DEUXIEME PARTIE LA VERMINE DU LION

CHAPITRE PREMIER L’EMPIRE DE KENO

Au détour de la rivière, la ville apparut d’un seul coup, entassant dans ses murailles rouges un flot serré de maisons grimpant sur les collines, et que dominaient en hautes silhouettes pyramidales un temple et le palais de l’empereur. Depuis l’avant-veille, leurs pirogues avaient croisé les bateaux des pêcheurs kénoïtes, petits hommes brun foncé, aux courts cheveux taillés en brosse. Téraï en avait hélé deux ou trois en leur langue, ne recevant en réponse que de brèves syllabes. Puis les champs cultivés avaient remplacé la savane.

Ils accostèrent à une jetée, amarrèrent leurs embarcations. Entre les quais et les fortifications percées d’une porte gardée par deux tours, s’étendait une vaste zone nue où circulaient charrettes de poissons, de pierres ou d’argile, tirées par des quadrupèdes massifs, sans cornes. Téraï fixa son sac sur son dos, prit son fusil en bandoulière, et s’avança, suivi de Stella et des Ihambés, semblant encore plus colossal à côté des citadins dont peu atteignaient son épaule. Comme ils approchaient de la porte aux massifs vantaux de bois armé de bronze arrivèrent des soldats casqués et cuirassés. Téraï se dirigea vers eux, faisant signe à ses compagnons de l’attendre. La conversation fut longue, et Stella ayant vu qu’Eenko et ses camarades avaient tout doucement armé leurs arcs prit sa carabine. Puis le géologue revint.

— Complications ! Il paraît qu’on n’entre plus comme ça dans Kintan. J’ai fait demander le chef de la garde des murs, Ophti-Tika, qui est un vieil ami. Mais ceci confirme les renseignements que me donna Ohémi, et je n’aime pas ça !

En attendant, Stella examina et photographia les murailles. Hautes de dix mètres, coupées de tours carrées tous les trente mètres à peu près, elles étaient bâties en blocs de lave rouge sommairement équarris, réunis par un mortier rose.

— Combien d’habitants ?

— Pour autant que je puisse le savoir, environ cinq cent mille.

— Cinq cent mille !

— L’empire de Kéno est très vaste et s’étend jusqu’à la mer. Si la capitale est tellement excentrique, c’est parce que les empereurs ont toujours voulu être proches des monts Hétio, les monts sacrés.

— Tout de même, cinq cent mille !

— Babylone en comptait bien plus ! Voici Ophti-Tika. Laissez-moi lui parler seul à seul.

L’officier s’avançait, géant pour les Kénoïtes, son armure de bronze poli jetant des feux au soleil, un large sourire sur sa face glabre et osseuse. Il salua Téraï de l’épée. Cette fois la conversation fut courte, et ils passèrent sous la grande porte, encadrés de soldats qui leur frayaient un chemin dans la foule.

Une fois la porte franchie, on arrivait directement dans la ville : un boulevard circulaire, large d’une dizaine de mètres, suivait les murs, et il en partait une multitude de rues tortueuses pavées de galets pointus et glissants, qui s’enfonçaient vers le cœur de la cité. Les maisons, de deux ou trois étages, construites en bois et en torchis sur des fondations de pierre, s’avançaient en auvent au-dessus des ruelles, les transformant en tunnels sombres et étroits. Un profond caniveau central servait de collecteur d’égouts, mais l’odeur était pourtant supportable. Stella en comprit la raison en y voyant couler un flot rapide.

— Oui, dit Téraï, ils utilisent une source intermittente comme balayeur municipal. Il est interdit de jeter dans le canal quoi que ce soit qui puisse l’obstruer.

Sur des planches servant de comptoirs, posées sur les appuis des fenêtres en arc de cercle, les marchands étalaient nourritures, épices, objets travaillés de pierre, de bois, de cuivre ou de bronze, bijoux barbares, souvent beaux, ornés de magnifiques cristaux ou de gemmes mal taillées. Dans les ténèbres des arrière-boutiques, percées de la lueur jaune des lampes à huile nécessaires même en plein jour, grouillait toute une vie obscure, femmes occupées à leurs travaux, enfants jouant ou pleurant, et les inévitables puchis, petits quadrupèdes jouant le rôle de chiens. Les marchands poussaient de rauques cris d’appel, les acheteurs discutaient à voix haute et d’un étage sortait le grincement discordant d’un instrument de musique accompagnant quelque chanteur. Les soldats de l’escorte marchaient devant, repoussant les citadins fermement, mais sans brutalité inutile, du bout de la hampe de leurs lances. Nul ne s’en formalisait, et Stella eut l’impression d’une civilisation primitive, mais bon enfant. La rue monta, les boutiques devinrent de plus en plus grandes, mieux éclairées, et subitement ils débouchèrent sur un second boulevard, plus large que le premier, et dont le côté opposé était dominé par une autre enceinte, plus basse. Derrière elle jaillissait la cime de grands arbres.

— Nous venons de traverser le quartier populaire, ou plutôt le cercle populaire, dit Téraï. L’étroitesse des rues est voulue, elle facilite la défense, au cas où l’ennemi arriverait à s’introduire dans la ville, ce qui s’est produit cinq fois dans son histoire.

— Cela doit favoriser les incendies, aussi.

— Les maisons sont en bois de gau, presque incombustible. Elles brûlent cependant quelquefois, mais le feu ne s’étend pas trop grâce à un service de pompiers remarquablement organisé.

Ils franchirent la seconde enceinte, par une porte fortifiée. Leur escorte les abandonna, sauf le capitaine. Stella poussa un cri de surprise : la ville intérieure était complètement différente de l’autre, de larges avenues perpendiculaires la découpaient en rectangles de verdure au sein desquels se dressaient des maisons de pierre, basses et longues, avec un péristyle de colonnes gracieuses. Le contraste était si frappant qu’elle ne put se retenir de dire : enfin, la civilisation !

Téraï se retourna, un sourire narquois aux lèvres.

— Oui, la civilisation. Savez-vous à quel prix ? L’esclavage ! Ce luxe, dans cette société qui ignore toute autre source d’énergie que le travail musculaire, ne peut reposer que sur lui. Il n’est d’ailleurs pas trop dur, et les esclaves sont relativement bien traités. Ou l’étaient…

— Que voulez-vous dire, l’étaient ?

— Je vous en parlerai. Laissez-moi « pomper » ce vieil Ophti.

Il se replongea dans une conversation animée avec le capitaine. Laélé s’approcha de Stella.

— Mauvais endroit ! Enfermé !

— Vous n’étiez jamais venue ici, Laélé ?

— Non. Téraï souvent. Moi pas.

— Pourquoi ?

— Parce que l’occasion ne s’en était pas présentée, mademoiselle, intervint le géologue. Et je commence à me demander si j’ai bien fait de vous emmener, l’une comme l’autre.

— Que craignez-vous ?

— Je ne sais trop. Mais il y a eu des changements bizarres depuis mon dernier séjour à Kintan. Je vous en parlerai plus tard. Voici ma maison.

Il indiquait sur une butte une somptueuse demeure de pierre rouge, du style dominant dans la ville intérieure. Ils pénétrèrent dans le parc par une porte voûtée, et Stella remarqua l’épaisseur des murs, et leur hauteur.

— Une véritable forteresse !

— Vous ne croyez pas si bien dire !

Ils suivirent une longue allée montant vers la maison, et ombragée de grands arbres aux larges feuilles vert foncé. Un groupe de Kénoïtes les attendait, hommes et femmes mêlés, exprimant par de grandes gesticulations et des génuflexions leur joie de revoir Téraï.

— Vos esclaves ?

Il se retourna, un éclair de fureur aux yeux.

— Je n’ai pas d’esclaves, mademoiselle ! Ils l’étaient, oui, avant que je ne les aie achetés. Maintenant, ils sont libres autant que vous ou moi !

Il monta sur un perron de sept marches, se retourna vers le petit groupe, leur parla, montrant tantôt Laélé, tantôt Stella, tantôt les Ihambés. Resté un peu à l’écart, le capitaine souriait de toutes ses dents à une jeune fille d’une grande beauté. Après une clameur de joie, les Kénoïtes se dispersèrent.

— Je vous ai présentées, dit Téraï, Laélé comme la maîtresse de la maison, vous comme une puissante princesse d’un monde lointain. Ténou-Sika !

La jeune fille qui souriait au capitaine s’approcha.

— Elle sera particulièrement chargée de vous, Stella. Elle est née à Port-Métal, et comprend et parle l’anglais. Elle va vous conduire à vos appartements.

— Venez, Altesse, dit-elle clairement.

Stella la suivit à travers un corridor dallé de marbre bigarré, aux murs de pierre blanche qui abritaient dans des niches de curieuses statues humaines ou animales, franchit une porte de bois noir et pénétra dans la chambre qui devait être la sienne. Grande, rectangulaire, elle donnait sur un atrium à jet d’eau central. Un lit bas, aux pieds de bois sculptés en têtes de fauves, des tentures de tissus multicolores aux murs, une table carrée, deux chaises et un tapis épais formaient tout l’ameublement. Mais à côté, une pièce plus petite offrait une piscine de quelques mètres carrés, un grand miroir de bronze poli et une sorte de coiffeuse. Dans un renfoncement du mur pendaient des vêtements kénoïtes.

— Le maître espère que cet appartement vous conviendra. Si vous avez besoin de moi, frappez ce gong.

— Restez, Ténou-Sika.

— Comme son Altesse voudra.

— Ne m’appelez pas ainsi, cela me gêne. Je voudrais prendre un bain. Avez-vous du savon ?

— Oui, qui vient de la Terre. Dans cette boîte rouge.

Elle se déshabilla, plongea avec délice dans l’eau fraîche.

— Il y a une semaine que je n’avais eu ce plaisir ! On ne peut se baigner dans l’Iruandika.

— Oh non, maîtresse ! Il y a trop de milous et de spirous !

— Dites-moi, Ténou… Puis-je vous appeler ainsi ? Je suis d’un peuple qui n’aime pas les noms trop longs…

— Alors, c’est Sika qu’il faut dire.

— Dites-moi donc, Sika, avez-vous été esclave ?

— Hélas oui ! J’ai été capturée, quand j’étais très jeune par un raid de bogals, les bandits des collines à l’ouest de Port-Métal, et vendue sur le marché de Tem-beg-Ha. Heureusement, mon maître n’était pas méchant. Je n’ai été fouettée que deux fois.

— Fouettée !

— Oui, j’avais volé du sirop de tinda aux cuisines. Puis mon maître est mort, et j’ai été revendue à un marchand d’esclaves qui m’a amenée à Kintan. Là, Rossé Moutou m’a achetée. J’ai eu peur, il paraissait si grand, si terrible ! Mais à peine étions-nous arrivés dans sa maison qu’il m’a libérée !

— Et vous êtes restée chez lui ?

— Mes parents sont morts, tués par les bogals. A Port-Métal, je n’aurais su que faire. Ici, je suis bien traitée, bien payée.

— Et tous vos compagnons sont libres aussi ?

— Oui, le maître ne veut pas d’esclaves. Il dit que c’est mal de vendre des hommes.

— Et qu’en pensez-vous ?

— Il m’est difficile de lui donner tort ! Y a-t-il des esclaves sur Terre ?

— Grand Dieu, non ! Il y en a eu, autrefois, il y a longtemps.

— Alors la Terre doit être une bonne planète, bien que le maître ne l’aime pas. Mais non, il ne peut pas avoir tort. Il doit y avoir d’autres choses mauvaises !

Stella rit.

— Oui, il y en a. De bonnes aussi. Vous admirez beaucoup M. Laprade, n’est-ce pas ?

— Ce n’est pas un homme, maîtresse ! C’est un demi-dieu ! Il peut tuer un guerrier d’un coup de poing ! Il peut courir plus vite qu’aucun autre, porter des poids deux fois plus lourds, et il sait tout ! IL…

— Il est en effet assez extraordinaire. Et que pensez-vous de sa femme et de ses amis ?

Sika prit un air craintif.

— Puis-je parler librement ? La maîtresse ne le dira pas au maître ?

— Je vous le promets.

— Je ne connais pas la maîtresse Laélé. Les autres… les autres, ce sont des sauvages ! Oh, je ne critique pas le maître ! Il a là une bonne escorte. Ici, tout le monde a peur des Ihambés.

— Pourquoi ? Attaquent-ils Kéno ?

— Non, plus maintenant, plus depuis que le maître est parmi eux. Avant, ils brûlaient les villages, tuaient les hommes, enlevaient les femmes ! Oh, les Kinfous, au nord, sont pires, bien sûr ! Ils ne combattent pas ouvertement, à moins d’être les plus nombreux.

— Et ce capitaine à qui vous parliez ?

La jeune kénoïte rougit.

— Il veut m’épouser.

— Et vous ?

— Je voudrais bien, mais je n’ose pas.

— Pourquoi donc ?

— Si je quitte le service du maître, je ne veux pas rester à Kintan. Il y a de mauvaises choses ici, maintenant Et Tika est obligé d’y rester, jusqu’à ce qu’il devienne capitaine en chef. Alors, il pourra commander une province sur la frontière nord, et là, je le suivrai volontiers.

— En face de ces terribles kinfous ?

— Il y a de mauvaises choses ici, maintenant. Tant que le maître est là, je n’ai pas peur. Mais sans sa protection, je ne voudrais plus y vivre. S’il veut vous en parler, il le fera.

— Et d’avoir été esclave n’empêche pas votre mariage avec un officier ?

— Non. Pourquoi ? Je suis née libre et je suis libre.

— Eh bien ! Sika, bonne chance. Aidez-moi à me sécher.

— Vous ne pouvez pas remettre ces vêtements, maîtresse, ils sont sales et déchirés. Je vous en ferai faire d’autres, identiques, si vous voulez. Mais j’ai ici tout ce qu’il faut pour vous habiller, si vous acceptez de porter notre costume.

— J’en avais beaucoup d’autres ! Hélas ! ils doivent faire l’amusement de quelque femme umburu !

— Vous avez traversé le pays umburu ? Avec le maître ?

— Oui, et j’y ai perdu tous mes bagages.

— Sans lui, vous auriez perdu la vie ! Voici quelque chose qui vous ira tout à fait.

Elle présenta à Stella une longue bande de fin tissu vert pâle, qu’elle enroula prestement autour de son corps, et fixa avec quelques épingles de bronze.

— Laissez-moi vous peigner maintenant. Vous avez des cheveux comme de l’or rouge ! Personne ici n’a de tels cheveux. Pourquoi sont-ils si courts ?

— C’est la mode chez nous.

— Quel dommage ! Vous avez la peau si blanche, et vous êtes si grande. Pourquoi le maître ne vous a-t-il pas choisie, au lieu d’une sauvage ?

Tout en parlant, elle coiffait Stella, lui passait sur la peau du visage une huile douce, à faible odeur d’amande amère.

— Voilà. Vous êtes plus belle que la femme de l’empereur.

Elle se regarda dans le miroir. Le roulé-drapé mettait en valeur sa silhouette, ses cheveux avaient été arrangés en torsade autour de sa tête, et elle fut obligée de reconnaître que, même dans une réception à New York, elle aurait eu fière allure. Sika lui passa autour du cou un collier de pierres vertes, dans lesquelles elle reconnut avec étonnement des émeraudes mal taillées, mais magnifiques.

— C’est un cadeau du maître.

— Je ne puis accepter ! Ces pierres valent une fortune sur Terre !

— Ici aussi, mais le maître est très riche.

— Vous êtes prête, Stella ?

La voix tonnante de Téraï retentit derrière la porte.

— Oui, entrez !

Il siffla, s’inclina.

— Salut, princesse barbare !

— Merci, mais je ne puis accepter votre cadeau.

No strings attachée ! Vous ne me devez rien pour loi.

— C’est de la folie…

— Bah, j’en ai quelques dizaines de kilos. Un coup de chance, il y a trois ans, dans les monts Khounava. Un gîte fantastique ! Dommage que les joailliers indigènes soient si mal équipés pour les tailler. Levy et Jacobson, à New York, vous arrangeront ça. Allez, venez dîner. Il faut que je vous parle, ensuite.


Téraï déploya sur la table un plan de Kintan.

— Voyez-vous, Stella, le site se prête admirablement à la défense : entre la boucle de l’Iruandika et celle de la Komara qui se jette dans la première en aval de la ville, le terrain forme une colline ronde sur laquelle est bâtie Kintan, le point culminant étant occupé par le palais de l’empereur. Dans la partie resserrée, entre les deux rivières, une seconde colline, allongée du sud-sud-est au nord-nord-ouest barre presque totalement le passage. Les fortifications externes suivent les deux cours d’eau, puis escaladent cette colline de Hratù. Son sommet aplani forme la place d’arme, où se déroulent les parades de l’armée, et elle porte, à son extrémité sud, l’ancien temple de Béelba. Ma maison est située ici, sur la pente ouest, vers le bas.

— C’est vous qui avez fait bâtir ce somptueux palais ?

— Non, je l’ai acheté au prince Sofan, neveu du vieil Empereur. Comme vous pouvez le voir, Kintan est facile à défendre. Les Kénoïtes, ou, comme ils disent eux-mêmes, les Kénoaba, sont un peuple paradoxal : ils ont une excellente armée, bien entraînée et bien commandée, d’habiles ingénieurs militaires, mais ne sont pas guerriers pour deux sous ! Ce sont essentiellement des marchands, des agriculteurs, des artisans.

— Quelle est leur organisation sociale ?

— Classique. L’empereur, les nobles ou plutôt les chefs, car il n’y a pas de vraie noblesse, les prêtres, les marchands, les soldats, les artisans et les cultivateurs, enfin les esclaves. Ceci dans l’ordre de préséance.

— Religion ?

— Polythéisme modéré. Beaucoup de dieux, mais seulement deux importants : Klon, dieu céleste, dieu de la foudre, du vent, de la pluie, etc., et Béelba, déesse de la terre, des ondes, de la fécondité animale et végétale. Bien entendu les prêtres de l’un et de l’autre ne s’aiment guère. Je soupçonne d’ailleurs une sorte de syncrétisme entre une antique religion chtonienne, indigène, et une religion autrefois guerrière d’envahisseurs, mais cela date certainement de longtemps. Je suis, ou plutôt j’étais, en bons termes avec les deux clans. Mais il semble que les suivants de Béelba s’agitent. Ils auraient fait assassiner le vieil empereur pour assurer le trône à son neveu Oïgotan, frère du Sofan qui a construit la maison où nous sommes. Je connais Oïgotan, et je ne l’aime pas. Enfin, chose plus grave, ils auraient réformé le culte, en y réintroduisant des sacrifices sanglants. Cela m’inquiète. C’est si peu en accord avec la mentalité kénoïte actuelle que je suis presque sûr qu’il y a des influences extérieures en jeu !

— Que voulez-vous dire ?

— L’an dernier, après mon départ, ont eu lieu les premiers sacrifices : humains ! Comme par hasard, le sort est tombé sur les familles fidèles à la politique ancienne, celle de l’empereur assassiné : pas de guerres, pas de conquêtes. Et cette réforme du vieux culte s’est accompagnée de miracles, à ce que m’a dit Ophti-Tika. Je ne crois pas aux miracles, moi, sauf à ceux qui peuvent être faits par une science avancée.

— Et qui soupçonnez-vous ?

Il ne répondit pas tout de suite, la scrutant pensivement du regard.

— Etes-vous bien ce que vous prétendez être, Stella ? dit-il enfin.

— Comment ?

— Etes-vous bien une simple journaliste ?

— Que voulez-vous que je sois d’autre ?

— Les yeux et les oreilles du BIM, dit-il brutalement.

— Vous êtes impossible ! Je vous ai déjà dit que j’étais brouillée avec mon père, qu’il m’a chassée…

— Ouais ! C’était dans les journaux. Mais un homme de la puissance de Henderson peut acheter les journaux !

— Comment puis-je vous le prouver, alors ?

Téraï eut un sourire ironique.

— Facile ! Jusqu’à votre… querelle avec lui, vous avez été le bras droit de votre père. Vous pouvez donc me renseigner sur ses projets, en ce qui concerne Eldorado.

— C’est une trahison que vous me demandez ?

— S’il vous a chassée…

— Je ne trahis pas mes anciens amis, encore moins ma famille !

— Et vos amis présents ?

— C’est moi qui choisis mes amis !

— Ce qui signifie que je n’en suis pas ? Je m’en moque ! Ce dont je ne me moque pas, c’est de ce monde, et de mes amis à moi ! Il y a dans cette brusque réforme religieuse, dans ce sinistre passage, en un an, de l’offrande de fruits à des sacrifices humains quelque chose d’inexplicable. Comme si une puissance occulte voulait, pour des fins personnelles, transformer le pacifique empire de Kéno en une puissance sanguinaire et expansionniste. La même force cachée qui distribue des fusils aux Umburus ! Oh ! ne vous inquiétez pas, je trouverai. Vous croyez sans doute que vos gens de Port-Métal sont les maîtres de cette planète ? Ils en contrôlent quelques kilomètres carrés à peine ! Je pourrais les faire disparaître de sa surface en quelques jours, si c’était nécessaire. Moi aussi, je puis distribuer des armes. Mais je ne serai jamais assez salaud pour propager une religion comme celle qui, à coups de miracles truqués, gagne maintenant ses adeptes par centaines, ici, à Kintan !

— Je vous assure que j’ignore tout de cette question !

— Ça, je veux bien le croire. Mais cela ne signifie pas que vous ignorez tout des projets du BIM. Voulez-vous que je vous dise ce qu’ils sont ! Vous me direz si j’ai bien deviné. Ce n’est pas très difficile. Vous connaissez l’origine du BIM. Avant l’unification, en 2001, le Bureau international des Métaux se constitua sous l’égide des Nations Unies pour répartir équitablement les richesses minérales, en même temps que le Bureau des Céréales, etc. Quand le gouvernement mondial fut constitué, tout naturellement le BIM devint son bureau des mines. Quand les planètes du système solaire furent conquises, leurs mines en dépendirent aussi. En 2070 eut lieu la première expédition interstellaire. Le directeur d’alors, Dupond, fit voter le décret d’extension aux planètes extrasolaires. Tout le monde se moqua de lui ! Importer du minerai d’autres systèmes ! Effectivement, jusqu’en 2123, le prix de revient eût été prohibitif. Mais alors Larssen inventa l’Ionisation : rien d’organisé, homme, animal, viande ou machine ne peut l’utiliser, puisque, au récepteur tout arrive sous la forme de poudre amorphe, mais le parfait instrument colonial, puisque la colonie peut exporter ses matières premières à bas prix, et ne peut importer de produits manufacturés que par astronefs, ce qui l’empêche de monter des industries rivales en faisant venir des machines. Vous savez aussi comment votre grand-père, Thor Henderson, mit la main sur le BIM. Comment, par corruption, il fit nommer son fils comme son successeur. Comment le BIM est devenu la vraie force, presque le vrai gouvernement de la Terre. Comment on justifie la colonisation de planètes, même habitées, en racontant au peuple que les mines terrestres sont épuisées. Bon sang, le BIM a même eu le culot de faire élever une statue à Osborn ! Théoriquement, ce n’est qu’un bureau de gouvernement fédéral, pratiquement il a en main toutes les mines, toutes les fonderies, et la plus grande partie de l’industrie métallurgique ! Et qu’est devenu Tom Duskin, le chimiste qui avait trouvé un plastique capable de remplacer les métaux légers dans à peu près toutes leurs applications ? Suicidé après avoir brûlé ses notes, hein ?

Si le peuple jugeait le BIM néfaste, il pourrait…

Le peuple ! Vous me parlez du peuple ! Mais il n’existe plus, le peuple ! Bourré de propagande jusqu’à la gueule par les radios, les journaux, la tridi ! Et pourquoi s’interrogerait-il, le peuple ? On lui donne de beaux jouets, de belles voitures bourrées de chrome et d’un or inutile ! Des hélicos en titane ! Des machines à laver plaquées d’argent ! Il faut bien faire tourner les usines, n’est-ce pas ? Alors, si cela signifie une planète de plus de massacrée, que lui importe ? Il faut bien civiliser les sauvages ! D’ailleurs, ce ne sont pas des hommes !

— Il y a des planètes protégées !

— Oui, par le BUX, le Bureau de Xénologie. Il y réussit une fois sur cent ! Oh, ils font un beau travail, et je leur tire mon chapeau ! Quinze minables croiseurs pour cartographier la galaxie, entrer en contact avec les races non humaines, essayer d’empêcher une exploitation trop éhontée du cosmos ! Et, comme l’écrit le torchon que vous représentez, ils retardent l’extension de la civilisation pour garder des terrains d’étude à quelques savants à demi fous ! Oh, nous tomberons bien un jour sur une race forte, une race qui possédera elle aussi ses vaisseaux stellaires ! Peut-être nous observent-ils déjà, à notre insu. Le cosmos est vaste, et il serait outrecuidant, ne le croyez-vous pas, de penser que nous sommes la race élue, s’il en est une ! Nous aurons bonne mine, le jour du premier contact ! Voyez comme nous sommes pacifiques ! Regardez ce que nous avons fait !

— Que voulez-vous que je vous dise ? Que vous avez raison ? Et qui vous assure que cette race, si elle existe, est pacifique, elle ? Peut-être serons-nous heureux d’avoir derrière nous la puissance forgée par le BIM !

— Et pas d’alliés ? Que croyez-vous que feront les Thikaniens, par exemple ? Moi, je le sais : ils nous tireront dans le dos avec joie !

— Alors, nous devrions les écraser tant que nous en avons la possibilité.

— Charmant ! Comme les Indiens, eh ? Seulement, ceux-là, vous les avez ratés : il n’y a plus guère de blancs purs au Mexique ou en Amérique du Sud ! Mais j’étais parti pour vous dire ce que cherche le BIM : la charte ouverte ! Ils ont déjà essayé, mais pour une fois ils ont manqué leur coup au parlement mondial. Peu de chances de réussir, à moins que la puissance dominante d’Eldorado ne demande elle-même l’alliance terrestre. Il n’y a pas de puissance dominante actuellement, mais il y en a un bon germe, l’empire de Kéno. Le malheur, c’est qu’il n’a plus envie de s’agrandir. Qu’à cela ne tienne, on va lui infuser un sang nouveau ! On va l’aider, changer sa mentalité statique, le civiliser enfin ! Et faire de telle manière qu’il soit entre leurs mains. Que dirait le parlement mondial et cette chère opinion publique si on apprenait sur la Terre qu’ils pratiquent ici des sacrifices humains ? Car pour cette fois on jouerait sur la ressemblance physique entre les indigènes et nous. Face tu perds, et pile je gagne ! Si tu marches droit, tu es pillé. Si tu protestes, tu es aplati, et pillé quand même ! Et si les choses échappent au contrôle, eh bien ! on interviendra pour faire cesser les guerres entre Ihambés et Umburus, ou entre sauvages chasseurs et paisibles paysans de Kéno ! N’est-ce pas cela, mademoiselle Henderson ?

— Je vous assure que mon père ne m’a jamais parlé de projets de cet ordre ! Mais si cela était, que pourriez-vous faire ?

Il eut un sourire.

— Ça, je ne vous le dirai pas. Cela se raccommode, les familles ! Je ne vais pas vous confier mes plans !

— Voyons, Téraï, soyons sérieux. Vous êtes un homme extraordinaire, je l’avoue, mais vous ne pouvez pas vous opposer à toute une planète ! Il y a du vrai dans ce que vous dites, et, moi aussi, je regrette la disparition de civilisations primitives, qui auraient pu évoluer vers quelque chose de beau et de bon… ou de hideux et de mauvais, aussi bien. Peut-être, en effet, la Terre s’est-elle trompée de chemin ? Mais vous ne pouvez rien y changer. Vous êtes un Terrien, vous aussi ! Si la Terre était attaquée par la race dont vous supposez l’existence, vous combattriez dans ses rangs !

— Probablement, en effet. Tout dépendrait des circonstances. Mais laissons là les hypothèses : dites bien à Henderson, si vous le revoyez, que je connais ou devine ses plans, et que je m’y opposerai par tous les moyens. Maintenant, c’est fini. Je ne sais si vous travaillez pour le BIM ou pour votre journal, et je m’en moque. Vous ne pouvez rien contre moi. Si vous voulez que je continue à vous guider sur ce monde, eh bien, tant mieux ! Si vous voulez retourner immédiatement à Port-Métal, je vais lancer un radio, et un hélico viendra vous chercher demain. J’ai dit ce que j’avais à dire.

Il se renversa sur son fauteuil de bois qui craqua sous son poids, et l’observa à travers ses paupières mi-closes, un vague sourire amusé aux lèvres.

— Je n’ai pas le choix, dit-elle d’un ton agacé. Je suis payée pour faire un reportage.

— Bon. Demain nous déjeunerons avec le nouvel empereur. Il est curieux de vous voir.


Le repas touchait à sa fin. Dans l’étroite et longue salle, les hautes fenêtres jetaient des faisceaux de lumière dorée, où tourbillonnaient des poussières infimes, comme des galaxies microscopiques. De sa place, Stella voyait en enfilade la table de marbre noir sur laquelle les corbeilles de fruits s’alignaient en file multicolore, et les faces des convives penchées en avant, échangeant leurs paroles dans un brouhaha général. A son vif ennui, elle était placée assez loin de Téraï, assis sur l’estrade avec les gens importants de l’empire. A sa gauche, un jeune chef ne cessait de lui débiter des galanteries alcooliques que traduisait, en les édulcorant, devinait-elle, la fidèle Sika accroupie derrière elle. Son voisin de droite l’ignorait ostensiblement. Elle commençait à s’ennuyer. Au début l’ordonnance barbare du repas l’avait intéressée, le goût des plats servis enchantée ou surprise. Mais il est difficile de soutenir une conversation avec l’aide d’un interprète, et elle n’avait au fond rien à dire à ses voisins.

Téraï était assis en face de l’empereur, petit homme sec, au visage maigre et dur, et soutenait une conversation animée avec un vieillard, qui, elle l’apprit de Sika, était Obmii, grand-prêtre de la religion de Klon, le dieu protecteur de l’empire. Ils semblaient en très bons termes. Plus loin un homme encore jeune, ascétique, ne les quittait pas de ses yeux perçants. C’était Bolor, le grand-prêtre de la déesse Béelba.

L’empereur se dressa, et toutes les conversations cessèrent, si brusquement que le silence brutal fit l’effet d’un coup de tonnerre. Tous les convives, debout, penchèrent la tête. Quand au bout d’une minute ils la relevèrent, l’empereur avait disparu. Téraï resta encore un moment avec Obmii, puis en prit congé. Stella le rejoignit.

— Vous avez plu à Sa Majesté Impériale Oïgotan, lui dit-il.

— Il ne m’a vue que de loin !

— Réjouissez-vous-en ! Nulle femme ne l’approche, sauf ses favorites ! Avez-vous pu prendre vos films ?

— Oui. Que faisons-nous maintenant ?

— Nous rentrons, et vite ! J’ai de graves nouvelles. Appelez Sika et suivez-moi.

Elle se dirigea vers la place où Sika l’attendait patiemment. Un homme la frôla et elle reconnut Bolor, tête baissée sous les plis de son capuchon ramené sur le front. Il laissa échapper son bâton, se pencha pour le ramasser, et elle sentit qu’il glissait quelque chose dans la tige de sa botte droite. Déjà, il s’était redressé et partait à pas rapides. Elle regarda le long de sa jambe, vit, coincé entre sa cheville et le cuir, quelque chose de blanc, comme un papier plié. Elle faillit l’en extraire, se ravisa : si Bolor avait eu recours à cette mise en scène, c’est qu’il y avait probablement des raisons graves, et qu’il tenait à ce qu’elle seule lise ce papier. Refrénant sa curiosité, elle appela sa servante, et elles partirent.

Téraï avait l’air pressé et filait devant elles, surveillant la foule à droite et à gauche, comme aux aguets.

Il n’était pas armé – nul ne portait d’armes, à part les gardes, dans l’enceinte du palais – et paraissait inquiet. Elle l’entendit pousser un soupir de soulagement quand, à la porte, le capitaine du poste lui remit son revolver et son couteau de chasse. Il vérifia soigneusement le barillet avant de glisser l’arme dans son étui.

— Que craignez-vous ?

— Plus tard ! Allons, vite ! Il me tarde d’être chez moi !

CHAPITRE II LE SACRIFICE A BEELBA

Ils prirent l’avenue de la Princesse Théoba, qui descendait la pente, puis la rue de la Victoire Eternelle. Téraï marchait au milieu de la chaussée et leur ordonna d’en faire autant. Mais rien ne les arrêta, et ils arrivèrent sans encombre. Stella s’excusa, prétextant un changement de toilette, renvoya Sika. A peine dans sa chambre, elle glissa ses doigts dans sa botte, en tira le message. C’était une feuille de papier indigène, fait de l’écorce martelée d’un arbre, pliée en quatre. Elle l’ouvrit, et lut ces mots en anglais :

« Ne sortez demain sous aucun prétexte, H : :. »

La lettre H était suivie de cinq points en ligne brisée. Elle resta stupéfaite : comment ce prêtre d’un monde étranger connaissait-il le signe de reconnaissance qu’elle utilisait avec son frère aîné, dans leurs jeux d’enfants ? Il était donc en rapport avec le BIM ? Que signifiait cet avertissement ? Que se tramait-il entre son père et le culte de Béelba ? Ce culte réformé qui faisait des sacrifices humains ! Téraï aurait-il vu clair dans son jeu ? Devait-elle le prévenir ? Il était l’ennemi du BIM, oui, mais, elle s’en rendait compte maintenant, elle ne souhaitait pas qu’il lui arrivât malheur. D’un autre côté, l’avertir était sans doute trahir son père…

— Vous êtes là, Stella ? J’ai à vous parler.

— Oui, oui, me voilà !

Elle dissimula le message sous le matelas, courut à la porte.

— Pas encore changée ? Bon, j’attendrai.

— Oh ! ce n’est pas indispensable si ce que vous avez à me dire est grave.

— Ça l’est !

Elle le suivit dans la pièce qui lui servait de bureau. La fenêtre donnait sur le magnifique parc, et Téraï s’y accouda un instant, laissant errer ses yeux sur les arbres gigantesques. Puis il se retourna, et elle fut frappée de son air inquiet.

— Qu’y a-t-il, Téraï, dit-elle, l’appelant par son prénom.

— Ce qu’il y a ? L’enfer mijote sous nos pieds ! Je suis un fou de vous avoir conduites ici, vous, et Laélé ! Ohémi avait raison, et j’aurais dû l’écouter, prendre une véritable escorte, au lieu de cinq guerriers seulement !

— Que craignez-vous ?

— Tout ! Les adeptes de Béelba, seconde manière, sont déjà des milliers à Kintan ! Obmii ne m’a pas caché que l’empereur songe à changer le dieu protecteur de la cité, à passer de l’autre côté. Pauvre Obmii ! Il voit décroître tous les jours le nombre de ses fidèles ! Allez donc lutter contre des rivaux qui pratiquent la lévitation, opèrent des cures miraculeuses, font jaillir la foudre dans leur temple, font pousser en quelques minutes une grasse végétation là où la terre était nue ! Que peuvent contre cela ses propres jeux de miroirs ?

— Mais où est le danger pour nous ?

— Il n’est peut-être pas immédiat, en effet. Sauf que je suis l’ami des Ihambés, qui, comme les suivants de Klon, ont le Rossé Mozelli comme montagne sacrée. Je suis donc, a priori, l’ennemi de Béelba. Que demain Bolor lance ses fanatiques contre moi… et ceux qui sont avec moi, et il fera chaud pour nous à Kintan ! Une bonne partie des officiers de l’armée s’est déjà convertie, je le tiens d’Ophti-Tika. Cette armée qui, jusqu’à présent était pacifique, mais qui, une fois fanatisée… Ce qui m’inquiète, ce sont ces miracles.

— Bah, des tours de passe-passe.

— Ah oui ?

Il compta sur ses doigts :

— Un, lévitation : c’est possible avec un dégravitateur Levy-Thompson, modèle 4, qu’on trouve sur tous les astronefs. Ça peut se dissimuler sous un vêtement ample, une robe de prêtre, par exemple. Deux, cures miraculeuses : antibiotiques et rayons biogéniques. Les malades sont placés « sous l’œil de la déesse ». Trois, la foudre : élémentaire, un générateur Van de Graaf ou tout autre type. Quatre, croissances miraculeuses : auxines activées, et Willamsonia exhubérans, l’herbe magique de Behenor IV. En ajoutant un, deux, trois et quatre, on a : interférence terrienne ! Vous voyez que j’avais raison. Et Obmii m’a prévenu que quelque chose se trame pour demain. Aussi, interdiction absolue de sortir pour vous, Laélé, Sika, et toutes les femmes en général. Ah oui ! j’avais oublié de vous le dire : le sacrifice à la déesse consiste en l’extraction, sur le vivant, des ovaires d’une ou plusieurs jeunes femmes !

Il frappa sur un gong de bronze, Sika parut.

— Dis à la maîtresse Laélé de venir tout de suite. Appelle aussi Tonor, Kétan et Eenko.

Elle revint peu après, suivie de deux Kénoïtes et de l’Ihambé.

— Laélé ?

— Elle n’est pas dans sa chambre, maître.

— Cherche-la !

Il se tourna vers les trois hommes, leur donna rapidement des instructions. Ils partirent en courant.

— Je prends mes précautions. Les murs seront gardés, désormais. Venez avec moi.

Derrière une colonne, un escalier en colimaçon donnait accès au toit en terrasse, entouré d’un mur épais, crénelé.

— Ça, c’est ma contribution à l’architecture de ce palais.

Il se dirigea vers un cube de maçonnerie situé au centre, d’environ deux mètres d’arête, fermé d’un côté par une porte renforcée de métal, tira de sa poche une clef plate compliquée, et l’ouvrit. A l’intérieur, cinq mitrailleuses reposaient côte à côte, avec des caisses de munitions et d’autres qui, d’après leurs étiquettes, contenaient des grenades.

— Sauriez-vous vous servir de ces engins ? Fabriqués à Chicago par la North American Weapon Company, contrôlée par le BIM.

— Oui, j’ai appris à les utiliser quand j’ai fait mon service de deux mois dans la milice planétaire.

— Pour une fois, cette plaisanterie aura du bon. Il peut m’arriver quelque chose, Stella. Dans ce cas, voici le double de la clef. Mes hommes vous obéiront.

— Mais comment pourrais-je me faire comprendre ?

— Ils connaissent tous quelques mots d’anglais ou de français. Suffisamment.

Il tira de la réserve une caisse de grenades, referma la porte.

— Je vais la faire descendre par mes lascars.

En bas, Sika attendait, l’air terrifié.

— Maître, la maîtresse est sortie pour aller au marché aux tissus.

Téraï pâlit.

— Vite, envoie cinq hommes la chercher !

C’est déjà fait, maître !

— C’est très bien, Sika. Merci. Bon sang, elle ne pouvait pas attendre que je puisse l’accompagner ! Ah, les femmes ! Toutes les mêmes ! Il lui fallait ces étoffes tout de suite ! Tonor, il y a une caisse de grenades là-haut. Fais-la descendre, amorce-les, et distribue-les aux veilleurs. Trois par homme !

Le sol trembla.

— Un séisme ? dit Téraï d’un ton incrédule. Venez !

Il se rua vers une petite construction basse, dans le parc, où il logeait un sismographe. La bande de papier ne montrait qu’une ligne très faiblement ondulée, puis deux brusques crochets de grande amplitude. Téraï consultait les autres appareils quand un grondement souterrain prolongé se fit entendre. L’aiguille dessina une série de zigzags. Téraï regarda le cadran de l’intégrateur.

— Epicentre à trente kilomètres au nord… Attendez, 30 km Nord, ce sont les volcans jumeaux Kembo et Okembo ! Mais ils sont éteints ! Probabilité de réveil spontané pratiquement nulle ! Aucun signe précurseur…

Ils ressortirent. Loin au nord, dans la gloire du soleil couchant, une haute colonne de fumée montait, noire et dorée.

— Un miracle de plus, dit Téraï, sarcastique. Mais cette fois un miracle coûteux ! Torpillage magmatique à la bombe à fusion. Comme par hasard, le sanctuaire originel de Klon se trouve – se trouvait ! – juste entre les deux volcans. Il ne sera pas difficile d’expliquer que la colère de la déesse de la Terre a frappé le temple d’un faux dieu, Obmii peut numéroter ses abattis !

Le sol trembla à nouveau, violemment cette fois, et ils durent s’accrocher à un arbre pour ne pas être jetés à terre. Les troncs craquèrent, une pluie de branches mortes dégringola et, de derrière le mur du parc parvinrent des bruits d’écroulement et des cris d’épouvante. Le grondement souterrain se fit entendre à nouveau, puis s’atténua peu à peu. Stella, pâle, regarda Téraï.

— Degré 7 ou 8, dit-il calmement. Pas mal de dégâts probablement dans la ville basse. Il fallait s’y attendre. Quelque imbécile a joué à l’apprenti sorcier !

— Croyez-vous que cela risque de se reproduire ?

— Peux pas le dire. Je ne le crois pas. La zone où se trouve Kintan est habituellement stable, je veux dire que les séismes y dépassent rarement le degré 3. Mais en réveillant les volcans à coups de bombe H, on a pu changer tout cela. Bon sang, si seulement Laélé était rentrée !

— N’allez-vous pas la chercher ?

— Non ! Je ne puis quitter la maison avant de savoir ce qui se trame : j’ai plus de cent personnes, hommes, femmes et enfants, qui comptent sur moi pour les défendre.

— Vous avez peur qu’il ne lui soit arrivé malheur, n’est-ce pas ?

— Oui. Si elle n’a pas été tuée par le tremblement de terre, qui a dû faire pas mal de victimes déjà, elle risque d’avoir été enlevée par ces salauds de Béelbâtres !

— Ne croyez-vous pas qu’il serait prudent d’appeler votre associé à la rescousse ?

— J’ai essayé de lui parler ce matin, avant d’aller au palais impérial. Rien ne répond ! Et je n’implorerai certainement pas le secours des gens du BIM. Dieu sait ce qui est arrivé à Igricheff ! Allons, tout ceci sent très mauvais. Rentrons, allons voir si la maison a tenu le coup.

L’énorme édifice était seulement lézardé. Ils montèrent sur la terrasse. Dans le crépuscule tombant, des incendies poussaient de hauts piliers de flammes au sud, dans la ville basse.

— En temps ordinaire, je vous aurais conduite voir les pompiers à l’Œuvre. C’est curieux. Là aussi, les Kénoïtes ont le don de l’organisation. Aidez-moi à sortir deux mitrailleuses, nous en aurons probablement besoin bientôt.

A nuit close, les cinq hommes rentrèrent, sans Laélé. Téraï se rongeait d’inquiétude. Les serviteurs avaient parcouru tous les marchés, toutes les rues commerçantes. Une sorte de terreur semblait s’être abattue sur la ville, même avant le séisme, fermant les bouches. De-ci de-là on rencontrait les prêtres de Béelba circulant silencieusement, hautains. On ne voyait ni jeune fille ni jeune femme hors des maisons. Toute la cité était tendue, comme dans l’attente d’une catastrophe. Puis, après le tremblement de terre, qui chassa les habitants hors de chez eux, ce fut la panique, gênant soldats et pompiers qui déblayaient les ruines et luttaient contre le feu.

— On dit des choses, maître, murmura un des serviteurs, comme effrayé de parler.

— Ah oui ? Quoi ?

— Que tu as attiré la colère de la déesse en faisant entrer des sauvages dans la ville.

— Bon, cela se dessine. La manœuvre est dirigée contre moi, contre les Ihambés et contre le parti de la paix. Je suis resté trop longtemps absent, et maintenant je suis pris de court. Bah ! si seulement Laélé était retrouvée, je me moquerais du reste. Je puis les tenir en respect pendant un mois. D’ici là, quand ils verront que la protection de Béelba ne les empêche pas d’être fauchés par mes armes… Attendons, nous ne pouvons rien faire d’autre.

Stella resta seule sous les colonnades. Le parc était patrouillé sans relâche par les cinq Ihambés, armés de leurs arcs, ou par les serviteurs de Téraï, mitraillette au poing, grenades à la ceinture. Nul bruit ne montait plus de la ville et, sous une lune roussâtre dont elle avait oublié le nom, le silence était sinistre. Une ombre se dressa à côté d’elle. Elle sursauta, saisit son revolver, puis se détendit. Ce n’était qu’Eenko. Il se pencha vers elle et dit tout bas, en mauvais français.

— Vous, femme méchante. Si vous pas là, Laélé pas sortie seule. Si elle morte, toi morte aussi !

Il disparut comme un ombre.

— Ce n’est que moi, Stella, ne tirez pas !

Téraï vint s’adosser à une colonne à côté d’elle.

— Je ne sais que faire ! Je suis fou d’inquiétude ! Oh, bien sur, pour vous Laélé est une indigène, une non humaine ! Pour moi, depuis la mort de mes parents, elle a été toute la tendresse du monde ! Je n’ai qu’elle, et Léo. Igricheff… Igricheff doit être mort lui aussi, sans cela il aurait répondu à mon appel. Et Léo est resté au camp ihambé.

— Votre associé était peut-être absent lors de votre message ?

— Non, ce n’est pas possible. Où qu’il soit, mon appel lui serait parvenu. On a dû l’assassiner. C’est le grand coup qui se joue, et je n’y suis pas préparé. J’ai perdu du temps à faire le guide. Même si vous ne m’avez pas menti, vous avez fait le jeu du BIM, rien que par votre présence à mes côtés.

— Croyez bien, en tout cas, que je n’ai rien à voir avec cette religion sanglante qu’on essaye d’implanter ici !

— Vous pouvez n’être qu’un jouet, en effet. Que se passe-t-il, Kéron ?

— Des soldats à la porte, maître.

Stella le suivit sans même qu’il ne parût s’en apercevoir. La porte du parc était entrouverte, et, dans la lueur rouge de torches, Ophti-Tika attendait, à la tête de dix hommes. Sa présence sembla rassurer Téraï. La conversation fut brève. Le capitaine salua, tendit au Terrien un rouleau de parchemin. Téraï le déroula, s’approcha d’un porte-torche et lut, sans qu’un trait de son visage ne bougeât.

— Mauvais ?

— Peuh ! Un ordre de l’empereur. Les Ihambés doivent quitter la ville demain à l’aube. Il n’a pas osé m’expulser. Je ne demanderais pas mieux que d’obéir, de me retirer du piège dans lequel je suis si stupidement tombé, à l’aveugle. Mais à peine hors de cette enceinte nous serions attaqués et massacrés. Si seulement j’avais emmené Léo ! Je lui aurais confié un message pour Ohémi, et dans dix jours toute la confédération ihambé aurait été sous les murs de Kintan, en armes, et nous aurions alors pu discuter. Telles que sont les choses, je ne peux que refuser, c’est-à-dire déclarer la guerre à l’empire de Kéno. Si Laélé était ici, cela ne me ferait pas trop peur !

Il s’approcha de l’officier, lui parla en kénoaba. Tika fit un geste négatif de la tête, et d’un geste violent lança sa courte javeline qui se planta, vibrante, dans la porte. Puis il fit volter ses soldats, et ils partirent,

A peine avaient-ils passé le tournant de la rue que Téraï arracha l’arme, l’examina.

— C’est bien ce que je pensais. Officiellement, le geste veut dire : nous ne pouvons plus nous rencontrer que les armes à la main. Mais regardez !

De son couteau, il tranchait la poignée de cordelettes enroulées autour du fût Plaqué contre le bois, un morceau de papier apparut, portant les signes en patte d’oiseau de l’écriture kénoïte. Fébrilement, Téraï le déroula, et il se mordit les lèvres.

— Des nouvelles de Laélé. Mauvaises. Elle a été capturée par les prêtes de Béelba, et doit être sacrifiée demain à l’aube, avec six autres jeunes femmes, au temple rouge, sur la place d’armes. Elle est actuellement enfermée dans les souterrains du temple.

— Mon Dieu ! Ne peut-on rien faire pour elle ?

— Oh si ! Tout au moins vais-je essayer. Il nous reste quelques heures avant l’aube.


Téraï vérifia une fois de plus l’accrochage des grenades à sa ceinture, fit jouer ses revolvers dans leurs gaines, inspecta de près son fusil.

— Voilà. Je vous ai tout montré ici. Si je ne reviens pas, prenez le commandement. Essayez une fois de plus d’appeler Port-Métal. Dites-leur que la fille de Henderson est en danger. Si cela ne les fait pas se remuer, je ne sais ce qui le fera. Mais surtout, ne sortez pas !

Cette phrase rappela à Stella l’avertissement qu’elle avait reçu, et, brusquement, sans y penser, elle se décida :

— Attendez ! J’ai quelque chose à vous dire.

Elle lui raconta la scène dans la salle du palais, le papier glissé dans sa botte avec le signe de reconnaissance. Il fronça les sourcils.

— Vous auriez pu me le dire plus tôt ! Ça n’aurait pas changé grand-chose, sans doute, puisque Laélé était déjà prisonnière quand vous avez reçu ce message. Bon. Je n’ai pas le temps maintenant d’élucider le pourquoi ni le comment. Au revoir, miss Henderson !

— Au revoir, Téraï, et bonne chance !

Il disparut à la tête des quinze hommes armés qu’il emmenait avec lui, se dirigea vers le fond du parc où ils devaient franchir le mur. Restée seule, elle monta sur la terrasse. A l’est, la colline qui portait la place d’armes se dessinait, masse plus noire sur le ciel qui pâlissait peu à peu. Encore une demi-heure avant l’aube. La ville était obscure, mais elle pouvait entendre dans les rues voisines les pas des soldats en patrouilles par trois, et, arrivant de la ville basse, une rumeur de foule en marche. Il lui vint l’envie de courir après Téraï, de le suivre. Un cri étouffé monta de la rue qui longeait le fond du parc, et elle comprit qu’une sentinelle venait de payer de sa vie un instant d’inattention.

Elle attendit, Ténou-Sika à ses côtés, prête à traduire ses paroles, à répéter ses ordres dans les microphones reliés aux haut-parleurs disséminés dans les arbres.

— Crois-tu qu’il réussira ?

— Le maître peut tout ! Et il ne sera pas seul. Beaucoup n’acceptent pas ces sacrifices, maîtresse. Tika – je veux dire le capitaine Ophti-Tika – m’a dit qu’une grande partie de l’armée y est hostile.

— L’as-tu répété à M. Laprade ?

— Bien entendu ! C’est mon devoir de lui rapporter tout ce qui peut l’intéresser.

— Tu aimes ton maître, Sika ?

— Ce n’est pas un maître, c’est le Maître ! Tout courbe devant lui quand il le veut. Et pourtant il n’est pas méchant. Pour lui, nous mourrions tous, s’il le fallait !

Stella ne répondit pas, s’émerveillant une fois de plus du dévouement que faisait naître à son égard ce géant parfois brutal et barbare. Elle soupira. Si seulement ils avaient pu combattre du même côté. Elle ne se souvenait plus que, il y avait à peine quelques minutes, elle était passée de son côté en lui révélant le message secret du prêtre de Béelba. Elle croyait toujours qu’il avait tort, qu’il entreprenait une lutte stérile, mais si le BIM était vraiment derrière les sacrifices humains, elle ne pouvait plus s’en sentir solidaire.

L’Est s’éclairait maintenant. De la colline descendirent un battement de tambour, puis le meuglement de trompes. Une longue acclamation monta de la foule de fanatiques massés là-haut, et elle devina qu’elle saluait l’apparition des prêtres, ou des victimes.

Puis, plus rien. Le silence absolu, à peine rompu, vers la ville basse, par le triste bourdonnement du grand gong de bronze d’un temple de Klon où se déroulait une cérémonie expiatoire.

Brusquement, elle tendit l’oreille : avait-elle entendu un coup de feu ? D’autres suivirent, en rafales, coupés de l’explosion sèche de grenades, puis une immense clameur, peur et rage mêlées. Elle se précipita vers le parapet de l’est, essayant de voir. Mais la maison était située très en contrebas de l’esplanade, et elle ne put apercevoir que le haut du temple, et, à la jumelle, de petites formes noires courant sur sa terrasse supérieure. La fusillade crépitait maintenant de façon ininterrompue. Téraï avait avec lui une dizaine de Kénoïtes entraînés aux armes à feu, et elle frémit à l’idée des ravages que cette grêle de balles devait faire dans la foule. Une nouvelle série d’explosions, puis, frêle au-dessus du rugissement de la populace, monta le cri de guerre de Téraï : Iooohioohoo ! Suivi d’un coup de feu isolé. Des hommes dévalaient en courant la rue descendant de la colline, rue qu’elle voyait en enfilade, parfois cachée par des cimes d’arbres. La fusillade reprit, proche.

— Le maître ! cria Sika.

Elle aussi avait entrevu la haute silhouette massive, arrêtée un moment pour faucher les poursuivants les plus proches. Puis les arbres le dérobèrent à la vue.

— Sika, traduis ! Que dix hommes fassent une sortie ! Tous les autres à leurs postes aux murailles !

Elle engagea une bande dans une mitrailleuse.

— Praaaa !

La rafale claqua, toute proche. Du fond du parc vint un bruit de bataille, un homme monta en courant les escaliers, jaillit sur la terrasse, cria quelques mots, redisparut.

— Le maître est blessé, traduisit Sika.

— Je viens !

Comme elle arrivait sous la colonnade, quatre hommes parurent dans l’allée, portant Téraï. D’autres suivaient, avec les armes. La bataille semblait avoir cessé aux murailles. Stella se pencha sur le géologue. Une grande balafre fendait sa joue droite, et tout le sommet de la tête n’était qu’une éponge de cheveux rougis.

— Une pierre de fronde, au moment où il franchissait le mur, expliqua un Kénoïte qui parlait anglais.

— Vite, Sika, la pharmacie !

Il ne présentait aucun des signes d’une fracture du crâne, mais elle n’avait pas assez de connaissances médicales pour voir s’il ne souffrait pas d’un traumatisme cérébral. Sika revenait avec la boîte à pansements. Elle lava les plaies, coupa les cheveux rougis, vit que la balle de fronde avait frappé tangentiellement, arrachant le cuir chevelu sur quelques centimètres. Sous la brûlure du désinfectant, Téraï gémit, puis ouvrit les yeux, essaya de s’asseoir.

— Ne bougez pas ! Comment vous sentez-vous ?

— Ma tête ! Le cochon ne m’a pas raté ! Que faites-vous là ? Tout le monde aux armes !

— Reposez-vous ! Tout est paré.

— Aidez-moi à me lever.

Il se dressa, chancelant, s’appuyant sur deux de ses hommes.

— J’ai perdu tous les Ihambés. Impossible de les retenir. Quand Eenko a vu sa sœur parmi les victimes, il est devenu fou ! Moi aussi, d’ailleurs.

Il grimaça de douleur, tituba, se redressa d’un terrible effort de volonté.

— Laélé ?

— Morte ! Je l’ai tuée ! C’est tout ce que j’ai pu faire pour elle !

Il tendait un poing énorme dans la direction de la colline.

— C’est la guerre, maintenant, la guerre totale, la guerre inexpiable ! Je brûlerai Kintan s’il le faut, et les autres villes de Kéno ! A moins qu’on ne me livre tous les prêtres de Béelba pour que je les donne à Léo ! Aidez-moi à gagner ma chambre. Stella, occupez-vous de la défense, j’ai trop mal à la tête pour réfléchir. J’irai mieux dans une heure ou deux.

Il disparut dans l’intérieur de la maison, à demi porté par ses hommes. Une forme apparut entre les arbres, une forme sanglante en qui elle reconnut Eenko. Le grand guerrier boitait, saignait de vingt blessures. Il arriva lentement, passa devant Stella avec un regard de haine, s’écroula sous le portique.

— Soigne-le, Sika. Je vais voir comment va M. Laprade.

Elle le trouva assis sur son lit, se tenant la tête entre les mains, insoucieux du sang qui filtrait de sous le bandage. Il leva les yeux vers elle.

— Vous voulez savoir comment cela s’est passé, hein ? Un bel article pour votre torchon ? Je vais vous le dire !

— Non, ne parlez pas !

— Si, il le faut, sinon ça va m’étouffer ! Nous sommes arrivés sur la colline sans encombre, en nous glissant par les ruelles et par les parcs. Il y avait déjà une foule nombreuse, et nous ne nous approchâmes pas. Nous nous dissimulâmes dans les haies, à cinquante mètres du temple, sur la droite. Il y avait un triple cordon de soldats entre la foule et l’endroit où leur sale autel était dressé. A la jumelle, je pouvais même voir les couteaux de sacrifice. Puis les prêtres sont apparus, après une sonnerie de trompes, la foule s’est mise à hurler, on a amené une jeune file, on l’a couchée sur la pierre, et crac ! ça a été vite fait, on l’a éventrée vive ! Puis une autre, une autre encore. Je ne pouvais intervenir, je ne pouvais gaspiller mes chances, si faibles déjà, de sauver Laélé ! Enfin, elle a paru. Elle n’était pas comme les autres, résignées ou abruties par la peur ! Elle a combattu autant qu’elle a pu, et bien de ces charognes doivent porter la trace de ses ongles et de ses dents ! Quand on a voulu la coucher sur l’autel, j’ai tiré, j’ai descendu les sacrificateurs, et nous avons foncé. Mais il y avait trop de gens entre elle et nous ! Plus nous en massacrions, plus il en arrivait. Et j’ai tué, tué, tué, des hommes, des femmes, des enfants, tous avec leurs sales gueules de fanatiques, j’ai pataugé dans le sang, les Ihambés autour de moi, pendant que les autres tiraillaient. J’ai reçu sur la figure une tête de femme, arrachée par une grenade. Finalement, j’ai vu que nous ne pouvions pas réussir. D’autres sacrificateurs étaient là, qui avaient repris Laélé. J’ai fait le vide autour de moi à coups de grenades, je me suis retrouvé dans un cercle où il n’y avait plus que des tripes en bouillie, j’ai poussé mon cri de bataille afin que Laélé sache que j’étais là, et j’ai visé à la tête. Elle est tombée comme une masse. Après, eh bien, il ne restait plus qu’à m’échapper, afin de pouvoir la venger ! Et voilà. Nous sommes revenus et, au moment de franchir le mur, j’ai reçu une pierre de fronde sur le crâne.

Il se tut, puis reprit.

— Les fanatiques, Stella ! La chose la plus vile, la plus horrible et la plus dangereuse du monde ! Ils ont eu mon père et ma mère, ils ont eu Laélé, ils ont essayé de m’avoir ! Mais ils m’ont manqué, nom de Dieu ! Et moi j’aurai leur peau, sur cette planète au moins ! Les fondamentalistes, sous-crétins qui croient à des légendes de l’âge du bronze ! Les béelbâtres, qui croient qu’arracher les ovaires d’une fille fera pousser le tlé ou le culir ! Et les pires de tous, les vôtres, Stella, qui croient que le progrès matériel est tout, ceux qui confondent la science et la technique avec la quincaillerie, ceux qui pensent que, parce que l’homme terrien, par hasard ou par chance, est un peu en avance en ce coin du cosmos, il a le droit, le devoir même de piller ses voisins, de leur imposer sa civilisation, si je puis employer ce mot ! Et qui, pour cela, utilisent le fanatisme de demi-sauvages ! Ils parlent de science, de progrès ! Mais, crénom ! Il y avait plus de vraie science en celui qui inventa la roue que dans tous leurs ingénieurs domestiques qui prostituent leur cerveau pour produire des machines inutiles, ou inutilement compliquées !

Il cracha à terre de dégoût.

— Ils entendront parler de moi, vos amis du BIM ! Même si je dois faire placer ce monde en quarantaine, ils ne l’auront pas !

Doucement, Stella quitta la pièce. Téraï dormait. Dehors, sous le soleil éclatant, le parc semblait paisible, jusqu’au moment où passait un Kénoïte avec un fusil. Mélik, le chef des serviteurs s’approcha d’elle.

— Maîtresse, comment va-t-il, demanda-t-il en français.

— Il vivra, ne vous inquiétez pas. Que se passe-t-il en ville ?

— Ils se battent ! Ceux dans l’armée qui sont restés fidèles à Klon et ceux qui suivent Béelba. Dans le peuple aussi, on se bat.

— Eh bien ! tant qu’ils s’entre-déchireront, nous aurons la paix.

La journée coula lentement. De temps en temps montait des bas-quartiers une clameur de foule furieuse, et des incendies faisaient rage au sud et à l’ouest. Les éclaireurs que Mélik envoya revinrent avec des renseignements contradictoires : les partisans de Klon l’emportaient. Non, ils avaient été écrasés. L’empereur avait été assassiné. Non, on l’avait vu sur la terrasse du palais. Obmii avait fait la paix avec Bolor, l’avait tué, l’avait acheté… Toutes les rumeurs d’une guerre civile.

Sika était folle d’inquiétude : nul n’avait pu lui donner des nouvelles d’Ophti-Tika. Personne ne l’avait vu depuis qu’il avait apporté à Téraï le message de l’empereur. Il avait complètement disparu de la scène, alors qu’il était capitaine de la garde des murs extérieurs, poste important qui lui donnait accès à l’enceinte interdite du palais, et qu’il aurait dû être un des chefs de la résistance contre les béelbâtres.

Il reparut vers cinq heures du soir, de façon inattendue. Une troupe nombreuse de soldats monta la rue, et Stella fit sonner l’alerte. Mais les soldats n’approchèrent pas, se déployant autour du parc, comme s’ils s’apprêtaient à repousser une attaque venue de la ville. Quand toutes les rues eurent été gardées, un officier se détacha, et elle reconnut Ophti-Tika. Il apportait les premières nouvelles précises.

En ville, le désordre était à son comble. Cent soixante personnes avaient été tuées lors de la tentative de sauvetage de Laélé, et deux fois plus, au moins, blessées. L’empereur avait ordonné l’arrestation et l’exécution immédiate d’Obmii et de Téraï. Une partie de l’armée avait alors refusé d’obéir. Mais les béelbâtres avaient pour eux le nombre, la plus grande partie de la foule, et le fanatisme. Petit à petit, les soldats, bombardés depuis les toits, avaient dû reculer, céder du terrain, et maintenant se trouvaient encerclés autour de la maison de Téraï.

— Et toi, où étais-tu ? demanda ce dernier.

— Dès le début, j’ai compris comment les choses tourneraient. J’ai pris la route du nord et j’ai galopé à dos de birak jusqu’au premier poste relais, donné un message urgent pour le général Siten-Kan, qui commande la garnison de Yakun, lui expliquant la situation et lui demandant de marcher sans délai sur la capitale. Kan est complètement dévoué au dieu Klon, et sera là dans deux jours.

— Bon. En attendant, mes hommes appuieront les tiens. Mais même avec le renfort de Kan, nous ne sommes pas assez nombreux, et nous serons battus. Si je pouvais faire savoir aux Ihambés…

Le visage du capitaine se ferma.

— Non ! Je suis ton ami, tu le sais, mais je ne veux pas d’Ihambés ici !

— Alors, nous sommes perdus ! Tu sais aussi bien que moi que la majorité des gouverneurs, dans l’empire, attendra de voir de quel côté penche la balance avant d’intervenir. N’oublie pas que l’empereur est acquis aux béelbâtres !

— Alors que faire ? Livrer ma ville aux sauvages ? Je ne puis accepter !

Téraï se pencha en avant, dominant le Kénoïte.

— Il y a deux côtés dans cette affaire : d’abord le tien. Tu n’acceptes pas la tyrannie des prêtres de Béelba, ni leur cruauté inutile. De l’autre côté, il y a moi, qui ai aussi un compte à régler avec eux. Je vais te faire une proposition, Tika. Si tu acceptes, tu seras le prochain empereur de Kéno.

Le capitaine eut un sursaut.

— Tu es bien de la famille des Ophti-Traïn ? Tu descends donc en droite ligne de l’empereur Tibor-Thuk ? Tu as donc autant de droits au trône que n’importe qui, une fois Oïgotan et Sofan disparus.

— Oui, je suppose. Mais le peuple est fanatisé par les béelbâtres. Il n’acceptera jamais…

— Une partie du peuple seulement, ici, à Kintan. La religion réformée n’a pas encore gagné le reste de l’empire. Ceux qui sont derrière cette sinistre farce, sont trop pressés, ou ont été trop pressés. D’ailleurs, la religion de Béelba aura moins d’adeptes une fois qu’il aura été prouvé que la déesse, malgré ses miracles, est incapable de protéger ses prêtres. Et ça, je m’en charge !

— Et que demandes-tu en échange ?

Téraï ne put s’empêcher de sourire.

Kénoaba, oboaba ! Qui dit Kénoïte dit marchand ! Le vieux dicton reste vrai, n’est-ce pas ? Je ne demande pas grand-chose : le droit de pourchasser sur le territoire de l’empire tous les prêtres de Béelba et surtout celui ou ceux qui se cachent derrière eux, et de régler leur sort moi-même !

— Cela fera beaucoup de sang, Téraï !

— Moins qu’il n’en coulera si nous ne les arrêtons pas maintenant ! De toute façon, je veux ce sang, et je l’aurai.

— Et si je n’accepte pas ?

— Alors, Tika, tu as tes soldats, là dehors. J’ai mes hommes ici. Chacun combattra pour soi, et si j’en réchappe, je viendrai chercher ce sang à la tête des Ihambés !

Le capitaine fit la grimace.

Rossé Moutou, eh ? L’homme montagne ! Je sais que tu le ferais ! J’accepte ! Mais cela ne nous donne pas les moyens de survivre. Tu as dit toi-même tout à l’heure que nous étions perdus si nous ne pouvions compter que sur Kan.

— Non, je vais faire une chose que j’aurais préféré éviter, Tika ! Je vais distribuer des armes à tes soldats, des armes de la Terre, et leur apprendre à s’en servir, si nous en avons le temps. D’ailleurs, si je ne me trompe pas, d’ici à quelques années, de toute façon, les armes terriennes seront entre les mains de tout le monde, ici. Je gagerais ma tête contre un grain de pikuk que si on n’en distribue pas en ce moment dans le temple de Béelba, cela ne tardera guère. Des Massetti de Milan, acheva-t-il en se tournant vers Stella. Deux autres conditions cependant, Tika : la première est que tu épouses Ténou-Sika quand tu seras empereur.

— Ta condition est douce !

— Tant mieux ! La seconde est que tu n’admettes sur le territoire de ton empire aucun homme de la Terre sans que je n’aie approuvé sa venue.

— Tu pourras toujours visiter Kéno, toi et tes amis, Téraï. Mais je ne veux pas en voir d’autres !

— Bon. Fais venir tes hommes, dix par dix. On va leur donner des armes, et leur première leçon dans l’art de tuer les gens d’une manière civilisée.

— Vous pensez vraiment, non seulement vous en tirer, mais encore réussir cette révolution ? demanda Stella quand le capitaine fut parti.

— Peut-être. Tout dépend de la nuit qui vient. Nos chances ne sont peut-être pas fameuses, je le reconnais, même avec les deux mille hommes de Tika, mais j’ai encore quelques tours dans mon sac, et il y a une chose en notre faveur : l’ennemi paraît désorienté, hésitant. Il ne s’attendait sans doute pas à ce que tout éclate maintenant. C’est trop tôt pour lui. Ma tentative de ce matin a brusqué l’évolution de la situation. Je suis un Terrien, et vous êtes là, vous aussi. Le quelconque monstre qui se cache derrière cette mascarade béelbâtre n’a peut-être pas trop envie de montrer qu’un Terrien peut être tué aussi bien qu’un Kénoïte. Il est des exemples contagieux. Il a encore moins envie de voir miss Henderson disparaître dans la bagarre. Non, l’enlèvement et l’assassinat de Laélé ont été une gaffe, commise par un sous-ordre kénoïte emporté par son fanatisme et sa haine des Ihambés, ou peut-être essayant de jouer son propre jeu. Il a chamboulé le Maître-Plan. Et qui que ce soit qui ait élaboré ce plan, il ne doit pas être très content maintenant.

— Vous persistez à penser que les Terriens tirent les ficelles ?

— Plus que jamais ! Rappelez-vous l’avertissement que vous avez reçu ! Je crois pouvoir vous dire comment les choses se seraient passées. Il y aurait eu une émeute sur mon passage, aujourd’hui, en ville, j’aurais été assommé, drogué, expédié sous escorte à Port-Métal et de là embarqué pour une planète quelconque. Vous auriez été rapatriée avec tous les égards dus à votre personne et, dans un an ou deux, l’empire aurait commencé ses conquêtes, comme je vous l’ai expliqué.

— Et pourquoi cette nuit sera-t-elle cruciale ?

— Vous tenez à le savoir ?

— Bien sûr ! Je suis en danger, moi aussi !

— Peut-être ai-je tort de vous le dire, mais bah ! il y a peu de chances que vous puissiez nous trahir, si même vous en avez envie. Il est certain que la tête de la conspiration se trouve dans le temple situé à côté du palais impérial. C’est un temple double, appartenant d’un côté au culte de Klon, de l’autre à celui de Béelba. Charmant moyen que le dernier empereur avait trouvé pour paraître ne favoriser aucun des deux dieux. Avec l’accord d’Obmii, j’ai fait creuser un souterrain entre ma maison et la partie dédiée à Klon. Oui, comme dans un drame de Victor Hugo. Cette nuit, je vais utiliser ce passage.

— Dans quel but aviez-vous fait ce travail ?

— Dans un but où j’ai été devancé. Je voulais renforcer le vieil Obmii en lui procurant quelques miracles. Les autres ont été plus rapides que moi !

— Vous sentez-vous physiquement capable de faire cette expédition cette nuit ? Votre tête…

— Ce n’est rien. J’ai dormi. Une blessure à la tête qui ne tue pas n’est rien du tout. Elle me gêne moins que cette balafre à la joue. Je vais cependant aller me reposer, tant que tout est calme. Surveillez la distribution des armes, voulez-vous. J’ai 600 fusils entreposés dans ce hangar. Avertissez-moi quand le soleil sera couché.

— Vous voulez réellement exterminer tous les prêtres de Béelba ?

— Pourquoi hésiterais-je ? Si j’en avais le courage, j’étranglerais même leurs gosses !


Au crépuscule, Stella passa devant la porte de Téraï, sur la pointe des pieds, ne voulant pas le réveiller encore. Un sanglot étouffé la fit s’arrêter, regarder par la porte entrebâillée. Assis sur le lit, un collier de Laélé à la main, il pleurait.

CHAPITRE III LA NUIT TERRIBLE

— C’est bien compris, Stella ? Si nous ne sommes pas de retour dans trois heures, vous faites sauter cette entrée.

A demi engagé dans la cavité qu’éclairait faiblement une torche, il levait vers elle un visage encore fatigué sous le bandeau sanglant qui entourait son crâne.

— N’avez-vous plus peur que je vous trahisse ?

Il eut un sourire las.

— Non. Je ne sais pas pourquoi. Allez, avancez, vous autres !

L’un après l’autre les dix Kénoïtes s’engouffrèrent dans le trou noir, armés de carabines, de revolvers et d’épieux. Puis Eenko passa à son tour, hideux, couvert de sang séché qu’il avait refusé de laver avant que sa sœur ne soit vengée. Téraï attendit.

— Bonne chance, dit-elle enfin.

— Merci, j’en aurai besoin !

Il disparut à son tour, suivant ses hommes. Ils arrivèrent vite à une petite rotonde.

— Eenko, Gidon, Teker, Tohi, vous marchez avec moi. Les autres suivent à dix pas. Ne laissez pas tomber les explosifs !

Ils avancèrent dans le tunnel irrégulier, creusé dans un calcaire tendre où les coups de pics restaient marqués sur les parois et la voûte. Parfois des gouttes d’eau plicploquaient dans des mares, parfois, au contraire, les murs étaient secs, crayeux. Au bout de trois cents mètres Téraï s’arrêta.

— Nous sommes presque au bout. Suivez-moi sans bruit. Ne tirez que si c’est absolument nécessaire, je voudrais les capturer vivants.

Quelques pas plus loin le tunnel monta, et bientôt une dalle barra le passage. Téraï tâtonna dans un des coins, et, avec un léger grincement, la pierre pivota. Il se précipita en avant, revolver au poing. Dans une salle basse, cinq Kénoïtes le regardaient entrer, la peur sur leur visage, peur qui se transforma en soulagement quand ils le reconnurent.

— Obmii ! Que fais-tu là ?

Le vieux prêtre se leva.

— Je me cache, Rossé Moutou ! Nous sommes les seuls survivants du massacre ! Nous étions au temple quand les émeutes ont éclaté.

— La porte d’entrée ?

— S’ils l’avaient trouvée, nous ne serions pas vivants !

— Comment cela s’est-il passé ?

Obmii haussa les épaules dans un geste très humain.

— Très vite. Nous avons entendu des coups de feu venant de la place d’armes. Je savais que ta femme était prisonnière, et j’ai pensé que tu allais à son secours. As-tu réussi ?

— Non !

— Je plains Bolor, dit-il avec un sourire qui démentait toute compassion. Peu de temps après, une foule s’est précipitée vers notre temple, demandant refuge. Nous avons ouvert des portes. Quelques minutes plus tard, nous n’étions que cinq survivants !

— Le temple est-il toujours occupé ?

— Je ne crois pas. Nous avons regardé par l’œil du dieu. Ils ont brisé tout ce qu’ils ont pu, souillé les autels et sont repartis.

— Pourquoi n’es-tu pas venu jusqu’à ma maison ?

— J’ignorais qui en était maître.


Le souterrain montait maintenant très vite, le sol se transforma en un escalier taillé dans le roc, aboutissant à une dalle horizontale à côté de laquelle s’ouvrait un puits d’où pendait une échelle Je corde. Téraï grimpa jusqu’à une galerie étroite et basse où il rampa avec précaution, attentif à ne pas faire de bruit. Il stoppa quand il eut atteint une petite ouverture dans le plafond du temple. Elle coïncidait avec l’œil frontal du dieu Klon, qui planait, peint sur la voûte.

Le temple était désert, dans la lueur misérable de torchères à demi éteintes. Il scruta longuement les coins sombres, prit dans sa poche une pièce de monnaie, la glissa par l’ouverture. Elle sonna sur le sol, vingt mètres plus bas, mais rien ne bougea. Il retourna vers ses hommes.

— Le temple est vide. Suivez-moi.

Tout était silencieux et désert, mais sur les dalles, de-ci de-là, des taches sombres marquaient les endroits où des prêtres avaient été égorgés. La grande porte de bois noir clouté d’or bâillait, entrouverte, et Téraï se cacha derrière elle. Sous la pâle lumière d’une lune solitaire, l’esplanade luisait de toutes ses pierres blanches polies par des années de passage de fidèles. A cent mètres à droite, derrière les bosquets de hauts kolibentons, les murs du palais impérial se dressaient, noirs, à contre lune. Une sentinelle se promenait lentement sur le chemin de ronde, entr’aperçue par les crénaux.

— Le diable l’emporte, pensa-t-il. Nous avons vingt mètres au moins à faire avant d’être dans l’ombre !

Il regretta de ne pas avoir emporté un arc, mais à cette distance, dans la lumière incertaine, même Eenko n’aurait pu être sûr de son tir. Il regarda le ciel. Une longue barre de nuages se déplaçait lentement, et masquerait bientôt la lune.

Ils attendirent. Au moment propice, ils se glissèrent hors du temple, contournèrent son angle, se massèrent dans l’obscurité d’un contrefort, dans la partie consacrée à Béelba. La porte était certainement gardée, et comme leur réussite dépendait de la surprise, il ne fallait pas songer à la forcer. Téraï se remémora l’aspect du mur, tâta au-dessus de lui, trouva, comme il s’y attendait, le pied de la statue de Bélini, la compagne de la déesse. Il se hissa à la force des bras, prit pied sur les épaules, puis sur la tête et d’un rétablissement grimpa sur une large corniche et déroula sa corde. Cinq minutes après, tous ses hommes étaient avec lui.

Ils progressèrent prudemment sur la corniche, gluante de lichen et de la fiente des oiseaux sacrés, escaladèrent un contrefort, arrivèrent sur le toit plat. Nulle sentinelle ne le gardait. Ils dominaient toute la ville où des incendies faisaient rage, vastes lueurs rouges illuminant la base de colonnes de fumée qui s’étalaient comme des nuages trop bas. Téraï repéra les sites : la villa du prince Ixtchi, le plus ferme soutien d’Obmii à la cour, la caserne des gardes des murailles, les entrepôts de K’Gonda, le marchand, et cinq embrasements voisins qui marquaient les demeures de cinq de ses amis. D’autres feux brûlaient, répartis au hasard, conséquences probables du tremblement de terre. Il resta un moment à regarder, puis grommela :

— Tout se payera en gros.

La grande tour qui portait la face de la déesse se dressait au nord. Ils en approchèrent prudemment, mais la porte d’accès n’était pas gardée, et bientôt ils descendirent un escalier en colimaçon qui menait au temple proprement dit. Téraï n’y avait jamais pénétré lui-même, mais Obmii en connaissait tous les détours par ses espions et lui en avait donné depuis longtemps un plan précis. Evitant te corridors ouverts aux fidèles, ils passèrent par d’étroites galeries creusées dans l’épaisseur des murailles sans rencontrer de sentinelles. Un bruit de voix se fit entendre, venant d’une salle, et Téraï arrêta ses hommes, avança à pas de loup, colla son œil au trou de la serrure d’une massive porte de bois. Sept hommes étaient assis autour d’une table, et Téraï reconnut immédiatement Bolor, Ikto et Kilsen ses deux acolytes, quelques nobles ambitieux et un riche marchand. Seul un visage lui fut inconnu, celui d’un individu de forte taille pour un Kénoïte. Il semblait furieux contre le grand-prêtre.

— C’est trop tôt ! Nos plans ne sont pas prêts, la situation n’était pas mûre ! Vous vous êtes laissés emporter par vos haines de sauvages ! Vous avez sacrifié cette fille, et maintenant nous allons avoir la confédération ihambé sur le dos, en plus du Terrien ! Une maladresse qui peut coûter très cher !

— Nous avons la ville déjà ! Qui tient Kintan tient Kéno !

Les autres approuvèrent.

— Ce serait vrai, peut-être, si ce maudit officier n’avait réussi à s’échapper et à prévenir Siten-Kan ! Si toute résistance avait cessé à Kintan, ce qui n’est pas le cas, vous le savez, enfin si ce damné Laprade avait été mis hors d’état de nuire !

Bolor se dressa, lèvres minces pincées.

— Demain je lancerai le peuple à l’assaut de la villa du Terrien !

— Et vous vous ferez faucher par centaines par ses mitrailleuses !

— Nous en avons nous aussi !

— Grâce à moi ! Soit, il n’y a plus rien d’autre à faire. Mais rappelez-vous que la jeune fille terrienne est sacrée. S’il lui arrive malheur, je ferai réduire Kintan en cendres ! Et Obmii ? Vous en êtes-vous assuré ?

— Il est mort.

— Avez-vous reconnu son cadavre ? Non, n’est-ce pas ?

Il haussa les épaules, se leva.

— Bon, nous verrons cela demain à l’aube. Je distribuerai moi-même les armes et les explosifs. Donnez-moi les clefs de la crypte.

Bolor se raidit.

— Seul le grand-prêtre a les clefs de la crypte sacrée !

— Soit ! Mais ne jouez pas avec ces choses-là, il pourrait vous en cuire !

Il se dirigea vers la porte. Téraï appela ses hommes d’un geste, et au moment où l’autre sortait, l’assomma d’un coup de poing, le jeta en arrière à un des Kénoïtes.

— Attache-le !

Il se rua dans la pièce, revolvers au poing, suivi des siens. Appuyés à la table, stupéfaits, Bolor et les autres le regardaient.

— Avancez un par un ! Toi, Bolor, le premier ! Je compte jusqu’à trois, après je tue ! Un, deux…

Le prêtre obéit. Téraï fouilla sa tunique, en tira un trousseau de clefs, puis l’abattit d’un coup sur la nuque.

— Au suivant ! Vous, le gros marchand !


Téraï contempla d’un air dégoûté les sept hommes allongés sur le sol, troussés comme des volailles.

— Eenko, Tohi, restez ici pour les surveiller. Si on essaye de les délivrer, tuez-les ! Gidon, Tolbor, Gdu, Pika, vous gardez les deux côtés du couloir. Les autres, venez avec moi.

Il se dirigea vers la gauche, descendit un escalier, puis par une autre galerie parvint à une salle où deux Kénoïtes montaient la garde. De deux balles de son revolver à silencieux il les abattit.

La porte de la crypte, en bois renforcé de bronze, s’ouvrit en grinçant. La vaste salle voûtée était bourrée de fusils, de munitions, de caisses de dynamite ou de grenades. Au milieu, une dizaine de mortiers et autant de mitrailleuses. Téraï siffla.

— Bigre de bougre ! Mon arsenal n’est qu’une plaisanterie à côté de celui-là ! Si le BUX savait ça… Enfin, nous allons y mettre bon ordre. Klafo, les explosifs !

Le Kénoïte s’avança, ôta le sac de son dos. Téraï en tira des cartouches, du cordeau, un détonateur à retardement.

— Il est deux heures juste du matin. A trois heures, ça va faire un beau feu d’artifice ! Droit en dessous la tour, avec à côté les cellules des prêtres ! Nettoyage par le vide !

Tout en parlant il disposait ses explosifs.

— Là, c’est fini, partons !

— Maître, ne crains-tu pas la colère de la déesse ?

Il sourit, répondit doucement.

— Non, Klafo. Klon nous protégera.

Il ferma soigneusement la porte, introduisit un poignard de bronze dans le trou de la serrure, l’y cassa, martela le bout qui sortait.

Même s’ils ont une autre clef, ils pourront s’amuser !

Ils remontèrent l’escalier à toute vitesse. Accroupi à côté de Bolor bâillonné, Eenko s’amusait à dessiner des cercles sur la poitrine nue du prêtre avec la pointe de son couteau.

— Assez, Eenko ! Il ne perd rien pour attendre ! Détachez leurs jambes, nous partons. Impossible de passer par les toits avec eux, mais maintenant nous n’avons plus besoin de silence. Tohi, Tolbor, attachez-les en chaîne pour qu’ils ne s’évadent pas. Les autres, prenez des grenades, et allons-y !

Ils arrivèrent à la nef centrale par une petite porte, et Téraï s’arrêta net.

— Je n’y avais plus pensé, gronda-t-il.

Devant la statue de Béelba, sur les dalles de pierre noire reposaient les corps des jeunes filles sacrifiées, pour la veillée funèbre avant qu’ils ne soient embaumés et rangés dans les souterrains du temple. De part et d’autre des dalles, une trentaine de néophytes, agenouillés têtes baissées, se recueillaient. La fureur monta en lui, aveuglante. Il mit son fusil sur tir automatique, pressa sur la détente.

— Tiens, salaud ! et toi ! et toi !

Les balles trouèrent les rangs serrés. Epouvantés, les néophytes se ruèrent en tous sens, comme des rats pourchassés, essayant de se cacher derrière les colonnes, s’aplatissant contre les dalles funèbres. Téraï courait derrière eux, les fauchant, suivi de ses hommes déchaînés. Le dernier néophyte rampa à ses pieds, et il lui fracassa le crâne d’un coup de crosse.

— A la porte, vite !

Il chercha Laélé des yeux parmi les formes immobiles étendues sur les pierres, elle n’y était pas.

— Evidemment, ils ne l’ont pas sacrifiée, elle !

Il finit par la trouver, jetée dans un coin comme un chien, ses longs cheveux noirs épars sur son visage froid. Il se pencha, la jeta sur son épaule, bras et jambes raidis ballants, se précipita vers la porte où la fusillade faisait rage, poussa un des captifs d’un violent coup de pied. Dehors, une quarantaine d’archers et de piquiers tenaient bon, empêchant toute sortie, et Klafo se tordait sur le sol, une longue flèche dans le flanc.

— A la grenade, fils de putains kinfoues !

Il déposa doucement Laélé, tira son engin de sa musette, le lança en plein dans le groupe de soldats, puis deux autres, coup sur coup. Les brèves explosions illuminèrent des silhouettes s’effondrant. Une flèche siffla à son oreille, s’écrasa contre le mur. Il aperçut l’archer, le descendit d’un coup de revolver.

— La route est libre ! En avant ! Ramassez Klafo !

Il reprit Laélé sur son épaule, courut. La porte du temple de Klon les avala, puis ils disparurent dans le souterrain.


Stella regarda sa montre. Dans vingt minutes, le délai indiqué par Téraï allait expirer. Une fusillade troua la nuit, du côté du palais, puis des éclatements de grenades. Elle fît appeler dix hommes par Sika, leur ordonna de se rendre au souterrain. Mais, avant qu’ils ne s’y soient engouffrés, la haute silhouette de Téraï apparut, portant un long fardeau sur son épaule. Il s’avança lentement vers Stella, posa doucement le cadavre sur le sol.

— Oui, c’est elle. Je l’ai trouvée… là-bas.

Le vent de la nuit écarta les cheveux. La jeune femme semblait dormir, mais d’un trou à la tempe le sang avait coulé.

— Mettez-vous à l’abri, commanda le géant. Tout à l’heure le temple va sauter, et avec ce qu’il y a d’explosifs dans leur crypte, je ne serai pas étonné si des pierres volent jusqu’ici. Amenez les prisonniers, nous avons à parler, eux et moi !

Il se dirigea vers une construction annexe, sorte de cellier au lourd toit de pierre plat, Stella le suivit. Au moment d’entrer, il s’arrêta si brusquement qu’elle buta contre son large dos. Il se retourna, un mauvais sourire aux lèvres.

— Vous tenez vraiment à voir ça ? Cela ne va pas être drôle, vous savez !

— Allez-vous laisser Laélé par terre ? Vous disiez que vous l’aimiez !

Un nuage passa sur son visage, il eut soudain l’air très las.

— C’est vrai. Ne me jugez pas, Stella. Je n’ai pas la même échelle des valeurs que vous. Je suis un sauvage, et pour moi, il est des choses plus urgentes qu’une morte, même si ce fut ma femme. Occupez-vous d’elle, voulez-vous ? Demain… Demain il sera temps de pleurer. Pas maintenant. Sans être romanesque, le destin d’un monde dépend peut-être de cette nuit.

Il disparut de l’autre côté de la porte, craqua une allumette, alluma une lampe à huile qui projeta sur le mur son ombre énorme. Elle resta un moment à regarder cette ombre menaçante se mouvoir, jusqu’au moment où les prisonniers arrivèrent sous forte escorte. L’un d’eux la fixa, yeux brillants dans le rayon de lumière, fit un geste vers elle. Un des gardes le frappa violemment sur le bras.

Elle revint vers la maison, appela Sika et des servantes. Elles transportèrent Laélé dans la chambre de Téraï, l’allongèrent sur le lit, commencèrent la toilette funéraire. Le côté gauche du visage était intact, à part le trou d’entrée de la balle dans la tempe, mais de l’autre côté, le crâne portait une ouverture hideuse, qu’elles dissimulèrent sous les cheveux. Laélé resta là, telle que la mort l’avait prise, doigts raidis comme pour une dernière griffade.

— Quelles sont les coutumes de son peuple, Sika ?

— Je ne sais pas, maîtresse. Si le maître était là… Je crois qu’ils allument trois torches, en triangle.

— Ne pourrais-tu demander à son frère ?

— Je parle mal sa langue, et il me fait peur ! D’ailleurs, il est maintenant avec le maître, et…

Un long cri monta dans la nuit, un cri de souffrance si atroce que Stella sentit sa peau se hérisser. Cela venait du cellier. Elle se précipita vers la fenêtre, mais ne put voir, à travers la porte restée ouverte, que les dos des gardes kénoïtes rangés en haie. Le cri monta à nouveau, plainte d’un être si torturé qu’il en perdait toute individualité, qu’on ne savait plus si c’était un homme ou une bête qui hurlait ainsi. Sika allumait calmement les torches.

— N’y va pas, maîtresse. Ce sont des affaires d’hommes.

— Laisse-moi passer ! Laisse-moi ! Que font-ils, mon Dieu, que font-ils ?

— N’y va pas. Tu ne connais pas le maître. Il avait son visage de mort tout à l’heure ! Il te…

Le hurlement reprit, monta, se brisa en sanglots, il semblait à Stella qu’il y avait des heures qu’il durait, et qu’il ne finirait jamais. Puis brusquement le silence tomba, rompu quelques instants plus tard par un atroce bruit mou sur le dallage de la cour. Une forme noire s’étalait, immobile, devant le cellier.

La porte s’obscurcit, et Téraï sortit, se dirigea vers la maison, entra dans la chambre. Il resta un moment immobile, regardant la morte sur le lit, les trois torches allumées, Stella debout, pâle, Sika impassible.

— Merci, Stella, dit-il enfin.

— Que se passe-t-il ? Que faites-vous ?

— Rien. J’ai laissé Eenko s’amuser avec le marchand. C’est fini maintenant. Bon exemple pour les autres, ils parleront plus facilement.

— Vous… vous n’avez donc pas de cœur !

Il explosa.

— Pour des charognes de cette espèce ! Et vous me dites ça en face d’elle !

Il montra Laélé.

— Le sort de ce monde est en jeu, mademoiselle ! Non seulement de ceux qui y vivent actuellement, mais aussi de ceux qui y vivront !

— Mais ne pourriez-vous pas simplement les tuer, au lieu de…

— J’ai besoin de savoir ce qui se trame, et vite ! Ah ! si j’avais tous les appareils, toutes les drogues dont la justice dispose sur Terre, peut-être serais-je moins cruel, en effet. Mais je n’ai ni les uns ni les autres. Et je n’ai pas le temps. Mais venez, il est trois heures moins cinq, il ne faut pas rater le feu d’artifice.

Il l’entraîna sur la terrasse. La tour du temple se détachait sur le clair de lune, près des spires du palais impérial, au-dessus des frondaisons.

— Restez ici, près de la porte. Il va sans doute pleuvoir des pierres, dans quelques instants.

Ils attendirent. Les grands incendies étaient maintenant éteints dans la ville basse, et seule une faible lueur indiquait leurs places. Le vent s’était levé, frais, qui faisait bruire les feuilles. Avec un vol lourd, un oiseau de nuit passa tout près d’eux, poussant un long cri désolé qui plana sinistrement sur le parc silencieux.

— Trois heures ! Regardez bien !

Les secondes coulèrent. Brusquement, la tour sembla agitée d’un soubresaut, puis monta tout d’une pièce vers le ciel, dans une éruption de feu rouge. Une deuxième détonation lança des fragments de temple vers la tour qui retombait, puis une troisième noya tout dans une immense flamme. Le palais apparut, brillamment éclairé, les arbres se découpèrent en ombres noires, courbés par le vent de l’explosion. Puis le bruit arriva, grondement et crépitement mêlés.

— Rentrons !

Il l’attira à l’intérieur. Une pluie de projectiles tomba du ciel, assez loin, mais, de temps en temps, un bruit sec ou mat marquait l’arrivée sur la terrasse de débris de matières diverses. Puis tout cessa. Là-bas, là où s’était dressé le temple, une fumée rougeâtre illuminée par les buissons et les arbres brûlant furieusement tournoyait lourdement au vent de la nuit.

— Il devait bien y avoir une cinquantaine de tonnes d’explosifs, murmura Téraï. Descendons, j’ai à faire.

Elle le retint par le bras.

— Vous allez les torturer ?

— Si c’est nécessaire, oui.

— Je ne sais si je pourrai supporter ces cris, Téraï. Je n’ai pas vos nerfs de…

— De demi-asiatique, hein ? Venez ? Sika va vous installer un lit dans une crypte. Vous n’entendrez rien.

— Mais je saurai que pendant ce temps…

Il eut un geste irrité.

— Croyez-vous que cela m’amuse ? Je devrais vous y traîner, pour votre éducation. Vous verriez ce qui se cache derrière les somptueuses demeures de votre père, derrière les fêtes où vous dansiez, souriante, derrière votre vie de luxe et de sécurité. Oh ! cela doit donner une belle impression de puissance, d’être capable, d’une signature, de bouleverser une planète, de décider que tel ou tel monde sera mis au pillage, et tant pis pour ses habitants s’il en a ! Maintenant vous n’êtes plus dans vos bureaux de New York ou de San Francisco, à côté du puissant Henderson. Vous êtes sur Eldorado, aux côtés de Téraï le sauvage, là où on saigne, là où on souffre, là où on meurt, là où on torture ! Je voudrais que votre père soit ici à votre place, mademoiselle ! Aussi, restez ici, ou allez dans la crypte, je m’en fous !

* * *

La lampe à huile éclairait faiblement la voûte, et Stella, assise sur un lit de bois, éprouva l’impression d’être retournée dans le passé de la Terre, dans une de ces périodes farouches et tragiques dont le souvenir hante les légendes barbares. La lumière vacillante animait les rugosités de la pierre, et sculptait le visage fin de Sika, noyant d’ombre les orbites. Elle attendit. Nul bruit ne pénétrait jusqu’à elle, seule sa respiration et celle de la Kénoïte marquaient le temps qui passait.

— Dormez, maîtresse, vous êtes fatiguée.

— Je ne peux pas, Sika. On torture des hommes, là-haut.

La jeune fille eut l’air surpris.

— On ne le fait donc pas sur Terre ? Comment alors savez-vous ce que trament vos ennemis ?

— Nous avons d’autres procédés qui n’entraînent pas de souffrance. Chez nous, ceux qui s’abaissent à torturer sont considérés comme des sauvages.

Sika resta un moment silencieuse.

— Et cela vous ennuie que le Maître soit à vos yeux un sauvage ? dit-elle enfin doucement.

— Oui, peut-être.

— Vous aimez le Maître ?

— Qu’allez-vous imaginer ! Mais il est de ma race, et je me sens solidaire de ce qui se passe là-haut.

— Pourquoi ?

— Parce que… Oh, je ne sais pas ! J’aurais préféré que Téraï ne soit pas obligé…

— Vous l’aimez, maîtresse, vous lui cherchez des excuses. Il n’en a pas besoin, il fait ce qu’il doit faire, pour notre bien.

— Je ne sais plus ! Peut-être avez-vous raison, peut-être…

La porte s’ouvrit, et Téraï parut, l’air farouche.

— Venez, Stella, j’ai besoin de vous, de votre témoignage ! Parmi les prisonniers, il y a comme je le pensais, un Terrien, probablement du BIM.

— Et vous voulez que j’assiste à son interrogatoire, selon vos méthodes ? Je refuse ! Enregistrez ses paroles, si vous voulez, et n’oubliez pas ses cris de souffrance ! Ils pèseront lourd devant un tribunal terrestre :

Il haussa les épaules.

— Un enregistrement ne ferait pas l’affaire. Trop facile à truquer. Et avant de vous apitoyer sur lui, attendez d’entendre ce qu’il a à dire ! Vous changerez peut-être d’avis. D’ailleurs, si vous ne venez pas de gré, vous viendrez de force !

Il la souleva dans ses bras. Vainement elle se débattit, martela sa face de ses poings. Elle frappa sur le bandage de sa blessure, lui arrachant un cri. Il la remit sur pied, la regarda en face, féroce.

— Mademoiselle a peur du sang ! Du sang que mes méthodes barbares font couler, hein ? Elle a peur de le voir ! Mais celui qu’elle ne voit pas, celui des morts d’hier et d’aujourd’hui, en ville, celui des enfants écrasés par le tremblement de terre déchaîné de ces messieurs, celui des jeunes filles éventrées hier sur les dalles du temple, celui-là ne compte pas ! Elle ne l’a pas vu ! Venez, nom de Dieu, avant que je ne me mette en colère ! Après tout, peut-être apprendrais-je des choses intéressantes, si j’employais mes méthodes sur vous !

Il la fit pivoter, la poussa brutalement dans l’escalier.

— Maître ! Ne la frappez pas ! Elle vous aime !

— Mêle-toi de tes affaires, Sika ! Tu ne sais ce que tu dis !

Devant l’entrée du cellier, Stella entrevit cinq ou six cadavres jetés en tas. Deux prisonniers seulement restaient, blêmes, attachés à de lourds sièges. Trois Kénoïtes, dont Ophti-Tika, et le grand Ihambé se tenaient adossés au mur. Sur une table, divers objets ensanglantés lui firent détourner les yeux. La pièce était illuminée par quatre lampe à huile et un photophore à gaz d’essence, qui jetait sa lumière blanche et crue et ronflait sourdement. Téraï désigna deux chaises vides, en face des captifs.

— Asseyez-vous sur celle de gauche, ne bougez plus, et ne dites rien.

Il s’installa sur celle de droite. Avec un léger bruit d’étoffe, Sika entra et se plaça derrière elle.

— Par lequel commençons-nous ? Tiens, Eenko, occupe-toi donc de celui-là. Le point que tu connais.

Le grand Ihambé s’approcha, un sourire cruel aux lèvres, sembla examiner le prisonnier un long moment, posa son pouce sur la base de la nuque, appuya. L’homme avait pâli, dans l’anticipation de la souffrance à venir, mais son visage n’exprimait plus qu’une surprise qui, en d’autres circonstances, eût été comique.

— Ça suffit, Eenko, je sais ce que je voulais savoir, dit Téraï, qui continua en anglais :

— Ainsi, je ne me trompais pas. Vous êtes bien un Terrien.

— Je ne comprends pas, répondit l’autre en kénoïte.

— Inutile de continuer la comédie. Si vous étiez un indigène, vous auriez hurlé quand Eenko a appuyé sur le plexus nuchal. Vous n’étiez pas au courant de cette différence anatomique entre les Eldoradiens et nous ? Dommage… pour vous. Maintenant, vous allez me dire ce que vous faisiez ici, et qui vous y a envoyé.

— Je ne dirai rien !

— Croyez-vous ? Les autres ont bien parlé ! Et si Eenko ignore les points sensibles du corps humain, je les connais, moi.

Il se leva, domina le captif de toute sa masse, prit une de ses mains et commença à serrer.

— Votre nom ?

— Karl Bommers. C’est tout ce que je dirai.

Téraï continua à serrer. La figure de l’Allemand se couvrit de sueur, mais il se tut. Sans le lâcher, le géant tira son couteau, de sa main gauche. Stella ferma les yeux. Pendant une demi-minute, elle n’entendit que la respiration haletante du prisonnier, un petit ricanement d’un Kénoïte, puis un cri terrible.

— Non ! Non ! Pas ça ! Je parlerai !

— Je savais bien que tu allais devenir raisonnable. Qui te paye ?

— Henderson.

— Le directeur du BIM ?

— Oui.

— Pour quel travail ?

— Je devais aider les prêtres de Béelba à prendre le pouvoir ! Pourquoi, je ne le sais pas, je vous le jure !

— Je le sais, moi ! Et vis-à-vis de moi, quels étaient les ordres ?

— Essayer de vous capturer et de vous amener à Port-Métal si c’était possible…

— A qui, à Port-Métal ?

— John Dickson.

— Ce salaud se prétendait mon ami ! Il ne perd rien pour attendre.

Il se tourna vers Stella.

— Connaissez-vous Dickson ?

— Non, dit-elle sans ouvrir les yeux.

— Un ingénieur… Et si ma capture se révélait impossible ?

— J’avais ordre de vous faire assassiner.

— Charmant ! Vous entendez, Stella ? Papa Henderson veut ma peau ! Et quel était ton rôle là-dedans, hein ? Parle, cochon ! Et que sais-tu du rôle de miss Henderson ?

— Je ne sais rien, je vous le jure ! Je devais seulement la protéger, quoi qu’il arrive !

— Hum, peut-être est-ce vrai ? Qu’en dites-vous, Stella ? Ne serait-ce pas le moment d’éclaircir quelques points ? Allons, regardez-moi !

Elle ouvrit les yeux, s’attendant à voir le sang ruisselant sur le sol, mais si le prisonnier était blême, il semblait intact.

— Je vous ai déjà tout raconté. Téraï ! Pourquoi ne voulez-vous pas me croire ? J’ignore tout des projets de mon père, et je puis vous dire que, s’ils sont ce que cet homme prétend, je les désapprouve absolument ! Mais dit-il vrai ? Sous la menace de la torture, je dirais n’importe quoi, à sa place !

Téraï se gratta la tête.

— Je sais bien ! Mais avouez que ce qu’il dit confirme bien mes déductions, qu’il ne pouvait pas connaître.

— Vous êtes très intelligent, Téraï, mais vous avez le tort de penser que vous êtes le seul à l’être ! Pourquoi cet homme n’aurait-il pas déduit lui aussi que…

— Non. J’ai entendu sa conversation avec Bolor, là-bas, dans le temple, avant le feu d’artifice ! Non, il n’a pas menti, ni rien inventé. Je conçois qu’il vous soit pénible d’apprendre le rôle que joue votre père dans ces événements, mais je tenais à ce que vous entendiez ces aveux. Vous êtes maintenant édifiée sur le BIM et ses moyens. Peut-être comprendrez-vous mieux mon point de vue, maintenant ?

— Que va devenir cet homme ?

— Ce n’est pas parce qu’un cobra vous a manqué qu’il cesse d’être un cobra ! Je vais le faire exécuter, sans souffrances, puisqu’il a parlé.

— C’est un assassinat !

— Non. De la légitime défense. Il a joué, il a perdu, il paie. Personne ne l’a forcé à accepter cette mission !

— Je vous demande sa grâce !

— J’ai le regret de vous la refuser !

— Et l’autre ?

— Bolor ? Vous verrez demain, ou plutôt ce matin.


L’aube se levait, sinistre, dans un ciel pâle strié des traînées de fumée des incendies, filant d’ouest en est, poussées par le vent bas, tandis que très haut, les cendres légères crachées par le volcan traversaient le ciel du nord au sud, écharpe diffuse et sale. Stella se réveilla, une main la secouait doucement.

— Le Maître demande votre présence, maîtresse.

— Pourquoi ?

— Les funérailles de la maîtresse Laélé.


Elle se leva péniblement, n’ayant dormi que trois heures, fit une rapide toilette. L’eau fraîche lui rendit quelques forces. Elle reprit son costume terrien, nettoyé. Téraï l’attendait sous la colonnade. Rasé de frais, lavé, un bandeau propre autour de la tête, il paraissait redevenu entièrement Rossé Moutou, l’homme montagne que rien ne pouvait abattre. Mais sa bouche avait un pli amer.

— Je vous ai demandé de venir, Stella. Je sais que pour vous Laélé n’était qu’une pseudo-humaine, mais Eenko n’aurait pas compris que vous n’assistiez pas à ses funérailles. J’ai bien assez à faire, sans avoir à vous protéger de mes amis…

— Je n’approuvais pas votre liaison avec elle, cela ne signifie pas que je ne sois pas peinée de sa disparition, répondit-elle, un peu sèchement.

— Excusez-moi, Stella. Peut-être vous ai-je mal jugée. Voulez-vous la voir ?

Sans attendre sa réponse il se dirigea vers la chambre mortuaire, et elle le suivit. A la lumière des trois torches, Laélé reposait sur le lit, comme elle l’y avait laissée la veille, mais était maintenant revêtue d’une tunique d’une soie magnifique, chatoyante.

— Je la lui avais donnée il y a deux ans, dit doucement Téraï. Elle ne la mettait que rarement, de peur de la déchirer. J’avais beau lui dire que je pourrais la remplacer, elle ne voulait pas le croire, elle la trouvait si belle qu’elle n’imaginait pas qu’il puisse en exister d’autres.

Une ombre se détacha du mur, Eenko. Il passa lentement devant Stella, lui jeta un regard glacé.

— Il me fait peur, murmura-t-elle.

— Il ne vous aime pas. Il croit que si vous n’aviez pas été là, pour accaparer mon attention, sa sœur serait encore vivante. Il faudra que vous partiez le plus vite possible. Je ne sais pas si j’arriverai à le raisonner, à lui faire comprendre que vous n’y êtes pour rien, que seule la fatalité a voulu…

— Je me demande s’il n’a pas raison, interrompit-elle. Si je n’avais pas été là, seriez-vous actuellement à Kintan ?

— Qui sait ? C’était sans doute écrit. Je dois porter malheur à ceux que j’aime.

Il eut un geste las de la main.

— C’est la faute à pas de chance, comme disait mon grand-père français. Sitôt que nous pourrons sortir d’ici, sitôt que l’armée de Kan sera arrivée, et que nous aurons écrasé les béelbâtres, je vous ferai conduire à Port-Métal. Une astronef y touche prochainement. Vous reviendrez sur Terre avec un beau reportage, suffisamment de sang pour rassasier vos lecteurs, j’espère !

— Et que ferez-vous ?

— Moi ? Je continuerai la lutte. Dites bien à votre père, directement ou non, qu’il n’aura pas ce monde. Allons, c’est l’heure !

Il se pencha vers le corps de Laélé, effleura de la main la joue froide, puis se redressa, le visage dur.

— Allons !

Quatre femmes entrèrent, portant une civière, y placèrent le cadavre. Dehors, la lumière était maintenant pleine, brutale même, et le jeune soleil montait au-dessus des collines où se découpait la silhouette du temple de l’Est. Le cortège se forma, les quatre porteuses en tête, puis Téraï seul, puis Eenko peint en guerre, farouche, puis Stella, enfin trente soldats en armes sous la conduite d’Ophti-Tika, précédant les serviteurs de Téraï, tous armés, même les femmes. Ils suivirent une allée, arrivèrent devant le bûcher. Avec horreur, Stella s’aperçut que Bolor était lié, vivant, entre les troncs.

Les porteuses montèrent une rampe, posèrent doucement la civière au sommet. Les soldats se rangèrent, armes prêtes, en hommage ; un serviteur arrosa le bois d’essence. Simultanément, Téraï et Eenko allumèrent les deux bouts. Le feu prit avec une explosion sourde, et la fumée monta, voilant à la fois la morte et le vivant. Puis les flammes jaillirent, claires et dansantes, et un long cri d’angoisse et de souffrance monta de leur sein.

— Pourquoi avez-vous fait cela ! Pourquoi !

— Bolor a fait revivre les vieilles coutumes de son peuple ! Eh bien, je fais revivre une vieille coutume ihambé !

— Mais c’est de la pure sauvagerie !

— Ai-je jamais prétendu être civilisé ? Taisez-vous, et souvenez-vous de Bélenkor ! De la façon dont vous, nobles Terriens, avez écrasé la révolte !

Le feu était maintenant si chaud qu’ils durent reculer. Les cris avaient cessé depuis longtemps.

— Bolor a souffert quelques minutes. Pendant combien de temps ont agonisé les Thikaniens, mâles, femelles et enfants, qui furent arrosés au C-123 ? Et ils étaient innocents, eux !

— Les responsables de ce massacre ont été punis !

— Vous le croyez ? Alors comment se fait-il qu’il y a trois ans, au cours d’un voyage, j’aie rencontré l’ex-capitaine Goron dans la force de police du BIM sur Ekino II ? On a fait un peu de bruit pour calmer le public, lui redonner bonne conscience. C’est tout. Et le BIM l’a transféré de sa force spatiale à sa police.

— Je ne peux pas le croire !

— Eh bien, ne le croyez pas !

Il haussa les épaules, s’écarta d’elle, resta longtemps silencieux, regardant les flammes s’éteindre. Puis il partit vers sa maison, tête baissée.


Stella était seule sur la terrasse, face à la ville. Les incendies avaient fini leurs ravages. Sur la colline du palais, des ruines noircies marquaient seules la place du temple de Béelba, et la tour du temple jumeau de Klon s’était à demi écroulée, ainsi qu’une partie du palais impérial. Elle se sentait infiniment lasse, perdue au milieu d’une race étrangère, d’une espèce étrangère. Téraï lui-même lui paraissait incompréhensible, détestable, par son mélange de haute civilisation et de sauvagerie intime, prompte à percer. Et, en même temps, elle le plaignait. La malchance le poursuivait, et avait fait de lui, qui aurait pu, dans d’autres circonstances prétendre aux plus hautes places dans une grande université, un simple prospecteur qui se refusait même la gloire étroite que ses publications auraient pu lui apporter, pour ne pas aider le BIM. Elle l’admirait aussi, de tenir tête seul, ou presque seul, à la plus puissante organisation humaine.


Elle était troublée. Depuis son enfance, elle avait vécu avec l’idée que le BIM, sous la conduite de son grand-père, puis de son père, ne pouvait avoir qu’une activité bénéfique pour l’humanité, malgré quelques incidents désagréables, comme ces massacres de Belenkor. Certes, elle savait que le BIM écrasait ceux qui tentaient de le concurrencer. Mais, comme disait Henderson, quand on entre dans la jungle, il faut être un tigre, ou au moins un loup. Elle s’était réjouie de voir planètes après planètes ouvertes à la civilisation, sans jamais imaginer que pour cela il fallait parfois marcher dans le sang d’hommes sacrifiés. Si ce que lui avait dit Téraï était vrai, et elle ne pouvait plus guère en douter, rien n’excusait la manière dont le BIM essayait de mettre la main sur Eldorado. Elle se cramponnait à l’idée que son père n’y était pour rien, qu’elle pourrait, à son retour, lui ouvrir les yeux sur l’indignité de ses subordonnés, mais elle n’arrivait guère à y croire.


Téraï était invisible. Quelques minutes plus tôt, il avait traversé la grande allée, parlant à Ophti-Tika. Sans doute mettait-il au point son projet, visant à faire du capitaine un empereur qui lui serait dévoué, qui l’aiderait à combattre les tentatives terriennes. Elle se surprit à lui souhaiter bonne chance.

Un bruit attira son attention, un ronronnement doux descendant du ciel. Un hélicoptère électrique approchait, venant du sud-est. Il tournoya, vola très bas. Sur sa coque se détachait l’insigne du BIM, les deux pics de mineur croisés sur fond de nébuleuse spirale. L’engin sembla hésiter un instant, puis se posa sur la grande allée, le vent de ses rotors couchant les fleurs dans les massifs. Ils s’immobilisèrent. Déjà l’appareil était entouré de soldats. Un homme en descendit, s’arrêta net devant la pointe d’une pique.

— Eh là ! Que se passe-t-il ? dit-il très haut en anglais.

Stella dégringola l’escalier quatre à quatre, mais Téraï l’avait précédée, écartant les soldats.

— Que venez-vous faire ? Voir pourquoi vos complices ne répondent plus ?

L’homme parut sincèrement surpris.

— Que voulez-vous dire ?

— Vous le savez très bien !

— Qu’est-il arrivé à la ville ?

— Oh ! peu de choses : tremblement de terre provoqué, incendies, sacrifices humains, assassinats, émeutes, révoltes et guerre civile. Sans compter les explosions.

— J’ignorais…

— Alors, que veniez-vous faire ?

— Nous sommes sans nouvelles d’un de nos employés. Peut-être pourriez-vous nous en donner ? Il s’appelle Bommers, Karl Bommers.

Téraï eut un sourire sinistre.

— Je puis vous renseigner en effet. Je l’ai fait exécuter cette nuit !

— Mais c’est un meurtre !

— Croyez-vous ? Ou bien vous êtes très fort, ou bien un de ces nombreux naïfs qu’emploie et qu’exploite le BIM. Je l’ai supprimé parce que, en obéissance à des ordres venus de plus haut, c’est lui qui est la cause de tout ce beau travail que vous avez pu voir avant d’atterrir. J’ai un enregistrement de son interrogatoire qui le prouve.

— Un enregistrement, ça se truque !

— Ah oui ? J’ai aussi un témoin.

Testis unus…

Téraï ricana.

— Tiens, on vous a enfourné du latin, à vous aussi ? Témoin nul, je suppose, même s’il s’agit de miss Stella Henderson, la fille de votre grand patron ?

Il la désigna de la main. Le jeune homme se tourna vers elle.

— Est-ce vrai, miss ?

Il le semble, hélas !

Le pilote parut ébranlé, mais s’adressant de nouveau à Téraï :

— Qui me prouve que c’est là miss Henderson ?

— Vous avez vos papiers, Stella ? Monsieur est sceptique ! Allons, montrez-les lui. Ensuite, il me montrera les siens, car je tiens à savoir à qui je vais vous confier.

— Comment cela ?

— Vous pouvez être à Port-Métal en quelques heures, avec cet hélico. Je ne pourrais être sûr de vous reconduire à temps pour l’astronef courrier. Vous serez sur Terre dans un mois.

— Et vous serez débarrassé de moi plus vite, n’est-ce pas ?

Il eut l’air peiné.

— Croyez bien que j’aurais préféré… Mais ici tout est fluide encore pour longtemps, et je ne puis plus perdre de temps à vous protéger, puisque cela n’est plus nécessaire. Allons, Stella, quittons-nous bons amis… si vous le pouvez. Plus tard, peut-être…

— Soit. Je reverrai la Terre avec plaisir.

— Il est possible que j’y vienne bientôt. Je passerai vous prendre à votre canard, et nous déjeunerons ensemble. Je connais un petit restaurant, dans le sud-ouest de la France, où l’on fait encore la cuisine comme au vingtième siècle, et où on boit du vin vraiment bon. Alors, amis ?

Elle lui tendit la main, et il la prit.

— Je vois qu’il faut que je prépare mes maigres bagages. Lâchez ma main, sinon je croirai que vous ne voulez pas que je parte !

Elle disparut dans la maison. Téraï redonna son attention à l’homme, le jaugeant du regard. Jeune, grand, mince, presque dégingandé, il était sympathique.

— Votre nom ?

— John Mac Lean.

— Ecossais ?

— Non, Canadien. Géologue-prospecteur.

— Depuis longtemps ici ?

— Un mois.

— Pour le BIM ?

— Oui. J’y suis depuis trois ans. Avant de venir ici, j’ai travaillé sur Ophir II. Vous êtes bien Téraï Laprade ?

— Risque-t-on vraiment de me confondre avec un autre ?

— Non, en effet. J’ai les amitiés de Lawrence Douglass et de Jules Thibault à vous transmettre. Je les ai rencontrés là-bas. Nous avons fait équipe durant sept mois.

— Où ?

— Montagnes du Destin.

— Sale coin. La carte ?

— Oui.

— C’est moi qui l’ai commencée, dit rêveusement Téraï. Il y a bien longtemps. Eh bien, voici miss Henderson. Ramenez-la saine et sauve à Port-Métal, et si vous m’en croyez, ne vous attardez pas sur Eldorado. D’ici peu, ce sera l’enfer. Où prospectez-vous habituellement ?

— Versant Est des Karamélolé.

— Chez les Bihoutos ? Si vous êtes menacé, et que vous ayez le temps de parlementer, dites que vous me connaissez, et demandez le chef Oboto. Qui sait, cela vous donnera peut-être une chance de vous en tirer.

— Mais que vais-je dire, au sujet de la situation à Kintan ?

— Que j’ai exécuté Bommers, que j’ai les preuves en main, et que j’en ferai autant si d’autres viennent. Au revoir, Mac Lean, et bonne chance.


Téraï aida Stella à monter dans l’hélico. La porte glissa, la cachant, et il ne vit plus que son visage, ses lèvres qui remuaient essayant de lui dire quelque chose que le bruit des rotors couvrit. L’engin décolla gracieusement, prit de la hauteur, disparut dans le bleu du ciel. Et Téraï, subitement, se sentit très seul.

CHAPITRE IV DALILA

Mélancoliquement, Téraï glissa dans une enveloppe les quelques photos trouvées dans le bureau d’Igricheff, la scella, écrivit l’adresse à la main. Stanislas n’avait qu’une sœur, en Ukraine, ingénieur dans une usine métallurgique. Elle n’était pas mariée, à 45 ans… Cette branche des Igricheff allait s’éteindre. Dommage, Stan avait été un homme, un vrai, et ils se faisaient rares.

On sonna à la porte du bureau. Téraï tira son revolver de sa gaine, le posa sur sa table, derrière des livres. Depuis son retour à Port-Métal, il se méfiait. Ses amis les prospecteurs étaient maintenant dispersés dans tous les piémonts des Franklin ou des Karamélolé, et la police de Port-Métal, la police du BIM, le laisserait joyeusement assassiner sans faire un geste. Bien heureux encore s’ils n’en prenaient pas l’initiative !

— Va voir, Léo !

Le lion leva sa tête rousse, le regarda, bâilla paresseusement et, après s’être étiré, se dirigea vers la porte. Téraï appuya sur le bouton commandant l’ouverture. Un jeune homme, vêtu d’un uniforme bleu, eut un mouvement de recul devant le fauve.

— La paix, Léo ! Entrez, n’ayez pas peur.

— Monsieur Laprade ? J’ai du courrier officiel pour vous, à remettre en mains propres. J’en ai profité pour vous apporter les autres lettres en même temps. Je me présente : Louis Barrière, fourrier sur le « Jules César ».

— Vous êtes déjà là ? Le Jules était annoncé pour après-demain seulement.

— Nous avons sauté l’escale de Tinho. Ça bagarre, là-bas, entre miniers et indigènes. Trois navires du BIM apportent des renforts. La planète est close provisoirement.

— Et que fait le BUX ? interrogea Téraï, intéressé.

— Que voulez-vous qu’il fasse ? Il a été averti trop tard, comme d’habitude. Quand son croiseur arrivera, tout sera fini, rentré dans l’ordre, selon l’expression consacrée.

— Ouais ! Evidemment !

Il haussa les épaules, accepta les plis que lui tendait le jeune homme en même temps qu’une liasse épaisse de journaux.

— Eh bien, merci. Quelle est votre destination maintenant ?

— Subur V. Puis la Terre, direct.

— Alors, prenez cette lettre, à remettre au premier bureau du BUX, qui se chargera de l’acheminer.

— Courrier officiel ?

— Oui, un des leurs s’est fait descendre ici. C’était aussi mon ami.

Le messager reparti, Téraï décacheta son courrier. Quelques missives de Polynésie, apportant le souvenir d’amis d’enfance, une du Canada, deux de France, une aussi de Ramakrishna, annonçant la promesse d’un succès dans la recréation de la race des superlions.

— Patience, Léo ! Dans trois ou quatre ans, tu pourras avoir une compagne !

Il prit enfin le pli cacheté aux initiales du Bureau de Xénologie, l’introduisit dans la fente du désactivateur, régla l’appareil. Dans dix minutes, il pourrait décacheter l’enveloppe sans qu’elle ne s’enflamme. En attendant, il ouvrit un journal, déçu. Il avait espéré une lettre de Stella.

Il s’absorba dans le New York Herald vieux de trente jours, parcourut les numéros les uns après les autres. Rien ne concernait Stella et son voyage sur Eldorado. Il prit la deuxième liasse, L’Intermondial, auquel il s’était abonné avant de quitter Port-Métal avec la jeune fille, se promettant un doux plaisir à lire le récit de ses aventures.

Il chercha vainement les articles promis. Rien, sauf dans le dernier, paru la veille du départ du « Jules César ». Une immense manchette lui sauta aux yeux : La vérité sur Eldorado. Il s’y plongea immédiatement.

« Nos lecteurs savent qu’un envoyé spécial de l’Intermondial, miss Stella Henderson, vient de passer trois mois sur Eldorado. Très fatiguée par son voyage et ses aventures, miss Henderson fait actuellement une cure de sommeil. Mais, avec un sens du métier de journaliste qui lui fait honneur, elle a voulu auparavant écrire cet article. Voici, de la main de quelqu’un qui connaît la question pour l’avoir étudiée sur place, la vérité sur Eldorado. »

Téraï continua à lire, fronça d’abord les sourcils, jura, jeta violemment le journal à terre, puis, calmé, le reprit. L’article était excellent. Pas une seconde, il ne crut que Stella l’avait écrit toute seule. Si intelligente, si cultivée qu’elle fût, elle ne l’aurait pu. Il y avait derrière cet article des années de métier. Rien dans les faits n’était faux, mais… mais ils étaient présentés d’une telle manière que, pour tout homme sensé, Eldorado était un enfer où les miniers du BIM, au prix de sacrifices énormes, luttaient héroïquement pour assurer le ravitaillement de la Terre en métaux rares !

L’article racontait en détails le voyage de Stella, saluait en passant le « courageux prospecteur » qui l’avait guidée et lui avait sauvé la vie, mais sans donner son nom. Le lecteur pouvait de bonne foi croire qu’il s’agissait d’un dévoué employé du Bureau. Le séjour chez les Ihambés était escamoté en grande partie, mais les plus atroces détails étaient donnés sur la guerre civile de Kéno, réduite à l’affrontement de deux factions rivales d’adorateurs de dieux aussi sanguinaires les uns que les autres. L’article se terminait par un appel au gouvernement mondial, pour qu’il envoie sur Eldorado des forces puissantes pour protéger les mineurs. Sinon, il fallait s’attendre à ce que le Bureau international des Métaux agisse de lui-même, comme il avait été forcé de le faire par l’impéritie des autres branches du gouvernement, lors de l’affaire récente de Tinho.

Téraï sifflota entre ses dents. Ainsi, la situation s’était dégradée au point que le BIM s’érigeait en puissance indépendante. Cela sentait mauvais, très mauvais. Il s’était attendu, quand Stella lui avait demandé de l’escorter, à un reportage classique, appuyant sur les côtés pittoresques. Il aurait déjà été assez nuisible comme cela ! Mais maintenant la preuve était faite qu’elle l’avait joué, qu’elle avait toujours été, comme il l’avait supposé un moment, au service du BIM. « Et dire que je l’ai respectée, alors que j’aurais pu… ». Enfin, le mal était fait, il fallait songer à parer les coups si possible. Depuis l’assassinat d’Igricheff, il était coupé du BUX. Brusquement, il se souvint de la lettre. Le désactivateur l’avait crachée, et elle gisait sur le sol.

Il la ramassa, l’ouvrit, jeta un coup d’œil à la signature : Jean Nokombé, le grand chef lui-même ! Elle réclamait un rapport immédiat et détaillé sur la situation, et proposait à Laprade de passer du rang d’agent libre à celui d’agent intégré, avec haute main sur Eldorado. Vu l’urgence, on lui donnait le nom des opérateurs du BUX sans attendre sa réponse. Tous étaient des prospecteurs, sauf trois ingénieurs de l’usine.

Il se leva, parcourut pensivement son bureau, mains derrière le dos.

— Allons, Léo, dit-il enfin, il va falloir nous séparer une fois de plus. Il est temps de sortir notre première arme secrète. Ils veulent un rapport ? Eh bien, je vais le leur porter moi-même !


Le Taaroa sortit de l’hyperespace à l’intérieur de l’orbite de Mars. Téraï avait couru un risque, à calculer ainsi son saut, mais gagnait plusieurs jours. La Terre, cependant, n’était encore qu’un petit point de lumière verte, à gauche du soleil. Il fonça vers elle.

Il n’avait pas de plans précis. La mort d’Igricheff l’avait pris au dépourvu. Il s’était toujours reposé sur lui pour les relations avec le BUX, trop jaloux de son indépendance pour s’embrigader, voulant agir sans avoir à rendre de comptes. Aussi, revenu à Port-Métal après avoir aidé Ophti-Tika à s’installer sur le trône de Kéno, il s’était trouvé isolé. Il était certain que le BUX n’avait jamais reçu les pièces à conviction, ni même son rapport. Il avait, au cours d’un rapide voyage au camp ihambé, distribué quelques armes et instruit quelques guerriers dans leur emploi, puis, à Port-Métal, avait attendu les événements. La lettre de Nokombé l’avait décidé. Il prit à nouveau son hélicoptère, confia Léo à Eenko, puis vola droit à l’Ouest vers le Rossé Mozelli, vers la grande grotte où était cachée son astronef privée, protégée par la terreur superstitieuse qui enveloppait les monts sacrés.

Peu d’hommes disposaient d’une astronef particulière. Le Taaroa était un tout petit engin, triplace au maximum, mais du dernier modèle sorti des chantiers de la Loire, en France. Ses frères formaient l’escadre d’éclaireurs rapides du BUX. Le Taaroa avait été construit officiellement pour la République océanienne unie, et portait toujours ses couleurs, Téraï était officier de réserve dans sa flotte. En réalité, il avait payé la moitié du prix, les finances de la république n’étant pas pléthoriques.

Arrivé à bonne distance de la Terre, il envoya un message-radio, sollicitant l’autorisation d’atterrir sur le camp militaire d’Astra, au Texas, base principale du bureau de Xénologie. Là, son appareil serait en sécurité. Il l’obtint sans peine, et, une heure après avoir touché le sol, prit la stratonef directe pour New York, siège du gouvernement mondial.

La ville avait encore grandi, depuis son dernier passage, s’étendant maintenant de Hartford, au Nord, à Philadelphie au Sud. C’était bien la Mégalopolis, la ville géante, fière de ses 50 millions d’habitants, dont seules au monde Tokyo et Moscou approchaient. De l’aéroport, un hélitaxi le conduisit au Johnston Building, qui abritait le BUX. Un des derniers gratte-ciel construits, avant la nouvelle mode des bâtiments en grande partie souterrains, il dressait vers le ciel ses 120 étages de bureaux, laboratoires, salles de conférences, restaurants, etc. L’hélico atterrit au sommet, sur la plate-forme. Deux hommes en armes, vêtus d’un uniforme gris, s’approchèrent.

— Objet de votre visite ? demanda le plus grand.

— Convocation du chef.

— Avez-vous un rendez-vous ?

— Non. Dites-lui simplement que Téraï Laprade est là.

L’homme décrocha un téléphone, parla, écouta.

— C’est bon. Passez à l’identification. Poste 3, couloir 2. Par ici !

Il descendit quelques marches, entra dans le bureau indiqué. Le bureaucrate qui l’attendait compara une photo avec Téraï, hocha la tête.

— Ça semble être ça. Il serait d’ailleurs difficile de trouver quelqu’un capable de se faire passer pour vous. Cependant, veuillez poser vos mains sur cette plaque, comme cela. Maintenant, regardez dans cette lunette. Bon, ça concorde. Une dernière formalité : passez devant cet écran. Ah ! il vous faut laisser ici ce couteau !

Téraï haussa les épaules, sortit de sa poche son couteau pliant, le posa sur la table.

— Que dois-je faire maintenant ?

— Un guide vous attend à la porte.

Le guide était un homme vigoureux, armé jusqu’aux dents, et il n’était pas seul. Trois astronautes de la flotte du BUX l’accompagnaient, armés eux aussi.

— Bigre, la confiance règne, ne put-il s’empêcher de dire à haute voix.

Le chef de l’escorte se retourna.

— Hier encore, on a tenté d’assassiner le patron !

— Les choses en sont à ce point ?

— Hélas ! Suivez-moi.

Un ascenseur les déposa au centième étage. Le bureau de Nokombé était gardé, et trois mitrailleuses prenaient les couloirs en enfilade.

Nokombé se leva pour le recevoir. C’était un Africain du plus beau noir, presque aussi grand que Téraï, mais plus svelte. Ses cheveux blancs crépus se dressaient sur sa tête comme une crête de cacatoès. Il sourit, indiqua un siège.

— Je suis heureux de vous voir, Laprade, dit-il d’une voix de basse. Et j’espère que vous ressortirez d’ici comme un agent à plein temps de notre organisation. Nous avons désespérément besoin d’hommes de votre envergure !

— Vous connaissez mon point de vue, monsieur le directeur, et il n’a pas…

— Pas de monsieur le directeur entre nous, Laprade. Ça ne se fait pas ici. Avant d’être assis dans ce fauteuil, j’ai été moi-même un agent, et j’ai eu ma part d’aventures !

Il coupa d’un geste la réplique de Téraï.

— Je sais ce que vous allez me dire. Ne perdons pas de temps. J’ai lu votre rapport, le dernier que nous a envoyé Igricheff, mais depuis, il s’est sans doute passé pas mal de choses.

Téraï parla longtemps, répondant aux questions précises du vieux Noir.

— Ainsi, vous considérez la situation sur Eldorado comme très tendue ?

— Tendue serait un euphémisme, Nokombé ! Eldorado est un tonneau de poudre avec une mèche allumée, et il ne reste plus beaucoup de mèche à brûler avant l’explosion !

— Sans doute, mais qu’y pouvons-nous ? Nous ne sommes pas prêts pour la grande explication avec le BIM. J’ai peur qu’il ne faille sacrifier cette planète pour quelque temps.

— Qu’est-ce qu’une planète, n’est-ce pas ? La galaxie en grouille ! Mais il se trouve que pour moi, elle compte, Nokombé ! Et elle peut être sauvée !

— Il y a longtemps que vous n’êtes venu sur Terre. Vous n’êtes plus au courant, et je vais vous y mettre en quelques mots : le véritable gouvernement mondial, celui qui possède la puissance, c’est le BIM ! Pas autre chose. Tout ce que nous pouvons faire actuellement, c’est saper sa puissance, tout en construisant la nôtre. Tenez, regardez ça.

Il lui tendit une boîte métallique dans laquelle se trouvaient deux objets de métal, corrodés, mais indiscutablement identiques. Téraï lut les étiquettes attachées : l’une portait GC 18-765 – IV, l’autre GC 21-203 – VIII.

— Deux objets identiques sur deux planètes appartenant à des secteurs différents ? Cela signifie que…

— Qu’il y a une autre race que la nôtre qui rôde entre les étoiles ? Oui et non. Ce sont des faux, Téraï ! Des faux, que nous avons fabriqués, le produit de nuits de veilles de nos experts en Xénologie. Ils furent posés par deux de nos scouts sur des mondes inconnus et inhabités. Nous y avons construit des ruines assez semblables. Le plus difficile a été de truquer les autres objets, ceux en matière organique, pour que le radiocarbone semble leur donner une antiquité d’environ 1 500 ans. Un joli travail de séparation isotopique et de synthèse dirigée. Tureau, Grober et Sugihara ont passé deux ans à faire joujou avec les atomes !

— Et pourquoi tout cela ?

— Un des objets a été… trouvé par une de nos expéditions. L’autre par les archéologues apprivoisés du BIM. Vous savez qu’ils se donnent le luxe du mécénat. Pourquoi ? Eh bien ! avec ces « preuves » en main, j’ai obtenu du gouvernement assez de crédits pour construire une flotte puissante, sans que le BIM ne puisse se mettre en travers. Seulement, voilà, elle ne sera prête que dans un an !

— Et rien n’a transpiré ?

— Rien. Je sais choisir mes hommes ! Et si je vous dis tout cela, Téraï, c’est que je suis aussi sûr de vous… pour le moment.

— Je puis être pris et drogué.

— Pas après le traitement que vous allez subir avant de quitter cet immeuble ! Rien au monde ne peut briser le bloc mental que nous allons installer dans votre esprit. Si par hasard votre volonté défaillait, couic, fini, plus rien !

Téraï se leva d’un bond.

— Vous m’avez attiré dans un piège, vous…

— Asseyez-vous ! Vous avez un autre choix, celui de l’éraseur de mémoire.

— Ouais ! Et vous croyez que je vais me soumettre à vos hypnotistes, pour me retrouver agent plein, assermenté, dévoué jusqu’à la mort au BUX, et content par-dessus le marché ! Non, je préfère courir le risque du bloc !

— Il est posthypnotique aussi. Mais je vous donne ma parole que rien ne sera fait qui puisse altérer votre liberté de décision !

— Votre parole ! Après ce piège !

Le vieux Noir eut subitement l’air très las.

— Ecoutez-moi, Téraï ! Tout est en jeu, tout ! L’avenir de la Terre, de ses alliés, des mondes que nous découvrirons ! Contre cela, que pèse ce qui peut se passer pendant un an sur Eldorado, puisque, de toute manière, cette planète partagera le sort commun ! Tenez, si vous acceptez de travailler avec nous, je vous donne carte blanche pour cet Eldorado qui vous tient tant à cœur. Si vous trouvez un moyen de bloquer le BIM dans cette entreprise sans faire sauter la mine un an trop tôt, allez-y, vous avez ma bénédiction ! Mais ce sera difficile. Le peuple est très excité à ce sujet. C’est une bonne chose, d’un côté, qu’il se réveille de son sommeil, sur ses lits de chrome et d’or ! Cela nous servira, plus tard. Mais en attendant, après les articles, après les films de miss Henderson, Eldorado et ses habitants ont mauvaise presse ici, et je ne peux rien faire. Un coup de maître, ce voyage de la petite Henderson ; Nul doute que le Parlement ne vote la charte ouverte !

— La petite garce ! Elle m’a bien eu ! Mais on peut combattre, rétablir la vérité !

— Essayez, et vous m’en direz des nouvelles ! Quant à vous avoir eu… Il y a quelque chose de curieux dans cette affaire Stella Henderson. Nul ne l’a plus revue depuis la réception donnée pour son retour. Nous avons un agent au BIM, il a été incapable de nous renseigner. Officiellement, elle fait une cure de repos dans un somnarium. Officiellement…

— Que voulez-vous dire ?

— Peut-être a-t-elle été jouée, elle aussi ? Ou peut-être a-t-elle changé d’avis au cours de son voyage de retour, et a-t-elle finalement refusé de coopérer ?

— Oui, je vois. Et ils auraient utilisé les documents qu’elle a rapportés sans qu’elle n’y soit pour rien ? Peut-être, en effet. Il est évidemment curieux que nul ne l’ait vue depuis… A moins que…

Il la pensa morte, et pâlit.

— Non, je ne crois pas, dit Nokombé, le devinant. Cela, nous l’aurions su. Plutôt est-elle séquestrée dans une cage dorée, ou peut-être, tout simplement, préfère-t-elle oublier un rôle qui, d’après ce que vous m’avez dit, n’a pas été des plus honorables. Peu nous importe, à nous du BUX, du moins.

— Peu m’importe aussi, au fond. Que voulez-vous que je fasse ?

— Rien. Laissez agir le BIM jusqu’à ce que nous soyons les plus forts. Un an, pas plus !

— Vous rendez-vous compte du dégât qu’ils peuvent faire en un an ? S’ils obtiennent la charte ouverte, ils seront les maîtres absolus d’Eldorado. J’y ai des amis, moi !

Nokombé eut un geste d’impuissance.

— Et que proposez-vous donc ?

— De lutter ! Sur Terre, si possible ! Sinon, là-bas ! Je peux tenir plus d’un an contre eux !

— Contre leur flotte ?

— Il y a l’article 7 du règlement interstellaire. S’il y a guerre ouverte entre une compagnie terrestre, ou un gouvernement, et les indigènes d’une planète, cette dernière est déclarée en quarantaine, et les étrangers doivent se retirer jusqu’à conclusion de l’enquête. Que le BIM soit gouvernemental ne change rien à l’affaire.

— L’article n’a pas joué pour…

— Les choses étaient différentes, vous le savez bien ! Thikana appartient à la fédération depuis plus de 60 ans ! Ce n’était plus qu’une opération de police, comme on dit ! Les malheureux !

— Et combien de morts coûtera votre plan, Téraï ? Bien plus que le nôtre !

— Peut-être ! Ce n’est pas sûr ! Vous ne connaissez pas les Eldoradiens ! Le BIM ne soumettra jamais les Ihambés, ni les Kénoïtes, Nokombé ! Elle ne pourra que les exterminer ! Et pas sans mal. Je leur ai donné des armes !

Le directeur se dressa d’un bond.

— Vous leur avez donné des armes ! Je devrais vous faire arrêter sur-le-champ !

— Que n’avez-vous arrêté ceux qui en ont distribué aux Umburus, ou aux adorateurs de Béelba ! Le mal est fait. Je ne pouvais laisser les miens sans défense.

Nokombé se rassit, tapota la table de ses doigts, retrouvant le rythme du tam-tam ancestral.

— Oui, en effet. J’avais espéré que nous pourrions repousser la crise.

— En sacrifiant une planète de plus !

— Oui, en sacrifiant une planète de plus, pour sauver toutes les autres. Mais c’est maintenant impossible. Repartez, Téraï. Essayez de limiter les dégâts. Je vous promets l’arrivée d’un croiseur, dans trois mois.

Le géant ricana.

Un croiseur, dans trois mois ! Trop peu, trop tard, comme d’habitude !

— Si vraiment Eldorado doit être mis en quarantaine, même le BIM ne pourra rien. L’opinion publique se retournerait contre lui. Elle est violemment opposée à toute guerre coloniale, vous le savez, même si elle accepte des « opérations de police ». Mais c’est un jeu dangereux, Téraï ! Rien ne dit que la quarantaine sera levée, ensuite. Et vous savez ce que cela signifie pour vous : si vous restez là-bas, vous ne pourrez plus en sortir. Un cordon de mines spatiales sera installé autour de la planète.

— Je m’y plais. Et la quarantaine ne peut durer plus de dix ans légalement. J’attendrai.

— Soit. Je pourrais vous faire arrêter, et peut-être ferais-je bien de le faire. Votre plan est dangereux, mais le diable m’emporte si je ne finis pas par croire qu’il est le seul possible. Quand partez-vous ?

Il réfléchit un moment.

— Dans trois jours. Je vais essayer d’abord de voir miss Henderson.

— Bonne chance, et tenez-nous au courant. Mais d’abord, n’oubliez pas de passer chez nos psychologues. On va vous y guider.


L’immeuble du BIM dressait ses cent dix étages au-dessus du Pacifique près de San Gregorio, au sud de San Francisco. Téraï plaqua son engin de sport, prêté par un ami, sur le terrain de la villa de cet ami, à quelques kilomètres, mais ne le roula pas dans le garage.

— Monsieur Laprade ! s’exclama le gardien, un Mexicain trapu. Il y avait si longtemps qu’on ne vous avait vu !

— Dix ans, Tonio ! Voici un mot de M. Jelinek pour vous.

Tonio le lut attentivement.

— Je dois me mettre à votre service. Parfait. Quels sont vos ordres ?

— Faire le plein des réservoirs et garder l’avion prêt à décoller. Et sortez un hélico du garage.


La réceptionniste était jolie.

— Je désirerais voir M. Henderson.

— Avez-vous un rendez-vous ? Non ? Mais alors c’est impossible ! Complètement impossible ! M. Henderson est un homme très occupé !

— Pas impossible pour moi, je pense. Veuillez simplement lui faire savoir que Téraï Laprade demande une entrevue d’urgence.

Elle eut un petit mouvement de recul. Il sourit.

— Ah ! je vois. Je suis le croquemitaine, ici. Allons, soyez gentille, téléphonez !

L’air dubitatif, elle se pencha vers le micro, parla, fit une mine surprise.

— Voulez-vous attendre ? On va venir vous chercher.

Il attendit, prenant un malin plaisir à lui lancer des regards si appuyés qu’elle rougit.

Téraï reconnut immédiatement l’homme qui entrait, bien qu’il ne l’eût jamais vu : vêtu d’un uniforme noir (Pourquoi, diable ! tous les dictateurs ou apprentis dictateurs choisissent-ils toujours des couleurs sombres ?), il était un peu plus petit que lui, mais peut-être encore plus large, avec une poitrine en tonneau d’où pendaient des bras interminables ; Gorilla Joe, le garde du corps favori de Henderson, tel que le lui avait souvent décrit Stella.

— Laprade ?

— Oui.

— Venez ici !

La pièce était petite. Derrière un bureau, un autre garde en uniforme noir attendait, revolver posé devant.

— Nous allons vous fouiller.

— Allez-y ! Je n’ai pas d’armes sur moi. Me croyez-vous naïf à ce point ?

L’ascenseur qu’ils prirent était étroit pour deux hommes de leur carrure. Gorilla Joe en profita pour lui souffler à l’oreille :

— Marche droit, toi, ou je te descends. Je ne demanderais pas mieux, tu sais !

— Ah oui ? Et pourquoi donc ?

La brute ne répondit pas.

Deux hommes armés veillaient devant la porte de Henderson. Ce dernier, le dos tourné, regardait pensivement par la fenêtre.

— C’est bon, Joe. Laisse-nous seuls.

— Mais, patron…

— Depuis quand me faut-il répéter un ordre ?

Subjugué, le gorille sortit.

Henderson était un homme d’une cinquantaine d’années, grand et maigre, légèrement voûté, aux cheveux déjà blancs, aux froids yeux bleus. Subitement, sa figure se détendit, et il sourit, d’un sourire charmant qui rappela Stella à Téraï.

— Asseyez-vous, monsieur Laprade. J’allais justement envoyer un mot à votre hôtel pour vous demander de venir me voir. Fumez-vous ? Prenez un de ces cigares : havane authentique, et non le produit d’une ferme hydroponique !

Téraï s’enfonça dans un fauteuil de cuir, croisa les jambes.

— Nous sommes ennemis, Laprade, ou plutôt vous êtes mon ennemi, car c’est vous qui avez déclaré la guerre. C’est dommage, et peut-être inutile. Qu’est-ce qui me vaut le plaisir de votre visite ?

— Vous savez que j’ai servi de guide à votre fille sur Eldorado.

— Oui, et je vous en remercie. Sans vous, elle n’aurait pu recueillir autant de documents, et ne serait sans doute pas revenue vivante. J’étais loin de me douter du véritable état des choses, quand je l’ai envoyée là-bas.

— Ainsi, vous avouez que vous l’avez envoyée ?

Henderson sourit.

— Voyons, Laprade, entre vous et moi, que signifieraient des mensonges ?

— Elle m’a bien roulé. Enfin, c’était de bonne guerre. Je désirerais savoir ce qu’elle est devenue, et si possible, la voir.

Henderson se pencha brusquement en avant.

— Vous l’aimez ?

— Moi ? Grand Dieu, non ! Mais nous avons été de bons camarades, et je suis inquiet pour sa santé…

— Elle va bien, ou plutôt ira bien d’ici peu, quand sa cure de repos sera finie. J’ai été criminel de lui confier cette mission, mais, comme je vous l’ai dit, j’ignorais… Quand elle est revenue, elle avait subi un tel choc nerveux, à la suite de tous ces massacres à Kintan…

Téraï se souvint de sa maîtrise d’elle-même au cours de cette nuit terrible. Nokombé avait sans doute raison. On l’avait mise hors circuit, et utilisé ses documents sans son accord.

— Elle sortira de la clinique dans une huitaine de jours. A ce moment-là, j’espère que vous nous ferez le plaisir de venir déjeuner avec nous.

— Je ne puis rester si longtemps. Quelle est l’adresse de cette clinique, j’aimerais lui envoyer quelques fleurs.

Henderson n’hésita qu’une fraction de seconde.

— Celle du Dr Yukawa, voyons ! C’est une charmante idée, et je suis sûr que cela lui fera grand plaisir. Mais, pour le moment, elle ne peut recevoir de visites, pas même de moi.

Mentalement, Téraï haussa les épaules. Inutile d’insister. La clinique du BIM était une véritable forteresse.

— Quel dommage que vous soyez obligé de repartir si vite. Mais peut-être pouvons-nous arranger ça. J’ai une proposition à vous faire. Comme je vous l’ai dit, vous êtes mon ennemi, mais je ne suis pas le vôtre. Je suis persuadé que tout dérive d’un malentendu, et que nous gagnerions l’un et l’autre à finir ces hostilités. Vous m’avez porté de rudes coups, mais moi, jusqu’à présent, je vous ai ménagé. Vous avez fait échouer mes plans, vous avez tué un de mes meilleurs agents…

— Karl Bommers ?

— Oui.

— Vous avez bien fait assassiner mon meilleur ami. Je l’ignorais, ou ne faisais que m’en douter quand j’ai exécuté Bommers, mais cela ne change rien à la chose…

— L’assassinat d’Igricheff n’est pas de mon fait. Un sous-ordre a cru devoir… Il a été puni.

— Ah oui ? Comme Goron ?

— Tiens, vous savez cela, aussi ? Non, cette fois, la punition a été réelle. J’aurais eu besoin de votre associé comme j’ai besoin de vous. Oh ! je peux continuer à me passer de votre aide, et même vous écraser, si besoin est, mais j’aimerais mieux que nous puissions nous entendre. Que diriez-vous si je vous offrais le poste de directeur général du BIM sur Eldorado ? Vous êtes vénéré par les prospecteurs, redouté par mes hommes, frère de sang de plusieurs chefs de tribus indigènes, et, si j’ai bien compris, le nouvel empereur de Kéno est votre créature.

— Mon ami, Henderson !

— Encore mieux. Acceptez-vous ?

— Et quelle politique devrais-je appliquer ?

— La nôtre, bien entendu. Mais avec vous, elle pourrait être appliquée sans douleur.

— Et pourquoi voudriez-vous que je trahisse tout ce qui m’est cher ? Pour de l’argent ? J’en possède plus que je ne puis en utiliser !

— Aussi n’en ai-je point parlé. Ecoutez, Laprade. Vous êtes un homme, un Terrien. La Terre a besoin de métaux. Un jour, sans doute, nous nous heurterons aux Autres, notre empire qui se développe rencontrera le leur. Peut-être plus tôt que vous ne le croyez !

— Ah, vous pensez vous aussi à ce contact futur ?

— Je ne pense qu’à cela ! Il nous faudra être très forts, ce jour-là, que la rencontre soit pacifique ou non. Surtout si elle n’est pas pacifique !

— Avec un empire terrien tel que vous le construisez, elle ne peut pas être pacifique ! Soumettez-vous, ou soyez exterminés. Voilà votre devise !

— Et quand cela serait ? Survival of the fitest ! Qui vous dit que ce n’est pas aussi la devise des Autres ?

— Admettons. Qui vous oblige pour cela à ruiner des planètes sans défense ? A vous faire haïr des indigènes ? Qui vous empêche d’exploiter les gîtes profonds terrestres ? C’est techniquement possible.

Henderson leva les bras au ciel.

— Le point de vue du technicien ! On voit bien que vous n’avez pas la responsabilité de la production minière ! Il est trois fois moins coûteux, avec les transmetteurs de matière, de tirer nos métaux de mondes situés à des années lumière que de gîtes à trois ou quatre kilomètres de profondeur ! Pour le faire, il faudrait abaisser le niveau de vie des Terriens, et bien que, à vrai dire, ils soient passablement avachis, si on touche à leur niveau de vie, nous aurons des émeutes, voire des révolutions !

Survival of the fitest, disiez-vous. J’espère que la rencontre, quand elle aura lieu, sera pacifique ! Si la Terre a ainsi dégénéré, nous serions avalés en un rien de temps !

— Il y a les coloniaux, Laprade. Ils fourniront l’armée. La Terre n’est plus qu’un arsenal, bien qu’il reste sur elle plus d’hommes véritables que je ne viens de le supposer. Mais, certes, pas assez pour que votre projet d’exploitation des gîtes profonds soit possible.

Téraï se gratta la tête. Henderson crut y voir un signe d’hésitation.

— Alors, acceptez-vous ?

— Non, Je serais mal venu parmi les vôtres, et méprisé des miens. Laissez plutôt faire le BUX, et…

— Ce ramassis de rêveurs ?

–… Et d’ici quatre ou cinq générations, la Terre pourra être le centre d’une grande confédération de peuples égaux, d’une puissance telle qu’elle ne risquera plus rien d’une rencontre. En attendant, pourquoi ne pas exploiter des mondes déserts, comme Hell, ou Gustavia ?

— Pas de main-d’œuvre sur place, vous le savez bien ! Et on ne peut transporter toute la machinerie nécessaire par astronefs : trop coûteux ! Et puis, Laprade, ces mondes égaux, comme vous dites, seraient bientôt nos maîtres. Rappelez-vous Rome !

Téraï se leva.

— Je regrette, Henderson. Nous n’avons plus rien à nous dire.

La main d’Henderson se posa sur un bouton rouge sur son bureau.

— Si je sonne, cinq hommes armés entreront, et on ne verra plus Téraï Laprade de longtemps.

— Sonnez ! Avant de venir, je suis passé au BUX. Ils savent où je suis, et si je ne les avise pas (Il consulta sa montre.), d’ici à 10 minutes que je suis sain et sauf, il vous en cuira ! Le gouvernement n’est pas encore complètement entre vos mains !

— Allons, Laprade, quittons-nous correctement, sans menaces d’un côté ou de l’autre. Nous n’avons pas les mêmes vues sur le futur de l’humanité, que cela ne nous empêche pas de nous estimer.

— Entre vous et moi, que signifient les mensonges ? Garde-toi, je me garde, disaient les anciens corses.

Henderson haussa les épaules.

— Soit ! Vous le regretterez !


Gorilla Joe l’attendait dans le couloir, l’air mécontent. Il accompagna Téraï, la main posée sur la crosse de son revolver. Au détour du couloir, un homme se jeta sur eux dans sa hâte.

— Eh bien, que t’arrive-t-il, Ted ? grogna Joe, en l’arrêtant.

— La petite ! Elle s’est échappée !

— Ta gueule !

— Mais le patron doit le savoir tout de suite…

— Et celui-là, il doit le savoir, imbécile ! dit-il en montrant Téraï. C’est notre pire ennemi ! Allez, file ! ajouta-t-il, sortant son arme de l’étui. J’ai peur qu’il ne vous arrive très vite un accident, continuait-il avec un mauvais sourire. Vous en savez trop, maintenant !

— Et si je n’avais pas compris, vos derniers mots m’auraient renseigné ! répondit calmement Laprade. Ainsi, miss Henderson, était bien séquestrée ? Je m’en doutais, maintenant, je le sais !

— Ça ne vous servira pas à grand-chose, et…

Téraï frappa, du tranchant de la main gauche sur le poignet tenant le revolver. Le coup partit, la balle ricocha sur les parois métalliques. Déjà sa droite cognait au creux de l’estomac, de toute sa force. Gorilla Joe se plia en deux, fut relevé d’un gauche au menton, s’écroula. Téraï ramassa le revolver, assomma la brute d’un coup de crosse, écouta. Rien. Pas de bruit de pas pressés, pas de sonneries d’alarme.

— C’est beau, les parois insonorisées, pensa-t-il. Il sortit de l’immeuble sans encombre.

Il prit un taxi dans la rue, se fit conduire à son hôtel, hésita. Devait-il convoquer quelques journalistes, rétablir la vérité sur Eldorado ? Maintenant que Stella s’était échappée, il pouvait mettre Henderson au défi de la montrer à la presse, et… Mais non. Le seul résultat serait de déclencher la bataille sur le terrain de l’ennemi, avant que le BUX ne soit prêt, avant que ce qui restait d’éléments sains dans le gouvernement ne soit prêt. Il se fit conduire à l’aéroport, prit le premier avion pour Astre, un peu étonné de n’être l’objet d’aucune attaque.

Le Taaroa était sur son aire d’envol. Papiers signés, il se dirigea vers lui. Près de l’échelle de coupée, un homme en uniforme de commandant de la Confédération examinait curieusement l’emblème émaillé sur la coque, l’atoll aux palmiers qui était l’insigne de la République océanienne. Il se retourna.

— Téraï Laprade ! Je me demandais ce qu’un Océanien faisait ici ! Vous n’avez donc pas d’astroports, chez vous, que vous veniez encombrer les nôtres !

Le sourire démentait l’agressivité de la phrase.

— Jack Silver ! Depuis combien de temps ne nous étions-nous pas rencontrés ?

— Dix ? Douze ans ? La dernière fois, c’était chez toi, à Toronto, avant…

— Avant que ces cochons ne brûlent tout ! Oui, ça fait douze ans.

— Et qu’as-tu fait depuis ?

— Du terrain. Incidemment, fortune, comme on dit.

— Où ça ?

— Eldorado.

— Chez le BIM ? Tu travailles pour eux ?

— Non.

— Tu as fait fortune sur Eldorado sans travailler pour le BIM ? Eh bien, mon vieux, je te tire mon chapeau ! Tu y retournes ?

— Oui, mais pas directement.

— Je t’y verrai peut-être, alors. Je viens de recevoir des ordres. Nous y faisons escale dans trois mois, retour d’exploration dans ce secteur. Comment est ce monde ? Beau ? Et les indigènes ?

— Très beau. Humains, ou presque. As-tu deux minutes ? Viens à bord.

Silver siffla.

— On se met bien, dans l’océanienne ! Dernier modèle, je vois.

— Dis-moi, que penses-tu du BIM ?

Silver eut un mince sourire.

— Vraiment, tu ne travailles pas pour eux ?

— Je t’ai déjà dit que non !

— Ce ne serait pas ton genre de jouer un sale tour à un ami, ou bien alors tu aurais rudement changé. Ce que je pense du BIM ? Qu’il serait grand temps qu’on l’écrase avant qu’il n’écrase le monde entier ! Sais-tu qu’il y a un an, un de leurs politiciens a presque fait passer, par surprise, au parlement, un décret abolissant la flotte de la confédération ? Il s’en est fallu de trois voix ! Mais ils ont raté leur coup, et maintenant, c’est fini. Depuis qu’on sait qu’il existe un autre empire, ou république, comme tu voudras, là-haut, entre les étoiles…

— Je suis en guerre avec le BIM, Jack ! Quand tu poseras ton croiseur sur Eldorado, dans trois mois, que ce soit avec les armes prêtes, et les vigies doubles !

— Que veux-tu dire ?

— Je n’ai pas le temps de te l’expliquer. Dans trois mois, réserve ton jugement jusqu’à ce que j’aie pu te voir.

— C’est sérieux ?

— Très sérieux.

Silver passa la main dans ses cheveux, sous sa casquette.

— Bon, je m’en souviendrai. Quant aux armes, depuis que nous savons que les autres existent, elles sont toujours chargées.

Téraï réprima un sourire. Ainsi, Silver n’était pas dans le secret. Il lui tendit la main.

— Au revoir, Jack. Une chance que je t’aie rencontré.


Anglia était une des rares planètes de type absolument terrestre qui ait été trouvée dépourvue de vie indigène intelligente. Colonisée depuis un siècle, principalement par les Anglo-Américains, elle était aussi une des rares planètes riches en métaux qui ne fût pas entre les mains du BIM. Proche de plusieurs autres colonies, elle avait construit une flotte de commerce, et s’était spécialisée dans l’exportation de machines et la fabrication d’armes. Téraï y avait vécu quelques mois après son départ de la Terre. C’était encore un monde rude, bien que sa population ait dépassé depuis peu les deux cent millions. Ses habitants étaient réputés dans toute la galaxie pour leur farouche esprit d’indépendance, et plutôt que de risquer une guerre entre Terriens, le BIM les avait laissés tranquilles, s’étant aperçu trop tard de leur puissance. Peuple d’ingénieurs, de mineurs, d’éleveurs sur les vastes plaines du continent nordique, ils étaient toujours prêts à combattre si besoin était. Téraï espérait y trouver des alliés.

Il atterrit au petit matin sur l’astroport de New Sheffield, la capitale. La ville était double. Au Nord, la cité d’habitation, blanche, éparpillée sur ses collines et dans ses parcs, au Sud le complexe sidérurgique, empilement d’usines, de terrils, laid, bas et triste. Entre les deux, sur quarante kilomètres, s’étendait le réseau compliqué des voies ferrées et des routes qui apportaient chaque matin le flot des travailleurs. Anglia, comme presque toutes les colonies, possédait des industries très automatisées, les hommes étant rares et précieux, mais la capacité de production de New Sheffield était telle que près de 50 000 personnes travaillaient au complexe.

Je comprends que le BIM ait fait tout son possible pour entraver cet essor. Si j’échoue, si Nokombé échoue, le seul espoir de liberté pour la race humaine viendra de là, pensa Téraï.

Il eut une entrevue avec T. H. Ramstead, président de la New Sheffield Weapon Corporation, vieil homme ascétique dont les yeux brûlaient d’une lumière fanatique. Il ne sourcilla pas quand Téraï lui exposa ses besoin : 10 000 fusils automatiques, des quantités de mitrailleuses, lance-fusées antiaériens aussi bien que terrestres, des tonnes de munitions. Il se contenta de demander.

— Quel usage ? La quantité semble dépasser les besoins d’un pirate, en admettant que la piraterie spatiale paye.

— Défendre une planète.

Ramstead sourit.

— Eldorado ? Contre qui ?

— Ah, vous savez ?

— Oui, nous avons reçu un message du BIM nous demandant de ne vous vendre des armes à aucun prix.

— Et vous – Téraï détacha le mot – obéirez ?

— Nul besoin d’essayer de me blesser. Nous n’avons jamais reçu d’ordres, surtout pas du BIM. Vous aurez vos armes, au prix de fabrication. Et puissiez-vous leur casser les reins ! Croyez-moi, nous n’avons rien contre la Terre, notre planète mère, mais si les Terriens continuent à laisser se développer dans la galaxie la tyrannie du BIM, ils nous trouveront un jour sur leur chemin, armes à la main si c’est nécessaire.

— Je crois pouvoir vous dire, sans trahir aucun secret, que ce point de vue est partagé par le BUX…

— Qui ne fait rien pour s’y opposer !

— Qui longtemps n’a rien pu faire pour s’y opposer. Si tel est vraiment votre point de vue, vous devriez vous mettre en rapport avec eux.

— Nous y songerons. Vous aurez vos armes dans deux jours.

— Si vite ?

— Une entrevue avec mon vieil ami Dick Christopher, notre président de la République, et nous puiserons dans nos arsenaux. Une seule chose. Nous ne pouvons assurer le transport. Ce serait un acte de guerre ouverte, et nous n’en sommes pas là. Pas encore, en tout cas.

— Merci. Je me charge du transport.

Il se leva pour prendre congé. Ramstead le raccompagna jusqu’à la porte, lui tendit une main sèche et froide, disant :

— Si vous échouez, Anglia est un refuge sûr. Souvenez-vous-en. Nous avons besoin d’hommes comme vous.

Téraï ne pouvait songer à emporter toute sa cargaison dans le Taaroa, même en effectuant plusieurs voyages. Il lui fallait donc trouver un capitaine indépendant, un peu frère de la côte qu’un tel chargement, à l’intention d’une planète de la liste B n’effrayerait pas. Il croyait savoir où le trouver. Il se dirigea donc vers le quartier de l’astroport, entra dans une taverne qu’il avait fréquentée autrefois. Rien n’avait changé. La salle était longue et basse, avec un plafond à poutres apparentes noircies, sous lequel s’étendaient deux rangées de tables jusqu’à l’étroite piste de danse en avant d’une scène aux rideaux fermés. La taverne était à peu près vide à cette heure. Téraï s’accouda au bar, un garçon inconnu à face brutale s’avança vers lui.

— Scotch.

— Indigène ou importé ?

— J’ai dit scotch, pas la pisse d’âne vitriolée que vous produisez ici.

— Alors, c’est dix dollars, payés d’avance. On ne fait pas crédit aux inconnus, même pas deux minutes.

Téraï tendit le bras, saisit le garçon par le revers de la veste, l’attira vers lui. L’autre se débattit, essaya de le frapper au visage. D’un revers du bras, Téraï l’envoya contre le mur. Le garçon saisit une matraque, s’arrêta net, les yeux fixés sur les deux revolvers de Téraï.

— Alors, vas-tu me servir, oui ou non ?

— Qu’est-ce que c’est ? coupa une voix. Ah bon, ça va, Tom ! Baissez vos armes, Téraï. Vous n’en avez pas besoin ici !

Le géant se retourna.

— Je savais bien que si je faisais un peu de boucan, vous arriveriez. Comment va, Taylor ?

— Euh ! comme ci, comme ça. Quel bon vent vous ramène ici, après tant d’années ?

— Quelques achats à faire.

— Matériel minier ?

— Uh uh ! Où pourrait-on vous parler en privé ?

— Mon bureau. Venez.

Taylor enfila une porte au bout du bar, lui faisant signe de le suivre. La pièce, aveugle, était confortablement meublée.

— Qu’est-ce qui vous a pris de faire du chahut ainsi ? Pas votre genre, ou alors vous avez bien changé. Scotch ? C’est du vrai.

— Volontiers. Oui, j’ai changé, Jake. J’ai vieilli. J’avais besoin de vous voir, aussi, et je ne connais plus les mots de passe.

— Besoin de moi ?

— Oui, sans doute.

— Le vieux Jake paye toujours ses dettes. Surtout une dette comme celle-là. Parlez.

Téraï rejeta le souvenir d’un geste. Onze ans plus tôt, son témoignage avait sorti Taylor d’une sale affaire montée par un chef de bande rivale et ce malgré les menaces dont il avait été l’objet. Tout s’était terminé, après l’acquittement, par un règlement de comptes de dix minutes, qui avait fait sept morts.

— Voilà. Il me faut un capitaine pas trop scrupuleux, mais hardi pour transporter des armes jusqu’à Eldorado.

Taylor siffla.

— Bigre ! Mais c’est qu’il y a le BIM, là-bas !

— Oui.

— Non pas que je ne serais enchanté d’aider à leur jouer un sale tour ! Mais ils ont leurs croiseurs, et si votre homme est pris… Trafic d’armes pour un monde de liste B, ça va chercher la pendaison, ou au moins le lavage de cerveau !

— J’ai mon éclaireur armé, je l’escorterai.

— Un capitaine indépendant, pas trop scrupuleux, mais hardi ? Ça peut se trouver ici, naturellement, mais ça va vous coûter cher.

— M’en fiche. J’ai de l’argent.

— Assez ?

— Dix fois trop !

— Alors, je ne dis plus rien. Pas de questions, vos affaires sont vos affaires, et si vous voulez organiser de grandes chasses au fauve là-bas, ce sont vos oignons. Voyons… Red Jones ? Non, il est au diable actuellement. Ted Larkins ? Sa baille n’est pas assez rapide. Kasimir Krukowski ? Aux dernières nouvelles il s’est fait pincer sur Logalo. J’espère que c’est un faux bruit… Ah, Dom Flandry. Son Eclair méritait son nom autrefois, et je sais qu’il l’a bien entretenu. Il n’y a pas longtemps qu’il hante ces parages, cependant, mais je le crois régulier.

— Français ?

— Oui, ou peut-être bien Canadien. Quelle importance ?

— Aucune en effet. Quand puis-je le rencontrer ?

Taylor consulta sa montre.

— Il est huit heures trente. Il sera au bar vers dix heures et demie. Vous pouvez l’attendre tout en dînant. Nous avons un spectacle pas mal du tout, actuellement, et je suis sûr que Flandry viendra le voir. Bien entendu, votre dîner et vos consommations sont sur la maison !

Téraï regardait distraitement la scène. A un numéro de strip-tease qui avait déchaîné le tumulte dans la salle maintenant pleine avaient succédé des jongleurs de bonne qualité, puis des équilibristes assez minables. Le rideau se referma, l’annonceur parut.

Ladies and gentlemen… Téraï sourit. Les ladies and gentlemen étaient, dans leur majorité, d’un genre assez particulier… nous avons maintenant le privilège de vous présenter notre rossignol, Jane Partridge, l’idole des astronautes, des mineurs, des traders, de l’Univers entier ! Jane de retour sur Anglia après une tournée triomphale sur Télon, Barra, Sulphur et Brunschwig, va vous entraîner avec elle sur les routes de l’espace et des planètes vierges ! Voici Jane dans son tour de chant : Songs of the space-ways !

Il disparut. Le rideau s’ouvrit sur un décor d’astroport où se dressaient des spationefs aussi étranges, démentielles, les unes que les autres. La chanteuse parut. Un piano caché commença l’accompagnement.

— We came on the starship John B.

My grandfather and me

Round New Sheffield we did roam…

Téraï sursauta. Il connaissait cette chanson ! Stella la lui avait chantée. Ou plutôt non, c’était une autre version, sur le même air, et les paroles étaient très peu changées. Il n’eut pas de peine à rétablir l’ancien texte, à substituer sloop à starship.

Quel culot, pensa-t-il, amusé.

La voix était agréable, et, après tout, les bardes inconnus qui avaient créé les chansons folkloriques n’avaient pas souvent fait autre chose que modifier les airs ou les paroles de chants plus anciens pour les adapter.

This is the worst trip since I have been born !

La salle applaudit, la chanteuse s’inclina, commença une autre chanson. Sous la lumière crue d’un projecteur, elle paraissait frêle, jeune, jolie, avec ses longs cheveux noirs dénoués retombant sur le maillot collant d’astronaute qui lui servait de costume.

–… and from Sirius to Albireo

and I never tried to save no money

and now I have no place to go-o

and now I have no place to go !

Téraï se sentit mélancolique, bercé par la mélodie, la voix fraîche et sourde à la fois. Stella avait chanté cette chanson aussi – il s’agissait alors de chemin de fer – il y avait si longtemps, semblait-il, un soir sur l’Iruandika. Lui, Téraï, avait de l’argent, des masses d’argent, mais, tel le vagabond de la chanson, il ne savait où aller, maintenant que Laélé était morte, et qu’Eldorado allait se transformer en enfer.

Jane Partridge continuait, égrainant devant son auditoire naïf et brutal les vieilles chansons de pionniers d’un continent d’un autre monde, d’un monde que beaucoup d’entre eux n’avaient jamais vu. Téraï les reconnut à peu près toutes, sous leur déguisement du vingt-troisième siècle. Les transformations étaient souvent légères, mais parfois l’adaptation était totale, et il ne subsistait plus que l’air, ou même le rythme. Si elle avait fait ces adaptations elle-même, comme il était possible, elle devait posséder un certain sens poétique, et une bonne connaissance de la musique. Subitement, il eut envie de la connaître. Le tour de chant s’achevait. Il appela du geste un garçon.

— Est-il possible de rencontrer cette jeune femme qui vient de chanter ?

L’homme eut un sourire égrillard.

— Difficile, monsieur. Demandez plutôt Pearl Suntshine.

— La strip-teaseuse ? Non !

— Monsieur n’aime pas les blondes ? Comme monsieur voudra. Par ici, je vais vous conduire à un salon privé, et j’irai demander. Mais jusqu’à présent jamais miss Partridge n’a accepté d’invitations.

— Ah ? Bon, dites-lui que je suis venu par le sloop John B. et que j’ai pris ensuite un Red Ball train. Si cela ne la décide pas, tant pis !

Téraï s’assit dans un confortable fauteuil. Taylor entra.

— Dangereux, ça, Laprade.

— Quoi donc ?

— Elle travaille pour Big Mouth Stephen.

— Ah ? Qui est ce gentleman ?

Taylor eut l’air gêné.

— Le grand patron des spectacles, ici, à New Sheffield. Un dur.

— C’est sa maîtresse ?

— Non, je ne crois pas. Big Mouth aurait plutôt un faible pour les blondes bien en chair. Mais il n’aime pas qu’on interfère avec son personnel qu’il tient, dit-on, presque en esclavage.

— Ça, je m’en fous, mon vieux ! J’ai deux mots à dire à cette fille, c’est tout. Demain, je serai parti, ou après-demain au plus tard.

— Alors… Enfin, je vous aurai averti.

— Vous avez la frousse ?

— Moi ? Il en faudrait d’autres ! Mais ce serait un mauvais business. J’aime que les balles que je tire me rapportent !

— Ne vous tracassez pas ! Filez, la voilà.

Jane Partridge, en robe noire, hésitait sur le seuil.

— Vous voulez me voir ?

Il y avait de la crainte dans ses yeux.

— Entrez, asseyez-vous. Et pour vous mettre à l’aise, laissez-moi vous dire que je n’ai aucune intention malhonnête à votre égard, que j’ai aimé votre tour de chant, et que j’ai quelques questions à vous poser.

Le visage fin se ferma encore plus.

— Ah, vous êtes de la police ?

Téraï éclata de rire.

— Non, je vous l’assure ! Je voulais simplement vous féliciter pour votre talent d’adaptation de ces vieilles chansons terrestres. Vous êtes Terrienne, n’est-ce pas ?

— Oui, de Philadelphie.

— Votre âge… voyons, 22 ? 23 ans ?

— 24. Pourquoi ?

— Parce que vous possédez le même répertoire qu’une amie, qui est Terrienne, d’Amérique du Nord, et qui a aussi 24 ans. Je me suis demandé si vous ne le tiriez pas de la même source, un club d’étudiants de Chicago spécialisés dans le folklore.

Elle rougit profondément.

— Peut-être, dit-elle enfin. Mais ne le dites pas, je vous en prie ! Mon patron croit que j’invente ces chansons ! Elles plaisent, vous savez, et ainsi je suis un peu mieux payée, et un peu plus libre !

— Est-ce vrai, ce qu’on raconte sur Stephen, qu’il tient ses employés en esclavage ?

Elle eut un geste.

— Oui et non. Il ne cherche pas à en tirer avantage pour… pour ce que vous pensez. Mais j’ai un contrat de sept ans. Encore six ans à tirer.

— Bon, ce contrat ?

— De quoi vivre.

— Et pourquoi l’avez-vous signé ?

— Vous êtes bien curieux ! Enfin, je vais vous le dire : pour ne pas mourir de faim. Je suis venue ici en touriste, avec un voyage d’étudiants, payé par le gouvernement. J’ai manqué l’astronef, je me suis trouvée ici sans un sou. Vous connaissez Anglia ?

— Oui, c’est une planète dure pour ceux qui n’ont pas d’argent. Pas de parents ?

— Orpheline, sans fortune. J’ai cherché du travail, trouvé cette place. C’était ça ou le trottoir. J’ai craint un moment que ce ne fût ça et le trottoir !

— Mais les organisateurs du voyage ?

— Oh, ils m’ont écrit, même envoyé quelque argent de leur escale suivante ! Trop tard, j’avais déjà signé !

— Etudiante en quoi ?

— Sociologie.

Téraï soupira. Dans ce cosmos impitoyable, qui se soucierait d’une petite étudiante en sociologie qui avait disparu ?

— Vous auriez pu vous marier ?

— Le contrat l’interdit. Le dédit serait énorme !

— Etes-vous fatiguée ? J’ai une affaire à traiter dans quelques minutes, mais ensuite j’aurais aimé parler encore avec vous, en tout bien tout honneur. Que diriez-vous d’une tournée dans les boîtes chic ?

Elle eut un petit sourire las.

— Le contrat l’interdit !

— Ouais, c’est bien de l’esclavage ! Et de combien est cet énorme dédit ?

— Dix mille dollars !

Téraï fit claquer ses doigts dédaigneusement.

— Enorme pour vous, une poussière pour moi. Tenez !

Il tira de sa poche son chéquier, fit rapidement deux chèques.

— En voici un de dix mille dollars, que vous ficherez à la figure de Big Mouth. En voici un autre de 40 000, pour vous permettre de revenir sur Terre et d’y achever vos études.

Elle le regarda, effrayée.

— Prenez donc ! Je sais que le Véga part demain pour la Terre, via Tellus et Skana, et qu’il y a des places libres.

— Mais je ne peux pas !

— Vous avez peur qu’ils soient sans provision ? Je pourrais en signer dix autres aussi gros, et ne pas m’en apercevoir ! Demandez à Taylor, si vous ne me croyez pas. Il vous dira que la signature de Téraï Laprade vaut bien plus que cela !

— Mais pourquoi me donnez-vous cet argent ? Et que me demanderez-vous en échange ?

— Parce que, en chantant ces chansons, vous avez remué en moi quelque chose de douloureux et de doux à la fois, parce que, bien que je ne le connaisse pas, je suis sûr que Big Mouth Stephen est un mufle, et que ça m’amuse d’em… nuyer les mufles, parce que, bientôt, je n’aurai plus besoin d’argent, et surtout parce que je suis Téraï Laprade. Quant à vous demander quelque chose en échange, vous êtes jolie, miss Partridge, mais croyez-vous valoir 50 000 dollars ?

— Je ne sais si je dois accepter cette charité, dit-elle d’une voix sourde.

— Ne parlez pas de charité, miss. Quand j’ai débuté, j’étais aussi bas que vous, mais j’étais un homme. J’ai eu la chance de faire fortune, une fortune que même les dépenses énormes que je viens de faire n’ont pas réussi à épuiser. Prenez, et si la chance vous sourit à votre tour, eh bien ! vous en ferez profiter un autre déshérité. Alors, à tout à l’heure ! Entendu ?

A peine était-elle sortie de la pièce que Taylor revint, accompagné d’un homme de haute taille, brun, vêtu avec élégance et même recherche. Le visage maigre, fin, presque trop régulier, avait une expression rêveuse, que démentaient deux yeux gris, perçants, durs.

— Téraï, voici le capitaine Flandry. Je pense que, mieux que quiconque, il fera votre affaire.

Taylor se retira. Un moment, les deux hommes s’examinèrent, se jaugeant, comme un tigre peut évaluer un rhinocéros.

— Vous avez une astronef ? Quelle classe ?

— Type Altaïr.

— Si vieille que ça ?

— Vous serez surpris de la vitesse que j’en tire. Rien n’interdit de monter des moteurs neufs sur une vieille coque. D’ailleurs, si le type est désuet, la coque est neuve. L’Eclair fut la dernière astronef de ce type construite, et quand je l’ai achetée, elle n’avait fait que deux traversées. C’est quelquefois utile, dans mon métier, d’avoir la vitesse d’un croiseur avec un aspect de cargo.

— Votre équipage est sûr ?

Flandry eut un mince sourire.

— Pour un banquier ou une chorus-girl, il serait peut-être dangereux de prendre passage à mon bord. Pour ce qui semble être votre but, il conviendra.

— Vous êtes prêt à risquer le lavage de cerveau ou la pendaison ?

— Tout dépend du prix.

— Trois cent mille dollars.

— Mettons quatre.

Téraï haussa les épaules.

— Quatre si vous voulez ! Je m’en moque. Affaire faite.

— J’aurais dû demander cinq ! Bah, l’argent n’est qu’une commodité.

— Vous pourrez acheter une autre astronef, ou vous retirer…

— Comme le chantait tout à l’heure miss Partridge, quand la fièvre errante vous a pris…

— Aventurier ?

— Oui, mon frère !

— Peut-être. Bon, soyez prêt à commencer le chargement après-demain, à l’aube. Aire 41.

— J’y serai. Venez-vous prendre un pot pour sceller notre accord ?

Quand ils pénétrèrent dans la salle de bar, Téraï fut reconnu par trois anciens, échangea quelques souvenirs avec eux, puis s’attabla avec Flandry. Une voix irritée domina le brouhaha. Il se retourna. Jane Partridge entrait, suivie d’un homme massif, au visage empourpré de fureur.

— Et vous croyez que je vais vous laisser filer comme ça, avec comme garantie un bout de papier ? Qui me dit qu’il vaut quelque chose ?

Téraï se leva, s’avança.

— Moi.

— Ah, c’est vous qui voulez me la souffler ? Eh bien, ça ne marche pas !

Il prit le chèque, le déchira. Avec un cri rauque, la jeune file se jeta sur lui, essayant de lui arracher les morceaux. Il la saisit brutalement par le bras, l’envoya rouler sous une table. Alors Téraï, calmement, délibérément, le gifla par deux fois.

— Très fort avec une femme, je vois, dit-il lentement. Allons, charogne, sors ton revolver si tu en as le courage.

Deux hommes qui accompagnaient Stephen se glissaient à droite et à gauche de Téraï.

— Pas de ça !

Taylor venait d’apparaître, arme à la main, à sa droite. A sa gauche, du coin de l’œil, il aperçut Flandry, un long pistolet au poing.

— Franc jeu ! Pas d’assassinat !

— Vous avez eu tort, Big Mouth, continua doucement Taylor. On ne s’attaque pas à Laprade ou à ses protégés. Pas quand on tient à sa peau !

L’autre fit bonne contenance, haussa les épaules.

— Vous faites le fanfaron parce que vous êtes soutenu !

— Je vous ai dit de prendre votre arme, répéta Téraï. Alors ? Vous vous décidez ? Ou bien êtes-vous un lâche, en plus d’une brute ?

Stephen Jura, se détourna comme pour sortir, et, avec une rapidité fulgurante, arracha son revolver de son étui. Il n’eut pas le temps de tirer. Trois coups de feu claquèrent, et il glissa au sol lentement, s’affala sur le corps d’un de ses hommes. L’autre tenait son poignet brisé, regardant son chef mort, d’un air hébété.

— Tiens, j’en ai manqué un ? Je vieillis. Enfin, ça me fait 10 000 dollars d’économie. Toi, fous le camp, ferme ta gueule, et remercie ta chance. Allons, qu’on enlève ça !

Il poussa les cadavres du pied.

— Jake, tournée générale sur mon compte.

Il jeta quelques billets sur le comptoir

— Allons, miss, n’ayez plus peur ! C’est fini, vous êtes libre.

Elle s’approcha, pâle.

— Qui êtes-vous donc ? Un tueur ? Ou sir Galahad ?

Il rit.

— Un peu des deux, si vous voulez.

— Mais… deux hommes, pour moi, que vous ne connaissez pas !

— Eh bien ! nous allons faire connaissance. Si vous saviez le jeu que je joue, vous comprendriez que deux hommes de plus ou de moins, surtout deux hommes de cet acabit… Allons, venez, je vous ai promis une bonne fin de soirée. Au revoir, Flandry, et merci de votre aide. N’oubliez pas l’heure ! Au revoir, Jake, ou adieu, qui sait ?

— Vous ne m’avez pas laissé le temps de tirer, Téraï ! Pas moyen de payer ma dette !

— Vous la payerez en profitant de vos accointances avec la police pour étouffer l’affaire jusqu’à ce que je sois parti. Après, je m’en fiche ! Après tout, j’étais en état de légitime défense. Bonne chance à vous tous !

La soirée se prolongea une bonne partie de la nuit. Ils burent, dansèrent, flirtèrent, parlèrent de l’un et de l’autre, burent encore. Au petit matin, il la raccompagna chez elle.

— Allons, au revoir, peut-être, dit-il.

Elle leva son visage vers lui, et, dans la pâle lumière de l’aube, elle fut étrangement jolie. Doucement, ses bras se tendirent et il l’attira contre lui. Elle ne résista pas.


Téraï se réveilla, surpris de se trouver dans une pièce inconnue. Il faisait grand jour. A côté de lui, Jane dormait encore, cheveux épars sur ses épaules nues. Il la regarda un moment, furieux contre lui-même.

— Elle va penser que c’était ça que je cherchais. Pourtant…

Il n’avait aucun regret. Il avait beaucoup parlé, l’alcool déliant sa langue, mais il savait qu’il n’avait rien dit qui puisse mettre ses projets en danger. Il avait raconté une partie de sa vie, bien sûr, avait même longuement décrit son voyage avec Stella. Elle avait poussé un cri de surprise en entendant ce nom. Elle avait connu miss Henderson autrefois, dans ce cercle folklorique, autant qu’une étudiante pauvre puisse connaître une camarade aussi riche, s’était extasiée sur cet étrange hasard, l’avait habilement, croyait-elle sans doute, interrogé sur ses rapports avec elle. Bah, rien de tout cela n’importait. Jane allait retourner sur Terre, y mener une existence dépourvue de soucis immédiats, grâce à lui. Peut-être un jour parlerait-elle de lui à ses enfants, alors qu’il serait mort depuis longtemps, ou exilé à jamais sur une planète lointaine. L’idée l’amusa, puis le rendit mélancolique.

— Allons, ne nous faisons pas meilleur que nous ne sommes. Je n’ai plus que faire de cet argent, aussi ai-je joué au bon génie.

Il s’étira, se leva, réveillant Jane. Ils passèrent le reste de la journée ensemble, il l’aida à faire ses maigres bagages, la transporta à l’astroport dans une voiture louée. Elle restait silencieuse, pensive. Le Véga ne partait que dans une heure, ils étaient en avance. Timidement, elle demanda à visiter le Taaroa. Il lui en fit les honneurs, gauche, ne sachant plus que dire. Le temps coula. Au moment de partir, elle détacha de son cou son collier de pierres brutes, l’enroula autour du volant de commande.

— Il m’avait été donné par une vieille sorcière noire pour me porter bonheur, dit-elle. Maintenant, il l’a fait. Puisse-t-il vous protéger aussi !

Il l’accompagna jusqu’à la coupée du Véga. La longue coque s’incurva au-dessus d’eux, vibrant légèrement sous l’effort des moteurs au ralenti. La sirène sonna. Elle leva les yeux vers lui.

— Dommage, dit-elle à mi-voix.

— Bonne chance, Jane.

— Bonne chance, Téraï.

Il la regarda monter la passerelle. Au moment d’entrer, elle se retourna, lui sourit, puis redescendit vers lui en courant.

— Si je vois Stella, je lui dirai que vous l’aimez !

Elle pirouetta, et disparut de sa vie.


Le Taaroa voguait à nouveau dans l’espace. Devant lui, encore lointaine, Eldorado tournait majestueusement, vaste disque bleuâtre barré et pommelé de nuages. Un peu à droite, une petite étincelle se déplaçait, l’Eclair. Téraï fixa son regard sur l’écran du radar. Un autre point s’approchait d’eux à vive allure.

— Allons, il va falloir combattre.

Méthodiquement, il mit le Taaroa sur pied de guerre, chargeant les lance-torpilles, puis régla sa radio sur la bande convenable.

— Allô ! navire inconnu. Allô ! navire inconnu. Ici corvette de surveillance Samuel Leeman, capitaine Johnson. Stoppez pour inspection.

Téraï attira à lui l’annuaire des flottes spatiales. Le Samuel Leeman était une corvette récente, cinq hommes d’équipage, deux canons, grappins magnétiques, 300 tonnes, flotte privée du BIM.

— Ça va être un massacre, grommela-t-il.

Le Taaroa était invisible pour eux, venant de la direction du soleil, avec sa peinture anti-radar, réservée aux nefs de combat des Etats. Il augmenta la vitesse, visa.

— Allo ! navire inconnu. Stoppez, ou nous ouvrons le feu !

L’Eclair continua sa course vers la planète. Le coup de semonce éclata à un kilomètre en avant de lui.

— Dernier avertissement !

Téraï précisa sa visée, lâcha deux torpilles, attendit. Au dernier moment, le Leeman dut les apercevoir, esquissa une futile manœuvre d’évasion. Il y eut une étincelle aveuglante sur le fond du ciel.

— Voilà. La guerre est commencée. Cinq pauvres types, qui, eux, n’étaient sans doute pas des salauds ! Des familles où le père ne reviendra jamais…

Il jura. L’Eclair touchait maintenant l’atmosphère, ralentissant. Il resta un moment en arrière, surveillant le ciel, puis plongea à son tour.

CHAPITRE V … COMME SE BRISE CETTE LANCE…

Voilà, nous avons fini le déchargement. Vous avez de quoi conquérir la planète. Est-ce là votre but ?

Téraï se retourna, irrité.

— Non. Et mon but…

— Ne me regarde pas.

Téraï haussa les épaules.

— Oh, je puis bien vous le dire. Le BIM est certainement averti de la destruction de leur corvette. Ils ont des gens assez intelligents pour en déduire que je suis revenu, en force. Mon but, c’est de les empêcher de ravager ce monde comme ils en ont ravagé d’autres.

— Et pour cela, vous allez leur faire la guerre. C’est assez joli comme ravages, la guerre, quelquefois.

— La part du feu ! Je sais qu’il y aura des morts, j’en serai peut-être. Mais, devant le conflit entre le BIM et les indigènes, le gouvernement fédéral sera obligé de mettre en vigueur la loi de quarantaine, et pendant dix ans cette planète sera sauve. En dix ans, il peut se passer bien des choses.

— Et pourquoi voulez-vous défendre Eldorado ?

Téraï passa une main lasse sur ses yeux.

— Difficile à expliquer. Parce que je descends en partie de races terrestres colonisées, parce que je ne crois pas que l’homme soit assez sage et assez désintéressé pour pouvoir se poser en guide du cosmos, parce que j’ai des amis ici, parmi les indigènes, parce que le BIM représente ce que je hais le plus au monde… et puis zut, parce que, étant ce que je suis, je ne puis faire autrement ! Vous-même, pourquoi avez-vous quitté la Garde stellaire, capitaine Flandry !

— Tiens, vous savez ?

— Je me renseigne toujours sur ceux que j’emploie. J’ai quelques contacts dans les bureaux, sur Anglia.

— Bah, l’ennui. La Garde stellaire n’est pas ce qu’un vain peuple pense. Peu de pirates spatiaux, ça coûte plus cher que ça ne peut rapporter, il n’y a que dans les romans fantastiques qu’on peut aborder une astronef en vol. Alors, la cartographie, c’est monotone. J’ai demandé à être muté dans le corps d’exploration, on me la refusé, j’ai démissionné. Depuis, j’explore, pour mon compte. Et pour vivre, je trafique légalement, ou illégalement, comme cette fois.

Il resta un moment silencieux.

— Vous me plaisez, Laprade. Je vous crois capable de réussir dans votre entreprise, mais peut-être un peu d’aide serait-elle appréciable. Que diriez-vous si je vous proposais une alliance. Peut-être ai-je moi aussi un compte à régler avec le BIM ?

— Et votre Eclair ?

Mon second est capable de se débrouiller seul pour quelques mois.

— Si nous échouons, vous serez mis hors-la-loi sur Terre.

— Je le suis déjà.

Téraï le regarda longuement.

— Vous m’excuserez si je me méfie, mais j’ai été échaudé, une fois de plus, il y a peu de temps. Qui me dit que vous n’êtes pas un espion d’Henderson ?

Flandry éclata franchement de rire.

— Et j’aurais transporté pour vous tout un chargement d’armes destiné à leur casser la figure ?

— Ce ne serait pas en dessous d’Henderson de risquer gros pour être averti de mes plans. Que lui importent quelques douzaines ou même de centaines de morts ? Non, si vous voulez vous joindre à moi, il faut me donner un motif sérieux de vous accepter.

— Je vous l’ai dit. Un vieux compte à régler…

— Trop vague !

Flandry inspira profondément.

— Soit. Je vais vous le dire, bien que ce soit du mélo le plus effroyable. Vous avez servi de guide à miss Henderson, n’est-ce pas ? En quels termes étiez-vous avec elle ?

— Je les croyais amicaux. Elle m’a joué.

— Peut-être. Vous a-t-elle parlé de sa jeunesse ?

— Oui.

— De son premier amour ?

— Oui.

— Vous en a-t-elle dit de nom ?

— Non.

— Paul était mon frère cadet, Laprade. Un jeune physicien plein d’avenir, selon l’expression consacrée. Un avenir qui fut bref, et se termina dans la ferraille de sa voiture, quittant la route à 180 km à l’heure. J’étais absent, quand cela se produisit, mais j’ai retrouvé la carcasse de son auto chez un ferrailleur, avant qu’elle ne soit refondue. La direction avait été sabotée. Je n’ai pas de preuves, mais je puis facilement imaginer que cette idylle entre Paul Flandry, sans le sou, et Stella Henderson n’était pas du goût de tout le monde. Bien entendu, il n’y a eu qu’un simulacre d’enquête. Encore un jeune fou qui se tue. Comprenez-vous pourquoi je hais le BIM, et son maître ? Et je ne crois pas que miss Henderson voulait trahir, Laprade. Paul était la droiture même, et n’aurait jamais aimé quelqu’un qui ne le fût pas. Elle a probablement été jouée, elle aussi.

— Elle a pu changer. La fortune corrompt.

— Vous-même êtes riche.

— J’ai de l’argent, je n’ai pas de fortune, en ce sens que je m’en moque, que je laisse d’autres la faire fructifier, et qu’avant cette année, je ne dépensais pas le vingtième de mes revenus.

— Vous l’aimez, n’est-ce pas ?

— En quoi cela vous regarde-t-il ?

— En rien, vous avez raison. Acceptez-vous mon offre ?

— Toute aide sincère est la bienvenue, Flandry.


Le soleil dorait la steppe, et, derrière le camp des Ihambés, illuminait les tentes rouges de la deuxième armée de Kéno. Téraï s’étira. Au loin, dans la plaine herbue, les silhouettes noires manœuvraient en ordre dispersé, Kénoïtes et Ihambés mêlés, sous la direction de Flandry.

— Enfin, avait dit celui-ci, je vais utiliser les connaissances, que je croyais parfaitement inutiles, qu’on m’a enfoncées dans la tête à l’école des cadets : progression par bonds sous le feu ennemi, manœuvres d’approche, emplacements de mitrailleuses, etc., etc. !

De sa droite, le vent lui apportait le vacarme de l’école de tir, où s’entraînaient les soldats d’élite. Klon-Sipho, le général kénoïte, s’approcha.

— Bientôt, seigneur Laprade, nous serons prêts.

— Ouais, contre les quelques groupes armés qu’il y a là-bas. S’il s’agissait d’une armée régulière… Nous ferons de notre mieux, et j’espère que nous n’aurons pas besoin de combattre, enfin, pas trop.

Il se leva de sa chaise, se dirigea vers le quartier général. Léo arriva, bondissant, queue fouettant l’air, tomba à ses pieds avec la grâce massive des fauves.

— Oui, je suis revenu, vieux copain ! Non, je ne te quitterai jamais plus, jamais, je te le promets. Tu es tout ce qui me reste.

Ses parents… Laélé… Stella.

Il sursauta. Pourquoi mettait-il Stella au même plan que ses parents ou sa femme ? Elle s’était moquée de lui, l’avait joué, s’était servie de lui contre ce qui lui était cher. Et pourtant, il ne pouvait la haïr. Il la revit, au camp ihambé, sur l’Iruandika, ou pendant cette nuit terrible de Kéno, et surtout pendant la danse des trois Lunes, quand il l’avait tenue dans ses bras, et qu’elle avait répondu à ses baisers…

Il se secoua.

— Allons, je ne vais pas jouer Roméo et Juliette, je suis trop vieux pour ça ! Et rien ne dit que Juliette accepterait.

Pourtant, il ne pouvait se leurrer plus longtemps. Souvent, quand il repassait dans son esprit les événements de ces derniers mois, il lui cherchait obstinément des excuses : elle avait été sans doute sincère, quand elle débarqua sur Eldorado, aveuglée par la propagande du BIM, puis heurtée dans ses préjugés de Terrienne par sa liaison avec Laélé. Et pourtant, maintes fois, il lui avait semblé qu’elle était prête à comprendre, qu’elle aurait pu passer de son côté, s’il avait été un peu plus adroit, un peu moins brutal. Quand elle était partie, elle avait accepté de le revoir, et peut-être… Mais non, tout les séparait, le sang, la race, le milieu social. Au fond, cela valait mieux.

Il était arrivé au champ de tir sans s’en rendre compte. Les officiers instructeurs, trois anciens prospecteurs qu’il avait choisis parmi ceux qui lui étaient les plus fanatiquement dévoués, rendirent compte :

— Ce n’est pas encore parfait, mais ils tirent bien, et connaissent leurs armes à fond. J’espère que tu sais ce que tu fais, Téraï ? Si jamais ils se retournent contre nous… dit le plus vieux, Ned Sommersfield, qui avait été adjudant dans sa jeunesse.

— Aucun danger de ce côté, Ned. Il est sept heures. Sitôt que les troupes en manœuvre seront rentrées, dis à Flandry de réunir les chefs de sections. J’ai à leur parler. Qu’y a-t-il, Léo ?

Le superlion regardait l’Occident d’un air inquiet. Il rugit doucement, de façon rythmée.

— Un avion ? Où ça ? Dispersez-vous !

Il tendit l’oreille, perçut un grondement sourd qui croissait de seconde en seconde, devint rapidement un hurlement d’air déchiré.

— Pas un avion, ça. Une astronef. Mais il faut être fou pour entrer si vite dans l’atmosphère. Fou, ou poursuivi !

Là-haut, à la corne d’un nuage, un point brillant apparut, qui grossit, semblant se précipiter vers le sol. Brutalement naquit en avant de lui l’irisation caractéristique des champs gravito-inertiques.

— Trop tard ! Il va se casser la gueule ! Tout près !

Téraï courait déjà vers le point probable de chute, Flandry sur ses talons. L’astronef prit le sol tangentiellement, laboura la terre qui jaillit en vagues de chaque côté de la proue, s’immobilisa dans un bruit de tôles froissées.

— Un yacht ! On peut dire qu’il choisit bien son moment, cet imbécile !

La coque était cabossée, mais, vers le milieu s’ouvrait une brèche irrégulière aux lèvres fondues, qui n’avait pas été causée par l’atterrissage en catastrophe.

— Torpille thermique, remarqua Flandry. On lui a tiré dessus.

Téraï s’arcboutait, essayant d’ouvrir la porte faussée du sas. Même sa force énorme n’y suffit pas. Il tapa contre la paroi, en morse : « attendez, je vais chercher du secours », colla son oreille à la paroi. Rien. Le silence.

— Ils sont probablement assommés, dit le capitaine. Avez-vous un chalumeau ?

— Dans ma grotte. Roberts, Ned, allez le chercher ! Les autres, fichez-moi le camp, ajouta-t-il en ihambé, s’adressant aux guerriers accourus. Il peut exploser d’un moment à l’autre. Vous aussi, Flandry.

Calmement, ce dernier alluma une cigarette.

— Je reste. Les astronefs, c’est mon métier.

— Si vous voulez. C’est aussi votre peau.

En attendant, ils firent le tour de l’appareil. Près de la proue, là où auraient dû se trouver le nom et le port d’attache, la coque avait été meulée.

— Un pirate ? demanda Téraï.

— M’étonnerait. Pas d’armement. Voici vos hommes avec le chalumeau.

Ils attaquèrent le sas, découpant une ouverture juste assez grande pour passer, et refroidirent les bords à grands seaux d’eau. La porte interne était ouverte et donnait dans une coursive étroite. Ils traversèrent les appartements dévastés par la torpille, et, manœuvrant les portes étanches non coincées, sciant au chalumeau les gonds des autres, parvinrent au poste de pilotage. Il semblait vide, mais, entre le siège et le tableau de bord, sous l’éclairement d’un feu rouge de danger, Téraï entrevit une masse pliée en deux. Il s’approcha, alluma une lampe de poche.

— Stella !

Il essaya de la dégager, le cœur tordu d’anxiété, n’y parvint pas, se força au calme. Le chalumeau !

Il revint, traînant l’appareil, et aidé de Flandry, régla avec minutie la flamme ; et, ayant couvert la jeune fille de sa veste de cuir pour la protéger des projections de métal fondu, attaqua le pied du siège.

— Là, ça y est. Doucement.

Ils tirèrent, brisèrent le pied à moitié sectionné.

— Flandry, aux machines ! Coupez tous les contacts, s’il y en a encore. Ned, aide-moi.

Doucement, pensant aux contusions internes possibles, il allongea Stella sur le sol de métal, l’examina. A part un petit filet de sang coulant des narines, elle semblait intacte. Fracture du crâne, ou simple vaisseau nasal rompu sous le choc ? Roberts entra, suivi de deux Kénoïtes portant une civière.

— Passe ton bras sous les jambes, moi, je soutiens la tête et le dos. Doucement, sacrebleu, ou je te fais bouffer par Léo ! A ma grotte, vite !

Il prit les brancards arrières. Le vent joua dans la chevelure blonde dénouée qui vint lui caresser la main.

— Nom de Dieu de nom de Dieu ! Que venait-elle faire ici ? Et ils lui ont tiré dessus, les salauds !

La tête roulait doucement, pâle, sous la lumière déclinante.,

— Ils lui ont tiré dessus ! La fille de leur grand patron ! Que se passe-t-il donc ? Une révolution ? Et ces andouilles du BUX qui me laissent sans nouvelles, à faire pour eux leur sale boulot !

— Elle vous le dira bientôt, dit Flandry. Je ne crois pas qu’elle soit sérieusement atteinte.

— Je ne sais pas !

Si je vois Stella, je lui dirai que vous l’aimez… Il avait haussé les épaules. Mais maintenant, dans l’ombre de la mort, il voyait clair en lui-même. Oui, il l’aimait, malgré sa trahison. Si elle mourait… Si elle mourait, il irait avec le Taaroa bombarder le BIM sur Terre. Mais pourquoi avaient-ils tiré sur elle ?

— Tlong, tiens la civière pendant que j’ouvre la porte. Allongez-la sur ce lit, doucement. Maintenant, foutez-moi le camp, sauf vous, Flandry.

Il la posa sous l’appareil de radioscopie, examina les membres, un à un, pas de fractures. Pas de fractures non plus à la colonne vertébrale. Cœur battant, il dirigea les rayons sur le crâne, poussa un énorme soupir de soulagement. Pas de fracture là non plus.

— Bon sang, où est cette putain de trousse ?

— Ici, Téraï.

— Vous savez faire une piqûre ? Stimulol 12. Moi, je tremble trop !

Il s’affala sur un tabouret, la tête entre les mains, bouleversé. Un faible gémissement monta, il se précipita. Stella avait ouvert les yeux.

— Oh, que j’ai mal ! Où suis-je ? Oh, Téraï, vous êtes là ! Faites attention, ils veulent vous tuer. Une armée… bientôt ici. Et le café, le café ! Qu’ils n’en boivent pas, surtout ! Oh, j’ai si mal ! Téraï, est-ce que je vais mourir ?

— Non, non, vous n’avez rien ! Ne bougez pas ! Demain, vous serez mieux ! Vous êtes simplement couverte de contusions ! Tenez, prenez ceci, et dormez !

Il souleva doucement sa tête, mit un comprimé entre ses lèvres, approcha le verre d’eau. Elle but longuement, puis, au bout d’un moment, s’endormit.

Il la regarda un long moment, puis fit signe à Flandry de le suivre.

— Ne vous inquiétez pas, dit celui-ci. Dans quelques jours elle ne s’en ressentira plus. Jolie fille. Vous êtes un heureux lascar, Téraï.

— C’est la fille de Henderson, Flandry.

— Et après ? Que veut-elle dire, cependant L’armée qui arrive, je comprends. Mais cette histoire de café…

— Le délire ?

— Elle n’a pas de fièvre. Bah, nous verrons demain.


Téraï se réveilla en sursaut sur son lit de camp, écouta. L’aube se levait, et par la petite fenêtre grillée de la porte blindée, un peu de jour pâle entrait dans la grotte.

— Téraï !

— Je suis là. Comment allez-vous ?

— Mieux. Mais je me sens comme si on m’avait battue à coups de trique !

Elle eut un petit rire, qu’arrêta une grimace de douleur.

— Venez près de moi. Je ne puis parler fort, et il faut que je vous dise quelque chose, d’urgence. J’ai eu des nouvelles de la Terre il y a six jours, sur Klobe. Le BIM va envoyer des troupes et elles seront bientôt ici. Et ils ont un plan diabolique, une fois qu’ils se seront débarrassés de vous.

— Nous avons le temps. Dormez, vous en avez besoin.

— Non, je n’ai plus sommeil. Il faut que je vous dise tout.

— Soit. Parlez.

— Ils ont un plan effroyable, Téraï. Vous aviez raison. Il faut les arrêter à tout prix. Mon père et mon frère ! Comment ont-ils pu en arriver là ? Un génocide ! Et moi, moi qui ai joué leur jeu, comme une imbécile, leur ai servi d’outil contre vous ! Jamais je ne me pardonnerai mon aveuglement ! Enfin, voici ce qu’il en est. Avez-vous entendu parler de l’Hypnon 8 ?

— Oui, un calmant nerveux, n’est-ce pas ?

— C’est ça. Eh bien, un de leurs biologistes a découvert que, chez les Eldoradiens, l’Hypnon 8 non seulement détruit tout esprit d’initiative, mais encore produit une accoutumance, comme la morphine pour nous, et les rend stériles dans 90 % des cas. Ils ont expérimenté sur quelques dizaines d’indigènes qu’ils ont transportés sur Tikhana, au mépris des lois.

— Bon, on pourra comme ça les coincer, et…

— Ils sont tous morts, bien sûr ! Pas de traces !

— Et le BIM pense réussir à intoxiquer toute la population de cette planète ? Cela me paraît difficile. Les indigènes n’ont aucune raison de prendre de l’Hypnon 8.

— Aussi ne leur sera-t-il pas présenté sous cette forme ! Les Eldoradiens raffolent de café, n’est-ce pas ?

— Certes ! C’est même la seule chose qu’on m’ait jamais volée, que ce soit chez les Ihambés ou à Kéno.

— Eh bien ! le BIM, après s’être débarrassé de vous, d’une manière ou d’une autre, annoncera un grand changement de politique, et pour bien marquer sa bienveillance envers les indigènes, distribuera largement du café à tous les points possibles de ce monde. Ils feront ainsi coup double : d’une part, les indigènes, pour se procurer le café additionné de Hypnon 8 seront prêts à toutes les bassesses, d’autre part, la population diminuera considérablement à la suite d’une « épidémie inconnue », laissant le champ libre à l’importation de colons.

— Mais l’opinion publique, sur Terre, ne laissera jamais s’accomplir ce crime !

— Vous êtes naïf, Téraï ! Qui le lui dira ? Qui pourra jamais le prouver ? Le BUX aura assez à faire à ce moment-là à se défendre contre des accusations soigneusement montées, avec preuves à l’appui, fausses, bien sûr ! Et, pour les quelques enquêteurs qui réussiront à venir jusqu’ici, il y aura des sacs d’excellent et pur café.

— Ouais ! Ça pourrait réussir, si je n’avais pas été averti, ou si je disparaissais. Mais comment avez-vous appris tout cela ?

— C’est une longue histoire, que je vais vous résumer, Téraï. Quand je suis venue sur Eldorado, je vous détestais. Vous étiez pour moi l’obstacle au rêve grandiose de mon père, un univers appartenant à l’homme. Par idéalisme vous mettiez des bâtons dans les roues du BIM, qui, lui, travaillait pour le bien-être de tous les Terrestres…

— Vous ne vous êtes jamais demandée s’il travaillait aussi pour le bien-être des habitants des mondes qu’il exploitait ?

— Je le croyais, Téraï. Sur Terre, avec toutes ses fautes, le colonialisme avait en fin de compte profité aux peuples colonisés, les éveillant à la vie moderne, faisant éclater, ne serait-ce que par leur révolte au 20e siècle, des structures périmées…

Téraï eut un sourire ironique.

— Et détruisant sans merci toutes les valeurs qui ne lui étaient pas utiles ! Enfin, passons. Il y a eu en effet quelques bons côtés à la colonisation. Mais je ne me sens le droit d’en convenir que parce que je mêle dans mes veines le sang des colonisés à celui des colonisateurs.

— Je suis donc arrivée sur Eldorado prévenue contre vous. Mon premier contact avec vous n’a pas été pour me faire changer d’avis : brutal, insolent, orgueilleux, vaniteux, cynique et meurtrier…

— Le parfait métis, hein ?

— Laissez-moi achever, Téraï. Et aussi brave jusqu’à la folie, généreux et sensible, créant à votre égard une loyauté extraordinaire bien supérieure à tout ce que peut développer un simple chef de bande. En plus, remarquablement intelligent, et extraordinairement compétent dans votre métier…

— Et vous avez pensé que ces traits favorables venaient de ce que j’avais un quart de sang blanc…

— Taisez-vous ! Vous êtes impossible. Non, je n’ai pas pensé cela. J’ai été déconcertée. Je n’arrivais pas à vous classer dans une catégorie. Puis nous sommes partis chez les Ihambés, et en chemin vous m’avez sauvé plusieurs fois la vie, alors que vous soupçonniez que je venais pour vous nuire.

— Rappelez-vous : le Microraptor ferox. Vous étiez trop jolie pour que je vous laisse périr.

— Petit à petit, j’ai changé d’avis à votre sujet. J’ai essayé de comprendre votre point de vue. J’ai lutté contre la sympathie que vous m’inspiriez de plus en plus. Le tournant décisif a été cette larme cachée que vous avez versée sur la tombe de Gropas. A ce propos, est-ce vous l’anonyme qui a envoyé 30 000 dollars à sa mère pour qu’elle puisse élever ses frères et sœurs ? J’ai longtemps cru que c’était le BIM, mais j’ai eu la preuve du contraire : ils n’ont donné que six mois de salaire !

— Oui, c’est moi. Le pauvre type ne méritait pas de crever comme ça, pour des salauds. Il avait de l’étoffe, ce petit, même s’il me haïssait.

— Puis il y a eu le séjour ici, chez les Ihambés, votre bataille contre le tigre et ce soir de la danse des trois Lunes. Je n’ai plus su que penser. Que vouliez-vous ? Quels étaient vos sentiments à mon égard ? Parfois, je sentais en vous un tel mépris pour moi, et d’autres fois, il me semblait que vous aviez… de l’amitié…

— Je n’en savais trop rien moi-même, Stella.

— Et pendant tout ce temps, j’hésitais. Le BIM, que dirigeait mon père, ne pouvait être ce monstre que vous me décriviez, et d’autre part je sentais votre sincérité, et je rougissais des films que je prenais en cachette, et qui seraient une arme contre vous et ceux que vous protégiez. Et il y avait aussi Laélé…

— N’en parlez pas, Stella, je vous en prie. Ça, vous ne le comprendrez jamais !

— Peut-être… J’étais presque passée de votre côté, quand, à Kintan, je vous ai vu torturer des prisonniers, les faire massacrer !

— Et que vouliez-vous que je fasse d’autre ! Peut-être ai-je eu tort, mais je suis seul, seul contre les ressources infinies du BIM ! Seul contre la Terre, ou presque, puisque le BUX est pratiquement impuissant, et que le gouvernement ne compte guère. Oh, je sais. J’ai commis des fautes de tactique. Je ne suis pas un général, Stella, ni un politicien ! Dans cette guerre sournoise, je ne suis qu’un amateur, qui pare les coups comme il peut, et les porte de la même manière, même si c’est en dessous de la ceinture ! Je ne suis pas un dieu, ni un génie politique ! Je me suis trompé, et peut-être je me trompe encore, maintenant. Si cela est, je le paierai cher, et mes amis aussi, mais je ne vois rien d’autre à faire !

— Quoi qu’il en soit, quand je me suis embarquée pour la Terre, j’étais résolue à poursuivre le plan pour lequel j’étais venue ici sous un déguisement de journaliste. J’avais des documents qui, sans trop les trafiquer, montreraient les indigènes sous un jour défavorable. Cependant, j’userais de toute mon influence auprès de mon père pour que, une fois la charte large accordée, les indigènes soient traités humainement. Et je lui suggérerais de vous mettre en charge de cette planète, pour appliquer notre politique, si vous acceptiez. Sinon, de vous ménager.

— C’est donc pour ça qu’il m’a offert… Au fait, le jour même où vous vous êtes évadée. Mais pourquoi vous séquestraient-ils, puisque vous étiez résolue à les aider ?

— Le hasard seul est responsable, qui, trois jours après mon retour, m’a fait découvrir le coffre secret de mon père, alors en Australie. Là, je trouvai les preuves formelles de son intention de prendre le pouvoir en renversant le gouvernement, les rapports sur les expériences faites sur les Eldoradiens, et le plan concernant leur monde. Bouleversée, je photographiai tout cela, puis le remis en place. Je fus presque surprise par mon frère qui, lui, était au courant. Et j’y ai trouvé aussi une autre chose, la preuve que l’accident qui coûta la vie à Paul, le jeune physicien que j’aimais quand j’avais 19 ans, n’était pas un accident. Mon père avait d’autres intentions pour moi !

— L’univers est petit, Stella. Savez-vous qui a transporté les armes de mes hommes jusqu’ici ? Le frère de Paul, l’ex-capitaine de la Garde stellaire, Dominique Flandry.

— Ex-capitaine ? Il y a deux ans il commandait une flottille !

— Tiens, tiens ! Il m’a dit qu’il avait démissionné il y a cinq ans ! Nous aurons une explication à ce sujet. Les documents, Stella, qu’en avez-vous fait ?

— J’aurais pu les transmettre au gouvernement, mais cela aurait été dangereux. Le BIM a ses hommes, mais j’ignore qui ils sont. Je les ai expédiés sous pli cacheté à une amie de jeunesse qui habite sur Klobo, en lui demandant de les garder jusqu’à ce que je les reprenne. Je les ai pris en venant ici. Ils sont dans le coffre-fort de mon yacht. En bref, ayant ainsi, croyais-je, assuré mes arrières, j’attendis le retour de mon père, et j’ai eu une entrevue avec lui. Elle fut si orageuse qu’il me fit arrêter par sa garde personnelle, et séquestrer.

— Dans l’hôpital ?

— L’hôpital ? Jamais de la vie ! Dans notre maison de campagne, au Colorado. Oh, la prison était dorée ! J’avais des livres, la télévision, tout ce que je pouvais demander, sauf la liberté de sortir ou de communiquer avec l’extérieur. C’est ainsi que j’ai vu à la télé mes films, soigneusement arrangés, c’est ainsi que j’ai su, par un bref flash, que vous étiez arrivé sur Terre. Alors j’ai résolu de m’évader, de vous rejoindre et de vous avertir.

— Et comment avez-vous fait ?

Elle eut un sourire las.

— Oh, le plus vieux truc du monde. J’ai séduit mon gardien !

Son sourire se fit plus franc devant le sursaut de Téraï.

— Cela ne me prit que quatre jours ! Au bout de ce temps, sans méfiance, il s’approcha assez de moi pour que je puisse le rendre inconscient d’un coup de vase à fleurs sur la tête. Une fois en possession des clefs, il ne me fut pas difficile de m’échapper, de courir jusqu’au hangar où dormait mon yacht spatial – j’ai depuis longtemps le brevet de pilote interstellaire – et, comme j’avais appris votre départ, j’ai foncé vers Eldorado, m’arrêtant au passage sur Klobo pour reprendre mes documents. Là, j’ai su que le Parlement mondial venait de voter la charte large par une voix de majorité, deux des opposants les plus résolus ayant eu un léger « accident » la veille du vote, et j’ai su aussi que j’étais recherchée par la police pour « dérangement mental passager ». J’ai commencé à camoufler mon yacht, mais ai dû partir avant d’avoir pu peindre un faux nom et un faux numéro. Arrivant en orbite ici, une corvette m’a arraisonnée, et comme je refusais de me laisser inspecter, a tiré sur moi une torpille thermique. Vous connaissez la suite.

Téraï resta un moment pensif.

— Vous voilà dans une position difficile, Stella. Je vous remercie bien vivement de ce que vous avez fait, qui compense, et au-delà, le mal qu’ont pu faire vos films. Je vais aller chercher les documents dans votre coffre, et essayer de les faire parvenir au BUX. Comment, je n’en sais encore rien. Je pourrais évidemment les apporter moi-même, mais si le BIM a maintenant la charte large, une de leurs flottes est certainement déjà en route pour Eldorado. Je ne puis donc quitter cette planète. Ah, j’y suis. Un croiseur du BUX doit arriver dans quelques jours. Je les remettrai au commandant, qui est un de mes vieux amis. Quelle est la combinaison de votre coffre ?

Elle rougit.

— C’est une serrure vocale. Dites, bien distinctement : Stella et Téraï. Oui, j’avais pensé que personne… Mais je vais vous accompagner.

— Non. Premièrement, vous devez encore vous reposer. Et je ne sais pas si vous seriez en sécurité dehors. Après mon retour de la Terre, j’ai eu la bêtise de dire qui vous étiez. La plupart des Ihambés me feront confiance, quand je leur avouerai que je m’étais trompé à votre sujet, mais d’autres… Eenko, par exemple. Il vous hait d’une haine personnelle, il vous rend responsable de la mort de Laélé…

— Pensez-vous que…

— Eh, je n’en sais rien ! Je crois connaître les Ihambés autant qu’on peut connaître quelqu’un d’une autre espèce intelligente ! Laélé, oui, je la comprenais. Son frère ? Parfois je crois percer sa cuirasse d’impassibilité, d’autres fois… Il n’y a que dans les romans que l’auteur, qui crée ses personnages, a une entrée privée sur leur psychologie. Dans la vie, on ne connaît les gens que de l’extérieur. Votre père, votre frère, vous ont dissimulé leur vraie nature, et vous n’êtes pourtant pas stupide. Attendez moi ici, je vais fermer la porte à clef, et vous serez en sécurité. De toute façon, voici un revolver, gardez-le à portée de votre main.

Eenko l’attendait, assis sur un bloc de rocher, entouré de cinq jeunes guerriers. Il se leva quand Téraï parut, vint vers lui, leva la main, en salut cérémonial.

— On m’a dit que la mauvaise femme était ici, Rossé Moutou.

C’est exact, Eenko Téné. Mais elle n’est pas mauvaise.

— Il faut que le pouvoir des femelles de ta race soit bien grand, homme montagne, pour te faire changer d’avis si vite.

— L’homme sage change d’avis quand il s’aperçoit qu’il s’est trompé, seul le fou s’entête. J’exposerai ce soir au conseil les raisons de ma nouvelle attitude, ainsi que le danger qui nous menace, et dont elle est venue m’avertir, au péril de sa vie !

Eenko eut un mince sourire.

— La mauvaise femme sait toujours trouver les paroles qui changent le blanc en noir, mais bien naïf qui y croit !

— Il y a des preuves, guerrier.

— Des preuves pour toi, qui es de sa race. Que valent ces preuves pour les Ihambés ?

— Je les exposerai, ce soir. Le conseil jugera.

— Chasse cette femme, Rossé Moutou ! Nous avons été frères, souviens-toi. Nous avons suivi longtemps le même chemin, mais maintenant nos pistes risquent de diverger, si tu suis ce rayon de lune ! Il te conduira dans les sentiers des marais, pleins de sables mouvants, où tu t’engloutiras, sans qu’aucune main ne se tende vers toi ! Chasse cette mauvaise femme, ou elle mourra !

— C’est une menace, Eenko ?

— Un avertissement, Rossé Moutou !

Téraï sentit monter en lui la fureur terrible de l’homme qui voit tous ses efforts risquer d’être anéantis par le fanatisme.

— Réfléchis bien à ce que tu dis, Eenko ! Stella est sous ma protection. Qui l’attaque, m’attaque !

— Tu es fou, Rossé Moutou ! Elle t’a ensorcelé par des herbes magiques ! Tu prends le parti de notre ennemie, de celle qui a causé la mort de ta femme, ma sœur ! De celle qui appartient à la race maudite des hommes venus du ciel !

— J’y appartiens également, ne m’en fais pas trop souvenir ! Il est d’autres peuples sur Obala que les Ihambés ! Mais non, je suis sûr que le conseil m’écoutera, et que toi-même, tu comprendras que…

— Jamais ! Puisqu’il en est ainsi, que se brise notre amitié comme se brise cette lance !

Il saisit la frêle hampe, la rompit par le milieu, jeta les morceaux aux pieds de Téraï.

Oko Sakuru ! Par Tinaï, Tan, Antafarouto, moi, Eenko Téné, je déclare tranchés les liens du sang et de la piste !

Téraï se pencha, infiniment triste, ramassa le bout portant la pointe, le piqua dans le sol devant lui.

— Soit. Oko Sakuru ! Que le sang de ceux qui mourront retombe sur ta tête, ô fou qui n’écoute que ta haine ! Une fois la guerre terminée, si nous sommes encore vivants tous les deux, nous combattrons devant les anciens ! Mais, que tes dieux t’étouffent, si tu touches à Stella, je te fais chasser à coups de fouet comme un chien par tous les guerriers ! Maintenant, file, et si je te vois à moins de vingt mètres de cette porte, je lâche Léo sur toi !


Téraï dormait, enroulé dans ses couvertures, devant la porte de la grotte où reposait Stella. Léo gronda doucement. Immédiatement, il fut sur pied, arme à la main.

— Ah, c’est vous, Flandry ? Qu’y a-t-il ?

— Rien, je passais. La nuit est trop belle pour dormir.

Il désigna d’un geste la vallée, sur laquelle les trois Lunes poussaient des ombres mouvantes sur la mer des herbes.

— Puisque vous êtes là, asseyez-vous près de moi. J’ai à vous parler.

— Que s’est-il passé ce soir ? Vous aviez l’air de discuter ferme avec le grand sauvage.

— Il fut mon beau-frère, Flandry, et il est maintenant mon ennemi.

Téraï expliqua.

— Mauvais ça. C’est un chef, je pense.

— Oui, mais cela n’a pas d’importance. C’est une affaire entre lui et moi, qui se réglera plus tard. Pourquoi m’avez-vous menti, Flandry, et quel est votre jeu ?

— Moi, menti ?

— Oui, vous m’avez affirmé avoir quitté la Garde il y a cinq ans, et être hors-la-loi sur Terre, et Stella vous y a vu il y a deux ans, comme commandant de flottille !

Flandry fit la grimace, puis éclata de rire.

— Aï ! J’avais couvert mes traces sur Anglia, et je n’ai pas pensé qu’un Terrien, surtout pas miss Henderson, qui me connaît, arriverait ici ! Soit, bas les masques !

Il fouilla dans sa poche, en tira une carte.

— Voici. Colonel Flandry, Services secrets de la Garde ! Nous aussi, nous nous inquiétons des ambitions du BIM, Téraï. Aussi, depuis deux ans – c’est deux ans en effet, et non cinq – je suis hors-la-loi « pour avoir filé avec la paye de la flottille ». Ce que la Garde ne pouvait faire – démolir de temps en temps un cargo automate du BIM – des pirates pouvaient le faire. A leurs risques et périls, d’ailleurs. Mais j’avoue que j’aime mieux votre plan.

— Et cela vous amuse de jouer au conspirateur ?

— Oui et non. Mais, voyez-vous, Téraï, il y a toujours eu un Flandry dans l’armée ! Un de mes ancêtres a combattu à Crécy – je ne sais plus de quel côté, ma famille ayant oscillé longtemps entre la France et l’Angleterre avant de se fixer en partie au Canada au XIXe siècle. Il y a eu des Flandry dans l’équipage de Jean Bart, et d’autres à Waterloo – chez les Anglais, ce coup-là. Un fut tué à Dunkerque, dans l’armée française, en protégeant le rembarquement d’un Flandry canadien. C’est dans le sang. Et je crois que dans le futur, quand la Terre aura fondé pour de bon son empire galactique, il y aura des Flandry dans l’armée ou la flotte, et je puis même parier que l’un d’entre eux s’appellera Dominique. Nous avons toujours manqué d’imagination pour donner des prénoms à nos rejetons ! Et tous cyniques, bagarreurs, coureurs de jupons, et terriblement sentimentaux. Tout comme vous !

Téraï rit.

— Et votre but, ici et maintenant ?

— Je vous l’ai dit. Vous aider. Que ce soit à titre personnel, pour venger mon frère, ou que ce soit en tant que colonel des Services Secrets, quelle importance cela a-t-il pour vous ? Une question, si vous le permettez. Dans cette guerre, vous ne semblez pas vouloir utiliser votre astronef. Pourquoi ?

— Avec elle, je pourrais évidemment détruire Port-Métal en dix minutes. Mais cela serait considéré sur Terre comme un simple acte de piraterie, et ne prouverait nullement que les indigènes me soutiennent. Je crois qu’il vaut mieux ne pas m’en servir pour le moment. Si les choses tournaient trop mal…

CHAPITRE VI LA DERNIERE BATAILLE

L’armée ondulait sur la savane, Kénoïtes armés de fusils en tête, précédés d’éclaireurs ihambés aux longs arcs ou aux courtes carabines. Derrière, barrissant, les bishtars domestiques de Kéno traînaient les charrettes portant les armes lourdes. Tous les dix chariots, un avait été aménagé en plate-forme de tir antiaérien, hérissé de mitrailleuses, ou de fusées et de leurs commandes de radio-guidage, que maniaient les prospecteurs. Puis, en arrière-garde, le gros des Ihambés, encadrant les wagons de ravitaillement.

Du haut d’une éminence, Téraï, Flandry et Stella, et leurs dix gardes du corps kénoïtes regardaient défiler l’armée.

— Nous allons traverser la savane des Mihos, qui ne nous chercheront certainement pas noise, passer à l’est des monts Tombou, puis rejoindre la vallée du Nianga, qui nous conduit tout droit à Port-Métal. J’aurais préféré vous laisser au camp, Stella, mais je n’ose pas. Eenko a disparu avec une vingtaine de guerriers. C’est la première fois que je vois un Ihambé violer les règles de l’Oko Sakuru ! Je n’aime pas ça ! Quand mes dix mille hommes seront arrivés aux grottes de Boro-Orok je partirai en avant avec seulement un petit groupe, en reconnaissance.

— Mais pourquoi ? N’est-ce pas dangereux ?

— Il faut que je voie si le croiseur du BUX est arrivé. Dans ce cas, tout peut se passer sans effusion de sang. Je conduirai le commandant aux grottes, il pourra voir que nous sommes prêts à engager une guerre réelle, et alors, charte large ou pas, il déclarera la planète en quarantaine, et le BIM ne pourra rien contre l’opinion publique terrestre, qui ne veut plus de guerres coloniales ! Nous serons isolés pour dix ans au maximum. D’ici là, le BUX… enfin, d’ici là bien des choses se passeront.

— Et si le croiseur n’est pas là ?

— Dans ce cas, il faut que je me rende compte moi-même des défenses ennemies. Leurs transports de troupes sont-ils arrivés ou non ? Et puis, j’ai quelques amitiés dans la ville, à l’usine, parmi les techniciens. Cela peut être utile, mais il me faut prendre contact avec eux. Tout cela est improvisé, Stella. Je ne suis pas Napoléon, je vous l’ai déjà dit, et tous mes plans ont été bouleversés ! Je manque désespérément d’un bon service de renseignements. J’ignore ce qui se trame à Port-Métal. Heureusement, ils ne semblent pas mieux renseignés que nous, et ignorent probablement encore que j’ai une armée, et qu’elle est en marche !

— Mais… s’ils vous arrêtent ?

Téraï eut un geste de défi.

— Je n’irai tout de même pas tout seul !


Téraï écarta le rideau de branches, balaya la ville de ses jumelles. Du haut de la colline qui la surplombait, elle s’étalait sous ses regards, normale. Les cheminées de l’usine fumaient, un train passait avec fracas sur le pont de la Nianga, et, dans les rues, des autos roulaient, ni plus ni moins que d’habitude. Mais, sur l’astroport, le Hermann Schwabe, le croiseur du BUX, reposait, à l’écart, tandis que, à l’autre bout, deux gros cargos du BIM débarquaient un flot de matériel et d’hommes.

— J’arrive à temps ! Toi, Roberts, reviens en arrière, et donne l’ordre à l’armée d’investir Port-Métal, sans approcher à moins d’un kilomètre des limites. Mais fais placer deux lance-fusées sur cette colline, pour battre l’astroport. Et pas de blagues, si je donne l’ordre de tirer, ne visez pas le croiseur ! Attends mes ordres près de la batterie. Si tu entends des coups de feu en ville, fais attaquer. Compris ?

— Oui, Téraï. Mais, dis-moi, on ne va pas tirer sur les copains ? Il doit y en avoir au repos, là-bas !

— C’est bien pour ça que j’y vais ! Je les avertirai.

L’homme disparut dans les broussailles.

— Eh bien ! Stella, vous allez attendre ici avec la garde. Je serai de retour dans trois heures, j’espère. Viens, Léo ! En marche, vous autres !

— Téraï !

— Oui ?

— Revenez !

— N’ayez pas peur, Stella. Le croiseur est là, ils n’oseront rien faire.


Il descendit la pente, suivi de dix hommes choisis, cinq prospecteurs, cinq Kénoïtes, traversa la brousse, arriva à la route qui doublait la voie ferrée allant aux passes de Khabar. Une auto les croisa, chargée d’hommes armés qui ne semblèrent pas faire attention à eux.

— Premier signe, dit Téraï, haussant les épaules. As-tu reconnu quelqu’un à bord, John ?

— Il m’a semblé voir le jeune Mac Gwin au volant. Les trois autres, inconnus.

Ils arrivèrent aux maisons périphériques : volets clos, portes fermées, évidemment évacuées.

— Ils ont probablement concentré leur défense autour des usines. Ce qui m’étonne, c’est l’absence de postes de guet. Ah, voilà !

Une silhouette se faufilait derrière des barrières. Léo grogna d’un air interrogateur.

— Non, mon vieux ! Pas encore ! Laisse-le aller, va, nous le retrouverons avec les autres.

Quand ils approchèrent du centre, les rues commencèrent à s’animer : quelques hommes, circulant l’air pressé, des véhicules, des femmes, des enfants jouant dans les petits jardins. Puis, ils tombèrent sur le barrage. Deux camions avaient été placés en chicane et derrière veillaient six ou sept hommes armés de fusils. Téraï s’avança seul.

— Halte !

— Qu’y a-t-il ? Plus le droit d’aller chez soi ?

— Ah, c’est vous, Laprade ? Que venez-vous faire ici ?

Téraï reconnut un contremaître de l’usine.

— Je rentre chez moi, c’est mon droit.

— En armes ?

— Pourquoi pas ? C’est mon habitude.

— La ville est en état de siège !

— Première nouvelle. Pourquoi donc ?

— On craint une attaque de tribus hostiles. Mais vous devez en savoir plus que moi là-dessus.

— Moi ? D’où je viens, tout était calme. Peu m’importe, d’ailleurs, je veux aller chez moi, et vous ne pouvez m’en empêcher, c’est illégal. Vous n’appartenez pas à la police…

— En vertu de l’article 4 de la charte large…

Téraï fit l’innocent.

— Ah, vous avez obtenu la charte large ? Bigre, ça va être ennuyeux ! Raison de plus pour que je rentre chez moi pour faire mes paquets. Allons laissez-nous passer.

Ses hommes s’étaient approchés doucement, armes prêtes.

— Allons, fais pas l’imbécile, Jones, dit l’un d’eux ! Tu ne vas pas te faire casser la figure pour le BIM ? Tout ce que nous voulons, c’est revenir chez nous.

— Et ceux-là, dit l’autre, montrant les Kénoïtes.

— Nos serviteurs ! Ils ont le droit de rester trois jours dans la ville.

— C’est bon, passez.

Le chef du barrage se gratta la tête.

— Dites donc, Laprade. A votre place je n’irais pas trop près de l’usine. Il y a là des postes avec des nouveaux arrivés, qui en veulent à votre peau, m’a-t-on dit. De même dans la direction de l’astroport.

— Merci, Jones. Je m’en souviendrai. Et, à votre place, je cesserais de jouer au petit soldat. C’est dangereux, ça ! Les armes peuvent partir toutes seules, parfois…

Ils s’enfoncèrent dans la ville, se dirigèrent vers l’astroport. Devant les grandes portes, une ligne de soldats en uniforme noir, celui des gardes privés du BIM, barraient la route. Deux mitrailleuses abritées derrière des sacs de sable balayaient la place. Téraï s’arrêta net, se dissimula dans l’embrasure d’une porte, et, de là, jumelles aux yeux, scruta la ligne ennemie. 100 hommes. Debout derrière un des nids de mitrailleuses, un individu de très haute taille, qu’il reconnut : Gorilla Joe. Mais, à la porte d’entrée des passagers comme à celle plus large où passaient les camions, d’autres uniformes s’entrevoyaient, bleus ceux-là, ceux de la Garde spatiale.

— Restez là, vous autres ! Je vais y aller seul. Ils n’ont aucun droit de m’arrêter. Si jamais ça se gâtait, toi, Tom, tu démolis les mitrailleuses avec le lance-grenades. Compris ?

Balayant les protestations d’un geste, il partit. Léo le suivit avec l’allure rasante du lion qui approche de sa proie.

Gorilla Joe vit surgir Téraï, se pencha vers un de ses lieutenants.

— Parfait. L’imbécile vient se jeter dans la gueule du loup ! Laissez-le-moi, je m’en charge.

— Mais, chef, que vont faire les spatiaux ?

— Rien, comme d’habitude. D’ailleurs, il sera trop tard. Et, de toute façon, je suis le chef, je représente Henderson ici,

Négligemment, il s’avança au-devant de Téraï, attendit au milieu de la place.

— Que venez-vous faire ici, Laprade ? Votre rôle est fini, nous avons la charte large, maintenant. Il va falloir débarrasser le parquet, et vite ! Vous, et votre sale lion !

Téraï continua à marcher vers lui, lentement, s’arrêta à deux mètres.

— Charte large ou pas, vous n’avez pas le droit de m’empêcher de parler au commandant du croiseur du BUX qui est là, et vous le savez. Donnez l’ordre à vos hommes de me laisser passer.

— Sinon ?

— Sinon, vous le regretterez. La loi mondiale de novembre 2077 charge tout commandant de la flotte spatiale de faire respecter l’ordre là où il se trouve. Vos transports ne sont pas de taille à lutter contre un navire de guerre,

— Et qui vous dit qu’il prendrait votre défense ?

— Je ne demande rien que mon droit, qui est de présenter à ce commandant mon point de vue et celui de mon parti. Laissez-moi passer.

Un homme vêtu de bleu venait d’apparaître à la porte, se dirigeait vers eux, à grands pas. Téraï reconnut Jack Silver, Gorilla Joe le vit aussi. Il haussa les épaules, feignit l’indifférence.

— Soit. Laissez passer, vous autres !

Les armes prêtes s’abaissèrent. Téraï avança vers l’officier, dépassa Joe. Avec la vitesse d’un éclair, celui-ci tira son revolver de sa ceinture. Trop lentement. Une énorme patte aux griffes acérées s’abattit sur son avant-bras, arrachant d’un seul coup arme et muscles. L’instant d’après, un autre coup lui brisait la nuque.

Il y eut un moment de silence et d’immobilité pendant lequel le destin hésita. Les hommes du BIM regardèrent leur chef à terre, dans une mare de sang qui s’élargissait, coulant de sa tête fracassée, Téraï debout, armes à la main, Léo aplati au sol, prêt à bondir à nouveau, l’officier immobile, pâle, les mains sur ses fulgurateurs. Puis, presque simultanément, une brève rafale de mitrailleuse, et l’explosion sourde de grenades. Téraï se jeta au sol, vit Silver s’effondrer, entendit près de lui un rauquement étouffé, tira sur une ligne d’hommes qui couraient, pourchassés par les rayons blêmes des fulgurateurs. Un tank léger creva les barrières, prit en enfilade les hommes du BIM, tandis qu’un mégaphone hurlait :

— Cessez le feu ! Cessez le feu ou nous tirons !

Le feu cessa.

Téraï se releva. Deux hommes en uniforme bleu soutenaient Silver, blessé aux jambes. Là-bas, en face, une douzaine de formes humaines immobiles jonchaient le sol, à côté de sacs de sable éventrés et de mitrailleuses tordues. Alors, il pensa à Léo.

Il gisait sur le sol, yeux fermés, tête allongée sur les pattes de devant, et une flaque de sang sortait de sous son ventre. Téraï se rua :

— Léo, vieux copain ! Ils t’ont tué !

Il se pencha. Le lion respirait encore, mais, sur son flanc droit, une bande de points rouges marquait l’entrée des balles.

— Léo ! Nom de dieu, ils me le payeront !

Il s’accroupit, passa la main sous la mâchoire. Les grands yeux jaunes s’ouvrirent, pesamment, déjà vitreux, puis se fermèrent à jamais. Téraï reposa doucement la tête, glissa ses doigts dans la rude crinière, en ultime caresse.

— Dors, Léo, vieux copain ! Nous en avons vu ensemble, de belles batailles… Dors en paix, vieux, tu seras vengé. John, Patrick ! Filez à l’armée, donnez l’ordre d’attaquer ! D’ailleurs, ils ont dû entendre les coups de feu, et doivent être déjà en route. J’arrive, rien qu’un petit compte à régler. Passe-moi ta mitraillette !

Là-bas, les spatiaux avaient désarmé les hommes du BIM, les avaient groupés sous la garde de deux soldats. Téraï s’avança vers eux, le meurtre aux yeux.

— Téraï ! Où vas-tu ?

Silver était assis sur une caisse, jambes bandées.

— Régler un compte.

— On ne tire pas sur des hommes désarmés ! D’ailleurs, il y a eu assez de morts aujourd’hui.

— Quand on écrase une vermine, ce n’est pas un crime !

— Tu n’as pas à faire la loi. S’il y a vermine, c’est à moi de l’écraser ! Ne complique pas ma tâche, ne me force pas à te considérer toi aussi comme un ennemi de l’ordre !

— Une menace, Jack ?

— Non, Téraï. Pas de menaces entre nous, tu le sais bien.

— Tu aurais mieux fait d’intervenir plus tôt.

— Eh, que n’es-tu entré en contact avec moi ? Depuis deux jours je cherche à te joindre par radio.

Téraï haussa les épaules.

— J’étais en route ! Ils ont eu la charte large. Tu sais ce qui me reste à faire, si je veux sauver ce monde de leurs griffes. Montrer que cette charte large signifie la guerre !

— Non ! Assez de sang ! D’ici un an, nous serons assez forts pour écraser le BIM, tu le sais.

Ah, on t’a mis au courant du grand plan ? D’ici un an, que restera-t-il d’Eldorado ? Ce que tu ne connais pas, c’est le plan des autres ! Le génocide, tout simplement. Vous arriverez trop tard, comme toujours !

— Qu’en sais-tu ?

— Stella Henderson, la fille du Directeur général, mais oui, me l’a révélé, et prouvé. Elle est là, avec mon armée. Pourrais-tu assurer sa protection, pendant la bataille ?

— Oui, bien sûr. Mais si ce que tu m’as dit est vrai, alors c’est tout de suite que nous pouvons faire révoquer la charte large, et…

Une violente explosion lui coupa la parole. Des gravats jaillirent vers le ciel, devant le tank. Puis, deux gerbes de fumée surgirent dans la direction de l’astroport.

— Voilà ta réponse, Jack ! Va, abrite-toi derrière les règlements ! Eux tirent depuis leurs usines, et moi, moi, je vais combattre avec mon armée ! Je t’enverrai Stella avec une escorte ! Au revoir, Jack, ou adieu, qui sait ! Venez, vous autres !

Stella avait suivi des yeux la haute silhouette de Téraï aussi longtemps qu’elle l’avait pu, puis il avait disparu entre les arbres. Alors avait commencé l’attente.

L’armée était arrivée, éclaireurs en tête, avait établi des batteries près de son poste d’observation. Les Ihambés étaient en bas de la colline, prêts à se ruer à l’assaut de la ville, tandis que les fantassins kénoïtes se déployaient sur les pentes. A la jumelle, tout semblait normal en bas, sauf une ligne d’hommes en avant des portes de l’astroport, entassant des sacs de sable en redoutes. Un géant parmi eux attira son attention, elle reconnut Gorilla Joe, et, dès ce moment, sut qu’une tragédie était inévitable.

— Nous ne pouvons rester là, Téraï va se faire tuer, dit-elle à Laurent, le prospecteur resté avec elle.

Il eut un geste d’impuissance.

— Le chef a dit d’attendre, jusqu’aux premiers coups de feu.

— Mais il risque sa vie !

— Ne le faisons-nous pas tous ?


Des femmes et des enfants arrivèrent de la ville, accompagnés de quelques hommes sans armes : les prospecteurs que les messagers de Téraï avaient pu toucher. Ils donnèrent les nouvelles : les usines avaient été fortifiées, il y avait de l’artillerie, les rues étaient minées.

Alors elle se rongea encore plus, maudit l’insouciance de Téraï, la soif de pouvoir de son père, sa propre conduite.

— S’il meurt… Je ne lui ai même pas dit que je l’aime !


Puis, sur la place, devant l’astroport parut la haute silhouette de Téraï. Elle le vit traverser, son lion sur ses talons, s’arrêter en face de Gorilla Joe. De si loin, même avec ses puissantes jumelles, elle ne put pas suivre les détails du drame, le vit s’aplatir à terre, le crut tué. Quelques secondes plus tard parvint le bruit des détonations. Elle se cacha les yeux de ses mains.

— Il est vivant, mademoiselle ! Il est vivant !

Laurent la secouait.

— C’est fini ! Les spatiaux sont intervenus ! Que devons-nous faire ? Attaquer ?

Elle regarda, essuyant ses larmes.

— Non, attendez ! Si on ne se bat plus, peut-être…

Une détonation lui coupa la parole : un des canons de l’usine venait de tirer.

— Allons, ce n’était qu’une trêve ! Fais comme il a dit. Et descendons vers la ville.

Déjà les canons légers bombardaient le coin de l’astroport où reposaient les transports de troupes du BIM.


Ils se retrouvèrent au coin d’une rue, après une brève et féroce bataille qui avait opposé prospecteurs et Kénoïtes aux défenseurs d’une barricade. Téraï avait sa figure des mauvais jours, dure et fermée.

— Ils ont tué Léo, Stella. J’ai perdu mon meilleur ami ! Il est mort en me défendant, mais je le vengerai, bon Dieu !

— Téraï ?

— Oui ?

Elle parla en français.

— Ne soyez pas trop sauvage ! Certains des hommes qui sont là-bas ne sont pas mauvais ! Ils obéissent à leurs ordres…

Il eut un sourire amer.

— J’essayerai de m’en souvenir. Avant de faire donner l’assaut aux usines, j’enverrai un parlementaire, pour vous faire plaisir. Je vais vous donner une escorte qui vous conduira jusqu’au croiseur, dès que la bataille sera finie de ce côté. Vous y serez en sécurité, et vous pourrez partir avec eux, revenir sur Terre. J’ignore quelle sera la fin de cette aventure, je puis être tué, nous pouvons être vaincus…

— Mais pourquoi continuer, Téraï ! Le commandant du croiseur…

— Va avoir assez à faire à protéger son navire. Il ne peut intervenir pour le moment. Et les gens du BIM n’accepteront pas de trêve !

— Je ne veux pas rentrer sur Terre, Téraï ! Je veux rester avec vous, ici !

— Vous êtes folle ! Eldorado va être mis en quarantaine, coupé de toute civilisation pour dix ans, peut-être !

— Eh, que m’importe ! Je veux rester avec vous, parce que je vous aime !

Il la regarda, frappé de stupeur.

— Qu’avez-vous dit ?

— Ne me forcez pas à le répéter, alors que je ne sais pas si vous…

— Stella !

Il la saisit dans ses bras, la souleva de terre comme un fétu.

— Stella ! Vous resteriez avec moi ? Mais alors, cette bataille, je la gagnerai ! Tous deux, nous conduirons les Eldoradiens sur la voie de la civilisation, la vraie ! Nous ferons de ce monde un paradis, et quand ces imbéciles de Terriens reviendront, nous leur rirons au nez ! Nous deux, Stella, puis nos enfants ! Et ceux des prospecteurs qui resteront avec nous !

Il la reposa brusquement à terre, hurla :

— Iéno ! Patrick ! Aforaté kna ! Attaquez ! Stella, où puis-je vous cacher ? Ma maison, elle a une cave blindée ! Vous y serez en sécurité ! Ne sortez pas surtout avant que je ne vous le fasse dire ! Joseph, conduis miss Henderson chez moi ! Voici la clef. Il y a des armes au râtelier, Stella. A tout à l’heure !

Il la saisit, l’embrassa violemment.

— Dépêchez-vous, il va pleuvoir, vous seriez trempée ! Je vous téléphonerai de temps en temps !

Il disparut au coin de la rue avant qu’elle n’ait pu dire un mot.

La bataille faisait rage depuis cinq heures. Le mur d’enceinte des usines portait de larges brèches, là où les canons de Téraï avaient frappé, mais les défenseurs tenaient bon, et plus d’un cadavre, homme, Kénoïte ou Ihambé gisait dans les rues voisines. Une épaisse colonne de fumée montait d’ateliers en feu, là où s’était déversé le métal en fusion des hauts fourneaux crevés. Du côté de l’astroport, le croiseur planait à faible hauteur au-dessus des carcasses à demi fondues des transports, et le crépuscule, de temps en temps, se trouait du rayon blême des fulgurateurs lourds. Téraï, sur la terrasse qui lui servait de poste de commandement reposa ses jumelles.

— Des renforts à gauche, Ooknu, dit-il à l’officier kénoïte qui était à ses côtés. Notre ligne y est trop mince, à la nuit tombée l’ennemi pourrait faire une sortie et crever notre front. Ah, si seulement j’avais un ou deux tanks ! Qu’y a-t-il ?

Un messager venait d’arriver.

— Le commandant du croiseur voudrait te parler, maître ! Et on a vu Eenko rôder avec quelques-uns de ses suivants dans la ville.

Téraï fronça les sourcils. Que venait faire ici le vindicatif Ihambé ?

— Soit ! dis au commandant que je vais descendre le voir. Envoie une patrouille surveiller Eenko. Mais souviens-toi qu’il m’appartient !


Silver l’attendit au rez-de-chaussée, porté sur une civière par quatre astronautes. Douze hommes l’escortaient, en armes. Il se souleva sur un coude.

— Tu as gagné, Téraï. Je suis obligé de déclarer la quarantaine ! Eldorado est perdu pour le BIM. J’espère qu’il ne sera pas perdu pour la Fédération humaine !

— La Fédération humaine ?

— Ce qui, nous l’espérons, remplacera l’empire, dans quelques années. Peut-être avais-tu raison, peut-être était-il nécessaire qu’un conflit violent éclate. Flandry, que je viens de voir, prétend que c’était indispensable. Je crois en effet que bien des yeux vont s’ouvrir, sur Terre, aux nouvelles d’Eldorado ! Arrête maintenant cette bataille qui devient inutile. La preuve est faite que tu as les indigènes avec toi. Et donne-moi les documents dont tu m’as parlé. Avec eux, peut-être la quarantaine ne devra-t-elle pas durer dix ans !

— Les microfilms originaux sont dans ma grotte, au village ihambé, mais en voici copie. Quant à la Fédération humaine… peut-être. Nous attendrons de voir comment elle va se dessiner. Arrêter la bataille ? Moi, je veux bien, encore faudrait-il que les autres acceptent !

— Ils accepteront si tu leur promets la vie sauve et si je m’en porte garant.

— Soit. Je donne l’ordre de cesser le feu. Au revoir, Jack, et merci !


Il monta au dernier étage où Flandry le rejoignit. Peu à peu, par secteurs, les coups de feu cessèrent. Le soir était maintenant tombé, et les incendies illuminaient le voile bas de fumée qui planait sur la vile.

Phares allumés, drapeau blanc déployé, une voiture portant Silver disparut sous une des portes intactes de l’enceinte.

— Alors, Téraï, victorieux ! Quelle impression cela donne-t-il de changer la destinée d’un monde ? demanda Flandry. Et qu’allez-vous faire maintenant ?

— Beaucoup de lassitude ! Ce que je vais faire ?

Il eut un rire bas, amer.

— Essayer d’éviter les erreurs faites sur Terre, et ce ne sera pas facile. Il y a sur ce monde une énorme quantité de tribus ou d’amorces d’empires, qui n’ont jamais été en contact avec les Terriens, sont jaloux de leur indépendance, se haïssent cordialement, etc. ! Je vais essayer de les unifier, avant que, le progrès technique aidant, leurs guerres ne deviennent trop meurtrières. J’ai heureusement un bon noyau, l’empire de Kéno, fort et pacifique.

— Et vous allez essayer de conquérir le reste du continent, pour commencer ?

— Grand Dieu non ! La vieille méthode chinoise ! l’impérialisme culturel ! Mais j’aurai du mal.

Il soupira.

— Ce n’est pas dix ans de quarantaine, qu’il faudrait, mais deux ou trois cents ans ! Si seulement on voulait nous laisser tranquilles ! Mais à peine la quarantaine finie… Enfin, nous verrons. Et vous, qu’allez-vous faire ?

— Réintégrer la Garde stellaire, je suppose. Pas passionnant, mais c’est le seul jeu en ville, comme disent les Américains. Je viendrai vous voir de temps en temps, et si vous avez besoin d’un coup de main…

— Je m’en souviendrai. Je vais téléphoner à Stella, maintenant, lui apprendre la bonne nouvelle. Voulez-vous vous occuper de faire rétablir l’éclairage des rues, je vous prie ?

Il essaya d’avoir la communication, mais à l’autre bout l’appareil sonnait dans le vide. Fou d’inquiétude, il se rua au-dehors, courut vers sa maison, sous la pluie.

Stella avait attendu, impatiente, dans la cave blindée. Joseph, le garde que Téraï lui avait donné, se tenait à l’entrée, et de temps en temps lui communiquait les nouvelles qu’il avait de la bataille, au hasard d’un combattant passant dans la rue. Poliment, mais fermement, il l’avait empêchée de sortir.

— Attendez ici, miss. C’est trop dangereux là-haut, et s’il vous arrivait quelque chose, Téraï m’écorcherait vif ! Les obus tombent tout autour !

Deux fois, Téraï lui avait téléphoné quelques brefs mots d’espoir. Puis pendant plusieurs heures, le silence. Elle s’impatienta, essaya de le joindre, en vain. Il n’était plus au même endroit, et la personne de garde au téléphone ignorait où il était. Elle prit des livres, les feuilleta sans arriver à les lire. Une explosion plus violente secoua la maison, et elle entendit au-dessus d’elle un bruit d’effondrement. Elle se précipita dans l’escalier, appelant Joseph. Nul ne répondit.

L’obus avait frappé le premier étage, et des gravats encombraient le couloir. Sur le pas de la porte, Joseph gisait, la tête fracassée par un éclat. Elle hésita un moment, écouta : tout était calme, les coups de feu avaient cessé. Elle redescendit, essaya encore une fois de joindre Téraï au téléphone. Il n’y avait plus personne à l’autre bout du fil. Alors, trop inquiète pour réfléchir, elle prit un pistolet mitrailleur au râtelier d’armes, vérifia le chargeur, et sortit.

Le choc la rejeta en arrière. Elle pencha la tête vers la douleur qui montait de sa poitrine, regarda sans comprendre la longue hampe de la flèche qui sortait de sous son sein gauche, croula à terre. Elle eut le temps d’entrevoir la face ricanante d’Eenko penchée sur elle, puis sombra dans la nuit.


C’est ainsi que Téraï la trouva quelques minutes plus tard, pliée en deux sur le pas de la porte, la face tournée vers le ciel. Quelques gouttes de pluie coulaient lentement sur ses joues, comme des larmes.

EPILOGUE

L’armée revenait vers le pays ihambé, longue file d’hommes et de véhicules sur lesquels étaient entassés les armes, le butin, les femmes et les enfants des prospecteurs, des ouvriers et des quelques ingénieurs qui avaient choisi de rester sur Eldorado pendant la quarantaine. Le convoi ondulait comme une immense chenille entre les bosquets, parfois caché par les hautes herbes de la steppe, chenille d’où émergeait deçà, delà, la haute silhouette d’un bishtar de bât, grommelant dans ses trompes. Téraï marchait en tête, sans rien voir, dans un silence rompu seulement, quand il était nécessaire, par des ordres brutaux. Il marchait, intérieurement immobile depuis qu’ils avaient couché Stella dans son cercueil d’or, au sommet de la colline dominant Port-Métal, près de la tombe de Léo. Pendant des jours, hommes et bulldozers avaient travaillé, portant des pierres, poussant la terre, et maintenant ils gisaient tous deux sous un tumulus immense, plus haut qu’aucun de ceux que, dans la nuit des temps oubliés de la Terre, les tribus barbares avaient accumulés sur leurs chefs morts.

Il marchait, sourd à tout ce qui l’entourait. Silver et Flandry étaient venus le voir, lui avaient parlé, il ne se souvenait plus de quoi. La quarantaine était déclarée, le BIM avait perdu la guerre… Peu lui importait. Même l’esprit de vengeance était assoupi en lui pour le moment. Rien ne pressait. Plus tard, quand la force lui serait revenue, il traquerait Eenko et ses guerriers, plus tard. Ils s’étaient mis hors-la-loi en rompant les conventions de l’Oko Sakuru, ils ne trouveraient aide nulle part à la surface de ce monde, repoussés comme des chiens par leurs semblables, jusqu’à ce que lui, Téraï, les rejoigne et tue. Il marchait. La douleur était en lui, sourde, abrutissante. Plus tard, il pourrait peut-être pleurer. Plus tard, il pourrait haïr, faire des plans, prendre en charge l’avenir de ce monde qu’il détestait désormais, mais qu’il ne se sentait pas le droit d’abandonner. Plus tard il pourrait revivre, peut-être même rire.

L’armée traversa une forêt, puis la savane. Sous le ciel lourd de l’automne finissant, couvée de nuages que harcelait le vent, elle s’étendait à l’infini, rousse et belle. Les nues accouraient de l’horizon, s’abattaient en pluie. Il ne les voyait pas, ne sentait pas les gouttes lui cingler le visage. Il marchait.

Laélé… Léo… Stella… Que lui importait le reste ? Laélé, fille sauvage d’un monde étranger, qui avait été pour lui la douceur de la vie. Léo, le compagnon incorruptible et sûr. Stella enfin, trop tard trouvée, et si vite perdue, Stella, qui était de sa race, et qui aurait été la mère de ses enfants. Tous perdus, broyés dans la tempête qu’il avait déchaînée… Avait-il eu tort ? Eldorado valait-il qu’on paye ce prix ? Il ne savait plus. Il ressassait ses fautes, ses erreurs de tactique. Il aurait dû faire mieux garder Stella, ne pas sous-estimer la haine fanatique d’Eenko. Il aurait dû… A quoi bon ! Ce qui était fait était fait, il supportait la pénalité de s’être dressé seul contre une planète, d’avoir cru qu’il était de taille à sauver un monde. Et maintenant il était seul parmi ses compagnons qui l’entouraient, muets, à moitié par respect pour sa douleur, à moitié par peur de ses colères meurtrières. Seul. Il le serait jusqu’à sa mort. Seul, sans Laélé, sans Léo, sans Stella. Sans Eenko, aussi. Il se retourna. L’armée avançait à la débandade, un canon manquait, embourbé sans doute au passage d’un gué. Il rugit. Les rangs se serrèrent, les traînards pressèrent le pas. Il haussa les épaules, retomba dans sa torpeur.


Un soir, au campement, il eut un choc. L’armée s’était arrêtée par hasard au point même où ils avaient abandonné leurs bagages avant de fuir devant les Umburus. Eparpillés par les pieds des troupeaux, souillés par les pluies, déjà à moitié pourris, quelques vêtements de Stella jonchaient le sol. Il se pencha, les ramassa pieusement, fit allumer un grand feu et les brûla. Et il lui sembla que quelque chose se déchirait en lui, qu’il enterrait une seconde fois Stella, et son passé.


Les jours coulèrent. La douleur, toujours présente, s’assourdit peu à peu. Il reprit lentement contact avec le monde. Et, quand ils arrivèrent aux bords de l’Iruandika, pendant qu’on rassemblait les bateaux qui les emporteraient vers Kintan, il remarqua une jeune fille aux lourdes tresses blondes qui lavait son linge dans la rivière.

— Comment t’appelles-tu ?

— Sigrid Nielsen, monsieur Laprade,

— Mariée ?

— Non.

— Bon. Tu seras ma femme. J’ai besoin de fils. Mais je ne t’aime pas, ne crois pas que je t’aimerai jamais !

Le père, vieux prospecteur, voulut protester, plia devant le regard du géant, puis haussa les épaules. Après tout, sa fille ne serait pas malheureuse avec Téraï. Et le temps arrange bien des choses…


Téraï s’embarqua le dernier, resta debout à la poupe de la barque. L’Iruandika riait de toutes ses vagues, après la pluie. Et, dans le ciel lavé, au-dessus du pays ihambé, un arc-en-ciel déployait ses couleurs. Farouchement, il voulut y voir un présage.


FIN

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