile, ce fut Benjamin Franklin, ce génie du mal, qui ourdit dans l’ombre la cabale destinée à étouffer l’Empire avant qu’il ne pût voir le jour. Ses instruments furent nombreux, trop nombreux pour qu’un homme seul, même doté de l’énergie de Burr, fût à même de les combattre.
Et le pire de ces instruments fut sans conteste l’Ordre de Cincinnatus…
Gordon jeta le livre ouvert par terre à côté de sa paillasse. Comment pouvait-on lire une merde pareille… il s’était pourtant trouvé quelqu’un pour l’éditer ?
Il y avait encore un peu de jour pour lire après le repas du soir. Pour la première fois depuis près d’une semaine, le soleil avait consenti à se montrer. Mais Gordon se sentait frissonner tandis que résonnaient encore dans sa tête les échos de la dialectique démente.
Benjamin Franklin, ce génie du mal…
Nathan Holn plaidait bien son affaire, en affirmant que ce cher Ben ne s’était pas contenté d’être un philosophe-éditeur particulièrement doué jouant les ambassadeurs entre deux expériences scientifiques ou deux idylles. Si l’on pouvait faire confiance aux citations tronquées utilisées par Holn, on pouvait en déduire que Franklin s’était trouvé au centre d’un tissu d’événements peu ordinaires. Quelque chose d’étrange s’était en effet produit après la guerre d’Indépendance, quelque chose qui avait déjoué les projets des Aaron Burr pour permettre l’éclosion de la nation que Gordon avait connue.
Mais, au-delà de ce constat, Gordon était consterné par la folie naissante de Nathan Holn. Bezoar et Macklin devaient être complètement déments eux aussi s’ils avaient cru un seul instant que de telles divagations le convertiraient à leur façon de penser.
Ce torchon avait tout juste l’effet inverse. Gordon eut une vision : un volcan entrait en éruption à Agness, et il acceptait avec joie d’aller rôtir en enfer en entraînant ce nid de serpents à sa suite.
Un bébé pleurait dehors, tout près de là. Il jeta un coup d’œil par-dessus les planches mais ne distingua pas grand-chose d’autre que des silhouettes déguenillées se traînant dans l’ombre d’un bouquet d’aulnes. De nouveaux prisonniers étaient arrivés la nuit dernière. Ils se tassaient pour gémir autour du maigre feu qu’on les avait autorisés à allumer. On ne les jugeait pas dignes d’avoir un toit au-dessus de leur tête…
Gordon et Johnny rejoindraient peut-être bientôt ces misérables serfs si Macklin n’obtenait pas la réponse exigée. Le « général » perdait patience. Après tout, de son point de vue, l’offre qu’il faisait à Gordon était des plus raisonnables.
Celui-ci devait se décider vite. L’offensive holniste reprendrait dès les premiers signes du dégel, qu’il coopérât ou non.
Il ne voyait pas non plus en quoi il avait le choix.
Le souvenir de Dena lui revint soudain en mémoire. Il s’aperçut qu’elle lui manquait ; il se demandait si elle était toujours en vie ; il regrettait de ne pouvoir la toucher ; il aurait voulu être avec elle… même harcelé de ses questions.
Il était trop tard pour l’empêcher d’entraîner ses disciples dans ses projets suicidaires – quels qu’ils fussent. Gordon se demandait pourquoi Macklin ne lui avait pas encore annoncé avec délectation le dernier désastre essuyé par la pitoyable armée de la Willamette.
Ne t’en fais pas, se dit-il, lugubre. Cet oubli ne va pas tarder à se trouver réparé.
Johnny rinça la brosse à dents dégarnie qu’il partageait avec Gordon et retourna s’asseoir à ses côtés pour lire quelques pages de la biographie de Burr. Il leva les yeux au ciel, perplexe.
— Bien sûr, à l’école de Cottage Grove, on était loin d’avoir le niveau d’avant-guerre, mais grand-père m’a toujours donné des tas de livres à lire et il m’a souvent parlé d’histoire, etc. Même moi, je me rends compte que ce type, Holn, invente la moitié de ce qu’il raconte là-dedans. Comment s’est-il débrouillé pour que son livre ait un tel succès ? Comment se fait-il, même, qu’il y ait eu des gens pour y croire ?
Gordon haussa les épaules.
— Ça s’appelait la technique du « gros mensonge », Johnny. Il suffit de donner l’impression qu’on sait de quoi on parle… de se contenter de citer des faits. Et puis de parler très vite. Tu entrelardes tes bobards de sorte qu’ils aient l’air de révéler l’existence d’un complot et tu martèles ça sur tous les tons. Ceux qui cherchent un prétexte, pour haïr ou pour mépriser – ceux qui ont un ego boursouflé, les faibles – s’empressent d’adopter ces explications toutes faites. Il ne leur vient pas à l’idée de soumettre la théorie à l’épreuve des faits. Hitler faisait ça très bien. Le mage de Leningrad aussi. Holn n’a été que leur brillant successeur dans l’art du « gros mensonge ».
Oui, et alors ? s’interrogea Gordon. Lui-même n’avait-il pas inventé la fable des « États-Unis Restaurés » ? Ne trempait-il pas dans le mythe de Cyclope ? Était-il en droit de jeter la pierre à quiconque ?
Johnny reprit sa lecture puis, de nouveau, posa la main sur sa page.
— Qui était Cincinnatus ? Holn l’a-t-il aussi trouvé dans son imagination ?
Gordon s’était renversé sur la paillasse et avait fermé les yeux.
— Non. Si j’ai bonne mémoire, c’était un grand général de l’ancienne Rome, du temps de la République. La légende dit que, las de se battre, il avait quitté l’armée pour se retirer sur ses terres et les cultiver en paix. Un jour, des émissaires étaient venus de la ville pour lui rendre visite. Les armées de Rome étaient en déroute ; ceux qui les commandaient avaient amplement prouvé leur incompétence ; et la catastrophe semblait inévitable. La délégation était donc allée à la rencontre de Cincinnatus – elle l’avait trouvé qui poussait sa charrue – et l’avait supplié de prendre le commandement de ce qui restait des troupes.
— Et alors ? Qu’est-ce qu’il leur a dit, ce Cincinnatus, aux types de Rome ?
— Eh bien… (Gordon bâilla.) Il leur a dit : « D’accord. » Mais à contrecœur. Il a regroupé les Romains et repoussé l’envahisseur, le raccompagnant même, avec pertes et fracas, jusqu’aux portes de leur ville. Ce fut une grande victoire.
— J’parie qu’ensuite ils l’ont fait roi ou quelque chose du genre, suggéra Johnny.
Gordon fit non de la tête.
— C’est ce que l’armée aurait voulu… le peuple aussi… Mais Cincinnatus leur a dit qu’ils pouvaient tous aller se faire voir, et il est retourné dans sa ferme pour n’en plus jamais sortir.
Johnny se gratta la tête.
— Mais… pourquoi il a fait ça ? Je pige pas.
Gordon pigeait très bien, lui. Il comprenait le sens de toute l’histoire, maintenant qu’il y repensait. Et surtout depuis que, tout récemment, il en avait eu, pour ainsi dire, une illustration qu’il n’était pas près d’oublier.
— Gordon ?
Il ne répondit pas. Un bruit de voix se précisait au-dehors. Il colla son œil à une fente et vit un groupe d’hommes sur le sentier, montant du débarcadère sur la Rogue. Une barque venait d’accoster.
Johnny n’avait rien remarqué. Il continuait de poser des questions comme il n’avait d’ailleurs pas cessé de le faire depuis qu’ils étaient prisonniers. Tout comme Dena, le jeune homme ne laissait pas passer une occasion d’enrichir ses connaissances.
— Rome, c’était longtemps avant la révolution américaine, n’est-ce pas ? Alors, Gordon, qu’est-ce que c’est que… (il reprit le livre en main)… cet Ordre de Cincinnatus dont Holn parle là-dedans ?
Gordon observait toujours les nouveaux venus qui approchaient à présent de leur prison. Deux serfs portaient un brancard sur le chemin rocailleux sous la garde d’un détachement de survivalistes.
— C’est George Washington qui l’a fondé, après la guerre d’Indépendance, répondit-il d’une voix distraite. Les principaux Cincinnati étaient les officiers qui avaient servi…
Il s’interrompit. Leurs gardes venaient d’ouvrir les portes du hangar et surveillaient les serfs qui entraient pour déposer leur fardeau sur la paille. Puis ceux-ci retournèrent aussitôt vers leur escorte et, avec elle, sortirent sans un mot.
— Il est dans un sale état, dit Johnny qui s’était précipité au chevet du blessé. Voilà des jours que ce pansement n’a pas été changé.
Depuis l’époque où toute sa classe de deuxième année d’université s’était vue enrôlée dans la milice, Gordon avait eu maintes fois l’occasion de voir des blessés. Il s’était en particulier formé à la technique du diagnostic de brousse, sous les ordres du lieutenant Van. Un bref regard lui confirma que les plaies par balles auraient dû finir par guérir avec les soins appropriés. Mais l’odeur de la mort flottait déjà sur le corps inerte. Elle montait des membres où suppuraient d’horribles traces de torture.
— J’espère qu’il leur a menti, grommela Johnny qui avait entrepris d’arranger la paille pour donner un peu de confort au mourant.
Gordon l’aida en allant chercher leurs couvertures. Il était perplexe quant à l’origine de l’homme. Il n’était pas de la Willamette. À la différence des hommes de Roseburg et de la Camas, il devait se raser tous les matins. Au moins jusqu’à une date récente. Et, en dépit des mauvais traitements qu’il avait subis, il lui restait beaucoup trop de chair sur les os pour qu’il pût être un serf.
Gordon se redressa. Ses paupières papillotèrent puis il appela Johnny.
— Hé, viens voir ! Est-ce que tu crois qu’il s’agit bien de ce que je pense ?
Le jeune facteur regarda ce que son chef lui montrait du doigt, puis écarta les couvertures pour compléter son examen.
— Bon sang, je veux bien être pendu… Gordon ! Ça m’a tout l’air d’être un uniforme !
Gordon acquiesça en silence. Un uniforme, oui… d’après-guerre, de toute évidence. Les couleurs et la coupe n’avaient rien à voir avec les treillis holnistes, ni d’ailleurs avec les habitudes vestimentaires en vigueur dans l’Oregon.
Sur l’épaule, le mourant portait un écusson brodé d’un blason que Gordon voyait remonter du fond de sa mémoire… un ours brun marchant sur une bande de gueules contre champ d’or.
Un peu plus tard, on vint avertir Gordon qu’il était une fois de plus convoqué. L’escorte habituelle se présenta à la lueur des torches.
— Cet homme est mourant, dit-il au chef du détachement.
Le taciturne holniste à trois boucles haussa les épaules.
— Et alors ? Une femme va v’nir s’occuper d’lui. En route. Le général attend.
Sur le sentier, baigné par le clair de lune, qui montait au poste, ils aperçurent, en sens inverse, une silhouette aux épaules tombantes. La femme s’écarta du chemin et les laissa passer, les yeux rivés sur son plateau chargé de pansements et de flacons. Pas un des soldats présents ne parut faire attention à elle.
Au dernier moment, toutefois, son regard se leva sur Gordon qui reconnut en elle la jeune femme brune aux cheveux argentés à laquelle il devait d’avoir son uniforme reprisé et lavé. Il voulut lui sourire en passant mais une inquiétude passa dans ses yeux ; et elle disparut dans l’ombre.
Gordon en fut attristé pour le reste du trajet. Elle lui avait rappelé Abby. L’un de ses soucis majeurs concernait ses amis de Pine View. Les éclaireurs holnistes qui avaient retrouvé son journal n’étaient pas passé loin du petit village et des braves gens qui l’habitaient. Il n’y avait pas que la fragile civilisation de la Willamette qui courait un danger mortel.
Plus personne n’était en sécurité nulle part, à sa connaissance… hormis peut-être George Powhatan, là-haut sur le mont Pain de Sucre, tout à sa bière et à ses abeilles, pendant que ce qui restait du monde périssait dans les flammes.
— Je commence à en avoir assez de vos faux-fuyants, Krantz, lui dit le général Macklin lorsque les gardes eurent quitté le bureau.
— Vous me mettez dans une position difficile, général. J’étudie l’ouvrage que le colonel Bezoar m’a prêté, cherchant à comprendre…
— Trêve de conneries, voulez-vous ? (Macklin s’approcha jusqu’à toucher le visage de Gordon. Il était plus petit mais ses traits étrangement tourmentés étaient impressionnants.) Je connais les hommes, Krantz. Vous avez du caractère, c’est incontestable, et vous pourriez faire un bon vassal. Mais vous êtes écrasé de culpabilité : foutu poison « civilisé »… J’en viens à me demander si, après tout, vous êtes vraiment utile.
La suite allait de soi. Gordon s’efforça de ne rien laisser paraître de l’état cotonneux de ses genoux.
— Vous pouvez être baron de Corvallis, Krantz. Grand seigneur dans notre nouvel empire. Si ça vous chante, vous pouvez même conserver un assortiment de vos conceptions désuètes… à condition que vous soyez assez énergique pour empêcher le pittoresque de tourner au désordre. Ce que vous voulez, n’est-ce pas, c’est traiter avec douceur vos propres vassaux ? Créer des bureaux de poste ? Peut-être même trouverons-nous quelque usage à vos « États-Unis Restaurés », enchaîna Macklin avec un sourire qui révéla ses dents pourries et son haleine de charognard. Voilà pourquoi Charlie et moi gardons pour nous cette histoire de carnet, jusqu’à ce que nous ayons mis au point une stratégie précise. Comprenez-moi bien, ce n’est pas que je nourrisse pour vous une affection particulière mais nous en serons tous deux les bénéficiaires si vous acceptez de coopérer. Vous saurez mieux que mes gars gouverner ces ingénieurs de Corvallis. Et il n’est pas exclu que nous gardions Cyclope en fonction, à condition qu’il paie bien pour ne pas être débranché.
Ainsi, les holnistes n’avaient pas encore percé la légende du superordinateur. Ça n’avait pas grande importance. Ils ne s’étaient jamais beaucoup souciés de technologie, hormis dans ses strictes applications militaires. La science avait, à leurs yeux, le tort de profiter au grand nombre, et trop souvent aux plus faibles.
Macklin saisit le tisonnier dans l’âtre et revint vers Gordon en le tapotant dans sa paume.
— L’alternative est simple : nous prenons Corvallis au printemps. Si nous le faisons à notre manière, la ville sera brûlée. Il n’y aura plus de bureau de poste nulle part, mon gars, et plus de machines malignes.
De la pointe du tisonnier, Macklin effleura une feuille sur son bureau. À proximité, il y avait un encrier et une plume. Gordon savait ce que l’homme attendait de lui.
S’il n’avait eu qu’à donner son accord au plan, il l’eût fait sur-le-champ, jouant la comédie jusqu’à ce que se présentât l’occasion de jeter le masque.
Mais Macklin n’était pas né de la dernière pluie. Il voulait voir Gordon écrire une lettre au Conseil de Corvallis pour le convaincre de livrer les clés de la ville, en gage de sa bonne foi, jusqu’à ce qu’il fût relâché.
Ensuite, il n’avait que la parole du général pour espérer devenir effectivement « baron de Corvallis ». Il doutait, en fait, que la parole du holniste eût plus de valeur que la sienne.
— Peut-être vous imaginez-vous que nous ne sommes pas assez forts pour vaincre sans aide votre pitoyable « armée de la Willamette » ? (Macklin éclata de rire et se tourna vers la porte.) Shawn !
Le gorille du général fut dans la pièce si vite et d’un mouvement si souple que Gordon ne le distingua nettement que lorsqu’il eut refermé la porte et se fut figé au garde-à-vous devant son chef.
— Vous allez faire une découverte, Krantz. Shawn et moi, ainsi que le gaillard qui vous a capturé, sommes les derniers de notre espèce. (Macklin poursuivit sur le ton de la confidence :) C’était top secret mais vous avez dû entendre filtrer des rumeurs. Les expériences visaient à obtenir des unités de combat d’un type tout à fait spécial, différent de tout ce qu’on avait connu auparavant.
Gordon ouvrit des yeux éberlués. Tout, soudain, prenait un sens : l’extraordinaire vivacité du général, les cicatrices sur sa peau et sur celle de ses deux gardes du corps.
— Des « accrus » !
Macklin hocha la tète.
— Malin ce garçon ! Pour un étudiant qui s’affaiblissait l’esprit à coups de psychologie et de morale, vous prêtiez quand même attention à ce qui se passait autour de vous !
— Nous étions persuadés qu’il s’agissait de simples rumeurs ! Vous voulez dire que des soldats ont réellement été modifiés pour…
Il s’interrompit, les yeux fixés sur les muscles étrangement noueux qui saillaient sur les avant-bras nus de Shawn. Si inconcevable que cela parût, l’histoire devait être vraie. Il n’existait pas d’autre explication rationnelle.
— Ils nous ont essayés pour la première fois au Kenya. Le gouvernement a pu apprécier les résultats au combat. Les autorités ont déchanté avec ce qui s’est passé après le cessez-le-feu et… lorsqu’on nous a ramenés dans nos foyers.
Gordon suivit le mouvement du tisonnier que Macklin tendait maintenant à son gorille. Celui-ci en saisit l’extrémité… pas dans son énorme poing mais seulement entre le pouce et l’index. Le général rectifia sa prise sur l’autre bout, de façon similaire.
Puis ils tirèrent, chacun de son côté… sans même que leur respiration s’accélérât. Macklin reprit d’ailleurs sur le même ton.
— L’expérience a été poursuivie à la fin des années 80 et au début des années 90. Nous avons surtout été utilisés comme forces d’intervention spéciale. On ne prenait que des baroudeurs comme nous. Le « type naturel » si vous voulez !
Le tisonnier ne tremblait pas. Dans sa rigidité absolue, il commença de s’étirer.
— Oh, nous avons correctement taillé en pièces les Cubains ! ricana Maklin, le regard sur Gordon. Mais la hiérarchie militaire a sérieusement fait la gueule en apprenant le comportement de certains vétérans après la fin des opérations et, surtout, après leur retour chez eux. À l’époque, déjà, Nathan Holn leur faisait peur, vous comprenez ? Ils voyaient que son message n’était pas sans influence sur les forts. Ils se sont empressés d’arrêter le programme.
Le tisonnier virait au rouge en son centre. Il avait atteint une fois et demie sa longueur d’origine lorsque les deux moitiés se séparèrent en leur milieu, comme de la gaze se déchirant en lambeaux. Gordon jeta un rapide coup d’œil sur Bezoar qui se tenait en retrait. Le colonel holniste se passait nerveusement la langue sur les lèvres, visiblement inquiet de la performance des deux « accrus ». Gordon savait exactement ce qu’il pensait.
Dans un dégagement de chaleur qui, même à cette distance, était perceptible, le tisonnier acheva de se séparer sans que la brutale rupture de tension dans les muscles chirurgicalement renforcés ne se trahît par le moindre mouvement des deux monstres.
— Ce sera tout, Shawn. (Macklin jeta dans le feu les débris de l’instrument cependant que son subordonné pivotait prestement sur lui-même et gagnait la porte. Le général planta son regard sur Gordon.) Doutez-vous encore que nous puissions être dans Corvallis en mai ? Avec ou sans vous. Un seul de mes gars non-« accrus » vaut une vingtaine de vos lourdauds de fermiers… ou de vos ridicules soldâtes. (Gordon leva brusquement les yeux mais Macklin enchaînait.) Même si le rapport de forces était plus équilibré, vous n’auriez pas la moindre chance ! Pour les trois « accrus » que nous sommes, ce sera un jeu d’enfant d’investir n’importe lequel de vos points forts et de le faire tomber. Nous pouvons démolir à mains nues vos misérables défenses. Oseriez-vous hésiter, ne serait-ce qu’une seconde, à le croire ?
Il poussa la feuille devant Gordon et, d’une pichenette, fit rouler le porte-plume dans la même direction.
Gordon fixa le papier jauni. Quelle importance, après tout ? Dans la tourmente de ces révélations, il croyait savoir où était la vérité des choses. Il soutint le regard de Macklin.
— Je suis très impressionné. Votre démonstration était très convaincante. Mais, dites-moi, général. Puisque vous êtes si fort, comment se fait-il que vous ne soyez pas déjà dans Roseburg à l’heure actuelle ? (Comme le grand chef holniste pâlissait, Gordon lui décocha l’esquisse d’un sourire.) Et, puisque nous y sommes, qui vous chasse de vos propres domaines ? Voilà déjà longtemps que j’aurais dû vous demander pourquoi vous meniez cette guerre tambour battant. Pourquoi vos gens sont-ils en train de rassembler leurs serfs et tous leurs biens matériels pour déferler en masse sur le Nord ? Toutes les invasions barbares ont commencé ainsi, vous savez, dans l’histoire, comme des dominos alignés qui se couchent un à un sous le choc du précédent. Dites-moi, général, qui donc vous botte le cul pour vous faire déguerpir de la Rogue ?
Les traits de Macklin exprimaient une tempête d’émotions. Ses mains puissantes se plièrent en une vague de muscles qui roula jusqu’aux coudes. D’un instant à l’autre, Gordon s’attendait à payer au prix fort l’intense satisfaction que lui avait donnée sa sortie.
Hors de lui, Macklin le gardait sous son regard fou.
— Emmenez-le ! hurla-t-il à Bezoar. Tout de suite !
Gordon haussa les épaules et tourna le dos à l’« accru » écumant.
— Et quand vous serez de retour, Bezoar, je veux qu’on tire cette histoire au clair ! Je veux savoir qui est responsable de la fuite !
La voix du général poursuivit son chef des renseignements jusque sur les marches du poste.
La main de Bezoar tremblait sur le bras de Gordon tandis qu’il le ramenait à l’enclos-prison.
— Qui a mis cet homme ici ? beugla le colonel survivaliste dès qu’il vit le prisonnier mourant sur la paillasse entre Johnny et la femme aux yeux écarquillés.
— Isterman, je crois, balbutia l’un des gardes. Il vient de rentrer du front sur la Salmon River…
… la Salmon River… Gordon venait de reconnaître le nom d’un cours d’eau de la Californie du Nord.
— La ferme ! hurla Bezoar, s’étranglant presque.
Trop tard. Gordon avait la confirmation qu’il cherchait. Cette guerre était tout autre chose que ce qu’ils avaient cru jusqu’à ce soir.
— Transportez-le ailleurs ! Faites monter Isterman au Q.G. ! Tout de suite !
Les gardes ne se le firent pas dire deux fois.
— Hé, doucement avec lui ! hurla Johnny comme ils se saisissaient brutalement de l’homme inconscient.
Bezoar le gratifia d’un regard noir puis tourna sa colère sur la femme. Elle avait déjà atteint la porte avant que le coup de pied du colonel holniste l’eût touchée.
— À demain, dit ce dernier à Gordon. Dans l’intervalle, vous feriez mieux de vous convaincre d’écrire votre lettre à Corvallis. Votre comportement de ce soir n’était pas très prudent.
Gordon parut regarder à travers l’homme comme s’il était transparent.
— Ce qui se passe entre le général et moi n’est pas de votre ressort, dit-il à Bezoar. Seuls des pairs sont en droit d’échanger défis et menaces.
La citation de Nathan Holn fit chanceler le survivaliste chauve comme s’il avait reçu un coup de massue. Il resta un moment les yeux fixés sur Gordon tandis que celui-ci s’allongeait tranquillement sur sa paillasse, croisant les mains sous sa nuque pour s’abstraire du monde.
Ce ne fut que lorsque Bezoar eut quitté leur prison et que le calme fut revenu dans sa pénombre qu’il se leva et alla rejoindre Johnny.
— Est-ce que le soldat à l’ours a dit quelque chose ?
— Non, Gordon. Il n’a pas repris conscience.
— Et la femme ? Elle t’a parlé ?
Johnny regarda à droite et à gauche. Les autres prisonniers étaient dans leur coin, tournés vers le mur comme ils le faisaient maintenant depuis des semaines.
— Elle n’a pas pipé mot. Mais elle m’a donné ça.
Gordon prit l’enveloppe. Il en reconnut le contenu dès qu’il l’ouvrit.
C’était la lettre de Dena… celle qu’il avait reçue, des mains de Powhatan, là-haut, sur le mont Pain de Sucre. Elle devait être restée dans la poche de son pantalon où cette femme l’avait trouvée avant de le laver… et elle l’avait gardée.
Pas étonnant que ni Macklin ni Bezoar n’y eussent fait la moindre allusion.
Gordon était bien décidé à la camoufler. Il n’avait aucune envie de la voir arriver entre les mains du général. Elles étaient peut-être folles, mais Dena et ses amies méritaient qu’on leur laissât leur chance. Il entreprit de déchirer les feuillets pour en manger les morceaux mais Johnny l’arrêta.
— Non, Gordon. Elle a écrit quelque chose au bas de la dernière page.
— Hein ? Qui a écrit…
Il tourna les pages et les tint dans le rayon de lune qui filtrait à travers les planches. Il s’aperçut qu’elle portait en effet une inscription au crayon ; les grosses lettres carrées et malhabiles offraient un vif contraste avec l’écriture fluide et fine de Dena.
c’est vrai ?
les femmes sont si libres dans le Nord ?
y a-t-il des hommes à la fois bons et forts ?
va-t-elle mourir pour vous ?
Gordon s’assit, le dos contre la cloison et resta un long moment les yeux rivés sur ces phrases si simples, et si désespérantes. Il n’existait aucun lieu au monde où il ne fût suivi par ses fantômes, quelle que fût sa résignation présente. Ce que George Powhatan lui avait dit sur les vraies motivations de la jeune femme continuait à le ronger.
Mais les grandes choses non plus n’étaient pas près de le lâcher.
Il avala la lettre, lentement, sans laisser Johnny prendre part à ce festin particulier, faisant de chaque morceau une pénitence, un sacrement.
Une heure s’était écoulée quand il y eut de nouveau du bruit dehors. De l’autre côté de l’esplanade, en face de l’ancien supermarché d’Agness, des soldats holnistes marchaient en colonne par deux, au rythme lent de tambours. Ils entouraient un grand blond que Gordon reconnut comme l’un des types en treillis qui, plus tôt dans la journée, avait déposé dans le hangar le prisonnier mourant.
— C’est Isterman, commenta Johnny, fasciné par le spectacle. Ça lui apprendra à rentrer sans se présenter immédiatement au Q.G.
Gordon songea que Johnny avait vu trop de vieux films sur la Seconde Guerre mondiale à la vidéothèque de Corvallis.
Au bout de la colonne, il repéra Roger Septien. Ni l’ombre ni la distance ne l’empêchèrent de voir que l’ex-brigand des sentiers montagnards tremblait de tous ses membres ; il avait même du mal à tenir son fusil.
Quant à Charles Bezoar, il fut sans doute loin de donner lecture de l’acte d’accusation avec la même assurance dans la voix que lors de ses réquisitoires devant les tribunaux d’avant-guerre. Isterman, en revanche, l’écouta, impassible, le dos collé au tronc d’un arbre. Son cordon de trophées lui barrait la poitrine telle une bandoulière à cartouches… macabre écharpe qui le distinguait pour ses hauts faits.
Bezoar s’effaça et le général Macklin s’avança pour parler au condamné. Il lui serra la main et l’embrassa sur les deux joues puis il rejoignit son aide de camp pour assister à la conclusion de la cérémonie. Un caporal à deux anneaux fit claquer des ordres brefs. Le peloton mit un genou à terre, épaula et fit feu.
Roger Septien tourna de l’œil.
Le grand officier blond gisait à présent, recroquevillé dans une mare de sang au pied de l’arbre. Gordon eut une pensée pour le mourant qui avait partagé leur geôle pendant quelques heures et qui leur avait tant dit, sans même ouvrir les yeux.
— Dors en paix, Californien, murmura-t-il. Tu en as emporté un avec toi. Quant à nous, nous allons nous efforcer d’en faire autant.
Cette nuit-là, Gordon rêva qu’il regardait Benjamin Franklin, occupé à une partie d’échecs avec un gros poêle cylindrique en fonte.
— Le problème est de trouver un équilibre, dit à son intention l’homme d’État et savant sans prendre garde à Gordon, concentré qu’il était sur l’échiquier. J’ai réfléchi ; il me semble qu’il ne saurait résider que dans un système encourageant les individus à se surpasser, tout en marquant une certaine compassion pour les faibles, et en traquant impitoyablement les fous et les tyrans.
Derrière la grille du poêle, des langues de flamme dansèrent, pareilles à des rangées de petites lumières. En termes plus visuels qu’audibles, elles demandèrent :
—… Qui va prendre sous sa responsabilité… ?
Franklin déplaça son cavalier.
— Bonne question, dit-il en se redressant, les yeux toujours fixés sur la pièce blanche. Très bonne question. Bien sûr, nous pouvons nous doter de garanties constitutionnelles, établir une stricte répartition des pouvoirs, mais de telles mesures ne prennent un sens que lorsque les citoyens ont l’assurance que ces garde-fous sont respectés. Or, ceux qui ont soif de puissance et d’argent sont sans cesse à l’affût d’un moyen de violer les lois ou de les tourner à leur avantage.
Il y eut un flamboiement dans le poêle et, de quelque manière, un pion noir s’en trouva déplacé.
—… Qui… ?
Franklin sortit un mouchoir pour s’éponger le front.
— Qui ? Mais les tyrans potentiels… ceux qui disposent d’une panoplie de méthodes éprouvées depuis des siècles pour manipuler l’homme du commun, pour lui mentir, pour lui bourrer le crâne avec leurs croyances. Les gens sains d’esprit sont, d’ordinaire, attirés par autre chose que par le pouvoir. Lorsqu’il leur faut agir, ils conçoivent leur action comme un service rendu, ce qui impose des limites à leur entreprise même. Le tyran, lui, veut dominer par tous les moyens ; il est insatiable dans la poursuite de son but.
—… enfants inconscients… lancèrent les flammes.
— Certes. (Franklin hocha la tête et ôta ses lunettes pour en essuyer les verres à double foyer.) J’estime toutefois que certaines innovations peuvent avoir un effet bénéfique. La création de mythes adéquats, par exemple. Et puis, si le Bien accepte de faire quelques sacrifices…
Sa main se tendit vers la reine blanche, hésita quelques instants au-dessus, puis fit traverser l’échiquier à la svelte pièce d’ivoire pour l’amener devant la grille ardente.
Gordon aurait voulu le mettre en garde. La reine était exposée. Sans même un pion à proximité pour la protéger.
Ses pires craintes n’eurent pas le loisir de grandir. Une longue flamme lécha l’échiquier et, lorsqu’elle se retira, un roi noir siégeait sur un petit tas de cendre occupant la case où s’était tenue la fière figurine immaculée.
— ô Seigneur, non ! gémit Gordon qui, même dans l’état inconscient du rêve, avait compris ce qui venait de se produire et quel symbole il fallait y lire.
—… Qui va prendre sous sa responsabilité… ?
Franklin s’abstint de répondre. Il repoussa son fauteuil qui grinça en pivotant. Par-dessus ses doubles foyers, son regard se riva sur Gordon, accablé.
— Vous aussi ? Mais qu’est-ce que vous me voulez, tous ?
Les lueurs rouges ondoyèrent. Le sourire de Franklin s’agrandit.
Il s’éveilla en sursaut, le regard fixe. Johnny était penché sur lui ; il avançait la main pour lui toucher l’épaule.
— Gordon. Il vaudrait mieux que vous veniez jeter un coup d’œil. Il y a quelque chose de bizarre dehors… les gardes…
Gordon se redressa et se frotta les yeux.
— J’y vais !
Johnny rampa jusque sur le côté est du bâtiment, non loin de la porte. Il lui fallut un moment pour s’habituer au clair de lune. Puis il distingua les deux survivalistes de garde ce soir-là devant leur prison.
L’un d’eux gisait sur le dos, la bouche ouverte, les yeux vitreux, fixés sur les nuages bas qui s’amoncelaient dans le ciel.
L’autre avait encore quelques soubresauts. Ses doigts griffaient la poussière et tentaient d’atteindre son fusil, tombé un peu plus loin. Son autre main se crispait sur la gaine de son poignard dont le cuir huilé accrochait les reflets du feu rougeoyant. À la hauteur de ses genoux, une large tache brune s’agrandissait : sa chope de bière se vidait lentement.
Quelques secondes encore et le garde s’affaissa. Le vain combat qu’il livrait à la mort s’acheva dans un râle à peine perceptible.
Johnny et Gordon échangèrent un regard puis, comme un seul homme, se ruèrent sur la porte. Hélas, elle était fermée à double tour. Johnny tendit un bras par une fente entre les planches, essayant en vain d’atteindre l’uniforme du garde le plus proche, celui qui avait les clés…
— Merde ! Il est trop loin !
Gordon avait choisi de s’attaquer d’emblée à la cloison du hangar. La construction hâtive devait comporter des points faibles. À la première traction un peu forte, les clous rouillés grincèrent atrocement, lui faisant courir des frissons de panique tout le long du dos.
— Comment on s’y prend ? demanda Johnny. Si on tire ensemble un bon coup, on doit pouvoir arracher, vite fait, une ou deux planches. On aura le temps de courir jusqu’aux canoës avant que l’alerte ne soit donnée…
— Chut ! fit Gordon, un doigt sur les lèvres.
Une forme avait bougé dans l’ombre.
D’un pas hésitant, s’arrêtant tous les deux mètres pour se tourner de tous côtés, une silhouette en haillons déboucha dans la flaque de clarté lunaire devant l’entrée du baraquement, là où gisaient les deux gardes.
— C’est elle ! chuchota Johnny.
Gordon ne l’avait pas attendu pour reconnaître la femme brune qui avait griffonné le pathétique post-scriptum sur la lettre de Dena. Il l’observa. Elle surmonta sa terreur et se pencha tour à tour sur chaque survivaliste pour vérifier qu’il était bien mort.
Son corps se mit à trembler et de rauques gémissements lui échappèrent lorsqu’elle entreprit de dégager les clés de la ceinture du second garde. Pour ce faire, il lui fallait glisser ses doigts entre les sinistres trophées, mais elle ferma les yeux et, bientôt, le trousseau fut dans sa main.
L’angoisse montait. Elle se battit avec la serrure qui finit par céder. Puis elle recula dans l’ombre lorsque les deux hommes libérés s’élancèrent. Ils dépouillèrent les cadavres de leur couteau, de leur cartouchière et de leur fusil avant de les tirer à l’intérieur du bâtiment.
— Comment vous appelez-vous ? demanda Gordon à la femme.
Elle s’était assise dans un coin, les yeux clos.
— Heather, répondit-elle.
— Heather, pourquoi nous aidez-vous ?
Elle ouvrit les yeux. Ils étaient verts et étonnamment brillants.
— Votre… ce que votre femme a écrit… (Elle faisait des efforts pour reprendre ses esprits.) J’ai pas connu l’époque dont parlent les vieilles… mais il y a eu des prisonniers qui nous ont raconté la vie dans le Nord… et puis vous êtes venus… Vous n’allez pas me battre pour avoir lu votre lettre ?
Elle se recroquevilla lorsque Gordon tendit la main pour effleurer sa joue. La tendresse n’avait aucun sens dans l’univers de cette malheureuse femme. Des paroles et des gestes rassurants lui vinrent à l’esprit mais il s’en tint au plus simple… à des mots qui ne pouvaient pas être mal interprétés.
— Je n’ai pas l’intention de vous battre, lui dit-il. Jamais.
Johnny apparut.
— Il n’y a qu’un seul garde près des canoës, Gordon. Je pense avoir trouvé le moyen d’arriver derrière lui sans qu’il s’en aperçoive. C’est peut-être un type de la Rogue, mais si nous tombons sur lui à l’improviste, nous avons une chance de l’avoir.
Gordon hocha la tête.
— O. K., mais nous allons l’emmener, elle, dit-il en montrant la femme.
Johnny était tiraillé entre les considérations pratiques et la pitié. Il était clair que ce n’était pas la compassion qui remporterait contre le devoir que se faisait le jeune homme de sauver son chef.
— Mais…
— Ils sauront qui a empoisonné les gardes. Elle sera crucifiée si on la laisse ici.
Johnny cilla et acquiesça d’un signe, visiblement soulagé de voir son dilemme ainsi résolu.
— Bon, dit-il. Allons-y.
Heather retint Gordon par la manche.
— Je suis avec une amie, dit-elle avant de se tourner vers les ténèbres épaisses des taillis.
De l’ombre, surgit une silhouette élancée mais vêtue d’une chemise et d’un pantalon trois fois trop grands pour elle, et que retenait à la taille une large ceinture. En dépit de ce déguisement masculin, il était impossible de ne pas reconnaître la maîtresse de Charles Bezoar. Elle avait ramassé en chignon sa longue chevelure blonde et portait un petit paquet. Elle donnait l’impression d’être encore plus terrifiée que Heather.
Après tout, se dit Gordon, elle a beaucoup plus à perdre dans cette tentative d’évasion. Qu’elle se jetât dans la folle aventure de suivre ces deux étrangers venus d’un Nord mythique donnait la mesure de son désespoir.
— Elle s’appelle Marcie, dit la brune. Elle n’était pas sûre que vous accepteriez de nous emmener : elle vous a apporté des cadeaux.
De ses doigts tremblants, Marcie dénoua le petit paquet enveloppé de toile cirée.
— Ce sont vos lettres, dit-elle en les prenant avec délicatesse, comme si elle craignait de les souiller.
Gordon faillit éclater de rire à la vue de ce courrier sans valeur, mais son rire lui resta dans la gorge lorsqu’il reconnut l’autre objet qu’elle lui tendait avec le paquet d’enveloppes jaunies : un petit carnet noir en piteux état. Sa pensée alla aux risques énormes qu’elle avait pris pour le récupérer.
— Parfait, dit-il en acceptant le présent et en le remballant soigneusement dans la toile cirée. Maintenant, suivez-nous. Et en silence ! Lorsque je ferai signe, vous vous plaquez à terre et vous attendez.
Les deux femmes hochèrent la tête d’un air sérieux. Gordon se retourna vers Johnny avec l’intention de faire le point sur la manière dont ils allaient procéder, mais le jeune homme était déjà loin, progressant accroupi sur le chemin de la rivière pour leur ouvrir la voie.
Pas la peine de discuter. C’est lui qui a raison.
C’était un soulagement merveilleux que cette liberté retrouvée mais, avec elle, revenait cette vieille pute : le service.
Plein de haine pour le statut de chef qui lui retombait sur les épaules, Gordon s’accroupit à son tour et s’élança sur les traces de Johnny, suivi, à quelque distance, par les femmes.
Le choix de la direction à prendre ne se posait pas. Avec l’amorce du dégel, la Rogue n’était déjà plus qu’un torrent rugissant et il n’y avait pas d’autre solution que de remettre son âme à Dieu et de se laisser porter dans le sens du courant.
Johnny était encore tout à la joie de s’être brillamment acquitté de sa mission d’éclaireur. La sentinelle ne s’était pas retournée avant qu’il eût été à deux pas derrière elle ; elle avait observé un silence presque total quand le jeune homme lui avait coincé son avant-bras sous la gorge avant de mettre fin à toute velléité de résistance de sa part, en trois rapides coups de poignard bien placés. L’enfant de Cottage Grove exultait encore de sa prouesse tandis qu’il installait, avec Gordon, les femmes dans l’embarcation. Ils la poussèrent et y montèrent à leur tour, laissant aux eaux torrentueuses le soin de les amener au milieu du courant.
Gordon ne se sentait pas le cœur d’avouer à son jeune ami qu’il avait reconnu le visage du garde lorsqu’ils avaient jeté son corps dans la Rogue. Les traits de Roger Septien s’étaient vus figés pour l’éternité dans une expression de surprise presque offusquée… pas du tout l’image d’un superman holniste.
Gordon se souvenait de la première fois où, près de vingt ans plus tôt, il lui avait fallu tirer sur des pillards et des incendiaires. La hiérarchie existait encore dans les forces de l’ordre. Leurs membres ne s’étaient pas dissous au sein des groupes d’émeutiers qu’ils avaient eu la mission de mater. Il ne se rappelait pas en avoir conçu la moindre fierté. Il avait même poussé des cris dans son sommeil ; il avait même pleuré plusieurs nuits ces hommes qu’il s’était vu forcé de tuer.
Les temps avaient changé. Un holniste mort était une bonne chose, quelle que fût la manière dont on l’envisageât.
Ils avaient laissé derrière eux la petite crique encombrée de barques en miettes. Chaque seconde de retard ainsi prise s’était révélée un horrible supplice mais il valait mieux pour eux qu’on ne pût les poursuivre. La corvée avait d’ailleurs donné du travail aux deux femmes qui s’en étaient acquittées avec entrain. Après quoi, elles avaient paru un peu moins craintives.
Elles se serraient maintenant l’une contre l’autre au milieu du frêle esquif tandis qu’aux deux extrémités, Gordon et Johnny avaient empoigné les rames et tentaient de stabiliser sa course. La lune jouait à cache-cache avec les nuages, semblant leur donner un modèle du rythme à adopter pour godiller tant bien que mal dans le courant.
Ils n’avaient pas eu longtemps à attendre pour rencontrer les premiers rapides. En quelques instants, il ne fut plus question de manier l’aviron. Il fallait accompagner dans ses ruades le canoë qui bondissait dans des gerbes d’écume, évitant de justesse les roches luisantes qu’ils n’avaient souvent qu’à peine le temps d’apercevoir.
Gonflée par la fonte des neiges, la rivière était déchaînée. Elle emplissait l’air de son rugissement et le clair de lune intermittent se diffractait dans ses embruns. Il était impossible d’aller contre le courant ; à peine pouvait-on le suivre. Il fallait se contenter de se laisser guider parmi les obstacles invisibles.
À la première accalmie, Gordon poussa le canoë dans un retour de courant. Johnny et lui s’affalèrent sur leurs rames, puis échangèrent un regard et, aussitôt, éclatèrent de rire. Les yeux de Marcie et de Heather allaient de l’un à l’autre. L’adrénaline de la peur et le goût de la liberté leur bourdonnaient dans les oreilles, leur arrachant des petits cris entrecoupés. Johnny poussa un hourra ! et frappa l’eau du plat de sa rame.
— Allez, Gordon. On recommence. Ça, c’est du sport !
Gordon prit une grande inspiration puis essuya les gouttes qui lui ruisselaient dans les yeux.
— D’accord, dit-il. Mais prudemment.
Ils poussèrent ensemble sur les rames mais furent surpris par la brusque embardée que fit l’embarcation lorsque le courant la reprit.
— Oh, merde ! fit Johnny. Quand je pense que les précédents rapides…
Le reste de sa phrase se perdit dans le vacarme mais Gordon la compléta sans peine.
Quand je pense que les précédents rapides m’ont paru infranchissables !
Entre les dents des rochers ne s’ouvraient plus que d’étroits et meurtriers couloirs. Le canoë s’engagea dans le premier, le traversa avec d’horribles raclements puis en jaillit avec la force d’un boulet de canon dans une glissade vertigineuse.
— Accrochez-vous ! hurla Gordon.
Il ne riait plus mais se battait pour sauver sa peau.
On aurait dû y aller à pied… on aurait dû y aller à pied… on aurait dû y aller à pied…
L’inévitable se produisit plus tôt qu’il ne l’avait prévu… moins de cinq kilomètres en aval. Une souche à fleur d’eau – juste derrière l’éperon de roc noir qui forçait la rivière à faire un brusque coude, et dans son ombre – apparut trop tard à Gordon pour qu’il pût faire autre chose que pousser un juron et plonger brutalement sa rame dans les flots grondants pour tenter de prendre par le travers.
Un canoë d’aluminium aurait survécu mais, après toutes ces années de guerre, il n’en restait plus. Leur modèle artisanal de bois et d’écorce – qui leur avait pourtant paru le plus solide de la flottille survivaliste – éclata dans un fracas auquel les cris des femmes firent contrepoint. Ils furent tous précipités dans les flots glacés.
Pour vaincre l’engourdissement que la soudaineté du froid répandait en lui, Gordon aspira une bouffée d’air. Il passa un bras autour de la coque renversée et lança l’autre main pour saisir Heatner par les cheveux, de justesse avant que le courant ne l’emportât au loin. Il dut se battre avec elle pour lui maintenir la tête hors de l’eau et l’empêcher de se raccrocher à lui… tout en luttant pour continuer à respirer dans la violence des gerbes d’écume.
Il sentit bientôt du sable sous ses pieds et il lui fallut épuiser le peu d’énergie qui lui restait pour s’arracher à l’emprise de l’eau et de la vase. Il put enfin hisser sur la rive son fardeau hoquetant avant de s’effondrer sur le talus tapissé d’une végétation pourrissante.
Entre les accès de toux et les sanglots suffoqués de Heather, il entendit Johnny et Marcie patauger à leur tour à proximité. Eux aussi s’en étaient sortis, comprit-il sans pour autant avoir la force d’en ressentir un peu de joie. Il demeura ainsi, étendu, les bras en croix, pantelant, incapable de faire le plus petit geste.
Ce fut Johnny qui, le premier, réussit à dire quelque chose :
— Je crois qu’en matière d’équipement, nous n’avons plus grand-chose à perdre, Gordon. Mes munitions ont pris la flotte, c’est sûr. Et votre fusil…
— Ouais, il est au fond.
Il se redressa en grognant et porta la main à son front. Les éclats du canoë lui avaient fait une profonde entaille.
Personne n’était gravement blessé, mais la toux les secouait et des frissons les gagnaient. Les vêtements d’emprunt de Marcie lui collaient au corps sur un mode que Gordon eût trouvé très plaisant si la blonde n’avait eu l’air si malheureuse.
— Qu’est… qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda-t-elle.
Gordon haussa les épaules.
— Je crois qu’on retourne en amont finir de nettoyer l’épave de notre canoë.
Devant leur bouche bée, il poursuivit :
— S’ils ne trouvent rien, ils penseront qu’on est allés beaucoup plus loin ce soir. Ça risque de tourner à notre avantage. Quand c’est fait, on s’enfonce dans les terres ?
— Ouais, je suis jamais allé en Californie, dit Johnny.
Gordon sourit. Depuis qu’ils avaient découvert que les holnistes avaient d’autres ennemis, il était rare que le jeune homme parlât d’autre chose.
C’était tentant. Jamais Macklin ne penserait qu’ils pussent prendre au sud.
Par malheur, ils avaient échoué du mauvais côté du torrentueux fleuve côtier et, si les souvenirs de Gordon étaient exacts, la Salmon River était beaucoup plus bas sur la carte. Et même en trouvant la piste pour traverser discrètement trois cents kilomètres de baronnies survivalistes, ils n’auraient tout simplement pas le temps. Le printemps était là : il leur fallait rentrer chez eux, et vite.
— Attendons de voir passer nos poursuivants, puis on essayera d’atteindre la Coquille.
Plein d’entrain, Johnny ne se laissa pas décourager par les maigres chances qu’ils avaient de réussir. Il haussa les épaules.
— Bon. Allons récupérer le canoë.
Il sauta dans l’eau glaciale et en eut tout de suite jusqu’à la taille. Gordon ramassa une branche assez longue pour servir de gaffe et le suivit plus prudemment. La rivière donnait la même impression de froid mordant. Déjà, il ne sentait plus ses orteils.
À deux brasses l’un de l’autre, ils avaient presque atteint la coque retournée que bloquait un rocher dans la décroissance du retour de courant lorsque Johnny poussa un cri en désignant quelque chose plus loin :
— Le courrier !
Un petit paquet de toile cirée dansait dans un tourbillon, nappé par les flots qui roulaient au centre de la Rogue.
— Non ! cria Gordon. Laisse tomber !
Mais Johnny avait déjà plongé dans le bouillonnement glacé. Il nageait énergiquement à la poursuite du paquet qui s’éloignait toujours plus vite sous le clair de lune. Gordon hurla :
— Reviens, Johnny. T’es con ! Ça n’a aucune valeur ! Johnny !
Au désespoir, il vit le petit ballot s’engloutir et, derrière lui, le nageur fou disparaître en aval, au détour d’une gorge. L’impitoyable et puissant grondement d’autres rapides lui parvenait, furieux.
Avec un juron, Gordon à son tour plongea dans le torrent. Son cœur battait la chamade et chacune des bouffées d’air qu’il prenait lui faisait avaler de l’eau glacée. Il allait prendre le tournant lorsque, à la dernière seconde, il lança le bras vers une branche au-dessus de lui pour s’y accrocher d’une main ferme…
… À travers un rideau d’embruns que le vent rabattait sur lui, il vit son jeune ami basculer à la suite de la tache claire du paquet ; la langue d’argent d’une cascade miroitait entre des rocs d’ébène.
— Non, fit-il dans un souffle.
Johnny disparut dans un gouffre d’où montaient des vapeurs d’écume.
Gordon resta un long moment à fixer le point où le jeune homme avait disparu, insensible au picotement qui brûlait ses yeux exorbités. Les minutes passèrent et rien n’émergea du noir.
Au bout d’un long moment, sentant faiblir sa prise, il battit en retraite et, branche après branche, remonta le courant vers les eaux plus calmes de la petite crique. Lorsqu’il eut repris pied, il passa en pataugeant devant les femmes éberluées pour aller droit sur l’épave du canoë.
Il se saisit d’une lourde branche et s’en servit pour dégager l’embarcation d’entre les rochers, puis il la traîna derrière une avancée rocheuse et, là, il la réduisit en pièces.
En larmes, il continua de fouetter la rivière longtemps après que les derniers fragments d’écorce et d’armature eurent sombré ou dérivé au loin.
Ils passèrent la journée dans un vieux blockhaus envahi par les ronces et les mauvaises herbes qui, avant l’Apocalypse, devait avoir servi de cache d’armes puis de forteresse à quelque survivaliste solitaire. Il n’en restait maintenant qu’une masse grise éventrée au béton éraflé. Une unique pièce intérieure demeurait, dévastée par les pillards.
Avant la guerre, Gordon avait lu que certaines régions du pays étaient littéralement truffées de caches de ce genre. Elles avaient été construites et aménagées par des gens obsédés par la chute de tout système social et par les moyens de survie, une fois leur fantasme réalisé. À l’époque, ces bizarreries avaient eu leurs cours de survie, leurs stages pratiques, leurs revues spécialisées… un secteur d’industrie entier destiné à pourvoir aux « besoins » d’hommes excédant nettement ceux du randonneur et du simple campeur.
Certains n’y avaient sans doute trouvé qu’un prétexte à la rêverie ou la possibilité de développer une passion innocente pour les armes de tout calibre. Il s’était trouvé parmi eux peu de disciples de Nathan Holn et l’horreur avait probablement saisi la grande majorité de ces énergumènes quand leurs fantasmes s’étaient soudain transformés en réalité quotidienne.
Le moment venu, la plupart de ces ermites du survivalisme étaient morts tout seuls, dans leur blockhaus.
Les combats et les pluies s’étaient chargés d’éroder les quelques reliefs délaissés par les vagues successives de charognards. Ce fut sous une de ces averses glaciales s’abattant par rafales sur les murs de béton que les trois fugitifs prirent alternativement leur tour de garde et de sommeil.
À un moment donné, ils entendirent des cris et les claquements liquides des sabots des chevaux dans la boue. Gordon s’efforça, devant les femmes, d’avoir l’air confiant. Il avait, certes, pris soin de laisser le moins de traces possible derrière eux, mais les deux filles qu’il avait sur les bras n’avaient pas l’expérience des éclaireuses de la Willamette. Il n’était pas sûr d’être de taille à berner les meilleurs pisteurs forestiers qu’on ait connus depuis Cochise.
Les cavaliers finirent par s’éloigner et, quelques minutes après, les trois fuyards se détendirent un peu. Gordon s’assoupit.
Cette fois, il ne rêva pas. Il était trop exténué pour gaspiller son énergie dans des hantises.
Il leur fallut attendre que la lune fût levée pour se remettre en route la nuit même. Des sentiers innombrables se croisaient et bifurquaient sans cesse, mais Gordon n’eut pas de mal à garder la bonne direction en se guidant grâce aux langues de glace quasi permanentes sur la face des troncs d’arbre.
Trois heures après le coucher du soleil, ils atteignirent les ruines d’une petite bourgade.
— Illahee, lui apprit Heather.
— Il n’y a plus personne, dit-il en promenant son regard sur le spectacle fantastique de la ville fantôme au clair de lune.
Du manoir de l’ex-baron jusqu’à la plus informe des bicoques, il n’était pas une habitation qui conservât encore un reste de mobilier ou de vaisselle.
— Tous les soldats et les serfs ont été envoyés vers le nord, expliqua Marcie. Il y a eu plusieurs villages évacués au cours de ces dernières semaines.
Gordon hocha la tcte.
— Ils se battent sur trois fronts. Macklin ne racontait pas des blagues en disant qu’il serait à Corvallis en mai. Pour eux, c’est prendre la Willamette ou mourir.
Le paysage lui-même était lunaire. On y voyait un peu partout des arbrisseaux mais aucun arbre adulte. Sans doute était-ce un de ces territoires que les holnistes avaient expérimentés pour faire de la culture sur brûlis ; mais la terre n’était pas riche comme celle de la vallée de la Willamette : l’expérience avait dû se solder par un échec.
Heather et Marcie marchaient se tenant par la main et ne cessaient de jeter autour d’elles des regards effrayés. Gordon ne pouvait s’empêcher de faire la comparaison avec les vaillantes amazones de Dena ou avec la petite Abby de Pine View, toujours débordante de bonne humeur et d’optimisme. Le véritable âge sombre serait loin d’être une époque faste pour les femmes. Sur ce point du moins, Dena ne s’était pas trompée.
— Allons jeter un coup d’œil sur la grande maison, proposa-t-il. On pourra peut-être y trouver de quoi manger.
Elles sortirent de leur torpeur et coururent au-devant de Gordon en direction de la palissade et des tas de bois qui entouraient une solide demeure de notable d’avant-guerre.
Lorsqu’il les rejoignit, il les trouva dans l’enclos, près du portail, penchées sur deux formes sombres. Il eut un mouvement de recul en s’apercevant qu’elles dépouillaient les cadavres de deux gros bergers allemands. Vraisemblablement le maître n’avait pu prendre ses bêtes avec lui pour un voyage par mer. Le baron holniste d’Illahee avait dû ressentir plus durement la perte de ses chiens que la perspective de voir ses serfs mourir comme des mouches au cours de leur exode massif vers les terres promises du Nord.
À l’odeur, Gordon pensa que la viande était passablement avancée ; il décida, qu’il pouvait attendre de trouver autre chose, mais les femmes ne firent pas la fine bouche.
La chance leur avait souri jusqu’à présent. Les recherches semblaient s’être orientées vers l’ouest, s’éloignant de la direction qu’ils avaient prise. Peut-être les hommes du général Macklin avaient-ils, à cette heure, trouvé le corps de Johnny et y avaient-ils vu la confirmation d’une piste vers l’océan.
Le temps seul allait maintenant révéler aux fugitifs les proportions exactes de leur chance.
À la sortie d’Illahee, un étroit cours d’eau dévalait vers le nord et Gordon pensa qu’il ne pouvait s’agir que de la branche sud de la Coquille. Il n’y avait plus un canoë dans les parages. De toute manière, le torrent ne semblait guère plus navigable que la Rogue. Ils allaient devoir marcher.
Une ancienne route longeait la rive est dans la direction qui était la leur. Les dangers ne manqueraient pas mais ils n’avaient pas le choix : ils devaient la suivre car une haute barrière de montagnes, sous le toit des nuages éclairés par la lune, leur interdisait de songer à une autre voie.
Au moins, ils progresseraient plus vite que par les sentiers détrempés de la forêt. Enfin… c’était ce qu’espérait Gordon. Il encouragea ses stoïques compagnes à soutenir l’allure. Pas une seule fois Marcie et Heather ne gémirent ou ne tournèrent vers lui le moindre regard de reproche. Était-ce du courage ou de la résignation qui leur faisait ainsi poser un pied devant l’autre sur des kilomètres et des kilomètres ?
À vrai dire, il n’était plus très sûr de savoir pourquoi lui-même persévérait. Qu’avait-il à attendre ? Survivre encore quelques années dans cet âge sombre désormais inéluctable ? Il avait déjà son content de fantômes, le « grand saut » ne serait, pour lui, qu’une délivrance.
Et quoi ? s’interrogea-t-il. Suis-je vraiment le dernier idéaliste du vingtième siècle en ce monde ?
Peut-être… Oui, l’idéalisme est peut-être ce qu’en dit Charles Bezoar, une maladie, un leurre.
George Powhatan aussi était dans le vrai. Se battre pour de grandes choses – la civilisation, par exemple – ne vous apportait rien… des jeunes filles et des jeunes gens étaient amenés à croire en vous et, sous ce faux prétexte, ils sacrifiaient leur vie pour des choses qui n’en valaient pas la peine.
Bezoar avait raison. Powhatan avait raison. Même Nathan Holn – quelque monstre qu’il fût – avait dit la vérité à propos de Ben Franklin et de sa bande de constitutionnels… Ils avaient donné le change à tout un peuple pour l’amener à croire en des illusions. Himmler et Trotski faisaient figure d’amateurs auprès de tels propagandistes.
… Car nous considérons maintenant tout cela comme allant de soi…
Puis il y avait eu l’Ordre de Cincinnatus, constitué d’officiers de George Washington qui, une nuit, comme ils s’embarquaient pour quelque coup de force, s’étaient vus sommés par leur austère commandant de prêter un serment solennel : celui de rester avant tout des citoyens, des fermiers, et de ne devenir des soldats que lorsque la patrie le réclamerait et ferait appel à eux.
Dans quel esprit avait germé l’idée de ce serment sans précédent ? Qui avait conçu les termes de cette promesse qui, honorée pendant une génération, avait eu le temps d’implanter un idéal. Cet idéal qui, dans son essence avait perduré jusqu’à l’ère des armées professionnelles et de la guerre technologique.
Jusqu’à la fin du vingtième siècle, en fait, lorsque certaines puissances avaient décidé que les soldats devaient être un peu plus que des hommes normaux. L’idée de Macklin et de ses vétérans « accrus » lâchés sur une Willamette sans méfiance mettait Gordon au bord de la nausée. Mais il n’y avait rien qu’il pût faire pour les en empêcher.
Non, rien de rien. Mais ce n’est pas pour ça que ces putains de fantômes me lâcheront.
Sur leur gauche, la rivière se grossissait de ruisseaux qui dégringolaient des hauteurs environnantes. Un épais crachin emplissait l’étroite vallée cependant que le tonnerre roulait dans le ciel, en contrepoint du rugissement de l’eau. Un tournant de la route leur fit découvrir le ciel septentrional embrasé d’éclairs.
Le nez en l’air, Gordon heurta Marcie qui venait de s’arrêter net. Une fois de plus, ainsi qu’il avait dû le faire de plus en plus souvent depuis quelques kilomètres, il la poussa gentiment dans le dos. Mais, cette fois, les pieds de la femme restèrent rivés au sol.
Elle se retourna, le regarda, et le désespoir qu’il lut dans ses yeux allait au-delà de tout ce que Gordon avait pu voir en dix-sept années de guerre. Glacé par un effroyable pressentiment, il la dépassa et inspecta la route.
Une trentaine de mètres les séparaient des ruines d’un relais commercial à l’entrée duquel un panneau décoloré annonçait encore des prix sensationnels sur les objets souvenirs en bois de myrte. La carcasse rouillée de deux automobiles gisait à demi enterrée dans la boue de ce qui avait dû être un parking.
Mais il y avait également quatre chevaux et une carriole à deux roues devant la devanture défoncée de la boutique… et, sous l’auvent bancal, le général Macklin, bras croisés, souriait.
— Courez ! cria Gordon aux deux femmes.
Lui-même plongea dans un fourré sur le bas-côté, et opéra un rétablissement chaotique derrière un tronc moussu. Le fusil de Johnny était calé entre ses mains. Tandis qu’il se mettait à couvert, il comprit qu’il se conduisait comme un imbécile. Macklin pouvait encore avoir une raison quelconque de le garder en vie mais, s’il plaçait les choses sur le terrain d’une bataille rangée, il signait son arrêt de mort.
Il savait qu’il avait agi d’instinct, pour attirer l’attention sur lui et laisser aux femmes une chance de s’échapper. Crétin d’idéaliste, se dit-il. Heather et Marcie étaient restées plantées au milieu de la route, trop épuisées ou trop résignées pour faire un geste.
— Pas très malin, lui confirma la voix de Macklin, affable et d’autant plus venimeuse. Vous ne pensez tout de même pas que vous pourriez me descendre, monsieur l’inspecteur ?
En fait, l’idée lui en avait traversé l’esprit. La réussite dépendait de la distance à laquelle l’« accru » le laisserait approcher… et de la capacité qu’avaient des munitions remontant à vingt ans de résister à un bain dans la Rogue.
Macklin n’avait pas bougé. Gordon releva légèrement la tête et, à travers les feuilles, il vit Charles Bezoar derrière le général. Tous deux faisaient de belles cibles. Mais, comme il armait son fusil et commençait de ramper hors de son buisson pour se rapprocher, le cœur lui manqua au souvenir des quatre chevaux attachés devant l’ancien magasin.
À cet instant précis, il perçut un craquement au-dessus de sa tête et, avant d’avoir pu réagir, ce qui lui parut être une montagne s’abattit sur son dos, lui écrasant le sternum sur la crosse de son fusil.
Gordon avait la bouche grande ouverte mais l’air n’y pénétrait pas ! Ce fut à peine s’il put mouvoir un muscle lorsqu’il se sentit soulevé de terre par le col de sa veste et que le fusil échappa à ses doigts gourds.
— C’est-y possible que c’type en ait dégommé deux des nôtres l’an dernier, fit une voix rocailleuse dans son oreille gauche et sur un ton de franche raillerie. C’est un peu fort de café.
Une éternité s’écoula puis, à l’issue de cette impossible agonie, il reprit son souffle. Il inspira bruyamment ; pour l’heure, respirer lui paraissait l’activité la plus importante qui soit. Tant pis pour sa dignité.
— Plus trois autres à Agness, rappela Macklin à l’homme. Nous ne pouvons faire autrement que les porter à son compte, Shawn. Ça lui fait cinq oreilles holnistes à sa ceinture. Ce cher M. Krantz mérite notre plus grand respect. Maintenant, amène-le-moi, s’il te plaît. Je suis persuadé que lui et ces dames ne refuseront pas de venir se chauffer auprès d’un bon feu.
Ses pieds n’eurent pas l’occasion de toucher l’asphalte, et Gordon se trouva jeté sans ménagements sur le plancher affaissé de la véranda.
Sous l’auvent de guingois, Charles Bezoar n’avait d’yeux que pour Marcie ; des yeux où la honte le disputait au plaisir d’un châtiment approprié. Comme Heather, Marcie, elle, n’avait d’yeux que pour Gordon.
Macklin alla s’accroupir près de lui.
— J’ai toujours admiré les mecs qui avaient la manière avec les femmes. Je dois reconnaître que c’est vot’cas, Krantz. (Il sourit. Puis il fit un signe à son armoire à glace.) Installe-le à l’intérieur, Shawn. Les femmes ont du travail et moi, j’ai une affaire en plan à discuter avec l’inspecteur.
— J’suis au courant d’tout pour vos nénettes, vous savez.
Le vieux magasin envahi par la mousse et la moisissure ne cessait de tourner autour de Gordon. Il lui était pratiquement impossible de fixer un point, à plus forte raison l’homme qui lui parlait.
Il était suspendu par une corde nouée à ses chevilles et une cinquantaine de centimètres séparaient ses mains du plancher boueux. Le général Macklin était assis près du feu, occupé à tailler un bout de bois. Il levait les yeux sur son prisonnier chaque fois que la régulière et torturante rotation de ce dernier les ramenait face à face. Le plus souvent, il choisissait ce moment pour sourire.
La corde qui lui mordait les chevilles, la douleur cuisante à son front, plus sourde à son sternum, n’étaient rien en comparaison du battement de son sang dans ses oreilles. Venant de derrière la porte du fond, il pouvait entendre une faible plainte – terrible en elle-même, mais soulagement intense après les hurlements de la dernière demi-heure. Macklin avait fini par ordonner à Bezoar de cesser et de mettre les femmes au travail. Il avait un autre prisonnier dans la pièce voisine et il ne tenait pas à ce que Heather et Marcie fussent battues au point de n’être plus bonnes à rien.
Macklin voulait également tirer au clair certaines choses avec Gordon dans une atmosphère de tranquillité relative.
— Quelques-unes de vos espionnes de la Willamette ont survécu assez longtemps pour être interrogées, lui dit-il avec douceur. Celle qui est dans la pièce à côté ne s’est pas encore montrée très coopérative mais, avec les rapports que nous font parvenir nos forces d’invasion, le schéma général est assez clair. Je vous félicite, Gordon. C’était un bon plan. Dommage qu’il n’ait pas marché.
— Bordel de merde, Macklin ! Je n’ai pas la moindre idée de ce dont vous parlez.
Il se sentait la langue si épaisse qu’il avait du mal à prononcer chaque mot.
— Vous comprenez très bien ce que je veux dire. Je le lis dans vos yeux. Vous n’avez plus de raison de garder le secret ni, d’ailleurs, de vous faire plus longtemps du souci pour vos braves petites soldâtes. Le côté particulièrement retors de leur assaut nous fait déplorer quelques pertes. Beaucoup moins toutefois que vous ne l’espériez : je suis prêt à en faire le pari. Cela dit, toutes vos « éclaireuses de la Willamette » sont mortes ou dans les chaînes à l’heure qu’il est. Encore une fois, je vous adresse toutes mes félicitations pour cette manœuvre d’une incontestable valeur tactique.
— Salopard, gronda Gordon dont le cœur cognait dans la poitrine. Vous n’avez pas à m’en attribuer le mérite ! C’était leur idée ! Je n’étais même pas au courant de ce qu’elles projetaient de faire !
Pour la deuxième fois depuis qu’ils se connaissaient, Gordon vit la surprise s’inscrire sur le visage de Macklin.
— Voyez-vous ça ! dit enfin le chef barbare. Des féministes ! De nos jours, et dans les circonstances présentes ! Il semble, mon cher inspecteur, que nous arrivions juste à temps pour sauver les malheureuses populations de la Willamette !
Un sourire réapparut sur son visage.
Sa suffisance était plus une Gordon pouvait supporter ; il fit la première réponse qui lui passait par la tête pour tenter de refroidir son ennemi :
— Vous n’aurez jamais cette victoire, Macklin ! Vous pouvez brûler Corvallis, ne laisser que des ruines de chaque village, et même réduire Cyclope en pièces, vous n’empêcherez pas les gens de vous résister !
En attendant, ce fut le sourire de Macklin qui résista. Le général émit un son dubitatif et secoua la tête.
— Vous nous croyez nés de la dernière pluie ? Cher ami, comment pensez-vous que les Normands aient réussi à se faire obéir des fiers Saxons qui leur étaient, pourtant, supérieurs en nombre ? À quelle arme secrète ont eu recours les Romains pour mater les Gaulois ? Êtes-vous romantique au point de sous-estimer le pouvoir de la terreur ? Et même… (Macklin se rassit et reprit son occupation.) Vous semblez oublier que nous ne resterons pas longtemps des étrangers. Nous recruterons parmi les vôtres. D’innombrables jeunes gens comprendront, j’en suis sûr, l’avantage à être un seigneur plutôt qu’un serf. À la différence de la noblesse du Moyen Âge, j’ajouterai que nos féo-dalistes modernes estiment que tout membre du sexe fort a le droit de combattre pour acquérir sa première boucle. C’est là l’authentique démocratie, mon cher. Celle vers laquelle l’Amérique se dirigeait avant la trahison constitutionnelle. Mes propres fils doivent tuer pour devenir holnistes ; et s’ils en sont incapables, qu’ils grattent la poussière pour assurer l’entretien de ceux qui n’ont pas montré leur faiblesse. Oui, nous ferons des adeptes. Et beaucoup, croyez-le ! Avec le taux de croissance démographique étonnant que vous enregistrez dans le Nord, nous serons à même – en moins d’une décennie, peut-être – de constituer une armée comme n’en a pas connu le monde depuis que la civilisation de Franklinstein s’est effondrée sous le poids de sa propre hypocrisie.
— Et qu’est-ce qui vous permet de croire que vos autres ennemis vous la laisseront, cette décennie ? grinça Gordon. Vous imaginez que les Californiens vous laisseront vous reposer assez longtemps sur vos lauriers pour que vous puissiez panser vos plaies et lever une armée invincible ?
Macklin haussa les épaules.
— Vous parlez sans savoir, mon jeune ami. Une fois que nous aurons quitté la Rogue, cette lâche confédération méridionale se dissoudra d’elle-même et nous oubliera. Et si, d’aventure, ils oubliaient leurs perpétuelles et mesquines querelles pour s’unir, ces « Californiens » dont vous me rebattez les oreilles ne seraient pas capables de nous atteindre dans notre nouveau royaume avant une génération. D’ici là, nous serons prêts à contre-attaquer. D’autant – et c’est là le plus drôle de l’histoire – qu’ils seraient obligés, s’ils voulaient nous poursuivre, de passer par les terres de votre ami du mont Pain de Sucre. (Il éclata de rire en voyant l’expression que venait de prendre le visage de Gordon.) Vous pensiez que nous n’étions pas au courant de votre dernière mission ? Voyons, monsieur Krantz, pour quel autre motif aurais-je donné l’ordre d’intercepter votre détachement et de vous amener à mon Q. G. d’Agness ? Je n’ignore rien de la tactique du châtelain de la Camas. Il refuse toute aide hors du couloir qui relie Roseburg à l’océan. Fantastique, n’est-ce pas ? Le « Rempart des Callahans », le célèbre George Powhatan, se cantonnera dans sa vallée et, ce faisant, protégera notre flanc pendant que nous consoliderons notre position au nord… jusqu’à ce que nous soyons fin prêts pour la grande campagne. (Un sourire pensif erra sur les lèvres du général.) J’ai souvent regretté de n’avoir jamais pu mettre la main sur Powhatan. Chaque fois que nous nous sommes trouvés face à face, il a toujours réussi à me glisser entre les doigts pour aller commettre ses sales coups sur un autre front. Mais c’est aussi bien, finalement ! Il dispose d’une dizaine d’années encore pour s’occuper de sa ferme pendant que nous prenons le reste de l’Oregon. Ensuite, ce sera son tour d’y passer. Monsieur l’inspecteur, je suis sûr que vous ne me contredirez pas si j’affirme qu’il mérite ce qui lui tombera alors sur le coin du nez.
Il n’existait pas d’autre réponse que le silence. Macklin frappa Gordon de son bâton juste assez fort pour lui imprimer une nouvelle rotation de quelques tours. Le résultat fut que Gordon ne parvint pas à cadrer l’entrée du magasin lorsque les mocassins de Shawn apparurent sur le seuil.
— Bill et moi, on a fouillé tout c’versant d’montagne, mon général. On a relevé les mêmes traces que précédemment sur le bord de la rivière. J’suis sûr que c’est celles de ce putain d’nègre qui a égorgé nos sentinelles.
Ce putain de nègre…
Phil ? se demanda aussitôt Gordon.
Macklin éclata de rire.
— Voyons, Shawn, Nathan Holn n’était pas raciste et nous ne saurions l’être. J’ai toujours regretté que les minorités ethniques aient tant pâti des émeutes et du chaos de l’après-guerre. Dans leurs rangs, même les forts n’ont pas eu l’occasion de montrer leur valeur. Prends l’exemple de ce soldat noir qui rôde autour de nous : il s’est débrouillé pour trancher la gorge à trois de nos hommes. Voilà ce que j’appelle du cran. Il ferait une recrue de premier ordre.
Ni la rotation ni l’inversion de son champ de vision n’empêchèrent Gordon de remarquer la tête de Shawn. L’« accru » ne se risqua toutefois pas à exprimer à haute voix son désaccord avec Macklin qui poursuivit, comme si de rien n’était :
— Dommage, nous n’avons pas le temps de prolonger cette intéressante partie. Va, Shawn. Élimine-le.
Dans un tourbillon d’air déplacé, le colossal vétéran fut dehors, sans un mot… et presque sans un bruit.
— Sincèrement, j’aurais préféré pouvoir prévenir d’une manière ou d’une autre votre éclaireur, dit Macklin à Gordon sur le ton de la confidence. L’inégalité du combat serait moins scandaleuse si votre homme pouvait se douter du caractère… inhabituel de l’adversaire qu’il va devoir affronter. (Une fois de plus, il éclata de rire.) Hélas, par les temps qui courent, il ne fait pas bon se montrer fair-play.
Jusqu’alors, Gordon avait toujours cru savoir ce qu’était la haine, mais la rage froide qu’il sentait monter en lui restait sans équivalent dans son souvenir.
— Philip ! Tire-toi ! hurla-t-il aussi fort qu’il put, en priant le ciel que sa voix portât au travers du crépitement de la pluie. Attention, ce sont des…
Le bâton de Macklin s’abattit sur sa joue, le renvoyant en sens inverse. Le monde se brouilla dans des ténèbres rougeâtres. Il lui fallut un long moment, battant des paupières, pour se vider les yeux des larmes qui les avaient remplis. Il sentit un goût de sang au coin des lèvres.
— Oui, fit Macklin en hochant la tête. Vous êtes un homme. Je vous le concède. Lorsque viendra l’heure, je veillerai personnellement à ce que vous mouriez comme tel.
— Je vous en prie, hoqueta Gordon. Pas de faveur.
Macklin se contenta de sourire et s’absorba dans la taille de son bâton.
Quelques minutes plus tard, la porte du fond s’ouvrit.
— Retournez voir vos gonzesses ! gueula Macklin.
Charles Bezoar s’empressa de refermer la porte qui donnait sur le débarras sans fenêtre où, selon toute vraisemblance, Marcie et Heather étaient occupées à soigner la prisonnière dont Gordon ignorait toujours l’identité.
— Comme vous pouvez le constater, fit remarquer Macklin avec aigreur, il ne suffit pas qu’un homme soit fort pour avoir mon estime. Enfin… il m’est utile. Du moins pour l’instant.
Des heures… ou quelques minutes plus tard, Gordon n’aurait su le dire, un trille se fit entendre à travers les planches qui condamnaient la vitrine de l’ancien magasin. Il crut d’abord qu’il s’agissait du cri de quelque oiseau mais cette hypothèse fut vite démentie par la vivacité avec laquelle Macklin réagit. Il éteignit la petite lampe à huile et recouvrit le feu de cendres pour en étouffer les flammes.
— Pour rien au monde je ne voudrais manquer ça, expliqua-t-il à Gordon. Mes gars ont une belle partie de chasse en cours. Vous m’excuserez, j’espère, si je m’absente un moment. (Puis il saisit Gordon par les cheveux.) Bien sûr, si vous vous avisez de faire ne serait-ce qu’un bruit pendant que je serai parti, je vous tuerai dès mon retour. Prenez ça comme une promesse.
Dans sa position, Gordon ne pouvait hausser les épaules.
— C’est ça, dit-il, fichez-moi le camp. Allez donc rejoindre Nathan Holn en enfer !
Macklin sourit.
— Votre souhait sera exaucé… un jour.
Puis l’« accru » referma la porte sans bruit, s’enfonçant au pas de course dans les ténèbres baignées de pluie.
Gordon attendit que son mouvement pendulaire se fût réduit à une oscillation imperceptible pour prendre une grande inspiration et se mettre à l’œuvre.
À trois reprises, il essaya de se hisser à portée de la corde qui lui enserrait les chevilles. Chaque fois, il retomba en grognant de douleur sous le brutal retour de l’effet de pesanteur dans son crâne. À la troisième tentative, le supplice atteignit les limites du supportable ; un long moment, ses oreilles bourdonnèrent et il crut entendre des voix.
À travers les larmes qui noyaient ses yeux, il entrevit des spectateurs attentifs à ses vains efforts. La cohorte de fantômes qu’il avait suscités au fil des ans semblait s’être alignée le long des murs. L’idée lui traversa l’esprit qu’ils étaient en train de parier sur les chances qu’il avait de se sortir de cette fâcheuse posture.
… pari… tenu… dit Cyclope, leur porte-parole, dans un code utilisant la danse des flammèches sur les braises à demi éteintes.
— Foutez-moi le camp, gronda Gordon, en rage contre son imagination.
Il n’avait ni temps ni énergie à perdre en de tels jeux. Dans un sifflement, il refit son plein d’air et se prépara pour un nouvel essai ; puis, de toutes ses forces, il se souleva.
Cette fois, il atteignit la corde, mais de justesse. Elle faillit lui échapper car la pluie l’avait rendue glissante. Lorsque enfin il y eut fixé ses deux mains, tout son corps – plié en deux comme un canif – tremblait sous les spasmes de la tension.
Outre qu’elle était inconfortable, sa position lui interdisait de dénouer la corde… et il n’avait rien pour la couper. Plus haut, se dit-il. Ce sera mieux si tu arrives à te mettre en position verticale.
Avec lenteur, il se hissa le long de la corde, une main après l’autre. Ses muscles tressautaient, menaçant à tout instant de se bloquer dans une crampe ; une douleur atroce rayonnait dans sa poitrine et dans son dos… Il fut enfin « debout », les chevilles tordues dans les câbles tranchants, oscillant comme un lustre.
Contre le mur, Johnny Stevens applaudissait sans retenue. Tracy Smith et les autres filles du corps des éclaireurs souriaient. Pas mal pour un mec, semblaient-elles dire.
Cyclope, dans son nuage de brume réfrigérée, jouait aux échecs avec le poêle fumant de Franklin. Tous deux avaient également l’air d’approuver.
Gordon essaya de se baisser pour atteindre les nœuds mais il ne réussit qu’à resserrer la corde entortillée autour de ses chevilles. Presque évanoui sous l’effet de la douleur, il dut se redresser.
Pas comme ça. Franklin secoua la tête. Le grand manipulateur le regardait par-dessus ses verres à double foyer.
— Par-dessus ses verres… par-dessus…
Le regard de Gordon se leva vers la grosse poutre à laquelle était fixée la corde.
C’est ça… par-dessus.
Ses mains remontèrent le long de la corde et s’y nouèrent. Tu as déjà fait ça en cours de gym, avant la guerre, se dit-il en amorçant sa première traction.
Mais tu étais jeune, à l’époque.
Les larmes lui piquaient les yeux, mais il commença de se hisser, brasse après brasse, s’aidant des genoux quand c’était possible. Dans le brouillard qui troublait sa vision, les fantômes lui parurent de plus en plus réels à mesure qu’il luttait. Des simples projections mentales qu’ils étaient tout d’abord, ils accédaient au rang d’hallucinations véritables.
— Vas-y, Gordon ! lui cria Tracy.
Le lieutenant Van dressait vers lui ses deux pouces. Johnny Stevens l’encourageait d’un large sourire, tout comme la femme qui lui avait sauvé la vie dans les ruines d’Eugene.
Une forme squelettique en chemise de cachemire et veste de cuir cumulait les deux gestes, lui souriant et levant vers lui ses pouces décharnés. Sur son crâne d’ivoire était perchée une casquette bleue où brillait un insigne de cuivre.
Cyclope même avait cessé de le harceler. Gordon se donnait à fond à son interminable ascension.
Plus haut… gémit-il intérieurement, les mains crispées sur le chanvre lisse, luttant contre la pesanteur écrasante de son propre corps. Plus haut, espèce d’intellectuel débile… Remue-toi ou crève…
Son bras droit se hissa par-dessus la grosse poutre et s’y plaqua, s’y cala, bientôt rejoint par le gauche.
Puis ce fut tout. Gordon n’avait plus rien à donner. Il resta là, suspendu, incapable d’en faire davantage. Dans le brouillard de ses yeux mi-clos, il distingua ses fantômes : tous le regardaient, déçus.
— Merde ! Allez vous faire voir, leur grogna-t-il entre ses dents, trop exténué pour parler à voix haute.
… Qui va prendre sous sa responsabilité… scintillèrent les braises dans l’âtre.
— Tu es mort, Cyclope. Vous êtes tous morts ! Foutez-moi la paix !
Gordon ferma les yeux pour leur échapper.
Et là, dans le noir, il rencontra un dernier fantôme autrement plus coriace. Celui dont il s’était servi sans vergogne et qui, pareillement, s’était servi de lui.
C’était une nation. Un monde.
Des visages qui naissaient et s’effaçaient sur l’écran de ses paupières avec la même lenteur que les formes entoptiques et les phosphènes… des millions de visages, trahis et dévastés, mais où se lisait encore la volonté de combattre…… pour des États-Unis Restaurés... pour un monde restauré... pour une chimère… mais de celles qui, obstinément, refusaient de mourir… pour une chimère qui ne pouvait mourir, il le savait, tant qu’il serait lui-même en vie.
Était-ce là le motif pour lequel il avait si longtemps menti ? se demanda-t-il, abasourdi. Pour lequel il s’était embarqué dans ce conte de fées à tiroirs ? Parce qu’ils correspondaient à un besoin pour lui ? Parce qu’il ne pouvait s’en passer ?
Oui, sans eux, je me serais couché dans un coin et j’aurais attendu la mort.
Étrangement, il n’avait jamais vu les choses sous cet angle auparavant, avec une netteté si frappante. Dans ses ténèbres intérieures, son rêve brillait, même s’il n’avait d’existence en nul autre point de l’univers… Il scintillait comme une diatomée, comme une particule phosphorescente en suspension dans un océan d’encre.
Et il se tenait debout devant cette étincelle. Il eut l’impression de la prendre dans sa main ; il était étonné par ses feux. La gemme grossit. Et, dans ses facettes, il vit se multiplier les hommes et les femmes, et les générations.
Un avenir prit forme dans son esprit, l’enveloppa, pénétra dans son cœur.
Lorsque Gordon rouvrit les yeux, il était étendu sur la poutre sans le moindre souvenir de la façon dont il y était arrivé. Incrédule, il s’assit et cilla. Une lumière spectrale semblait rayonner à partir de lui, dans toutes les directions, traversant les murs fissurés du bâtiment en ruine comme s’ils appartenaient eux-mêmes au rêve et que l’étrange rayonnement fût la réalité. Il se répandait tout autour, ignorant tout obstacle, et, l’espace d’un instant, il eut la sensation qu’il verrait à jamais les choses dans cette lumière.
Puis, aussi mystérieusement qu’elle était venue, l’énergie lumineuse s’évanouit ; elle parut refluer, se résorber, dans cette étrange source qui s’était ouverte en lui. Elle laissa dans son sillage les sensations physiques, la réalité de l’épuisement et de la douleur.
De ses doigts tremblants, Gordon s’obstina sur les nœuds autour de ses chevilles. Il se sentait les pieds de bois, ce qui lui rendait la tâche difficile. Enfin, il parvint à desserrer les nœuds de la corde et les picotements de la circulation sanguine rétablie furent comme le déferlement, sous sa peau, d’un million d’insectes déchaînés.
Les fantômes n’étaient plus là. Son public au grand complet s’était dissous en même temps que l’étrange rayonnement dont il n’avait pu percer la nature. Gordon se demanda s’il en reverrait jamais les personnages.
Il se libérait du dernier lien lorsqu’il entendit des coups de feu au loin ; les premiers depuis que Macklin était parti en le laissant seul. Peut-être fallait-il y voir le signe que Phil Bokuto n’était pas encore mort. En silence, il souhaita bonne chance à son ami.
Puis il se plaqua sur la poutre. Dans l’arrière-boutique des pas s’approchaient. La porte s’ouvrit avec lenteur et Charles Bezoar fixa la pièce vide et la corde qui pendait. La panique le saisit et il sortit son automatique en s’avançant à pas prudents.
Gordon eût préféré attendre que l’homme arrivât à l’aplomb de la poutre, mais Charles Bezoar était loin d’être un imbécile. Soupçonneux, il leva les yeux…
Gordon bondit. La gueule du canon de 45 fut sur lui et cracha sa flamme à l’instant même où son pied la heurtait.
Dans le chaos qui suivit, Gordon n’eut aucune idée de la direction dans laquelle était partie la balle ni de l’identité du propriétaire de l’os qui avait craqué si fort au moment du choc. Ils roulèrent tous deux sur le plancher boueux et Gordon se concentra sur l’urgence à s’emparer du pistolet.
—… tuerai ! gronda le holniste.
Il tenait son arme baissée sur le visage de Gordon qui eut tout juste le temps de se déporter sur le côté avant qu’une nouvelle déflagration explosât à son oreille. Il sentit sur son cou le picotement de la poudre incandescente.
— Arrête de bouger ! poursuivit Bezoar sur le ton de celui qui a l’habitude d’être obéi. Laisse-moi simplement…
Arc-bouté contre son adversaire, Gordon tenait sa main crispée sur le poignet de l’homme qui tenait l’arme. Dans un sursaut, il la vit redescendre vers lui ; son poing droit remonta comme une flèche jusqu’au menton de Bezoar. L’arrière du crâne du colonel survivaliste heurta durement le plancher. Le 45 tira deux balles dans le mur.
Puis Bezoar ne bougea plus.
Gordon éprouva une douleur violente dans la main. Il se releva lentement, avec d’infinies précautions, enregistrant dans une conscience encore crépusculaire qu’il s’était probablement cassé une côte. Son corps avait, en outre, subi plus d’un dommage.
— Faut pas causer quand on se bat, dit-il à l’homme étendu devant lui sans connaissance. C’est une mauvaise habitude.
Marcie et Heather jaillirent de la réserve ; elles se précipitèrent sur Bezoar pour le dépouiller de ses couteaux. Gordon faillit les empêcher d’accomplir ce qu’elles s’apprêtaient à faire mais il se ravisa et se dirigea à pas chancelants vers la porte du fond.
Dans l’arrière-boutique, il faisait encore plus sombre que dans la première pièce mais, lorsque ses yeux se furent habitués, il discerna une frêle silhouette étendue sur une couverture sale dans l’angle opposé. Une main se leva dans sa direction et un filet de voix se fit entendre :
— Gordon, je savais que tu finirais par arriver… C’est bête, n’est-ce pas ? On dirait… oui… un conte de fées… le prince charmant… c’est comme ça… je ne sais pas pourquoi… je savais…
Il s’agenouilla près de la mourante. On avait tenté de nettoyer et de panser au mieux ses plaies mais ses cheveux nattés et ses vêtements maculés de sang dissimulaient sans doute d’autres blessures qu’il préférait ne pas voir.
— Oh, Dena ! fit-il dans un souffle, tandis qu’il détournait la fête et fermait les yeux.
Il sentit la main de la jeune femme prendre la sienne.
— Nous leur avons causé bien du désagrément, chéri, reprit la petite voix. Mes éclaireuses et moi… Par endroits, on a même réussi à prendre certains de ces salopards avec le pantalon aux chevilles ! Ça…
Dena fut obligée de s’interrompre. Une quinte de toux la fit se courber en deux. Un filet de salive jaunâtre apparut au coin de ses lèvres.
— Ne te fatigue pas à parler, lui dit Gordon. Nous allons trouver un moyen de te sortir d’ici.
Dena s’agrippa à sa chemise en loques.
— Je ne sais comment c’est arrivé ; ils ont percé notre plan à jour… Plus d’une fois sur deux, ils ont été prévenus avant même que nous ayons eu la possibilité de frapper… Peut-être une des filles est-elle tombée amoureuse de son violeur… comme c’est arrivé à Hypermnestre dans la légende… (Elle secoua la tête, incrédule.) Il nous arrivait de craindre cette éventualité : tante Susan nous avait prévenues que, dans le temps, de pareilles choses se produisaient parfois…
Gordon n’avait pas la moindre idée de ce dont elle parlait. Il prêtait une oreille vague au bavardage de la jeune femme. Il se demandait comment trouver le moyen de transporter Dena en plein délire, et souffrant de blessures désespérées, sur des kilomètres et des kilomètres de lignes ennemies. Ils devaient s’enfuir avant le retour de Macklin et de ses holnistes.
La mort dans l’âme, il s’avoua que leurs chances étaient nulles.
— J’crois qu’on a tout gâché, Gordon… pourtant, on a fait ce qu’on a pu ! On a essayé…
Elle secoua la tête et des larmes roulèrent sur ses joues lorsque Gordon la prit dans ses bras.
— Oui, chérie, je sais. Tu as fait de ton mieux.
À son tour, il sentit sa vision se brouiller. Sous les effluves douceâtres de la sueur et des plaies infectées, il reconnaissait l’odeur naturelle de Dena. Et il prenait conscience – beaucoup trop tard, hélas ! – de ce que ce parfum représentait pour lui. Il la serra très fort, plus fort qu’il n’aurait dû, refusant de la voir partir.
— Tout ira bien, maintenant. Je t’aime. Je suis là, je vais m’occuper de toi.
Dena soupira.
— Tu es là. Oui, tu es… (Elle lui étreignit le bras.) Tu… (Son corps se tendit soudain et un frisson la parcourut de la tête aux pieds.) Oh, Gordon ! cria-t-elle. Je vois… Est-ce que, toi aussi, tu… ?
Ses yeux croisèrent les siens. Il reconnut la flamme qui brûlait en eux.
Puis ce fut la fin.
— J’ai vu, dit-il avec douceur. (Elle reposait toujours au creux de ses bras.) Peut-être pas aussi clairement que toi, mais j’ai vu…
De retour dans la grande pièce, il vit Marcie et Heather penchées sur une tâche dont il préférait ne pas connaître les détails.
Plus tard, il prendrait le temps de pleurer Dena. Pour l’heure, il avait autre chose à faire : emmener les deux femmes loin d’ici, par exemple. Leurs chances de réussir étaient minces mais, s’il parvenait à leur faire gagner les Callahans, elles y seraient en sécurité.
Quelles que dussent être les difficultés rencontrées dans la réalisation de ce premier objectif, Gordon savait qu’il ne serait pas au bout de ses peines. Il avait de multiples obligations à remplir. Il devait regagner Corvallis d’une manière ou d’une autre – si la chose était humainement possible – et tenter de conformer sa vie à la ridicule et superbe image que Dena s’était faite d’un héros… en mourant pour défendre Cyclope, peut-être, ou en prenant la tête d’une charge désespérée des « postiers » contre un ennemi invincible.
Il se demanda un instant si les chaussures de Bezoar seraient à sa pointure ou si, avec les chevilles vilainement gonflées qu’il avait, il ne ferait pas mieux de rester pieds nus.
— Assez perdu de temps, dit-il aux femmes. Filons !
Il se penchait pour ramasser l’automatique de Bezoar quand une voix grave et rocailleuse l’immobilisa net.
— Très bon conseil, mon jeune ami. Savez-vous que j’aimerais vraiment pouvoir considérer comme un ami un homme tel que vous. Bien sûr, ça ne m’empêchera pas d’ouvrir une jolie boutonnière dans votre corps si vos doigts viennent à toucher ce pistolet.
Gordon laissa l’arme où elle était et se redressa lentement. Le général Macklin était sur le seuil, une dague au poignet, en position de jet.
— Écartez-le de vous, reprit le chef holniste d’une voix tranquille.
Gordon obéit. D’un coup de pied, il expédia l’automatique dans un coin sombre.
— Voilà qui est mieux. (Macklin rengaina sa lame. Il fit un signe de tête aux femmes.) Foutez le camp, leur dit-il. Et au galop. Tâchez de vivre, si ça vous dit, et si vous en êtes capables.
Les yeux fous de terreur, Heather et Marcie rasèrent les murs pour se glisser entre Macklin et la porte puis disparurent dans la nuit. Gordon ne doutait pas qu’elles allaient courir sous la pluie jusqu’à tomber d’épuisement.
— Je suppose que les mêmes dispositions ne me sont pas applicables, dit-il d’une voix lasse.
Macklin sourit et fit non de la tête.
— Je suis venu vous demander de m’accompagner là-bas. J’ai besoin de votre concours.
Une lampe-tempête dispensait sa lumière sur un coin de la clairière, de l’autre côté de la route, relayée de temps à autre par l’éclair lointain de l’orage ou par l’exceptionnelle et fugace apparition de la lune dans une trouée de nuages. Gordon était trempé jusqu’aux os. La pluie battante l’avait assailli dès qu’il était sorti en boitillant sur les talons de Macklin. Ses chevilles saignaient et rougissaient l’eau des flaques sous ses pas.
— Votre Noir est meilleur que je ne pensais, dit Macklin en tirant Gordon sous la lanterne. Ou c’est ça, ou il bénéficie d’une aide… quoique la dernière hypothèse soit assez peu vraisemblable : s’il n’était pas seul, mes gars auraient relevé d’autres traces que les siennes. Quoi qu’il en soit, Shawn et Bill ont payé le prix de leur imprudence. C’est justice.
Pour la première fois, Gordon entrevit ce qui se passait.
— Vous voulez dire…
— Il est encore trop tôt pour vous réjouir, l’interrompit Macklin, cinglant. Mes troupes sont à moins d’un kilomètre et je dispose d’un pistolet lance-fusées dans mes fontes. N’allez pas croire cependant que j’irai appeler au secours. (Son sourire revint.) Bon, maintenant je vais vous montrer ce que signifie cette guerre. Vous et votre éclaireur, vous êtes précisément de la trempe des holnistes, et vous êtes destinés à le devenir. Si vous ne l’êtes pas encore, c’est uniquement parce que vous avez été détournés de cette voie dès votre plus jeune âge par une propagande débilitante. Je vais profiter de l’occasion pour vous convaincre que votre éducation vous a rendu faible.
Refermant l’étau de sa poigne sur le bras de Gordon, Macklin cria dans la nuit :
— Soldat noir ! C’est le général Volsci Macklin qui vous parle. J’ai là votre commandant… votre inspecteur des postes ! (Il accompagna ces derniers mots d’un rire moqueur.) Il ne tient qu’à vous d’obtenir sa mise en liberté. Mais vous avez très peu de temps pour vous décider car, à l’aube, mes hommes m’auront rejoint. Je vous propose un combat singulier dont il sera l’enjeu ! Je vous laisse le choix des armes !
— N’accepte pas, Philip ! C’est un ac…
L’avertissement de Gordon se perdit dans un cri de douleur. Macklin lui tira violemment le bras et lui déboîta presque l’épaule. Il plia les genoux et s’écrasa à terre. La douleur lancinante dans ses côtes était un supplice ; sa poitrine était le foyer d’ondes de choc qui lui coupaient le souffle.
— Allons, allons ! Comprenez : si votre homme n’est pas déjà au courant pour Shawn, c’est qu’il ne doit qu’à la chance d’avoir descendu mon garde du corps. Auquel cas, vous serez d’accord avec moi pour dire qu’il ne mérite aucun égard particulier, non ?
Au prix d’un effort immense, Gordon parvint à relever la tête, son souffle s’échappait en sifflant entre ses dents serrées. Surmontant la nausée qui l’assaillait par vagues, il se releva sur ses jambes chancelantes. La forêt tournait autour de lui mais il refusait d’être surpris à genoux aux pieds de Macklin.
Le général le gratifia d’un grognement sourd, comme s’il n’avait pas espéré autre chose d’un homme digne de ce nom. L’« accru » frémissait de tous ses muscles, comme un chat prêt à bondir. Ensemble, ils attendirent, à l’extérieur du cercle de lumière. Les minutes passèrent. L’averse continuait, accompagnée de rafales intermittentes.
— C’est votre dernière chance, Blackie ! (En un clin d’œil, Gordon eut sur la gorge le poignard de Macklin tandis qu’une étreinte d’anaconda lui tordait le bras jusqu’entre les omoplates.) Dans trente secondes, votre inspecteur est mort si vous ne vous êtes pas montré ! Le compte à rebours est commencé !
Gordon voyait les secondes s’écouler avec lenteur. Curieusement, il se sentait détaché, presque résigné.
Macklin secoua la tête et lui dit sur un ton où perçait la déception :
— Dommage, Krantz. (La lame se déplaça jusque sous l’oreille gauche.) J’ai la nette impression qu’il est plus malin que…
Gordon étouffa un cri. Il n’avait rien entendu mais ses yeux venaient de tomber sur une paire de mocassins, à moins de cinq mètres du bord de la zone éclairée.
— J’ai peur que vos hommes n’aient tué ce brave soldat que vous étiez en train d’appeler. (Au premier mot prononcé par la voix, Macklin avait pivoté pour placer Gordon entre lui et le nouveau au ton tranquille.) Philip Bokuto était un homme de valeur, poursuivit la voix mystérieuse. Je suis venu relever à sa place votre défi, comme il n’aurait pas manqué de le faire.
Les perles d’un bandeau accrochèrent la lumière de la lanterne et un homme à la carrure impressionnante pénétra dans le cercle. Une queue de cheval retenait ses longs cheveux gris et une expression triste et sereine flottait sur ses traits rudes.
Gordon sentit Macklin tressaillir de joie.
— Parfait, parfait. Si j’en crois les descriptions qu’on m’a faites, il ne peut s’agir que du châtelain au wigwam du mont Pain de Sucre enfin descendu seul de sa montagne ! Je suis plus honoré que vous ne pouvez l’imaginer, monsieur. En vérité, vous êtes le bienvenu !
— Foutez le camp, Powhatan, fit Gordon, incapable de concevoir une raison valable à la présence du néo-hippy. Vous n’avez pas la moindre chance, imbécile ! C’est un « accru » !
Phil Bokuto était l’un des meilleurs guerriers que Gordon eût jamais connus. S’il n’avait pas réussi à tendre une embuscade à ces démons, s’il s’était vu forcé de suivre ses agresseurs dans la mort, que pouvait espérer ce vieillard ?
Powhatan fronça les sourcils.
— Comment ? Vous voulez parler de ces expériences au début des années 90 ? Je croyais qu’ils avaient tous été tués ou ramenés à la normale avant que n’éclatât la guerre turco-slave ? C’est fascinant ! Ça explique bien des choses sur les vingt dernières années.
— Vous avez donc entendu parler de nous, fit Macklin avec un sourire.
Powhatan hocha la tête d’un air sombre.
— Oui, j’ai entendu parler de vous… avant la guerre. Je suis également au courant des motifs pour lesquels l’expérience a été suspendue… on y recrutait des hommes de la pire espèce.
— C’est ce qu’ont prétendu les faibles, lui concéda Macklin. En fait, leur erreur a été d’accepter des volontaires parmi les forts.
Powhatan secoua la tête. Il ne donnait pas l’impression d’être engagé dans autre chose qu’une discussion polie avec des points de terminologie. Seule sa respiration accélérée trahissait quelque émotion.
— Ils ont accepté des guerriers… rétorqua-t-il avec emphase… ce type humain divinement insensé, et qui est si précieux lorsqu’on en a besoin, mais qui devient une telle calamité lorsque les circonstances le renvoient à ses foyers. Telle fut la dure leçon des années 90 : les ennuis ont commencé avec les « accrus » quand, en temps de paix, ils ont continué à être amoureux de la guerre.
— Ennuis, c’est bien le mot ! s’exclama Macklin en partant d’un grand rire. Eh bien, mon cher Powhatan, laissez-moi vous présenter vos ennuis.
D’un geste négligent, il projeta Gordon sur le côté, rengaina son poignard et marcha vers son vieil ennemi.
Dans la flaque où il avait atterri, Gordon ne pouvait guère faire plus que gémir et se tordre le cou pour n’avoir qu’une joue dans la boue. Son côté gauche était à vif et le brûlait. La clignotante lueur de conscience qu’il conservait encore n’était due qu’à son refus obstiné de lâcher prise. Lorsque enfin il fut capable de se soulever et de porter son regard au fond de l’étroit tunnel à quoi la douleur réduisait son champ de vision, il découvrit les deux hommes sur l’extrême périmètre de la petite oasis de lumière que décrivaient des cercles l’un autour de l’autre.
Bien sûr, par ce préambule, Macklin ne faisait que jouer avec son adversaire. Powhatan était certes impressionnant pour un homme de son âge mais les nœuds monstrueux qui saillaient et roulaient sur le cou de Macklin, sur ses bras, sur ses cuisses, rendaient presque pitoyables la musculature d’un homme normal. Gordon ne pouvait s’empêcher de penser au tisonnier qui s’était coupé en deux comme s’il avait été fait de papier.
George Powhatan respirait par saccades. Son teint avait viré au rouge. En dépit de ce que la situation avait de désespéré, le sentiment qui primait chez Gordon était la surprise de voir sur les traits du paladin d’aussi criants symptômes de peur.
La sérénité légendaire du chef de la Camas Valley s’était réfugiée dans sa voix. De fait, ce fut sur un ton détaché qu’il plaça, entre deux inspirations :
— Il y a un point sur lequel j’estime que vous devriez réfléchir, général.
— Plus tard, grogna Macklin. Oui, nous parlerons plus tard d’amélioration du cheptel et de techniques de brasserie. Pour l’heure, je tiens à vous faire une démonstration d’un art plus pratique.
Vif comme un chat, Macklin porta un premier assaut à son adversaire qui se rejeta sur le côté… juste à temps. Gordon vit alors avec un élan d’espoir le plus grand des deux hommes allonger un coup de pied en arrière que Macklin n’esquiva que de quelques centimètres.
Après tout, l’athlète naturel qu’était Powhatan gardait encore, en dépit de son âge, des réactions presque aussi vives que celles de l’« accru ». Si c’était le cas… et vu que ses membres étaient plus longs… il avait peut-être une chance de tenir son ennemi à distance et d’éviter ses terribles étreintes.
L’« accru » tomba en fente avant et, cette fois, sa main se referma sur la chemise du néo-hippy. Ce dernier ne dut son salut qu’à la vitesse avec laquelle il se débarrassa du vêtement brodé ; il esquiva une grêle de coups qui aurait suffi à tuer un bœuf et fut sur le point de toucher Macklin du tranchant de la main lorsque celui-ci, emporté par son élan, passa à sa portée. En un éclair, le général holniste fit une brusque volte-face et saisit Powhatan par le poignet.
Tentant le diable, le châtelain marcha dans la prise et s’en libéra en l’inversant.
Macklin avait prévu la manœuvre. Avant de lâcher le poignet de son adversaire, il s’était glissé sur son flanc et, lorsque celui-ci se retourna pour le suivre, il le saisit par son autre bras.
Ce fut avec le sourire aux lèvres que le général contempla Powhatan qui, de nouveau, tentait de se dégager… en vain cette fois.
Maintenu à bout de bras, l’homme de la Camas Valley cessa de se débattre. Il avait le souffle court et, malgré l’averse glaciale, semblait souffrir de bouffées de chaleur.
Et voilà, se dit Gordon, déçu. Oubliant ses divergences passées avec Powhatan, il réfléchit à ce qu’il pouvait faire pour l’aider. Il chercha autour de lui quelque chose qu’il pût lancer à l’« accru », ne fût-ce que pour le détourner de son adversaire et lui donner le temps de réagir.
Mais il ne voyait que quelques brindilles détrempées dans la boue. De toute façon, il n’avait pas la force de faire un geste. Il allait rester là, dans une flaque, à contempler la fin de l’épisode en attendant que vînt son tour.
— Bon, fit Macklin, s’adressant à son nouveau captif. C’est le moment de me raconter ce que vous aviez à dire. Et tâchez d’être drôle. Tant que je sourirai, vous resterez en vie.
Powhatan avait cessé de résister depuis une bonne minute mais il n’en continuait pas moins de respirer avec difficulté : il ne parvenait pas à retrouver son souffle. Son expression était lointaine… c’était celle d’un homme résigné. Lorsqu’il finit par répondre, sa voix parut se conformer à quelque étrange rythmique.
— Je ne voulais pas. Je leur ai dit que ce serait au-dessus de mes forces… trop vieux… ma vie est derrière moi… (Il prit une grande inspiration et la relâcha en un long soupir.) Je les ai suppliés de ne pas me faire ainsi. Pour finir comme ça… ? (Un voile passa sur ses yeux gris.) Il n’y a pas de fin pour ça… hormis la mort.
Il craque, se dit Gordon, horrifié de devoir assister à pareille humiliation. C’est un homme brisé. Quand je pense que j’ai abandonné Dena pour courir à la recherche de ce fameux héros…
— Je ne vous trouve pas drôle, châtelain, fit Macklin, glacial. Je ne vous conseille pas de poursuivre sur ce ton si vous avez quelque égard pour vos derniers instants.
Mais Powhatan était distrait ; il pensait à tout autre chose, se concentrait peut-être sur le souvenir de quelque chose, et n’entretenait la conversation que par pure politesse.
— J’ai pensé… que vous deviez être informé de certaines modifications apportées au programme… après l’époque où vous y avez participé.
Macklin secoua la tête et ses sourcils se rejoignirent.
— Qu’est-ce que vous me chantez là ?
Powhatan battit des paupières. Un tremblement le parcourut tout entier, amenant un sourire sur les lèvres de Macklin.
— Je veux dire que… qu’ils n’allaient pas renoncer à quelque chose d’aussi prometteur que l’« accroissement »… pour la simple raison qu’il y avait eu des bavures au cours des premières expériences.
— Ils avaient trop peur pour continuer, gronda Macklin. Trop peur de nous !
Powhatan cillait toujours. Il continuait de respirer à fond, en larges bouffées silencieuses.
Le regard de Gordon se fixa sur lui. Il arrivait quelque chose à cet homme. La sueur mouchetait ses épaules et sa poitrine de petites taches grasses qui scintillaient dans la lumière de la lampe. Une rafale de pluie vint les faire disparaître. Ses muscles frémissaient, comme pris de crampes.
Était-il en train de tomber dans les pommes ? se demanda Gordon.
La voix de Powhatan résonna enfin, lointaine, comme provenant d’ailleurs :
—… les sujets porteurs des nouveaux implants ne furent pas des phénomènes de taille et de puissance… l’« accroissement » venait plutôt compléter la pratique de certaines voies orientales… et travaillait dans le bio-feed-back…
Macklin renversa la tête en arrière et éclata d’un grand rire.
— Des « accrus » néo-hippies ? Superbe, Powhatan ! Ça, c’est du bluff !
Powhatan n’écoutait pas. Ses lèvres remuaient comme s’il se récitait quelque chose qu’il eût mémorisé jadis.
Gordon le regardait, clignait des yeux pour se débarrasser des gouttes de pluie qui l’aveuglaient puis regardait de nouveau. Des lignes s’ébauchaient sur ses épaules et sur ses bras, rayonnaient vers son cou et vers sa poitrine pour s’y entrecroiser. Son tremblement s’était accentué pour prendre un rythme régulier qui, maintenant, ne paraissait plus tant le fruit d’un désordre que d’une transmutation… délibérée.
— C’est un processus qui réclame aussi beaucoup d’air, dit George Powhatan sur le ton de la conversation.
Sans cesser de respirer profondément, il commença de se redresser. À présent, le holniste ne riait plus. Lui aussi rivait sur l’homme des yeux incrédules.
— Nous sommes prisonniers dans des cages similaires… poursuivit Powhatan… même si vous me semblez prendre plaisir à la vôtre. Il n’empêche que nous sommes tous deux pris au piège de l’ultime arrogance de ces temps arrogants…
— Non, vous n’êtes pas…
— Si, général. (Powhatan sourit sans malice à l’homme qui le tenait toujours au bout de son bras gauche.) Voyons, n’ayez pas l’air si surpris… Vous n’allez tout de même pas me dire que vous et votre génération pensiez être les derniers ?
Macklin dut parvenir au même instant que Gordon à la conclusion que George Powhatan cherchait à gagner du temps.
— Macklin ! hurla Gordon, mais le holniste n’en fut pas le moins du monde distrait.
En un clin d’œil, son long couteau en forme de machette fut dehors. Sa lame huilée brilla dans la lumière de la lampe tandis qu’elle s’abattait vers la main droite immobilisée du néo-hippy.
Quoique encore courbé, Powhatan réagit par une virevolte immédiate : le coutelas fendit l’air et laissa un sillage de lumière le long de son bras tandis que sa main libre s’abattait sur le poignet qui tenait l’arme.
Le général survivaliste poussa un cri et leur bras de fer commença. La lame ruisselante de pluie descendit, palier par palier.
Déportant son poids sur l’arrière, Powhatan tomba à la renverse, projetant le holniste par-dessus lui. Le général atterrit sur ses pieds sans avoir lâché prise et, à son tour, se tordit en arrière. Telle une roue à picots, ils s’entraînèrent l’un l’autre, prirent de la vitesse et finirent par disparaître dans les ténèbres au-delà du cercle éclairé. Il y eut un grand crac, puis un autre. Gordon croyait entendre des éléphants piétiner les broussailles.
Grimaçant sous la douleur que lui causait le moindre mouvement, il se traîna hors du cercle jusqu’à ce que ses yeux se fussent adaptés à l’obscurité. Puis il se redressa en position assise contre le tronc dégoulinant de pluie d’un cèdre rouge. Il scruta la direction dans laquelle les deux hommes avaient disparu. Seuls le fracas des branches et la fuite éperdue des petites créatures de la forêt lui permettaient de suivre le combat. Le météore humain dévastateur continuait sa progression.
Lorsque les deux lutteurs resurgirent dans la clairière, leurs vêtements étaient en lambeaux. Leurs corps étaient zébrés d’égratignures et d’entailles. Le couteau avait disparu mais, désarmés, les guerriers n’avaient rien perdu de leur mine redoutable. Ils avaient écrasé buissons et arbustes sur leur passage. Leur combat de titans ravageait la forêt. Il était dénué de tout rituel et de toute élégance. Le plus petit mais aussi le plus râblé des deux monstres se ruait farouchement sur son adversaire et tentait de l’accrocher au corps à corps. L’autre, plus grand, luttait pour maintenir la distance et décochait des coups qui fendaient l’air.
N’exagère pas, se dit Gordon. Ce ne sont que des hommes… et presque des vieillards, par-dessus le marché.
Une part de lui-même croyait tout à coup, à l’instar des peuples de l’Antiquité, aux géants et aux dieux : ces êtres de légende qui avaient figure humaine et dont les affrontements faisaient bouillonner les mers et surgir les montagnes. Les combattants disparurent à nouveau dans les ténèbres et Gordon se prit à éprouver une vague de cette sorte de perplexité qui s’insinuait dans son esprit au moment où il s’y attendait le moins. Avec détachement, il observa que l’« accroissement », comme tant d’autres progrès, avait d’abord trouvé son application dans la guerre. Il en avait toujours été ainsi… la chimie, l’aviation, le vol spatial avaient servi aux militaires avant que, plus tard, on en vînt à un usage réel.
Que se serait-il passé si l’Apocalypse ne s’était pas abattue sur le monde… si cette technologie avait eu le temps de se fondre avec les idéaux planétaires de la nouvelle renaissance et si elle avait été prise en charge par l’ensemble des citoyens ?
De quoi l’humanité eût-elle été capable alors ? Serait-il resté quelque chose qui n’eût pas été à la portée des hommes ? S’accrochant au tronc rugueux du cèdre, il réussit à se mettre debout, chancela avant de quitter son support puis hasarda un pied devant l’autre pour se rapprocher du vacarme du combat. Il n’avait d’autre pensée que celle d’être le témoin du dernier miracle du vingtième siècle, en train de se réaliser sous une pluie battante, dans l’éclat blanc des éclairs, avec pour toile de fond une forêt de l’âge sombre.
La lanterne faisait clignoter son halo d’ombre et de lumière au travers des buissons froissés. Bientôt, Gordon fut hors de portée de sa lueur. Il s’orienta aux bruits jusqu’à ce que, soudain, le silence se fît. Nul cri, nul choc, seulement le roulement du tonnerre et le rugissement du torrent.
Ses yeux fouillèrent les ténèbres. La main en visière pour s’abriter de la pluie, il vit, découpées sur le camaïeu gris des nuages, deux formes ensanglantées perchées sur un promontoire surplombant la rivière. L’une accroupie, massive, au cou puissant, pareille au Minotaure de la légende, l’autre plus humaine d’apparence, mais dont la longue chevelure claquait comme une oriflamme déchiquetée dans le vent. Totalement nus à présent, les deux « accrus » se jaugeaient en se balançant sous l’orage.
Puis, comme à un signal secret, ils s’unirent dans l’ultime reprise.
Le tonnerre frappa le premier coup d’un grondement puissant tandis qu’une échelle de lumière déchirait le ciel jusqu’au faîte du versant opposé. Les arbres se couchèrent sous le mugissement du vent et de la pluie.
Sur le chemin déchiqueté qui grimpait au ciel, Gordon vit une ombre immobile tenant à bout de bras une ombre qui se débattait. La lumière aveuglante dura juste assez pour qu’il vît la double forme fléchir sa base puis se détendre pour projeter une partie d’elle-même dans le vide. Une pleine seconde, la masse noire monta vers les nuages, puis les ténèbres refermèrent leur rideau sur la scène.
L’image persista sur sa rétine et resta comme gravée au fer rouge. Gordon savait que la forme noire était retombée… dans le fond des gorges, sur les dents des rochers, dans les eaux glacées du torrent, mais, en imagination, il la voyait continuer son ascension, comme rejetée hors de la planète.
Un rideau de pluie bouchait au sud l’étroit défilé. Gordon retourna jusqu’à un arbre abattu et s’assit lourdement sur le tronc. Puis il attendit, sans trouver la force de faire un geste, tout aux souvenirs qui refluaient en lui, barattés dans un tourbillon d’eau boueuse.
Un craquement dans les branchages se fit entendre sur sa gauche : il leva la tête. Une silhouette nue émergea des ténèbres et marcha sur lui d’un pas las.
— Dena disait que seuls comptent deux types d’homme, dit Gordon. J’y ai toujours vu une de ses théories loufoques mais je sais à présent que le gouvernement avait adopté un point de vue similaire avant de tomber.
L’homme se laissa choir à ses côtés sur le tronc moussu. Sous sa peau saillaient et palpitaient des filaments par centaines. Le sang suintait toujours des égratignures qui zébraient tout son corps. Son souffle était lourd, ses yeux fixés sur le vide.
— Ils ont inversé leur politique, n’est-ce pas ? lui demanda-t-il. À la fin, ils ont redécouvert la sagesse.
George Powhatan l’avait entendu, il le savait. Il avait compris sa question… mais il la laissait sans réponse.
Gordon était en rage. Il avait besoin de cette réponse. Il avait besoin de savoir si les États-Unis avaient eu, à leur tête, dans les dernières années avant l’horreur, des hommes et des femmes de valeur.
— Répondez-moi, George. Vous avez dit qu’ils avaient arrêté de prendre les guerriers comme sujet d’expérience. Pour se reporter sur quoi, sur qui ? Ont-ils fait le choix opposé ? Ont-ils pris des hommes qui avaient une aversion pour le pouvoir ? Des hommes qui savaient se battre, mais à contrecœur ?
La vision de Johnny Stevens, interloqué, passa dans son esprit. Johnny avec son perpétuel désir d’apprendre, tentant sincèrement de percer l’énigme du meneur d’hommes qui avait, autrefois, refusé la couronne et le sceptre pour empoigner les mancherons de sa charrue. Il n’avait jamais pris le temps d’en expliquer les raisons au jeune homme. Aujourd’hui, il était trop tard.
— Alors ? Ont-ils vraiment fait revivre le vieil idéal ? Ont-ils, à dessein, cherché des soldats qui se considéraient d’abord comme des citoyens ? (Il plaqua ses deux mains sur les épaules frémissantes de Powhatan.) Bon sang de merde ! Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit lorsque j’ai fait toute cette route depuis Corvallis pour plaider devant vous notre cause ? Ne croyez-vous pas que moi, plus que quiconque, j’aurais compris ?
Le châtelain de la Camas Valley était effondré. Son regard croisa celui de Gordon puis retourna se perdre ailleurs. Il haussa les épaules.
— Vous pouvez être sûr que j’aurais compris ! J’ai su de quoi vous parliez lorsque vous m’avez dit que les « grandes choses » étaient insatiables. (Il sentit ses poings se serrer.) Elles vous prennent tout ce que vous aimez, puis elles en redemandent. Vous le savez, je le sais aussi… et ce rustaud de Cincinnatus en avait conscience lorsqu’il a dit à ses troupes de garder leur connerie de couronne ! Mais votre erreur a été de croire que ça pourrait un jour cesser, Powhatan ! (Gordon se leva péniblement, mais il se sentit mieux de pouvoir déverser debout sa colère.) Avez-vous sérieusement pensé être à jamais débarrassé de vos responsabilités ?
Quand Powhatan se décida enfin à parler, Gordon dut se pencher pour l’entendre dans les grondements du tonnerre.
— J’espérais… j’étais si sûr de pouvoir…
— Si sûr de pouvoir dire non à tous les mensonges ! (Gordon éclata d’un rire amer et sarcastique.) Sûr de pouvoir dire non à l’honneur, à la dignité, à la patrie, c’est ça ? Et qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ? Vous avez ri au nez de Cyclope, avec sa promesse d’un retour du progrès technologique. Ni Dieu, ni la pitié, ni les « États-Unis Restaurés » n’ont su vous convaincre de lever le petit doigt pour nous. Alors, dites-moi, Powhatan, quelle puissance a été assez grande pour vous contraindre à suivre Phil Bokuto jusqu’ici pour me porter secours ?
Assis sur le tronc, les mains nouées, l’homme le plus fort du monde, l’unique survivant d’un stade presque divin de l’évolution humaine, se renferma sur lui-même comme un petit garçon exténué et pris en faute.
— Vous avez raison, grogna-t-il. Ça n’est jamais fini. Pourtant j’ai fait ma part, mille fois plutôt qu’une ! Tout ce que je voulais, c’était vieillir tranquille. Est-ce trop demander ? Sans doute… car ça ne finit jamais.
Powhatan leva les yeux sur Gordon et, pour la première fois, soutint son regard.
— C’est à cause des femmes, dit-il tout bas, répondant enfin à la question de Gordon. Depuis votre visite et ces maudites lettres, elles n’ont pas arrêté de parler et de poser des questions. Et puis, même dans ma vallée, on a fini par apprendre ce qui s’était passé au nord. J’ai eu beau leur dire que vos amazones avaient commis une véritable folie, elles ont tout de même… (Sa voix se brisa et il secoua la tête.) Je voulais aussi tenter de retenir Bokuto : il voulait descendre ici tout seul… et quand il a fini par le faire, elles n’ont cessé de me regarder d’une drôle de manière… et de me harceler, de me harceler, de me harceler…
Avec un gémissement, il leva les mains pour se voiler la face.
— Doux Seigneur dans le ciel, pardonne-moi. Ce sont les femmes qui m’ont fait faire ça.
Lorsque le visage anguleux et marqué du dernier « accru » reparut, Gordon fut stupéfait. Entre les gouttes de pluie, des larmes ruisselaient sur ses joues. George Powhatan tremblait, secoué de douloureux sanglots.
Gordon se rassit à côté de lui, écrasé soudain par un flot d’émotions qui grossissait, comme la Coquille sous les neiges hivernales. L’instant suivant, ses lèvres se mirent, à leur tour, à frémir.
Les éclairs déchiraient la nuit. En contrebas, rugissait la rivière. Ensemble, les deux hommes sanglotaient sous la pluie, comme seuls les hommes savent pleurer sur eux-mêmes.