LES CASCADES

1

Dans la poussière et dans le sang – avec l’âcre senteur de la terreur dans ses narines – un homme peut avoir d’étranges visions. Après une moitié d’existence humaine passée dans un univers sauvage – l’essentiel à lutter pour simplement survivre – Gordon continuait de trouver bizarre la façon dont d’obscurs souvenirs pouvaient brutalement resurgir au beau milieu d’un combat désespéré.

Pantelant, dans un fourré desséché – tandis qu’il s’efforçait en rampant de gagner un abri sûr – il fit soudain l’expérience d’un flash-back aussi net dans ses détails que les cailloux poussiéreux qu’il avait sous le nez. C’était un rappel de pur contraste, celui d’un après-midi pluvieux dans la chaleur et la sécurité d’une bibliothèque universitaire, celui d’un monde perdu, révolu, rempli de livres, de musique et d’insouciantes divagations philosophiques.

Des mots sur une page.

Tout en traînant son corps au travers d’un inextricable barrage formé par des fougères, il lui était presque possible de distinguer les caractères… noir sur blanc. Et, bien que le nom de l’obscur auteur de ces lignes s’obstinât à lui échapper, celles-ci lui revinrent en mémoire avec une stupéfiante précision.

« En deçà de la mort même, il n’est rien qui soit une défaite totale… Jamais ne survient désastre dévastateur si grand que, de ses cendres, une personne déterminée ne puisse tirer quelque chose… en risquant tout ce qu’elle a eu la chance de garder…

« Rien au monde n’est plus redoutable qu’un homme désespéré. »

Gordon aurait bien aimé que cet écrivain – depuis longtemps dans la tombe – fût ici même, à ses côtés, pour partager sa fâcheuse posture. Il se demandait quelle sorte d’aura polyannique le type aurait pu trouver dans cette catastrophe.

Couvert d’égratignures récoltées lors de son plongeon précipité dans l’épaisseur des taillis, il rampait le plus silencieusement possible, obligé parfois de se figer dans une immobilité absolue, de fermer les yeux et de crisper les paupières lorsque la poussière en suspension menaçait de le faire éternuer. C’était une progression lente, pénible, et il n’était même pas sûr de l’endroit où elle le menait.

Quelques minutes auparavant, il s’était trouvé dans les meilleures conditions de confort qu’un voyageur solitaire pût espérer par ces temps et avec un équipement correct. À présent, il en était réduit au strict minimum d’une chemise déchirée, d’un jean usé jusqu’à la corde et d’une paire de mocassins… et ces maigres biens étaient en passe d’être proprement déchiquetés par les ronces.

Chaque nouvelle épine plantée dans ses bras ou son dos était un nouveau point dans le tissu de douleur qu’il endurait ; mais, dans cet horrible maquis calciné, qu’y avait-il d’autre à faire que de continuer à ramper et de prier le ciel pour qu’à force de détours il ne fût pas ramené vers ses agresseurs… vers ceux qui, en fait, l’avaient déjà tué.

Au bout du compte, alors qu’il en était venu à penser que cette végétation d’enfer recouvrait désormais toute la terre, une trouée apparut droit devant, une étroite crevasse qui fendait les broussailles et laissait voir une pente d’éboulis. Gordon s’extirpa enfin des épineux, se renversa sur le dos et contempla le ciel brouillé, s’abandonnant à la joie toute simple de laisser pénétrer dans ses poumons un air qui ne fût pas vicié par les torrides émanations de la pourriture sèche.

Bravo l’Oregon, songea-t-il, amer. Quand je pense que j’ai trouvé l’Idaho atroce.

Il leva un bras et tenta d’essuyer la poussière qu’il avait dans les yeux.

Ou peut-être est-ce simplement que je deviens trop vieux pour ce genre de truc ?

Après tout, il avait maintenant passé la trentaine et se trouvait au-delà de l’espérance de vie moyenne d’un nomade d’après l’holocauste.

Oh, seigneur, ce que j’aimerais rentrer chez moi !

Ce n’était pas à Minneapolis qu’il pensait. La prairie, à l’heure actuelle, était toujours un enfer, et il avait lutté plus d’une décennie pour s’en échapper. Non, chez soi signifiait autre chose et davantage que n’importe quel lieu pour Gordon.

Un hamburger, un bain chaud, de la musique, Merthiolate…

… une bière sortant du frigo…

Alors que sa respiration laborieuse reprenait un rythme normal, d’autres sons vinrent occuper le premier plan… le vacarme sinistrement net d’un joyeux pillage. Il montait d’une centaine de pieds plus bas sur le même versant. Dans des rires et des exclamations ravies, les voleurs éventraient son sac et passaient en revue ses affaires.

… et une poignée de flics sympa dans le voisinage… poursuivit Gordon, s’obstinant à inventorier les charmes d’un monde depuis longtemps disparu.

Les bandits étaient tombés sur lui par surprise alors qu’il dégustait une infusion de sureau près du feu de camp allumé par ses soins en fin d’après-midi. Dès l’instant où il les avait vus s’engouffrer dans le sentier et foncer droit sur lui, il n’avait pas douté que ces hommes au visage rouge le tueraient sans l’ombre d’une hésitation.

Il ne les avait donc pas attendus pour décider quoi faire. Le thé brûlant avait jailli de la tasse dans les yeux du premier brigand barbu, tandis que Gordon plongeait dans le fourré le plus proche. Deux coups de feu l’y avaient suivi, puis rien d’autre. Les voleurs n’avaient probablement pas jugé sa carcasse aussi précieuse qu’une balle irremplaçable. De toute façon, ils feraient main basse sur la totalité de ses biens.

Ou du moins c’est ce qu’ils pensent.

Avec un sourire amer, Gordon se redressa et progressa à reculons, sur les fesses, le long de la crête rocheuse jusqu’à ce qu’il eût l’intuitive assurance de n’être plus visible depuis le bas de la pente. Il libéra sa ceinture des derniers branchages et en décrocha sa gourde à demi pleine pour s’octroyer cette longue goulée dont il avait eu si désespérément soif.

Bénie sois-tu, paranoïa, songea-t-il. Pas une seule fois depuis la guerre du Jugement il n’avait permis à la ceinture d’être à plus de cinquante centimètres de lui. C’était l’unique chose qu’il avait pu saisir avant de se précipiter dans les broussailles.

Le métal sombre de son 38 luisait sous une fine couche de poussière lorsqu’il le sortit de l’étui. Gordon souffla sur le revolver au museau trapu et en vérifia soigneusement le mécanisme. Dans une éloquente litote, un doux déclic témoigna de la perfection artisanale et de la meurtrière précision d’une autre époque. Même dans l’art de tuer, le vieux monde avait bien fait les choses.

Surtout dans l’art de tuer, se reprit Gordon. D’en contrebas montaient des rires gras.

En temps ordinaire, il ne voyageait pas avec plus de quatre balles dans le barillet, mais, cette fois, il en préleva deux autres sur la précieuse réserve de munitions qui tenait à l’aise dans une poche de sa ceinture et les engagea dans les deux alvéoles restées libres sous le percuteur. La « sécurité » avait perdu son caractère de force majeure… surtout depuis qu’il s’attendait à mourir d’une manière ou d’une autre dans le courant de la soirée.

Seize années à poursuivre un rêve, se dit-il. D’abord, ce temps trop long perdu à me battre contre un inéluctable effondrement de tout… cet Hiver de Trois Ans au cours duquel je n’ai survécu qu’en fouillant les décombres… et, pour finir, plus de dix ans à me déplacer d’un lieu vers l’autre, à me soustraire à la faim, aux épidémies, sans cesse exposé aux agressions de ces maudits holnistes et des meutes de chiens sauvages… une moitié de vie humaine gaspillée dans une errance de jongleur du Moyen Âge, à donner des représentations théâtrales en solo pour gagner ma croûte dans le seul but d’avoir un jour de plus pour chercher…

… pour chercher un endroit…

Gordon secoua la tête. Il ne pouvait se leurrer sur ce qu’étaient ses rêves… des chimères absurdes, des espoirs de songe-creux qui n’avaient pas leur place dans ce monde-ci.

… un endroit où quelqu’un aurait accepté de prendre ses responsabilités…

Il écarta cette pensée. Quelle qu’eût été sa quête, et en dépit de sa durée, elle semblait devoir connaître ici son terme, dans ces arides et glaciales montagnes qui, jadis, avaient constitué les marches orientales de l’Oregon.

Les bruits qui montaient jusqu’à lui signifiaient que les brigands étaient en train de plier bagage et qu’ils se préparaient à quitter les lieux. D’épais buissons desséchés empêchaient Gordon de voir la pente et les résineux qui la recouvraient. Mais un homme en tenue de chasse délavée ne tarda pas à paraître sur le sentier qui redescendait sur le nord-est, vers la vallée.

La manière dont l’homme était vêtu confirma les souvenirs que Gordon avait conservés des secondes confuses de l’assaut. Ses agresseurs, du moins, ne portaient pas le treillis des surplus d’avant-guerre, l’image de marque et l’uniforme des survivalistes de Holn.

Ce ne sont donc que des malandrins du commun, le genre de mecs à qui l’on souhaite d’aller se faire rôtir en enfer.

Auquel cas, il restait une chance pour que le plan qui commençait à germer dans son esprit pût avoir quelque résultat.

Une chance bien mince, il est vrai.

Le premier voleur avait noué la canadienne de Gordon autour de sa taille. Il berçait au creux de son bras droit la carabine à air comprimé que Gordon avait récupérée dans le Montana et gardée depuis.

— Pressons ! gueula le barbu en se retournant. Ça suffit la rigolade. On ramasse tout ça et on se tire.

Le chef, conclut Gordon.

Un autre homme – plus petit et à l’allure d’un minable – apparut au détour du sentier, chargé d’un sac de toile et d’un fusil passablement déglingué.

— Quel coup de filet ! Ça se fête ! Avec ce qu’on ramène, c’est sûr qu’on va pas nous rationner sur la gnôle, hein, Jas ? (Le petit voleur sautillait d’un pied sur l’autre comme un oiseau surexcité.) Et t’imagines un peu le rire de Sheba et des filles quand on va leur raconter comment on a forcé ce froussard à détaler dans les épines. J’ai jamais rien vu courir aussi vite !

Gordon fit la grimace. Non content d’être dépouillé, voilà qu’il lui fallait subir leurs insultes. C’était pratiquement partout la même chose… cette cruauté post-apocalyptique à laquelle il n’avait jamais vraiment pu s’habituer, même après tant d’années. Ne haussant qu’un œil au-dessus de l’herbe rabougrie qui bordait la crevasse, il prit une profonde inspiration et hurla :

— Si j’étais toi, l’avorton, je compterais pas trop vite sur cette cuite !

L’adrénaline rendait sa voix plus aiguë qu’il ne l’eût souhaité mais il n’y pouvait rien.

Le plus grand des deux s’aplatit maladroitement sur le sol et rampa à couvert derrière l’arbre le plus proche. L’autre resta à bayer aux corneilles.

— Que… quoi… qui c’est, là-haut ?

Gordon sentit comme un brusque soulagement.

Le comportement de ces fils de pute confirmait qu’ils n’étaient pas d’authentiques survivalistes. Pas des holnistes, en tout cas. Il serait déjà mort sinon.

Les autres bandits – Gordon en compta cinq en tout – dévalaient à présent le sentier, chargés de leur butin.

— Baissez-vous ! ordonna leur chef depuis sa cachette.

« Tête-de-bois » parut soudain prendre conscience du péril qu’il y avait à rester ainsi exposé ; il se dépêcha d’aller rejoindre ses camarades dans les broussailles.

L’un d’eux, toutefois, parut vouloir se distinguer… un type au teint jaune, avec des rouflaquettes poivre et sel, coiffé d’un chapeau tyrolien. Au lieu de se mettre à couvert, il fit encore quelques pas, mâchonnant une aiguille de pin et promenant un regard désinvolte sur les fourrés.

— Pourquoi s’inquiéter ? s’enquit-il d’une voix tranquille. Le pauvre bougre était presque à poil lorsque nous lui sommes tombés dessus. Et nous avons son fusil. Alors, voyons donc un peu ce qu’il veut !

Gordon garda la tête baissée mais ne put faire autrement que de remarquer la diction traînante de l’homme, sa nonchalance affectée. C’était le seul à être rasé du jour et, à cette distance, il était possible d’affirmer qu’il portait des vêtements plus propres que les autres et qu’il les entretenait avec un soin plus méticuleux.

Sur un grognement étouffé de son chef, l’élégant larron haussa les épaules et, sans se presser, alla s’abriter derrière le tronc d’un pin torturé. À peine dissimulé, il mit sa main en porte-voix et cria vers le haut de la côte :

— Est-ce bien vous, messire Lapin ? Si oui, je regrette que vous ne soyez pas resté pour nous inviter à prendre le thé. Toutefois, conscient de la manière dont Jas et P’tit Wally ont tendance à traiter les visiteurs, je ne puis vous blâmer d’avoir pris la poudre d’escampette.

Gordon avait du mal à croire qu’il fût réellement en train de faire assaut d’ironie avec un pareil connard.

— C’est ce que je me suis dit sur le moment, cria-t-il en réponse. Merci d’avoir compris ce manquement aux lois de l’hospitalité. Mais, pendant que nous y sommes… à qui ai-je l’honneur ?

Le grand type eut un large sourire.

— À qui ai-je l’honneur… ? Hum… un lettré ! Quelle joie ! Il y a si longtemps que je n’ai eu l’occasion d’entendre la voix d’une personne bien éduquée. (Il ôta son chapeau tyrolien et s’inclina.) Je me présente : Roger Everett Septien, agent de change au Pacific Stock Exchange naguère et, présentement, votre voleur. Quant à mes acolytes…

Un bruissement se fit dans les buissons. Septien y prêta l’oreille et, finalement, haussa de nouveau les épaules.

— Hélas ! cria-t-il à Gordon. En temps normal, j’eusse été tenté par cette chance providentielle d’avoir une conversation digne de ce nom. J’ai la certitude qu’à cet égard vous êtes dans un état de famine égal au mien. Malheureusement, le chef de notre modeste compagnie d’égorgeurs insiste pour que je m’enquière au plus vite de ce que vous voulez : nous devons en finir. En conséquence, exposez-nous votre propos, messire Lapin. Nous sommes tout ouïe.

Gordon secoua la tête. Manifestement, le type se considérait comme un bel esprit, mais son humour, même au regard des standards d’après-guerre, ne volait pas très haut.

— Je remarque, dit Gordon, que vous n’emportez pas la totalité de mes biens. Par le plus grand des hasards, se pourrait-il que vous n’ayez pas jugé bon de vous encombrer de plus que ce dont vous avez besoin, et que vous m’ayez laissé de quoi survivre ?

Un rire hystérique monta des broussailles en contrebas, suivi de ricanements plus rauques lorsque les autres se mirent de la partie. Roger Septien regarda sur sa droite, sur sa gauche, puis leva les mains. Son soupir exagéré parut exprimer que lui, au moins, était sensible à l’ironie implicite de la question de Gordon.

— Hélas… répéta l’intellectuelle fripouille. Mais je prends note de faire part à mes compatriotes de cette possibilité. Par exemple, il est probable que nos femmes sauront tirer parti des piquets de tente et de l’armature de votre sac – bref, de tout ce qui est en duralumin – mais je suggère que nous vous laissions la toile et le sac lui-même, dont le nylon ne nous sera d’aucune utilité. À vrai dire, c’est chose faite… Seulement, je ne pense pas que les… euh… modifications de Wally seront à votre goût.

De nouveau, le gloussement suraigu monta des buissons. Gordon se tassa sur lui-même.

— Et mes bottes ? Vous m’avez tous l’air d’être assez correctement chaussés. L’un d’entre vous ferait-il la même pointure que moi ? Ou pourriez-vous me les rendre ? Ainsi que ma veste et mes gants ?

Septien toussota.

— Ah, oui ! Cette liste me semble comprendre l’essentiel… hormis la carabine qui, bien sûr, n’est pas négociable.

Gordon en cracha de mépris.

Bien sûr, espèce de crétin. Faut-il être vantard pour proférer de telles évidences.

À nouveau, l’on put entendre la voix du chef des brigands, amortie par le feuillage. Encore une fois, il y eut des ricanements. Avec une expression navrée, l’ex-agent de change soupira.

— Mon chef demande ce que vous avez à offrir en échange. J’ai beau savoir que vous n’avez rien, je suis néanmoins tenu de vous poser la question.

En fait, Gordon avait encore quelques objets qui auraient pu les intéresser… entre autres sa boussole de poche et son couteau suisse de l’armée.

Mais quelles étaient ses chances de sortir vivant d’un troc ? Sans être télépathe, il avait la certitude que ces salopards ne pensaient qu’à jouer au chat et à la souris avec leur victime.

Une rage noire l’envahit, tout spécialement tournée contre Roger Septien et sa feinte compassion. Dans les années qui s’étaient écoulées depuis l’Effondrement, il avait, à maintes reprises, été témoin de cette combinaison de cruel dédain et de bonnes manières chez des gens qui avaient eu, jadis, un vernis d’éducation. Selon lui, ces individus étaient de loin plus méprisables que ceux qui avaient simplement succombé à la barbarie des temps.

— Écoutez, hurla-t-il. Vous n’avez pas besoin de ces putains de bottes. Pas plus que vous n’avez vraiment besoin de ma canadienne, de ma brosse à dents ou de mon carnet de notes. Et comme il n’y a pas de radiations à craindre dans ce secteur, à quoi donc peut vous servir mon compteur Geiger ? Je ne suis pas assez stupide pour imaginer que je puisse récupérer mon fusil, mais sans quelques-unes des autres choses, je suis sûr de crever, bon Dieu de merde !

L’écho de son juron sembla dévaler le long versant de la montagne, laissant planer un silence dans son sillage. Puis il y eut des remous dans les buissons et, cette fois, le chef des bandits se redressa de toute sa haute taille. Il cracha dédaigneusement en direction de Gordon et claqua des doigts à l’intention de ses hommes.

— Il n’a pas d’autre arme. J’en suis sûr, maintenant !

Ses épais sourcils se rejoignirent et il fit un geste large, désignant approximativement la direction d’où lui avait paru venir la voix de Gordon.

— Fiche le camp, petit lapin. Et tâche de courir vite, sinon nous allons te dépouiller au premier sens du terme et nous te mangerons pour notre dîner.

Il fit sauter dans sa main la carabine de Gordon, puis lui tourna le dos et descendit tranquillement le sentier. Les autres lui emboîtèrent le pas en ricanant.

Sarcastique, Roger Septien haussa les épaules en regardant la montagne et sourit puis il ramassa sa part de butin et rattrapa ses compagnons. Ils eurent tôt fait de disparaître au détour du sentier de chèvres mais, plusieurs minutes durant, Gordon put entendre s’affaiblir dans la distance le sifflement joyeux de l’un d’entre eux.

Sinistre imbécile ! Si faibles qu’eussent été ses chances, il les avait complètement gâchées en faisant appel à la raison et aux sentiments charitables. Seuls comptaient les crocs et les griffes, et personne n’était plus sensible à aucune forme d’éducation hormis lorsqu’on se trouvait réduit à une totale impuissance. L’incertitude des bandits s’était dissipée au moment même où il avait fait l’erreur de leur demander de se montrer fair-play.

Bien sûr, il aurait pu se servir de son 38, gaspiller l’une de ses précieuses balles pour leur prouver qu’il n’était pas totalement sans défense. Ça les aurait forcés à le prendre au sérieux une seconde fois…

Pourquoi ne l’ai-je pas fait ? Par peur ?

Probablement, dut-il admettre. Je vais sans doute mourir de froid cette nuit mais plusieurs heures me séparent encore de ce moment, et c’est assez loin pour n’être encore qu’une menace abstraite, moins terrifiante et moins immédiate que cinq fripouilles sans pitié avec des fusils.

Il se frappa la paume du poing.

Va te faire foutre, Gordon. Tu auras largement le temps de te psychanalyser ce soir, pendant que le froid te gèlera les os. De toute manière, tes réflexions ont une seule conclusion : tu es le roi des imbéciles et cette connerie est vraisemblablement la dernière dont tu auras le loisir de te repentir.

Il se releva non sans raideur et entreprit de descendre la pente à pas mesurés. Quoiqu’il ne fût pas encore tout à fait prêt à l’admettre, il sentait grandir en lui la certitude qu’il ne subsistait qu’une seule et unique solution, qu’un seul moyen – si aléatoire fût-il – pour échapper à cette catastrophe.

Sitôt qu’il se fut extirpé des broussailles, il se traîna en boitant jusqu’au ruisseau presque à sec pour se laver la figure et nettoyer les plus vilaines de ses plaies. Il écarta de devant ses yeux des mèches de cheveux bruns poissés de sueur. Ses écorchures le cuisaient mais aucune ne lui parut assez sérieuse pour qu’il se décidât à sortir de sa ceinture le petit tube de pommade iodée, d’autant plus précieux qu’il touchait à sa fin.

Puis il remplit sa gourde et s’octroya un temps de réflexion.

Outre le revolver, le canif et la boussole, sa poche de ceinture contenait un matériel de pêche miniaturisé qui pourrait se révéler de quelque utilité, à condition, bien sûr, qu’il parvînt jamais à franchir ces montagnes pour atteindre un cours d’eau qui méritât ce nom.

Elle contenait aussi dix balles pour son 38, reliques bénies de la civilisation industrielle.

Dans les premiers temps, à l’époque des émeutes et de la grande famine, on avait cru que les munitions devaient être les seuls objets dont les réserves fussent inépuisables. Si seulement les citoyens de l’Amérique de l’an 2000 avaient pu distribuer et stocker la nourriture avec moitié moins d’efficacité que celle qu’ils avaient déployée pour cacher des montagnes de balles et de cartouches…

Comme il redescendait vers l’emplacement de son camp, son pied gauche enflé se révéla particulièrement sensible à la morsure des cailloux tranchants. Ses mocassins en loques ne l’emmèneraient plus très loin et, dans les nuits glaciales d’un automne en montagne, ses vêtements déchirés n’auraient pas plus d’effet que ses prières sur le cœur de pierre des bandits.

La petite clairière où, une heure plus tôt, il avait établi son camp était à présent déserte, mais ses pires craintes cédèrent devant la vision d’horreur qui l’y attendait.

De sa tente, il ne restait qu’un tas de nylon déchiqueté ; de son sac de couchage, un petit tourbillon de duvet d’oie. En fait, Gordon ne retrouva d’intact que l’arc qu’il s’était taillé dans un arbuste et une longueur de corde résultant de ses expériences artisanales sur des boyaux d’animaux sauvages.

Sans doute ont-ils cru qu’il s’agissait d’une canne. Seize ans après que la dernière usine eut été ravagée par les flammes, les voleurs de Gordon avaient complètement négligé la valeur potentielle d’un arc après épuisement des munitions.

Pour l’heure, il s’en servit comme d’un bâton pour fouiller dans les restes de ce qui avait été un carnage, à la recherche de quelque objet récupérable.

Bon sang, c’est incroyable ! Ils ont même emporté mon journal ! À tous les coups, c’est ce morveux de Roger Septien qui l’a pris en prévision des longues journées d’hiver qu’il pourra meubler en lisant mes aventures et en ricanant de ma naïveté cependant que pumas et vautours me nettoieront les os.

Bien sûr, il n’y avait plus trace de nourriture. Disparu le sac de grosse semoule que les habitants d’un petit village de l’Idaho lui avaient concédé en échange de quelques chansons et d’un répertoire d’anecdotes. Disparue aussi la petite réserve de sucres d’orge qu’il avait dénichée dans les entrailles mécaniques d’un distributeur éventré.

Pour ce qui est des sucreries, c’est aussi bien comme ça, songea Gordon alors qu’il extirpait de la poussière les débris de sa brosse à dents. Mais, bon sang, est-ce qu’ils avaient vraiment besoin de faire ça ?

Dans les derniers mois de l’Hiver de Trois Ans – alors que les survivants de la milice dont il était membre luttaient encore pour conserver les silos de soja de Wayne, Minnesota, sous le contrôle d’un gouvernement dont personne n’avait eu la moindre nouvelle depuis belle lurette – cinq de ses camarades étaient morts d’infection buccale aiguë. Mort atroce et sans gloire, dont nul n’avait pu comprendre la cause… bactéries répandues par les armes biologiques ou, simplement, la faim, le froid et l’absence presque totale d’hygiène ? Tout ce que Gordon en avait tiré, c’était la hantise de voir ses dents lui pourrir dans la bouche.

Les fumiers ! grogna-t-il au fond de lui alors que, rageusement, il expédiait au loin son ustensile de toilette désormais inutilisable.

Il donna un dernier coup de pied dans ce qui n’était plus qu’un tas d’ordures. Rien n’y subsistait qui pût le faire changer d’idée.

Cesse de tergiverser. Allez, vas-y. Fais ce que tu as décidé.

Gordon se mit en marche, d’abord avec quelque raideur, mais ce fut bientôt d’un pas aussi vif que silencieux qu’il suivit le sentier serpentant dans les sous-bois calcinés.

Le chef des hors-la-loi ne lui avait-il pas promis de le manger s’il venait à croiser de nouveau leur route ? Le cannibalisme était devenu monnaie courante ces derniers temps, et il était parfaitement concevable que ces montagnards eussent pris goût au « long cochon ». Toutefois, Gordon se devait de les convaincre qu’un homme qui n’avait plus rien à perdre était néanmoins un adversaire avec lequel il fallait compter.

À peine eut-il parcouru quelques centaines de mètres que leurs traces lui devinrent familières : deux jeux d’empreintes avaient les contours imprécis des mocassins que l’on taillait maintenant dans la peau des daims ; dans les trois autres, on reconnaissait indiscutablement les dessins des semelles de caoutchouc d’avant-guerre. De toute évidence, ils marchaient sans forcer l’allure et Gordon n’aurait pas eu de mal à les rattraper.

Mais telle n’était pas son intention. Pour l’heure, il s’efforçait de retrouver mentalement les détails du chemin qu’il avait parcouru le matin même pour monter jusqu’ici.

Le sentier descend brusquement lorsqu’il tourne vers le nord-est, il suit un moment le versant est de la montagne avant de revenir au sud-est pour s’enfoncer dans la vallée désertique qui se trouve en contrebas.

Mais admettons que je prenne par au-dessus ? Je pourrai alors redescendre sur eux pendant qu’il fait encore jour… et qu’ils sont encore en train de jubiler sans se douter de rien.

Pourvu qu’il y ait bien, là, un raccourci possible…

Le sentier descendait en lacet à flanc de montagne vers le nord-est, dans la direction où s’allongeaient les ombres, vers les déserts des marches orientales de l’Idaho et de l’Oregon. Gordon avait dû passer juste en dessous du poste des sentinelles de ces malfrats, la veille ou le matin même, et ils avaient pris leur temps pour le suivre jusqu’à son camp. Leur repaire devait se trouver quelque part aux abords du sentier.

Même en traînant la patte, Gordon parvenait à se déplacer plus vite et plus silencieusement qu’eux, unique avantage qu’on pût trouver aux mocassins sur une solide paire de bottes. Il ne tarda pas à percevoir des bruits devant lui, sur le chemin.

Les « razzieurs ». Ils riaient et plaisantaient entre eux. Ça lui faisait mal de les entendre.

Non pas tant parce qu’ils riaient de lui. La cruauté brutale faisait désormais partie de l’univers contemporain, et si Gordon restait incapable d’intégrer en lui cette conception de l’existence, il n’en reconnaissait pas moins que c’était lui l’égaré du vingtième siècle dans le monde sauvage d’aujourd’hui.

Mais ces éclats de rire lui en rappelaient d’autres : les rudes plaisanteries de ceux qui affrontent ensemble le danger.

Drew Simms… le carabin criblé de taches de rousseur, avec son sourire de benêt et son habileté diabolique aux échecs et au poker… les holnistes l’avaient eu lorsqu’ils étaient tombés sur Wayne et qu’ils avaient brûlé les silos…

Tiny Kierle… il m’a sauvé la vie deux fois, et tout ce qu’il a voulu sur son lit de mort, dans les affres des grands oreillons, ça a été que je lui lise des histoires…

Puis il y avait eu le lieutenant Van… de père vietnamien, de mère américaine, et chef de leur section. Gordon avait toujours ignoré, jusqu’à ce qu’il fût trop tard, que le lieutenant prenait sur ses propres rations pour augmenter la part de ses hommes. Il avait demandé à être inhumé dans le drapeau des États-Unis.

Gordon était resté trop longtemps seul. La compagnie de tels hommes lui manquait presque autant que la douceur et l’amitié des femmes.

Il observa les buissons sur sa gauche et découvrit une trouée qui paraissait être l’amorce d’un raidillon – un raccourci, peut-être – franchissant par le nord l’épaulement de la montagne. Les broussailles desséchées crépitèrent lorsque, quittant le sentier, il se fraya un chemin dans leur enchevêtrement. Il pensa soudain se souvenir du lieu rêvé pour une embuscade : là où la piste faisait une épingle à cheveux, sous une gigantesque arche naturelle. En se plaçant légèrement au-dessus de la formation rocheuse, on devait être en position de tirer à bout portant sur quiconque aborderait cette passe.

Il me suffit simplement d’y arriver le premier...

Il tomberait sur eux par surprise et les forcerait à négocier. Il était avantagé : il n’avait rien à perdre. À moins d’être fou, tout brigand choisirait de vivre et d’attendre une victime plus docile. Gordon avait toutes les raisons de croire qu’ils n’iraient pas risquer la vie d’un ou deux de leurs membres pour une paire de bottes, une canadienne et une provision, somme toute modeste, de nourriture.

Et il souhaitait ardemment n’avoir à tuer personne.

Je t’en prie, tâche de grandir ! Au cours des quelques heures qui allaient suivre, son pire ennemi risquait d’être la somme de scrupules archaïques dont il s’encombrait l’esprit. Rien que pour cette fois, montre-toi donc sans pitié.

Les voix sur le sentier s’estompèrent à mesure qu’il gravissait la pente. À plusieurs reprises, il lui fallut contourner des crevasses déchiquetées où foisonnaient des ronces inextricables. Gordon concentrait toute son attention sur la recherche du plus court chemin vers le point qu’il s’était fixé pour sa tentative d’embuscade.

Ne suis-je déjà pas trop loin ?

Il serra les dents et continua. D’après la mémoire imparfaite qu’il en avait, le brusque virage du chemin n’intervenait qu’après un assez long détour vers le nord, sur le versant est de la montagne.

Une étroite piste, frayée par quelque animal, lui permit de presser le pas à travers les résineux. Il était contraint à des pauses fréquentes pour consulter sa boussole ; c’était un véritable dilemme. Pour avoir une chance de surprendre ses adversaires, il lui fallait rester au-dessus d’eux mais, s’il montait trop haut, il risquait de passer à côté du but qu’il s’était fixé.

Et le crépuscule n’allait pas tarder à descendre.

Une troupe de dindons sauvages s’égailla lorsqu’il déboucha au pas de course dans une petite clairière. À coup sûr, le retour du gibier n’était pas sans rapport avec la faible densité de la population humaine, mais Gordon y voyait aussi un signe confirmant qu’il abordait une contrée mieux arrosée que les étendues arides de l’Idaho. Un jour, son arc se révélerait utile, pourvu qu’il vécût assez longtemps pour apprendre à s’en servir.

Inquiet, il obliqua dans le sens de la pente. À présent, le sentier devait se trouver loin en contrebas ; peut-être même avait-il entamé sa descente en lacet. Lui-même était déjà trop remonté au nord.

Il finit par se rendre compte que la piste frayée par le gibier l’entraînait inexorablement vers l’ouest. Elle paraissait même remonter vers ce qui avait l’air d’être une brèche entre les montagnes, une haute vallée déjà noyée dans la brume de fin d’après-midi.

Il s’accorda une halte pour reprendre son souffle et faire le point. Peut-être était-il en présence d’une autre passe qui lui permettrait de franchir la chaîne des Cascades, froide et semi-désertique, un col débouchant sur la vallée de la Willamette et, partant, sur l’océan Pacifique. Il n’avait plus sa carte mais il savait que quinze jours de marche dans cette direction l’amèneraient nécessairement dans des régions où il trouverait de l’eau, un abri décent, des rivières poissonneuses, du gibier en abondance et, peut-être…

Et peut-être des gens qui tentaient de remettre les choses d’aplomb dans ce monde. À travers la haute couronne de nuages, les rayons du soleil couchant faisaient comme un halo évoquant, pour Gordon, le souvenir estompé qu’il avait de l’aura lumineuse des grandes villes dans le ciel nocturne de jadis ; une promesse qui, depuis le Middle West, avait été le moteur de sa quête. Ce rêve – si désespéré qu’il fût – n’était pas près de le lâcher.

Il secoua la tête. À coup sûr, la neige l’attendait là-haut, et les pumas, et les affres de la faim… Franchir ces montagnes ne devait pas le détourner de l’exécution de son plan. S’il voulait survivre.

Il fit plusieurs tentatives pour couper vers le bas de la pente, mais les étroites sentes du gibier le ramenaient systématiquement vers le nord et l’ouest. À présent, il ne pouvait qu’avoir dépassé le point où le chemin revenait sur lui-même. Les inextricables taillis des sous-bois le forçaient à s’enfoncer toujours plus avant dans le défilé de ce nouveau col.

Dans sa rage et sa frustration, Gordon faillit ne pas entendre les bruits. Puis il s’immobilisa soudain, l’oreille tendue.

Étaient-ce des voix ?

Un ravin profond coupait la forêt, là, juste devant lui. Il se précipita sur ses bords jusqu’à ce qu’il pût découvrir les contours du massif dont il suivait le versant ; il entrevit d’autres pics de la même chaîne, voilés d’une brume épaisse ambrée dans les hauteurs, sur leur face occidentale, et d’un violet sombre sur les pentes que la disparition du soleil avait plongées dans la pénombre.

Les sons paraissaient monter de l’est et, oui, c’étaient bien des voix. Gordon scruta le paysage et découvrit un sentier qui serpentait à flanc de montagne. Loin, presque à l’extrémité de cette ligne plus pâle, il distingua comme une tache de couleur qui progressait avec lenteur entre les arbres.

Les bandits ! Mais pourquoi montaient-ils maintenant ? Ce n’était pas normal, à moins que…

À moins que son raccourci ne l’eût déporté largement au nord du chemin qu’il avait parcouru la veille, lui faisant rater l’éperon rocheux où il avait compté les surprendre. À moins que ceux-ci fussent en train de remonter une piste dont, hier, il n’avait pas remarqué l’embranchement, une piste prenant par le haut de cette passe, et non par celle dans laquelle il avait été attaqué.

Ce devait être le chemin qui menait à leur base.

Gordon contempla la montagne. Oui. Il comprenait maintenant qu’une petite dépression pouvait se loger sur cet épaulement, jouxtant le col le moins fréquemment emprunté. Une telle position n’était pas difficile à défendre et n’avait pas la moindre chance d’être découverte par hasard.

Gordon eut un sourire sinistre et orienta ses pas vers l’ouest. L’embuscade était une opportunité ratée mais, s’il se dépêchait, il pouvait encore précéder ses adversaires chez eux, et peut-être disposer de quelques minutes pour leur dérober ce dont il avait besoin… vêtements, nourriture, et quelque chose pour les transporter.

Et s’il trouvait du monde là-haut ?

Ma foi, il pourrait alors prendre les femmes en otages et tenter un marché.

Ouais, c’est bien mieux, ça ! Tout comme il est préférable de se trimbaler au pas de course avec une bombe à retardement plutôt qu’avec un chargement de nitroglycérine.

En toute franchise, les termes du choix qu’il avait à faire lui paraissaient également haïssables.

Il se mit à courir, s’accroupissant à demi pour passer sous les branches, évitant les souches pourries, emporté par son élan sur l’étroite sente frayée par le gibier sauvage. Il ne tarda pas à se sentir gagné par une étrange exubérance. La voie était toute tracée ; il ne laisserait pas un seul de ses doutes coutumiers – et dont il avait le secret – venir la lui barrer. L’adrénaline qui annonçait un combat proche lui donnait presque le vertige tandis qu’il fendait à grandes foulées les broussailles ; le maquis défilait de chaque côté, comme dans un brouillard. D’un bond, il franchit un tronc d’arbre abattu, à demi calciné…

Mais, à l’atterrissage, une douleur atroce lui remonta le long de la jambe gauche, comme si quelque chose venait de se planter dans son pied au travers de la peau élimée du mocassin. Il s’affala, la tête la première, dans le lit de gravier d’un torrent à sec.

Il roula sur lui-même, la main crispée sur le foyer de sa douleur. Par ses yeux embués de larmes et dilatés par la souffrance, il s’aperçut qu’il venait de trébucher sur un épais toron de câble rouillé, probablement oublié, jadis, par des bûcherons d’avant-guerre. Une fois de plus, alors que tout son être hurlait au rythme lancinant de la douleur, ses pensées superficielles restèrent absurdement rationnelles.

Et mon dernier rappel antitétanique qui remonte à dix-huit ans ! Charmant !

Mais non, l’acier n’était pas encore rentré dans sa chair. Il l’avait seulement jeté à terre.

Le dommage n’en était pas moins conséquent. Les mains toujours crispées sur sa cuisse, les dents serrées, il tenta d’apaiser le rayonnement sauvage de la crampe.

Les violentes décharges qui explosaient dans sa jambe s’espacèrent et il put se traîner jusqu’à l’arbre renversé sur lequel il parvint à se hisser et à s’asseoir. Là, dans les sifflements de son souffle entre ses dents serrées, il attendit que les vagues de douleur eussent achevé leur reflux.

Il n’avait pas entendu la petite troupe qui passait à quelque distance, en contrebas, grignotant la mince avance qu’il avait eue sur eux et qui avait constitué un instant son seul avantage.

C’en était fini du superbe projet d’attaquer leur repaire. Il écouta leurs voix jusqu’à ce qu’elles se fussent évanouies dans les hauteurs.

Enfin, il se servit de son arc comme d’un bâton pour tenter de se lever. Lorsqu’il reporta délicatement son poids sur sa jambe gauche, il s’aperçut que celle-ci, quoique encore agitée de faibles frissons, accepterait de le soutenir.

Si j’avais fait la même chute il y a dix ans, je me serais aussitôt relevé pour me remettre à courir, sans y accorder l’ombre d’une pensée. Regarde les choses en face, Gordon. Tu es fini. Usé. Par les temps qui courent, trente-quatre ans et la solitude équivalent à un pied dans la tombe.

Il n’était plus question d’embuscade. Plus question même de poursuivre les bandits et, moins encore, de les rattraper avant qu’ils ne se fussent engouffrés dans cette faille, là-haut, sur la montagne. Inutile, en effet, de songer à retrouver leur piste par une nuit sans lune.

Il fit quelques pas, ralentis par des élancements de plus en plus sourds. Bientôt, il fut en mesure de marcher sans avoir à s’appuyer sur sa canne de fortune.

Parfait, mais pour aller où ? Peut-être eût-il été judicieux de profiter de ce qui restait encore de jour pour chercher une caverne, ou un tas d’aiguilles de pin, enfin, n’importe quoi qui lui donnât une chance de survivre jusqu’au lendemain..

Dans le froid grandissant, Gordon observa les ombres qui, depuis le fond de la vallée désertique, montaient à l’assaut des pentes les plus proches, s’y mêlant aux ténèbres de plus en plus épaisses. Sur sa gauche, un grand soleil rouge apparaissait encore entre les parois déchiquetées des sommets enneigés de la chaîne.

Toujours incapable de rassembler assez d’énergie pour bouger, il faisait face au nord lorsque son œil fut attiré par un brusque flamboiement dans la verte forêt qui tapissait le versant opposé de cette étroite passe. Sans cesser de ménager son pied gauche, Gordon avança encore de quelques pas, le front barré d’un pli soucieux.

Les incendies qui avaient ravagé la quasi-totalité des arides Cascades avaient toutefois épargné ce côté-ci du massif. Et, de fait, au sein de cette épaisse végétation, il y avait quelque chose qui accrochait les rayons du soleil comme l’aurait fait un miroir. En étudiant les plis du relief, il comprit que ce reflet ne pouvait être vu que du point où il se trouvait et seulement sur l’extrême fin de l’après-midi.

Il s’était trompé. Le camp retranché des bandits n’était pas situé plus haut à l’ouest, dans la passe, mais tout près d’ici. Et il ne l’avait localisé que par un étrange concours de circonstances.

Et c’est maintenant que tu me fournis des indices ? Maintenant ? songea-t-il, accusant l’univers entier. Comme si je n’avais pas assez d’ennuis sans que tu m’obliges à tirer à la courte paille.

Mais l’espoir était comme une drogue dure. Sous sa dépendance, Gordon avait passé la moitié de sa vie à marcher vers l’ouest. En conséquence, il se retrouva bientôt en train d’esquisser les grandes lignes d’un nouveau plan.

Ne pouvait-il tenter de débouler dans une cabane pleine d’hommes en armes ? Il s’imagina repoussant la porte d’un coup de pied sous leurs yeux écarquillés et surpris, les tenant en respect avec son pistolet dans une main cependant que, de l’autre, il s’occupait de les ligoter !

Pourquoi pas ? Il y avait de fortes chances pour les trouver tous saouls, là-haut ; et lui, de toute manière, n’avait rien à perdre. Merde, une chèvre même aurait eu, pour son lait, plus de valeur que n’en avaient ses bottes ! Prendre des otages ? À coup sûr, une femme entre ses mains dans le marché lui rapporterait encore bien plus !

Cette idée lui donnait toutefois un goût amer dans la bouche. Tout dépendait pour une part de la faculté qu’avait leur chef d’agir rationnellement. Ce salaud accepterait-il de reconnaître le péril potentiel que représentait un homme au désespoir et le laisserait-il partir avec ce dont il avait besoin ?

Gordon avait déjà vu l’orgueil faire faire à des gens des choses particulièrement stupides. Et plus d’une fois ! S’il s’avise de me poursuivre, je suis cuit. Pour l’heure, même un blaireau me battrait à la course.

Son regard revint au reflet, de l’autre côté du col, et il songea qu’après tout il n’avait pas le choix.

Néanmoins, il se mit en route avec une extrême lenteur. Sa jambe lui faisait toujours mal et il était obligé de s’arrêter tous les trois mètres pour chercher, parmi les pistes qui se confondaient et s’entrecroisaient, celles qui avaient pu être frayées par ses ennemis. Il s’aperçut également que la moindre ombre lui paraissait recéler un homme prêt à lui tomber dessus. Mais non, il n’avait pas affaire à des holnistes. Ces gars-là lui avaient donné l’impression d’être plutôt paresseux. Leurs sentinelles – en admettant qu’ils aient pris la peine d’en poster – ne s’étaient vraisemblablement pas trop éloignées.

Avec la baisse de la lumière, les traces de pas se perdirent tout à fait sur le sol caillouteux. Gordon savait néanmoins où il allait. Le clignotement n’était plus visible mais un bouquet d’arbres, accroché au-dessus du ravin sur l’épaulement opposé, lui servait de repère. Il choisit le sentier qui lui paraissait le plus sûr et pressa le pas.

La nuit tombait très vite. Des hauteurs embrumées soufflait un air humide et glacé. Gordon dut un moment remonter en clopinant le lit d’un torrent à sec, puis il retrouva la piste et, s’aidant de son bâton, en gravit les premiers lacets. Il estimait n’être plus qu’à quelques centaines de mètres de son but lorsque le sentier disparut soudain.

Les bras levés pour se protéger le visage, il s’enfonça le plus silencieusement possible dans les broussailles desséchées du sous-bois. La poussière en suspension était si dense qu’il se retenait en permanence d’éternuer.

Le froid brouillard de la nuit dévalait les pentes ; bientôt, le sol allait se recouvrir d’une couche miroitante de givre. Gordon frissonnait déjà, quoique ce fût davantage à cause de la tension nerveuse. Il avait la certitude de n’être plus très loin du but. D’une manière ou d’une autre, il était sur le point d’affronter la mort.

Dans sa jeunesse, il avait lu les récits qui rapportaient les faits des héros historiques ou légendaires. Presque tous, au moment d’agir, avaient la faculté de mettre de côté leur fardeau personnel de soucis, d’inquiétudes et d’angoisses ; cela durait le temps de leur action. Mais l’esprit de Gordon ne semblait pas fonctionner ainsi. Il se remplissait à plaisir d’un flot toujours plus violent de pensées compliquées et de regrets.

Non qu’il eût des doutes sur ce qu’il avait à faire. Au regard de tout ce qui constituait les normes de sa vie présente, il n’avait pas d’autre conduite à tenir. Sa survie l’exigeait. Et, par ailleurs, même s’il était voué à la mort, il pouvait au moins s’efforcer de rendre ces montagnes un peu plus sûres pour le prochain voyageur qui viendrait à s’y aventurer, en entraînant avec lui dans la tombe quelques-uns de ces salauds.

Toutefois, plus la confrontation se faisait imminente, plus il prenait conscience qu’il n’avait jamais désiré que son dharma l’y conduisît. Au fond, il ne souhaitait pas réellement la mort de ces hommes.

Rien n’avait changé sur ce point depuis le temps où, avec le petit peloton du lieutenant Van, il s’était battu pour tenter de maintenir la paix… pour tenter de sauver un lambeau d’une nation… qui, d’ores et déjà, n’était plus.

Après cela, il avait choisi la vie d’un ménestrel – d’un comédien itinérant qui, à l’occasion, ne refusait pas de servir comme homme de peine – et ce, essentiellement, pour être à même de poursuivre, au gré de ses déplacements, cette quête d’un lieu où brillât encore quelque trace de lumière.

Parmi les communautés qui avaient survécu à la guerre, un petit nombre avait la réputation d’accepter des étrangers. Les femmes étaient, bien sûr, toujours les bienvenues, mais les hommes étaient parfois bien accueillis eux aussi. Trop souvent, pourtant, la violence régnait en maître. Il était fréquent qu’un nouveau eût à tuer quelqu’un en duel pour avoir le droit de s’asseoir à la table commune, ou qu’il dût rapporter un scalp prélevé dans un clan ennemi pour prouver sa valeur. Quoiqu’il n’y eût plus beaucoup d’authentiques holnistes dans la Prairie et dans les Rocheuses, la plupart des postes isolés sur lesquels Gordon était tombé avaient requis de lui des rituels auxquels il n’avait pas voulu sacrifier.

Et il en était là, aujourd’hui, à compter ses balles, une part de lui-même observant froidement qu’à la condition de ne pas les gaspiller, il en aurait probablement assez pour exterminer ceux qui l’avaient détroussé.

Un nouvel amas de ronces se dressa sur sa route, généreux en épines mais totalement dépourvu de mûres. Cette fois, Gordon le contourna, veillant, dans la pénombre grandissante, à ne pas trébucher. Aiguisé par quatorze années d’errance, son sens de l’orientation était pur automatisme. Il se mouvait en silence, avec une prudence infinie, sans cesser pour autant de se livrer au maelström de ses cogitations personnelles.

Tout bien considéré, il était surprenant qu’un homme tel que lui eût réussi à survivre si longtemps. Tous ceux qu’il avait connus ou admirés pendant son enfance étaient morts, comme étaient mortes les espérances que chacun d’entre eux avait pu nourrir. Le doux monde qui convenait aux rêveurs de son espèce s’était brisé le jour de ses dix-huit ans. Et il y avait belle lurette qu’il était parvenu à la conclusion que son optimisme tenace ne devait être qu’une forme de démence hystérique.

Et puis merde, tout le monde est dingue par les temps qui courent.

Peut-être, se répondit-il. Mais paranoïa et pessimisme radical sont à présent des facteurs d’adaptation. L’idéalisme est tout simplement stupide.

Gordon se figea en apercevant une petite tache de couleur. Il scruta l’enchevêtrement et, à près d’un mètre au cœur du roncier, découvrit une grappe de mûres solitaire, apparemment oubliée par l’ours brun qui vivait dans la passe. Le brouillard lui affinait l’odorat et il pouvait déceler dans l’atmosphère humide le souvenir encore musqué de la senteur d’automne des fruits rouges.

Au mépris des épines, il plongea le bras dans les branchages et en ramena une pleine poignée de baies poisseuses. La douceur acidulée éveilla dans sa bouche une sensation sauvage, le goût même de la vie.


Dans le demi-jour en sursis, quelques étoiles pâlottes commençaient à trouer le bleu de plus en plus sombre du ciel. Le vent glacé s’engouffrait dans les accrocs de sa chemise ; il se souvint qu’il devait en finir, et vite, s’il ne voulait pas que ses doigts gèlent sur la détente.

Il essuya une main maculée de jus de mûres sur son jean tandis qu’il achevait de contourner le fourré. Et là, soudain, à trois mètres de lui, une vitre de bonne taille lui renvoya dans les yeux le reflet des ultimes traînées de jour du ciel de l’ouest.

Gordon se rejeta derrière le roncier et s’accroupit. Il sortit son revolver et maintint son poignet droit avec son autre main, jusqu’à ce que sa respiration fût redevenue régulière. Alors seulement il s’assura du bon fonctionnement de l’arme. Le percuteur se releva sans bruit, avec une sorte de complaisance machinale et bon enfant. Dans sa poche de chemise pesaient les balles qui lui restaient.

Un mouvement trop brusque de sa part fit bouger et bruire les buissons près de lui ; il y gagna quelques égratignures supplémentaires. Gordon ferma les yeux et médita pour trouver le calme et… oui… la clémence. Dans les ténèbres glacées, le seul rythme qui accompagnait son souffle était la stridence des criquets.

Une froide volute de brume l’environna. Non, se dit-il en soupirant mentalement. Il n’y a pas d’autre moyen. Il leva son arme et bondit.


La structure avait un aspect nettement anormal. D’abord la plaque de verre n’était pas éclairée.

Voilà qui était étrange, mais beaucoup moins que le silence total qui régnait. Gordon aurait pourtant parié que les voleurs s’empresseraient de fêter bruyamment autour d’un feu leur fructueuse expédition.

Il faisait presque trop noir pour qu’il pût distinguer sa propre main. De part et d’autre, les arbres évoquaient des créatures fantastiques et difformes. Des paquets de brouillard dérivèrent entre Gordon et l’objet qu’il voyait, troublant son image et la faisant miroiter.

Il avança lentement, accordant aux accidents du terrain l’essentiel de son attention. Ce n’était pas le moment de marcher dans le noir, sur une branche sèche, ou de se tordre la cheville dans les cailloux.

Il leva les yeux et, une fois de plus, fut frappé par une étrange impression. Quelque chose clochait dans l’édifice dont, droit devant lui, luisaient encore faiblement les contours. Cela se présentait comme un coffre noir dont la partie supérieure était presque entièrement vitrée. Quant à la partie inférieure, elle évoquait plutôt du métal peint que du bois. Et aux angles…

Le brouillard s’épaississait. Gordon pouvait aussi incriminer une perspective défectueuse. Il s’était attendu à trouver une maison, ou un chalet.

Il se rapprocha encore et se rendit compte que la construction était, en réalité, beaucoup moins loin qu’il ne l’avait cru tout d’abord. Sa forme lui était familière, comme si…

Son pied se posa sur une branche. Le crac ! lui emplit les oreilles et il s’accroupit, scrutant la pénombre. Il eût aimé être doué d’une vision surhumaine. Il avait l’impression qu’une puissante énergie s’échappait par ses yeux, propulsée par sa terreur, forçant la brume à se déchirer.

Docilement, le brouillard s’ouvrit soudain devant lui. Les pupilles dilatées, Gordon s’aperçut qu’il était à moins de deux mètres de la fenêtre… il vit son propre visage s’y refléter, ses yeux écarquillés, ses cheveux en bataille… et il vit, superposé à son image dans la vitre, un masque mortuaire aux orbites vides… un crâne encapuchonné qui lui grimaçait un sourire de bienvenue.

Gordon s’immobilisa, hypnotisé, tandis qu’un frisson le secouait. Il était incapable de lever son arme ou de contraindre son larynx à émettre le moindre son. Dans les volutes grises du brouillard, il tendit l’oreille, à l’affût d’une preuve lui confirmant qu’il devenait fou… souhaitant de toutes ses forces que la tête de mort ne fût qu’une illusion.

Hélas, mon pauvre Gordon ! Loin de disparaître la macabre vision tendait plutôt à supplanter le reflet du vivant et semblait miroiter pour le saluer. Jamais, tout au long de ces années d’horreur, la mort – à laquelle appartenait désormais le monde – ne s’était manifestée à lui sous la forme d’un spectre. Son esprit anesthésié ne pouvait concevoir d’autre pensée que celle d’attendre la sentence de cette apparition shakespearienne.

Il attendit donc, incapable de détourner son regard ou de faire un geste. Le crâne et son visage… son visage et le crâne… La chose l’avait capturé sans combat et semblait maintenant se satisfaire d’en sourire.

Pour finir, ce fut un mouvement aussi terre à terre qu’un réflexe animal qui vint au secours de Gordon.

Quelque fascination qu’il exerce, quelque terreur qu’il inspire, nul objet fixe ne saurait pétrifier à jamais son observateur. Surtout lorsqu’il présente les apparences de ne jamais devoir se modifier ni donner lieu à quelque événement inattendu. Là où le courage et l’éducation avaient failli à leur tâche, là où le système nerveux de Gordon l’avait laissé tomber, l’ennui finit par prendre le relais.

Son souffle se libéra. Il l’entendit siffler entre ses dents. Sans qu’il leur en eût donné l’ordre, ses yeux se détournèrent avec lenteur du masque de la mort.

Une part de lui-même prit conscience de ce que la vitre, en face de lui, s’insérait dans une porte. Il pouvait voir une poignée juste au-dessous. Et, sur la gauche, une autre fenêtre ; et sur la droite… oui, sur la droite, un capot.

Un… capot…

Le capot d’une jeep.

Le capot d’une vieille jeep rouillée, abandonnée dans une ornière de ces sous-bois…

Gordon cligna des yeux et les ferma tout à fait ; chaque fois qu’il les rouvrit, il retrouva le capot de la jeep abandonnée ; on y distinguait encore, sous la rouille, le sigle de l’ancien gouvernement des États-Unis et, à l’intérieur, le squelette d’un malheureux fonctionnaire, mort pendant le service, et dont le crâne, appuyé contre la vitre du côté passager, le regardait pour l’éternité.

Le soupir étranglé qui jaillit de ses lèvres lui parut être son double ectoplasmique, tant il y sentit palpable un soulagement mêlé d’embarras. Il se redressa et ce fut comme s’il se dépliait d’une posture fœtale… comme une naissance.

— Oh, seigneur ! dit-il, rien que pour entendre le son de sa propre voix.

Mettant en mouvement bras et jambes, il commença par décrire un grand cercle autour du véhicule, sans cesser de jeter des regards fascinés sur son occupant mort, s’accoutumant peu à peu à la réalité de cette présence. Il inspira profondément, expira de même, cependant que ses battements de cœur retrouvaient un rythme normal et que, progressivement, le rugissement dans ses oreilles s’estompait.

Pour finir, il s’assit à même le sol meuble de la forêt, adossé au métal glacé de la portière, sur le flanc gauche de la jeep. Comme il tremblait, il dut se servir de ses deux mains pour remettre le cran de sûreté de son revolver et le ranger dans son étui. Puis il sortit sa gourde et but à longues et lentes goulées. Il aurait aimé avoir quelque chose de plus fort mais se contenta de cette eau dont le goût avait, pour l’heure, la vague douceur de l’existence.

Il faisait nuit noire à présent, une nuit froide qui le glaçait jusqu’aux os. Il n’en fallut pas moins à Gordon un certain temps pour se rendre à l’évidence. Il n’avait pas la plus petite chance de découvrir le repaire des voleurs maintenant que, sur la foi d’indices trompeurs, il s’était engagé aussi loin dans les ténèbres. La jeep lui offrait une forme d’abri bien supérieure à tout ce qu’il devinait autour de lui.

Il se releva et posa la main sur la poignée de la portière, retrouvant, sous ses doigts, le souvenir d’un geste qui avait été une seconde nature pour deux cents millions de ses compatriotes et qui, au bout d’un moment qui parut s’éterniser, finit par obliger la serrure à céder. La portière émit un grincement rauque tandis qu’il exerçait sur elle une ultime et violente traction, la contraignant à s’ouvrir. Puis il se glissa sur le vinyle craquelé du siège et inspecta l’intérieur du véhicule.

Il s’agissait d’un de ces modèles avec le volant à droite que l’administration des postes avait utilisés pendant le il-était-une-fois d’avant la guerre Apocalyptique. Le facteur mort, ou du moins ce qui en restait, était tassé à l’autre bout de la banquette. Gordon évita pour l’heure de regarder dans sa direction. L’arrière de la jeep était presque entièrement occupé par des sacs de toile. Il en émanait une odeur de vieux papiers qui remplissait l’habitacle exigu jusqu’à masquer celle, diffuse, que se bornaient à dégager encore les restes momifiés.

Gordon poussa un juron d’espoir en apercevant une flasque de métal dans le fourre-tout. Il s’en empara. Il y avait du liquide à l’intérieur. Pour qu’il ne se fût pas évaporé en seize années ou plus, il fallait que ce flacon eût été solidement fermé. Pestant comme un diable, il s’escrima sur le bouchon, tenta d’en débloquer le pas de vis en le frappant contre la portière, puis l’actionna en vain à nouveau.

La frustration lui faisait venir les larmes aux yeux ; enfin il sentit la capsule bouger. Tout de suite après, la récompense arriva : un tour de vis récalcitrant et laborieux, puis l’arôme troublant et presque oublié du whisky.

Peut-être ai-je été sage après tout.

Peut-être y a-t-il un Dieu pour veiller sur moi.

Il prit une première lampée, toussa lorsque le brasier délicieux entama sa descente. Après deux autres gorgées, il tomba à la renverse sur le siège, le souffle fondu en un long soupir.

Comme il n’avait toujours pas assez de cœur au ventre pour se résoudre à dépouiller le squelette de la veste grossière qui flottait sur les maigres épaules, il saisit les sacs – tous marqués d’un grand U.S. postal service en lettres noires – et les entassa autour de lui. Laissant la portière légèrement entrouverte pour permettre à l’air pur de la montagne de pénétrer dans l’habitacle, il s’enfouit avec la flasque sous sa couette improvisée.

Au bout d’un moment, il fut prêt à lever les yeux vers son hôte et contempla le drapeau américain cousu sur l’épaule du défunt fonctionnaire. Il dévissa de nouveau le flacon et, cette fois, le tendit vers la forme encapuchonnée.

— Vous pouvez ne pas me croire, monsieur le facteur, mais j’ai toujours pensé que vous autres, dans les postes, vous nous offriez un service efficace en toute intégrité. Bien sûr, les gens vous chargeaient de tous les défauts du monde mais je sais que vous étiez loin d’avoir la tâche facile. J’ai toujours été fier de vous, même avant la guerre. Mais ça, facteur – il brandit la flasque – ça va au-delà de tout ce que j’aurais pu espérer ! Je n’aurai pas payé mes impôts en vain.

Et il but, en l’honneur du facteur, toussa un peu mais n’en apprécia pas moins le merveilleux soleil intérieur de l’alcool.

Il s’enfonça plus profondément entre les sacs postaux et contempla la veste de cuir dont les bras pendaient mollement sur le squelette de son voisin, avec un angle anormal. Il se sentit assailli par une poignante mélancolie, quelque chose comme le mal du pays. La jeep, ce fidèle symbole de la transmission du courrier, l’écusson brodé de rayures et d’étoiles… tout cela lui rappelait le confort, l’innocence, la coopération, une simplicité de l’existence qui permettait à des millions d’hommes et de femmes de vivre dans la sérénité, de sourire ou de râler selon leur humeur, d’être tolérants les uns envers les autres… et d’espérer devenir meilleurs au fil du temps.

Gordon aujourd’hui s’était attendu à tuer, à tuer et à se faire tuer. À présent, il était heureux d’en avoir été détourné. Ces brutes l’avaient traité de froussard, avaient menacé de le tirer comme un lapin et laissé sans la moindre chance d’échapper à la mort. Mais il jouissait à présent du rare privilège de les appeler ses compatriotes, sans qu’ils dussent jamais être au courant, et de leur accorder généreusement le choix de vivre leur vie comme ils l’entendaient.

Puis il se laissa glisser dans le sommeil et accueillit en lui le reflux d’un certain optimisme, même si ce sentiment était, en la circonstance, un stupide anachronisme. Il s’endormit, drapé dans le duvet réconfortant de son sens de l’honneur, et passa le restant de la nuit à rêver de mondes parallèles.

2

La neige et la cendre couvraient les branches brisées d’un très vieil arbre à l’écorce calcinée. Il n’était pas mort, du moins pas tout à fait, pas encore. Çà et là, de minuscules pointes de vert luttaient pour émerger à l’air libre, mais elles s’y prenaient mal. La fin n’était pas loin.

Une ombre s’élargit au-dessus des congères et un être vivant s’y posa, une créature des airs, vieille, blessée, aussi près de mourir que son compagnon végétal.

Les ailes pendantes, elle entreprit péniblement de se construire un nid, un lieu où attendre sa fin. Branche après branche, elle rassembla le bois mort, épars sur le sol, en fit un tas de plus en plus haut. C’était évident : il ne s’agissait pas d’un nid.

C’était un bûcher.

L’oiseau mourant et qui perdait abondamment son sang s’installa au sommet de son édifice et entonna le plus doux chant qu’on eût jamais entendu. Un éclat rougeoya et grandit dans l’enchevêtrement des branches, noya bientôt la bête dans un halo de pourpre incandescent. Des flammes bleues s’élancèrent vers les nues.

Et l’arbre parut répondre. Il ploya vers la chaleur ses ramures déchiquetées et chenues, tel un vieillard tendant ses mains au feu. La neige qui les recouvrait frémit et fondit, les taches de vert s’élargirent et répandirent dans l’air un parfum de renouveau.

Ce n’était pas la résurrection de la créature du bûcher. Non, et même, dans son sommeil, Gordon en fut surpris. Le grand oiseau s’était entièrement consumé ; il n’en restait qu’un petit tas d’os grisâtres.

Mais l’arbre était en fleur, et de ses branches naissaient des objets vagues, qui se déployaient et partaient à la dérive.

Gordon, émerveillé, les suivait du regard lorsqu’il s’aperçut que c’étaient des ballons, des avions, des fusées. Des rêves.

Ils se dispersèrent dans toutes les directions et le ciel fut soudain tout rempli d’espoir.

3

Délaissant momentanément la poursuite d’improbables geais bleus, l’un de leurs grands cousins du Canada se laissa choir avec un bruit sourd sur le capot de la jeep. Il poussa deux cris, l’un pour affirmer ses droits territoriaux, l’autre simplement pour le plaisir, puis il commença de fouiller du bec l’épaisse couche de détritus qui s’était accumulée sur le véhicule.

Gordon se réveilla au bruit des coups irrégulièrement frappés non loin de lui. Il leva les yeux encore embués de sommeil et découvrit en gros plan, à travers la vitre maculée de poussière, la masse grise de l’oiseau. Le pare-brise, le volant, l’odeur de papier et de métal, tout cela lui parut être le prolongement d’un rêve. Le rêve le plus frappant qu’il eût fait depuis bien des nuits, une vision des jours enfuis, celle d’un monde qu’il avait connu avant-guerre. Il se redressa et resta un moment assis, légèrement étourdi, passant au crible ses sensations tandis que les images du songe s’effilochaient et dérivaient hors de sa portée.

Puis il se frotta les yeux et entreprit de faire le point sur sa situation.

S’il n’avait pas laissé derrière lui une piste digne d’un éléphant, il avait toutes les raisons de se croire en sécurité. Que le whisky fût resté intact seize années durant signifiait à l’évidence que ses agresseurs n’étaient pas des chasseurs acharnés. Ils avaient leurs petites habitudes, leurs trouées préférées pour poser leurs lacets, et ils ne s’étaient jamais donné la peine d’explorer à fond le coin de montagne où ils avaient établi leur repaire.

Gordon se sentait la tête un peu lourde. La guerre avait éclaté alors qu’âgé de dix-huit ans il entamait sa seconde année d’université ; depuis, les circonstances de la vie ne lui avaient pas fourni tellement d’occasions pour apprendre à tenir l’alcool. Venues par-dessus l’étourdissante série de chocs émotionnels et de réactions nerveuses de la veille, ces quatre gorgées de whisky se traduisaient ce matin par l’impression désagréable d’avoir la bouche remplie de coton hydrophile et par un picotement pénible dans les yeux.

Il regrettait plus que jamais la perte de ces petits riens qui lui avaient permis d’introduire un confort relatif dans son existence de voyageur. Plus de thé pour commencer la journée. Plus de gant de toilette humide à se passer sur le visage. Plus de viande séchée à mâchonner en guise de petit déjeuner. Plus de brosse à dents.

Gordon s’efforça néanmoins de prendre les choses avec philosophie. Après tout, n’était-il pas toujours en vie ? Mais il ne pouvait se débarrasser de l’impression tenace que viendrait un moment où chacun des objets qui lui avaient été dérobés lui apparaîtrait comme « celui dont il ne pouvait se passer à aucun prix ».

Avec un peu de chance, le compteur Geiger ne ferait pas partie de cette catégorie. La radioactivité avait joué un rôle déterminant dans la décision qu’il avait prise de quitter le Dakota et d’orienter désormais ses pas vers l’ouest. Il en avait eu vite assez, dans ses pérégrinations, d’être toujours l’esclave de son précieux compteur, et de vivre dans la crainte qu’il ne tombât en panne ou ne lui fût volé. Des rumeurs prétendaient que les retombées les plus nocives avaient épargné la côte ouest ; en revanche celle-ci était sujette aux épidémies – toujours d’après les rumeurs – qui ravageaient le continent asiatique et que lui apportaient les vents du Pacifique.

C’était tout à fait caractéristique de cette drôle de guerre. Inconsistante, chaotique, elle avait pris fin bien avant qu’on en arrivât à cette conflagration planétaire que tout un chacun prévoyait. Les choses n’avaient pas tardé à prendre l’allure d’une rapide succession de catastrophes sur une échelle restreinte. Et le fait est que chacun des désastres qui survenaient, pris isolément, n’aurait vraisemblablement pas mis en péril la survie de l’humanité.

La « guerre scientifique » qui s’était tout d’abord déroulée sur mer et dans l’espace n’aurait rien eu de terrible si elle s’était limitée à ces seuls terrains et si elle n’avait pas débordé sur les cinq continents.

Nulle part au monde les maladies ne s’étaient répandues avec la même ampleur que dans l’hémisphère oriental où les chefs ennemis avaient perdu le contrôle de leur armement, tombé aux mains des masses. Ces épidémies auraient du reste fait peu de victimes en Amérique si les zones touchées par les retombées n’avaient vomi des torrents de réfugiés qui avaient balayé en un éclair le fragile édifice des services médicaux.

De même, la famine aurait peut-être été maîtrisée si les communautés paniquées n’avaient bloqué le rail et la route pour tenter de faire obstacle à la progression des germes.

Quant à la vieille peur de l’atome, elle pouvait refleurir… On avait constaté que seule une minuscule fraction de l’arsenal nucléaire mondial avait eu le temps d’être utilisée avant que le Renouveau Slave ne s’effondrât, miné de l’intérieur, et que le monde apprît, contre toute attente, la victoire de l’Occident. Ces quelques vingtaines de bombes échangées s’étaient révélées suffisantes pour déclencher l’Hiver de Trois Ans, mais il en aurait fallu bien plus pour une longue nuit d’un siècle qui eût envoyé l’humanité rejoindre les dinosaures. Plusieurs semaines durant, on avait eu le sentiment qu’un frein miraculeux avait sauvé la planète.

C’est ce qu’on s’était dit. Et, de fait, même la combinaison d’une poignée de bombes, de quelques microbes et de trois maigres moissons consécutives n’aurait pu matériellement abattre une grande nation, et moins encore un monde.

Mais c’était sans compter avec une dernière plaie, un cancer qui avait comme rongé le pays de l’intérieur.

Sois maudit dans l’éternité, Nathan Holn, songea Gordon. D’un bout à l’autre du continent, précipité dans les ténèbres, cette malédiction était devenue une litanie.

Il repoussa les sacs de courrier. Insensible à l’air glacé du matin, il ouvrit la poche gauche de sa ceinture et en tira un petit paquet enveloppé dans une feuille d’aluminium, elle-même enduite de cire fondue.

Il s’agissait d’un cas d’urgence. Gordon aurait besoin d’énergie pour arriver à la fin de sa journée. Une douzaine de cubes de bouillon de bœuf : voilà tout ce qui lui restait à se mettre sous la dent, mais il allait devoir faire avec.

Comme il s’octroyait une gorgée d’eau pour faire passer le goût amer et salé du premier, il ouvrit d’un coup de pied la portière de la jeep, provoquant la chute de plusieurs sacs sur le sol gelé. Puis il se retourna et regarda le squelette emmitouflé à côté de lui : taciturne compagnon avec lequel il venait de passer la nuit.

— Monsieur le facteur, je vais vous donner l’équivalent d’une sépulture décente, autant qu’il me sera possible de creuser le sol à mains nues. Je sais que c’est dérisoire en comparaison de ce que vous m’avez offert mais je ne suis pas en mesure de vous proposer davantage.

Il tendit la main par-dessus ce qui restait de la maigre épaule de son voisin pour déverrouiller la porte, côté conducteur, puis il sortit de la jeep et en fit le tour, dérapant plus d’une fois sur les plaques de givre.

C’est heureux qu’il n’ait pas neigé cette nuit. À pareille altitude, le soleil tape si fort que, sous peu, le sol sera assez dégelé pour que je puisse commencer à creuser sa tombe.

La portière rouillée s’ouvrit à la première traction, quoique avec un horrible grincement ; le travail le plus délicat fut de récupérer le squelette comme il tombait en avant. Gordon se servit d’un sac postal préalablement vidé de son contenu. Il s’acquitta correctement de sa tâche et, quelques instants plus tard, déposa os et vêtements dans un ballot de toile sur le sol de la forêt.

L’excellent état de conservation de la dépouille mortelle du facteur le surprenait. La sécheresse du climat l’avait presque momifiée, permettant aux insectes charognards d’accomplir leur œuvre sans trop de dommage pour l’aspect extérieur. Le reste de la jeep semblait avoir été seize ans durant protégé de toute moisissure.

Gordon inspecta la tenue de l’employé des postes.

Tiens… pourquoi portait-il une chemise de cachemire sous sa veste ?

La chemise en question – jadis de couleurs franches mais présentement passée et maculée de taches – ne valait plus rien mais la veste de cuir était une véritable aubaine. Si elle n’était pas trop petite pour lui, elle augmenterait considérablement ses chances de survie.

Ce que le squelette avait aux pieds semblait vieux et fissuré de toute part, mais pouvait peut-être encore servir. Délicatement, Gordon vida l’une des chaussures de son macabre contenu et la plaça contre son propre pied.

Une pointure de trop peut-être. Mais pouvait-il se permettre de faire le difficile, chaussé, comme il l’était, de mocassins d’étape ?

Sans hâte ni énervement, Gordon disposa les ossements sur le sac postal et fut surpris lui-même de l’aisance avec laquelle il opérait. La nuit précédente avait consumé en lui toute trace de superstition. Seuls demeuraient un respect bonasse et une gratitude ironique envers le propriétaire des biens matériels qu’il comptait récupérer. Il secoua les vêtements en retenant sa respiration pour ne pas inhaler la poussière qu’ils dégageaient puis les suspendit à une branche de pondérosa pour les aérer. Ensuite, il revint à la jeep.

Ah, ah, se dit-il, voilà qui résout le mystère de la chemise ! Juste à côté de l’endroit où il avait dormi, il venait d’apercevoir une autre chemise, soigneusement pliée. Elle était du bleu réglementaire et portait, cousu en haut des manches, l’emblème de l’administration des Postes. Elle avait l’air presque neuve en dépit des années. Une pour être à l’aise et une pour se présenter devant ses supérieurs…

Gordon, étant gosse, avait connu des facteurs qui procédaient de même. Il en avait même connu un qui, par les torrides après-midi d’été, effectuait sa tournée en chemise hawaïenne bariolée. Le gars, il s’en souvenait bien, n’avait jamais refusé un verre de limonade fraîche. Gordon aurait aimé se rappeler son nom.

Frissonnant dans l’air glacé du petit matin, il enfila la chemise. Elle était à peine trop grande.

— Avec un peu de chance, je grossirai assez pour la remplir, marmonna-t-il.

À trente-quatre ans, il pesait beaucoup moins qu’à dix-sept !

La boîte à gants contenait une carte de l’Oregon qui remplacerait celle qu’il avait perdue. Puis, sans pouvoir réprimer un cri, il referma la main sur un petit cube de plastique transparent. Un scintillateur ! C’était bien mieux que son compteur Geiger. Chaque fois que des rayons gamma frappaient son noyau cristallin, le minuscule objet émettait de petits éclairs blancs. Et il marchait sans piles ! Gordon éleva l’objet à la hauteur de ses yeux et y vit quelques clignotements espacés, vraisemblablement dus au rayonnement cosmique. Hormis ces brèves lueurs, le cube était parfaitement limpide.

Qu’est-ce qu’un postier d’avant-guerre pouvait bien faire avec un gadget pareil ? se demanda-t-il sans trop s’attarder à cette pensée. Puis il fit disparaître l’objet dans la poche de son jean.

La boîte à gants contenait également une torche dont il n’y avait bien sûr rien à tirer ainsi qu’une masse informe qui avait dû être un paquet de fusées éclairantes.

La sacoche, évidemment ! À même le plancher, sous le siège du conducteur, Gordon venait de tomber sur l’indispensable complément de l’uniforme. Le cuir en était tout craquelé, racorni même par endroits, mais les courroies tinrent bon lorsqu’il la sortit de son logement, et les rabats sauraient encore protéger l’intérieur de la pluie.

C’était loin de remplacer son sac à dos perdu mais, comme le reste, cela valait mieux que rien. Il ouvrit l’un des compartiments de la sacoche et des paquets de vieilles lettres s’en échappèrent, s’éparpillant en petits tas distincts tandis que leurs bracelets élastiques desséchés se rompaient. Gordon en ramassa quelques-unes.

— Monsieur le maire de Bend, Oregon, à Monsieur le doyen de la faculté de médecine, université d’Eugene, Oregon, déclama-t-il, comme s’il jouait le rôle de Polonius. (Puis il passa en revue les autres adresses qui, toutes, lui donnèrent l’impression de pompeux archaïsmes.) Le docteur Franklin de la petite bourgade de Gilchrist fait parvenir – avec, en évidence sur l’enveloppe, la mention urgent – une missive d’une certaine épaisseur au directeur régional de l’approvisionnement sanitaire et médical… sans doute pour réclamer la priorité pour sa commande.

Le sourire sarcastique de Gordon ne tarda pas à se transformer en un rictus perplexe à mesure que les adresses défilaient sous ses yeux. Il y avait quelque chose d’anormal dans cette histoire.

Il avait compté se distraire à la lecture des offres publicitaires acheminées par routage et des mille et un potins dont les gens remplissaient leur correspondance avant-guerre. Mais, dans la sacoche, il ne semblait pas y avoir le moindre prospectus, et si la proportion du courrier entre particuliers restait appréciable, la plupart des enveloppes portaient l’en-tête d’un service officiel.

De toute manière, les circonstances ne se prêtaient guère au voyeurisme. Gordon ne garda qu’une douzaine de lettres, dont la lecture pourrait meubler ses soirées, et dont le verso vierge lui permettrait de tenir un nouveau journal.

Il évita de penser à son ancien carnet – seize années de notes jetées, jour après jour, de son écriture de pattes de mouche, et qui seraient vraisemblablement épluchées par un ex-agent de change devenu brigand. Son journal serait lu, Gordon en avait la certitude et, par conséquent, il serait préservé, tout comme les recueils de poésie qui ne l’avaient jamais quitté. Ou alors, il s’était totalement trompé sur la personnalité de Roger Septien.

Un jour, d’ailleurs, il reviendrait les récupérer.

Mais, pour l’heure, ce qui l’intriguait, c’était la présence, dans ce coin de montagne, à l’écart de toute piste, d’une fourgonnette de l’U.S. Postal Service…

Qui avait tué ce facteur ? Il eut un début de réponse lorsqu’il contourna le véhicule par l’arrière : à mi-hauteur sur le côté droit, la vitre du hayon s’ornait d’une série de petits trous… qui pouvaient résulter d’un tir groupé.

Le regard de Gordon se reporta sur le pondérosa. C’était bien ça : la chemise et la veste portaient la marque de deux balles qui les avaient transpercées en haut du dos.

Cette tentative de détournement ou de vol ne s’était pas produite avant-guerre. À l’époque, on ne s’était pratiquement jamais attaqué à des facteurs, même durant les émeutes qui avaient couronné la grande crise, sur la fin des années 80, juste avant « l’âge d’or » de la décennie suivante.

D’autre part, la disparition d’un véhicule des postes eût immédiatement donné lieu à des recherches qui eussent été poursuivies jusqu’à ce qu’on l’eût retrouvé.

L’agression était donc nécessairement postérieure à la guerre d’une semaine. Mais pourquoi diable un facteur s’était-il aventuré seul dans la cambrousse après que les États-Unis d’Amérique avaient cessé d’exister ? Et combien de temps après ?

Le gars avait probablement réussi à se tirer d’une embuscade et avait cherché à échapper à ses assaillants en prenant des routes secondaires et des pistes d’exploitation forestière. Peut-être ne s’était-il pas rendu compte de la gravité de ses blessures… à moins qu’il n’eût simplement cédé à la panique.

Mais Gordon soupçonnait un autre motif au slalom du facteur dans les taillis et qui l’avait emmené se perdre au plus profond des bois.

— Il a voulu protéger le courrier, souffla-t-il. Il a pesé le peu de chances qu’il avait de trouver du secours sur la route contre le gros risque d’y mourir et d’exposer sa jeep au pillage… et il a choisi de cacher les lettres plutôt que de tenter de sauver sa peau.

C’était donc un authentique postier d’après-guerre ; un héros du crépuscule vacillant de la civilisation. Gordon laissa en lui remonter du passé les fiers serments de la ballade du facteur… Ni grésil, ni « Viens voir ! »… Qu’il y ait eu de tels hommes pour faire de si grands efforts à seule fin de préserver la flamme le laissa songeur.

La présence des lettres officielles trouvait là son explication, ainsi que l’absence de paperasse publicitaire. Il ne s’était pas rendu compte, alors, qu’un semblant de normalité avait subsisté pendant si longtemps. Évidemment, un jeune homme recruté par la milice à l’âge de dix-sept ans n’avait guère eu l’occasion de voir les choses sous leur aspect normal. Les débordements de la foule et les pillages de règle dans les principaux centres de distribution avaient tenu les forces de l’ordre sur le pied de guerre, une guerre d’usure que la milice avait fini par perdre en se dissolvant dans les remous qu’elle avait été chargée de mater. Si, ailleurs, durant ces mois d’horreur, des hommes et des femmes avaient eu un comportement digne d’êtres humains, Gordon n’en avait en tout cas jamais été témoin.

Le sacrifice courageux et solitaire du facteur ne faisait que l’enfoncer dans ses idées noires. L’épopée de la lutte contre les forces du chaos, menée par des maires, des professeurs d’université et des facteurs, avait un parfum de et si… trop poignant pour qu’il pût supporter d’y songer plus longtemps.

Le hayon s’ouvrit à contrecœur, après quelques secousses. En déplaçant les sacs, Gordon découvrit la casquette du postier avec son insigne terni, une gamelle vide, et, sur l’un des caissons de roue, sous l’épaisse couche de poussière qui s’y était déposée, une bonne paire de lunettes de soleil.

Il trouva aussi une petite pelle, qui avait dû servir à tirer la jeep des ornières de bien des pistes et qui, maintenant, serait utile pour enterrer son conducteur.

Enfin, juste derrière les sièges, Gordon tomba sur une guitare littéralement broyée par les lourds sacs postaux. Une balle de gros calibre s’était également occupée de lui rompre le manche. À côté, un grand sac de plastique jaune contenait une bonne livre de plantes desséchées dont émanait une puissante odeur poivrée. Les souvenirs de Gordon n’étaient pas assez estompés pour qu’il manquât de reconnaître l’arôme de la marijuana.

Jusqu’alors, il s’était représenté le facteur comme un homme entre deux âges, au crâne dégarni : l’Américain moyen. Il rectifiait maintenant cette image et la recomposait : l’homme devait être comme lui ; un corps sec et nerveux, la barbe, et une perpétuelle expression d’étonnement qui semblait vous dire : Whaou ! C’est pas vrai !

Un néo-hippy, peut-être… un type de cette génération qui avait à peine commencé de fleurir lorsque la guerre l’avait soufflée, comme elle avait soufflé tout ce qu’il y avait d’optimisme dans ce monde… un néo-hippy mort pour protéger le courrier du système. Gordon ne voyait rien là de surprenant. Il avait eu des amis dans le mouvement, des types sincères, quoiqu’un peu bizarres.

Il récupéra les cordes de l’instrument et, pour la première fois de la matinée, se sentit vaguement coupable.

Le facteur n’avait même pas emporté une arme dans sa mission. Gordon se souvenait avoir lu quelque part que, pendant la guerre de Sécession, les postes avaient continué d’assurer leur service entre les lignes ennemies. Peut-être ce type avait-il eu foi dans le respect de ses compatriotes pour la tradition.

Mais l’Amérique post-apocalyptique avait oublié toute tradition et ne connaissait plus que les lois de la survie. Au cours de ses voyages, Gordon avait été recueilli par maintes communautés isolées ; celles-ci n’agissaient pas autrement que celles qui en usaient ainsi avec les ménestrels du Moyen Âge. Certaines étaient totalement dominées par la paranoïa sous toutes ses formes. Même dans les rares cas où on lui avait manifesté des sentiments réellement amicaux, où des gens avaient pris à cœur de bien recevoir un étranger, il n’avait jamais manqué de repartir le plus rapidement possible. Chacun de ses séjours finissait par provoquer en lui le même rêve : des roues qui tournaient et des objets qui passaient dans le ciel.

Le soleil était déjà haut. Les découvertes de Gordon dans la jeep lui redonnaient de bonnes chances de survie et il pouvait se dispenser d’aller affronter les bandits. Plus vite il franchirait la passe, mieux il se porterait.

Dans l’immédiat, tout ce qu’il souhaitait, c’était de trouver un ruisseau correct où il pût pêcher une truite ; de quoi se remplir l’estomac.

Toutefois, une dernière chose restait encore à faire. Il empoigna la pelle.

Faim ou pas, tu dois bien ça à ce mec.

Il laissa errer son regard à la recherche d’un coin abrité où la terre serait plus facile à creuser, et d’où l’on aurait une belle vue.

4

… N’aie point de crainte, Macbeth, m’ont-elles dit, jusqu’à ce que la forêt de Birnam parvienne à Dunsinane, et maintenant voilà qu’une forêt vient vers Dunsinane.

Aux armes ! Aux armes ! Qu’on aille quérir ses armes ! Si c’est là ce dont parlaient les trois sorcières… cette monstruosité qui vers nous s’avance… nous n’avons nul moyen de fuir ou de nous cacher !

Gordon étreignit le pommeau de son épée – on l’avait bricolée en clouant du fer blanc de récupération sur une planche découpée – puis il fit un geste à l’intention d’un invisible lieutenant.

— Ah, je commence à être las du soleil et je voudrais que le monde fût défait !

Que l’on sonne l’alarme ! Soufflez, vents ! Survenez, naufrages ! Qu’au moins nous mourions notre armure sur le dos !

Gordon redressa les épaules et, brandissant sa lame, fit sortir Macbeth de scène à la rencontre de son destin.

Lorsqu’il ne fut plus directement dans la lumière du demi-cercle de lanternes, il pivota sur lui-même afin de jeter un coup d’œil sur ses spectateurs. Les représentations précédentes leur avaient beaucoup plu mais il se demandait si cette version de Macbeth, bâtarde et réduite à un seul acteur, ne leur était pas passée au-dessus de la tête.

Toutefois, l’instant qui suivit sa sortie, d’enthousiastes applaudissements crépitèrent, orchestrés par Mme Adele Thompson qui présidait aux destinées de la petite communauté. Les adultes l’acclamaient en sifflant et en tapant des pieds. Les jeunes frappaient maladroitement dans leurs mains, les adolescents gardaient les yeux rivés sur leurs aînés pour tenter de saisir le même rythme, comme si c’était la première fois qu’ils participaient à une cérémonie de ce genre.

De toute évidence, ils avaient apprécié sa version abrégée de la tragédie. Gordon poussa un soupir de soulagement. À vrai dire, certaines coupes sombres dans le texte ne provenaient pas tant du souci de raccourcir la pièce que du souvenir défectueux qu’il avait de l’original. Voilà presque dix ans qu’il n’avait pas eu ce texte entre les mains, et encore, à l’état de fragment à demi calciné, récupéré dans les ruines d’une bibliothèque incendiée.

Il était néanmoins certain des derniers vers du monologue. Jamais il ne pourrait oublier cette histoire de vents et de naufrages.

Il retourna saluer son public et, souriant, s’avança sur le devant de la scène… un plancher fixé sur le pont de graissage de ce qui, jadis, avait été l’unique station-service de la minuscule bourgade de Pine View.

La faim et la solitude l’avaient amené à miser sur la persistance des sentiments hospitaliers dans ce village de montagne aux champs ceinturés de clôtures et aux épais murs de rondins. Et le coup de dé s’était révélé payant au-delà de toute espérance. L’échange d’une série de représentations contre le gîte et le couvert, plus quelques provisions pour la route s’était vu voté à une confortable majorité d’électeurs adultes et le succès qu’il remportait maintenant ne faisait qu’entériner l’affaire.

— Bravo ! Magnifique ! lançait Mme Thompson, debout au premier rang.

Sèche et couronnée de cheveux blancs, elle était encore robuste et n’épargnait pas ses forces pour encourager la quarantaine de citoyens de Pine View, y compris les gosses, à manifester leur enthousiasme. Gordon y répondit par une révérence encore plus profonde.

Bien sûr, son spectacle avait été d’une médiocrité affligeante mais il était probablement la seule personne à plus de cent kilomètres à la ronde qui eût, dans le temps, mis les pieds sur une scène de théâtre. L’Amérique était redevenue un pays de péquenots et, à l’instar de ses prédécesseurs dans la profession de saltimbanque, Gordon avait appris la valeur des gros effets.

— Extraordinaire. Il n’y a pas d’autre mot ! lui dit Mme Thompson comme ils se joignaient aux villageois qui convergeaient vers le buffet : une longue table collée contre le mur du fond.

Les enfants les plus grands faisaient déjà cercle autour de lui, les yeux ronds d’émerveillement.

Pine View était une communauté assez prospère comparée aux bourgades des plaines et des montagnes qui crevaient littéralement de faim. Certes, il y avait toute une tranche d’âge qui n’était pratiquement pas représentée à cause du bond dévastateur de la mortalité infantile, durant l’Hiver des Trois Ans, mais Gordon remarqua néanmoins une honnête proportion d’adolescents, des hommes et des femmes encore jeunes et même une poignée de vieillards qui devaient avoir largement dépassé l’âge mûr lorsque l’Apocalypse s’était déchaînée.

Ils ont dû se battre pour sauver tout le monde. Le cas ne s’était que rarement produit mais Gordon en avait, çà et là, constaté les résultats.

Partout, la trace de ces années demeurait sensible. Dans ces visages qui portaient encore les stigmates des épidémies ou, gravées au burin dans leurs traits, les horreurs de la famine et de la guerre. Un homme et deux femmes étaient amputés, un autre n’y voyait que de l’œil gauche, le droit étant noyé dans une nébuleuse cataracte.

Il s’était habitué à ce genre de spectacle… du moins superficiellement. Il gratifia son hôtesse d’un hochement de tête reconnaissant.

— Je vous remercie, madame Thompson. J’apprécie les compliments lorsqu’ils me viennent d’un critique perspicace tel que vous. Je suis heureux que vous ayez apprécié mon spectacle.

— Je suis sérieuse, insista la matriarche, comme si Gordon s’était modestement récrié. Il y a des années que je n’avais connu un tel ravissement. Cette tirade finale de Macbeth m’a fait courir des frissons tout le long du dos ! Je regrette seulement de n’avoir pas regardé cette pièce à la télévision lorsque c’était encore possible. Il faut dire que je n’aurais jamais cru que c’était si bien ! Et ce discours inspiré que vous nous avez récité tout à l’heure… celui d’Abraham Lincoln. Vous savez, au début, nous avons essayé de redémarrer une école ici, mais ça n’a pas marché. Nous avions besoin de tous les bras, y compris de ceux des gosses. Mais ce discours m’a donné à penser. Nous avons réussi à mettre de côté quelques vieux livres. Peut-être le moment est-il venu de refaire une tentative…

Gordon acquiesça poliment d’un signe de tête. Le syndrome ne lui était pas inconnu… C’était le meilleur accueil qu’il pouvait attendre parmi ceux qu’il avait appris à connaître tout au long de ces années d’errance. Le meilleur, mais aussi celui dont la tristesse restait la plus poignante. Il ne pouvait s’empêcher de se considérer comme un charlatan chaque fois que ses spectacles suscitaient d’irrépressibles bouffées d’espoir chez ces quelques braves gens, rescapés d’un autre âge et chez qui il réveillait le souvenir de jours meilleurs… À sa connaissance, l’espoir n’avait jamais manqué de retomber au bout de quelques semaines, au mieux d’un mois ou deux.

Il fallait croire que les semences de la civilisation avaient besoin, pour germer, de beaucoup plus que la nostalgie et la bonne volonté d’anciens lycéens sur le retour. Gordon s’était souvent demandé si le miracle n’attendait pas, pour éclore, d’être suscité par le juste symbole… par la mise en œuvre de l’idée adéquate… Il devait s’avouer que, quel qu’en fût le succès, ses petites saynètes n’étaient pas la clé du problème ; elles pouvaient certes faire jaillir une étincelle – et encore… de loin en loin – mais elles n’allumaient jamais que des feux de paille. Il n’avait rien d’un messie ambulant. Le genre de mythes qu’il colportait n’étaient pas le moteur ad hoc pour triompher de l’inertie d’une époque barbare.

Le monde continue de tourner et, bientôt, le dernier survivant de l’ancienne génération l’aura quitté. Le continent sera aux mains de tribus éparpillées. Peut-être, dans un millier d’années, la grande aventure recommencera-t-elle mais, d’ici là...

Gordon fut épargné par la douleur d’entendre Mme Thompson exposer plus avant ses projets dont la réalisation était tristement improbable. La foule se fendit pour laisser parvenir jusqu’à eux un petit bout de femme noire aux cheveux d’argent, dont la peau parcheminée semblait tendue directement sur les os, et qui s’empara du bras de Gordon dans un geste aussi ferme qu’affectueux.

— Ce n’est pas raisonnable, Adele, dit-elle au chef de clan. M. Krantz ne s’est rien mis sous la dent depuis midi. À mon sens, si nous voulons qu’il soit capable de nous donner une nouvelle représentation demain soir, mieux vaudrait que nous songions à le nourrir, pas vrai ?

Elle lui secoua vigoureusement le bras et parut en retirer la conviction qu’il était sous-alimenté… conviction qu’il n’aurait contredite sous aucun prétexte, vu le fumet des préparations qui venait dans sa direction.

Mme Thompson gratifia sa contemporaine d’un regard empli d’une patiente indulgence.

— Évidemment, Patricia, dit-elle, puis elle se tourna vers Gordon : Nous reprendrons cette conversation plus tard, voulez-vous ? Lorsque Mme Howlett vous aura quelque peu remplumé.

Son sourire et ses yeux pétillants n’étaient pas sans montrer une ironie pleine de finesse, et Gordon s’aperçut qu’Adele Thompson remontait dans son estime. À coup sûr, elle n’était pas du genre à s’en laisser conter.

Mme Howlett le guida dans la foule. Gordon distribua signes de tête et sourires tandis que des mains se tendaient pour lui toucher la manche. Des yeux écarquillés suivaient ses moindres gestes.

La faim m’aura rendu meilleur acteur. Je n’ai jamais eu un public avec de si bonnes réactions. Qu’est-ce que j’ai bien pu faire pour les mettre dans cet état ?

Parmi ceux qui se bousculaient au bord de la longue table pour le dévorer du regard, il remarqua une jeune femme à peine plus grande que Mme Howlett, avec des yeux en amande, pareils à des lacs insondables, et des cheveux du plus beau noir que Gordon se souvînt d’avoir jamais vu. À deux reprises, elle se retourna pour donner une tape sur la main d’un enfant qui tentait d’attirer l’attention de l’honorable invité. Chaque fois, son regard rencontra prestement celui de Gordon, et elle sourit.

À ses côtés, un fort et grand jeune homme caressait machinalement sa barbe aux reflets roux ; il contemplait Gordon avec un air bizarre… et il y avait dans ses yeux comme une résignation désespérée. Ce fut à peine si Gordon disposa d’une minute pour faire le rapport entre l’homme et la femme car, déjà, Mme Howlett l’entraînait jusque devant la jolie brunette.

— Abby, dit-elle, prends une assiette et sers à M. Krantz un échantillon de tout ce que nous avons à lui offrir. Comme ça, il pourra choisir… pour se resservir. C’est moi qui ai fait la tourte aux mûres, monsieur Krantz.

Bien que la tête commençât de lui tourner, Gordon prit note de penser à redemander de la tourte aux mûres. Il avait quelque difficulté à se concentrer sur les bonnes manières. Cela faisait des années qu’il n’avait vu ou humé quelque chose d’approchant. Les odeurs le ravissaient, le soustrayant aux regards déconcertants et aux caresses que chacun lui prodiguait.

Il y avait une grosse dinde truffée, toute grésillante encore de son séjour sur la broche. Un énorme saladier fumant de pommes de terre bouillies, garnies de pemmican mariné dans la bière, d’oignons et de carottes, constituait le plat de résistance. Et, au bout de la table, Gordon vit une autre jatte pleine à ras bord d’une recette locale à base de jus de pomme. Il y avait encore un tonneau de flocons de pomme déshydratés. Avant de repartir, se dit Gordon, il va falloir que je négocie une petite provision de ce truc.

Tout en poursuivant avec passion son inventaire, il s’empressa de tendre son assiette. Abby la prit sans le quitter des yeux.

Le grand rouquin à la mine soucieuse grogna quelque chose d’incompréhensible et ses deux paluches vinrent se nouer sur la main droite de Gordon. Celui-ci eut un mouvement de recul mais le gaillard taciturne ne lâcha pas prise avant d’avoir obtenu de lui une franche poignée de main.

L’homme grogna de nouveau quelque chose, mais trop bas pour que ce fût audible, hocha la tête et le lâcha enfin. Puis il se pencha pour déposer un baiser rapide sur le front de la brunette avant de s’éloigner à grands pas, les yeux rivés à terre.

Gordon resta bouche bée. Quelque chose m’aurait-il échappé ? Il avait la nette impression qu’un événement venait de se produire et que celui-ci lui était passé au-dessus de la tête.

— C’était Michael, le mari d’Abby, lui expliqua Mme Howlett. Il est obligé de nous quitter pour aller relever Edward à la surveillance des pièges mais il ne voulait pas partir avant d’avoir vu votre spectacle. Quand il était petit, on ne pouvait le décrocher de la télé lorsqu’il y avait des pièces de théâtre…

Le fumet qui montait de son assiette et lui agaçait les narines achevait d’attirer Gordon dans le vertige de la faim. Abby rougit puis sourit lorsqu’il la remercia.

— Vous aurez l’occasion de parler plus tard avec Abby, lui dit Mme Howlett en l’entraînant vers une pile de vieux pneus pour qu’il pût s’asseoir. C’est le moment de manger… et d’y prendre plaisir.

Gordon n’allait pas se le faire dire deux fois. Il s’attaqua à son repas. Les gens continuaient de satisfaire leur curiosité et le regardaient sans plus de gêne ; la vieille dame noire débitait toujours son bavardage.

— C’est bon, n’est-ce pas ? Ne faites pas attention à nous. Restez assis, et mangez. Lorsque vous serez rassasié, et que vous vous sentirez de nouveau en forme pour parler, je crois que nous serions tous heureux de vous entendre raconter, une fois de plus, comment vous êtes devenu facteur.

Gordon leva les yeux et rencontra au-dessus de lui un demi-cercle de visages suspendus à ses lèvres. Il s’empressa de boire une gorgée de bière pour apaiser la brûlure des pommes de terre trop chaudes.

— Je ne suis qu’un voyageur, dit-il entre deux bouchées à son auditoire et la main déjà sur la cuisse de dinde qu’on lui avait servie. Il n’y a pas grand-chose à raconter sur la façon dont j’ai hérité de cette sacoche et de cet uniforme.

Il s’en fichait pas mal qu’on le regardât, qu’on le touchât, ou même qu’on lui parlât, du moment qu’on le laissait manger !

Mme Howlett resta quelques minutes à le contempler en silence puis, incapable de se retenir plus longtemps, rouvrit son moulin à paroles.

— Vous savez, quand j’étais petite fille, on ne manquait jamais, chez nous, d’offrir du lait et des gâteaux secs au facteur. Et, la veille du Nouvel An, mon père lui laissait un petit verre de whisky sur la barrière. Papa nous récitait d’ailleurs souvent ce poème qui commence comme ça : « Sous le grésil et dans la boue, par temps de guerre et au cœur des fléaux, malgré les brigands et la nuit noire… »

Gordon crut s’étouffer sur une bouchée qui, soudain, refusa de passer. Il toussa et leva les yeux pour voir si la vieille dame n’avait pas délibérément modifié les paroles de la ballade. Mais non, et il sentit miroiter au fond de son esprit comme une lueur née de l’accidentelle et fantastique justesse de ce faux souvenir.

La lueur s’éteignit tout à fait lorsqu’il planta les dents au cœur de la chair croustillante de la volaille. Toute volonté d’analyser plus avant l’idée de Mme Howlett lui manqua.

— Notre facteur aussi nous chantait ça ! (Celui qui venait d’intervenir dans la conversation présentait l’apparence incongrue d’un géant aux longs cheveux bruns et à la barbe semée de fils d’argent. Son regard se voila à l’évocation de ces temps enfuis.) Le samedi, lorsque nous étions rentrés de l’école, nous l’entendions arriver avant même qu’il ait tourné le coin de la rue. C’était un Noir, bien plus noir que Mme Howlett ou que Jim Horion, le gars, là-bas, près de la table. Et sa voix, vous ne pouvez pas vous imaginer comme elle était belle ! Je crois que c’est ce qui lui avait permis de décrocher cet emploi. Il m’apportait les flammes postales dont je faisais collection. Il sonnait pour me les remettre à moi, et à personne d’autre.

La voix de l’homme s’était réduite à un murmure plein d’émotion et de respect.

— Quand j’étais petite, notre facteur se contentait de siffler pendant sa tournée, dit une femme d’âge mûr au visage creusé de rides. (Son ton trahissait une certaine déception.) Mais il était tout de même très chouette. Quelques années plus tard, un soir, en revenant du travail, j’ai appris qu’un de nos voisins lui devait la vie sauve. Le facteur l’avait découvert mourant et il lui avait fait du bouche-à-bouche jusqu’à l’arrivée de l’ambulance.

Un oh ! admiratif monta du cercle des auditeurs, comme s’ils écoutaient les exploits d’un héros des temps anciens. Comme frappés de mutisme, les enfants ouvrirent plus grands leurs yeux et leurs oreilles.

Les récits n’en finissaient pas de s’embellir et de se surcharger de mille broderies. C’était du moins l’avis de Gordon qui leur prêtait encore attention en mangeant. Certaines anecdotes étaient trop tirées par les cheveux pour qu’il pût les croire.

Mme Howlett lui posa la main sur le genou.

— Dites-nous encore une fois comment vous êtes devenu facteur.

Gordon eut un haussement d’épaules vaguement désespéré.

— Je n’ai fait que trouver ses affaires ! s’écria-t-il la bouche pleine.

Assailli comme il l’était déjà par l’odeur de la nourriture, il avait peine à se défendre d’un sentiment de panique lorsqu’il les voyait resserrer leur cercle autour de lui. Toutefois, si ces villageois tenaient à auréoler, dans leurs souvenirs, ceux qu’ils avaient considérés jadis, au mieux, comme de vulgaires fonctionnaires au bas de l’échelle sociale, c’était leur affaire. Apparemment, ils établissaient un rapport entre le spectacle qu’il leur avait donné ce soir et les pauvres manifestations d’extraversion dont, étant gosses, ils avaient été témoins chez les employés qui assuraient la distribution du courrier. Il n’y trouvait rien à redire. Ils pouvaient penser ce qu’ils voulaient, aussi longtemps qu’ils n’en tiraient pas motif pour troubler son repas !

— Ah… (Il y en eut un bon nombre, dans l’assistance, pour se regarder d’un air entendu et hocher la tête comme si la réponse de Gordon avait eu quelque sens profond. Il entendit également ses propres paroles véhiculées comme par un écho vers ceux qui étaient à l’extérieur du cercle :) Il a trouvé les affaires du facteur… aussi en est-il naturellement venu à…

Sa réponse avait dû les satisfaire car il vit enfin la muraille humaine se dissoudre pour aller calmement faire la queue au buffet. Ce ne fut que beaucoup plus tard, en y réfléchissant, qu’il perçut le sens de ce qui s’était produit en ce lieu, sous l’abri de ce qui avait été autrefois une verrière et qui était à présent muré par des planches, dans la parcimonieuse clarté des lanternes, tandis qu’il se gavait de nourriture au risque d’en éclater.

5

… nous avons pu constater que notre hôpital disposait d’une abondante réserve de désinfectants et d’analgésiques de toute sorte. En revanche, nous a-t-on dit, de tels produits de première nécessité seraient en passe de manquer à Bend et dans les centres de transit du nord de l’État. Nous serions donc désireux d’échanger une partie de notre stock – ainsi que des barres de résine déionisante constituant le chargement d’un camion qui s’est trouvé abandonné sur le territoire de notre commune – contre mille doses de tétracycline, qui nous permettraient peut-être d’enrayer la progression vers l’est de la peste bubonique. En l’absence de tétracycline, nous pourrions nous rabattre sur une culture active de levure balomycinogène à la condition qu’on nous dépêche une personne compétente susceptible de nous expliquer comment la conserver.

Nous avons aussi désespérément besoin de…

Il avait fallu que le maire de Gilchrist fût doté d’une volonté peu commune pour parvenir à convaincre son comité d’urgence local de l’intérêt d’un tel marché. Les tendances à l’accumulationdans leur illogisme, et malgré l’obstacle qu’elles opposaient à toute forme de coopération – avaient joué un rôle majeur dans l’Effondrement. Qu’il y eût encore des gens dotés de bon sens au cours des deux premières années du chaos ne laissait pas de surprendre Gordon.

Il se frotta les yeux. La clarté dispensée par deux chandelles artisanales était peu propice à la lecture, mais il avait du mal à trouver le sommeil sur ce matelas trop moelleux… toutefois il eût préféré être pendu que de dormir par terre, après avoir si longtemps rêvé d’un tel lit dans une telle chambre.

Un peu plus tôt, il s’était senti presque mal. Toute la nourriture qu’il avait copieusement arrosée de la bière maison lui avait fait franchir la mince frontière entre la gaieté délirante et la détresse absolue. Sur la corde raide, il s’était senti vaciller et ne gardait de la fiesta qu’un souvenir brumeux. Ensuite, il avait basculé dans la douceur de la chambre qu’on lui avait préparée.

Là, une brosse à dents l’attendait sur la table de nuit, et une grande bassine remplie d’eau chaude.

Et du savon !

Il avait pris un bain et son estomac s’était rasséréné, tandis qu’une chaleur irradiante et pure se répandait sous sa peau.

Gordon sourit en découvrant, soigneusement disposé sur une chaise, son uniforme de postier lavé, repassé, presque comme neuf, maintenant qu’on en avait proprement recousu et reprisé les accrocs et les trous qu’il avait toujours négligés de réparer.

Il ne pouvait pas reprocher aux habitants de ce minuscule village d’avoir négligé de satisfaire le seul désir qui lui restât… quelque chose dont il manquait depuis trop longtemps d’ailleurs pour qu’il lui accordât encore une pensée. C’était suffisant. Il était presque au paradis.

À présent, étendu dans une cotonneuse béatitude entre deux draps qui, pour n’être plus très neufs, n’en étaient pas moins irréprochables, il se laissait nonchalamment aller au sommeil en lisant un exemplaire de la correspondance qu’avaient entretenue deux personnes mortes depuis des années.

Le maire de Gilchrist poursuivit ainsi :

Nous avons d’énormes difficultés avec des bandes locales de « survivalistes ». Par bonheur, la plupart de ces égoïstes forcenés sont trop paranoïaques pour se regrouper et ils se causent entre eux autant d’ennuis qu’ils nous en causent à nous. Toutefois, ils commencent à nous poser un véritable problème.

Notre substitut est régulièrement attaqué par des bandes d’hommes armés et vêtus de treillis provenant des surplus de l’armée. Nul doute que ces crétins le considèrent comme un « laquais des Russes » ou quelque chose de ce genre.

Ils ont entrepris des battues sur une grande échelle, tuant tout ce qui vit dans la forêt, dans un gaspillage inadmissible pour le dépeçage et la conservation de la viande. Nos propres chasseurs rentrent souvent bredouilles et dégoûtés par le carnage qu’ils constatent, sans parler qu’ils servent souvent de cibles et se font tirer dessus, et cela, sans la moindre provocation de leur part.

Je sais que c’est beaucoup vous demander, mais si les émeutes dues au regroupement des populations vous laissaient quelque répit, pourriez-vous détacher un peloton et nous l’envoyer afin qu’il nous aide à débusquer cette racaille de cow-boys égocentriques et accumulateurs des bastions qu’ils tiennent et qui leur servent de caches d’armes ? Peut-être l’intervention d’une ou deux unités de l’U.S. Army les convaincrait-elle que nous avons gagné la guerre et que l’heure est venue de travailler la main dans la main à la reconstruction du…

Gordon posa la lettre.

Les choses ne s’étaient donc pas ici déroulées différemment d’ailleurs. La « courte paille », celle que le destin avait tenue cachée au creux de sa main, s’était, comme partout, révélée être la plaie des « survivalistes », et tout particulièrement des suiveurs de ce grand prêtre de la plus violente anarchie, Nathan Holn.

Entre autres missions dans la milice, Gordon avait eu à démanteler de très nombreux de ces petits gangs de gouapes et de maniaques du revolver que les grandes villes avaient engendrés. Le nombre de cavernes et de chalets fortifiés sur lesquels était tombée son unité – en pleine prairie, ou sur des îles au milieu d’un lac – était tout bonnement impressionnant… et ces caches remontaient à la paranoïa des décennies difficiles qui avaient précédé la guerre.

Le comble de l’ironie, c’est qu’on avait tourné la page. La crise était finie. Tout le monde se trouvait attelé à la tâche de tout reconstruire et était décidé à coopérer pour y parvenir. Pour tous, à part une poignée de dingues, on semblait être à la veille d’une renaissance pour l’Amérique et pour le monde entier.

Seulement, nous avions oublié le mal que quelques déments, en Amérique et ailleurs, étaient susceptibles de causer.

Bien sûr, lorsque l’Effondrement s’était produit, les précieuses petites forteresses de survivalistes isolés n’étaient pas restées très longtemps en leur pouvoir. La plupart de ces minuscules bastions avaient changé de mains une bonne douzaine de fois sinon plus dans les premiers mois… c’étaient des cibles si tentantes ! Les combats avaient fait rage sur toute l’étendue de la plaine jusqu’à ce que le dernier capteur solaire eût volé en éclats, jusqu’à ce que la dernière éolienne eût été saccagée, jusqu’à ce que la dernière cache de médicaments utiles fût disséminée dans la poursuite incessante des drogues les plus dures.

Seuls, les ranches, les villages et les communautés qui avaient gardé le bon dosage de dureté, de cohésion interne et de bon sens avaient fini par survivre. Entre-temps, les unités des forces de l’ordre avaient toutes péri en service commandé ou s’étaient dissoutes dans les bandes errantes de survivalistes ayant effectivement survécu, la première génération d’ermites bardés d’armes et de protections diverses n’ayant que rarement atteint l’objectif motivant sa conduite absurde.

Le regard de Gordon, une fois de plus, revint sur le cachet. Presque deux ans après la guerre. Il secoua la tête. Moi, je n’ai jamais connu personne qui ait tenu aussi longtemps.

Cette pensée lui fit mal, comme une plaie mal guérie en lui. Tout ce qui tendait à donner un caractère inévitable aux seize années passées était tout simplement trop dur à imaginer.

Il y eut un bruit étouffé. Gordon leva les yeux et se demanda s’il n’avait pas rêvé. Puis, à peine plus fort, un coup fut frappé à la porte de sa chambre.

— Entrez, dit-il.

Le battant ne fit que s’entrouvrir et un visage au sourire timide s’y hasarda : celui d’Abby, la petite brune au je-ne-sais-quoi d’oriental dans le regard. Gordon replia la lettre, la remit dans son enveloppe et rendit son sourire à la jeune femme.

— Re-bonsoir, Abby. Qu’est-ce qui se passe ?

— Je… c’est juste pour voir si vous n’avez besoin de rien, s’empressa-t-elle de répondre en baissant les yeux. Le bain était bon ?

— S’il était bon ? (Il soupira et se sentit de nouveau glisser dans une chaleur aquatique.) Oh, oui, jeune femme ! Et, par-dessus tout, j’ai apprécié la brosse à dents. C’était un don du ciel.

— Vous nous aviez bien dit avoir perdu la vôtre ? (Elle continuait de fixer le plancher, à ses pieds.) J’ai fait remarquer que nous en avions au moins cinq ou six en réserve qui ne nous servaient pas. Je suis contente qu’elle vous ait fait plaisir.

— C’était donc votre idée ? (Il hocha la tête.) En ce cas, j’ai une dette envers vous.

Abby leva les yeux et sourit.

— Qu’est-ce que c’était, la lettre que vous lisiez ? Puis-je y jeter un coup d’œil ? C’est la première fois que j’en vois une.

Gordon éclata de rire.

— Ce n’est pas possible. Vous n’êtes pas si jeune ! Vous devez en avoir vu, avant la guerre.

Abby rougit de le voir rire.

— Je n’avais que quatre ans lorsque c’est arrivé. Tout était si effrayant, si confus, que… que je n’ai pour ainsi dire pas gardé le moindre souvenir de ce qu’il y avait avant.

Gordon la regarda, ébahi. Se pouvait-il que ce fût déjà si loin ? Oui. Seize années avaient suffi pour qu’il y eût, dans le monde, de belles filles qui n’avaient jamais rien connu d’autre que l’âge sombre.

Surprenant, songea-t-il avant de lui montrer la chaise, près de son lit. Abby s’approcha, souriante, et s’assit. La main de Gordon alla puiser dans la sacoche une nouvelle enveloppe, jaunie et fragile comme toutes les autres. Avec précaution, il l’ouvrit, en sortit la lettre qu’il déplia pour la tendre à la jeune femme.

Elle la prit et la fixa d’un regard si intense que Gordon crut d’abord qu’elle la lisait en entier. Ses fins sourcils se rejoignaient presque dans le pli concentré qui s’était creusé sur son front. Mais, brusquement, elle lui rendit la missive.

— Je ne sais pas assez bien lire pour y comprendre quelque chose, dit-elle. Je me débrouille pour les étiquettes sur les boîtes de conserve et pour ce qui est imprimé, mais je n’ai pas l’habitude de l’écriture à la main… ni des phrases.

Elle avait baissé la voix sur les derniers mots.

On y sentait sa gêne, certes, mais aussi une totale absence de crainte, une entière confiance, comme si Gordon était son ami.

Il lui sourit.

— Aucune importance. Je vais vous raconter ce qu’elle dit.

Il tint la lettre dans la lumière des chandelles et Abby se rapprocha pour prendre place sur le rebord du lit, sans quitter la lettre des yeux.

— C’est un certain John Briggs de Fort Rock, Oregon, qui écrit à son ex-employeur à Klamath Falls… d’après le cheval de bois de l’en-tête, je suppose que Briggs était un mécanicien à la retraite, ou un charpentier, ou quelque chose de ce genre. Voyons…

Gordon se concentra sur les pattes de mouches à peine déchiffrables.

— Ce Briggs semble avoir été un chic type. Il se propose d’héberger les gosses de son ex-patron jusqu’à ce que l’état d’urgence soit levé. Il dit aussi qu’il dispose d’un atelier bien outillé, d’une alimentation électrique autonome et d’un gros stock de pièces. Il désire savoir si son destinataire veut qu’il entreprenne le montage de mécaniques simples, des choses dont on manquerait par exemple…

La voix de Gordon se noua dans sa gorge. La tête encore lourde de ses excès, il venait seulement de prendre conscience que cette superbe fille s’était assise sur son lit. Et qu’il se sentait glisser vers elle à cause de la dépression qu’elle créait sur le bord du matelas. Il toussa et tenta de reporter son attention sur la lettre.

— Briggs dit également quelques mots sur les intensités de courant que l’on peut encore tirer du barrage de Fort Rock… Évidemment, le téléphone était coupé mais, assez bizarrement d’ailleurs, le modem branché sur son micro-ordinateur lui donnait encore accès aux serveurs d’Eugene.

Abby le regarda. Ce qu’il lui disait lui faisait l’effet d’une langue étrangère. « Alimentation électrique autonome », « modem » et « serveur » pouvaient fort bien n’avoir été que d’antiques paroles utilisées par ceux qui avaient le pouvoir.

— Comment se fait-il qu’il n’y ait pas une seule lettre pour nous autres, à Pine View, dans votre courrier ? lui demanda-t-elle à brûle-pourpoint.

Le coq-à-l’âne laissa Gordon éberlué. Cette fille n’avait pas l’air idiote. C’était le moins qu’on pût dire. Que s’était-il donc passé pour que ce qu’il avait raconté en arrivant, puis abondamment répété tout au long de la soirée, eût été compris à ce point de travers ? Elle s’obstinait à croire qu’il était un vrai facteur… ce que d’ailleurs, hormis quelques-uns, peut-être, tout le monde semblait penser dans cette petite agglomération montagnarde.

D’où s’imaginait-elle qu’ils pouvaient recevoir du courrier ?

Sans doute ne se rendait-elle pas compte que les auteurs de ces lettres qu’il transportait dans sa sacoche, des hommes et des femmes, étaient morts depuis ; ils les avaient écrites plus de dix ans auparavant à d’autres hommes et à d’autres femmes également morts aujourd’hui… s’il avait ces missives en sa possession, il obéissait à… à des raisons purement personnelles.

Gordon était consterné qu’un tel mythe ait pu spontanément se développer ici, à Pine View. C’était un signe de plus de la détérioration progressive qui frappait les esprits civilisés, n’épargnant pas même ceux qui avaient fréquenté le lycée, voire même ceux qui avaient fait des études supérieures. Il envisagea de leur dire la vérité, brutalement, en toute franchise, afin de mettre une fois pour toutes un terme à cette chimère. Il ouvrit la bouche avec cette intention.

— Si je n’ai pas de lettres pour vous… commença-t-il. (Puis il marqua une pause. De nouveau, la proximité de la jeune fille dominait sa conscience ; son parfum, les courbes douces de son corps… Et aussi, la foi qu’elle avait en lui. Il soupira et détourna les yeux.) S’il n’y a pas de lettres pour vous, c’est que… c’est que je viens de l’Idaho et que là-bas, personne ne vous connaît, vous autres, de Pine View. Je vais poursuivre vers l’ouest et gagner la côte. Il se peut que j’y trouve des villes de quelque importance encore debout. Peut-être…

— Peut-être y trouverez-vous des gens désireux de nous répondre si nous leur écrivons les premiers, l’interrompit Abby, les yeux brillants d’excitation. Ainsi, lorsque vous repasserez par ici en repartant sur l’Idaho, vous pourrez nous remettre les lettres qu’ils nous auront envoyées et peut-être même nous donner encore une représentation comme celle de ce soir. Et, cette fois, nous vous aurons préparé tant de bière et de tourtes que vous en mourrez. (Elle se mit à sautiller sur le rebord du lit.) Et je vous promets qu’alors j’aurai vraiment appris à lire.

Gordon secoua la tête et sourit. Il n’avait pas le droit de briser ses espérances.

— Peut-être, Abby. Peut-être… Mais, vous allez avoir le choix d’une méthode plus simple pour apprendre à lire. Mme Thompson m’a proposé de mettre aux voix une éventuelle prolongation de mon séjour parmi vous. Officiellement, j’y resterais comme instituteur, mais j’aurai à prouver que je suis aussi bon chasseur et bon fermier que quiconque, ici. Je sais également donner des leçons de tir à l’arc…

Il s’interrompit. Les yeux presque bridés d’Abby s’étaient agrandis de surprise. Elle secouait vigoureusement la tête.

— Mais c’est vrai, vous ne savez pas ! On a voté cette prolongation pendant que vous preniez votre bain. Mme Thompson devrait avoir honte de tenter de détourner un homme comme vous des tâches importantes qu’il lui faut accomplir.

Il se redressa, n’en croyant pas ses oreilles.

— Qu’est-ce que vous venez de dire ?

Il avait conçu l’espoir de rester à Pine View pour la saison froide, au moins… pour une année au plus. Qui pouvait savoir ? Peut-être cette force qui le poussait à l’errance allait-elle le lâcher et lui permettre enfin de s’établir quelque part ?

Sa stupeur se dissipa et Gordon eut à lutter contre la colère qui déferlait en lui. Ainsi, il se voyait refuser sa chance sur la base des chimères nées du délire puéril d’une foule !

Pour le calmer, Abby s’empressa de poursuivre :

— Ce n’était pas le seul motif, bien sûr : le problème est aussi que nous n’avons pas de femme libre pour vous. Et puis… (L’intensité de sa voix chuta sensiblement.) Et puis Mme Howlett a pensé que vous tombiez à pic pour nous aider, Michael et moi, à finir par avoir un bébé…

Gordon resta bouche bée, clignant des yeux sans y croire.

— Hein ? ! fit-il pour exprimer la totalité du soudain contenu de son esprit.

— Voilà cinq ans que nous essayons, expliqua la jeune femme. Pourtant, nous voulons vraiment avoir des enfants. Mme Horton pense que ça vient de Michael ; il a été très gravement touché par les oreillons à l’âge de douze ans. Vous devez vous souvenir de cette terrible épidémie d’oreillons ?

Gordon hocha la tête, assailli par le rappel de tous ses amis qui en étaient morts. La stérilité qui avait frappé les survivants avait suscité des arrangements inhabituels dans toutes les communautés qu’il avait traversées.

Toutefois…

Abby reprit aussitôt :

— Enfin, ça pourrait poser des problèmes si l’on demandait à un autre homme ici de… d’être le père physique. Vous savez… quand on vit si près les uns des autres, comme ça, on est obligé de ne pas considérer les hommes de la communauté comme… enfin, vous comprenez… du moins, pas de cette façon… Je… je ne crois pas que j’aurais aimé ça, d’ailleurs, et puis ça nous aurait inévitablement causé des ennuis. (Elle rougit.) À part ça, je vais vous dire quelque chose, si vous me promettez de ne pas le répéter. Il n’y a pas ici un autre homme qui puisse donner à Michael le genre de fils qu’il mérite. Il est très intelligent, vous savez. Il est le seul d’entre nous les jeunes qui sache réellement lire…

Ce flot de discours, avec son étrange logique, se déversait trop vite sur Gordon pour qu’il pût vraiment le suivre ou le saisir. Une part de lui-même notait avec détachement qu’il s’agissait là d’une réponse tribale, particulièrement subtile et complexe, à un problème social des plus difficiles. Il convient de préciser que cette part de son être – l’aspect « dernier intellectuel » du vingtième siècle – était encore sous l’emprise de l’alcool et que, pendant ce temps, le reste commençait seulement d’imaginer où Abby voulait en venir.

— Vous êtes différent, dit-elle en lui souriant. Même Michael l’a vu tout de suite. Évidemment, ça ne le fait pas bondir de joie mais il se dit que vous ne serez de passage qu’une fois par an à peu près et qu’il pourra le supporter. Qu’après tout, ça vaut mieux que de ne jamais avoir d’enfant.

Gordon, s’éclaircit la gorge.

— Vous êtes sûre qu’il le prend comme ça ?

— Oh oui ! Sinon, pourquoi croyez-vous que Mme Howlett nous aurait présentés comme elle l’a fait, d’une si curieuse manière ? C’était simplement pour que les choses fussent claires sans qu’on eût besoin d’insister lourdement. Mme Thompson n’était pas très d’accord mais je suppose qu’elle s’est laissé fléchir parce qu’elle voudrait vous voir rester.

Gordon se sentait la bouche sèche.

— Et vous, comment vous prenez ça ?

L’expression de la jeune femme fut en soi une réponse. Elle le regarda comme s’il était une sorte de prophète descendu du ciel, ou quelque prince sorti d’un livre d’images.

— Ce serait un honneur pour moi si vous acceptiez, dit-elle d’une voix tranquille avant de baisser les yeux.

— Et vous pensez arriver à me voir comme un homme… je veux dire : « de cette façon » ?

Abby eut d’abord un large sourire. Puis elle précisa sa réponse en se coulant vers lui pour soudain coller fougueusement ses lèvres aux siennes.


Il y eut une pause alors qu’Abby se débarrassait de ses vêtements et que Gordon soufflait les chandelles. À côté, sur la table de nuit, l’écusson de cuivre en relief de la casquette de facteur multipliait à l’infini le reflet des deux flammes dansantes. Le cavalier couché sur sa monture entre les volumineux sacs de selle paraissait filer au triple galop.

Encore une dette envers vous, monsieur le facteur.

Il sentit la peau douce d’Abby glisser contre lui, et sa petite main prendre la sienne.

6

Dix jours durant, l’existence de Gordon se déroula sur un rythme entièrement nouveau pour lui. Comme pour rattraper six mois d’épreuves et de fatigues par monts et par vaux, il fit chaque jour la grasse matinée, ne s’éveillant que pour trouver Abby déjà levée, envolée comme les rêves de la nuit.

Toutefois, la chaleur et le parfum naturel de la jeune femme subsistaient entre les draps et lui vinrent aux narines lorsqu’il s’étira et ouvrit les yeux. Le soleil qui pénétrait à flots par la fenêtre donnant au sud-est avait aussi quelque chose de neuf ; c’était le printemps dans son cœur et pas du tout ce qu’on aurait pu attendre d’un début d’automne.

Dans la journée, il était rare qu’il la vît. En tout cas, jamais le matin où, après sa toilette, il prêtait la main à diverses corvées : couper du bois pour grossir les réserves d’hiver de la communauté, ou creuser un puits dans de nouvelles dépendances. À midi cependant, lorsque le gros des habitants du village se rassemblait pour le repas principal, Abby revenait des pâtures. Mais c’était pour s’occuper des enfants les plus jeunes et relever, pour le temps du déjeuner, leur moniteur unijambiste, le vieux M. Lothes. Les petits riaient aux éclats lorsqu’elle les taquinait, leur ôtant les flocons de laine grisâtres qu’ils avaient récoltés sur leurs vêtements, au cours d’une matinée passée à carder des écheveaux en prévision des travaux de filage de la mauvaise saison.

L’après-midi, il allait retrouver Mme Thompson et les autres personnalités dirigeantes du village pour procéder à l’inventaire des livres et de divers instruments culturels qui, pour avoir été sauvés, n’en avaient pas moins été longtemps négligés. De temps à autre, il trouvait une heure pour donner des leçons de lecture et de tir à l’arc.

Il eut un jour l’occasion d’échanger des techniques de médecine avec Mme Thompson ; ils soignaient un homme qui avait été griffé par un « tigre », terme local désignant cette nouvelle espèce de pumas issus de leur croisement avec les léopards qui s’étaient échappés des zoos dans le chaos de l’après-guerre. Le trappeur était malencontreusement tombé sur le fauve occupé à dévorer sa proie. Par bonheur, l’animal s’était contenté de lui faire peur et l’avait laissé filer dans les broussailles. Gordon et la matriarche du village avaient le sentiment que la plaie allait guérir.

Le soir, tout Pine View se rassemblait dans le grand garage pour écouter Gordon réciter des histoires de Twain, de Sayles et de Keillor. Il les faisait chanter des vieux airs du folklore et d’ineptes rengaines publicitaires dont le souvenir les comblait de joie. Puis venait l’heure de la pièce de théâtre quotidienne.

Affublé d’oripeaux et d’accessoires de récupération, il incarnait John Paul Jones hurlant son défi sur la passerelle du Bonhomme Richard. Ou encore Anton Perceval à la découverte des périls d’un monde lointain, livré à ses seules ressources, et dans la seule compagnie d’un robot fou. Ou encore le Docteur Hudson aux prises avec l’horreur de la guerre du Kenya, tentant de porter secours aux victimes des armes biologiques.

Au début, il ne pouvait réprimer une sensation de malaise lorsque, flottant dans son costume, il bondissait sur sa scène de fortune, faisant résonner les planches sous ses pas pour débiter des répliques dont il n’avait qu’un souvenir fort vague… et qu’il lui arrivait même d’inventer. Il n’avait jamais éprouvé d’amour pour la profession d’acteur, même avant la guerre.

Mais ce métier lui avait permis de traverser la moitié d’un continent et il ne s’en sortait pas trop mal, loin de là. Il sentait sur lui les regards fascinés du public, sa soif de merveilleux, son besoin d’une nourriture qui se trouvait au-delà des montagnes bornant l’étroite vallée. Leur passion lui donnait du cœur à l’ouvrage. Marqués par les séquelles des maladies, par les cicatrices des blessures reçues, brisés par des années de labeur incessant pour seulement parvenir à survivre, ils rivaient sur la scène des yeux où, dans les brumes de l’âge, se lisaient un désir ardent, un appel à l’aide pour qu’on leur permît d’accomplir ce qu’ils ne pouvaient plus faire seuls… se souvenir, à tout prix !

Drapé dans les costumes de ses rôles, il leur offrait des bribes d’exaltation perdue. Et, avant que ne se résorbent dans le silence les derniers mots de ses monologues, il était, lui aussi, capable d’oublier le présent, du moins pour un moment.

Chaque soir, il retournait dans sa chambre, et Abby ne tardait pas à l’y suivre. Elle restait un moment assise sur le bord du lit, à lui parler de sa vie, des troupeaux, des enfants du village et de Michael. Elle lui apportait des livres et lui demandait des détails sur ce dont ils parlaient ; elle lui posait des questions sur sa jeunesse… sur l’existence que menait un étudiant à l’époque enchantée qui avait précédé l’Apocalypse.

Puis, au bout d’un moment, elle souriait, écartait les volumes poussiéreux et se coulait sous les couvertures à ses côtés tandis que lui se penchait pour éteindre la chandelle.


Au matin du dixième jour, elle ne se glissa pas en silence hors des draps aux premières lueurs de l’aube, mais réveilla, au contraire, Gordon d’un baiser.

— Humm…’jour, fit-il pour tout commentaire avant de tendre vers elle des bras engourdis auxquels Abby échappa.

Elle se pencha pour ramasser ses vêtements et il sentit passer sur son ventre la caresse de ses seins.

— Je devrais te laisser dormir, lui dit-elle, mais j’ai quelque chose à te demander.

Elle tenait sa robe roulée en boule au creux de ses bras.

— Humm… qu’est-ce que c’est ?

Gordon replia l’oreiller sous sa nuque pour se redresser.

— Tu repars aujourd’hui, n’est-ce pas ? lui demanda-t-elle.

— Oui. (Il hocha la tête d’un air grave.) Je crois que c’est mieux. J’aurais aimé rester ici encore quelque temps mais, puisque c’est impossible, autant que je reprenne sans tarder ma route vers l’ouest.

— Je sais. (À son tour, elle hocha la tête, d’un air non moins grave.) Nous serons tous malheureux de te voir partir. Mais… enfin, j’irai retrouver Michael, près des pièges, ce soir. Il me manque terriblement. (Elle lui caressa la joue.) Tu ne m’en veux pas de te le dire ? Tu comprends ? C’était merveilleux d’être ici avec toi mais c’est mon mari, et…

Il sourit et sa main vint recouvrir celle d’Abby. À sa grande surprise, il n’avait aucune difficulté à voir clair dans ses sentiments. Il enviait Michael plus qu’il n’en était jaloux. La logique désespérée à laquelle avait abouti leur désir d’avoir un enfant, l’abnégation de l’amour qu’ils se portaient rendaient rétrospectivement la situation d’une évidence aussi flagrante que la nécessité d’y apporter pour conclusion une franche rupture. Il espérait seulement avoir réussi dans la mission dont il s’était vu chargé. Car, en dépit de ce qu’il leur plaisait d’imaginer, il était peu vraisemblable qu’il dût jamais repasser par Pine View.

— J’ai quelque chose pour toi, reprit Abby avant de plonger sous le lit pour prendre un petit objet argenté qui se balançait au bout d’une chaîne et un petit paquet enveloppé dans du papier. C’est un sifflet. Mme Howlett m’a dit que tu devrais en avoir un. (Elle le lui passa autour du cou et le fit glisser sur la chaîne jusqu’à ce qu’elle fût satisfaite de l’effet produit.) Elle m’a aussi aidée à écrire cette lettre. (Elle montra le petit paquet.) J’ai trouvé des timbres dans un tiroir de la station-service mais ils ne collaient plus. Alors, je t’ai apporté de l’argent : quatorze dollars. Est-ce que ce sera suffisant ?

Elle avait sorti une poignée de billets décolorés.

Gordon ne put s’empêcher de sourire. La veille, cinq ou six autres membres de la communauté étaient venus le trouver en privé. Il avait accepté leurs petites enveloppes et des paiements similaires pour les taxes postales. Il avait essayé de plaquer sur ses traits un masque aussi inexpressif que possible. Il aurait pu en profiter pour leur demander en échange quelque chose dont il avait besoin mais le village lui avait déjà donné un mois de provisions en viande séchée et en flocons de pomme, ainsi qu’un jeu de vingt flèches parfaitement droites pour son arc. Il ne pouvait décemment pas leur extorquer autre chose ; il n’en avait d’ailleurs nulle envie.

Certains des plus vieux habitants de Pine View avaient eu des parents à Eugene, à Portland ou dans diverses grandes villes de la vallée de la Willamette. Comme c’était sa direction, il avait accepté de prendre leurs lettres. Quelques-unes étaient adressées à des gens qui avaient vécu à Oakridge et à Blue River. Il avait enfoui les missives au fond de sa sacoche. Quant à celles du facteur mort, il allait avoir à choisir de s’en débarrasser ou non lorsqu’il passerait devant le Crater Lake mais, pour l’heure, il était décidé à faire semblant et il les garderait avec lui.

Il préleva les petites coupures sans valeur et rendit les billets à la jeune femme.

— À qui as-tu écrit ? lui demanda-t-il en prenant l’enveloppe.

Il avait l’impression de jouer au Père Noël et il devait s’avouer qu’il aimait ça.

— À l’université d’Eugene. J’avais un tas de questions à leur poser : ont-ils rouvert des cours ? prennent-ils des étudiants mariés ? (Elle rougit.) Je sais que je vais avoir à travailler ma lecture si je veux atteindre le niveau, mais Michael y est déjà… et, d’ici que nous ayons de leurs nouvelles, j’aurai peut-être fait des progrès…

— Oui, d’ici que vous ayez la réponse…

Il secoua la tête. Abby hocha la sienne.

— Oui, c’est sûr, je lirai mieux d’ici là. Mme Thompson m’a promis de m’aider. Et son mari est d’accord pour qu’on ouvre une école ici, cet hiver. Je m’occuperai des petits. Peut-être en apprendrai-je assez pour devenir institutrice. J’aimerais ça. Tu trouves mes projets idiots ?

Gordon fit non de la tête. Il s’était cru au-delà de toute surprise mais, cette fois, il se sentait tout retourné. Les espoirs d’Abby avaient beau être disproportionnés compte tenu de ce qu’il connaissait de l’état du monde, ils ne lui en réchauffaient pas moins le cœur, et il se prit à rêver avec elle. Après tout, quel mal y avait-il à souhaiter qu’il en fût ainsi ?

— En fait, poursuivit Abby sur le ton de la confidence en tortillant l’ourlet de sa robe entre ses doigts, l’une des grandes raisons qui me poussent à écrire, c’est d’avoir un… un correspondant. C’est comme ça qu’on dit ? Peut-être quelqu’un d’Eugene me répondra-t-il ? Comme ça, nous recevrons des lettres ici. J’adorerais recevoir une lettre.

» Et puis… (Ses yeux quittèrent les siens) ça te donnera un prétexte pour revenir, d’ici à un an… une autre raison que celle de voir l’enfant.

Elle le regarda de nouveau et ses fossettes se creusèrent.

— J’ai trouvé l’idée dans le Sherlock Holmes que tu nous as joué. N’est-ce pas là un bon exemple de « motif caché » ?

Elle était si ravie de sa propre finesse et si désireuse d’obtenir son approbation qu’il se sentit fondre, et que déferla sur lui une vague de tendresse presque douloureuse. Les larmes aux yeux, il la prit dans ses bras. Il la serra très fort et la berça contre lui, les paupières closes comme pour refuser le réel ; et, en même temps que du doux parfum du corps d’Abby, Gordon s’emplit le cœur d’une lumière et d’un optimisme qu’il avait crus à jamais bannis du monde.

7

— Bon, c’est là où je m’en retourne, lui dit Mme Thompson en lui serrant la main. Plus bas, cette route devrait être assez sûre jusqu’au lac Davis. Le dernier clan de survivalistes solitaires semble s’y être étripé, voilà déjà quelques années. Toutefois, si j’étais vous, je resterais prudent.

Le fond de l’air avait la fraîcheur d’un automne installé maintenant pour de bon. Gordon remonta la fermeture Éclair de sa veste de facteur et rectifia la position de la sacoche cependant que la vieille dame lui tendait une carte défraîchie.

— J’ai demandé à Jim Horton de marquer les endroits dont nous savons quelque chose, reprit-elle. Là où des fermiers se sont établis. À moins d’un cas de force majeure, je ne me hasarderais pas à les déranger. La plupart sont du genre méfiant et risquent de tirer sans même vouloir discuter. Nous nous sommes limités à quelques échanges avec ceux qui étaient nos plus proches voisins.

Gordon acquiesça d’un signe de tête. Il plia soigneusement la carte et la glissa dans une de ses poches. Il se sentait reposé, prêt à repartir. Il regretterait Pine View comme les quelques havres qui l’avaient accueilli dans un passe récent. Mais il s’était résigné ; il allait même jusqu’à éprouver un désir croissant de bouger continuellement, d’aller voir ce qui était arrivé dans le reste de l’Oregon.

Tout au long des années qui s’étaient écoulées depuis qu’il avait quitté les champs de ruines du Minnesota, il n’avait cessé de rencontrer les signes toujours plus désespérants d’un retour à l’âge sombre. Mais il venait de franchir la ligne de partage des eaux. Cet État, autrefois, avait été l’un de ceux où il faisait bon vivre, avec des industries légères judicieusement dispersées, des exploitations agricoles à haut rendement et un niveau culturel nettement supérieur à la moyenne nationale. Peut-être était-ce simplement l’innocence d’Abby qui avait déteint sur lui ; mais, en toute logique, s’il demeurait un lieu où chercher la civilisation, ce ne pouvait être que la vallée de la Willamette.

Il prit la main de l’alerte matriarche.

— Madame Thompson, je ne suis pas sûr de pouvoir jamais vous rendre tout ce que vous avez fait pour moi.

Elle secoua la tête. Son visage était si parcheminé, si ridé, que Gordon était certain qu’elle avait depuis longtemps passé cette cinquantaine qu’elle prétendait toujours avoir.

— Non, Gordon, vous avez largement payé votre séjour parmi nous. J’aurais aimé que vous puissiez rester pour m’aider à démarrer l’école mais je pense que ce ne sera peut-être pas trop difficile. Nous nous débrouillerons seuls. (Son regard erra sur la petite vallée.) Vous savez, nous avons vécu dans une sorte de demi-sommeil ici, depuis ces dernières années : les récoltes ont commencé à donner et le gibier revient. On peut mesurer à quel point les choses ont mal tourné lorsqu’un groupe d’hommes et de femmes adultes qui, en un temps, avaient un travail, lisaient des livres et des magazines et, Dieu merci, remplissaient eux-mêmes leurs feuilles d’impôts, traite un pauvre comédien ambulant au bout du rouleau comme s’il était un envoyé des dieux. (Ses yeux revinrent se fixer sur lui.) Même Jim Horton vous a confié deux « lettres » à poster, n’est-ce pas ?

Gordon devint tout rouge. L’espace d’un moment, il fut trop gêné pour oser croiser le regard de la vieille dame. Puis, tout d’un coup, il éclata de rire et, lorsqu’il s’essuya les yeux, ce fut avec le soulagement de ne plus avoir les chimères du village sur ses seules épaules.

Mme Thompson gloussait, elle aussi.

— Oh, je ne crois pas que cela puisse faire de mal à quiconque. Et même, vous avez servi de… voyons ! comment s’appelait ce truc dans les voitures ?… de catalyseur ! Je ne sais pas si vous le savez, mais les gosses – entre la fin des corvées et l’heure du souper – fouillent déjà les ruines sur des milles à la ronde pour me rapporter tous les livres qu’ils y trouvent. Je n’aurais sans doute pas de mal à leur faire accepter l’école comme un plaisir. Imaginez un peu : pouvoir les faire travailler en les menaçant de suspendre les cours ! J’espère que nous allons bien nous y prendre, Abby et moi.

— Je vous souhaite bonne chance, madame Thompson, dit Gordon, profondément sincère. Dieu, que ce serait bon de voir une lueur s’allumer quelque part dans cette désolation !

— Juste, mon gars. Ce serait le comble du bonheur. (Elle soupira et poursuivit :) Je vous recommande d’attendre un an, mais revenez nous voir. Vous êtes chouette… vous vous êtes bien comporté avec mes concitoyens. Et vous avez su rester discret sur certaines choses, comme sur cette affaire avec Abby et Michael. (Un pli songeur, un instant, barra son front.) Je crois comprendre ce qui s’est passé ici, et j’ai l’impression qu’il n’y a que du bien à en attendre. Il va falloir qu’on s’y adapte. De toute façon, comme je vous disais, vous serez toujours le bienvenu.

Mme Thompson allait le quitter, elle fit deux pas, puis s’arrêta. Elle ne se retourna qu’à demi vers Gordon et, fugitivement, son visage trahit un mélange de trouble et d’étonnement.

— Vous n’êtes pas un vrai facteur, n’est-ce pas ? demanda-t-elle soudain.

Gordon sourit puis se coiffa de la casquette dont l’écusson de cuivre étincelait dans la lumière.

— Si je vous ramène des lettres, vous ne pourrez plus en douter.

Elle hocha la tête, bougonne, puis remonta d’un pas décidé le ruban d’asphalte déformé et creusé de nids-de-poule qui ramenait au village. Il la regarda s’éloigner jusqu’à ce qu’elle eût atteint le premier virage. Alors, il se tourna à l’ouest, vers la longue et progressive descente en direction du Pacifique.

8

Il y avait bien longtemps que plus personne ne tenait ces barricades. De la chicane dressée sur la nationale 58 à la sortie est d’Oakridge, les intempéries n’avaient laissé qu’une butte basse où béton et métal rouillé achevaient leur osmose en une masse informe. La ville elle-même était silencieuse. Ce quartier, du moins, était abandonné depuis des lustres.

Gordon promena son regard sur la grand-rue, pour y déchiffrer son histoire. Deux, si ce n’étaient trois batailles avaient fait rage ici. Une façade dont l’enseigne déglinguée annonçait : antenne hospitalière se dressait encore au centre du désastre.

Trois vitres intactes, au dernier étage d’un hôtel, réfléchissaient les rayons du soleil matinal. Partout ailleurs, même devant les magasins dont les vitrines avaient été condamnées par des planches, le kaléidoscope du verre brisé miroitait sur la chaussée déformée.

Non qu’il se fût réellement attendu à tomber sur un spectacle moins affligeant, mais l’état d’esprit dans lequel il était depuis Pine View avait entretenu chez lui l’espoir de rencontrer d’autres îlots de paix, maintenant qu’il avait abordé les terres moins arides du bassin hydrographique de la Willamette. Si ce n’était le visage d’une cité vivante, Oakridge aurait du moins pu montrer quelques signes générateurs d’optimisme. Il aurait aimé, par exemple, y relever les traces d’une récupération méthodique. Si une civilisation industrielle avait existé ici, dans l’Oregon, des villes telles que celle-ci auraient dû être passées au peigne fin, en quête de tout ce qui pouvait encore servir.

Mais, à vingt mètres de son poste d’observation, Gordon vit les ruines d’une station-service… et, sur le côté, couché, un chariot d’outillage avec ses clés, ses pinces et ses rouleaux de câble, épars sur la dalle encore imprégnée d’huile noire. Une rangée de pneus neufs était toujours suspendue au râtelier au-dessus des ponts de graissage.

Gordon dut s’avouer que cet Oakridge était le pire de tous les Oakridge qu’il avait déjà visités. Tout ce dont pouvait avoir besoin l’homo mecanicus se trouvait là, disponible, intact, en train de s’oxyder ou de pourrir ; cela impliquait l’absence, à proximité, de toute société technologique. Il ne pourrait y échapper : il aurait à fouiller les ruines à la recherche de quelque chose qui fût utile à un voyageur solitaire comme lui : Et il devrait passer après cinquante vagues successives de pillards…

Bon, se dit-il. J’ai déjà fait ça auparavant.

À Boise, dont les décombres avaient pourtant été méticuleusement épluchés, ceux qui avaient précédé Gordon étaient passés sans le voir à côté du véritable petit trésor de boîtes de conserve que recélait l’arrière-boutique d’un marchand de chaussures… Les stocks avaient vraisemblablement été constitués lors de la ruée qui, en quelques jours, avait vidé les supermarchés. Un schéma directeur correspondait à cette sorte de découvertes, et Gordon avait appris à le connaître au fil des années. Il disposait à présent d’une méthode personnelle pour conduire ses recherches.

Il contourna la barricade du côté de la forêt et s’enfonça dans les sous-bois. Il ne fallait pas exclure qu’il fût observé ; il prit donc soin de procéder en zigzag. Puis, choisissant un lieu pour lequel il avait des repères dans trois directions différentes, il posa sa sacoche et sa casquette à terre, au pied d’un cèdre rouge que l’automne embrasait. Ensuite, il fit disparaître le tout sous le cuir brun-fauve de sa veste et coupa quelques branchages pour parfaire la cachette.

Il était décidé à faire n’importe quoi pour éviter le conflit avec d’éventuels autochtones méfiants, mais seul un imbécile se serait aventuré sans armes dans une ville abandonnée. Pareille situation pouvait déboucher sur deux types de combats. Dans l’un, le silence d’une flèche serait préférable. Dans l’autre, le gaspillage d’une précieuse et irremplaçable balle de 38 pouvait se révéler payant. Gordon vérifia le mécanisme de son revolver et le glissa dans son étui. Il mit son arc en bandoulière, ainsi que le carquois, sans oublier de se munir d’un sac pour y ranger ce qu’il pourrait glaner.

Dans les premières maisons qu’il visita – des pavillons de banlieue isolés les uns des autresles pillards qui l’avaient précédé s’étaient montrés plus exubérants qu’exhaustifs. Il n’était pas rare que le vandalisme eût pour effet de décourager ceux qui passaient ensuite, leur faisant négliger d’utiles récupérations. Gordon avait souvent bénéficié de semblables oublis.

Toutefois, à la quatrième maison, Gordon n’avait encore qu’une maigre collecte à porter au crédit de sa théorie. Son sac contenait une paire de bottes condamnée à court terme par la moisissure, une loupe et deux bobines de fil. Il avait exploré en vain toutes les caches, classiques ou saugrenues, où la peur de manquer avait poussé les gens à stocker la nourriture.

Sa viande séchée de Pine View n’était plus qu’un souvenir mais lui avait permis de tenir plus longtemps qu’il ne l’avait espéré. Il avait fait des progrès au tir à l’arc et, l’avant-veille, avait inscrit un petit dindon à son tableau de chasse. Il n’en demeurait pas moins que si la malchance continuait à le poursuivre dans sa quête, il pouvait tirer un trait sur sa descente dans la vallée de la Willamette et s’attaquer sans tarder à l’aménagement d’un camp de trappeur pour l’hiver.

Ce qu’il aurait voulu par-dessus tout, c’était un autre havre comme Pine View. Ces derniers temps, le sort s’était montré plutôt clément à son égard. Une veine trop insolente avait toujours tendance à susciter sa méfiance.

Il aborda la cinquième maison.

Le lit massif à baldaquin trônait à l’étage de ce qui avait jadis été la demeure bourgeoise d’un médecin aisé. Comme les autres pièces, la chambre s’était progressivement vue dépouillée de tout ce qui n’était pas son mobilier. En s’accroupissant sur le grand tapis, Gordon pensa néanmoins qu’il trouverait peut-être quelque chose qui avait échappé à ses prédécesseurs.

Le tapis, en effet, ne donnait pas l’impression d’être à sa place. Le lit reposait en partie dessus, mais seulement des deux pieds droits, les deux autres étaient en contact direct avec le plancher. Ou le propriétaire des lieux ne montrait guère d’attention à son intérieur, ou…

Gordon posa son maigre butin et saisit à deux mains le bord du vaste tapis ovale.

Ben dis donc, qu’est-ce que c’est lourd !

Il commença de le rouler vers le lit.

Ouais ! Le tapis dissimulait une mince découpe en carré dans le plancher, et un pied du lit le clouait sur une charnière de cuivre qui devait avoir sa jumelle un peu plus loin. Une trappe.

Il poussa de toutes ses forces sur la colonne du lit. Le pied se souleva un peu puis retomba lourdement avec un bruit sourd. Deux fois encore il renouvela sa tentative sans autre résultat que de réveiller de longs échos dans la maison vide.

À la quatrième poussée, la colonne se rompit net et Gordon manqua s’empaler sur le moignon déchiqueté lorsqu’il bascula sur le matelas. Le baldaquin s’effondra et, dans un épouvantable fracas, la pièce d’antiquité tout entière s’affaissa. Luttant contre l’étouffement, Gordon se répandit en malédictions, entrecoupées d’éternuements causés par la poussière en suspension.

Il réussit enfin à s’extirper des replis poisseux des anciens rideaux de lit en état de décomposition avancée et se rejeta, chancelant, jusque sur le palier, incapable de s’arrêter de cracher et d’éternuer. Puis, lentement, la crise s’apaisa, le laissant accroché à la rampe, les yeux vertigineusement croisés dans le strabisme convergent de cette torture proche de l’orgasme, et qui précède un éternuement titanesque. Dans le bourdonnement de ses oreilles se mêlait un murmure externe qui ressemblait presque à des voix.

Parti comme c’est, dans deux secondes, ce sont des cloches que tu vas entendre.

Ce qui devait arriver arriva dans un immense Aaaaah… tchoum ! Il revint dans la chambre en s’essuyant les yeux. La trappe était là, nettement dessinée sous une couche de poussière neuve. Il s’escrima un moment sur ses bords mais elle finit par s’ouvrir dans un grincement strident et rouillé.

De nouveau, il eut l’impression qu’un autre bruit s’y mêlait, montant de la rue mais, lorsqu’il cessa tout mouvement pour prêter l’oreille, il n’entendit rien. Impatient, il se pencha sur la cache et en ôta les toiles d’araignée pour examiner l’intérieur.

Il s’y trouvait un gros coffre de métal et Gordon sonda tout autour pour voir s’il n’y avait rien d’autre. En fait, ce qu’un médecin d’avant-guerre avait pu mettre sous clé – l’argent et les papiers importants – avait, pour lui, beaucoup moins de valeur que des boîtes achetées ou volées lors de la ruée sur les supermarchés qui avait suivi l’annonce des premières bombes. Il ne trouva rien d’autre que la caisse. Il la hissa hors du trou et resta pantelant après l’effort.

Dieu, que c’est lourd ! Espérons que ce ne sera pas de l’or ou une merde dans ce genre.

Charnières et serrure n’étaient plus que de petits blocs de rouille effrités. Avec le manche de son couteau, Gordon s’apprêta à en faire sauter un. Mais il s’immobilisa brusquement, le bras en l’air.

Pas d’erreur, c’étaient des voix. Et elles se rapprochaient.

— Ça venait de cette maison, cria quelqu’un dont la voix montait des broussailles, dans le jardin.

Des pieds froissèrent les feuilles mortes qui envahissaient tout et résonnèrent sur les marches de bois du perron.

Gordon rengaina son poignard et, laissant la boîte intacte auprès du lit, se rua dans la cage d’escalier.

Ce n’étaient pas les circonstances rêvées pour faire connaissance avec d’autres hommes.

Certes, à Boise ou dans d’autres champs de ruines similaires, on en était presque arrivé à respecter une sorte de code. Les glaneurs venus des ranches des alentours pouvaient librement tenter leur chance en ville et, quoique chacun observât une élémentaire prudence, il était rare de voir des groupes ou des individus s’entre-dépouiller. Une seule chose restait néanmoins susceptible de les amener à s’unir sur le mode agressif : une rumeur concernant la présence d’un holniste dans les parages. Sinon, ils avaient plutôt tendance à ne pas s’occuper des autres.

Mais il y avait toujours des endroits où les notions de territoire restaient la règle… une règle qu’on se chargeait de faire cruellement respecter. Gordon marchait peut-être, pour l’heure, sur les plates-bandes de quelque clan sourcilleux.

Dans le doute, il était plutôt conseillé de s’éclipser vite fait et sans demander son reste.

D’accord… se dit-il en couvant d’un œil angoissé le coffre qu’il était contraint d’abandonner. Mais c’est tout de même à moi, ça, bon sang !

Des bottes gravissaient bruyamment les marches. Il n’était plus temps de refermer la trappe ou de dissimuler quelque part le lourd trésor. Gordon jura tout bas et, le plus silencieusement possible, traversa le palier pour gagner l’étroite échelle de meunier qui conduisait au grenier.

Le dernier étage de la demeure se réduisait à la longue nef d’une charpente nue. Gordon avait déjà inventorié les objets inutilisables amassés là et que personne n’avait jamais pu se résoudre à jeter. À présent, il n’y cherchait rien d’autre qu’une cachette. Il passa au ras des poutres pour éviter de faire craquer le plancher puis, avisant une grande malle devant le renfoncement d’une petite lucarne, alla y poser son sac et son carquois. Vite, il raccrocha la corde de son arc.

Allaient-ils fouiller la maison ? Si oui, le coffre leur sauterait aux yeux, sans le moindre doute.

En ce cas, y verraient-ils un don du ciel dont il était l’intermédiaire et accepteraient-ils de partager avec lui son contenu ? Gordon avait déjà constaté de pareilles survivances d’un sens primitif de l’honneur.

Abrité derrière la malle, il pourrait tenir en joue quiconque se présenterait à l’entrée du grenier… quoiqu’il ne se fît pas d’illusions sur ce qu’on pouvait attendre, acculé comme il l’était au dernier étage d’une maison de bois. Si régressifs qu’ils fussent devenus, les gens du coin n’avaient certainement pas oublié comment faire du feu.

Il distinguait maintenant pour le moins le bruit de trois paires de bottes qui grimpaient l’escalier d’un pas vif, franchissant à tour de rôle l’espace découvert de chaque palier. Lorsque tout le monde fut au deuxième étage, Gordon entendit un cri :

— Hé, Karl, vise un peu ça !

— Qu’est-ce qui se passe ? T’as coincé deux gosses qui jouent au docteur dans un vieux plumard… oh… merde !

Il y eut un bruit sourd, suivi par le martèlement d’un objet métallique sur du métal.

— Merde !

Gordon leva les yeux au ciel. Karl avait un vocabulaire sommaire mais particulièrement expressif.

Il y eut des bruits de papiers froissés et déchirés, accompagnés d’un surcroît d’exclamations scatologiques. Puis une troisième voix monta, beuglant à la cantonade :

— Ah sûr ! C’est chouette de la part de ce type de nous avoir déniché ça ! J’aimerais qu’on puisse le remercier. Ah, ouais ! Faudrait vraiment qu’on fasse sa connaissance pour être sûr de ne pas lui tirer dessus si par hasard on le croise.

S’il s’agissait d’un appât, Gordon n’était pas près d’y mordre. Il attendit.

— Bon, ce type mérite tout de même qu’on lui donne un conseil, enchaîna plus fort encore la première voix. La règle à Oakridge, c’est de tirer le premier. Aussi ferait-il mieux d’évacuer le secteur avant que quelqu’un ne s’avise de lui creuser dans le corps un trou deux fois plus grand que celui que les survivalistes ont entre les oreilles.

Gordon hocha la tête, appréciant le conseil à sa juste valeur.

Les pas s’éloignèrent. De plus en plus faiblement, ils résonnèrent jusqu’au bas des marches puis sur le plancher du porche.

Par la lucarne, Gordon vit trois hommes traverser le jardin puis se diriger vers un boqueteau de tsugas. Ils étaient armés de fusils et chargés de sacs à dos gonflés de butin. Le temps pour lui de gagner une autre fenêtre mieux placée, ils avaient disparu dans les bois, mais nul autre mouvement ne semblait rompre l’immobilité des choses. Personne à l’autre bout de la rue n’effectuait un brusque crochet pour se mettre à couvert.

Gordon était pratiquement sûr d’avoir reconnu trois paires de pieds. Et il avait entendu trois voix. De toute façon, il était peu probable qu’un homme fût resté seul pour lui tendre un piège. Il ne regagna toutefois l’entrée du grenier qu’avec une extrême prudence et, dès qu’il fut en vue des premières marches, s’étendit à plat ventresac, arc et carquois près de lui – pour ramper jusqu’à ce qu’il eût la tête et les épaules au-dessus de l’ouverture, à quelques centimètres du niveau du plancher. Il sortit alors son revolver et le tint à bout de bras, droit devant lui, puis laissa basculer le haut de son corps dans une chute en arc de cercle dont la soudaineté avait toutes les chances de déjouer un éventuel guet-apens. Le sang se rua dans son crâne, et Gordon se retrouva en position de vider instantanément son chargeur sur tout ce qui bougeait.

Mais rien ne bougea. Il n’y avait personne dans le couloir du deuxième étage.

Sans relâcher sa surveillance, il récupéra son sac et le jeta sur les marches qu’il dévala jusqu’au palier inférieur.

Le vacarme ne suscita aucune intervention.

Gordon ramassa le restant de ses affaires et emprunta le même chemin que son sac. Puis il remonta le couloir dans le plus pur style d’une progression de commando.

Le coffre gisait au pied du lit, ouvert et vide ; tout autour des papiers déchirés étaient éparpillés. Gordon s’y était attendu : il reconnut les vestiges de titres boursiers, d’une collection de timbres et de l’acte de propriété de la maison.

Puis il aperçut des débris d’une tout autre nature.

Le couvercle éventré d’une boîte de cartonrestée jusqu’à ce jour intacte dans son emballage de cellophane – montrait deux joyeux canoteurs, fiers d’exhiber la carabine démontable qu’ils venaient d’acheter. En examinant de plus près l’arme représentée sur le dessin, Gordon réprima un cri de désespoir. Elle devait avoir été livrée avec des boîtes de munitions.

Putains de voleurs ! songea-t-il avec amertume.

Mais ce fut pire encore lorsqu’il découvrit l’étiquette d’un autre carton piétiné qui traînait par terre, codéine, érythromycine, mégavitamine composée, morphine… les vignettes et les boîtes étaient là, quoique réduites en miettes, mais les flacons avaient disparu.

À condition de s’y prendre avec prudence… de commencer par mettre les médicaments en lieu sûr pour les négocier ensuite, au coup par coup… Gordon aurait pu tirer de ce marché de quoi payer son admission dans n’importe quel village. Et peut-être même de décrocher une place de stagiaire dans l’un de ces ranches communautaires prospères du Wyoming !

Il avait encore en mémoire un bon médecin dont le dispensaire, au milieu des ruines de Butte, était un sanctuaire protégé par tous les clans et hameaux des alentours. Gordon ne pouvait s’empêcher d’imaginer ce que ce saint homme aurait pu faire avec ce trésor.

La rage l’étouffait et menaçait d’obscurcir tout à fait son champ de vision, lorsque son regard tomba sur une boîte vide dont l’étiquette le narguait avec ces mots : poudre dentifrice…

Mon dentifrice !

Gordon compta jusqu’à dix. Ce qui se révéla insuffisant. Il tenta d’exercer un contrôle sur sa respiration. Il n’en fut que mieux concentré sur sa colère. Il resta là, les épaules basses, dans l’incapacité de répondre à cette nouvelle preuve de malveillance de la part de l’univers à son égard.

Bon, se dit-il. Je suis vivant. Et si je retrouve mon sac à dos et ma veste là où je les ai laissés, j’ai une chance de le rester. L’année prochaine, en admettant qu’il y ait une année prochaine pour moi, je songerai à m’inquiéter de l’état de pourriture de mes dents.

Il ramassa ses affaires et, d’un pas déterminé, quitta cette demeure de fausses espérances.


Un homme qui a longtemps vécu seul dans la nature sauvage bénéficie d’un sérieux avantage sur le commun des mortels, et même sur un excellent chasseur – du moins si le chasseur en question est d’un naturel casanier, passant toutes ses nuits chez lui, dans sa famille ou avec ses amis. Ce qui fait la différence, c’est une caractéristique psychique que le premier seul partage avec les animaux, qui l’apparente à eux, et à la sauvagerie même de la nature. C’était quelque chose d’aussi indéfinissable qui, pour l’heure, rendait Gordon nerveux. Bien avant de pouvoir la rapporter à quoi que ce fût, il éprouvait une sensation d’étrangeté qui ne donnait pas l’impression de vouloir se dissiper.

Elle l’avait saisi tandis qu’il refaisait le chemin en direction de la sortie est de la ville et du petit bois où il avait caché ses biens ; et, maintenant, elle le forçait à s’arrêter en route pour réfléchir. N’en faisait-il pas trop ? Était-il Jeremiah Johnson pour se croire capable de déchiffrer les bruits et les odeurs de la forêt comme les citadins de jadis les panneaux de signalisation routière ? Toutefois, il ne cessait de regarder autour de lui, en quête de quelque chose qui vînt étayer son malaise.

Les essences les plus communes étaient des tsugas et des érables à grandes feuilles, panachés de jeunes aulnes qui avaient tendance à envahir comme de la mauvaise herbe tout ce qui avait jadis constitué des clairières. Il était loin des forêts desséchées qu’il avait traversées sur le flanc est des Cascades, de ces pins pondérosa rabougris et clairsemés sous lesquels il avait été dévalisé. Il flottait ici comme un parfum de vie plus riche que tout ce dont il se souvenait depuis l’Hiver de Trois Ans.

L’activité animale – qui était restée fort discrète jusqu’à ce que Gordon eût cessé de bougerredevenait sensible dans ce coin de forêt, sous la forme de mouvements dans le feuillage et d’appels qui se répondaient. De petits groupes de geais du Canada au plumage gris voletaient de place en place, livrant à leurs cousins huppés et de dimensions plus modestes une sorte de guerre d’escarmouche pour s’accaparer les plus intéressants gisements de larves et d’insectes. D’autres passereaux moins gros restaient prudemment dans les branches, sautant de l’une à l’autre pour en fouiller l’écorce avec force pépiements.

Les oiseaux de cette taille ne débordaient certes pas d’amour pour l’homme, mais ils n’étaient pas du genre à parcourir de grandes distances pour l’éviter s’il les laissait tranquilles.

Alors, pourquoi suis-je nerveux comme un chat ?

Il y eut un craquement sec à une vingtaine de mètres sur sa gauche. Gordon pivota sur lui-même pour ne découvrir, là aussi, que des oiseaux, outre les buissons de ronces, omniprésents dans le paysage.

Erreur. C’était un seul oiseau. Un merle moqueur, pour être exact.

Il prit son essor, monta entre les branches et se posa dans un enchevêtrement de brindilles que Gordon jugea être un nid. Il y resta un moment, hautain et fier comme un nobliau, puis poussa un cri avant de replonger dans les fourrés. Comme il y disparaissait, un nouveau froissement s’y fit entendre, puis le merle resurgit.

Gordon commença de fouiller négligemment le sol de la pointe de son arc tout en libérant l’attache de son revolver et en s’efforçant de garder ses traits figés dans une expression anodine. Quoique l’appréhension lui desséchât les lèvres, ce fut en sifflotant qu’il se remit à marcher ; il ne prit pas vers le fourré ni dans la direction opposée, mais droit sur un gigantesque sapin de Douglas.

Quelque chose, derrière ce buisson, devait avoir suscité chez le merle moqueur cette caractéristique réaction de défense du nid, et ce quelque chose faisait de son mieux pour passer inaperçu… se gardant de se manifester par quelque bruit risquant de trahir sa présence.

Une présence que Gordon subodorait être celle d’un chasseur à l’affût. Avec une nonchalance exagérée, il poursuivit sa flânerie mais, à peine fut-il passé derrière l’arbre qu’il sortit son arme, se baissa et changea brutalement de direction ; il se mit à courir en s’efforçant de garder la masse énorme du tronc entre lui et le fourré suspect.

Il ne put rester longtemps dans l’ombre du sapin mais l’effet de surprise lui accorda un répit supplémentaire. Puis le claquement de trois coups de feu – tirés par des armes de calibres différents – résonna sous les arcades de la forêt. Gordon redoubla de vitesse et s’élança vers un arbre couché au sommet d’un petit escarpement. Trois nouvelles détonations retentirent tandis qu’il plongeait par-dessus le tronc pourri. Il atterrit de l’autre côté dans un craquement sec et éprouva une douleur fulgurante dans le bras droit.

Il connut alors un court instant de totale panique ; une crampe lui déchira la main qui tenait le revolver. Et s’il s’était cassé le bras ?…

Le sang trempait le poignet de sa chemise réglementaire de fonctionnaire de l’administration américaine, et sa terreur ne cessa d’amplifier le mal jusqu’à ce que, relevant sa manche, il pût en constater l’origine : une simple entaille peu profonde dans laquelle restaient fichés de minuscules éclats de bois. Son arc s’était rompu et il s’était blessé en tombant sur la cassure.

Il se débarrassa des deux moitiés de l’arme, désormais inutilisable et, à quatre pattes, gagna l’étroit fossé qui se creusait sur sa droite, profitant au mieux du couvert que lui offraient les broussailles dévalant vers ce qui devait être le lit d’un ruisseau. Dans son dos, derrière la petite colline, lui parvenaient les exclamations d’une joyeuse poursuite.

Les minutes suivantes furent un brouillard de branches qui lui fouettaient le visage dans une course en zigzag. Enfin, il fut au cours d’eau et pivota sur lui-même pour patauger à contre-courant.

Les pourchassés ont plutôt l’habitude de faire l’inverse, se remémora-t-il, espérant que ses adversaires avaient assez d’expérience pour le savoir. Il bondissait à présent de roche en roche, évitant de troubler l’eau. Puis il quitta le torrent et s’enfonça de nouveau dans la forêt.

Des cris retentissaient dans son dos et, à chaque foulée, lorsque son pied se posait sur le sol, il avait l’impression de faire assez de bruit pour tirer un ours de son sommeil hivernal. À deux reprises, il s’arrêta derrière un rocher ou un buisson épais, et retint son souffle ; il ne pouvait calmer le tohu-bohu de ses pensées et s’abstraire, pour un instant, dans un complet silence.

Les clameurs diminuèrent enfin dans le lointain et Gordon s’autorisa à pousser un long soupir.

Adossé à un chêne, il sortit d’une poche de sa ceinture sa trousse de secours. Sa blessure guérirait sans problème. Le bois poli de l’arc ne laissait pas craindre l’infection. La douleur était certes pénible mais l’entaille n’était au voisinage ni d’un vaisseau ni d’un tendon. Il se banda le bras et choisit simplement d’ignorer la douleur. Il se releva et promena un regard autour de lui.

À sa grande surprise, il reconnut aussitôt deux de ses repères… l’enseigne fracassée du motel d’Oakridge au-dessus de la cime des arbres et un enclos grillagé, juste derrière le ruban d’asphalte défoncé qui courait à l’est.

Gordon se hâta de gagner l’endroit où il avait caché ses affaires. Elles y étaient toujours, et dans l’état où il les avait laissées. Le destin montrait encore quelque subtilité : il ne frappait pas coup sur coup. Ce n’était d’ailleurs pas ainsi qu’il procédait, et Gordon le savait. Sa technique consistait à vous donner un peu de temps, histoire de vous laisser reprendre espoir, et de vous en priver juste avant qu’il ne se concrétisât.


À présent, le traqué se faisait traqueur. Prudemment, Gordon était retourné fouiller le roncier qui avait servi d’affût au grand courroux du merle dont c’était la demeure. Comme de bien entendu, il l’avait trouvé vide. Il le contournait maintenant pour adopter le point de vue de ses agresseurs. Il s’assit à leur place et, pendant quelques minutes, tandis que l’après-midi tirait à sa fin, il observa et réfléchit.

Il n’était pas douteux qu’ils l’aient eu dans leur ligne de mire. Vu d’ici, on avait peine à comprendre qu’ils l’aient raté lorsqu’ils avaient tiré tous les trois sur lui.

Son brusque plongeon derrière l’arbre les avait donc a ce point surpris ? Et ils devaient avoir des armes à répétition… or, il ne se rappelait pas plus de six coups. Ou il était tombé sur des avares particulièrement regardants sur les munitions, ou…

Il s’approcha du grand sapin. Le tronc portait deux entailles fraîches… à près de trois mètres du sol.

Trois mètres ! C’est matériellement impossible d’être si mauvais tireur !

En ce cas… tout concordait. Ils n’avaient pas eu l’intention de le tuer. Ils avaient fait exprès de viser haut, pour lui flanquer la trouille et l’inciter à déguerpir au plus vite. Pas étonnant qu’ils n’eussent jamais donné l’impression de se rapprocher pendant la « poursuite » dans la forêt.

Une moue écœurée retroussa les lèvres de Gordon. Par une étrange ironie, sa haine à l’égard de ces types s’en trouvait facilitée. Il en était venu à accepter la méchanceté pure et simple, comme on se résigne à un sale temps ou au danger que constituent les bêtes sauvages. Tant d’ex-Américains avaient régressé jusqu’à l’état de barbares.

Mais un mépris conscient tel que celui dont il venait d’être l’objet, voilà qui était pour lui une offense personnelle. La pitié représentait encore quelque chose pour ces gens et, pourtant, ils l’avaient spolié, maltraité, terrorisé.

Roger Septien lui revint en mémoire, ses railleries du haut du flanc dévasté d’une montagne aride. Ces salopards n’avaient pas été meilleurs que lui.

Gordon retrouva leur piste à une centaine de mètres à l’ouest de l’affût. Leurs bottes avaient laissé dans l’humus une ligne d’empreintes nettement dessinées et que personne ne s’était soucié d’effacer. Leur évidence avait quelque chose de presque insolent.

Gordon prit son temps mais pas une seule fois l’idée ne lui vint de renoncer à les suivre.

Le crépuscule s’annonçait lorsqu’il parvint en vue de la palissade entourant New Oakridge. Une vaste esplanade qui avait été jadis un parking extérieur était à présent ceinte d’une haute clôture de rondins. De ce corral improvisé montaient les rugissements du bétail. Un cheval hennit. Gordon perçut dans l’air les riches senteurs du foin et du fumier.

Non loin de là, une palissade encore plus haute protégeait trois blocs de ce qui, en un autre temps, avait constitué le quartier sud-ouest de la ville d’Oakridge. Une rangée d’immeubles à deux étages occupait la moitié d’un de ces blocs et dominait le centre de la bourgade. Gordon pouvait voir leurs toits plats par-dessus la muraille ainsi que le sommet d’un château d’eau sur lequel un corbeau avait établi son nid. La silhouette d’un guetteur s’y découpait sur le ciel ; il regardait vers la forêt gagnée peu à peu par les ténèbres.

L’impression générale était celle d’une communauté prospère, peut-être le plus bel exemple de survie de l’ancien monde que Gordon eût rencontré depuis son départ de l’Idaho.

On avait coupé des arbres pour faire un pare-feu autour de l’enceinte mais ce travail devait dater d’un certain temps. Un maquis serré, où un gosse de dix ans serait passé inaperçu, rongeait déjà la coupe.

Bon, se dit Gordon. Il ne doit plus y avoir de survivalistes dans le secteur, sinon les habitants ne seraient pas aussi négligents.

Voyons à quoi ressemble la grande entrée.

Contournant l’espace à découvert, il se dirigeait vers la partie sud du gros village quand un bruit de voix lui dicta de s’abriter prudemment derrière le plus proche rideau d’arbustes.

Un grand portail de bois s’ouvrit dans l’enceinte. Deux hommes en armes s’y présentèrent d’un pas nonchalant, inspectèrent les alentours et firent signe à quelqu’un qui se trouvait encore à l’intérieur de sortir. Il y eut une brève exclamation, un claquement de rênes, et un chariot tiré par deux percherons franchit les portes avant de s’immobiliser. Le conducteur se retourna pour parler aux deux gardes.

— Dis au maire que je lui suis reconnaissant de cette avance, Jeff. Je sais que pour moi la pente est sacrément longue à remonter, mais c’est sûr qu’aux moissons prochaines, nous pourrons tout rembourser. Il a déjà un morceau de la ferme et ça ne devrait pas représenter pour lui un mauvais investissement.

L’un des gardes hocha la tête.

— T’inquiète pas, Sonny, on fera la commission. Fais gaffe en rentrant. Trois de nos gars ont repéré un type qui traînait à la sortie de la vieille ville. Il y a eu une fusillade. Il est seul.

Le fermier avala sa salive.

— Pas de blessés ? Vous êtes sûrs qu’il était seul, ce type ?

— Tout ce qu’il y a de plus sûrs. D’après Bob, ça valait le coup d’œil : il a détalé comme un lapin.

Gordon blêmit de rage. Les insultes l’atteignaient douloureusement ; il ne pouvait les supporter. Il glissa sa main gauche dans sa chemise et, contre son cœur qui cognait, il toucha le sifflet qu’Abby lui avait donné et qu’il avait suspendu à son cou. Il en tira quelque réconfort…, un rappel à la décence, du moins.

— N’empêche qu’avant de se faire chasser par les gars de Bob, reprit celui qui avait répondu au fermier, ce type a fait un joli cadeau à not’ maître. Il lui a trouvé une cache pleine de drogues. Le maire va en distribuer un peu aux propriétaires, ce soir, à l’occasion d’une petite fête qu’il donne, histoire de voir l’effet qu’elles font. C’est sûr que j’aimerais bien faire partie du cercle des intimes…

— Et moi donc ! fit son jeune collègue. Hé, Sonny ! Tu crois que le maire va te payer ton bonus sous forme de drogues si tu atteins le quota cette année ? Ça te donnera l’occasion de faire une sacrée fiesta !

Sonny eut un sourire timide et haussa les épaules. Puis, pour une raison incompréhensible, il baissa la tête. Le plus âgé des deux gardes le regarda d’un air moqueur.

— Qu’est-ce qui t’arrive ?

Sonny secoua la tête. Ce fut à peine si Gordon l’entendit répondre :

— Bof, ça ne nous fait plus trop envie, Gary, tu ne crois pas ?

— Que veux-tu dire ? fit Gary, le front barré d’un pli.

— Je veux dire que puisque nous nous employons à être comme les petits copains du maire, pourquoi ne pas essayer d’avoir un maire sans petits copains ?

— Mais…

— Sally et moi, on avait trois filles et deux garçons avant l’Apocalypse, Gary.

— Je sais, Sonny, mais tout de même…

— Hal et Peter sont morts à la guerre mais j’comptais au moins que, Sally et moi, on aurait le bonheur d’voir grandir nos trois filles. Qu’on ait au moins ce bonheur !

— Sonny, c’est pas ta faute ! T’as pas eu de chance, voilà tout.

— Pas de chance ? Qu’est-ce qu’y faut pas entendre ! La première violée à mort par cette bande de pillards qui a déferlé dans le coin. Peggy est morte en couches et ma petite Suzanne qui a les cheveux tout blancs, Gary. À croire que c’est la sœur de Sally !

Le silence s’éternisa. L’aîné des gardes posa la main sur le bras du fermier.

— Demain, j’amènerai un cruchon, Sonny. Promis. On reparlera du bon vieux temps comme on faisait avant.

Le fermier hocha la tête sans lever les yeux.

— Allez, hue ! cria-t-il, et il refit claquer les rênes.

Un long moment, le garde resta à contempler le chariot qui s’éloignait en grinçant, puis il cracha le brin d’herbe qu’il suçotait et se tourna vers son jeune compagnon.

— Dis, Jimmy, est-ce que je t’ai déjà parlé de Portland ? Avant la guerre, Sonny et moi, on avait l’habitude d’aller y traîner nos guêtres. Quand j’étais gosse, ils avaient un maire qui posait pour…

Ils repassèrent les portes et le reste de la phrase fut perdu pour Gordon.


En d’autres circonstances, Gordon serait resté des heures à méditer sur ce que cette petite conversation lui révélait de la structure sociale d’Oakridge et de ses environs. Que la prochaine récolte du fermier fût déjà grevée de dettes constituait, par exemple, un premier pas vers une situation de servage consenti. En seconde année d’université, il avait lu des bouquins d’histoire traitant de faits similaires dans un passé lointain, et dans une autre région du monde. Oui, c’étaient là les bases du système féodal.

Mais le torrent d’émotions qui le submergeait lui interdisait pour l’heure toute considération d’ordre philosophique ou sociologique. Le souvenir des vexations subies depuis le matin n’était rien auprès de la colère qui bouillonnait en lui depuis qu’il avait appris quel usage allait être fait des drogues. À peine osait-il songer aux miracles qu’aurait pu accomplir son médecin du Wyoming avec ces médicaments… et dire que la plupart des substances qu’ils avaient découvertes n’allaient même pas faire planer cette bande d’ignares !

C’était la goutte d’eau qui faisait déborder le vase et Gordon en avait des élancements dans son bras bandé.

Tout à parier que je suis capable d’escalader ces murs sans difficulté, de trouver leur entrepôt et de réclamer mon dû… avec un supplément pour me dédommager des affronts, de la douleur et de la perte de mon arc.

Sans perdre de vue sa soif de vengeance, Gordon peaufina son projet. Il se représenta, déboulant dans la « soirée » du maire, et mettant un terme aux agissements de ces salopards affamés de puissance qui étaient en train de bâtir un empire miniature sur ce coin de terre retourné à l’âge sombre. Il s’imagina prenant le pouvoir et usant de ce pouvoir pour faire le bien… pour contraindre ces brutes à mettre en œuvre ce qu’ils avaient appris dans leur jeunesse, avant que la génération qui avait reçu une éducation ne disparût à jamais de la planète.

Mais pourquoi, pourquoi n’y a-t-il nulle part quelqu’un pour accepter de prendre les choses sous sa responsabilité, pour tenter d’y remettre de l’ordre ? Je serais prêt à l’aider. Je consacrerais volontiers chaque instant de ma vie à une telle cause et à celui qui serait son champion.

Mais tous ces grands rêves n’ont plus cours. Tous les types bien, les lieutenants Van et les Drew Simms, sont morts en les défendant. Je dois être le dernier qui continue d’y croire.

Il était pourtant hors de question de renoncer. Un mélange de fierté, d’obstination et de simple fureur viscérale l’enracinait dans la voie qu’il s’était tracée. Il se battrait ici, et rien ne l’en empêcherait.

Peut-être existe-t-il, au ciel ou en enfer, une milice exclusivement composée d’idéalistes. De toute manière, je ne tarderai pas à en avoir le cœur net.

Par bonheur, les flots d’hormone combative sécrétée par son organisme épargnaient quelques zones de son cerveau, lui laissant assez de place pour concevoir et choisir sa tactique. Le crépuscule tombait tout à fait quand il commença de réfléchir à la manière dont il procéderait.

Il s’installa dans l’ombre des jeunes arbres et une branche accrocha sa casquette. Il la rattrapa de justesse avant qu’elle ne tombât à terre, et s’apprêtait à la remettre lorsqu’il interrompit son geste pour la contempler.

La scintillante image du cavalier répondit à son regard, relief de cuivre poli qui se détachait sur une flamme portant une devise en latin. Gordon observa la lumière qui jouait sur l’emblème lumineux et, lentement, un sourire s’épanouit sur son visage.

C’était risqué… peut-être plus que de tenter d’escalader de nuit le rempart de rondins. Mais l’idée n’était pas dénuée d’une plaisante symétrie qui séduisait Gordon. Il était probablement le dernier homme au monde qui pût choisir la voie la plus périlleuse pour de simples raisons d’esthétique, et cette pensée le ravissait. Que son plan échouât, l’effet n’en serait pas moins spectaculaire.

Son exécution réclamait une brève incursion dans le vieil Oakridge – dont les ruines se profilaient derrière la masse fortifiée du bourg post-apocalyptique – à la recherche d’un bâtiment qui, à coup sûr, était de ceux qu’on n’avait pas dû songer à piller.

D’un geste déterminé, il se coiffa de la casquette et se mit en route afin de profiter des dernières lueurs du jour.


Une heure plus tard, Gordon quittait les immeubles éventrés de l’ancienne cité pour s’engager d’un pas vif sur la route trouée de nids-de-poule, rebroussant chemin dans une obscurité de plus en plus dense. Après avoir fait un long détour par la forêt, il rattrapa la route que Sonny avait prise et qui contournait le village par le sud. Maintenant, il se rapprochait de l’enceinte, guidé par une lanterne solitaire suspendue au-dessus du grand portail.

La garde était d’un laxisme criminel. Gordon parvint à dix mètres du mur sans qu’eût retenti la moindre sommation. Il voyait la sentinelle se découper sur le ciel presque au bout de la palissade, mais l’imbécile regardait obstinément dans l’autre direction.

Il remplit ses poumons d’air et, portant à ses lèvres le sifflet d’Abby, en tira trois coups brefs et puissants. Les stridences s’enfoncèrent entre les bâtiments et sous les arbres de la forêt, tel le cri d’un rapace fondant sur sa proie. Des pas précipités firent trembler les planches du chemin de ronde.

Trois hommes armés de fusils et qui tenaient à bout de bras des lanternes à huile surgirent au-dessus du portail. Leurs regards plongèrent sur un Gordon que la pénombre leur interdisait de distinguer.

— Qui va là ? Que voulez-vous ?

— Je dois avoir un entretien avec un représentant de l’autorité municipale, cria Gordon. Il s’agit d’une affaire officielle et je réclame qu’on m’ouvre les portes de la ville d’Oakridge.

C’était, de toute évidence, en totale rupture avec leurs habitudes. Il y eut un long silence stupéfait durant lequel les gardes posèrent, sur lui d’abord, puis l’un sur l’autre, des yeux ronds. Pour finir, l’un des hommes disparut tandis que celui qui avait parlé s’éclaircissait la gorge.

— Heu… dites voir ? Vous n’avez pas la fièvre ?N’avez-vous pas attrapé la Maladie ?

Gordon fit non de la tête.

— Non, je ne suis pas malade. J’ai simplement faim et je suis rompu. Et aussi furieux qu’on m’ait tiré dessus. Mais il sera toujours temps de régler cette question lorsque je me serai acquitté de la mission dont je suis chargé.

Cette fois, la voix du chef des gardes se lézarda sous l’effet de l’ébahissement le plus total.

— Vous acquitter de… Mais, bon sang, mec, qu’est-ce que vous êtes en train de nous raconter ?

Des pas précipités retentirent de nouveau sur le chemin de ronde. D’autres hommes apparurent, suivis par une petite troupe de femmes et d’enfants qui se penchèrent par-dessus le parapet, de part et d’autre du portail. On n’était pas à cheval sur la discipline à Oakridge et il était probable que le tyran local et ses acolytes avaient les choses en main depuis longtemps.

Gordon répéta son message. Il le fit avec lenteur et fermeté, usant de sa plus belle voix de Polonius.

— J’exige de parler avec vos supérieurs. Vous mettez ma patience à l’épreuve en me maintenant hors vos murs, et je puis vous assurer que cela sera consigné dans mon rapport. Maintenant, qu’on aille chercher quelqu’un qui puisse prendre sur lui d’ouvrir ces portes !

La foule grossit jusqu’à ce que la palissade fût totalement couronnée d’une guirlande serrée de silhouettes sombres. Ils avaient tous les yeux fixés sur Gordon lorsqu’un nouveau groupe, également équipé de lanternes, apparut sur la droite au-dessus du portail. Les badauds qui s’étaient massés sur cette partie du chemin de ronde s’écartèrent aussitôt pour leur laisser l’accès au parapet.

— Écoutez-moi bien, solitaire… (le chef des gardes s’était manifestement repris)… m’est avis que ce que vous cherchez c’est une balle dans la peau. Nous n’avons d’« affaire officielle » avec personne qui soit extérieur à cette vallée… et cela depuis des années, depuis que nous avons rompu toute relation avec les cocos qui tenaient Blakeville. Vous vous fourrez le doigt dans l’œil si vous croyez que je vais aller déranger le maire parce qu’un dingue de votre espèce…

Il se retourna et resta bouche bée en découvrant le groupe de notables qui arrivait à sa hauteur.

— Monsieur le maire… balbutia-t-il. Je suis désolé pour ce vacarme mais…

— Je n’étais pas loin, de toute façon. J’ai entendu des cris. Que se passe-t-il, ici ?

Le garde fit un geste d’impuissance.

— Il y a là, dehors, un type qui débite des foutaises comme je n’en ai pas entendu depuis les années de démence. Il doit être au stade délirant de quelque maladie, à moins que ce ne soit l’un de ces timbrés qui traversent la région de temps à autre.

— Je m’en occupe.

Dans l’obscurité croissante, une nouvelle silhouette se pencha par-dessus le parapet.

— Je suis le maire d’Oakridge, annonça une voix. Je tiens à vous préciser tout de suite qu’ici nous ne croyons pas à la charité. Toutefois, si vous êtes le type qui a trouvé ces petites merveilles cet après-midi et qui en a gracieusement fait don à mes gars, je dois admettre que nous vous devons quelque chose. Je vais donc vous faire descendre un repas chaud. Et une couverture. Vous pourrez dormir ici, sur le bord de la route. Demain matin, cependant, il vous faudra être parti. Nous n’avons pas la moindre envie d’être contaminés ; or, d’après mes gardes, vous délirez.

Gordon sourit.

— Votre générosité m’impressionne, monsieur le maire. Toutefois, je suis venu de trop loin dans l’accomplissement de cette mission officielle pour pouvoir accepter de m’en retourner comme ça. Tout d’abord, je dois savoir si Oakridge a des installations hertziennes ou à fibre optique encore en état de fonctionner.

Le silence qu’engendra son coq-à-l’âne se révéla long et pesant. Gordon se représentait très bien la stupéfaction du maire. Le patron de la ville finit par répondre :

— Voilà dix ans que nous n’avons plus de radio. Depuis cette époque, plus rien ne marche. Pourquoi me demandez-vous ça ? Qu’est-ce que ça peut avoir à voir avec…

— C’est un scandale. Je sais bien que, depuis la guerre, les ondes sont sacrément brouillées… improvisa Gordon… avec toute cette radioactivité, c’est normal. Mais j’espérais quand même pouvoir me servir de votre émetteur pour faire mon rapport à mes supérieurs.

Il avait dit cela avec aplomb. Cette fois, ce ne fut pas un silence mais une vague de chuchotements interdits qui courut tout le long du parapet. Gordon se doutait qu’à présent toute la population de la ville se trouvait sur le chemin de ronde. Il espérait que la palissade était bien assise, n’ayant nullement l’intention de pénétrer dans Oakridge à la manière de Josué.

C’était une tout autre légende qu’il avait en tête.

— Qu’on m’amène une lanterne ! ordonna le maire. Non, pas celle-là, crétin ! L’autre, avec le réflecteur ! Ouais, c’est ça ! Maintenant, qu’on me la braque sur cet homme. Je veux le voir !

Un gros phare reconverti apparut au-dessus du portail et, dans le vacarme d’une bousculade sur le perchoir, la lumière éblouit Gordon. Il s’y était attendu et réprima le réflexe de se protéger les yeux ; il ne cligna pas. Il rectifia la position de sa sacoche et présenta son uniforme sous le meilleur angle, celui où la casquette du facteur avec sa plaque étincelante était mise en valeur par la façon crâne dont il l’avait inclinée sur l’oreille.

Le murmure de la foule s’enfla.

— Monsieur le maire, lança-t-il, ma patience a des limites. Je vais déjà devoir vous demander des explications sur le comportement de vos hommes à mon égard cet après-midi. Ne m’obligez pas à faire usage de mon autorité d’une manière que nous aurions tous deux lieu de regretter. Vous êtes sur le point de perdre votre privilège de pouvoir communiquer avec le reste de la nation.

Le maire dansa rapidement d’un pied sur l’autre.

— Communiquer ? Nation ? Qu’est-ce que c’est que cette embrouille ? Il n’y a rien d’autre que la commune populaire Blakeville, les trois ou quatre familles de culs bénis qui s’accrochent à Culp Creek et, au-delà, le diable seul sait quelles bandes de sauvages !… Mais, bon sang, vous allez vous décider à me dire qui vous êtes !

Gordon porta deux doigts à la visière de sa casquette.

— Gordon Krantz, des Postes et Télécommunications des États-Unis d’Amérique. J’ai été désigné pour rétablir l’acheminement du courrier dans l’Idaho et dans la zone sud de l’Oregon. J’ai le grade d’inspecteur général en chef de la région.

Et dire que ça l’avait gêné de jouer les Pères Noël à Pine View ! Le dernier truc à propos de son titre d’« inspecteur fédéral » lui était venu aux lèvres sans même faire un détour par son esprit. Était-ce de l’inspiration ? Ou du simple culot ?

Bof, pendu pour pendu, autant l’être avec le beau rôle.

La foule était en grand tumulte. À plusieurs reprises, Gordon distingua les mots « là-bas », « inspecteur » et une bonne douzaine de fois celui de « postier ». Lorsque le maire beugla pour ramener le silence, l’effet fut loin d’être immédiat, et des chuchotements persistèrent çà et là.

— Donc, vous êtes postier. (Ricanement sarcastique.) Pour quelle sorte d’imbéciles nous prenez-vous, Krantz ? Un bel uniforme suffirait à faire de vous un agent de l’administration centrale ? Et de quelle administration centrale ? Quelle preuve pouvez-vous nous apporter de ce que vous avancez ? Montrez-nous que vous n’êtes pas un vagabond au stade délirant d’une quelconque fièvre radioactive !

Gordon exhiba les papiers qu’il avait préparés une heure auparavant grâce à un tampon retrouvé dans les ruines du bureau de poste d’Oakridge.

— J’ai ici des lettres de…

Mais il n’eut pas le temps de poursuivre.

— Gardez vos papiers ! Vous n’imaginez tout de même pas qu’on va vous laisser approcher au risque d’être contaminés par votre satanée fièvre !

Le maire se redressa et leva le bras pour s’adresser à ses sujets.

— Vous n’avez pas oublié le nombre de dingues et d’imposteurs qui ont défilé dans le coin durant les années du chaos, se prenant pour n’importe qui, de l’Antéchrist à Mickey Mouse. En définitive, il ne reste qu’une chose à laquelle nous puissions nous fier. Les fous viennent et repartent mais il ne demeure jamais qu’une seule et unique « administration »… celle que nous connaissons ici même ! (Il se tourna vers Gordon.) Estimez-vous heureux que nous ne soyons plus au temps de la grande peste. À cette époque, un cas tel que le vôtre n’aurait pas attendu longtemps son remède : la crémation !

Gordon égrena un chapelet de jurons silencieux. Le tyran local était un malin, et le bluffer n’avait rien d’un jeu d’enfant. Si on allait jusqu’à refuser de jeter un coup d’œil sur les « lettres de créances » qu’il s’était forgées, son expédition de tout à l’heure dans la vieille ville serait à mettre au compte du temps perdu. Il en était donc réduit à sortir son dernier atout. Pour la foule, il sourit, mais au fond il avait plutôt envie de croiser les doigts.

D’une poche latérale de la sacoche, il extirpa un petit paquet de lettres qu’il fit semblant d’examiner une à une en ayant l’air d’avoir du mal à déchiffrer des adresses qu’il connaissait par cœur.

— Y a-t-il parmi vous un certain… Donald Smith ?

Des têtes pivotèrent de droite à gauche dans d’interminables conciliabules. Bien qu’il fît déjà passablement noir, la perplexité de la foule sautait aux yeux. Quelqu’un finit par répondre.

— Il est mort dans l’année qui a suivi la guerre ! Au cours des derniers combats autour des entrepôts.

Il y avait eu comme un tremblement dans la voix de l’homme. Bien. La surprise n’était pas la seule émotion qu’il suscitât. Toutefois, il lui fallait quelque chose d’un peu plus tangible qu’un rappel nostalgique du passé. Le maire continuait de le fixer d’un œil rond, comme tout le monde par-dessus le parapet ; mais dès qu’il aurait compris où le soi-disant facteur voulait en venir, les choses ne manqueraient pas de se gâter.

— Ah ! fit Gordon. Bien. Il me faudra évidemment vérifier ce fait avant de pouvoir retourner cette lettre avec la mention décédé. (Puis, sans laisser à quiconque le temps de faire la moindre remarque, il se mit à feuilleter sa liasse d’enveloppes.) Y a-t-il en ville un M. ou une Mme Franklin Thompson ? Ou leur fils, ou leur fille ?

À présent, les remous et les chuchotements dans la foule trahissaient presque une sorte d’inquiétude superstitieuse. Ce fut une femme qui répondit :

— Tous morts ! Mais le garçon a survécu jusqu’à l’année dernière. Ses parents et sa sœur étaient descendus à Portland sans lui le jour où la ville a sauté.

Bordel ! Il ne lui restait plus qu’un nom. C’était très bien de les bouleverser par son savoir mais ce dont il avait besoin, c’était d’une personne qui fût encore en vie.

— O. K. Nous vérifierons également cette information. Maintenant, la dernière lettre… Y a-t-il encore une Grâce Horton à Oakridge ? Mlle Grâce Horton…

— Non, rugit le maire. Il n’y a pas de Grâce Horton ici ! (Assurance et sarcasme étaient de retour dans sa voix.) Je connais tout le monde, d’un bout à l’autre de cette vallée. Depuis dix ans que je suis là, je n’ai jamais entendu parler d’une Grâce Horton, imposteur ! Vous ne devinez donc pas ce qu’il a fait ? Il a dû dénicher un vieil annuaire en ville et il en aura recopié des noms pour tenter de nous impressionner. (Il brandit vers Gordon un poing menaçant.) Je vous accuse de troubler l’ordre public et de mettre en péril la santé des habitants de cette ville. En conséquence, vous avez dix secondes pour déguerpir. Passé ce délai, j’ordonne à mes hommes de tirer !

Gordon poussa un soupir désabusé. Il n’avait plus le choix. Du moins pouvait-il battre en retraite en perdant la face, certes, mais pas la vie.

C’était un bon bluff mais, dès le départ, tu savais que tes chances de réussir étaient très minces. Tu auras quand même eu le plaisir de voir ce salaud marcher un certain temps dans ton bobard.

Le moment était venu d’y aller mais, à sa grande surprise, Gordon s’aperçut que son corps en jugeait autrement ; il lui était impossible de faire demi-tour ; ses pieds refusaient de bouger. Toute volonté de fuir avait disparu. Impuissante, horrifiée, la part raisonnable de lui-même sentit l’étranger dont elle était solidaire tasser ses épaules et pousser plus loin son bluff.

— Les violences exercées sur la personne d’un préposé à la distribution du courrier sont l’un des rares crimes fédéraux contre lesquels le Congrès provisoire n’a pas jugé bon de suspendre les poursuites, pendant la période de redressement national, monsieur le maire. Les États-Unis ont de tout temps protégé leurs postiers. (Avec froideur son regard soutint l’éclat de la lampe.) De tout temps, répéta-t-il en pesant sur chaque mot.

Un frisson le saisit. Il était un messager, du moins dans l’âme. Il était un vivant anachronisme qui, pour quelque obscur motif, avait échappé à l’âge sombre lorsque celui-ci avait systématiquement entrepris d’effacer l’idéalisme de la planète. Les yeux de Gordon étaient rivés sur la sombre silhouette du maire et, silencieusement, il le mit au défi d’assassiner ce qui restait de leur souveraineté partagée.

De longues secondes s’écoulèrent et le silence s’épaissit. Puis le maire leva la main.

— Un !

Il comptait avec lenteur, peut-être pour donner à Gordon le temps de disparaître, peut-être aussi pour jouir sadiquement de l’effet produit.

— Deux !

Gordon avait perdu. Il le savait : il aurait dû partir, et tout de suite. Son corps, pourtant, refusait encore de tourner le dos.

— Trois !

Ainsi meurt le dernier idéaliste, songea-t-il. Ces seize années de survie n’avaient été qu’un accident, une faute d’inattention de la nature en passe d’être corrigée. En fin de compte, ce pragmatisme acquis au prix de tant d’épreuves avait cédé le pas devant… une coquetterie.

Il y eut un remous sur le chemin de ronde. Quelqu’un, à l’extrême gauche, luttait contre la foule pour gagner le premier rang.

Les gardes levèrent leurs armes. Gordon crut voir que certains d’entre eux hésitaient… obéissant à contrecœur. Non qu’il dût en attendre un bien quelconque.

Vaguement démonté, peut-être, par l’obstination de Gordon, le maire faisait traîner le compte à rebours. Son poing levé amorça sa descente pour s’abattre sur le parapet.

— Monsieur le maire ! hurla une femme dont la voix, sous l’effet de la peur, grimpait dans les aigus. (Elle avait saisi le bras du grand patron et en freinait la course.) Je vous en supplie… je…

Le maire la repoussa.

— Fiche le camp, femme. Écarte-toi !

La frêle silhouette recula devant les gardes mais elle cria distinctement :

— Je… c’est moi ! Je suis Grâce Horton !

— Comment !

Le maire ne fut pas le seul à se retourner pour la fixer, interloqué.

— Oui, c’est mon nom de jeune fille. Je me suis mariée l’année qui a suivi la seconde famine. C’était avant que vous n’arriviez, vous et vos hommes.

Ce fut une véritable clameur dans la foule.

— Imbéciles ! beugla le maire. Puisque je vous dis qu’il a trouvé son nom dans l’annuaire !

Gordon sourit. D’une main, il brandit le paquet de lettres et, de l’autre, effleura le bord de sa casquette.

— Bonsoir, mam’zelle Horton. La nuit s’annonce douce pour la saison, n’est-ce pas ? Il se trouve que j’ai là, pour vous, une lettre de M. Jim Horton, de Pine View, Oregon… Voilà tout juste douze jours qu’il me l’a remise…

Les gens qui se massaient contre le parapet parlaient tous à la fois. Des mouvements contradictoires les agitaient et il jaillissait de leur foule compacte des cris excités. Gordon mit sa main en cornet contre son oreille pour y distinguer ceux par lesquels la femme exprimait sa surprise, et il lui fallut hausser le ton pour poursuivre :

— Oui, ma p’tite dame. Il m’a donné l’impression de se porter comme un charme. Je crains de n’avoir rien de plus à vous apprendre cette fois mais, lorsque après avoir achevé ma tournée dans la vallée je repasserai par ici, ce sera un plaisir pour moi de porter votre réponse à votre frère. (Il s’avança et vint se placer au centre du faisceau de lumière.) Une chose, toutefois. M. Horton n’avait pas assez pour affranchir sa lettre au départ de Pine View, aussi suis-je dans l’obligation de vous demander dix dollars… tarif officiel du contre-remboursement.

Nouvelle clameur dans la foule, plus étourdissante encore que la précédente.

Près de la lanterne aveuglante, la silhouette du maire s’agitait en tout sens avec des moulinets des bras : il criait en vain pour dominer le vacarme.

Rien de ce qu’il dit ne fut entendu ; les portes de la ville s’ouvrirent et la population se déversa dans la nuit. Gordon fut bien vite cerné par un rempart de visages d’hommes, de femmes et d’enfants, tous surexcités. Il en vit qui boitaient. D’autres étaient couturés de cicatrices livides ; leur voix avait les rauques inflexions de la tuberculose. Et pourtant, en cet instant, toutes les souffrances de l’existence paraissaient reculer dans l’ombre sous l’illumination soudaine d’une foi retrouvée.

Transpercé par ces regards emplis d’espoir, Gordon garda son calme et, lentement, s’avança vers le portail. Il souriait et distribuait des saluts et des signes de tête, tout particulièrement à ceux qui se détachaient du cercle pour venir effleurer son coude ou toucher la panse rebondie de sa sacoche. Les plus jeunes arboraient une expression de superstitieuse et craintive extase. Sur de nombreux vieux visages, des larmes ruisselaient.

Les tremblements du choc en retour commencèrent de l’assaillir, mais il résista aux flots d’adrénaline en s’accrochant à la petite lueur de conscience qui clignotait en lui… teintée de honte à la pensée d’un tel mensonge.

Et puis merde. Ce n’est pas ma faute s’ils veulent croire à la petite souris. J’ai fini par grandir, moi, et je suis décidé à prendre la vie comme elle vient.

Quel ramassis de gogos !

Il n’en continua pas moins de sourire à la ronde. Des mains se tendaient vers lui et il était le centre vers lequel convergeaient leurs élans d’amour. Il percevait ces sentiments confus comme une vague d’espoir extraordinaire et inespéré ; elle allait le hisser jusque sur les murs de la ville d’Oakridge.

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